10
Le Fier Baiser
Merlin avait rejoint le roi Arthur à Kaerlion sur Wysg. Il y avait grande assemblée dans la forteresse, et de nombreux compagnons de la Table Ronde s’y étaient rendus pour raconter les événements dont ils avaient été les témoins ou les héros. Après avoir entendu les bardes et les musiciens, on passa à table et Kaï fit crier l’eau. Les compagnons se lavèrent les mains, puis s’assirent chacun à sa place. Bedwyr prit la coupe d’or que le roi avait coutume de porter à ses lèvres en hommage à ses barons et la tendit à Arthur, pendant que Kaï faisait assurer le service des mets. C’est alors qu’un jeune homme pénétra dans la salle sur son destrier. Il portait un bouclier d’azur à lion d’hermine. Il s’avança vers le roi, le salua ainsi que tous ceux qui l’entouraient et parla ainsi : « Arthur, je suis venu à ta cour, persuadé que tu voudras bien m’octroyer le don que je vais te demander. – Qu’il en soit ainsi, répondit Arthur. Quel est le don que tu voudrais te voir accorder ? – Je te le dirai en temps utile », répondit l’inconnu.
Les valets vinrent le désarmer. Gauvain lui apporta un manteau de prix et lui fit prendre place à la table. « Ce jeune homme me paraît digne d’être parmi nous, dit le roi à Bedwyr. Va donc lui demander son nom. » Bedwyr fit ce que le roi lui avait commandé. « Seigneur, répondit le jeune homme, je ne saurais répondre à ta question. Ma mère m’appelait « Beau Fils », et je n’ai jamais connu mon père. » Bedwyr retourna auprès du roi. « Alors, qui est-il ? » demanda Arthur. Bedwyr lui rapporta les paroles du jeune homme. « S’il en est ainsi, reprit le roi, et puisque la nature lui a donné la beauté en partage, il s’appellera le Bel Inconnu. Que tous mes barons le sachent et soient accueillants avec lui !
Ils en étaient au milieu du repas quand une jeune fille apparut dans la salle. Elle était assise sur un palefroi magnifique, couvert d’un drap de soie, avec un frein et des étriers en or. Elle avait un corps avenant, revêtu d’une robe en étoffe très fine, des cheveux blonds cerclés d’or et de pierres de grande valeur, des yeux gris et un visage souriant comme un sourire de printemps. Un nain tenait son cheval par la bride, un nain courtois et bien appris, de corps gracieux, qui portait un vêtement de fourrure écarlate fait à sa mesure, et avait un fouet de cuir à la main.
La jeune fille s’en alla directement vers le roi. Elle le salua simplement et fit de même pour ses compagnons. Le roi lui rendit son salut et lui demanda quelle était la raison de sa visite.
« Roi Arthur ! répondit-elle, je suis venue ici pour demander ton aide et celle de tes compagnons. Mais ce n’est pas pour moi que je requiers cette assistance, c’est pour ma dame, la fille du roi de Galles, qui se trouve dans une situation désespérée. Elle a besoin d’un chevalier hardi qui lui prêtera secours dans sa grande détresse. Je t’en prie, roi Arthur, pour l’amour de Dieu, envoie donc vers elle le meilleur compagnon que tu aies. Il en tirera grand honneur, je puis te le promettre, celui qui sera assez audacieux pour l’arracher à l’épreuve terrible qu’elle subit, celui qui osera donner le fier baiser. Mais il est nécessaire que cet homme soit un chevalier accompli. Moi, je ne suis que la suivante de ma dame, et l’on me nomme Hélie. J’attends que tu me désignes celui qui m’accompagnera vers le pays de ma dame. »
Le roi promena ses regards sur l’assemblée, dans le plus profond silence. Il attendait que l’un de ses compagnons sollicitât l’honneur de suivre la jeune fille. Mais tous se taisaient : aucun d’eux n’avait le désir de tenter cette aventure qui leur paraissait trop mystérieuse et trop secrète pour avoir l’espoir d’y mettre un terme. C’est alors que le Bel Inconnu se leva. Il s’avança vers le roi et lui dit : « Seigneur roi, tu m’as promis un don. Le voici : c’est moi qui irai secourir la fille du roi de Galles. – Que me demandes-tu là ? répliqua le roi. Tu as entendu ce qu’a dit la jeune fille : cette aventure s’adresse à un chevalier accompli et non à un jeune homme sans expérience ! » Le Bel Inconnu répondit : « Seigneur roi, tu as promis d’accorder le don que je t’ai demandé. Tu seras honni si tu me le refuses ! » Le roi Arthur soupira. « Eh bien ! dit-il, puisqu’il en est ainsi, je te l’accorde, jeune téméraire. Mais tu ne sais pas à quoi tu t’exposes ! Que Dieu te garde et te fasse revenir parmi nous ! » À ce moment, Hélie s’écria : « Ah ! non ! Roi Arthur, je t’avais demandé un chevalier qui fût le meilleur et le plus accompli, et tu me donnes le pire ! Je n’ai que faire de ce jeune homme qui est juste bon à faire des ronds de jambe devant les dames et les jeunes filles de la cour ! – Douce amie, répondit le roi, une promesse est une promesse, et je ne peux me dédire. »
La jeune fille était rouge de colère. Elle s’écria : « Puisqu’il en est ainsi, je m’en vais et je quitte ta cour, roi Arthur ! Maudite soit la Table Ronde ! Maudits soient tous ceux qui y prennent place ! » Et, sans ajouter un mot, elle sauta sur son palefroi, tandis que le nain, prenant l’animal par la bride, le conduisait hors de la salle. Le roi Arthur était effondré, et ses compagnons se sentaient tous honteux, car ils savaient bien qu’ils étaient responsables de la colère de la jeune fille et de la malédiction qu’elle avait lancée sur la Table Ronde.
Mais, sans que personne pût s’en apercevoir, le Bel Inconnu avait quitté la Table et avait commandé qu’on lui apportât ses armes. Il se fit équiper à la hâte, endossa son haubert et se mit son heaume en tête. Puis, sans perdre un instant, en compagnie de son écuyer, il partit au grand galop sur le chemin à la poursuite de la jeune fille. Ils ne furent pas longs à la rejoindre. Elle se retourna et vit le Bel Inconnu. « Où vas-tu ? lui demanda-t-elle. – Avec toi, jeune fille ! répondit-il. – Par Celui qui forma le ciel, la terre et les étoiles, cela ne sera pas ainsi ! s’écria la jeune fille. Jamais tu ne m’accompagneras de mon plein gré ! Tu es trop jeune et tu ne pourras pas endurer les terribles épreuves que ma dame attend de son sauveur. Jamais tu ne sauras venir à bout des périls qui se présenteront à toi. Retourne à la cour de ton roi et aide-le à surmonter sa honte ! – Jamais, je le jure sur mon salut éternel, je ne retournerai à la cour du roi Arthur avant d’avoir mené à terme la mission qu’il m’a octroyée devant tous ses compagnons ! » répondit le Bel Inconnu. La demoiselle Hélie piqua des deux sans ajouter un mot. Mais le Bel Inconnu la suivit à distance.
