CHAPITRE PREMIER
Le fils du savetier

Qui se souvient encore des vers ailés qui, exhalant une odeur mêlée d’encens et de sang, chantaient, il y a trois quarts de siècle, le génie surhumain de Joseph Staline ? Un poète, éperdu dans sa course folle aux épithètes, accablé par son impuissance à trouver les images dignes de son modèle, s’écriait :

Les conteurs ne savent plus à qui te comparer,

Les poètes n’ont plus assez de perles pour te décrire[8].

À qui, en effet, comparer l’incomparable ? Certains esquivaient cette difficulté insurmontable en hissant le Secrétaire général au statut de Créateur de l’Univers.

Ô toi Staline, grand chef des peuples,

Toi qui fis naître l’homme,

Toi qui fécondes la terre,

Toi qui rajeunis les siècles,

Toi qui tresses le printemps…[9]

Un autre versificateur mettait aux genoux de ce dieu pantocrator l’univers entier :

Les étoiles de l’aube obéissent à ta volonté.

Ton incomparable génie monte jusqu’aux cieux,

Ta pénétration sonde les profondeurs de l’Océan[10].

Difficile de faire mieux, mais à l’émulation socialiste rien n’est impossible et, sous le fouet de la flatterie, un quatrième rimailleur, dans un ultime effort, élevait ce nouveau maître du cosmos au-delà même des sphères galactiques :

Staline, tu es plus haut

Que les hauts espaces célestes,

Et seules tes pensées

Sont plus hautes que toi…

Ton esprit, Staline est plus lumineux que le soleil[11].

Un certain Prokofiev, homonyme du compositeur, s’exclamait :

« Staline… et je n’ajoute rien… Tout est inclus dans ce nom tellement immense. Tout : le parti, la patrie, l’amour, l’immortalité. Tout[12]. »

Au VIIe congrès des soviets, en 1936, l’écrivain prolétaire Avdeenko s’extasiait dans une litanie lyrique :

« Je cultive en moi l’amour, le dévouement, l’honnêteté, l’abnégation, l’héroïsme, le désintéressement : tout cela grâce à toi, grand éducateur Staline […] J’aime la femme d’un amour nouveau […] Je vivrai cent ans […] tout cela grâce à toi, grand éducateur Staline […]. Je peux m’envoler vers la lune, voyager sur l’Arctique, faire une grande découverte, inventer une nouvelle machine […] tout cela grâce à toi, grand éducateur Staline[13]. »

Ce délire n’aurait qu’un intérêt anecdotique s’il n’avait été repris et orchestré à travers le monde par les dirigeants de tous les partis communistes et par des intellectuels qui se réclamaient du matérialisme et du rationalisme, s’il ne reflétait les mutations radicales d’une révolution égalitariste et n’exprimait la démesure d’un culte qui a lourdement pesé sur la biographie même de Staline. Ainsi, en France, l’hebdomadaire Commune reproduit le discours d’Avdeenko et salue dans cette prose parareligieuse la marque d’un humanisme nouveau ; treize ans plus tard, en mars 1949, la revue Europe publie un article de Francis Cohen intitulé « L’âge d’or, l’objectif numéro un de l’URSS ». L’auteur écoute, à l’université de Moscou, un disciple du biologiste stalinien aux pieds nus Trofime Lyssenko déclarer : « Nous faisons ce que nous voulons », et se demande : « Est-ce le bon Dieu de Jean Effel qui fignole sa dernière création ? » Les biologistes soviétiques ont façonné des pis de vaches d’un périmètre de deux mètres ; ne voulant plus les élargir, ils se demandent s’ils doivent allonger les jambes des vaches ou étendre vers l’avant ces pis qui feront couler des fleuves de lait sur la patrie du socialisme. L’auteur de ces fadaises souhaite que « tous les incrédules » le rejoignent dans ce laboratoire avant de conclure, béat : « C’est l’abondance pour tous, illimitée, créatrice de bien-être, de liberté, de bonheur. L’âge d’or, rêve vague, qui depuis toujours berce les peuples comme le souvenir d’un paradis perdu, est en réalité devant nous, à portée de la main… L’âge d’or […] est pour demain[14]. » Staline, nouveau Saturne, l’annonce aujourd’hui. Un an plus tard, le pain manquera dans plusieurs régions de l’Union soviétique.

Ce culte primitif, fabriqué par l’appareil dirigeant du Parti et par Staline lui-même pour sublimer leur domination politique, a transformé la biographie de Staline en hagiographie ou en pamphlet, avant d’en nier la possibilité même. Sa biographie officielle, publiée en URSS en 1948, est celle d’un être sans enfance, sans jeunesse ni famille, dont les innombrables portraits officiels suggèrent qu’il échappe au vieillissement. Si le chant des Jeunesses communistes proclame : « Lénine a vécu, vit et vivra », c’est Staline qui incarne cette éternité factice. Or, le vrai dieu ne naît pas plus qu’il ne meurt. Comme Athéna, sortant tout armée du crâne de Zeus, ou le dalaï-lama, réincarnation à répétition de son prédécesseur, il porte en lui l’image de son destin. Il ne saurait avoir d’enfance que mythique ; son apprentissage apparent n’est que l’embryon de son omniscience et de son omnipotence futures.

Faute de pouvoir entièrement l’effacer, Staline réduit son enfance à son expression la plus simple, ou l’ensevelit sous les voiles du mystère. Au début des années 1930, Boukharine, directeur de la Pravda, publie une série de dithyrambes, dans l’un desquels on évoque que la mère du Secrétaire général l’appelait Sosso (diminutif géorgien de Joseph). Staline décroche son téléphone, apostrophe violemment Boukharine : « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de Sosso[15] ? » et le couvre d’injures.

Staline a jeté un voile sur ses débuts dans la vie, rendant difficiles les recherches, même pieuses. En 1938, les éditions du Komsomol lui envoient les épreuves d’un volume de Récits sur l’enfance de Staline ; elles essuient un refus menaçant. Par lettre du 16 février 1938, Staline dénonce cet ouvrage « truffé d’inexactitudes factuelles, de déformations, d’exagérations, de louanges imméritées. Les amateurs de contes, les affabulateurs (peut-être pleins de bonnes intentions), les lèche-bottes ont induit l’auteur en erreur. » Dès lors, « ce petit livre verse de l’eau au moulin des socialistes-révolutionnaires [en] enracinant dans la conscience des enfants soviétiques (et des gens en général) le culte des personnalités, des chefs, des héros infaillibles[16] », et il conseille aux éditeurs des Récits de les brûler. Sitôt dit, sitôt fait. Verser de l’eau au moulin des socialistes-révolutionnaires, interdits depuis 1922, est en effet très périlleux dans l’URSS de 1938.

Boulgakov, en août 1939, achève la rédaction de Batoum, pièce de théâtre sur la jeunesse du Guide. Voulant consulter les archives, il prend, le 14, le train pour Tiflis. À la première gare un télégramme urgent le rappelle à Moscou : « Revenez immédiatement ; la pièce est interdite. » Sa curiosité est sacrilège. L’évocation, même mythologique, de ces années paraissait donc incongrue à Staline. En décembre 1939, pourtant, la revue Molodaia Gvardia publie un bouquet de témoignages admiratifs sur sa prime jeunesse et dresse un portrait en rose de cet élève modèle qui allie une autorité incontestée sur ses camarades à une inépuisable gentillesse. Le fait est exceptionnel, et sans doute lié à la volonté de se distancier publiquement d’une répression sauvage attribuée à Iejov, le chef disgracié du NKVD. Sa répugnance devant l’évocation de sa jeunesse est réelle. Dans sa biographie officielle de deux cent quarante trois pages, relue et corrigée par lui-même, le récit de ses vingt premières années se réduit à une chronologie laconique d’une quarantaine de lignes. Staline annota la maquette et y apporta quelque trois cents corrections, dont deux seulement concernent ces années. L’une est purement stylistique ; l’autre, rédigée à un moment où Staline courtisait l’Église, précise par deux fois que le séminaire de Tiflis où il a étudié était un séminaire « orthodoxe »[17].

