Tombeau de Merlin
ou
Jean Markale, poète de la celtitude

Au moment où ce livre paraît, son auteur n’est plus. Jean Markale est mort le 23 novembre 2008. Il était né le 23 mai 1928. Il s’est usé à la tâche et s’est éteint de fatigue. Quand on m’avait suggéré voici trois mois de préfacer L’Homme lesbien, j’avais vivement réagi : « On ne préface pas Markale ! » Mais la mort décide. Il est juste de rendre hommage à un homme « de belle venue » au moment d’éditer le dernier des cent trois livres qu’il a publiés.

J’ai commencé à songer à ces lignes quand Jean Markale a lâché le stylo pour entrer en agonie. Il m’a communiqué un peu du souffle qui lui restait et je tâche, émue, de l’amplifier. Je me sens portée par lui. Il m’inspire. Qui sait si je ne dois voir là un de ces intersignes auxquels Jean Markale était si attaché et dont nous avons souvent parlé ? Il y va peut-être du merveilleux. Mon vieil ami le croirait, je suis tentée de le croire aussi.

C’est une bibliothèque que la mort vient d’engloutir. Je dis cela naturellement, et aussitôt j’ai envie de corriger : c’est Merlin que le Val sans retour vient d’engloutir. Jean Markale était un homme d’une érudition colossale, d’une rare culture et un « horrible travailleur ». C’était un poète – avant tout. C’est en poète qu’il a sans relâche, soixante ans durant, analysé la civilisation celtique fondatrice, selon lui, de l’Europe occidentale. Il a labouré le champ de la celtitude, initiant un large public à un savoir jusqu’alors réservé à une petite élite de chercheurs. Ses livres ont été traduits en vingt-cinq langues dont des langues asiatiques, le cycle du Graal étant particulièrement apprécié en Corée.

Je connaissais Jean Markale depuis 1990. Le goût pour la Celtie nous avait réunis et nous étions devenus des amis proches. Je venais faire de longs séjours dans ma maison de Carnac ; il habitait tout près, à l’orée de la forêt de Brocéliande (dite aujourd’hui de Paimpont). Il venait me voir et j’allais le voir. Nous aimions la solitude et les saisons que l’on dit basses. Nous arpentions les bois ou la plage – déserte en hiver. Je l’invitais au coin du feu. Sers-moi un whisky, Yuna. Il s’enfonçait dans un fauteuil, sortait d’une sacoche une cartouche de Gauloises qu’il allumait l’une à l’autre. Je disais trois mots qui le branchaient sur sa passion. Alors son regard filait au loin, il passait tout entier dans son monde. Très vite le cendrier était rempli et la bouteille se vidait. Si le temps était clément, nous nous installions sur la terrasse ; il me parlait du jardin potager qu’il avait autrefois cultivé avec bonheur, se levait, et je le regardais marcher pensif dans les allées, occupé à quelque livre en train de s’écrire dans la tête. Dans la cuisine nous mangions des huîtres – « des plates, au goût de noisette, Yuna ! » – tandis que Merlin et Viviane s’invitaient à table. Baignant dans la fumée bleue, ils étaient tous là, les héros de légendes celtiques et médiévales, ils évoluaient comme chez eux avec leurs noms souvent écorchés que Markale prononçait bellement. Il rendait présents des absents grâce à ses talents de conteur et de comédien. Il racontait jusqu’à ce qu’éblouie par le savoir, happée par son univers de magicien, je demande grâce au virtuose et le prie de redescendre sur terre. Au vrai, il construisait sa pensée en parlant. Il racontait et déduisait ; c’était un conteur-penseur. Le souci de Jean Markale fut de sonder les rapports entre la réalité qui fonde les légendes et les mythes qu’elles véhiculent. Bien entendu, il me parlait aussi de lui.

Jean Markale a grandi dans la forêt enchantée de Brocéliande, berceau du mythe des chevaliers de la Table ronde, auprès d’une grand-mère qui l’a nourri des légendes celtiques. Il a fait ses études à Paris, formé par un jeune professeur passionné de poésie moderne et de littérature médiévale, Jean Hani, qui l’a initié au cycle arthurien. Devenu professeur de Lettres, il a quitté l’enseignement pour se consacrer à sa passion. Pendant des années alors, il a fréquenté les bibliothèques, étudié livres, manuscrits, acquérant un savoir vertigineux.