Ils chevauchèrent à grande allure et ils parcoururent tant de lieues qu’ils arrivèrent à un passage qu’on appelait le Gué Périlleux. Ils aperçurent, de l’autre côté d’une rivière, au milieu d’un pré, une belle loge galloise[123] faite de rameaux verts. Un bouclier au chef d’or et à la pointe d’argent était pendu sur la porte. Là demeurait un chevalier cruel et redoutable qui avait tué maints voyageurs en combat singulier. Il avait nom Bliobléris. Il jouait aux échecs avec ses deux valets devant sa loge, quand il aperçut Hélie et ceux qui l’accompagnaient. Il demanda immédiatement ses armes et son cheval. Les deux valets se hâtèrent de lui obéir, apportant les chausses de fer de leur maître. Bliobléris se leva, laça son heaume, et se vêtit de son haubert qu’il recouvrit d’une cotte de soie d’outre-mer. Il sauta sur son destrier, prit son bouclier, appuya sa lance contre l’encolure du cheval et s’apprêta à défendre le gué. La jeune fille vit bien que ses intentions étaient hostiles et qu’il voulait à tout prix empêcher quiconque de traverser le gué. Elle se retourna vers le Bel Inconnu : « Vassal, dit-elle, regarde ce chevalier qui s’avance tout armé sur son destrier. Ne me suis plus, car ce serait pure folie. Tu aurais dure bataille et cela te conduirait à ta fin ! – Jeune fille, répondit le Bel Inconnu, pour rien au monde je ne retournerai sur mes pas. Je poursuivrai mon chemin, et si ce chevalier veut se battre, je répondrai à sa provocation. S’il désire vraiment la bataille, il l’aura ! » Il prit son bouclier et sa lance des mains de son écuyer.
Il passa l’eau et s’arrêta au bord du pré. Bliobléris lui cria : « Imprudent ! tu as fait grande folie en franchissant ce gué ! Ce sera pour ton malheur, crois-le bien ! Je te le ferai payer cher, car nul ne franchit ce passage sans que bataille ne soit donnée ! – Seigneur, dit calmement le Bel Inconnu, nous n’avons aucune intention belliqueuse envers toi. Laisse-nous aller, je te prie, car nous n’avons pas le temps de nous attarder. Le roi Arthur nous envoie secourir une dame de très haut rang, et cette jeune fille, qui est sa suivante, me conduit vers elle. Et que Dieu nous protège, toi et moi.
— Sans bataille, tu ne passeras jamais ce gué ! s’écria Bliobléris. Tel est l’usage que je tiens de mes pères. Moi-même, depuis plus de sept ans, je monte la garde en cet endroit et j’ai déjà tué plus d’un chevalier de valeur qui s’obstinait à vouloir passer outre ! – C’est un métier de brigand[124] ! dit le Bel Inconnu. Mais puisqu’il en est ainsi, je ne parlerai pas davantage. En garde ! et je défendrai ma vie jusqu’au dernier souffle ! » Ils s’éloignèrent l’un de l’autre, puis, se faisant face, ils se précipitèrent l’un sur l’autre de toute la vitesse de leurs chevaux. Bliobléris, d’un coup de sa lance qui vola en éclats, rompit le bouclier du Bel Inconnu. Mais celui-ci tint bon sur son cheval. Il perça à son tour le bouclier de son adversaire et lui enfonça son fer tranchant à travers les mailles du haubert. Bliobléris vida les étriers et tomba sur les paumes. Il se releva cependant et mit la main à l’épée, la brandissant ensuite d’un tel emportement que peu s’en fallut qu’il ne mît à mal le Bel Inconnu. Celui-ci fit un saut de côté, sauta à terre et tous deux continuèrent à combattre à pied. Ils se donnèrent de tels coups sur les heaumes que des étincelles en jaillirent. Mais, à la fin, Bliobléris, perdant son sang, tomba sur ses genoux en s’écriant : « Pour Dieu, ne me tue pas ! Je ferai ta volonté ! Tu passeras l’eau par mon commandement, et si tu le veux, je serai ton prisonnier ! »
Le Bel Inconnu lui répondit : « Je te ferai grâce si tu te rends de ma part à la cour du roi Arthur ! » Bliobléris donna sa parole qu’il ne chercherait pas à s’échapper et qu’il se rendrait sans tarder devant le roi Arthur. Quant au nain, il prit à part la jeune fille et lui dit : « Tu as grand tort de mépriser le Bel Inconnu. Il ne mérite pas de blâme et son courage est grand. Que Dieu le maintienne en force et en joie afin que nous éprouvions longtemps les effets de sa valeur. – Il a bien agi, dit la jeune fille. Mais sache que s’il persiste à nous suivre, il sera fatalement tué. Ce sera grand dommage, car c’est un jeune homme très vaillant. » Mais le Bel Inconnu, qui l’avait entendue, lui répéta que pour rien au monde il ne reviendrait sur ses pas. Puis, comme la nuit commençait à tomber, Hélie reprit son chemin en compagnie du nain, tandis que le Bel Inconnu la suivait avec son écuyer.
Cependant, Bliobléris était gravement blessé, et très affaibli par le sang qu’il avait perdu. Ses deux valets le transportèrent à l’intérieur de la loge et le soignèrent de leur mieux. Et quand la nuit fut complète ; trois des vassaux de Bliobléris, qui avaient noms Hélin, Graelent et Salebran, vinrent à passer au Gué Périlleux. Quand ils virent leur seigneur en si piteux état, ils menèrent grand deuil. Bliobléris leur dit : « Ne vous affligez pas, mais pensez plutôt à me venger. Un chevalier est passé par ici, et jamais vous ne verrez meilleur combattant que lui. Il m’a vaincu. Je suis prisonnier et j’ai donné ma parole de me présenter devant le roi Arthur. Il menait avec lui un écuyer et une belle jeune fille dont un nain conduisait le palefroi. Il se nomme, paraît-il, le Bel Inconnu. Pourchassez-le, mes compagnons, je vous en prie. Tuez-le ou faites-le prisonnier. » Ainsi parla Bliobléris, et ses vassaux répondirent : « N’aie aucun souci à ce sujet. Si nous pouvons le retrouver, rien ne nous empêchera de le tuer ou de le faire prisonnier ! » Et, là-dessus, ils tournèrent bride et galopèrent dans la nuit.
Quant à Hélie et au Bel Inconnu, ils avaient poursuivi leur chemin jusqu’au moment où la fatigue les obligea à prendre du repos. Ils s’étendirent dans une prairie, et s’endormirent profondément. Mais, sur le matin, le Bel Inconnu s’éveilla, car son oreille avait été heurtée par un cri qui provenait de la forêt. La voix était douce et gémissante, et par instants elle éclatait en appels déchirants. Le Bel Inconnu prit par la main Hélie qui dormait encore, allongée dans l’herbe verte. « Entends-tu ces cris ? lui demanda-t-il. – Peu m’importe ! répondit-elle. Laisse-moi dormir ! – Cette voix appelle au secours, reprit le Bel Inconnu, et je ne peux pas rester ainsi sans en connaître la raison ! – Tu n’iras pas ! s’écria Hélie. Tu cherches donc à tout prix les aventures ? Avant que tu aies trouvé ma dame, tu auras fait plus de mauvaises rencontres que tu ne l’auras voulu, et il te faudra durement souffrir. Es-tu fou pour te mêler de ce qui ne te regarde pas ? – Quoi que tu en penses, répondit le Bel Inconnu, j’irai voir ce qui se passe là-bas ! »
Le Bel Inconnu revêtit ses armes et enfourcha son cheval. Hélie, qui ne voulait pas rester seule, reprit elle-même son palefroi, et, accompagnée du nain, elle suivit la direction prise par le Bel Inconnu. À mesure qu’ils avançaient, la voix se faisait plus nette et ils l’entendaient distinctement. Puis, à l’entrée d’une clairière, ils aperçurent un vaste feu devant lequel étaient assis deux géants hideux et effroyables. L’un d’eux tenait entre ses bras une jeune fille merveilleusement belle. Folle de terreur, elle pleurait et se débattait. L’autre géant, assis en face, rôtissait tranquillement des viandes et tisonnait avec une pointe de fer le feu qui luisait. Et il déclarait qu’il mangerait tout de suite après que son compagnon aurait fait sa volonté de la jeune fille.