Il efface ainsi sa jeunesse dont il ne parlait ni à ses collaborateurs politiques, ni à ses proches, sauf parfois à sa fille, Svetlana, qui ne tirera qu’une pauvre demi-page de ses récits. Un jour de mars 1945, peut-être gagné par l’euphorie de la victoire prochaine, il s’épanche soudain, pendant une promenade, auprès du maréchal Joukov, et lui parle de son enfance pendant « une bonne heure ». Propos que Joukov résumera dans ses Mémoires en cinq lignes sèches, pourtant jugées indiscrètes sous Brejnev : « Il me dit qu’il avait été un enfant malingre. Jusqu’à l’âge de 6 ans, ou presque, sa mère ne le laissait pas s’éloigner d’elle et elle l’aimait beaucoup. En réponse au désir de sa mère, il fit ses études au séminaire pour devenir desservant du culte. Mais comme depuis l’enfance il avait un caractère très rétif il ne s’entendait pas avec l’administration et il fut chassé du séminaire[18]. »

Le futur maréchal naît au fin fond du sud de l’Empire, au cœur de la Géorgie, à Gori, grosse bourgade paisible de 6 000 habitants environ, sans industrie ni vie intellectuelle, tapie au creux d’une vallée et adossée à une chaîne des monts du Caucase aux pics éternellement enneigés. La Koura, dont Gorki a célébré les eaux boueuses et mugissantes, la traverse avant de baigner Tiflis et de continuer sa course à travers l’Arménie et l’Azerbaïdjan jusqu’à la Caspienne. Quelques rues de la cité sont pavées de galets de la rivière, les autres sont en terre. Depuis dix ans, s’y arrête le chemin de fer de la ligne Tiflis-Poti, achevée en 1871.

Cette cité provinciale endormie appartient à une histoire façonnée de légendes, d’invasions perpétuelles et de guerres permanentes. De Prométhée, cloué à un rocher par Zeus, à l’arche de Noé abandonnée à la fin du déluge, les montagnes et les vallées du Caucase foisonnent de mythes. Sa partie occidentale, la Colchide, fut à l’époque hellénique le royaume de la Toison d’or et de Médée, la magicienne qui assassina ses propres enfants pour punir l’infidèle Jason, lointaine ancêtre de celui qui confiera plus tard : « Choisir la victime, préparer minutieusement le coup, assouvir une vengeance implacable et ensuite aller se coucher… il n’y a rien de plus doux au monde[19]. »

L’histoire de la Géorgie, au carrefour des invasions, est une longue tragédie. Conquise par Rome, elle est christianisée dès le début du IVe siècle, sous le règne de Constantin à Byzance, cinq siècles avant la « Rouss » kievienne. Sainte Nino y découvre une robe du Christ déposée au lendemain de la Crucifixion et que la Providence divine lui signale en faisant pousser un grand cyprès au-dessus de la grotte où elle repose. À sa demande, un ange édifie à cet endroit une colonne de vie lumineuse qui multiplie les miracles. Nino convertit le roi de Géorgie Mirian, son épouse Nana et le pays entier. La Géorgie regorge bientôt de saints thaumaturges, comme saint Pétéré Mourvanos qui fait pleuvoir aux époques de sécheresse, rend la fécondité aux femmes stériles, guérit les malades, emplit de poissons les filets des pêcheurs, jouit du don de prophétie et du pouvoir exceptionnel de contempler de temps à autre les âmes des saints ; il entend régulièrement une voix descendue du ciel et a même eu une vision du Christ entouré d’anges.

Le miracle, la conversion et saint Pétéré Mourvanos n’empêchent pas les hordes venues de l’Est ou du Sud de ravager régulièrement le pays. Dès le Ve siècle, la Géorgie est envahie par les Perses, puis au VIIe par les Arabes qui veulent convertir le pays à l’islam. Tous les envahisseurs déportent et massacrent à l’envi. Au XIIe siècle, sous le règne de la reine Thamar, la Géorgie connaît un bref âge d’or, bientôt balayé par les hordes mongoles et tatares qui, du XIIIe au XVe siècle, traversent le pays au grand galop, brûlent, pillent, tuent. Puis les Turcs et les Perses se partagent le pays dont ils razzient et déciment la population jusqu’au XVIIIe siècle, les Perses occupant l’Est, les Turcs l’Ouest. Tiflis, la capitale de la Géorgie, au sud de Gori, a été en quinze siècles saccagée, détruite et brûlée dix-huit fois. À la fin du XVIIIe siècle, il reste à peine plus d’un million de Géorgiens.

Pour tenter d’échapper à ce carrousel d’invasions, la Géorgie se tourne vers la Russie, soucieuse de s’ouvrir la route du Caucase. En 1783, le roi Irakli II et Catherine de Russie signent un traité qui fait de ce petit pays un protectorat russe, transformé, en 1801, par Paul Ier en province de l’Empire ; l’Église géorgienne, autonome depuis le IVe siècle, est soumise au saint-synode de l’Église orthodoxe russe et ses biens sont confisqués. Alexandre Ier consolide cette annexion et place la Géorgie, comme la Pologne, sous la coupe d’un vice-roi russe représentant personnel du tsar. À la naissance de Staline, c’est Galitsyne, un prince arrogant, méprisant et brutal, qui occupe ce poste.

Le numéro d’Études soviétiques publié au lendemain de la mort de Staline tente de hisser son enfance au niveau de ce passé historique et légendaire ; ses rédacteurs essaient d’en transfigurer la banalité en le présentant, dès sa naissance, comme l’incarnation même du Prolétariat opprimé, ce Prométhée collectif qui porte sur ses épaules l’avenir de l’humanité : « Staline est issu des profondeurs mêmes du peuple travailleur. On peut lui appliquer les termes par lesquels il a caractérisé les communistes : "Fils de la classe ouvrière, fils du besoin et de la lutte, fils des privations incroyables et des efforts héroïques"[20]. »

La réalité est plus triviale. Joseph est le fils de Vissarion Djougachvili, paysan-cordonnier, né en 1850 dans le village de Didi-Lilo, situé au milieu des vignes, non loin de Tiflis, et de Catherine Gueorguievna Gueladzé, dite Kéké, fille de paysans, née au hameau de Gambareouli, près de Gori, en 1858 ; l’un et l’autre serfs de naissance, ils ont été émancipés sur le tard. Vissarion descendait de serfs paysans-cordonniers au service de leur maître qui les employait à la moisson, aux vendanges l’été, et leur faisait rapetasser bottes, sandales et chaussures l’hiver, en empochant le prix des réparations. Le village n’autorisait qu’une pénible existence végétative à ses habitants et, de tout temps, des serfs avaient tenté de monter en ville une boutique de barbier, de savetier, d’épicier ou une auberge. L’émancipation accélère le mouvement et permet à des serfs de vendre librement leur force de travail et de devenir salariés ; Vissarion, Besso pour les intimes, part tôt s’embaucher à Tiflis dans la grande usine de chaussures de la ville, Adelkhanov, puis, rêvant d’indépendance, s’installe à son compte à Gori, où une légende lui prête l’ouverture d’un atelier employant une dizaine d’ouvriers. Orpheline, Catherine a quitté son hameau pour chercher un emploi de domestique dans une famille de fonctionnaires ou de commerçants. Ils se marient en mai 1874 ; le registre municipal note : « Le 17 mai ont été unis par le mariage le paysan Vissarion Ivanovitch Djougachvili, de religion orthodoxe, domicilié provisoirement à Gori, premier mariage, âgé de 24 ans, et la fille d’un paysan défunt habitant de Gori, Catherine Glakha Gueladzé, de religion orthodoxe, premier mariage, âgée de 16 ans[21]. » Vissarion avait un métier, et Catherine pas de dot.

Entre 1874 et 1877, elle met au monde trois fils qui meurent en bas âge, un Mikhail, un Gueorgui, et un troisième dont le prénom s’est perdu. Le 6 décembre 1878, naît Joseph, dernier enfant et seul survivant, enregistré plus tard sur son passeport intérieur comme « paysan de Didi-Lilo », où est né son père. Il souffre de quelques malformations : deuxième et troisième orteil du pied droit collés, bras gauche plus court que le droit. Catherine n’accouchera plus. Vissarion avait assez d’un enfant sur les bras.

