AVANT-PROPOS

J’ai commencé à étudier la vie de Staline et le stalinisme il y a près de quarante ans, à partir de quelques documents ou souvenirs sélectionnés avec un soin parcimonieux par l’équipe de Krouchtchev. Indubitablement, ils éclairaient quelques pages de la vie du Guide : l’année 1917, les suites du meurtre de Kirov, la liquidation de ses propres fidèles, la guerre, les derniers jours, mais aussi quelques aspects du stalinisme[1]. Puis j’ai travaillé sur l’état-major bolchevik en publiant, avec Georges Haupt, une série d’autobiographies et de biographies commentées de ses principaux membres[2]. Après quelques brèves études sur Trotsky et le trotskysme, obsession de Staline[3], j’ai, il y a une dizaine d’années, dès l’ouverture des archives et des bouches à Moscou, tenté d’étudier certaines périodes de l’existence et de l’activité de Staline : sa jeunesse[4], demeurée très obscure, la déportation des peuples en 1937, 1941, 1943-1944[5], la liquidation du Comité antifasciste juif en 1948-1952, et le complot des Blouses blanches en 1952-1953[6]. Des archives en provenance du ministère de l’Intérieur, fournies par l’historien russe Podchtchekoldine, m’avaient en outre permis de connaître quelques aspects nouveaux du Goulag et de sa fonction dans l’économie de l’URSS sous Staline[7].

Aujourd’hui, même si les 16 174 dossiers du fonds Staline à Moscou ne sont pas encore tous accessibles, l’ouverture progressive des archives de l’époque soviétique et la publication d’une masse de documents, souvenirs et témoignages ont enrichi et renouvelé la connaissance de la vie et de l’activité de Staline : sa correspondance avec sa mère, sa femme, ses enfants et ses lieutenants ; les procès-verbaux du Comité central, qui organisa la grande Terreur de 1936-1938 ; les corrections et ajouts qu’il effectua de sa propre main sur sa biographie officielle ; les procès-verbaux de ses conversations avec des grands et des moins grands de ce monde ; les souvenirs d’Alexis Balachov, ancien membre de son secrétariat, du Hongrois Mathias Rakosi, le fidèle secrétaire du PC hongrois, de Valentin Berejkov, un moment son interprète, de Dmitri Chepilov, qu’il propulsa dans l’appareil à la veille de sa mort ; les documents sur Lev Mekhlis, son âme damnée ; le Journal du secrétaire général du Comintern de 1935 à 1943, Gueorgui Dimitrov, ou celui du commissaire du peuple à la Construction mécanique, Vladimir Malychev, adorateur du Maréchal ; le texte complet des Mémoires de Gueorgui Joukov – auparavant amputé d’une centaine de pages consacrées à Staline ; les quelque 3 000 pages du texte non élagué des Souvenirs de Krouchtchev ; le récit, fourni en 1956 par Mao Tsé-toung, de ses rencontres avec Staline en 1949 ; les procès-verbaux du Secrétariat du Comité central ; le Journal de Vladimir Antonov-Ovseenko, consul général à Barcelone en 1936-1937. Cette masse nouvelle d’informations, jointe aux documents que m’ont fournis les descendants de vieux militants et dirigeants soviétiques (notamment les lettres du jeune protégé de Staline, Besso Lominadzé, à Sergo Ordjonikidzé ; le procès-verbal intégral de l’interrogatoire de Nicolas Mouralov, accusé du second procès de Moscou, les souvenirs de la fille de Alexis Rykov, membre du Bureau politique, accusé du troisième procès de Moscou, les mémoires inédits du vieux militant de l’Opposition ouvrière Mikhail Baitalski), m’ont permis d’écrire cette biographie. J’ai pu, enfin, utiliser la documentation considérable accumulée six ans durant par l’historien Vadim Rogovine, dont témoignent ses six ouvrages sur la politique de Staline de 1923 à 1939, somme monumentale, occultée en Russie et en Occident parce qu’elle ne répond pas aux canons de la pensée standardisée sur la question.

Il est de bon ton, aujourd’hui, de présenter l’idéologie comme le moteur d’une histoire que l’on réduit trop facilement à un conflit entre bons et méchants, démocrates et totalitaires. Pourtant, voir en elle le mobile de décisions qui obéissent en fait à des motifs économiques, sociaux et politiques qu’elle camoufle, c’est prendre la paille de la propagande pour la réalité des choses. Staline en a joué auprès de millions d’hommes et de femmes. Il n’a longtemps cessé de « démasquer » des « individus à double face », accusés de passer leur temps à dissimuler leur vrai visage. Cette imputation à l’autre, opposant réel ou imaginaire, de ses propres manœuvres, souligne que la nature de son pouvoir différait radicalement de l’image qu’il en donnait. Cela est aussi vrai de sa vie.

Et c’est cette vie-là que j’ai choisi de raconter.

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