6

La Table Ronde

Merlin demeura encore trois jours en Carmélide, à la cour du roi Léodagan. Lorsque vint le moment de s’en aller vers l’île de Bretagne, le roi Léodagan pleura bien davantage sur le départ de ses compagnons que sur celui de sa fille. Il les embrassa tous les uns après les autres, et sa fille ensuite. Il envoya également au roi Arthur tout ce qu’il possédait de plus précieux en objets d’art ou d’agrément. Les hommes chargés d’accompagner la jeune Guenièvre prirent congé du roi et partirent avec les compagnons de la Table Ronde. Ils débarquèrent dans l’île de Bretagne et apprirent que le roi Arthur se trouvait à Carduel[66]. Ils firent donc route vers cette ville, et lorsqu’ils furent sur le point d’arriver, Merlin fit avertir le roi de la présence des compagnons en lui recommandant de venir à leur rencontre et de leur réserver un accueil chaleureux.

Lorsque le roi apprit que les chevaliers de la Table Ronde venaient à sa cour avec l’intention bien affirmée d’y demeurer, sa joie fut immense, car c’était la chose au monde qu’il désirait le plus, afin de parfaire l’œuvre qu’avait commencée son père, le roi Uther, avec l’aide de Merlin. Il sortit donc de Carduel avec une foule de gens, alla à leur rencontre et les accueillit avec tant de déférence, de joie et d’enthousiasme qu’ils se félicitèrent grandement d’être venus. On décida alors de l’ordonnance des noces d’Arthur et de Guenièvre, et on en fixa le jour. Quant à Guenièvre, elle fut accueillie par les plus belles dames et les plus avenantes jeunes filles du royaume. Et chacun de ceux ou de celles qui la virent ne put s’empêcher de témoigner de l’admiration qu’elle suscitait par sa beauté et la grande noblesse de son comportement.

Lorsque tout fut décidé, Merlin prit à part le roi Arthur et lui dit : « Maintenant, il importe de renouveler cette Table Ronde que ton père et moi avions instituée pour la plus grande gloire de ce royaume. Choisis donc les meilleurs chevaliers que tu connaisses. Mais fais très attention, roi Arthur : si tu connais quelque chevalier pauvre et sans fortune, mais réputé pour sa vaillance et pour sa force, prends bien garde de ne pas le laisser de côté. Mais si, en revanche, tu vois un chevalier de haut lignage qui veut à tout prix devenir compagnon de la Table Ronde sans en avoir les qualités et la valeur, ne l’écoute pas et renvoie-le d’où il vient sans t’occuper de ce qu’il pourra dire ou faire. Car, en vérité, il suffit qu’un seul d’entre eux ne soit pas excellent pour que toute la compagnie soit déconsidérée.

— Merlin, répondit le roi, tu connais chacun d’eux mieux que moi, car tu peux deviner les pensées. Personne ne peut trouver grâce à tes yeux. Je te prie donc de choisir toi-même ceux que tu jugeras les plus dignes de figurer autour de cette Table. – Fort bien, dit Merlin. Puisque tu t’en remets à moi, je m’en occuperai de manière à n’encourir aucun blâme, ni de ta part ni de personne. Je vais donc les choisir. Ainsi, le jour de tes noces, ils pourront prendre les places qui leur seront destinées, et la fête sera double : pour ton mariage avec Guenièvre, et pour la Table Ronde qui sera enfin au complet. »

Le roi ordonna aussitôt à tous les barons de Bretagne de venir dans sa terre de Camelot au jour fixé pour son mariage. Les barons ne manquèrent pas d’y venir, tous en grand appareil et suivis de nombreux écuyers et serviteurs. Quand ils furent tous réunis, le roi dit à Merlin : « À présent, c’est à toi de dire ce qu’il convient à propos de la Table Ronde. – Je vais le dire », répondit Merlin. Et, sans plus attendre, il se mit à choisir parmi l’assistance ceux qu’il savait être les meilleurs. Quand il en eut nommé un certain nombre[67], il les réunit dans une salle et leur parla ainsi : « Seigneurs, il faut désormais vous aimer et vous chérir comme des frères, car l’atmosphère d’amour et de douceur qui régnera à cette Table où vous prendrez place vous procurera une telle joie et un tel sentiment d’affection les uns pour les autres que vous abandonnerez femmes et enfants pour vivre ensemble et passer en commun votre jeunesse. Toutefois, votre Table ne sera pas complète de mon vivant. Elle ne pourra l’être que lorsque viendra s’y asseoir le Bon Chevalier, le meilleur qui sera jamais en ce monde, celui qui, seul parmi tous les compagnons, mènera à leur terme les redoutables épreuves du Saint-Graal. »

Merlin s’approcha alors de la grande table de bois que le roi Arthur venait de faire faire par d’habiles ébénistes, avec les sièges correspondants. L’un de ces sièges était plus haut que les autres, et Merlin le montra à tous ceux qui se trouvaient là, dames ou chevaliers. « Voyez, dit-il, le Siège Périlleux dont je vous ai parlé. – Mais, demanda Arthur, pourquoi l’appelles-tu Périlleux ? – Parce qu’il y a grand péril à y prendre place si l’on n’est pas destiné à accomplir les œuvres que j’ai dites. Celui qui voudrait s’y asseoir indûment ne pourrait qu’y être tué ou estropié jusqu’à la fin de sa vie. Je vous le répète, ce siège demeurera vide jusqu’à l’arrivée du Bon Chevalier, celui qui mettra fin aux extraordinaires aventures du royaume du Graal. – Comment se nommera ce Bon Chevalier ? demanda encore le roi Arthur. – Je ne vous le révélerai pas, dit Merlin avec force, car cela ne vous apporterait rien de connaître son nom dès maintenant. Je peux simplement dire que le père de ce Bon Chevalier vient d’être conçu, mais qu’il n’est pas encore né. Vous devrez donc attendre très longtemps pour que cette Table soit complète. Hélas ! moi-même, je ne verrai pas ce jour… – Comment cela, Merlin ? dit encore Arthur. Tu es celui qui a institué la Table Ronde avec mon père, le roi Uther. Tu es celui qui a annoncé les aventures du Saint-Graal ! – Certes, répondit Merlin, mais celui qui annonce n’est pas toujours celui qui termine. Souviens-toi, roi Arthur, de Moïse qui conduisit les Hébreux à travers le désert vers la Terre Promise : jamais Moïse n’a pénétré dans ce pays qu’il a tant annoncé à son peuple. Pour ma part, j’aurais été très heureux de voir le jour où tout ce que je révèle sera réalisé, car rien n’a égalé ou n’égalera la joie qui régnera alors dans cette cour. Mais sache aussi, roi Arthur, qu’après ce grand jour que tu auras le bonheur de connaître, tu ne vivras pas longtemps, car le grand dragon que tu as vu dans ton rêve causera ta perte. »

Après cela, Merlin s’adressa à ceux qui avaient fait partie des premiers compagnons de la Table Ronde, et qu’il avait ramenés de Carmélide. « Seigneurs, leur dit-il, voici ceux que je vous ai choisis pour frères. Que Notre Seigneur fasse régner entre vous la paix et la concorde comme il le fit pour ses apôtres ! » Il leur demanda alors de s’embrasser les uns les autres, puis il appela les évêques et les archevêques du royaume : « Seigneurs, leur dit-il, il faut que vous bénissiez les sièges où ces hommes vont s’asseoir, car de nombreux chevaliers dont la vie sera exemplaire et glorieuse aux yeux de Dieu comme à ceux des peuples de la terre y prendront place pendant de longues années. Il est donc juste que vous bénissiez ce lieu, et Notre Seigneur, s’il lui plaît, le sanctifiera par sa grâce et sa bonté. »