À partir de 1921, Staline repoussera sa date de naissance et la fixera officiellement au 9 décembre dans le calendrier julien russe (soit le 21 dans le calendrier grégorien occidental) de l’année 1879. Mais le registre de l’église de Gori enregistre la naissance de Joseph Djougachvili le 6 décembre 1878 et son baptême le 17 décembre, le nom de son parrain et celui de l’archiprêtre qui le baptisa. Le petit séminaire de Gori lui délivrera à la fin de sa scolarité primaire une attestation le faisant naître « le sixième jour du mois de décembre mille huit cent soixante dix-huit ». La date du 21 décembre 1879 apparaît donc doublement erronée, pour le jour et l’année. Une croyance perse recommandait, paraît-il, de tuer les enfants nés le 21 décembre, que l’on qualifiait d’enfants du mal.

Il n’est pas le seul à trafiquer sa date de naissance. Facilitées par le refus de certaines sectes religieuses de déclarer les naissances aux autorités et par l’absence de véritable état civil, ces pratiques visent à rajeunir ou à vieillir l’intéressé pour lui permettre soit d’entrer à l’école ou à l’usine, soit de différer un départ à l’armée. Pour Staline, muet sur ce point, la raison reste obscure. Il a d’ailleurs indiqué des dates différentes sans motif apparent. Ainsi, remplissant un questionnaire de police, le 12 juillet 1912, il se donne 31 ans, ce qui le ferait naître en 1881. Pourquoi choisit-il finalement 1879 ? Mystère. C’est la première d’une longue série d’énigmes dans sa vie.

Selon l’historien américain Adam Ulam, généralisant abusivement la situation de Lénine, Trotsky, Zinoviev ou Kamenev, Staline sera, parmi les dirigeants communistes, un des rares à pouvoir évoquer une enfance de pauvreté et de privations. Mais en fait, les bolcheviks fils du peuple sont légion. Drobnis, membre du Comité central, fils et neveu d’ouvriers cordonniers, travaille comme apprenti dès l’âge de 10 ans ; le père de Chliapnikov, membre du Comité central et commissaire du peuple, est tour à tour meunier, manœuvre, charpentier et commis ; le père d’Andreiev, membre du Bureau politique et secrétaire du Comité central, ouvrier du textile puis concierge ; les parents de Dybenko, commissaire du peuple, et de Kalinine, membre du Bureau politique et président de la République soviétique, sont des paysans pauvres et les deux enfants travaillent aux champs dès l’âge de sept ou huit ans ; Kossior, membre du Bureau politique et Premier secrétaire du PC ukrainien, est le fils d’un ouvrier polonais ; Lozovski, président de l’Internationale syndicale rouge, fils d’un instituteur juif misérable, dès l’âge de 8 ans vend des allumettes, du tabac, des citrons dans les foires et les marchés. La situation de Staline ne le distingue donc en rien de dizaines d’autres futurs dirigeants. Ses origines ne donnent pas la clé de son destin.

Il vient au monde, comme ses futurs compagnons et adversaires, au moment où le régime tsariste traverse les premières convulsions annonciatrices de son agonie. Le règne d’Alexandre II, commencé dans l’euphorie, s’achève alors dans la désillusion et le désarroi. À la suite de l’abolition du servage en 1861, les paysans, condamnés à payer pendant quarante-neuf ans le remboursement des maigres terres qui leur ont été allouées et qu’ils jugeaient déjà payées par leur sueur et celle de leurs ancêtres, leurs corvées et leurs redevances, ploient sous un fardeau trop lourd. À la fin du règne d’Alexandre II, la somme totale de leurs impôts est rarement couverte par le seul revenu de leur terre ; selon les provinces, l’ensemble des charges du paysan représente de 150 % à 280 % de ce revenu ; et même 500 % dans la zone fertile des terres noires. En moyenne, sur un revenu annuel net de sa terre estimé à 45 roubles, il devrait payer 22 roubles d’impôt direct et 44 roubles d’impôt indirect. Il loue ses bras après avoir travaillé sa terre, mais ne peut régler qu’une partie de sa dette. À la première catastrophe climatique, la famine le guette.

Bien qu’ils aient le sentiment d’être abusés, les paysans ne manifestent encore leur aigreur et leur mécontentement que dans les conversations de cabaret ; les propriétaires nobles sont pourtant convaincus d’avoir été spoliés, les fonctionnaires ont, aux yeux des uns et des autres, saboté la bonne réforme voulue par le tsar. Ils sont, de plus, victimes de la corruption généralisée de l’administration que Catherine II dénonçait, dès 1762, dans un oukase fameux : « La malhonnêteté a fait de tels progrès qu’on pourrait à peine citer une administration ou un tribunal qui n’en soient pas infectés. » Les efforts que déploient les tsars pour enrayer ce fléau ne font que l’aggraver.

La bureaucratie d’État règne sans contrôle sur une masse sociale indifférenciée. L’artisanat campagnard, la bureaucratie d’État et le milieu étriqué des marchands, pâle ersatz de la bourgeoisie qui a formé le tiers état européen, n’offrent aucun support social et politique à une intelligentsia en marge de la société. Les étudiants, sans présent ni avenir, sans débouché social autre qu’une morne carrière de fonctionnaire dans la bureaucratie servile et corrompue de l’État, sans perspective politique, fournissent les plus gros contingents de révolutionnaires

Cette intelligentsia en marge, dite populiste, voit dans le paysan le révolutionnaire de demain. Pour les populistes, les fondements du communisme existent déjà en Russie : c’est le mir (communauté rurale) reposant sur l’obchtchina (propriété rurale commune). La Russie peut donc éviter l’étape européenne du capitalisme industriel et la douloureuse transformation de la paysannerie en prolétariat. Pour les éveiller et les aiguillonner, en 1874 et 1875, près de deux mille jeunes populistes se lancent dans l’alphabétisation des paysans, qui chassent à coups de fourches, assomment ou dénoncent à la gendarmerie ces pourfendeurs du tsar vénéré. Désabusée, une partie de l’intelligentsia démocratique passe de la propagande à la bombe.

Le tsar ne peut, en effet, répondre à ses attentes ; il veut moderniser l’Empire et ses institutions sans toucher à leurs fondements, sans démocratiser ni libéraliser le système. Son irrésolution apparente reflète une insurmontable difficulté : empêcher les réformes par le bas en les octroyant d’en haut, sans toucher au système même de l’autocratie, c’est interdire toute vraie réforme. Nicolas II rencontrera les mêmes problèmes pour les mêmes raisons trois décennies plus tard.

Le durcissement graduel du régime déçoit les libéraux les plus tièdes. Fondée en 1878, la Volonté du peuple et son comité exécutif d’une vingtaine de jeunes gens défient le gouvernement et sa police ; ils exigent du tsar les libertés politiques et une constitution sous peine de l’abattre. Dans le désenchantement général, leurs attentats bénéficient de la complicité passive de la société libérale. L’acquittement par le jury, en juillet 1878, de la jeune Vera Zassoulitch qui a tiré sur le chef de la police, Trepov, et l’a blessé, souligne l’isolement de la Cour. Le tsar confie tous les délits politiques aux tribunaux militaires, puis, après un attentat manqué de la Volonté du peuple contre lui, il donne des pouvoirs dictatoriaux exceptionnels aux gouverneurs généraux des six principales provinces de Russie d’Europe, qui internent et exilent par simple décision administrative. La mesure creuse plus encore l’abîme entre le régime et ses soutiens naturels. En mars 1880, la Volonté du peuple promet de ne « cesser la lutte que lorsque Alexandre II abdiquera son autorité entre les mains du peuple pour laisser à une assemblée nationale constituante le soin de poser les bases de la réforme sociale ».