Jacques Bertrand de son vrai nom, Jean Markale avait emprunté son nom de plume au roi Mark, oncle de Tristan, parce qu’il avait une immense estime pour le roi d’Irlande (Marc’h en breton veut dire cheval et kalloc’h, entier), tandis qu’il méprisait Tristan en qui il voyait un jeune benêt. À force de fréquenter les héros de légendes, Jean Markale était devenu lui-même un personnage du Graal. Il s’identifiait volontiers aussi à Merlin. Cependant on a pu voir tour à tour en lui tous les personnages du cycle arthurien dont Lancelot et surtout Gauvain, le chevalier amoureux de la féminité, pour lequel il avait un faible, mais aussi Viviane et Morgane. Il évoluait parmi les chevaliers, les sorciers et les fées comme s’ils étaient des voisins en chair et en os, les aimait, se fâchait, les grondait, leur pardonnait, tissait des liens inattendus entre eux, ainsi qu’entre eux et nous. Intéressé par l’ésotérisme aussi, il jonglait avec les histoires, les sociétés secrètes médiévales, les combinait, rapportant tel mythe à tel autre, éclairant le monde contemporain à cette lumière. Cela, au point que tout le reste donnait parfois l’impression de servir à nourrir cette famille sinon réelle, surréelle.

Obsédé par la mémoire ancestrale qui loge au-dessous du seuil de la conscience, Jean Markale a étudié longuement les mythes des cités englouties, avec l’idée que la ville d’Ys est en nous, et non sous la mer. Il recherchait les endroits traversés par des courants telluriques, portés par des forces magiques – endroits où l’humain, au cours des millénaires, a insufflé de l’esprit à la matière. Je le revois appuyé à un menhir, me disant combien dans ce symbole phallique qui représente la poussée de la terre vers le ciel il sentait vibrer ces points de rencontre entre le visible et l’invisible. L’érotisme était pareillement pour lui le haut lieu de la « déchirure absolue » où se rencontrent, sans voile aucun, le masculin et le féminin. Jean Markale a écrit sur le chamanisme. Le barde, héritier de Taliesin, était lui-même une sorte de chamane. Soucieux de l’interpénétration de mondes opposés, médiateur expliquant l’un par l’autre, il donnait du sens à chacun au fil de jugements toujours nuancés. Il me disait un jour : « Plus je sais, moins je sais ».

C’est que Jean Markale était un artiste. Il se définissait comme tel. D’une sensibilité aussi aiguë que délicate, il percevait en tout les moindres nuances. Toujours sur le qui-vive, guettant partout le merveilleux. Son allure singulière attirait les regards. Grand, mince, toujours habillé de noir. Les mains longues et fines. Il portait autour du cou un triskell en argent et son visage à l’ovale très sculpté était auréolé de cheveux longs et blancs : – la chevelure et le collier sont les symboles de la divinité. Il n’ignorait pas la politique et sa violence, rappelant que les dieux, parce que tels, sont politiques aussi ; mais il préférait la musique qu’au long du jour il écoutait dans son antre tapissé de livres. Il connaissait Wagner par cœur et je ne n’écoute jamais Parsifal sans entendre, comme en contrepoint, la sombre voix de Markale. Schubert l’émouvait beaucoup aussi, – le reposait des Walkyries.

Le livre intitulé La Femme celte a été son livre fondateur et la Bible de nombre de Bretonnes. Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi. » Jean Markale disait : « La femme celte, c’est moi. » Il avait fait chair en lui de la femme celte. « Il y a une distinction féminine en vous », avais-je dit spontanément la première fois que je l’ai vu. Et avec le temps, il avait pris l’allure non seulement d’un sorcier, d’une étonnante et vieille sorcière racée. Du reste il aimait travailler vêtu d’une robe ample. On songeait à quelque créature androgyne, sans âge parce que venue du fond des âges, habitant le monde des métamorphoses qu’est la Celtie. Jean Markale n’a pas eu d’enfants parce qu’il ne se sentait pas capable de soustraire à son labeur le temps nécessaire à l’éducation d’une progéniture ; il a subordonné son existence à sa passion. En revanche, il a longtemps vécu entouré de chats – abandonnés et recueillis. Maurice Blanchot m’a écrit un jour que l’on ne choisit pas un chat, c’est lui qui vous choisit. Jean Markale a été choisi par neuf chats. Il fut un temps où les neuf évoluaient en même temps dans la petite maison au fond des bois. Univers feutré où Jean Markale travaillait sans relâche au sein d’une nappe de fourrure mouvante, silencieuse ou ronronnante, qui lui parlait d’un monde de mystères et de prodiges.