Il fit asseoir les compagnons autour de la Table, chacun à sa place. Alors les évêques et les archevêques dirent les prières qui convenaient, bénirent l’assistance et le lieu où désormais serait conservée la Table Ronde, et chantèrent une hymne à la gloire de Dieu. Quand ils eurent terminé, Merlin fit lever les compagnons et leur dit : « Seigneurs, il vous faut maintenant faire l’hommage au roi Arthur, qui est votre compagnon à cette Table, mais qui est aussi votre seigneur légitime. Ce sera ensuite à lui de jurer, sur les saintes reliques, de vous assurer de sa protection : car tel est le devoir d’un souverain. »

Tous les compagnons assurèrent Merlin que leur intention à tous était bien d’échanger avec le roi Arthur un serment de fidélité et de fraternité qui les liait autant les uns avec les autres que leur compagnie avec le roi, dans l’honneur et le respect des coutumes en usage dans le royaume de Bretagne et pour la plus grande gloire de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’un après l’autre, ils firent leur hommage au roi ; puis Arthur jura solennellement qu’il n’abandonnerait jamais un de ses compagnons de la Table Ronde dans le danger ou la souffrance, et qu’il consacrerait sa vie à maintenir l’harmonie et la justice entre tous ceux et toutes celles qui relevaient de son autorité. Et pendant que se déroulait cette cérémonie, Merlin fit le tour de la Table Ronde. Il s’aperçut alors que, sur tous les sièges qui entouraient la Table, tous sauf deux, se lisaient, de façon inexplicable, les noms des chevaliers qui avaient été désignés pour y prendre place[68].

« Seigneurs, dit Merlin aux barons, en leur montrant les inscriptions, voici la preuve que Notre Seigneur veut que les compagnons soient placés comme nous l’avons établi, puisqu’il a inscrit sur chaque siège le nom de celui qui doit l’occuper. Bénie soit donc l’heure qui a vu naître cette entreprise, car ce miracle ne peut rien présager d’autre que du bien ! » Et quand les gens de la salle apprirent ce qui s’était produit, ils se précipitèrent vers les sièges pour voir si c’était bien vrai. Quand ils constatèrent la réalité du fait, ils ne purent qu’exprimer leur enthousiasme et leur joie profonde, plus que jamais persuadés de la grandeur de la mission qui leur était ainsi confiée et dont Merlin avait été le découvreur.

Tous les sages s’accordèrent sur le caractère exceptionnel de l’événement et déclarèrent qu’un tel prodige n’avait pu se produire que par la volonté expresse de Notre Seigneur. Le roi, cependant, restait tout songeur. Il finit par dire à Merlin : « Il me semble que tu n’as pas achevé ton œuvre. Je ne parle pas du Siège Périlleux, mais il y a un autre siège qui ne comporte pas de nom. Comment se fait-il ? – Roi, répondit Merlin, ne te tourmente pas. Ce siège sera occupé quand le moment sera venu. Si je le laisse vide, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas, en cette cité de Camelot, assez de preux chevaliers qui seraient dignes de l’occuper, mais parce que cette Table doit finir comme elle a commencé. Elle commence en effet par un roi, Arthur, et ce roi, c’est toi. Et elle doit obligatoirement finir par un roi. Et ce roi viendra occuper son siège quand il plaira à Notre Seigneur[69]. Ainsi le premier à cette Table sera un personnage de haut rang, mais le dernier sera à égalité avec lui, comme il convient pour une compagnie aussi vénérable[70]. »

C’est alors que Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie, intervint et prit la parole devant tous ceux qui se trouvaient là : « Seigneurs, dit-il, je me fais l’interprète de tous mes compagnons. Je fais vœu que jamais jeune fille ou dame ne viendra en cette cour pour chercher secours qui puisse être donné par un seul chevalier, sans trouver réponse à sa demande. Et je fais aussi le vœu que jamais un homme ne viendra nous demander aide et assistance contre un quelconque chevalier, qu’il soit des nôtres ou qu’il soit étranger, sans obtenir cette aide et cette assistance. Et s’il arrivait que l’un de nous disparût au cours d’une expédition en pays lointain, tour à tour ses compagnons se mettraient à sa recherche pour le retrouver mort ou vif, et cela pendant un an et un jour ! »

Quand les compagnons eurent entendu ces paroles, ils manifestèrent leur accord. Le roi fit alors apporter les meilleures reliques qu’on put trouver, et tous les compagnons de la Table Ronde jurèrent sur les saints de tenir le serment qu’avait fait Gauvain en leur nom à tous. Et le roi ajouta qu’il voulait que quatre clercs soient désignés afin de mettre par écrit toutes les aventures que chacun des compagnons viendrait raconter devant le roi et devant les autres barons dès qu’il serait de retour d’une expédition.

Lorsqu’ils entendirent faire tous ces beaux vœux, les chevaliers et les dames qui étaient présents dans la salle furent très joyeux et satisfaits, jugeant qu’un grand bien et un grand honneur en rejailliraient sur le royaume de Bretagne. Et c’est depuis ce temps-là que l’on commença à voir, gravées sur la pierre ou sur le bois, le long des chemins et aux carrefours, ces lettres que personne ne pouvait effacer : « En ce jour commencent les aventures par lesquelles sera pris le lion merveilleux. Un fils de roi les achèvera, qui sera chaste et le meilleur chevalier du monde. »

Cependant, le roi Arthur n’avait pas oublié qu’il avait convoqué ses barons non seulement pour renouveler la Table Ronde, mais encore pour célébrer ses noces avec Guenièvre, la fille du roi Léodagan qui, pendant une longue période, avait été précisément le mainteneur de cette Table Ronde. Après que les dames, les jeunes filles, les chevaliers et les écuyers se furent rafraîchis et restaurés, ils se retrouvèrent, au début de l’après-midi, dans la grande salle de Camelot, toute semée de joncs, d’herbes vertes et de fleurs qui dégageaient de douces odeurs. Le soleil rayonnait à travers les verrières lorsque Guenièvre fit son entrée, conduite par les rois Ban et Bohort. Les assistants purent ainsi voir qu’elle était probablement la plus belle femme et la mieux aimée qui fût jamais, hormis Hélène sans pareille, la femme du roi Ménélas, et la fille de Pellès, le Roi Pêcheur, qui garda le Graal jusqu’au temps où fut engendré le Bon Chevalier.

Guenièvre avait le visage découvert, avec seulement, sur la tête, un cercle d’or dont les pierreries valaient bien un royaume. Elle portait une robe d’étoffe précieuse, tissée de fils d’or, si longue qu’elle traînait à plus d’une demi-toise. Marchant deux à deux et se tenant par la main, les fiancés, les rois et leurs épouses, les gens de leurs maisons, accompagnés des barons du royaume de Carmélide, des nobles dames du pays et des bourgeois les plus considérables, se rendirent à l’église où le mariage fut célébré en présence du chapelain d’Arthur, qui avait nom Amustant, et des évêques et archevêques du royaume de Bretagne. C’est un archevêque qui chanta la messe. Et quand la cérémonie fut terminée, le cortège sortit de l’église au milieu d’une grande foule de petites gens qui acclamaient la reine Guenièvre et le roi Arthur.

On revint à la grande salle de la forteresse, et là, après avoir écouté les bardes et les ménétriers qui racontaient et chantaient les plus belles histoires d’amour que l’on connaissait à l’époque, on s’assit aux tables qui avaient été préparées pour un dîner qui fut digne des plus grands festins des temps passés et présents. Après le repas, les chevaliers allèrent s’escrimer à la quintaine et tournoyer dans la prairie. Enfin, on servit à boire les plus délicieuses liqueurs qu’on eût pu trouver dans le royaume. Les convives se divertirent et se réjouirent autant qu’ils le pouvaient, célébrant dans la joie et l’allégresse cette journée qui avait débuté par le renouvellement de la Table Ronde et qui se terminait par le mariage du roi.