Le Bel Inconnu se prépara. Hélie lui dit à voix basse : « Veux-tu donc mourir ? Tu ne sais pas qui sont ces géants ! Ne sais-tu pas qu’ils ont dévasté tout le pays ? Il n’y a, à douze lieues à la ronde, aucune maison qu’ils n’aient pillée ! Toute cette contrée est entre leurs mains. Ne va pas les combattre, je te prie, et fuyons ces diables au plus vite ! » Mais le Bel Inconnu ne voulut rien entendre. Piquant des deux, il se précipita sur le géant qui voulait forcer la jeune fille. Il lui enfonça sa lance dans la poitrine et le coup lui fit éclater le cœur : ses yeux se troublèrent, il trébucha et s’effondra dans le brasier. L’autre géant s’était levé, brandissant une terrible massue. Le Bel Inconnu évita le coup et éperonna son destrier. Le géant se précipita à sa suite et frappa avec une telle furie que peu s’en fallut qu’il n’abattît le cheval et le cavalier. Mais le Bel Inconnu se mit hors de portée. Alors, le géant bondit, près de frapper de son redoutable bâton. Le Bel Inconnu l’attendait, immobile, et quand le géant leva sa massue, il lui lança son fer dans les côtes. Poussant un cri de douleur, le géant leva la massue et se prépara à l’abaisser d’un coup sur son adversaire, mais celui-ci, pensant qu’il valait mieux s’esquiver, se trouva très vite hors de portée. Le géant fut saisi d’une rage effroyable. Il frappa sur un arbre avec une telle force qu’il le fit s’écrouler avec toutes ses branches. Mais il avait tant mis d’efforts dans ce coup que la massue lui échappa des mains. Le Bel Inconnu en profita pour se précipiter vers lui et, d’un seul coup de son épée, il lui coupa la tête. Le combat était terminé. Le Bel Inconnu descendit de cheval et enleva son heaume.
Alors, le nain dit à Hélie : « Tu as eu grand tort de blâmer et de mépriser le chevalier. C’est un homme de valeur. – Tu as raison », dit-elle. Elle descendit de son palefroi, s’avança vers le chevalier, le salua très doucement et lui demanda pardon pour les méchantes paroles qu’elle avait pu lui dire. « N’en parlons plus ! » répondit le Bel Inconnu. Et ils s’assirent tous devant le feu qu’avaient allumé les géants. La jeune fille, qui avait été ainsi délivrée, était accourue auprès de son sauveur, et elle jura au Bel Inconnu qu’elle serait éternellement sa servante. Il lui demanda qui elle était et dans quelles circonstances elle avait été ravie par les géants. La jeune fille répondit : « Je me nomme Clarie, et je suis la sœur de Tor, qui est un des compagnons du roi Arthur. Hier, j’étais allée dans le verger de mon père afin de me divertir, mais la porte en était restée ouverte. Un géant qui passait par là s’en aperçut, entra, se saisit de moi et m’emporta ici où vous m’avez trouvée. »
L’écuyer et le nain s’en allèrent fouiller la maison des géants. Ils y découvrirent un prodigieux amas de pains, de jambons salés, d’oiseaux gras tout rôtis et accommodés, ainsi qu’une grande quantité de vin. Les géants avaient pillé et dévasté tout le pays et ils avaient apporté tout cela dans leur repaire. Comme il était l’heure de manger, on décida de se restaurer grâce à ces provisions. On étendit des nappes sur l’herbe verte. Les jeunes filles s’assirent de chaque côté du Bel Inconnu, tandis que l’écuyer et le nain faisaient le service. Et quand on se fut rassasié, chacun s’en alla se reposer.
Le lendemain matin, alors que le Bel Inconnu dormait encore, l’écuyer était en train de faucher l’herbe du pré avec une faux qu’il avait trouvée sur le chemin. Tout à coup, il entendit du bruit et aperçut trois cavaliers bien armés qui galopaient vers lui. C’étaient les trois vassaux de Bliobléris qui cherchaient le Bel Inconnu afin de venger leur seigneur. L’écuyer prévint immédiatement son maître. Le Bel Inconnu se leva lentement, tandis que les jeunes filles commençaient à craindre pour sa vie. Les trois arrivants s’arrêtèrent devant lui : « En garde ! Défends-toi ! s’écrièrent-ils. Nous sommes les hommes de Bliobléris que tu as blessé si lâchement au Gué Périlleux. Mais il ne sera pas dit que ta mauvaise action restera impunie ! »
Le Bel Inconnu revêtit ses armes sans se presser. Et quand il fut prêt, il sauta sur son cheval. L’écuyer lui tendit sa lance et Hélie son bouclier. L’un des trois, celui qui avait nom Hélin, vint alors le combattre. Les boucliers se choquèrent, le fer des lances se brisa et le bois résonna. Au bout d’un moment, le Bel Inconnu transperça le corps d’Hélin. Il tomba sur le sol et ne bougea plus. Alors se présenta l’un des deux autres : le combat fut aussi rude, mais de courte durée, car le Bel Inconnu le blessa de telle sorte qu’il lui fut impossible de continuer plus longtemps à lutter. Quant au troisième, quand il se vit jeté à bas de sa monture et en grand danger d’être tué, il demanda merci. « Si tu veux la vie sauve, lui dit le Bel Inconnu, jure-moi de te présenter au roi Arthur. » L’autre lui en fit le serment.
Et tandis qu’il se relevait, tout dolent, le Bel Inconnu lui demanda qui il était, ce qu’il faisait de son état et quels étaient ses compagnons. « Je te dirai toute la vérité, répondit-il. Je suis Graelent, seigneur des Haies. Celui que tu as blessé se nomme Salebran et celui que tu as tué est Hélin. Tous trois nous sommes les hommes liges du seigneur Bliobléris, qui garde le Gué Périlleux. Et c’était pour venger sa défaite qu’il nous a envoyés te combattre. Je le regrette amèrement, car tu es si bon chevalier qu’il n’est pas possible de te vaincre. » Le seigneur des Haies s’en alla alors, en emportant son compagnon blessé, et il emmena avec lui la jeune Clarie pour la guider vers la maison de son père. Le seigneur des Haies promit au Bel Inconnu qu’il se rendrait à la cour du roi Arthur et qu’il y raconterait les événements auxquels il avait pris part pour son malheur. Cela étant fait, Hélie, le Bel Inconnu, le nain et l’écuyer se remirent en route.
