CHAPITRE XI
Secrétaire général

La bureaucratisation du parti communiste au pouvoir provoque dans ses rangs un vif mécontentement qui explose brutalement au XIe congrès, en mars 1922. L’Opposition ouvrière a envoyé au Comité exécutif de l’Internationale une protestation signée par 22 militants dénonçant les atteintes à la démocratie au sein du parti russe. Une séance à huis clos du congrès en discute. Le vote, non rendu public, est un avertissement sévère : 227 délégués votent pour la résolution qui condamne l’appel des 22, soutenue par tout le Bureau politique, et 215 votent la motion d’Antonov-Ovseenko, qui « réclame un changement d’attitude à l’égard des dissidents[376] » et soutient en fait leur protestation. Ce vote illustre l’ampleur du mécontentement et témoigne du caractère démocratique de l’élection des délégués dans les congrès régionaux. Staline n’oubliera pas la leçon.

Sa carrière connaît alors un tournant décisif. Au congrès, Preobrajenski s’en prend à lui parce que, membre du Bureau politique et double commissaire du peuple, il symbolise à lui seul, explique-t-il, la bureaucratisation effrénée du pouvoir. Staline ne répond pas. Lénine s’en charge : « Nul autre que lui ne pourrait être commissaire aux Nationalités. De même pour l’Inspection ouvrière et paysanne. C’est un travail gigantesque… Il faut qu’il y ait à sa tête un homme doté d’autorité, sinon nous allons nous embourber et nous noyer dans les intrigues mesquines[377]. » Intrigues auxquelles, sérieusement, Lénine le juge étranger.

Le Comité central élu à ce congrès, au cours duquel, comme à son habitude, Staline n’a pas dit un mot, sauf en coulisses, le nomme, enfin, le 4 avril 1922, au nouveau poste, apparemment technique, de Secrétaire général du Comité central, assisté de ses fidèles Molotov et Kouibychev. Kamenev, qui préside la séance, a proposé sa candidature, en accord avec Zinoviev. Selon Trotsky, Lénine aurait dit alors : « Ce cuisinier ne préparera que des plats épicés. » L’authenticité du mot, répété au fil des ans par des partisans déçus de Staline (Martemian Rioutine, Fiodor Raskolnikov, etc.), est incontestable. Mais il doit être plus tardif et ambigu. Lénine, présent, n’élève d’ailleurs aucune objection et rien n’annonce la brutale dégradation à venir de ses rapports avec Staline. On ne peut donc suivre Trotsky lorsqu’il affirme dans Ma vie : « Staline avait été élu Secrétaire général du Parti contre la volonté de Lénine qui se résignait à le voir à ce poste tant que lui-même était à la tête du Parti[378]. » La Pravda ne l’annonce qu’en quatre lignes, et L’Humanité illustre son annonce par la photo de Frounzé. La décision paraît donc de peu d’importance.

Staline est alors peu connu en dehors de la hiérarchie, dont il devient l’intendant. À la différence de Mussolini ou de Hitler, dont l’ascension a été parsemée de coups d’éclat réussis ou ratés, il semble sortir de l’ombre, voire de la nuit. Il ne figure pas dans les Silhouettes révolutionnaires de Lounatcharski, commissaire à l’Instruction publique, publiées en 1923. Effacé, ne paraissant guère à la tribune où d’autres font merveille, il est rompu au travail de coulisses auprès des délégués du rang auxquels il ressemble et qui, avec lui, ont l’impression de traiter d’égal à égal. Le futur dirigeant de la Hongrie socialiste, Mathias Rakosi, membre du Comité exécutif du Comintern, note dans ses souvenirs son « extérieur simple et même provincial », et ajoute : « Avec moi, comme avec les étrangers, il parlait toujours poliment, tranquillement, mais j’avais parfois l’impression de serrer un gant de verre dissimulant une main blindée[379]. » Il est mauvais orateur, comme la plupart des délégués, sa diction est monocorde, son vocabulaire est pauvre, donc accessible. La double simplicité sémantique et rhétorique de ses discours et de ses écrits, qu’il construit par questions et réponses comme un catéchisme, séduit les membres frustes de l’appareil.