Quand vint la nuit, chacun retourna en son logis pour dormir et se reposer. Mais on conduisit Guenièvre à la chambre nuptiale où le chapelain bénit le lit conjugal, tandis que des valets aidaient Arthur à se dévêtir. Les suivantes de la reine parèrent celle-ci de ses plus beaux atours et la laissèrent seule avec Arthur. Les portes de la chambre furent fermées soigneusement. Mais le roi et la reine ne s’endormirent que très tard, le matin, bien après le lever du soleil.

Cependant, le soir de ce beau jour, au moment où Guenièvre était conduite dans sa chambre et où dames et chevaliers regagnaient leur logis, le chevalier Guyomarch, qui était cousin de Guenièvre, et qui faisait partie de l’escorte qui l’avait accompagnée depuis la Carmélide, demeura dans la salle basse de la forteresse, en grande conversation avec Morgane. Guyomarch était jeune et beau, impétueux et vaillant, et toutes les jeunes filles de son pays eussent volontiers consenti à devenir son amie. Or, pendant que se déroulaient les réjouissances des noces d’Arthur et de Guenièvre, Guyomarch n’avait eu d’yeux que pour la belle et jeune Morgane.

Morgane était, comme on le sait, la sœur du roi Arthur. Elle était gaie et fort enjouée, et elle chantait très plaisamment les refrains du temps passé. Elle avait une chevelure très noire, un visage très bien proportionné où se dissimulait toujours un sourire qui pouvait inquiéter ceux qu’elle regardait avec trop d’intensité. Elle était bien en chair, ni trop grasse ni trop maigre, avec de belles mains, des épaules parfaites, une peau qui paraissait plus douce que la soie, un corps souple et long, des jambes qu’on devinait très fines sous sa robe. Bref, Morgane était la plus avenante et la plus séduisante de toutes les femmes qu’on pouvait rencontrer à la cour du roi Arthur. Et, avec cela, on prétendait que c’était la femme la plus chaude et la plus luxurieuse de tout le royaume de Bretagne. Merlin lui avait enseigné l’astrologie et beaucoup de choses encore, en particulier des sciences qu’il n’était pas bon de divulguer au commun des mortels ; et elle s’était appliquée de son mieux à suivre les préceptes et les conseils de celui qu’elle avait choisi comme maître : c’est pour cette raison que, plus tard, on l’appela Morgane la Fée, à cause des merveilles qu’elle accomplissait et aussi des sortilèges qu’elle n’hésitait pas à lancer en certaines circonstances sur ceux qui avaient osé lui déplaire. Elle s’exprimait avec une douceur et une suavité délicieuses. Son charme était incontestable. Mais lorsqu’elle se trouvait plongée dans la colère, il était impossible de l’apaiser : on le vit bien par la suite, pour le malheur du royaume.

Quand ils eurent conversé un assez long temps, Morgane et Guyomarch se séparèrent, regagnant chacun ses appartements. Mais au moment où Morgane se disposait à entrer dans sa chambre, elle aperçut l’ombre de Merlin qui se projetait sur le mur. Elle se retourna et se mit à rire : « Voici donc, dit-elle, le véritable triomphateur de cette journée ! Tu peux être fier et content de toi, Merlin ! Tu as renouvelé la Table Ronde, marié mon frère à l’héritière de Carmélide, fourni une reine pour alimenter les rêves les plus louches de ses barons ! Tu as vraiment de quoi te réjouir, car ta Guenièvre attirera bien des ennuis à ce royaume. Je sais qu’elle causera la perte de cette Table Ronde que tu as eu tant de mal à faire accepter.

— Je sais cela aussi bien que toi, Morgane, répondit Merlin, mais qu’y puis-je apporter en fait de remède ? Nous ne pouvons rien contre le destin lorsque celui-ci a été tracé par Dieu lui-même. Te dirai-je, Morgane, que le jeune Guyomarch, qui semble si attiré par toi, et auquel tu n’es pas insensible, est aussi dangereux pour le royaume que cette Guenièvre que tu décries avec tant de haine ? – Me surveillerais-tu, Merlin ? demanda Morgane. Tu oublies que mes yeux pénètrent jusqu’au fond de l’âme et que je ressens ce que ressentent ceux en qui plonge mon regard. » Le sourire de Morgane devint alors plus ironique que jamais. « Je pourrais en dire autant à ton propos, Merlin, dit-elle, car je vois clairement en toi l’amour insensé que t’inspire cette jeune fille que tu as rencontrée au bord d’une fontaine, dans la forêt de Brocéliande. Et je lis en toi qu’elle causera ta perte, ou tout au moins ton éloignement définitif de ce monde des apparences dans lequel nous sommes incarnés, toi et moi, pour l’instant. – Tu dis vrai, répondit Merlin d’une voix soudain très triste. Mais cela ne sera pas avant que j’aie terminé la tâche pour laquelle j’ai subi cette incarnation. Tu connaissais déjà beaucoup de choses par toi-même, Morgane, lorsque j’ai entrepris de te dévoiler ce qui n’était point encore parvenu jusqu’à ta pensée. Mais il y a une chose que je n’ai jamais pu t’apprendre, autrement dit une chose que je n’ai jamais pu faire surgir de toi. – Laquelle ? demanda Morgane. – La compassion », répondit simplement Merlin.

Ils se turent l’un et l’autre, mais demeurèrent immobiles comme s’ils avaient encore des questions à se poser sans avoir le courage de les exprimer. À la fin, Morgane reprit la parole et dit : « Pour qu’il y ait compassion, il faut qu’il y ait souffrance, malheur, angoisse. Es-tu donc malheureux, Merlin, pour introduire ainsi ce mot de compassion dans ton discours ? » Merlin se mit à rire et dit : « Devine ! » Morgane eut un geste de colère, puis, se calmant, elle demanda d’un ton où se manifestait une certaine angoisse : « Trêve de plaisanteries, Merlin, que faut-il faire ? – Rien, répondit Merlin, ou plutôt tout, tout ce que tu dois faire et qui est inscrit en toi. Nous ne sommes que deux pions, disons deux fous, sur un gigantesque échiquier dont nous ne connaissons que les contours immédiats. Et si, en tant que fous, nous pouvons aller de travers et sauter certains obstacles, nous sommes quand même manipulés par qui tu sais ! » Et, sans ajouter un mot, Merlin disparut dans l’ombre.