Province occidentale d’un Caucase à peine soumis à la botte russe, la Géorgie est à la traîne de l’Empire, qu’elle fournit déjà en fonctionnaires et en policiers. Sous Alexandre II, un modeste développement industriel s’ébauche : en 1867, commence la construction du chemin de fer Tiflis-Poti avec une main-d’œuvre d’ouvriers russes spécialisés et de manœuvres recrutés dans la paysannerie locale. Peu après, l’extraction du manganèse débute dans la région de Tchiatouri. À l’autre bout du Caucase, en Azerbaïdjan, l’exploitation du pétrole démarre à Bakou. En 1883, la construction de la ligne de chemin de fer Tiflis-Bakou s’achève.

À la naissance de Joseph Djougachvili, la Géorgie est un pays de petite culture, imprégné de traditions féodales et de mœurs patriarcales, peuplé de petits hobereaux décavés et de médiocres princes nourris de rêveries nationalistes ; sous l’appareil bureaucratique russe pullulent groupes familiaux, clans, cliques aux liens multiples et étroits dont les chefs se parent souvent de sonores titres nobiliaires, voire princiers.

La population est formée, aux quatre cinquièmes, de paysans misérables, superstitieux, illettrés et dévots, et de hobereaux qui leur ressemblent. Les petits agriculteurs cultivent avec leurs charrues de bois des exploitations minuscules coincées entre des latifundia princiers ou cléricaux, sur lesquels ils doivent en sus travailler gratuitement. Les métayers versent au propriétaire jusqu’à la moitié de leurs récoltes ; les droits de pacage pour le bétail sont exorbitants ; l’usure fleurit avec des taux d’intérêt de 40 à 50 %. La viticulture et un petit artisanat qui bricole un outillage agricole primitif occupent aussi cette population à peine sortie du Moyen Âge.

À l’exception d’une mince couche intellectuelle rassemblée autour de trois revues littéraires au tirage confidentiel, la masse misérable de la population géorgienne vit dans l’univers mental et spirituel de fables miraculeuses où, depuis des siècles, elle cherche réconfort et consolation de son histoire tragique. Mais l’éclat de ce passé mythique compense mal la médiocrité du présent. La distance infinie qui sépare la réalité de ce foisonnement légendaire éclate dans l’épopée nationale de Chota Roustavéli écrite au début du XIIIe siècle, Tariel ou le Héros à la peau de tigre, qui ferraille toujours au loin, en Inde ou en Arabie, au milieu d’Arabes, d’Indiens et de Chinois. Staline nourrira un intérêt constant pour ce héros déguisé en fauve. En 1940, les éditions d’État en publient une nouvelle traduction russe que Staline a relue, contrôlée et corrigée personnellement ; au début de février 1941, le directeur adjoint lui envoie un projet d’introduction qui évoque son intervention dans l’édition de l’ouvrage. Par un mot brutal du 14 février, Staline exige la suppression de toute référence à son travail. Le rôle d’un banal traducteur ne saurait lui convenir.

Joseph a moins de 3 ans lorsque, au matin du 1er mars 1881, Alexandre II signe un texte créant un Conseil consultatif près le tsar, première et timide esquisse de monarchie constitutionnelle sans Constitution ; l’encre de sa signature à peine sèche, il sort en carrosse le long de la Neva ; un membre de la Volonté du peuple l’attend sur le parcours ; sa bombe artisanale renverse les chevaux, soulève le carrosse et arrache les jambes du tsar qui meurt trois heures plus tard, vidé de son sang.

Son fils, Alexandre III, décide d’inverser une politique libérale timorée mais qu’il juge funeste. Éduqué par le procureur du saint-synode (l’organisme dirigeant de l’Eglise orthodoxe, désigné par l’État) Pobedonostsev, ferme partisan de l’union indissoluble de l’autocratie, du nationalisme russe et de l’orthodoxie religieuse, il se croit monarque de droit divin et père d’un troupeau de sujets qui lui doivent respect et obéissance. Il annule donc l’éphémère décret paternel ; son manifeste du 29 avril 1881 proclame son impériale volonté de conserver et consolider le pouvoir autocratique.

Le 14 août 1881, il promulgue pour trois ans « l’état de protection renforcée », qui permet par simple décret de suspendre toutes les libertés individuelles et de porter les causes civiles devant les tribunaux militaires ; cet état provisoire durera jusqu’en février 1917. Il crée l’année suivante des « sections de la protection de l’ordre et de la sécurité publics », l’Okhrana, qui infiltre les groupes révolutionnaires. En 1887 la police arrête à Saint-Pétersbourg un petit groupe d’étudiants qui préparait un attentat contre Alexandre III. Les apprentis terroristes, dont Alexandre Oulianov, le frère aîné du futur Lénine, sont condamnés à mort et pendus pour un complot avorté. La société tout entière est placée sous la surveillance d’une police omniprésente et le mouchardage devient une institution. Le gouvernement, en 1884, triple les frais d’inscription pour écarter les étudiants nécessiteux et place les écoles élémentaires sous le contrôle du saint-synode ; en 1887, le ministre de l’Instruction ordonne « d’écarter des gymnases [lycées] les enfants de cochers, laquais, cuisinières et gens de même sorte », à ses yeux des graines de révoltés.

Alexandre III continue à moderniser l’armée. Un tiers du budget est consacré en moyenne aux dépenses militaires, l’investissement économique essentiel de l’État, un autre tiers va au remboursement de la dette publique (32 % en 1887). Le dernier tiers est consacré à la construction des chemins de fer, dont le tracé répond d’abord à des objectifs militaires et à l’entretien de l’appareil d’État. Le budget de l’Instruction, misérable, stagne (2 % en 1887) ; le ministère de l’Intérieur voit ses crédits doubler entre 1857 et 1887 (de 4,2 % à 8,5 %). Ceux du saint-synode sont trois fois supérieurs à ceux du ministère des Affaires étrangères. L’entretien de l’armée, de la flotte et de l’appareil d’État accapare donc près des deux tiers du budget. Pour trouver de l’argent frais, la Cour impériale s’adresse à la République française honnie : en novembre 1888, elle lève à Paris un emprunt de 125 millions de roubles, le premier d’une longue série qui fera des prêteurs et banquiers français ses premiers créanciers.

L’industrialisation double en vingt-cinq ans le nombre des ouvriers d’usine, qui franchit le cap des 1 500 000 au début des années 1890. Ce prolétariat, à peine sorti de la campagne et du servage et passant de l’araire à la machine, est abruti par le rythme de l’atelier et une journée de travail de 14 à 16 heures dans des locaux insalubres. Entassés dans d’immenses baraques qui flanquent l’entreprise ou dans des taudis, les ouvriers voient leur maigre salaire, réglé en partie en nature, largement amputé par un système complexe d’amendes. Les hommes gagnent de 10 à 18 roubles par mois, les femmes de 5 à 8, les adolescents de 3 à 5 (un kilo de pain vaut de 5 à 8 kopecks, une livre de beurre 30 à 35 kopecks, le tiers d’un rouble). Les coups pleuvent sur les apprentis. Les ouvriers, soumis, se révoltent parfois, brisent les machines, saccagent les bureaux, frappent les contremaîtres avant d’être matés à coups de crosse ou de fusil par la police ou la troupe. Ces actions sauvages, prolongement des révoltes sanglantes et destructrices des serfs du temps passé, sont aussi la première amorce d’une conscience ouvrière. Le gouvernement esquisse, entre 1882 et 1886, une législation sociale destinée à convaincre les ouvriers que le tsar les protège. Mais ces mesures restent largement théoriques et n’empêchent pas la protestation ouvrière spontanée de se développer. De 1881 à 1886, la police recense 80 000 grévistes.

En septembre 1883, cinq anciens populistes, dont Plekhanov, le premier disciple de Marx en Russie, créent à Genève la première organisation marxiste russe, L’Émancipation du travail. De petits cercles ouvriers nés à sa suite organisent des réunions d’étude, de formation, de propagande et d’éducation, des caisses de secours mutuel et des bibliothèques clandestines, mais ces embryons d’institutions ouvrières sont vite démantelés par la police. Les échos de cette modeste activité ne retentissent pas encore dans la lointaine Gori.