Son ami Enoukidzé dira avec une incroyable vantardise : « Nous ne craignons pas Staline. Aussitôt qu’il voudra prendre de grands airs, nous l’éliminerons[380]. » Ses pairs estiment en lui l’organisateur, l’administrateur qui fait exécuter rapidement les décisions prises, le contrôleur à poigne apte à faire régner la discipline, mais ne prisent guère ses capacités intellectuelles. Deux ans plus tard, lors de la campagne contre Trotsky, David Riazanov lui dira d’un air condescendant : « Laisse tomber, Koba, ne te mets pas dans une situation ridicule. Tout le monde sait très bien que la théorie n’est pas ton fort[381]. » Boukharine, à la veille de sa rupture avec lui, confiera à Trotsky : « Sa première qualité, c’est la flemme. Sa seconde qualité, c’est une jalousie sans bornes à l’égard de ceux qui savent ou peuvent plus que lui[382]. » La flemme ? Tout dépend pour quoi. Pour les débats théoriques qui passionnent Boukharine et pour les discours, certes, mais dans le travail d’appareil, de secrétariat et d’intrigues, il est tenace, acharné, obstiné. Ivan Smirnov tranche : « C’est un homme tout à fait terne et insignifiant[383] » ; Kamenev ajoute : « C’est tout juste un politicien provincial. » Trotsky commente : « Terne oui, insignifiant non », et résume ce bouquet de compliments par un oxymoron brutal : « C’est la plus éminente médiocrité de notre parti[384]. »

Mais Lénine l’apprécie malgré ses bouderies capricieuses. En décembre 1922, il le présentera comme l’un des deux hommes les plus « éminents » du Comité central. Et quand, le 4 janvier 1923, il demande d’écarter Staline du poste de Secrétaire général, c’est son caractère qu’il met en cause et non sa valeur. En l’y plaçant alors, Lénine croit confier le contrôle de l’appareil central du Parti à l’un des rares dirigeants étrangers aux incessantes luttes de fraction, gage, donc, de neutralité et d’apaisement. Sa discrétion dans les congrès conforte cette image. Zinoviev, de son côté, pense pouvoir manœuvrer aisément ce balourd silencieux contre Trotsky. Mais Lénine et lui se trompent lourdement. Ils s’en apercevront bientôt, mais trop tard.

Avril 1922 est donc bien une date-clé, celle peut-être où Staline note au dos de la couverture du livre de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme les remarques suivantes non datées : « La faiblesse, la paresse, la stupidité sont les seuls traits qui puissent être qualifiés de vices. Tout le reste […] constitue indubitablement une vertu ! Si un homme est 1o fort (spirituellement), 2o énergique, 3o intelligent (ou capable), alors il est bon, indépendamment de ses autres "vices"[385]. »

Staline s’installe dans un petit immeuble occupé non loin du Kremlin, rue Vozdvijenka, par le Comité central qui y emploie 200 secrétaires entassés dans des petits bureaux. À partir de ce poste, il va tisser la toile où vont s’engluer ses adversaires.

Il réorganise l’appareil dirigeant, composé désormais de trois organismes, subdivisions d’un Comité central en théorie souverain : le Bureau politique, le Bureau d’organisation et le Secrétariat. Le Bureau politique, créé en mars 1919 et composé de cinq membres, puis de sept, se réunit chaque semaine et prend les décisions politiques. Le Bureau d’organisation, créé en janvier 1919 et composé lui aussi initialement de cinq puis de sept membres, se réunit au moins trois fois par semaine pour mettre en œuvre une partie des décisions : il affecte les cadres supérieurs du Parti, prépare ses conférences et congrès, étudie et contrôle les rapports des instances inférieures du Parti à la direction, et rédige les réponses aux questions qu’ils contiennent. Le Bureau d’organisation désigné le 3 avril 1922 n’est constitué que d’hommes proches de Staline (Andreiev, Kouibychev, Molotov) ou qui le soutiennent (Dzerjinski, Rykov, Tomski). Le Secrétariat du Comité central, créé en mars 1919 lui aussi, flanque le Bureau d’organisation dont il comprend un membre, assisté de cinq secrétaires ou assistants techniques. Il transcrit en instructions compréhensibles à tous les cadres du Parti – et donc interprète à sa guise – les décisions du Bureau politique, en rédige les circulaires d’application, affecte, désigne, mute, révoque, promeut la masse des cadres du Parti.

Seul Staline appartient aux trois organismes dirigeants. Mais il consacre toute son énergie à réorganiser le Secrétariat, afin d’en faire un véritable centre décisionnel placé sous sa direction et celle de ses deux adjoints, Molotov et Kouibychev (remplacé en 1923 par Roudzoutak), assistés des fidèles Mekhlis et Tovstoukha, qui dirigent aussi son secrétariat personnel. En juin 1924, il élargira le Secrétariat à cinq membres, dont Molotov et Kaganovitch, fils de savetier comme lui, à demi inculte mais vrai bourreau de travail.