Restée seule, Morgane, impressionnée par ce que venait de dire Merlin, hésita quelques instants, puis pénétra dans sa chambre. Elle n’avait aucune envie de dormir et elle s’assit sur un siège recouvert de fourrure, devant un rouet. Machinalement, elle se mit à dévider du fil d’or dont elle avait l’intention de faire une coiffe pour sa sœur, la femme du roi Loth d’Orcanie. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser au jeune et beau Guyomarch, dont la voix était si douce qu’elle la faisait frissonner de désirs à peine contenus. À la fin, elle ne put résister davantage. Elle leva sa main gauche et fit un étrange geste dans l’air avec ses doigts en murmurant : « Qu’il vienne ! qu’il vienne jusqu’à moi ! »

Quelques instants plus tard, après avoir frappé discrètement à la porte, Guyomarch entra dans la chambre. Il salua Morgane très doucement en la priant de ne pas le renvoyer, car il ne se trouvait pas fatigué et pensait qu’il aurait beaucoup de plaisir à continuer de parler avec elle. Elle lui répondit qu’elle acceptait volontiers sa présence et le pria de s’asseoir à côté d’elle. Comme elle n’avait pas interrompu son travail de dévidage, il se mit à l’aider de son mieux. Guyomarch était un beau jeune homme gracieux et bien fait, de nature souriante, et dont la chevelure blonde contrastait avec la teinte brune de celle de Morgane. De temps à autre, elle le regardait avec intérêt et sentait grandir son émoi. Quant à lui, elle lui plaisait de plus en plus, si bien que, sans plus attendre, il la pria d’amour. Elle ne le repoussa pas, et quand il vit qu’elle souffrirait de bon cœur ce qu’il osait à peine lui demander, il commença à la prendre dans ses bras et à lui donner des baisers qui, pour être tendres et doux, n’en étaient pas moins enflammés. Et, s’étant échauffés de la sorte, comme la nature le veut, ils s’étendirent tous deux sur une couche grande et belle, et ils se livrèrent au jeu commun, comme gens qui le désiraient ardemment, car si lui le souhaitait, elle ne le souhaitait pas moins. Et, cette nuit-là, ils demeurèrent si longtemps ensemble qu’ils ne s’aperçurent même pas de la lumière de l’aube.

Le lendemain, dans la forteresse de Camelot, peu nombreux furent ceux qui se levèrent de bon matin. Ce ne fut que dans le courant de l’après-midi que le roi Arthur, en compagnie de la reine Guenièvre et de quelques familiers, prit une collation sous le couvert d’un pavillon, dans la prairie qui se trouvait en face de l’entrée de la forteresse. C’est alors qu’une jeune fille d’une grande beauté s’avança vers le roi, tenant en ses bras le nain le plus contrefait qu’on eût jamais vu. En effet, il était maigre et avait le nez camus, les sourcils roux et recroquevillés, les cheveux gros, noirs et emmêlés, la barbe rouge et si longue qu’elle lui tombait jusqu’aux pieds, les épaules hautes et courbes, une grosse bosse par-devant, une autre par-derrière, les jambes brèves, l’échine longue et pointue, les mains épaisses et les doigts courts.

« Seigneur roi, dit la jeune fille, je viens de bien loin vers toi pour te réclamer un don. – C’est le devoir d’un roi, répondit Arthur, d’octroyer un don à ceux qui en demandent[71]. Dis-moi donc, je te prie, quel est ce don, et je te l’accorderai à condition qu’il n’aille ni contre mon honneur ni contre celui du royaume[72]. – Eh bien, voici : je te prie, seigneur roi, d’armer chevalier ce franc jeune homme, mon ami, que je tiens dans mes bras. Il est preux, courageux et de très haut lignage. S’il l’avait voulu, il aurait pu être adoubé par le roi Pellès de Listenois[73], mais il a fait serment de ne l’être que par toi ! »

En entendant cette supplique, tous les assistants se mirent à rire. « Garde bien ton ami, jeune fille ! s’écria Kaï, qui était toujours prêt à se moquer des autres[74], et tiens-le près de toi de peur qu’il ne te soit enlevé par les suivantes de madame la reine ! » Mais Kaï avait à peine prononcé ces paroles qu’on vit arriver deux écuyers montés sur de bons roussins. L’un portait une épée et un bouclier noir sur lequel étaient peints trois léopards d’or couronnés d’azur. L’autre menait en laisse un petit destrier fort bien taillé dont le frein était d’or et les rênes de soie. Un mulet les suivait, chargé de deux beaux et riches coffres. Les écuyers attachèrent les bêtes à un pin, ouvrirent les malles et en tirèrent un minuscule haubert et des chausses à doubles mailles d’argent fin, puis un heaume d’argent doré qu’ils apportèrent à la jeune fille. Elle-même sortit de son aumônière deux petits éperons d’or enveloppés dans une pièce de soie. Kaï les prit et feignit de vouloir les fixer sur les chevilles du nain, déclarant qu’il ferait celui-ci chevalier de sa propre main.

« S’il plaît à Dieu, dit la jeune fille, nul ne touchera mon ami si ce n’est le roi Arthur en personne. Seul un roi peut mettre la main sur un homme si haut placé que mon ami ! » Arthur vit bien qu’on ne ferait pas entendre raison à la jeune fille. Il chaussa donc l’un des éperons au pied droit du nain, tandis que la jeune fille lui bouclait l’autre. Puis il le revêtit du haubert, lui ceignit l’épée et lui donna la colée en lui disant, selon la coutume : « Que Dieu te fasse chevalier pour ton honneur et celui de ton lignage ! »

Il pensait en avoir fini, mais la jeune fille dit encore : « Seigneur roi, prie-le d’être mon chevalier ! – Volontiers », répondit Arthur. Et, s’adressant au nain : « Chevalier, dit-il, je te demande de consacrer ta vie à servir cette jeune fille qui est ton amie. » Le nain dit alors : « Puisque le roi le veut, je consens volontiers à servir fidèlement mon amie. » Et, là-dessus, il enfourcha son petit destrier, qui était de toute beauté et armé de fer. La jeune fille l’aida à monter, puis elle lui pendit le bouclier au cou, monta elle-même sur son cheval, et tous deux, suivis de leurs écuyers, s’en furent par la forêt aventureuse.

Les fêtes se terminèrent à Camelot, et bientôt le roi Arthur décida qu’il tiendrait à la Noël une cour renforcée à Carduel, afin que chacun des barons pût rendre compte des événements qui s’étaient déroulés dans ses propres domaines. Au jour dit, ils se présentèrent tous, en grand appareil, avec leurs épouses ou leurs amies vêtues de leurs plus riches robes. Pour la première fois, la reine Guenièvre, comme le roi, portait la couronne. Quand les cloches sonnèrent la grand-messe, ils allèrent entendre l’office, puis ils revinrent dans la grande salle où, les tables dressées et les nappes mises, les barons prirent place, chacun selon son rang. Et c’était Kaï qui avait l’honneur de servir le roi et la reine.

Au moment où il commençait son office entra dans la salle le plus bel homme qu’on n’avait jamais vu : sur ses cheveux blonds et ondulés, il portait une couronne d’or, comparable à celle du roi ; ses chausses étaient d’étoffe brune et sa cotte de soierie brodée ; sa ceinture de cuir était rehaussée d’or et de pierreries qui jetaient de tels feux que toute la salle en fut illuminée. On remarqua aussi que ses souliers étaient de cuir blanc, fermés par des boucles d’or. Et cet homme portait une petite harpe d’argent à cordes d’or, toute décorée de pierres précieuses. Malheureusement, il était aveugle, bien qu’il eût les yeux très clairs et très beaux, et un petit chien blanc comme la neige, attaché par une chaînette d’or à sa ceinture, le conduisit devant le roi Arthur. Alors, il accorda sa harpe, en tira quelques sons mélodieux, et se prit à chanter un lai breton, d’une façon si émouvante et si belle que Kaï, qui portait les mets au roi Arthur, en oublia son service et s’assit pour l’écouter.

« Je suis sur la montagne, chantait le barde. Mon esprit guerrier ne m’entraîne plus. Mes jours seront courts à présent, et ma demeure est en ruine. Le vent me mord, ma vie est une longue pénitence. La forêt reprend sa parure d’été, mais je me sens faible et las. Je ne vais point à la chasse et je n’ai plus de chiens. Je ne peux plus me promener. Mais qu’il chante donc, le coucou !…

 

« Le coucou babillard chante avec le jour, ses appels sont mélodieux dans la vallée, les coucous chantent dans les arbres fleuris. Sur la colline, de la cime joyeuse du chêne est venue une voix d’oiseau : Coucou de la colline, tous les amants répètent ta chanson !