Markale aimait souligner que la Celtie dépasse infiniment la Bretagne. Outre que les Celtes se sont répandus dans toute l’Europe et qu’il a écrit des livres sur les Cathares, les Celto-Ligures, les Templiers…, la Celtie était d’abord pour l’écrivain un espace mental qu’il définissait par l’ouverture et la métamorphose. Parce que sa douce agonie a duré plusieurs jours, je ne puis m’empêcher de penser que, les yeux clos mais ouverts sur une vision – les yeux clos, disait-il, expriment un regard intérieur –, Jean Markale se sera vu aborder le nemeton ou clairière sacrée des Celtes ; qu’il aura sinon apprécié, tenté d’apprécier l’interpénétration de la vie et de la mort ; qu’il aura sinon saisi, tenté de saisir le passage d’un monde à l’autre et ce moment magique où le jour et la nuit se rencontrent ; qu’il aura appréhendé l’intervalle sacré qui fut l’objet de sa passion ; et que le frère de Perceval aura touché quasi du doigt enfin le Graal cherché et entrevu sa vie durant. « La porte est en dedans », dit une inscription au-dessus de la porte de la petite église qu’il affectionnait au cœur de Brocéliande.

Mi-Breton, mi-Irlandais, Jean Markale disait aimer, pour leur tendresse et leur gentillesse, les Irlandais plus encore que les Bretons ; il rappelait avec malice le nombre de prix Nobel chez les Irlandais et se sentait proche de Synge et de Yeats. Il goûtait chez Hugo et Shakespeare le « désenchantement préhistorique » lié à l’énergie « positivante » des vagues de lamentation. Préférant l’épaisseur et l’humanité du roi Lear à la maigreur et à l’inhumanité du Dépeupleur, il avait horreur de Beckett dont le minimalisme lui paraissait exagérément réducteur et noircissant. Il adorait Joyce, au contraire, dont l’écriture foisonnante, haute en couleurs, faite de rajouts, d’éclats, renvoyait au lecteur une lumière fabuleuse. C’est qu’attaché au merveilleux, Jean Markale voyait en Joyce un surréaliste, un écrivain capable d’amener le surréel à damer le pion au réel au sein même de la réalité la plus triviale. Le surréalisme était, selon lui, d’origine celtique ; il aimait du reste souligner que c’est à l’initiative des surréalistes que l’on s’est intéressé en France aux richesses intellectuelles et artistiques autres que latines et grecques, la tradition celtique étant jusqu’alors occultée par une indifférence séculaire.

Ce qui animait Jean Markale : la sympathie entre l’homme et le cosmos. L’horreur, enchanteresse malgré tout. Le rêve, capable de s’incarner. Le vrai et le faux qui se confondent dans une réalité seconde. La jubilation dans la mélancolie. Le souci du gracieux dans la détresse. Aran, île fortunée, contre vents et marées. Le rire celtique. La générosité. Les couleurs. Les images : le symbolisme, c’est-à-dire l’insolite dans l’accoutumé. Bref, une tonalité mythologique qui s’oppose au nihilisme.

Jean Markale était un homme de la forêt, non de la mer. Nous avons passé des heures à défendre chacun ses amours (j’aime la mer, plus que la forêt qui m’inquiète, et j’aime Beckett). Je l’écoutais dire combien la forêt est une réserve de mystères et de merveilles et combien les Bretons ont depuis la nuit des temps un contentieux avec la mer : avec l’armor – avec la mort. Il évoquait les chevaliers du Graal lançant, pour vaincre la mortelle ennemie, leur javelot dans la mer.

Jean Markale n’a pas été le premier à travailler sur la mémoire des Celtes et à fouiller leur mythologie, mais le premier, il a donné une vie organique à la celtitude. Il a fait une synthèse vivante de récits multiples et souvent contradictoires. Il n’avait guère de goût pour la sècheresse de travaux universitaires ; des chercheurs lui ont du reste parfois reproché son lyrisme et une interprétation fantaisiste de l’épopée celtique et de la tradition médiévale. C’est qu’un poète va au-delà d’une lecture rationaliste du monde, et un homme hors normes tel que Jean Markale ne peut être jugé selon les critères coutumiers d’une société dite raisonnable. Il n’avait guère plus de goût pour le folklore, ne voyant qu’imposture chez ceux qui se parent aujourd’hui de l’allure druidique. C’est la spiritualité qui le passionnait.