Joseph vit ses cinq premières années dans une petite maison en briques avec une cuisine et une chambre de six mètres carrés au sol recouverte de briques, sombre, ornée d’une petite fenêtre, flanquée d’un appentis et surmontée d’un réduit de planches. Une petite table, un tabouret, une sorte de lit pliant couvert d’une natte de paille, et une vieille machine à coudre sur laquelle Catherine travaille forment tout le mobilier. Une petite cave sert d’atelier à Besso. La maisonnette donne sur une ruelle pompeusement dénommée rue de la Cathédrale, grossièrement pavée de galets disjoints simplement posés à même le sol et traversée d’une rigole où s’écoulent paresseusement les eaux usées, les eaux de pluie et les ordures. Catherine Gueladzé dira plus tard : « La pluie coulait par le toit de notre petite maisonnette sombre. Et il faisait humide[22]. » Joseph y contracte une tuberculose rampante. Lorsque Mathias Rakosi, secrétaire du PC hongrois, visitera la petite pièce où est né et a vécu Staline, avec « sa féroce pauvreté ambiante[23] », il verra tout de suite, écrira-t-il, le caractère de Staline sous un autre angle.

Il grandit en effet dans une misère qui le durcit vite. Kéké fait des ménages chez des gens aisés de la ville, cuit leur pain, coupe, coud, ravaude et lave leurs vêtements. Elle emmène souvent Sosso avec elle chez ses patrons, mais ses visites chez les riches dédaigneux suscitent en lui une aversion envieuse, aggravée par les humiliations traditionnelles infligées aux enfants de domestiques. Vissarion dépensant l’essentiel de ses maigres gains à boire, l’existence matérielle de la petite famille Gueladzé repose sur Catherine, situation insolite dans la Géorgie traditionaliste et religieuse. C’est elle qui règle le loyer d’un rouble et demi par mois sur un revenu mensuel d’à peine dix roubles. Aussi, à la maison, on mangeait mal, dira Kéké : du pain, des oignons, des pommes de terre bouillies, des haricots rouges. Vissarion ne paie rien ; il passe sa journée à rapetasser savates et chaussures dans son sous-sol obscur et à boire au cabaret le soir et le dimanche ; le vin et la vodka, à la mode en Géorgie depuis la moitié du XIXe siècle, engloutissent la totalité de ses maigres gains. La ville abrite 92 cordonniers et savetiers, pour 6 000 habitants ; les paysans des alentours, marchant pieds nus ou chaussés de sandales, ne fréquentent guère leurs échoppes. La concurrence est rude, le travail pénible, et Vissarion conforme à ce qu’évoque le bolchevik Drobnis, lui aussi fils de savetier : « Le milieu des cordonniers se distinguait par l’ignorance, l’ivrognerie et la débauche[24]. » Les dictons russes égrènent les comparaisons : « soûl comme un savetier », « soûl comme une semelle de savetier » (c’est-à-dire « ivre mort »), « le tailleur est un voleur, le savetier un soûlard ». La sagesse populaire souligne aussi sa misère : « À tailleur sans drap, savetier sans botte. » C’est tout le portrait de Vissarion.

Staline racontera plus tard à ses compagnons de banquets nocturnes : « Quand j’étais encore tout petit dans mon berceau, il s’approchait de moi, trempait son doigt dans un verre de vin et me le donnait à sucer. Il m’a habitué comme ça dès le berceau[25]. » Joseph ne pouvait échapper à cette première étape rituelle de la formation d’un petit d’homme chez les paysans, les vignerons ou les savetiers.

À jeun ou ivre, Vissarion bat régulièrement Sosso. Son camarade Joseph Iremachvili, qui vient souvent chez lui, a assisté aux sévères corrections que lui infligeait l’ivrogne ; il y voit la source de sa dureté, de son implacabilité et de son irréligion ultérieures ; Svetlana répète ce que Staline lui-même lui a raconté quand elle évoque, elle aussi, « les corrections que lui infligeait son père qui aimait bien boire[26] ». La mère de Staline racontera plus tard à son médecin Kipachidzé, dans les années 1920, qu’un jour, ivre, il souleva son fils et le jeta brutalement sur le plancher. Sosso perdit du sang pendant plusieurs jours.

Staline niera pourtant cette violence paternelle en répondant en 1931 à l’écrivain allemand Emil Ludwig : « Mes parents étaient des gens simples, mais ils ne me traitaient pas mal du tout[27]. » Sans doute jugeait-il inconvenante son image d’enfant battu au moment même où se formait le culte du Secrétaire général omnipotent. Mais, comme tous ses semblables, Vissarion, qui battait aussi sa femme, considérait taloches et coups de poing comme la base de l’éducation. Sosso dut vite apprendre à les esquiver et à éviter de croiser son père en état d’ébriété, surtout le soir, moment où ce dernier, avant de se coucher, distribuait quelques claques.

On ne sait pas grand-chose de ce personnage à demi fantomatique mais gênant, que les souvenirs autorisés escamotent. L’unique photographie qu’on en ait montre un étroit visage buté au front bas, orné d’une moustache et entouré d’un collier de barbe noire. Son arrière-petite-fille Nadejda prétend, mais sans preuve, que cette photo est truquée, que Vissarion n’a jamais été photographié de sa vie et qu’il s’agit d’une photo de Staline affublé d’une barbe postiche pour obtenir une ressemblance parfaite. Qui serait ce « on » assez audacieux pour trafiquer une photo de Staline ? En 1939, les responsables de son musée de Gori la lui ont envoyée pour en vérifier l’authenticité ; le Secrétaire général n’a pas répondu ; alors que le culte officiel le divinise, son silence vaut consentement.

Cette ignorance n’empêche pas les biographes de Staline de disserter sur l’héritage paternel. Isaac Deutscher lui attribue l’« esprit réfléchi » du fils, Boris Souvarine certaines anomalies physiques, dont les deuxième et troisième orteils du pied droit collés, et Robert Tucker son esprit vindicatif à venir. Joseph Iremachvili, qui a connu les deux hommes, voit dans la brutalité paternelle l’origine de l’aversion du jeune Staline pour tous les représentants de l’autorité, incarnations de l’image du père, et y voit la source de ses désirs de vengeance qui l’auraient dominé dès l’enfance.

Ce rejet de l’image du père est pourtant douteux. Joseph formera son premier pseudonyme, Bessochvili, sur Besso, le diminutif de Vissarion, et l’utilisera plusieurs années durant ; c’est par ailleurs son père qui lui sert de modèle idéalisé dans un long article de 1906 ; reprenant ensuite le qualificatif traditionnel du tsar autocrate, il se fera décerner le surnom de Père des Peuples. Son attitude envers le Père, dont l’image ne suscite pas en lui de rejet sublimé en révolte, est donc ambiguë. Elle a contribué en tout cas à le distinguer de l’archétype du Géorgien, personnage impulsif, généreux, sentimental, facilement attendri, enthousiaste ou exalté, lyrique, dévoué à sa famille et à ses amis. Ce portrait est certes idéalisé : la vendetta est une vieille tradition en Géorgie, où l’honneur chatouilleux règle dans le sang les vieilles rivalités familiales. L’abrek ou hors-la-loi a la gâchette facile et le voyou de Tiflis joue aisément du couteau. Quoi qu’il en soit, Staline adulte n’a aucun des traits du Géorgien typique ; sa fille Svetlana le souligne : « Mon père était tout l’inverse […] il n’était ni fougueux, ni ouvert, ni émotif, ni sentimental[28] » ; il est en effet taciturne, froid, sec, vindicatif, méfiant, rancunier, grossier, intolérant, et impitoyable, même avec ses amis et sa famille.