 

« Les oiseaux sont bruyants, les vallées sont humides, la lune luit. Comme la minuit est donc froide ! Mon esprit est troublé par l’angoisse et le mal. La vallée est profonde et blanche. Comme la minuit est longue ! On honore le mérite, mais on n’a point d’égards pour la fatigue et la vieillesse.

 

« Les oiseaux sont bruyants, le rivage est humide, les feuilles sont tombées. Tant pis pour l’exilé qui sait qu’il est malade ! Les oiseaux sont bruyants, le sable est humide, clair est le firmament. La vague s’enfle et l’ennui flétrit mon cœur.

 

« Les oiseaux sont bruyants, le rivage est humide, brillant est le flot dans sa course rapide. Puis-je encore aimer ce que j’ai aimé autrefois lorsque j’étais jeune ? Qu’ils sont bruyants les oiseaux ! Ils sentent l’odeur de la chair. La voix des chiens retentit sur les landes… Qu’ils sont bruyants ces oiseaux ! »[75]

 

Comme le barde aveugle venait juste de terminer son chant, un homme aux allures étranges entra dans la salle. En voyant les rois couronnés, les dames et les jeunes filles richement parées, ainsi que le harpiste coiffé d’or, il s’arrêta tout interdit. Mais il se remit très vite et, s’étant fait montrer le roi Arthur, il s’avança vers lui et dit à haute voix : « Roi Arthur, je ne te salue pas, car celui qui m’envoie vers toi ne me l’a pas commandé ! Je te dirai seulement ce qu’il te fait savoir. Si tu t’y soumets, tu en auras honneur, mais sinon, il te faudra fuir de ton royaume, pauvre et exilé. » Arthur interrompit l’homme et lui dit : « Ami, trêve de bavardages ! Donne-nous ton message. Je t’assure que rien de mal ne t’arrivera, ni de ma part ni de la part de tous ceux qui sont ici !

— Roi Arthur, reprit l’homme, vers toi m’envoie le seigneur et le maître de tous les chrétiens, le roi Rion des Îles, dominateur de l’Occident et de toute la terre. Vingt-cinq rois sont déjà ses hommes liges ! Il les a soumis par l’épée et leur a enlevé la barbe avec le cuir. Il te somme de te présenter devant lui et de lui rendre l’hommage qui lui est dû. Fais lire ces lettres qu’il t’adresse et tu entendras ainsi sa volonté. » Le roi prit la missive que lui tendait l’homme et la confia à l’un des clercs qui se trouvait là. Et celui-ci se mit à lire à haute voix :

« Moi, roi Rion des Îles, seigneur de toutes les terres d’Occident, je fais savoir à tous ceux qui verront et entendront ces lettres que je suis à cette heure en ma cour, en compagnie de vingt-cinq rois qui ont reconnu ma puissance, qui m’ont rendu leurs épées et à qui j’ai pris leurs barbes avec le cuir. En témoignage de ma victoire, j’ai fait fourrer avec leurs barbes un superbe manteau auquel ne manque plus que la frange. Et, parce que j’ai entendu dire grand bien de la prouesse et de la vaillance du roi Arthur, je veux qu’il soit honoré davantage que les autres rois : en conséquence, je lui demande de m’envoyer sa barbe avec le cuir, et j’en ferai la frange de mon manteau pour l’amour de lui. Car mon manteau ne me pendra au cou qu’il n’ait sa frange, et je n’en veux pas d’autre que sa barbe. Je lui commande donc qu’il me l’envoie par un ou deux de ses meilleurs compagnons, et qu’il se présente ensuite à moi pour devenir mon homme lige et me rendre l’hommage qui m’est dû. S’il ne veut pas le faire, qu’il abandonne sa terre et parte pour l’exil, ou bien je viendrai avec mon armée et je lui ferai arracher de force sa barbe du menton, et cela à rebours, pour qu’il sente bien sa douleur, qu’il le sache bien. »

Quand il eut entendu le contenu de ces lettres, le roi Arthur répondit en riant que Rion n’était qu’un obscur prétentieux dont il n’avait jamais entendu parler et qu’il n’aurait jamais sa barbe tant qu’il pourrait la protéger. Ayant écouté cette réponse, le messager quitta la salle et le roi reprit son souper interrompu. Pendant ce temps, le harpiste allait de rang en rang, chantant pour les uns et pour les autres, et tous disaient qu’ils n’avaient jamais entendu chanter de façon si exquise. Le roi en était émerveillé. À la fin, le barde s’adressa à lui et lui dit : « Seigneur roi, je demande maintenant le prix de mes chants. – Demande ton prix et tu l’obtiendras, répondit Arthur, car m’est avis que tu l’as bien mérité ! – Alors, dit le barde, je demande à porter ton enseigne dans la première bataille que tu engageras. »

Le roi se mit à rire. « Comment cela, mon ami dit-il. Il me semble que tu oublies que tu es aveugle ! – Ha ! seigneur roi, répondit le barde, Dieu qui m’a déjà tiré de bien des dangers saura me conduire quand il le faudra ! » En l’entendant si bien répliquer, Arthur comprit que le barde n’était autre que Merlin, et il allait lui répondre qu’il lui octroyait sa demande quand il s’aperçut que le beau harpiste avait disparu : à sa place, on voyait un petit enfant de huit ans, les cheveux tout ébouriffés et les jambes nues, portant une petite massue sur l’épaule, qui disait au roi qu’il voulait porter son enseigne à la guerre contre le roi Rion des Îles. Tous les assistants se mirent alors à rire, car ils avaient reconnu Merlin. Celui-ci reprit alors la forme qu’il revêtait ordinairement devant eux[76].

« Merlin, dit encore Arthur, dis-nous ce que tu sais à propos de ce Rion des Îles. – C’est une longue histoire, répondit Merlin, mais je vais en dire l’essentiel. Il y a un certain temps, Nynniaw était roi d’Erchyng, et Pebyaw roi de Glamorgan. C’étaient deux bons amis, mais ils avaient le défaut d’être très orgueilleux. Un soir qu’ils se promenaient ensemble, alors que la nuit était très claire et que d’innombrables étoiles brillaient dans le ciel, Nynniaw dit à Pebyaw : « Quelle belle campagne est la mienne ! » Pebyaw, qui ne comprenait pas ce dont son ami voulait parler, lui demanda de quelle campagne il s’agissait. « C’est le ciel tout entier », répondit Nynniaw. Pebyaw fut très mortifié de cette réponse et, au bout de quelques instants, il dit à Nynniaw : « Regarde tout ce que j’ai de brebis et de bétail à brouter dans mes champs ! – Où sont-ils donc ? demanda Nynniaw, fort surpris. – C’est très simple, répondit Pebyaw, ce sont les étoiles dans le ciel, avec la lune qui est leur berger et qui les rassemble autour d’elle, lorsque vient le matin, pour les rentrer dans les bergeries ! » Nynniaw fut tout aussi furieux de cette réponse que Pebyaw l’avait été de la sienne et, à partir de ce jour, les deux rois se firent une guerre acharnée, chacun prétendant être plus riche et plus puissant que l’autre[77]. C’est alors que Rion des Îles, qui s’était donné pour mission de poursuivre l’oppression et l’injustice des rois déréglés[78], vint mettre la paix entre eux. Il les vainquit l’un et l’autre et les fit prisonniers. Puis il leur arracha la barbe avec le cuir et déclara : « Voilà les animaux qui ont brouté mes pâturages : je les en ai chassés et ils n’y paraîtront plus désormais[79] » Mais, après cela, Rion des Îles devint si orgueilleux qu’il se mit à pourchasser tous les rois, et chaque fois qu’il triomphait d’un, il lui arrachait la barbe. Il eut ainsi tant de barbes de rois vaincus qu’il décida, pour montrer sa puissance, de s’en faire confectionner un grand manteau. Voilà pourquoi, roi Arthur, il a envoyé ce messager vers toi, car il ne lui manque plus que ta barbe pour finir son manteau et prouver ainsi qu’il est le plus puissant de tous les rois de la terre[80] ! »