On peut dire, en reprenant la notion définie par Pascal Quignard, que ce qui retenait l’attention du poète-philosophe, c’est moins le passé que le jadis, c’est-à-dire la réserve d’avenir qu’il y a dans le passé des Celtes et leur mythologie.

Cela m’amène, reprenant une conversation que nous avions eue, à dire que, tout athée qu’il fût, il n’était pas étranger à la vision teilhardienne de l’existence. Jean Markale aimait dire que les êtres humains, par leurs actions, leurs réflexions, leur art, contribuent à la spiritualisation du monde, que là est l’enjeu suprême de la quête intérieure ainsi que la chance du monde.

 

Il y a moins d’un an, nous évoquions, dans son paisible jardin ensoleillé, ses livres sur l’amour courtois et la femme celte. Il était assis dans un fauteuil rembourré de coussins, j’étais allongée sur l’herbe. Il redisait l’importance à ses yeux de la délicatesse dans la relation amoureuse. Comme me venait à l’esprit le propos d’un autre ami : « Je suis une lesbienne », j’avais suggéré à Jean Markale d’analyser le concept d’homme lesbien dans un livre. Il était déjà fatigué, mais l’idée lui avait plu – puisque la sexualité relevait pour lui du mystère. Il a écrit le texte qui suit au cours de l’été 2008.

L’homme lesbien. Drôle d’expression. Un oxymore. Jean Markale nous démontre que les termes ne sont pas contradictoires en reprenant dans cet essai son investigation des liens qui unissent l’homme et la femme. L’écrivain remonte aux origines de la civilisation et fait l’histoire de cette « déviance » pour nous signifier qu’elle n’en est pas une, évoquant des lesbiens fameux, tels Abélard et l’abbé de Choisy ; des hommes qu’on ne s’attendait pas à voir révéler sous ce jour, tels Wagner, Parsifal, Éluard, Dali, D.H. Lawrence, J. Cowper Powys ; des hommes qui furent lesbiens avec certaines femmes seulement, tels Rousseau et Baudelaire. L’auteur évoque encore l’amour courtois : la fine amor des troubadours, ainsi que les « saphiens » de Charles Fourier.

Mais qu’est-ce que l’homme lesbien ? « On ne naît pas lesbien, on le devient », écrit Jean Markale. Il analyse finement le comportement et les motivations d’un homme qui n’est ni homosexuel, ni transsexuel, ni androgyne et qui est le contraire du machiste, du sexiste, du sadique. L’homme lesbien porte en lui une douceur qui le rend extrêmement sensible aux qualités de la femme. Sa relation à elle exclut la domination et la jalousie, se fondant sur la fraternité plus que sur la complémentarité. L’homme lesbien est un homme tribade, c’est-à-dire frotteur, caresseur : il se frotte à la femme, moins soucieux de la « foutre » que de la caresser, vénérant une beauté intérieure autant qu’extérieure. Leurs jeux érotiques raffinés sont le fait de partenaires dont la relation repose sur un échange physique et affectif dénué d’agressivité comme de violence. Relation bienveillante et délicate où la sensualité l’emporte sur la sexualité. Ainsi la femme est-elle pour l’homme lesbien une merveilleuse complice qu’il aime dans sa différence, mais en égale. Jean Markale se plaisait à songer que l’homme lesbien peut être une chance pour la société de demain en ce qu’il ouvre la voie à une relation équilibrée entre l’homme et la femme.

 

Avec L’homme lesbien paraît le cent troisième livre de Jean Markale – chiffre qui témoigne d’une rare inspiration et d’un admirable labeur. Il venait de commencer un ouvrage sur la civilisation du sel, me disait que le sel signifie la mémoire et qu’en posant, lors du baptême, un grain de sel sur le front du nouveau-né, c’est la mémoire de ses ancêtres que le prêtre lui instille. Le sel c’est la femme, avait-il ajouté. C’est une des dernières choses qu’il m’ait dites. Jean Markale aussi, mi-ange, mi-diable, porte-mémoire, était – et demeure – sel de la terre.

 

Claire Fourier

Paris, le 25 novembre 2008

L'homme lesbien : Précédé de Tombeau de Merlin ou Jean Markale, poète de la celtitude
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