Certains ont tenté d’expliquer cette discordance en faisant naître Vissarion chez les Ossètes, peuplade du nord de la Géorgie réputée pour sa rudesse, sa brutalité, sa sauvagerie et son ivrognerie. Un officier d’Un héros de notre temps, de Lermontov, les juge pires encore que les Tatars, ces sauvages avides et analphabètes. En 1933, un poème satirique d’Ossip Mandelstam représente Staline sous les traits d’un Ossète moustachu assoiffé de sang au large poitrail et aux doigts épais. Ossète ou pas, Vissarion a transmis à Joseph quelques malformations physiques et son goût de la violence et de la cruauté. Il lui aurait aussi injecté, selon le publiciste russe Radzinski, le poison de l’antisémitisme. Les Juifs en Géorgie étaient aubergistes, tailleurs, usuriers, boutiquiers et cordonniers. Besso le raté n’aurait pu supporter les succès de ses concurrents émérites. Mais la Géorgie ignorait l’antisémitisme et le mot « youpin » (« Jid ») n’existe pas en géorgien.

Vissarion est l’homme de trop ; dans ses témoignages, sa femme le passe en général sous silence ; Staline n’en parle pas plus ; ses camarades d’enfance et ses descendants, tout le monde efface ce gêneur. Certains même récusent sa paternité. Nées dans les années 1930, des rumeurs insistantes font de Staline le descendant, au choix, d’un prince, d’un comte, d’un général, voire d’un ecclésiastique. Le général explorateur Prjevalsky, à qui Staline ressemble vaguement, tient la corde. Mais Kéké était déjà enceinte lorsqu’il passa à Gori. Le comte Egnatachvili est le favori du romancier géorgien Tchaboua Amouredjibi, auteur du roman Gora Mborgali, et de la petite-fille de Staline, Nadejda, selon qui Joseph « savait » qui était son vrai père, mais accrédita la légende de Vissarion pour sauver l’honneur de sa mère. Comment sait-elle que Staline « savait » puisqu’il ne l’a pas dit à sa fille, sa seule confidente ? La rumeur façonne ainsi une Catherine Gueladzé aux antipodes de la femme austère et pieuse telle que l’ont connue les camarades de Sosso. Une fois libérée, l’imagination galope. Les Américains Fishman et Hutton, par une étymologie à la Pierre Dac, affirment : les Juifs géorgiens, venant de l’île de Djou, furent dénommés « Djouga », et, lorsque l’usage des noms de famille s’établit en Géorgie, on les appela fils de Djou, soit Djougachvili ! Donc Staline était juif !

Kéké reporte sur le petit Joseph toute son affection. Les rares photographies qu’on a conservées d’elle en grand-mère, tout de noir vêtue, le visage sévère encadré d’un voile sombre qui dissimule ses cheveux, ses oreilles, son menton, laissent malaisément deviner la jeune femme de cette époque. Son existence n’était pas rose. Battue par son mari, elle bat à son tour Sosso. Svetlana en témoigne. « Mon père nous racontait parfois comment sa mère le rossait, quand il était enfant[29]. » Lors de sa dernière visite à sa mère en 1935, il lui aurait demandé : « Pourquoi est-ce que tu me battais si fort ? — C’est comme ça que tu es devenu aussi bon », lui aurait-elle répondu. En tout cas, Sosso gardera la trace indélébile de cette enfance marquée par les coups. Plus tard, lors des interrogatoires de ses victimes, il conseillera aux enquêteurs du NKVD : « Frappez ! Frappez ! »

Sa mère tente en même temps de le protéger et consacre toutes ses forces à son éducation. En 1930, elle le dépeindra au journaliste américain Knickerbocker comme le modèle du bon petit gars : « Sosso a toujours été gentil. Je n’ai jamais eu à le punir. Il étudiait beaucoup, il était toujours en train de lire ou de bavarder et d’essayer d’apprendre sur tous les sujets. » Elle ajoute : « C’était mon enfant unique et je le chérissais[30]. » Joseph n’a ni frère ni sœur ; les enfants uniques sont rarissimes en cette époque de familles nombreuses, malgré les ravages de la mortalité infantile. La situation de Staline, enfant unique, brutalisé par son père et sans autre lien affectif que l’amour rude d’une mère accablée par le travail et les tâches domestiques, est assez exceptionnelle. Il n’a jamais connu l’affection ni les rivalités qui peuvent unir frères et sœurs. L’univers du sentiment se réduit à l’amour unique d’une mère pieuse, dévouée, obstinée, mais peu expansive. Cette femme illettrée, à peine capable de griffonner son nom, rêve d’arracher son fils unique à son milieu et d’en faire un prêtre, seul moyen d’ascension sociale pour un fils de savetier et de femme de ménage. Elle se bat, pour parvenir à ses fins, avec un acharnement qui marquera Sosso. Elle lui transmet, souligne Svetlana, « sa fermeté, son entêtement, sa sévérité, sa morale puritaine, son caractère viril […]. À sa manière, conclut-elle, il l’aima et la respecta toute sa vie[31] ». Il aura de la peine à le lui manifester. Les dix-huit lettres qu’en quinze ans, de 1922 à 1937, il enverra à sa mère, solitaire et recluse, sont ainsi d’une extrême sécheresse. Staline a, certes, toujours été renfermé sur lui-même, mais ces épîtres télégraphiques aux formules stéréotypées inlassablement répétées atteignent un rare degré de laconisme. L’hyperbole de ses vœux rituels de longue vie (« vis mille ans ») masque mal l’incapacité à exprimer un sentiment réel[32]. Il ne savait que dire à une femme étrangère à son univers et à ses soucis. Cette indifférence reflète aussi sans doute une volonté de couper les ponts avec l’époque révolue de son enfance.

En 1883, Vissarion quitte sa femme et son fils. Incapable de gérer son petit atelier qui périclite, il part s’embaucher à l’usine de chaussures Adelkhanov, à Tiflis. Selon le romanesque Radzinski, Kéké, endurcie par son travail, résistait de plus en plus à son ivrogne de mari et lui rendait coup pour coup ; Besso finit par se sentir mal à l’aise dans une maison où il n’était plus le maître et décampa. Mais nul n’a jamais assisté à ces imaginaires empoignades. Une fable grossière, relayée par le fils de Beria dans l’édition française (mais pas dans l’édition russe !) de ses souvenirs, fait de Kéké une femme de mœurs légères. En fait, Kéké s’engage comme bonne à tout faire chez le prêtre orthodoxe Tcharviani et s’installe avec son fils dans un petit deux-pièces attenant à sa maison. Vissarion revient de temps à autre au domicile conjugal battre son épouse. Un jour, indigné, Joseph lance un couteau dans sa direction, mais le manque ; Vissarion se rue sur lui. Le gamin s’enfuit chez des voisins qui le garderont jusqu’au départ du père en furie.

En 1906, Staline répandra une version mythique des années passées par Vissarion dans les ateliers sombres et malodorants de la fabrique Adelkhanov, où les ouvriers travaillent 14 à 15 heures par jour. Il raconte en effet l’histoire édifiante d’un cordonnier propriétaire d’un tout petit atelier qu’il doit fermer, écrasé par la concurrence, et qui part s’embaucher chez Adelkhanov à Tiflis. Il rêve de se constituer un petit capital pour rouvrir son petit atelier. « La situation de ce savetier est déjà prolétarienne, mais sa conscience est encore non prolétarienne, elle est encore complètement petite-bourgeoise[33]. » Ce savetier prolétarisé se heurte aux dures réalités qui le font mûrir, il travaille mais n’amasse rien car son salaire lui permet à peine de vivre. En même temps, il est libéré des soucis du patron d’atelier, et le samedi il empoche sa paie. Ce constat balaie ses rêves petits-bourgeois. Comme son salaire est insuffisant il réfléchit à la meilleure façon d’obtenir une augmentation, écoute ses camarades parler de grèves et de syndicats, prend conscience qu’il lui faut se battre contre les patrons, adhère finalement au syndicat, fait grève et devient bientôt socialiste.

Cette vision idyllique d’un Vissarion anonyme et sobre, passant de l’ivrognerie et des coups de poing à l’action socialiste, est entièrement imaginaire. À cette époque, le mouvement ouvrier géorgien est dans les limbes, il n’existe encore ni syndicat, ni cercle social-démocrate, ni grèves. Vissarion n’a donc pu vivre ce passage exemplaire de l’esprit petit-bourgeois à la conscience prolétarienne. Un père idéal se substitue ici au père réel dont Joseph utilise l’histoire, revue et corrigée, pour illustrer l’aphorisme marxiste selon lequel l’existence détermine la conscience. Vissarion n’a combattu l’abrutissement du travail en fabrique que par l’alcool. Son existence a bien déterminé sa conscience, mais dans le sens inverse de ce conte bleu.