Les assistants se réjouirent grandement de cette histoire. Kaï et Bedwyr demandèrent à Arthur de leur permettre d’aller combattre Rion des Îles et de lui ravir le manteau dont il s’enorgueillissait avec tant d’audace. Mais le roi leur répondit que c’était à lui d’aller se mesurer avec Rion, au moment et au lieu qu’il choisirait lui-même. Et quand le repas fut terminé, chacun s’éparpilla dans les cours, devisant de choses et d’autres, écoutant les musiciens qui jouaient des airs anciens, ou regardant les montreurs d’ours qui faisaient danser les animaux au son de leurs tambourins.

Autour de la reine Guenièvre s’étaient groupés plusieurs compagnons. Il y avait là Kaï, Bedwyr et Gauvain, ainsi qu’Yder, fils du roi Nudd, l’un de ceux que Merlin venait de choisir pour prendre place à la Table Ronde. Yder avait un frère, qu’on nommait Gwynn, et qui était un redoutable guerrier, mais lui-même était doué d’une force peu commune[81]. Au cours d’une aventure récente, alors qu’Arthur avait emmené avec lui quelques compagnons pour lutter contre deux géants redoutables qui habitaient le mont des Grenouilles et qui ravageaient le pays alentour, Yder était parti, sans avertir personne, à la rencontre des géants et les avait provoqués. Il les avait tués tous les deux ; mais, épuisé par ce dur combat, il était tombé inanimé sur le bord d’un torrent, à tel point que, lorsque Arthur et les siens étaient arrivés sur les lieux, ils avaient cru qu’il était mort. On avait même emporté son corps sur un char afin de l’inhumer dignement, et c’est lors de la cérémonie qu’Yder s’était réveillé de sa torpeur, plus fringant et plus robuste que jamais.

Or, tandis que Guenièvre prenait plaisir à converser avec ses compagnons, dans une salle basse de la forteresse, un grand ours aveugle, excité et rendu furieux par le bruit qui se faisait autour de lui, rompit sa chaîne et se précipita dans la salle, droit sur la reine sur laquelle il leva ses pattes menaçantes. Guenièvre poussa un cri de terreur, mais elle ne pouvait échapper à la bête, coincée qu’elle était contre le mur du fond. Aucun des hommes présents n’avait d’armes : ils se précipitèrent à l’extérieur pour saisir soit une épée, soit un bâton. Mais Yder, sans hésiter un seul instant, s’avança vers l’ours et le prit à bras-le-corps. L’ours grogna et se débattit. Yder serra si fort que l’animal en perdit le souffle, et, au bout de cette terrible étreinte, l’homme souleva son adversaire en le saisissant par la peau du cou et le lança par la fenêtre, jusqu’en bas du fossé qui entourait la forteresse. Chacun s’empressa alors auprès de Guenièvre, qui était à peine remise de sa frayeur ; et le roi Arthur, prévenu de l’incident, s’en vint immédiatement féliciter Yder de son courage et de son dévouement envers la reine. De ce jour-là, la renommée d’Yder, fils de Nudd, compagnon de la Table Ronde, ne fit que grandir à travers le royaume[82].

Cependant, Rion n’avait pas oublié le défi qu’il avait lancé publiquement au roi Arthur. Il envoya un nouveau messager pour dire qu’il se tenait prêt dans une clairière, à quelques lieues de Carduel, et qu’il attendait qu’Arthur vînt combattre contre lui : il mettrait alors en jeu son manteau contre la barbe d’Arthur, et le vainqueur serait possesseur à la fois de la barbe et du manteau.

Quand Arthur entendit ce message, il devint rouge de colère. Puis il ordonna de lui apporter ses armes, son cheval et son épée Excalibur. Et sans attendre plus longtemps, il se précipita au rendez-vous que lui avait fixé Rion des Îles. Gauvain, Kaï et Bedwyr le suivirent, mais Arthur allait trop vite pour qu’ils pussent le rattraper et lui être de quelque secours. Ils durent se contenter de le suivre à distance et furent bien stupéfaits, le lendemain matin, lorsqu’ils virent revenir le roi sain et sauf et de fort bonne humeur. Sur l’encolure de son cheval, il portait fièrement le manteau de barbes de Rion des Îles. Il expliqua à ses compagnons comment il avait lutté longtemps contre son redoutable adversaire et comment il avait réussi à le vaincre. Il avait alors pris à Rion, selon les conventions, sa barbe avec le cuir et s’était bien entendu emparé du manteau, laissant l’orgueilleux roi des Îles aux mains de ses valets, à charge de soigner ses terribles blessures. Et c’est ainsi que le roi Arthur revint à Carduel, en compagnie de Gauvain, de Kaï et de Bedwyr. Lorsque les compagnons apprirent la victoire du roi, ils lui firent grand honneur et les fêtes se poursuivirent tard dans la nuit[83].

Mais, le lendemain, Arthur se réveilla au petit matin. Il avait eu de curieux rêves pendant son sommeil, et ces rêves, bien que diffus et sans grande consistance, lui avaient été très pénibles. Il lui semblait bien qu’il s’agissait de la fidélité de son épouse, et cette idée le hantait si fort qu’il ne put s’empêcher de réveiller Guenièvre. Celle-ci, croyant à un geste de tendresse, se blottit contre lui, mais le roi ne paraissait guère amoureux. Il s’assit sur le lit et lui dit : « Écoute-moi bien, Guenièvre, et ne prends pas à mal ce que je vais te demander. Je suis le roi et, comme tel, je dois aller combattre ceux qui veulent détruire le royaume que Dieu m’a confié. Ainsi ma vie est-elle en danger bien souvent, et si Dieu ne me prêtait pas aide et assistance, il y a longtemps que j’aurais pu mourir. Je m’en suis bien rendu compte hier en luttant contre ce Rion des Îles qui ne m’aurait pas épargné s’il l’avait pu : il aurait suffi que Dieu me retirât sa protection pour que je périsse ! – C’est impossible, répondit Guenièvre, car si Dieu t’a confié ce royaume, c’est qu’il veut que tu en sois le guide. – Mais, reprit Arthur, il me faudra bien mourir un jour, et c’est pourquoi une angoisse me vient à l’esprit. – Aurais-tu peur de la mort, mon cher époux ? » demanda la reine. Arthur attendit un instant avant de répondre : « Ce n’est pas ma mort que je crains, douce Guenièvre, mais le sort que subiront après moi ceux que j’ai aimés ».

Guenièvre s’était à son tour assise sur le lit. « Oui, poursuivit le roi, je m’inquiète pour toi, douce Guenièvre. Que feras-tu lorsque je ne serai plus là ? – Je peux te dire que mon chagrin sera immense, répondit Guenièvre. – Cela, je le sais, dit Arthur, impatienté, mais ce que je voulais te demander, c’est avec qui tu te remarierais. – Me remarier ! s’écria Guenièvre. Mais je n’en ai nullement l’intention. Pourquoi ces questions sans objet ? – Pourtant, reprit Arthur, une femme seule à la tête d’un royaume ne peut rien faire sans la présence d’un homme. Que tu le veuilles ou non, il te faudra bien épouser un autre homme lorsque j’aurai disparu. Il y va de la survie du royaume. Qui donc te paraîtrait le plus capable d’assumer la fonction royale auprès de toi ?