Ils se trouvaient à peine dans la forêt qu’ils virent devant eux un cerf traverser le chemin. Il était armé de seize bois et courait à perdre haleine, poursuivi par une meute de brachets qui sautaient et aboyaient. L’un d’eux, à peine plus grand qu’une petite hermine, passa auprès d’Hélie et s’arrêta au milieu du sentier. Il avait une épine au pied. Il était fort joli, blanc comme neige, avec les oreilles noires, et sur le flanc droit une tache également noire. La jeune fille le trouva si beau qu’elle décida de s’en emparer : elle en ferait don à sa dame. Elle descendit de son palefroi, saisit le petit chien, lui ôta l’épine qui le faisait souffrir et, le gardant contre elle, remonta en selle. Mais l’un des veneurs qui passaient avait vu son geste. Il s’arrêta devant la jeune fille et lui dit : « Belle amie, laisse mon chien, je te prie ! » Hélie lui répondit que ce chien lui faisait trop envie et qu’elle voulait le garder afin de l’offrir à sa dame. « Tu n’as aucun droit sur ce chien ! » s’écria le veneur. Mais comme Hélie ne voulait rien entendre, le veneur alla se plaindre au Bel Inconnu. Celui-ci demanda à Hélie de rendre le brachet, mais elle s’y refusa obstinément, à tel point que le Bel Inconnu n’insista pas ; mais le veneur se rendit en grande hâte auprès de son maître afin de lui raconter ce qui venait d’arriver. Le maître était un preux chevalier de haut parage. Il possédait dans la forêt un manoir où il séjournait souvent. Quand il apprit la nouvelle, il devint furieux, prit ses armes et se précipita vers le Bel Inconnu. « Fais-moi rendre le brachet que cette fille a dérobé ! hurla-t-il. – Je ne peux rien contre la volonté de cette fille ! » riposta le Bel Inconnu. L’autre lui lança alors son défi. Ils se mirent en garde et se heurtèrent violemment. Mais après avoir combattu vaillamment, le chevalier se retrouva par terre, sans épée. Il demanda grâce.
« Je te l’accorde bien volontiers, répondit le Bel Inconnu, à condition que tu te rendes à la cour du roi Arthur et que tu t’y présentes comme le prisonnier du Bel Inconnu. » Le vaincu engagea sa foi. « Maintenant que tu sais mon nom, reprit le Bel Inconnu, je te demande de me dire le tien. – On m’appelle l’Orgueilleux de la Lande », répondit le chevalier. Ils prirent congé l’un de l’autre et le Bel Inconnu reprit sa route avec ses compagnons, et surtout la jeune Hélie qui se réjouissait fort de cette aventure.
Quand le soir tomba, ils sortirent de la forêt et se trouvèrent en face d’une vaste forteresse. Une rivière la contournait, claire et poissonneuse, et sur laquelle voguaient des bateaux. Par là venaient les marchandises de toutes sortes, et le passage rapportait beaucoup. On voyait également sur les rives plusieurs moulins, des prés et des entrepôts pour engranger les récoltes, tandis que de l’autre côté s’étendaient des vignes sur la longueur de deux lieues. Le Bel Inconnu s’arrêta pour contempler ce spectacle qui l’enchantait.
Alors apparut une jeune fille, montée sur une mule, qui semblait fort triste et découragée. Elle était d’une beauté admirable : son front était large, son visage riant et coloré comme la rose au temps d’été, et blanc comme la fleur de lis, avec de beaux sourcils noirs, merveilleusement fins, de petites dents, des yeux brillants et des mains douces et agiles. Elle était vêtue d’une robe de soie bordée de duvet délicat ; et ses cheveux, au fur et à mesure qu’elle chevauchait, se déroulaient avec élégance sur ses épaules parfaites. Mais quand elle se fut approchée, ils virent tous que la jeune fille pleurait et se tordait les mains de désespoir. « Pourquoi pleures-tu ainsi, jeune fille ? » demanda le Bel Inconnu.
Voici ce qu’elle répondit : « Je pleure parce que j’ai perdu aujourd’hui l’être au monde auquel je tenais le plus. Mon ami vient d’être tué et je ne me consolerai jamais. C’est un chevalier qui l’a tué, un chevalier plein d’orgueil et de cruauté. C’est le maître de cette forteresse. Dans la ville, il y a un épervier très beau et bien mué, et qui vaut un trésor. Le seigneur l’a fait mettre au milieu d’un verger, sur une perche d’or, et il a été convenu que la femme qui prendrait l’épervier sur son perchoir obtiendrait le prix de la beauté. Mais toutes celles qui voulaient y concourir devaient amener avec elles un chevalier pour soutenir leur prétention. Le seigneur de cette ville qui relevait le défi combattait le chevalier. Or, j’ai eu l’audace de prétendre à ce prix de beauté. Le seigneur a combattu mon ami que j’aimais tant, et il l’a tué. Je crois que j’en mourrai de douleur !
— Belle amie, dit le Bel Inconnu, je pense que tu saurais gré à celui qui te rendrait cet épervier et qui vengerait ton ami ? – Assurément ! répondit-elle. – Alors, viens avec moi, et l’oiseau te sera rendu ! »
Ils entrèrent dans la ville, passèrent les lices et le pont, et ils allèrent tout droit vers le verger où se trouvait l’épervier. Une foule de gens les suivaient, chacun se demandant ce qui allait se passer, les uns craignant la mort du chevalier inconnu, les autres souhaitant que le seigneur du lieu manifestât encore une fois son courage et son autorité. Ils arrivèrent alors au verger : la place était belle et plaisante. Au milieu était planté un arbre qui était toujours fleuri, et à une portée d’arc se trouvait le perchoir où l’épervier était posé.
Le Bel Inconnu prit la main de la jeune fille. « Avance, belle amie, lui dit-il, et viens recevoir le prix de la beauté qui, je le soutiendrai contre quiconque, doit appartenir à toi seule ! » La jeune fille vint à l’épervier et lui ôta le lacet qui le retenait. C’est à ce moment que le seigneur se présenta. Il montait un cheval ferré de grand prix que couvrait une étoffe décorée de roses vermeilles. Il portait un bouclier d’argent aux roses de sinople, et sur le heaume, qu’il avait magnifique, était une couronne de roses. Il se précipita, la lance levée, sur le Bel Inconnu, et, à haute voix, il lui fit défense de prendre l’épervier. « Pourquoi l’épervier ne serait-il pas à cette jeune fille ? répondit le Bel Inconnu. Je n’en connais pas de plus belle. – Je te prouverai le contraire », cria le seigneur.
Les deux hommes s’éloignèrent et, brochant leurs montures, ils se lancèrent l’un contre l’autre. Les boucliers craquèrent, les sangles furent rompues. Ils se retrouvèrent à pied et tirèrent leur épée. Longtemps, ils se battirent ainsi avec rage et frénésie, jusqu’au moment où le Bel Inconnu fit trébucher son adversaire et posa la pointe de son épée sur son cou. « Je demande grâce, dit le vaincu, et je me reconnaîtrai ton homme lige. » Le Bel Inconnu retira son épée en disant : « Je te fais grâce à condition que tu ailles te présenter devant le roi Arthur et que tu lui racontes comment le Bel Inconnu t’a fait prisonnier !
— Seigneur, sur mon âme, je me présenterai devant le roi Arthur et je dirai que tu m’as vaincu en combat loyal. Sache que je suis compagnon de la Table Ronde et que je ne peux faillir à un serment. Je suis Girflet, fils de Dôn, et je rendrai témoignage devant tous que tu es le meilleur chevalier que j’aie jamais combattu. » Et les deux hommes se donnèrent l’accolade. Girflet emmena le Bel Inconnu dans son logis et l’hébergea pour la nuit avec la meilleure grâce.