À 7 ans Joseph est frappé par la variole. Son visage en restera toute sa vie criblé de trous. Et les photographies officielles auront beau présenter un visage lisse, les stigmates de cette maladie lui vaudront le pseudonyme de « Grêlé » dans la police. Jusqu’à l’âge de 9 ans, il passe l’essentiel de son temps dans la rue avec les gamins du quartier, qui ne parlent que le géorgien comme sa mère. Un jour, une calèche le renverse ; on le ramène tout sanglant à la maison ; il se redresse sur son brancard et murmure à sa mère affolée : « Ne t’inquiète pas, tout ira bien », avant de s’évanouir ; mais la blessure s’infecte et provoque un empoisonnement du sang ; l’accident et l’infection déforment à jamais son bras gauche déjà atrophié de naissance.

Selon l’humeur des témoins, Sosso nous est présenté comme un enfant gai ou grincheux, bon camarade ou petit chef hargneux. Hanna Mochiachvili, qui se présente comme une amie de Kéké, prétend : « Sa sinistre vie de famille avait endurci Sosso. C’était un enfant insolent, grossier, et entêté. » Mais elle ajoute bizarrement : « Il était pour nous comme notre propre fils…[34] » malgré tous ces défauts.

La rue, avec ses jeux et ses bagarres, où il n’avait ni la carrure ni le poing suffisants pour s’imposer comme chef, est sa première école. Malingre, souffrant de la poitrine, il couve la tuberculose. Sur une photographie des élèves du petit séminaire, il se détache au dernier rang de ses condisciples, qui le dépassent d’une bonne tête, par sa petitesse et son air chétif. Sa peur d’être rossé dans les rituelles bagarres de rues, en raison de sa petite taille et de sa constitution fragile, le rend encore plus renfermé et vindicatif.

Lorsque viendra le temps de la légende, le gamin malingre se transformera en champion toutes catégories. Un lointain camarade d’enfance le décrit comme un nageur sans rival qui, dès l’âge de 6 ans, traversait la Koura d’un trait, sans s’arrêter pour reprendre son souffle, réalisant ainsi l’exploit de Mao Tsé-toung fendant, la soixantaine passée, les eaux du Yang-tsé, moins rapide mais bien plus large que la Koura. Or, Staline ne savait pas nager et se contentait de barboter dans l’eau ; il n’a d’ailleurs jamais pratiqué aucun sport. Sa supériorité mythique s’affirme dans tous les domaines : « Au ballon, dit l’un, il savait sélectionner les meilleurs joueurs de sorte que notre équipe gagnait toujours » ; savoir choisir ses coéquipiers est l’indice du futur chef. Un autre loue « sa voix douce et sonore », qui poussera la direction du petit séminaire à le recruter dans sa chorale et, un jour de 1892, il ira même jusqu’à pousser un solo lors d’une messe en l’honneur du tsar.

Il grandit lentement et peu. Il ne dépassera pas 1,62 m et en souffrira. Comme Louis XIV, il se fera fabriquer d’épaisses semelles compensées et choisira, si possible, des collaborateurs courtauds.

Il aime faire des blagues. Un jour, il grimpe sur le toit d’une maison, jette par la cheminée une brique qui tombe dans le foyer et projette des flammèches sur les occupants. Il n’éprouve pas plus de pitié que les petits campagnards des environs pour les oiseaux, qu’il pourchasse à coups de pierres, ou pour les autres animaux. D’aucuns voient là très abusivement le signe d’une psychopathie paranoïaque, que sa seule cruauté à l’égard des animaux, banale à cet âge, ne permet pourtant nullement d’identifier. Déceler chez le jeune Staline les prémices du futur tyran est abusif. En fait, trop chétif pour s’imposer par la force, trop renfermé pour dominer par le verbe, il n’a pas été, comme des milliers d’enfants, chef de bande, il n’a pas régné sur les gamins de la rue Sobornaia, il n’a pas connu les plaisirs enivrants de cette autorité éphémère mais absolue.

En septembre 1888, Sosso, âgé de 10 ans, entre au petit séminaire de Gori, sorte d’école primaire orthodoxe. La pauvreté de Kéké, qui accepte de faire des ménages dans l’établissement, et l’appui du prêtre Tcharviani qui l’emploie, permettent à Sosso, considéré comme « l’un des élèves les plus pauvres et les plus doués », d’obtenir une bourse complète de trois roubles par mois. Sa mère s’est mise en quatre : le jour de la rentrée, le 1er septembre 1888, il arrive à l’école vêtu d’un manteau bleu neuf, la tête couverte d’une casquette de feutre, un foulard rouge autour du cou. Il n’a rien à envier aux élèves des familles plus aisées. Ainsi, dès le premier jour, l’école lui apparaît comme le lieu de la revanche et de l’ascension sociales.

La Russie traverse alors une ère de profonde réaction. Alexandre III renforce le caractère policier de l’organisation religieuse de la Russie : tout sujet de l’Empire est enregistré comme membre d’une confession autorisée, l’état civil et le mariage sont de la compétence des clergés, l’athéisme est officiellement proscrit. Il est interdit aux orthodoxes de changer de religion, aux autres chrétiens de se convertir à une religion non-chrétienne, au juif ou au musulman converti à l’orthodoxie de revenir à sa première religion. La conversion d’un chrétien non orthodoxe et d’un juif à une autre confession que l’orthodoxie est soumise à l’autorisation du ministère de l’Intérieur ; celle d’un non-chrétien (sauf un juif) à celle… du ministère des Affaires étrangères. Le mariage entre chrétiens et juifs ou musulmans n’est autorisé que pour les luthériens. Le clergé orthodoxe est financé par l’État, dont il est la police spirituelle, et son budget augmente sans cesse ; les autres clergés sont salariés par les fidèles. L’instruction religieuse est obligatoire à l’école. Le gouvernement multiplie les écoles paroissiales pour favoriser la conversion à l’orthodoxie et la russification.

Sosso travaille d’arrache-pied, mais, au cours de l’été 1889, Vissarion réapparaît et emmène son fils avec lui à l’usine Adelkhanov. Il déclare à Kéké : « Tu veux que mon fils soit prêtre. Tu te fais des illusions. Je suis savetier et mon fils sera savetier comme moi[35]. » Kéké proteste ; il la roue de coups et embarque Sosso. Kéké s’obstine, fait intervenir les prêtres de l’école qui alertent leurs confrères de Tiflis. Vissarion cède face à cette coalition ecclésiastique : « Un peu plus tard, dit Kéké, j’ai pourtant réussi à remettre l’enfant à l’école[36]. » Quand ? Elle ne le précise pas, mais il a sûrement fallu du temps pour convaincre l’obstiné cordonnier qui a ainsi fait perdre une année d’études à son fils. Vissarion, vaincu par son épouse, atteint dans son autorité, abandonne sa famille et s’en va sur les routes. Sosso n’évoquera jamais ce bref et unique moment de son existence où il a travaillé de ses mains, pas même lorsque la propagande officielle chantera le passé prolétarien et les mains calleuses des dirigeants. Le souvenir lui en était par trop désagréable.

Cet épisode d’Adelkhanov a nourri l’une des légendes qui pullulent autour de lui. Un fantaisiste biographe le mêle à la horde des « kintos », ces voyous et déclassés au couteau facile qui lui auraient appris à manier le poignard caucasien et à se battre dans les bouges obscurs et les ruelles de la cité. Mais rien ne confirme cette science du poignard, dont Sosso n’aurait pas manqué de se vanter auprès de ses camarades à Gori. Pourtant, en 1923, un communiste géorgien, confronté à ses méthodes brutales, le qualifiera de « kinto ». Trotsky a intitulé un chapitre de sa biographie du Secrétaire général « Kinto au pouvoir ». Mais 1923 n’est pas 1890. Encore une fois, projeter le Secrétaire général sur l’adolescent pour montrer les prémices de l’homme d’État, faire du jeune homme un voyou parce que l’adulte sera cruel, féroce, rusé, cynique, c’est utiliser une méthode à la rétroactivité douteuse.