— Voilà bien une étrange enquête, dit Guenièvre en soupirant. Comment veux-tu que je le sache ? Tu es jeune, tu es vaillant, tu es l’époux que j’aime et personne, dans ce royaume, ne conteste ton autorité. » Et Guenièvre s’allongea, près de retomber dans son sommeil. Arthur était de plus en plus agacé. Il s’acharna dans son discours, démontrant à la reine qu’il ne s’agissait pas de sentiments mais d’intérêts relatifs au royaume. Il voulait que Guenièvre lui révélât un nom. À la fin, comme il se faisait de plus en plus insistant, elle dit : « S’il le fallait, je choisirais Yder, le fils du roi Nudd, qui est si courageux et si robuste. C’est en tout cas celui qui me déplairait le moins. » Cette réponse irrita profondément le roi, mais il n’en laissa rien paraître. Il sentait pourtant monter en lui une jalousie incontrôlée à l’égard du fils de Nudd, et il se demanda un instant s’il n’allait pas confier à celui-ci une mission dangereuse de laquelle il ne reviendrait pas. Il se leva sans ajouter un mot, se vêtit, sortit de la chambre et s’en alla marcher dehors[84] !

Il n’y avait que quelques gardes à la porte de la forteresse. Arthur franchit le pont-levis et s’éloigna en direction de la rivière dont il se mit à longer le cours, assez large à cet endroit, puisque la mer était très proche. Il était plongé dans ses méditations quand il vit s’échouer non loin de lui une barque qui semblait riche et bien décorée. Il n’y avait personne dans cette barque. Intrigué, le roi monta à bord et, sous un auvent, il découvrit le corps d’un chevalier mort, étendu sur un char. Et sa surprise ne fit que croître lorsqu’il remarqua que le chevalier avait conservé le fer d’une lance avec un tronçon du bois de la hampe fiché dans sa poitrine. Ayant remarqué une aumônière attachée à la ceinture du mort, il l’ouvrit, mais elle ne contenait qu’une lettre. Arthur prit la lettre et revint vers la forteresse.

Il était fort intrigué par l’aventure, mais il lui fallait quelqu’un pour lire cette lettre et savoir ainsi qui était ce mystérieux chevalier. Il demanda aux gardes d’appeler Merlin ; mais on lui répondit que Merlin était parti depuis déjà deux jours et que personne ne savait où il était allé. Arthur dut attendre le réveil de son chapelain. Entre-temps, tous s’étaient levés dans la forteresse et l’on avait bien remarqué la barque échouée juste en face.

Enfin, le chapelain lut à haute voix la lettre devant Arthur et quelques-uns des compagnons qui s’étaient rassemblés sur le rivage, près de la barque. Ils apprirent ainsi que le défunt demandait à être vengé de celui qui l’avait tué à tort. Mais ce qui était surprenant, c’est que la missive ne signalait ni le nom de la victime, ni le nom de son pays, ni le nom de son meurtrier. Par contre était indiquée la manière dont la vengeance devait s’accomplir. En effet, il était précisé que seul celui qui parviendrait à retirer du cadavre le tronçon de lance qui s’y trouvait enfoncé pourrait châtier le coupable. Et c’est avec le tronçon de lance que devait être frappé le meurtrier. Mais, pour achever l’aventure et rendre ainsi justice, le vengeur devrait recevoir l’assistance d’un compagnon, celui qui réussirait à ôter du doigt de la victime les cinq anneaux qui y étaient passés.

Arthur fit alors transporter le char sur lequel gisait le chevalier inconnu sur la terre ferme, et saisit le tronçon de lance avec l’intention de l’arracher. Il n’y parvint pas. Kaï essaya à son tour, puis Bedwyr, mais ni l’un ni l’autre ne réussirent l’épreuve. Ceux des compagnons d’Arthur qui se trouvaient présents échouèrent de la même façon : il était impossible, même en utilisant toute son énergie, de retirer le fer de la plaie. C’est alors qu’arriva Gauvain. S’étant fait raconter les détails de l’événement, Gauvain voulut, lui aussi, tenter sa chance, et, à la stupéfaction générale, sans aucun effort, il brandit bientôt le fer trempé de sang coagulé, avec le débris de la hampe qui s’y trouvait encastré. « Beau neveu ! s’écria Arthur, c’est donc à toi que revient l’honneur de venger ce chevalier dont nous ne savons ni le nom ni le pays d’origine. Que Dieu te protège et te permette de mener à bien cette mission qui engage notre honneur à tous ! »

Gauvain fit demander ses armes, fit seller son cheval et fit ses adieux à la cour. « Mais où iras-tu ? demanda Arthur. – Là où le Gringalet, mon cheval, me conduira », répondit simplement Gauvain. Il sauta en selle, piqua des deux et s’éloigna le long de la rivière. Après quoi, le roi retourna auprès du cadavre et se mit en devoir de retirer de son doigt les cinq anneaux. Il n’y parvint pas, et tous s’y essayèrent les uns après les autres durant toute la matinée. On emmena le corps jusqu’à la chapelle de la forteresse et on y chanta la messe des défunts. Mais au moment de mettre le corps dans la fosse qui avait été préparée dans le cimetière attenant, Kaï s’écria tout à coup : « Regardez ! Les anneaux ne sont plus à son doigt ! »

On se précipita et on vit bien que Kaï n’avait pas menti. « Qui donc a pu retirer ces anneaux ? » demanda Arthur. Mais personne, parmi ceux qui l’entouraient, ne put répondre à cette question. À ce moment, un valet s’approcha du roi et lui dit qu’un cavalier venait de sortir au grand galop de la forteresse et se dirigeait dans la direction où l’on avait vu partir Gauvain. « Qui est-ce ? demanda le roi. – Je ne l’ai pas reconnu », répondit le valet. Alors Bedwyr, qui avait une vue perçante, se haussa sur les remparts, regarda l’horizon et dit : « Je le vois bien, c’est Yder, le fils du roi Nudd ! » Quand il entendit ces mots, le roi Arthur se sentit envahi par une mauvaise pensée : « Et s’il ne revenait pas… » se dit-il en lui-même.

Pendant ce temps, Gauvain poursuivait sa route le long de la rivière, ne sachant pas où il allait et se fiant à l’instinct de son cheval. Il arriva bientôt près de la mer et vit sur le rivage, échouée sur le sable, une barque identique à celle qui avait amené à Carduel le mort inconnu. Gauvain s’arrêta et s’écria : « Y a-t-il quelqu’un ? » Il ne reçut aucune réponse et, sans descendre de cheval, il passa à bord, non pour y embarquer, mais simplement pour vérifier s’il n’y avait pas un être vivant caché à l’intérieur. Il examina soigneusement l’ensemble du bateau et n’y découvrit rien qui pût y faire supposer une présence quelconque. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand il s’aperçut que, pendant sa visite des lieux, la barque avait quitté le rivage et voguait maintenant en pleine mer. « Après tout, se dit-il, c’est peut-être là le signe que j’attendais ! » Et se recommandant à Notre Seigneur, il s’assit sur un tas de cordages, attendant sans impatience ce qui allait lui arriver.

La barque longea des côtes et navigua au milieu d’îles verdoyantes, puis aborda dans un estuaire où elle s’échoua sur le sable. Gauvain prit le Gringalet par la bride et regagna la terre ferme. Il ne connaissait pas ce pays et se demandait bien où il se trouvait. S’étant rassasié de fruits sauvages et ayant bu abondamment de l’eau qui coulait d’une fontaine entre deux arbres, il remonta en selle et poursuivit son chemin, laissant aller le Gringalet où bon lui semblait. L’homme et le cheval se sentaient perdus dans une grande lande désertique où le vent faisait vibrer les rares touffes d’ajoncs qui tentaient avec acharnement de se dresser vers le ciel.