Le lendemain, dès la pointe du jour, les voyageurs se remirent en chemin, et Girflet voulut lui-même les reconduire. Le Bel Inconnu demanda à la jeune fille à l’épervier ce qu’elle comptait faire. Elle répondit qu’elle voulait retourner dans son pays retrouver ses frères et son père, le roi Agolant. Alors le Bel Inconnu pria Girflet de faire convoyer la jeune fille par ses meilleurs chevaliers. Girflet agréa la demande. Quant à Hélie, elle prit la jeune fille à part et lui dit : « Tu aurais dû me faire savoir que tu es ma cousine. J’avais entendu parler de toi et je désirais te connaître. Maintenant, je te porterai toujours dans mon cœur et, en gage d’amitié, je vais te donner mon brachet. Emporte-le avec l’épervier. Tous deux ont été conquis par bataille, et il n’y a pas de meilleur chien dans toute la Bretagne. » Et les deux jeunes filles prirent congé l’une de l’autre en pleurant d’émotion.
Après avoir erré tout le jour, ils se trouvèrent devant une ville fermée, située sur la longueur d’un promontoire. Un bras de mer contournait la cité d’une part, et de l’autre la grande mer battait au pied de la forteresse. Les murailles qui en faisaient le tour étaient de marbre blanc et s’élevaient aussi haut qu’un arc peut tirer. Les créneaux ne redoutaient aucune attaque. Deux grosses tours vermeilles se dressaient, reluisant dans le soleil couchant, et vingt autres tours de couleur bleue complétaient les défenses.
Celui qui avait édifié cette forteresse devait être sûrement un enchanteur : nul n’aurait pu dire de quelle matière elle était faite. Les pierres ressemblaient au cristal, le pavé était merveilleux et les voûtes étaient recouvertes d’argent. Une escarboucle brillait au faîte, qui rendait, la nuit, une telle clarté qu’on se serait cru en plein jour. Quant à la cité, elle était riche et bien faite. De nombreux marchands y amenaient leurs produits par la mer, et le passage rapportait beaucoup. On nommait cet endroit l’Île d’Or. Une jeune fille la gouvernait, qui savait les sept arts et la magie. Son père n’avait eu d’autre héritier qu’elle, et elle n’était point mariée : on l’appelait la Pucelle aux Blanches Mains.
Le Bel Inconnu s’arrêta avec ses compagnons. Une chaussée, contre laquelle l’eau bouillonnait, donnait accès à un pont, puis, de là, à la forteresse. Mais il fallait passer devant un pavillon et devant une palissade faite de pieux aigus. Sur chaque pieu était fichée une tête d’homme. Dans le pavillon, il y avait un chevalier qui laçait ses chausses de fer. C’était l’ami de la Pucelle aux Blanches Mains, et, été comme hiver, à toute heure du jour ou de la nuit, il attendait l’aventure.
Le Bel Inconnu s’avança vers le pavillon et fit mine de franchir la palissade. « Vassal ! cria le chevalier, on ne passe pas sans se mesurer avec moi ! » Alors Hélie dit au Bel Inconnu : « Il dit vrai, car tel est l’usage ici. Celui qui est vaincu a la tête coupée et fichée sur un des pieux de la palissade. Ce chevalier se nomme Mauger le Gris, et il est l’ami de la dame du lieu. Il est ici depuis cinq ans, mais il n’a jamais encore obtenu les faveurs de la Pucelle aux Blanches Mains. Il doit l’épouser dans deux ans, s’il peut durer jusque-là. Ainsi l’a promis la Pucelle. »
Telle était en effet la coutume. Quand un de ses amis mourait au combat, la dame de l’Île d’Or était obligée de prendre à sa place celui qui l’avait tué, et il devait défendre à son tour la chaussée dans l’espoir de devenir, au bout de sept ans, le seigneur de l’Île d’Or. Mais, à vrai dire, la Pucelle aux Blanches Mains espérait bien être débarrassée avant deux ans de Mauger le Gris : elle le détestait, car il était méchant, félon et déloyal, et tous les habitants de la cité le haïssaient pareillement.
Les deux hommes se préparèrent. « Seigneur, dit le Bel Inconnu, je te prie de nous laisser passer. C’est le roi Arthur qui m’envoie et nous n’avons pas le temps de nous attarder ! – Ce que tu me demandes là est folie pure, répondit Mauger, car on ne passe pas ici. – Puisqu’il en est ainsi, dit le Bel Inconnu, je passerai de force et je me défendrai de tout mon pouvoir. » Le défi étant ainsi lancé, les deux hommes reculèrent pour mieux prendre leur élan.
Pendant ce temps, les habitants de la cité s’étaient massés aux alentours, souhaitant ardemment que Mauger le Gris fût vaincu et déconfit. Quant à la dame de l’Île d’Or, elle ne le désirait pas moins, et elle s’était mise à la fenêtre, entourée de ses suivantes, pour regarder la bataille. Elle ne dura guère, bien qu’elle fût âpre et violente. Mais le Bel Inconnu trancha les lacets du heaume de Mauger. Le heaume tomba à terre, découvrant le visage du chevalier. Et, d’un seul coup d’épée, le Bel Inconnu lui fendit la tête jusqu’aux dents. Les gens crièrent de joie tout autour. Un écuyer amena un cheval tout blanc au Bel Inconnu. Quand il y fut monté, on le conduisit jusqu’à la forteresse où il fut reçu en grand honneur par tous les barons de l’Île d’Or. Et il vit la Pucelle aux Blanches Mains.
Lorsqu’elle entra dans la salle, elle était plus brillante que la lune lorsqu’elle surgit des nuages. Le Bel Inconnu sentit ses genoux se dérober sous lui quand il se trouva face à face avec elle, tant elle était belle et désirable, avec des yeux gris très amoureux, une bouche riante et vermeille prometteuse de baisers, une gorge ronde et pleine, une chevelure dorée rejetée en arrière et couronnée de roses. Elle mit ses bras au cou du Bel Inconnu : « Tu m’as vaincue, mon ami, dit-elle, et je serai tienne sans plus attendre. L’usage est ici de garder la chaussée de l’Île d’Or, mais je te dispenserai de ce service. Je fais de toi mon seigneur et mari, je te donne ma terre et mon amour. »
Et la Pucelle aux Blanches Mains fit clamer par tout le pays qu’elle épouserait une semaine plus tard le Bel Inconnu. La rumeur s’en répandit très vite dans la cité et aux alentours, et les habitants en eurent très grande joie. Mais la Pucelle était inquiète, car elle se demandait bien comment elle allait pouvoir retenir le Bel Inconnu auprès d’elle. Pourtant, elle n’en laissait rien paraître, se montrant affable et enjouée, mais n’en pensant pas moins à faire usage de sa magie. Le soir, elle fit servir un grand repas pour fêter l’événement. Le Bel Inconnu avait pris place sur un siège de prix, à la droite de la dame, tandis qu’Hélie se trouvait à sa gauche.