À peine Sosso est-il revenu de l’usine de chaussures qu’un nouveau handicap le frappe : le gouvernement, russifiant les provinces périphériques, proclame le russe langue officielle de l’enseignement en Géorgie. La direction de l’école passe aux mains de Russes. Le géorgien, que Sosso parle depuis dix ans, relégué au rang de langue étrangère, est réduit à deux heures de cours. Pour imposer le russe à des enfants habitués à parler géorgien, la direction met les réfractaires au piquet, debout ou à genoux, leur tape sur les doigts à coups de règle. À 10 ans, Sosso doit ainsi renoncer à sa langue maternelle pour en adopter une autre, totalement différente. Ce changement opéré par la force, imparfaitement d’ailleurs puisque Staline gardera toute sa vie l’accent géorgien, va associer chez lui le changement à la contrainte.

Sosso travaille avec acharnement. Il montrera plus tard une très grande mémoire du concret, mais peinera à retenir les idées. L’enseignement du séminaire étant fondé sur la mémoire, il doit donc redoubler d’efforts. Il dévore la bibliothèque de l’école, soigneusement épurée par une censure cléricale vigilante, et complète ces lectures avec des ouvrages non autorisés venus de la bibliothèque privée d’un libraire local. Souvent un livre à la main, même l’été, lorsqu’un camarade l’invite dans la ferme de ses parents, il délaisse ce qu’un autre appelle « les espiègleries et les polissonneries ». Après l’école, il rentre en hâte à la maison. Il est bien noté, surtout en arithmétique, en dessin et en chant. Cet élève travailleur et appliqué montre aussi beaucoup de raideur. Il accepte mal que ses maîtres soulignent ses fautes, refuse de les admettre, s’entête à répéter les réponses erronées et ne s’incline que devant la loi du maître, c’est-à-dire du plus fort. Il cède devant l’autorité, non devant la vérité. Ce garçon tranquille et pieux assiste à tous les services religieux et invite ses camarades à observer, comme lui, tous les rites. Ce véritable enfant de chœur fréquente, on l’a dit, la chorale du petit séminaire.

Il assiste un jour à la pendaison de trois malfaiteurs ; secoué par le spectacle, il discute avec son voisin du sort qui attend leur âme dans l’au-delà. Sont-ils destinés à l’enfer ? La réponse qu’il propose est éloquente. Comme ils ont déjà payé leurs crimes sur terre, une seconde punition après la mort serait injuste : on ne saurait, dit-il, payer deux fois le même forfait. Il changera d’avis plus tard.

Renfermé et volontaire, tout son être est alors tendu vers la réalisation du rêve maternel. Ses anciens camarades n’évoquent aucune aventure sentimentale. Iremachvili, qui ne l’a jamais vu pleurer, souligne sa distance ironique à l’égard des autres, dont les joies et les chagrins n’éveillent en lui qu’un sourire sarcastique. Il gardera pourtant le souvenir de quelques camarades. Un jour de 1944, il fera envoyer une somme de 40 000 roubles et deux de 30 000 à trois copains d’enfance. L’envoi est accompagné, pour l’un d’eux, d’un petit mot laconique : « Gricha, accepte de moi ce petit cadeau. Le 9-5-44. Ton Sosso[37]. »

Un de ses anciens camarades nous montre un Sosso porte-parole des « enfants des pauvres et des déshérités », esquisse du futur chef du prolétariat mondial. Son thuriféraire Iaroslavski le décrira même en marxiste en herbe, parcourant les faubourgs et les campagnes pour convaincre ouvriers et paysans que les grands propriétaires et les capitalistes les exploitent. Pure invention. Les autorités de l’école auraient chassé l’agitateur et lui auraient fermé les portes du grand séminaire. La vision de Sosso dressant dans un grandiose chahut ses camarades contre un moine russe méprisant le géorgien et les Géorgiens est tout aussi invraisemblable pour la même raison. Cette première révolte de Sosso, si elle est réelle, est postérieure.

Il achève le cycle d’études en mai 1894, à l’âge de 16 ans, et termine premier de sa classe. Mais il aura redoublé une classe sur deux, mettant six ans au lieu des quatre prévus pour le cursus. En 1924, son secrétaire personnel Tovstoukha, rédacteur de sa biographie autorisée, fixe la date de sortie du petit séminaire à 1893 pour camoufler ces deux redoublements ; le recul d’un an de sa date de naissance a sans doute un objectif identique : lui faire terminer officiellement sa scolarité primaire à 15 ans, voire 14, au lieu de 16.

Il est depuis quatre ans débarrassé de la tutelle paternelle. Une tradition bien établie fait mourir Vissarion en 1890, poignardé au cours d’une rixe d’ivrognes à Tiflis. Or, rien n’est moins sûr. Lors de son premier séjour en prison, en 1902, Joseph aurait, dit-on, reçu la visite de son père qui l’aurait sermonné ainsi : « Alors, comme ça, tu es contre le tsar ? Tu voudrais renverser Nicolas ? Tu veux quoi, te mettre à sa place[38] ? » L’anecdote, douteuse, accrédite néanmoins la thèse qui fait vivre Vissarion au-delà de la date généralement admise. Une étude sur l’enfance de Staline, publiée en 1939 dans Molodaia Gvardia, fait ainsi mourir Vissarion en 1906. Deux documents de police consacrés à Staline notent par ailleurs en 1909 : « Le père mène une existence de vagabond[39]. » La mort de ce marginal n’est donc pas encore enregistrée. Il faut attendre 1912 pour lire : « Père décédé[40] », sans précision de date.

De 1890 – date prétendue de sa mort – à 1906 – probable date de sa mort –, Vissarion a erré par les routes pour mendier son pain, ou vivre de chapardages et d’expédients ; il est devenu un personnage des Bas-Fonds, un clochard étranger au prolétariat dont Joseph sera censé sortir. Disparu à jamais de la vie de sa femme et de son fils, il est mort dans un asile de nuit de Tiflis et, nul ne réclamant son cadavre, l’État l’a fait enterrer à ses modestes frais. En 1918, en un ultime et peu flatteur souvenir du père, Staline traitera de « savetiers » les généraux tsaristes ralliés à l’Armée rouge, marque de son mépris.

Catherine Gueladzé affirma sans doute que son mari était mort en 1890 pour dissimuler un abandon déshonorant, mais peut-être aussi afin de ne pas hypothéquer la carrière religieuse de Joseph. Pour devenir prêtre, un fils de paysan devait, en effet, obtenir une autorisation du gouverneur ; or, la chancellerie, méfiante à l’égard des sentiments antirusses du bas clergé, issu de la paysannerie locale, vérifiait toujours la conduite du père. L’expédier verbalement dans l’au-delà réduisait les risques de complication.

Pendant que Joseph bûche, pendant l’hiver 1891-1892, une terrible famine ravage le bassin de la Volga. Elle touche près de trente millions de personnes, répand le choléra et fait plusieurs centaines de milliers de morts. Le ministre des Finances Vychnegradski déclare alors : « Nous ne mangerons pas à notre faim mais nous exporterons[41]. » Staline améliorera la méthode sans répéter la formule. La famine, revers de l’exportation croissante de céréales, se répétera, mais moins grave, en 1899 et 1902. Ces famines, qui déciment les campagnes, ébranlent les fondements mêmes de l’État. Les paysans paient en effet bon an mal an 45 % environ des impôts directs. Ils alimentent de plus les caisses de l’État grâce aux multiples taxes sur les produits de base (sel, tabac, thé, pétrole de lampe, vodka). En 1891, près de trente ans après l’abolition du servage, les paysans n’ont remboursé à l’État que 1,2 % des indemnités de rachat avancées par lui. L’émancipation-rachat du servage décidée en 1861 se mue en fardeau pour l’État, alors même que les paysans en trouvent la charge de plus en plus insupportable.

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