Comme il venait de traverser la lande, Gauvain aperçut une jeune fille montée sur une mauvaise mule grise. Il s’approcha dans l’intention de lui demander où il se trouvait et fut bien étonné de voir qu’elle portait tous ses vêtements à l’envers. Il l’interrogea à ce sujet : « C’est en signe de deuil, répondit la jeune fille, et j’ai juré de ne jamais avoir des vêtements à l’endroit tant que ne sera pas vengé le preux Raguidel, qui était mon ami très cher. Il a été tué par son ennemi Guenguasœn, à cause des armes magiques de celui-ci. Mais, lorsqu’il a porté le coup mortel dans la poitrine de Raguidel, sa lance s’est brisée, et le fer est resté dans le corps. » Gauvain montra à la jeune fille le tronçon qu’il avait arraché au défunt, sur la barque échouée devant Carduel. « Est-ce ce fer ? demanda-t-il. – Oui, c’est bien le fer de la lance qui a tué Raguidel, répondit-elle. Je vois que c’est toi qui dois venger mon ami, puisque tu as réussi l’épreuve. C’est moi qui ai écrit la lettre dans laquelle j’expliquais comment justice devait être faite, et c’est la fée de la montagne qui m’a fait placer le corps dans cette barque magique grâce à laquelle tu es arrivé ici. Mais la fée de la montagne m’a bien dit que tu ne pourras rien accomplir seul. Il te faudra l’aide d’un chevalier qui aura réussi à enlever les cinq anneaux qui étaient au doigt de Raguidel.

— Je me sens capable de faire justice moi-même », dit Gauvain. La jeune fille reprit : « Quand bien même tu le voudrais, tu ne le pourrais pas, car Guenguasœn est un redoutable magicien. Il connaît les secrets qui rendent invulnérable et ne peut être tué que dans certaines conditions. Ainsi me l’a révélé la fée de la montagne : il faut qu’un chevalier le frappe avec le tronçon de lance enlevé du corps de Raguidel tandis qu’un autre chevalier doit attaquer l’ours féroce qui accompagne toujours Guenguasœn. Et, de plus, cet autre chevalier doit être amoureux de la fille de Guenguasœn, la jeune Guenloie, dont la beauté est plus radieuse que la plus douce aurore d’un jour d’été. Et ce ne peut être que celui qui aura réussi à prendre les anneaux que Raguidel avait à son doigt. Tu es l’un des deux chevaliers qui doit me venger, seigneur, mais tu ne pourras rien accomplir seul.

— C’est ce qu’on verra ! s’écria Gauvain. De toute façon, je partirai à la recherche de Guenguasœn et je le combattrai ! Dieu me maudirait si je n’allais pas au terme de cette aventure ! » Et, guidé par la jeune fille, Gauvain se dirigea vers la forteresse de Guenguasœn, qui était haute et bien bâtie, à l’abri entre les deux pentes d’une vallée profonde. Quand Guenguasœn vit qu’un chevalier arrivait devant sa forteresse et manifestait des intentions belliqueuses, il prit ses armes, monta sur son cheval et, suivi par l’ours qui l’accompagnait toujours, il se prépara au combat. Gauvain se précipita sur lui, la lance baissée, mais la lance se brisa subitement sans qu’elle atteignît quoi que ce fût. Gauvain revint à l’attaque avec son épée : celle-ci lui échappa des mains. Alors, il saisit le tronçon de lance et, lançant son cheval le plus vite possible, il en frappa Guenguasœn. Celui-ci poussa un cri terrible, car il avait été rudement blessé au bras. Mais il ne se tint pas pour vaincu : il railla Gauvain, l’accusant d’être un fanfaron, puis, suivi de son ours, il partit au galop, laissant son adversaire désemparé. Gauvain alla ramasser son épée. « Seigneur, dit la jeune fille qui avait assisté au combat, je t’avais bien prévenu que tu ne pouvais rien accomplir seul ! – Qu’importe ! s’écria Gauvain. Je le poursuivrai jusqu’en enfer ! » Et, sans plus attendre, il éperonna le Gringalet et s’élança dans la direction qu’avait prise Guenguasœn.

Pendant ce temps, le chevalier qui avait ôté les cinq anneaux du doigt de Raguidel, c’est-à-dire Yder, fils du roi Nudd, avait poursuivi son chemin. Lui, il savait exactement où il allait et connaissait fort bien le pays de Guenguasœn, car, depuis de longues semaines, il ne pouvait chasser de son esprit l’image de la belle Guenloie[85], la fille de Guenguasœn, dont il était éperdument amoureux. C’est pourquoi, prêt à tout tenter pour obtenir Guenloie, il s’était décidé à tenter l’épreuve, et cela à l’insu de tous les autres chevaliers. Or, il avait vu la nef magique aborder sur le rivage et reconnu Gauvain. Il l’avait suivi de loin et avait été témoin du combat mené contre Guenguasœn. Et maintenant, sans se faire remarquer, il chevauchait à la suite de Gauvain et de la jeune fille.

C’est Yder qui rejoignit le premier Guenguasœn. Dès que celui-ci le vit, il envoya l’ours à sa rencontre. Yder sauta de son cheval et lutta contre l’ours avec un tel acharnement qu’il parvint à l’étouffer entre ses bras robustes. Guenguasœn voulut se précipiter vers Yder, mais à ce moment-là Gauvain surgit brusquement et renversa Guenguasœn. Celui-ci se vit perdu et, pour gagner du temps, proposa à Gauvain de le combattre avec des armes ordinaires, sans faire usage de ses pouvoirs magiques. « Non ! répliqua Gauvain. Tu dois mourir pour le meurtre que tu as commis envers le chevalier Raguidel, et je ne t’épargnerai que si tu demandes grâce à cette jeune fille dont tu as tué l’ami. » Guenguasœn refusa tout net. Alors Gauvain prit le tronçon de lance et l’enfonça dans le cœur de Guenguasœn.

Quand les vassaux de Guenguasœn apprirent la nouvelle que leur seigneur venait de périr, ils furent bien soulagés, car ils avaient beaucoup souffert de la tyrannie du vaincu. Ils vinrent rendre hommage à Gauvain, lui proposant les domaines et la fille de Guenguasœn, la belle Guenloie.

« Gauvain, dit alors Yder, au nom de notre amitié et du serment que nous avons échangé quand nous avons pris place à la Table Ronde, je te demande de renoncer en ma faveur à ce qu’on te propose. Car j’aime la belle Guenloie depuis bien longtemps, et c’est pour elle que j’ai entrepris cette aventure, autant que pour accomplir la vengeance de Raguidel. Et sache que si tu réponds favorablement à ma demande, je me reconnaîtrai ton homme lige et je te servirai toujours fidèlement dans la mesure de mes moyens. – Bien volontiers, dit Gauvain, car je ne me suis engagé dans cette aventure que pour l’honneur de la Table Ronde. » Les deux chevaliers se donnèrent l’accolade. Puis on procéda au mariage d’Yder, fils du roi Nudd, et de la belle Guenloie. Et après quelques jours de réjouissances, Gauvain et Yder retournèrent à Carduel où ils racontèrent au roi Arthur les événements qu’ils avaient vécus. Et Arthur fut tout heureux de savoir qu’Yder avait épousé une femme aussi belle que l’aurore d’un jour d’été[86].