Le Secrétariat repose sur deux départements : « organisation et affectation » d’une part, « organisation et instruction » d’autre part. Le premier assure la liaison avec les instances locales du Parti, leur enregistrement, le choix et la répartition des cadres ; il gère la « nomenklatura », c’est-à-dire la liste des postes dans l’État dont le Comité central doit (théoriquement) superviser la nomination ; cette liste, en 1922, concerne un peu moins de mille personnes. Le second, confié à Kaganovitch, dénommé à partir de 1926 « Département secret » du Secrétariat, rédige et expédie à toutes les instances du Parti un « mode d’emploi » des résolutions du Bureau politique et du Comité central. L’un de ses membres, Balachov, en explique la nécessité : « Le Comité central était obligé de donner des instructions amples et détaillées aux cadres sur place dans la mesure où il s’adressait à des gens en majorité peu instruits et qui, souvent, ne comprenaient même pas de quoi il était question dans les résolutions et qui avaient donc besoin d’explications et d’indications concrètes[386]. » C’est le travail du Secrétariat. Le Bureau politique et le Comité central mettent au point des textes que la chancellerie de Staline interprète, traduit et commente pour les milliers de cadres chargés de les appliquer. Il a donc un pouvoir de décision à l’ombre du Bureau politique, et bientôt à sa place.

À côté de ces trois instances, la commission centrale de Contrôle (ou commission des Conflits), créée en 1920, est dirigée par deux hommes soumis à Staline, Aron Soltz – remplacé à la présidence en 1923 par Kouibychev, puis en 1926 par Sergo Ordjonikidzé – et Matvei Chkiriatov. Ce dernier, apparatchik brutal, dont les lettres sont truffées de fautes d’orthographe, apprenant un jour par sa mère la condamnation de son propre frère à deux ans de prison pour larcin, manifestera sa fermeté « bolchevique » en exigeant l’augmentation de cette peine à ses yeux trop légère.

En 1922, le Secrétariat du Comité central apparaît comme un appareil à part entière, à côté des autres organismes qui disposent chacun de leur hiérarchie et de leurs services : le Comintern et le soviet de Petrograd, dirigés par Zinoviev, le commissariat à la Guerre et le Comité militaire de la République, dirigés par Trotsky, le Conseil du travail et de la défense et le soviet de Moscou, dirigés par Kamenev, le Conseil supérieur de l’économie nationale, dirigé par Rykov, le Conseil central des syndicats, dirigé par Tomski, le Guépéou (qui a succédé à la Tcheka cette année-là), dirigé par Dzerjinski. Ces appareils ont jusqu’alors fonctionné plus ou moins en parallèle, et les conflits entre eux se sont toujours réglés sous la direction de Lénine au Bureau politique, dont tous ces hommes sont membres, sauf Dzerjinski.

La situation se modifie au cours de l’année 1922. Quand Lénine est écarté de la vie politique par la maladie, d’avril à la fin de septembre, l’importance respective de ces divers appareils a déjà été fortement modifiée. C’est patent pour l’appareil militaire dirigé par Trotsky, qui, avec la paix, est réduit à un rôle secondaire, l’armée, démobilisée, passant en deux ans de près de 5 millions d’hommes à un demi-million. Il en va de même pour le Conseil du travail et de la défense. La révolution mondiale s’éloignant, le Comintern perd lui aussi de son poids. La marge d’indépendance des organismes gouvernementaux et économiques, et surtout de l’appareil syndical, se réduit au fur et à mesure que l’appareil du parti unique renforce son contrôle sur eux. D’un autre côté, le Conseil supérieur de l’économie nationale, à la tête duquel est bientôt nommé (en 1924) Dzerjinski, le chef du Guépéou, fidèle de Staline, renforce son influence.

Staline s’attache d’emblée à renforcer le poids de son appareil en instaurant des règles strictes de fonctionnement ; l’une des plus importantes est la généralisation systématique du secret introduit pendant la guerre civile. Le Comité central avait alors mis en place un service du chiffre essentiellement pour les textes à connotation militaire puis, en septembre 1920, pour certains documents de la direction du Parti. Au cours de l’année 1922, Staline réglemente et généralise le système : il met en place une correspondance secrète destinée au Secrétariat que seul son premier adjoint a le droit d’ouvrir et systématise l’usage de la correspondance chiffrée.