Quand ils eurent mangé à loisir, Hélie se leva de table et prit le Bel Inconnu à part : « Seigneur, lui dit-elle, la Pucelle veut te prendre pour mari, et si tu n’es pas vigilant, elle te retiendra ici pour longtemps. Je voudrais que tu n’oublies pas ma dame pour autant. – Je n’oublie rien, belle amie, répondit le Bel Inconnu, mais je ne sais trop comment faire. As-tu une idée à ce sujet ? – Oui, dit Hélie. Cette nuit, je préparerai secrètement notre départ, car je loge dans un hôtel qui est au milieu de la ville. Ton écuyer harnachera ton cheval et nous t’attendrons devant la porte de la chapelle. Tu diras au portier que tu veux aller prier et il te laissera passer sans défiance. »
Ayant ainsi mis les choses au point, Hélie prit congé de son hôtesse et s’en alla en son hôtel en compagnie de l’écuyer qui emportait les armes de son maître. Les servantes de la Pucelle préparèrent le lit de l’hôte. Sur le lit qui était tout doré et magnifique et valait bien cent marcs d’argent, elles déposèrent des couettes douces et molles et un beau drap de soie. Les valets allumèrent un grand feu dans la chambre, afin de l’éclairer, et ils se retirèrent. Alors la dame vint souhaiter le bonsoir au Bel Inconnu. Elle portait un manteau d’étoffe précieuse verte à franges d’or, et par-dessous une chemise blanche comme la neige sur les rameaux, mais qui paraissait brune à côté des jambes nues. Rejetant son manteau, elle découvrit son visage et son sein, et accola doucement le Bel Inconnu. Ses cheveux dénoués tombèrent en flots d’or et se répandirent sur le corps du Bel Inconnu. Il voulut prendre un baiser à la Pucelle. « Non, dit-elle, ce serait paillardise : pas avant que nous soyons mariés. » Le Bel Inconnu n’insista pas, et pourtant, il avait grand désir de prendre la Pucelle dans ses bras et de l’étendre à côté de lui. « Écoute encore, dit la dame. Apprends quelle est ma fantaisie : si je t’appelle, au milieu de la nuit, ne viens pas. Mais si je te dis de ne pas venir, alors viens. Fais toujours le contraire de ce que je dirai ! » Là-dessus, elle se retira, laissant le Bel Inconnu seul dans la chambre, en proie à bien des perplexités.
Il essaya de dormir, mais au moment où il s’assoupissait, il entendit une voix : « Dors-tu, bel ami ? » Il tressaillit, ouvrit les yeux et vit le feu qui flambait. La voix se fit entendre de nouveau : « Entre donc, chevalier ! » Le Bel Inconnu avait oublié l’ordre de la Pucelle aux Blanches Mains. Il se leva, revêtit son manteau et se dirigea vers la chambre de la belle. Mais, alors, il s’aperçut qu’il marchait sur une planche et que, par-dessous, roulaient des vagues grosses comme celles d’une mer en furie. Il s’arrêta, ne voulant ni avancer ni reculer, tant il lui semblait que la planche était étroite. Il voyait l’eau bouillonner et n’osait pas rester debout. Il se baissa, prit la planche à deux mains et demeura pendu dans le vide. Mais ses bras se fatiguèrent vite et il eut grand-peur de tomber. « À l’aide ! cria-t-il, je vais me noyer ! »
Les valets l’entendirent. Ils accoururent en portant des torches et des chandelles. Ils trouvèrent le Bel Inconnu pendu au perchoir d’un épervier. Quand il se vit en telle position, le Bel Inconnu en eut grande honte. Tout ébahi et confus, il rentra dans sa chambre, tandis que les valets retournaient se coucher. « Que s’est-il passé ? se demandait le Bel Inconnu. J’ai été victime d’un enchantement, c’est certain. C’est la Pucelle qui en est la cause, c’est elle qui m’a fait endurer ce mal. Pourquoi n’irais-je pas lui parler pour apaiser mon angoisse ? »
Il regarda vers la chambre de la Pucelle. Quand il estima que les valets s’étaient rendormis, il se leva de nouveau et marcha vers la porte de la Pucelle. Mais, alors, il lui sembla qu’il portait sur les épaules toutes les voûtes de la forteresse. Ce fardeau écrasant lui froissait les os et déjà il se sentait défaillir. « À l’aide ! cria-t-il, à l’aide ! Bonnes gens, où êtes-vous ? Ce palais vient de s’effondrer sur mon dos et je ne peux plus supporter ce fardeau ! »
Les valets accoururent de nouveau et virent le Bel Inconnu qui portait son oreiller à deux mains sur sa nuque. Quand il s’en aperçut, il se retira à grande honte et confusion. Alors, il se rappela le conseil d’Hélie et les dispositions qu’elle avait prises pour leur départ. Il ne pensa plus qu’à fuir la magicienne qui l’ensorcelait ainsi. Et dès que l’aube commença à poindre, il se vêtit en hâte et descendit. Le portier lui ouvrit sans défiance. Il retrouva, devant la chapelle, Hélie, le nain et son écuyer qui tenait son cheval par le frein. Sans perdre un instant, ils se mirent en selle et sortirent de la ville. Le soleil reluisait sur les bois et sur les plaines. Ils chevauchaient à bonne allure et, sur son palefroi, la jeune Hélie chantait joyeusement.
À la fin de la journée, ils s’arrêtèrent devant une forteresse aux tours antiques et aux fortes assises. La grosse tour était élevée, et les murailles très hautes. Autour de la forteresse était un gros bourg populeux qui semblait riche. La contrée était belle et verdoyante, pleine de cultures et de vignes. « C’est le Château Galigan, dit Hélie. Mais je ne donnerai pas le conseil de loger en cette ville. J’en ai entendu parler comme d’un endroit où il est très mauvais d’aller, à cause d’une coutume qui n’est guère plaisante. Le seigneur Lampart, qui habite là, n’accueille aucun chevalier qui ne daigne se mesurer d’abord avec lui. Si celui qui se présente renverse le seigneur, il est logé avec les plus grands égards, mais s’il est renversé par le maître des lieux, il doit traverser la ville à pied et souffrir mille affronts de la part des bourgeois, lesquels lui jettent à la figure des torchons embourbés et des pots pleins de cendre et d’ordures. Il vaudrait mieux nous éloigner. – Je ne me laisserai pas ainsi intimider, répondit le Bel Inconnu. Je veux être logé dans cette ville, et je jouterai avec le seigneur du lieu. Avec l’aide de Dieu, je saurai bien le forcer à nous faire de la place. » Ils se remirent en marche et franchirent les murailles du bourg, puis s’engagèrent dans la grande rue. Les habitants les suivaient en ricanant et se les montraient du doigt, car ils imaginaient par avance l’étranger déconfit par Lampart. Et ils préparaient les torchons pleins de boue et les pots remplis de cendre et d’ordures. Quant au seigneur, il achevait une partie d’échecs avec un chevalier qu’il avait maté la veille. Il aperçut le Bel Inconnu et sa suite, et se leva pour les recevoir.
« Seigneur étranger, dit-il, je t’hébergerai bien volontiers ici, mais selon l’usage que j’ai établi. Il convient que tu te mesures à moi auparavant en combat loyal. Si tu peux me jeter à terre, je te devrai le logement. Mais si je te fais tomber de ton cheval, tu devras t’en retourner sans rien attendre de moi, sous les moqueries de tous mes gens. – J’accepte ton défi ! » répondit le Bel Inconnu. Ils se préparèrent l’un et l’autre. Ils brisèrent quelques lances sans aucun résultat. À la fin, le Bel Inconnu se rua sur son adversaire et lui donna un tel coup sur le bouclier que Lampart vida les étriers et se retrouva bien vite à terre. Mais comme il n’était pas blessé, il se releva et dit au Bel Inconnu : « Ami, descends maintenant de ton cheval. Tu as droit au gîte, car tu l’as conquis noblement. Et puisqu’il me semble que tu as beaucoup enduré et peiné, il est juste que tu puisses te reposer. Ma demeure t’est ouverte, ainsi qu’à tes compagnons ! » Et il embrassa le Bel Inconnu.