Le Secrétaire général ne peut jouer un rôle prééminent que si la situation confère à cette fonction un rôle décisif. Tel est bien alors le cas. En 1917, la prise du pouvoir par les bolcheviks de Lénine avait couronné une gigantesque explosion sociale, et à leurs yeux devait, pour réussir, déboucher sur une révolution européenne rendue inéluctable par le choc de la guerre mondiale. Sinon, la révolution russe périrait étouffée ou étranglée. Or, les perspectives de la révolution internationale s’éloignent après son échec en Allemagne (1919-1921), en Hongrie (1919), puis en Italie (1920). Le ressort de 1917 se détend ; 1922 est l’année de la grande lassitude. Malgré quelques soubresauts aux confins orientaux du pays, la guerre civile s’achève, laissant derrière elle 6 millions de morts, des ponts détruits, des villages rasés, des voies de chemin de fer engorgées, 4,5 d’orphelins abandonnés et 3 millions de soldats de l’Armée rouge démobilisés le plus souvent sans travail, tentés ici ou là par le brigandage.

Les soucis de la vie quotidienne prennent tout le monde à la gorge. Trotsky fixe à l’intention de l’Armée rouge des tâches terre à terre, typiques de la nouvelle période. Dans un article intitulé « L’attention doit porter sur les détails », il exige « que les bottes soient graissées à temps et lacées avec soin », que soient colmatées « les petites dégradations de la chaussée qui, non réparées à temps, forment des nids-de-poule et des ornières », que « l’on ne crache pas et ne jette pas de mégots dans les escaliers[387] ». On est bien loin du romantisme révolutionnaire…

Militants et partisans ont pendant trois ans sillonné le pays d’est en ouest et du nord au sud, livré bataille aux armées blanches et aux armées dites vertes des paysans, conduit des détachements de réquisition ou des groupes punitifs de la Tcheka, été affectés sans préparation à assumer des tâches multiples. Les survivants ont, pour la plupart, envie de souffler, de profiter du succès, du pouvoir et de ses privilèges. La NEP favorise cette aspiration. La course est désormais ouverte non plus aux lauriers mais aux fruits de la victoire. Le plus mince privilège pèse lourd dans ce pays ruiné. Ainsi, en 1922, le bruit court au Turkestan que Lénine accorde une paire de chaussures aux membres du parti de la République, fort alors de 27 000 membres. En quelques jours, 30 000 nouveaux membres y adhèrent… Bientôt ils apprendront que la paire de chaussures en question est destinée aux seuls responsables afin qu’ils puissent faire leurs tournées. Les 30 000 nouveaux adhérents démissionnent aussitôt…

Le régime du parti unique, instauré de fait pendant la guerre civile et institutionnalisé en 1922, a ouvert les portes du parti dirigeant à des légions de membres de l’ancien appareil d’État et des partis vaincus, las, eux aussi, des tempêtes, et dont la volonté de réussite individuelle est inversement proportionnelle à la conviction idéologique. Car le Parti doit alors faire vivre une société exsangue et paralysée, tout entière occupée à trouver de quoi se nourrir, se vêtir, se chauffer. Omniprésent, il remplit des fonctions politiques, économiques, administratives, sociales, voire militaires. Cette multiplication des tâches explique le nombre croissant de ses membres et le gonflement de son appareil, qui n’a plus besoin des politiques, des tribuns, des agitateurs de la révolution, ni des commandants et chefs d’escadrons comme au temps de la guerre civile, mais de rédacteurs, de comptables, d’administrateurs, aptes à calculer, contrôler, superviser, gérer, autoriser ou interdire, boucler un rapport, un contre-rapport ou une synthèse, et d’informateurs tâtant le pouls de la population. Tous ces individus, assis dans leurs bureaux, voient bientôt dans la paperasserie l’essentiel de la fonction de militant ; les bavards qui entravent ce travail par leurs discussions interminables leur apparaissent vite comme des gêneurs puis des saboteurs ; bientôt, la première tâche du « socialisme » sera, pour eux, de préserver et d’améliorer leur propre statut.