Ils furent richement traités et logés pendant la nuit. Le lendemain, après avoir entendu la messe, ils dînèrent de chapons gras et d’oiseaux. Mais le Bel Inconnu ne voulut pas s’attarder à table et, à peine rassasié, il fit seller les chevaux. Lampart aurait bien voulu retenir le Bel Inconnu, car il s’était pris d’amitié pour lui. Il lui demanda cependant de lui permettre de l’accompagner pendant une partie du chemin. Le Bel Inconnu accepta volontiers sa prière, et ils partirent tous ensemble.
Quand le jour commença à décliner, ils traversèrent une forêt et découvrirent la Gaste Cité. Elle s’élevait, avec ses tours, ses clochers, ses demeures resplendissantes, entre deux rivières aux eaux profondes et rapides. Chacun descendit de selle. Lampart s’était mis à pleurer, et Hélie également. « Pourquoi pleurez-vous ainsi ? leur demanda le Bel Inconnu. – Hélas ! lui répondit Lampart, tu veux pénétrer dans la Gaste Cité, ami très cher ! Sache que bien des périls t’y attendent ! Il faut d’ailleurs que tu y ailles tout seul, car ceux qui viendraient avec toi seraient immanquablement tués. Tu y verras les murs vieux et bigarrés, les portes, les clochers, les maisons, les créneaux, les arches, les tourelles, tout cela détruit et effondré. Tu n’y verras ni hommes ni femmes, mais seulement des animaux parmi les plus affreux, des serpents, des lézards, des crapauds et des rats. Garde-toi bien de retourner sur tes pas. Contente-toi de suivre la grande rue. Au milieu de la cité, tu trouveras un antique et vaste palais de marbre. Tu entreras par un portail magnifique et tu iras jusqu’à une salle immense. À chacune des fenêtres de cette salle, tu remarqueras un jongleur vêtu de riches atours, ayant devant lui un cierge ardent. Ils jouent sur divers instruments des mélodies très douces et très belles, et quand ils te verront approcher, ils te feront de grands saluts. Tu répondras alors : « Que Dieu vous maudisse ! » N’oublie pas cela. Et si tu tiens à la vie, n’entre pas dans la chambre du fond. Je t’en ai assez dit. Monte sur ton cheval et que Notre Seigneur te protège ! » Ainsi parla Lampart, et il pleurait toujours tandis qu’Hélie se pâmait, que le nain se lamentait et que l’écuyer menait grand deuil. « Dieu vous garde, vous aussi ! » dit le Bel Inconnu. Il sauta sur son cheval et partit vers la Gaste Cité.
Il passa le torrent sur le pont qui était abaissé. Une porte était percée dans la muraille qui fermait la cité sur une longueur de cinq lieues. Les fossés étaient profonds, les murs bons et beaux, faits de pierres carrées, peintes de toutes couleurs, vertes, jaunes, grises, et fort bien taillées. Plus loin, il y avait une tour très haute. Le Bel Inconnu se signa, franchit la porte et entra dans la ville déserte. Il alla par la grande rue, comme le lui avait recommandé Lampart, regardant les pans de murs écroulés, les piliers et les fenêtres de marbre tombés à terre. Il arriva bientôt dans le palais et vit les jongleurs aux fenêtres de la grande salle. Chacun avait près de lui un cierge allumé, et chacun un instrument de musique différent. On entendait de douces musiques, et le Bel Inconnu fut bien près de succomber au charme langoureux de ces mélodies. Mais, quand ils le virent avancer dans la salle, les musiciens s’arrêtèrent de jouer et dirent tous ensemble : « Dieu sauve le chevalier qui vient, de la part du roi Arthur, pour sauver la dame ! » Le Bel Inconnu fut fort étonné de ce salut. Mais, se souvenant des recommandations de Lampart, il cria de toutes ses forces : « Que Dieu vous maudisse ! » Et il passa outre. Derrière lui, un jongleur qui tenait un tambour ferma la porte. La salle était brillamment éclairée par tous les cierges. Au milieu se trouvait une table assise sur sept pieds scellés. Le Bel Inconnu s’arrêta là, et, s’appuyant sur sa lance, il attendit que se produisît quelque chose.
Alors, du fond de la salle, apparut un chevalier monté sur un destrier gris, armé d’un bouclier gris et qui tenait à la main une énorme lance. Il se précipita sur le Bel Inconnu. Le choc fut tel que les deux hommes vidèrent les arçons. Ils continuèrent à combattre de leurs épées, mais bientôt le chevalier, voyant qu’il avait le dessous, s’enfuit en direction de la chambre du fond. Le Bel Inconnu le poursuivit. Il allait franchir la porte quand il vit au-dessus de lui de grandes haches se mouvoir pour le frapper. Il se tira vivement en arrière.
La salle était maintenant plongée dans une totale obscurité. Il ne parvenait pas à retrouver son cheval. Soudain, l’un des jongleurs réapparut, les cierges se rallumèrent un à un, la clarté fut de nouveau éblouissante et les jongleurs reprirent leur concert. Le Bel Inconnu alla droit à son cheval et ramassa sa lance. Mais il s’était à peine remis en selle que, de la chambre du fond, surgit un chevalier de grande taille, dont les armes étaient noires et qui était monté sur un destrier fringant, à l’œil clair comme du cristal et qui avait une corne au milieu du front. Par la gueule, il soufflait du feu et des flammes et son haleine puante était embrasée. Le chevalier aux armes noires se rua sur le Bel Inconnu comme le tonnerre. Le pavé de la salle jeta des étincelles sous les quatre fers du destrier. Le Bel Inconnu se signa et baissa sa lance. La bataille fut longue et acharnée. Pourtant, le Bel Inconnu parvint à faire voler le heaume de son adversaire. Celui-ci, se voyant désarmé, voulut s’enfuir, mais le Bel Inconnu lui assena un tel coup qu’il lui fendit la coiffe et la tête, l’abattant sur le sol. De la bouche et du corps s’exhalait une fumée noire et infecte. Le Bel Inconnu lui toucha la poitrine pour savoir s’il était encore en vie, mais l’étrange chevalier avait déjà changé d’aspect et sa figure était épouvantable à voir.
Alors les jongleurs disparurent, chacun emportant sa lumière. Ils tirèrent la porte derrière eux si violemment qu’un grand bruit fit trembler la salle, à tel point que le Bel Inconnu eut grand-peur qu’elle ne s’écroulât. L’obscurité redevint totale. Le Bel Inconnu chancela, rompu par le combat qu’il venait de mener, abasourdi par ce bruit d’enfer, se signant plus de dix fois pour se garder de la malignité des diables. Puis il chercha la table à tâtons. « Seigneur, miséricorde ! murmura-t-il. Je ne sais ce que je vais devenir. Quand donc finira cette diablerie ? Je ne sais plus où est mon cheval. Pourquoi tout cela ? Me suis-je mal conduit envers la Pucelle aux Blanches Mains que j’ai quittée si peu courtoisement en m’enfuyant avant qu’elle ne fût levée ? Par Dieu tout-puissant, si je puis m’échapper d’ici, j’irai implorer son pardon. »
C’est alors qu’une grande armoire s’ouvrit. Il en sortit une guivre[125] qui jetait une telle lumière que tout le palais en fut illuminé. Elle était effroyable à voir, large comme un tonneau, longue de quatre toises, le dos bigarré, le dessous doré, la queue trois fois nouée, les yeux gros et luisants comme des escarboucles. Elle se dirigea vers le Bel Inconnu. Celui-ci se signa et saisit son épée. Mais la guivre s’inclina devant lui en signe d’humilité. Il remit son épée au fourreau. Alors la guivre se remit à ramper vers lui. Le Bel Inconnu reprit son épée et allait la frapper, quand la serpente s’inclina encore, comme si elle voulait lui manifester son amitié. Puis elle avança encore.