Des dizaines de milliers d’anciens fonctionnaires tsaristes, d’anciens membres de partis dissous, de cadres militaires démobilisés, de cadres moyens du Parti qui ont accédé à des fonctions de commandement au cours de la guerre civile forment l’ossature de cet appareil tentaculaire. Or les appareils, marginalisés en période révolutionnaire, occupent une place primordiale lorsqu’il s’agit de reconstruire. C’est le grand atout du Secrétaire général qui, en développant l’appareil, augmente le nombre de places de commandement et de contrôle : ainsi, le 6 juin 1922, le Comité central crée la Direction principale de la censure (Glavlit), dotée de sections à Moscou, Petrograd, Smolensk, Rostov, Saratov, Ekaterinbourg, Kiev, Odessa, Kharkov et en Sibérie ; la mise en place de chacune d’elles, animée par un directeur et deux adjoints, induit une dizaine d’emplois de responsables, de suppléants, de secrétaires. Ce Glavlit est flanqué d’un Comité de contrôle du répertoire (théâtral), qui essaime lui aussi dans les diverses républiques, et comprend bientôt 53 subdivisions provinciales (les Gublit)… qui font proliférer de nouveaux emplois de contrôle paperassiers. Cet appareil qui prolifère aspire à la tranquillité, après cinq années de secousses. Il lui faut un patron qui lui garantisse un usage paisible de la victoire, mette fin aux discussions interminables qui dérangent, fatiguent, prennent du temps, et garantisse aux « cadres » des bienfaits tangibles et durables.

La fusion rapide entre l’État et le Parti fait coexister puis entrer en symbiose l’appareil politique d’origine plébéienne et la vieille bureaucratie tsariste, dont il adopte vite les mœurs, le fonctionnement routinier, la morgue et la corruption. Anatole Leroy-Beaulieu écrivait quarante ans plus tôt : « L’ignorance, la paresse, la routine ne sont que les défauts de la bureaucratie russe, son grand vice est la vénalité. » Tous les services de l’État, dit-il, ont été marqués par « la concussion, la fraude, la corruption sous toutes ses formes. […] C’est une maxime chez le peuple qu’en Russie tout le monde vole et que le Christ lui-même volerait s’il n’avait les mains clouées à la croix[388] ».

Cet État, coincé entre la menace des Mongols et Tatars à l’Est et celle des Lituaniens, Polonais, Allemands et Suédois à l’ouest, s’était édifié comme une machine militaire dévorant les ressources de la nation. Il a freiné le développement de l’économie (mis à part les secteurs produisant pour l’armée), la différenciation sociale et la constitution d’une bourgeoisie nationale. La nature parasitaire des dépenses budgétaires a, en outre, hissé au rang de premier corps de l’État la caste militaire, avide de privilèges et de prébendes. Jamais la Russie n’a donc connu de bourgeoisie susceptible de se constituer en tiers état, de représenter la nation, et de former un corps de fonctionnaires capable d’assurer un service public digne de ce nom. La Russie ne connaît que l’« oukase » et le passe-droit. L’État russe a toujours été la chose personnelle du tsar, son service privé, défendant ses intérêts et ceux d’une cour ruineuse. Sous Staline, il en ira de même.

La NEP, de son côté, génère une couche sociale nouvelle composée de commerçants d’affairistes, d’intermédiaires et de trafiquants en tout genre, les nepmen, qui assurent une part croissante des échanges entre la ville et la campagne. Incertains du lendemain, ils s’enrichissent vite, dépensent aussi vite et achètent par poignées les fonctionnaires des soviets et les cadres du Parti. Leur enrichissement et le développement galopant de la corruption dans l’appareil de l’État et du Parti favorisent les inégalités et les privilèges.

C’est à cette époque qu’un groupe de Cadets, sous la direction du professeur Oustrialov, ancien chef du service de presse de l’amiral Koltchak, réunis autour de la revue Changement d’orientation (publiée à Prague dès novembre 1921), invitent les émigrés à se rallier au nouveau pouvoir, qui, en sauvant l’intégrité territoriale de l’Empire russe et l’État, incarne, disent-ils, l’avenir national de la Russie. Ils rentreront en URSS et, à l’exception d’Oustrialov, fusillé en 1938, deviendront tous des « idéologues » du stalinisme. L’un d’eux, Korovine, sera même conseiller de la délégation soviétique chargée, en 1945, des négociations sur le statut de l’ONU.

Staline, membre du Parti depuis ses origines, du Comité central depuis 1912, du Bureau politique depuis sa création, est le dirigeant qui répond le mieux aux deux besoins de l’appareil : la tranquillité et la garantie de ses privilèges encore modestes. Pour lui aussi les discussions sont du bavardage inutile ; il le souligne d’ailleurs en se qualifiant lui-même avec insistance de « praticien », par opposition aux « théoriciens », nécessairement verbeux. Muet dans les congrès, il est le plus discret des membres du Bureau politique et du gouvernement. Il écrit et parle peu. Il bougonne, marmonne, fume sa pipe et rassure finalement tout le monde.

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