Le Bel Inconnu fit un pas en arrière, terrifié par la laideur du monstre. Mais la guivre le regardait intensément, avec des yeux qui brillaient étrangement. Fasciné, il demeura immobile, regardant la bouche vermeille de la serpente. La guivre le frôla, le toucha et il sentit le froid baiser sur ses lèvres. Il poussa un grand cri. Mais la bête monstrueuse avait disparu. Il faisait grand jour dans la salle. Appuyée à la table se tenait une femme d’une rare beauté, portant robe de pourpre fourrée d’hermine, chemise brodée et ceinture garnie d’or et de pierres précieuses. Le Bel Inconnu ne pouvait en croire ses yeux. En tremblant, il salua la femme.
« Sois remercié de ton action, lui dit-elle. Tu viens de me sauver de la plus terrible situation qu’on puisse imaginer. Je suis Gwenn, fille du roi de Galles, pour qui ma suivante Hélie s’en est allée quérir secours auprès du roi Arthur. Je vais te dire comment j’ai enduré de terribles tourments. À peine fut trépassé le roi mon père qu’un enchanteur vint ici, en compagnie de son frère, et toute une troupe de jongleurs d’enfer. Ils jetèrent un sortilège sur la cité, transformant les habitants en animaux tous plus hideux les uns que les autres, et qui s’enfuirent par la plaine. Mais ce n’est pas tout : ils firent en sorte que les tours, les maisons et les clochers s’écroulent. Tu aurais vu tomber les murs et voler les pierres que tu aurais cru que le ciel et la terre s’effondraient. Et l’enchanteur maudit me réduisit à l’état de guivre. Il venait souvent me demander de le prendre pour mari, disant que, si je voulais l’aimer, il mettrait fin à mon épreuve. Sinon, je devais demeurer guivre toute ma vie, à moins que le plus courageux des compagnons du roi Arthur ne vînt me délivrer et lever les enchantements qui pesaient sur la cité. C’est à toi qu’a été réservé de courir les aventures les plus périlleuses et d’accomplir le fier baiser. Car il fallait, pour que je reprisse mon aspect de femme, qu’un homme posât ses lèvres sur les miennes. Tu as de qui tenir. Sais-tu bien qui est ton père ?
— Sur mon honneur, répondit le Bel Inconnu, je n’ai jamais connu mon père. Et c’est pour cela qu’à la cour du roi Arthur on ne me connaît que sous le nom du Bel Inconnu. – Je vais te dire ton nom, reprit Gwenn. Tu es Guiglain, fils de la fée Blancheval et du roi Gwyddno Garanhir, l’un des plus grands seigneurs de ce pays. Les jongleurs que tu as vus aux fenêtres de cette salle sont des habitants de la cité qui ont subi l’enchantement. Le chevalier que tu as vaincu en premier est Évrain, le frère de l’Enchanteur Noir, celui que tu as fini par abattre par ton courage et ta ténacité. Quand tu l’as tué, le sortilège a été immédiatement dissipé, l’œuvre mauvaise a été détruite et je pus sortir de l’armoire où j’étais enfermée. Mais il fallait encore que je m’offrisse à ton baiser pour reprendre ma forme première. Je te dirai encore que cette contrée est le Pays de Galles dont je suis la reine, que cette ville est Senaudon[126], ma capitale, qui fut nommée, depuis la venue de l’Enchanteur, la Gaste Cité. Cette contrée est très riche et très puissante et trois rois tiennent de moi leurs fiefs. Mais c’est à toi désormais qu’ils engageront leur foi. Ce royaume est à toi : je te l’offre avec moi, tout entière, sans aucune tromperie, et parce que tu es l’homme le plus courageux du monde. »
Ainsi parla la reine Gwenn au Bel Inconnu. Dehors, on entendait les cris de joie des habitants de la cité qui avaient retrouvé leur aspect normal et qui chantaient les louanges du courageux chevalier qui les avait délivrés des maléfices du redoutable enchanteur. Hélie, Lampart, l’écuyer et le nain ne mirent pas longtemps à venir retrouver le Bel Inconnu, et ils se jetèrent tous dans les bras les uns des autres pour manifester le bonheur intense qu’ils éprouvaient. La jeune Hélie se blottit en pleurant sur la poitrine de la reine Gwenn, et celle-ci annonça qu’avant son mariage avec le preux Guiglain elle irait à la cour du roi Arthur porter témoignage de la valeur et des prouesses de celui qui avait été le Bel Inconnu.
Elle partit quelques jours plus tard, emmenant avec elle sa jeune suivante, la belle Hélie, et le nain qui avait si vaillamment conduit le palefroi de celle-ci. Elle chevauchait depuis quatre journées, quand, au sortir d’une forêt, elle rencontra quatre chevaliers montés sur des palefrois, sans heaumes et sans boucliers. Elle les salua et ils lui rendirent son salut. « Seigneurs, leur demanda-t-elle, d’où venez-vous et où allez-vous ?
— Dame, répondirent-ils, nous allons de ce pas à la cour du roi Arthur, ainsi que nous l’avons promis. Nous sommes prisonniers sur parole d’un vaillant chevalier que nous avons rencontré et qui allait, paraît-il, délivrer une jeune fille d’un grand embarras. Il se nomme le Bel Inconnu. Nous n’en savons pas plus sur lui, mais il nous a vaincus en bataille. Nous ne sommes pas de ce pays. Nous nous sommes rencontrés hier en chemin tous les quatre. Mais toi, qui suis la même route que nous, qui es-tu donc, belle jeune fille ?
— Apprenez, seigneurs, répondit la reine Gwenn, que je suis celle qu’allait délivrer le Bel Inconnu. Par sa grande prouesse, et après bien des aventures périlleuses, il m’a arrachée aux mains de l’enchanteur maudit qui me retenait sous la forme d’une hideuse guivre. Mais, puisque vous ignorez son nom, sachez qu’il est Guiglain, fils du roi Gwyddno Garanhir, qu’il sera bientôt mon époux et régnera sur le Pays de Galles. Quant à moi, je me rends à la cour du roi Arthur pour lui témoigner ma grande reconnaissance de m’avoir envoyé un tel chevalier pour me tirer d’affaire. Et puisque vous me paraissez de preux chevaliers, nous voyagerons ensemble. »
Ainsi firent-ils. Mais, peu avant de parvenir en la cité de Kaerlion sur Wysg, où se trouvait le roi Arthur, ils rencontrèrent une jeune fille, somptueusement habillée, et qui était recouverte d’un grand manteau noir. Et comme la reine Gwenn lui demandait qui elle était, elle répondit qu’elle n’avait aucune raison de dire son nom et qu’elle allait à la cour du roi Arthur obtenir un don qu’elle espérait de toute son âme. La reine n’insista pas, et la jeune fille au manteau noir les accompagna dans la dernière partie de leur voyage[127].