V

Jed trébucha dans une poussette, se rattrapa de justesse au portique de détection d’objets métalliques, se recula pour reprendre sa place dans la file. Il n’y avait à part lui que des familles, chacune de deux ou trois enfants. Devânt lui, un blondinet d’environ quatre ans geignait, réclamant on ne savait trop quoi, puis d’un seul coup il se jeta à terre en hurlant, tremblant de rage ; sa mère échangea un regard épuisé avec son mari, qui tenta de relever la vicieuse petite charogne. Il est impossible d’écrire un roman, lui avait dit Houellebecq la veille, pour la même raison qu’il est impossible de vivre : en raison des pesanteurs qui s’accumulent. Et toutes les théories de la liberté, de Gide à Sartre, ne sont que des immoralismes conçus par des célibataires irresponsables. Comme moi, avait-il ajouté en attaquant sa troisième bouteille de vin chilien.

Il n’y avait pas de places désignées dans l’avion, et au moment de l’embarquement il tenta de s’agréger à un groupe d’adolescents, mais il fut retenu au pied de l’escalier métallique – son bagage à main était trop volumineux, il dut le remettre au personnel navigant – et se retrouva près de l’allée centrale, coincé entre une petite fille de cinq ans qui s’agitait sur son siège, réclamant constamment des bonbons, et une femme obèse, aux cheveux ternes, tenant sur ses genoux un bébé qui commença à hurler peu après le décollage ; une demi-heure plus tard, il fallut lui changer ses couches.

À la sortie de l’aéroport de Beauvais-Tillé il s’arrêta, posa son sac de voyage, respira lentement pour se reprendre. Les familles chargées de poussettes et d’enfants s’engouffraient dans l’autocar à destination de la Porte Maillot. Juste à côté il y avait un petit véhicule blanc, aux larges surfaces vitrées, portant le sigle des Transports Urbains du Beauvaisis. Jed s’approcha, s’informa : c’était la navette pour Beauvais, lui apprit le chauffeur ; le trajet coûtait deux euros. Il prit un ticket ; il était le seul passager.

« Je vous dépose à la gare ? demanda-t-il un peu plus tard.

— Non, dans le centre. »

L’employé lui jeta un regard surpris ; le tourisme beauvaisis, apparemment, ne semblait pas vraiment bénéficier des retombées de l’aéroport. Un effort avait été fait pourtant, comme à peu près dans toutes les villes de France, pour aménager des rues piétonnières dans le centre, avec des panneaux d’information historique et culturelle. Les premières traces de fréquentation du site de Beauvais pouvaient être datées de 65 000 ans avant notre ère. Camp fortifié par les Romains, la ville prit le nom de Caesaromagus, puis de Bellovacum, avant d’être détruite en 275 par les invasions barbares.

Située à un carrefour de routes commerciales, entourée de terres à blé d’une grande richesse, Beauvais connut dès le XIe siècle une prospérité considérable, et un artisanat textile s’y développa – les draps de Beauvais étaient exportés jusqu’à Byzance. C’est en 1225 que le comte-évêque Milon de Nanteuil lança le projet de la cathédrale Saint-Pierre (trois étoiles Michelin, vaut le voyage) qui, inachevée, n’en possède pas moins les voûtes gothiques les plus élevées d’Europe. Le déclin de Beauvais, accompagnant celui de l’industrie textile, devait s’amorcer dès la fin du XVIIIe siècle ; il n’avait pas vraiment cessé depuis, et Jed trouva sans difficulté une chambre à l’hôtel Kyriad. Il crut même être le seul client jusqu’à l’heure du dîner. Alors qu’il entamait sa blanquette de veau – le plat du jour – il vit entrer un Japonais isolé, d’une trentaine d’années, qui jetait des regards effarés autour de lui, et vint s’installer à la table voisine.

La proposition d’une blanquette de veau plongea le Japonais dans l’angoisse ; il se rabattit sur une entrecôte qu’il vit arriver quelques minutes plus tard et tâta tristement, irrésolu, du bout de sa fourchette. Jed se doutait qu’il allait essayer d’engager la conversation ; c’est ce qu’il fit, en anglais, après avoir suçoté quelques frites. Le pauvre homme était employé par Komatsu, une entreprise de machines-outils qui avait réussi à placer un de ses automates textiles dernière génération auprès de l’ultime entreprise de draperie en activité dans le département. La programmation de la machine était tombée en panne, et il était venu pour essayer de la réparer. Pour un déplacement de cet ordre, se lamenta-t-il, sa firme envoyait auparavant trois ou quatre techniciens, enfin deux au grand minimum ; mais les restrictions budgétaires étaient terribles, et il se retrouvait seul, à Beauvais, face à un client furieux et une machine à la programmation défectueuse.

Il était, en effet, dans une sale situation, convint Jed. Mais ne pouvait-il pas, au moins, être aidé par téléphone ? « Time différence… » dit tristement le Japonais. Peut-être, vers une heure du matin, réussirait-il à joindre quelqu’un au Japon, à l’ouverture des bureaux ; mais jusque-là il était seul, et il n’avait même pas de chaînes câblées japonaises dans sa chambre. Il considéra un instant son couteau à viande, comme s’il envisageait d’improviser un seppuku, puis se décida à entamer son entrecôte.

Dans sa chambre, tout en regardant Thalassa sans le son, Jed ouvrit son portable. Franz avait laissé trois messages. Il décrocha dès la première sonnerie.

« Alors ? Ça s’est passé comment ?

— Bien. À peu près bien. Sauf que je pense qu’il sera un peu en retard pour le texte.

— Ah non, ça c’est pas possible. J’en ai besoin fin mars, sinon je ne peux pas imprimer le catalogue.

— Je lui ai dit… » Jed hésita, se lança. « Je lui ai dit que ce n’était pas grave ; qu’il prenne tout le temps dont il a besoin. »

Franz émit une sorte de borborygme incrédule, puis se tut avant de reprendre la parole d’une voix tendue, à la limite de l’explosion.

« Écoute, il faut qu’on se voie pour en parler. Tu peux passer à la galerie maintenant ?

— Non, là, je suis à Beauvais.

— À Beauvais ? Mais qu’est-ce que tu fous à Beauvais ?

— Je prends un peu de recul. C’est bien, de prendre du recul à Beauvais. »

Il y avait un train à 8 heures 47, et le trajet pour la gare du Nord durait un peu plus d’une heure. À onze heures Jed était à la galerie, faisant face à un Franz découragé. « Tu n’es pas mon seul artiste, tu sais… » dit-il d’un ton de reproche. « Si l’exposition ne peut pas avoir lieu en mai, je suis obligé de décaler jusqu’à décembre. »

L’arrivée de Marylin, dix minutes plus tard, rétablit un peu de bonne humeur. « Oh moi décembre ça me va très bien » annonça-t-elle d’emblée, avant de reprendre avec une jovialité carnassière : « Ça me laissera plus de temps pour travailler les magazines anglais ; il faut s’y prendre très en amont, avec les magazines anglais.

— Bon, alors décembre… » concéda Franz, morose et battu.

«Je suis… » commença Jed en élevant légèrement les mains, avant de s’arrêter. Il allait dire : « Je suis l’artiste », ou une phrase de ce genre, d’une emphase un peu ridicule, mais il se reprit et ajouta simplement : « Il faut que j’aie le temps de faire le portrait de Houellebecq, aussi. Je veux que ce soit un bon tableau. Je veux que ce soit mon meilleur tableau. »

La carte et le territoire
titlepage.xhtml
titlepage2.html
carte_territoire_houellebecq_split_000.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_001.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_002.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_003.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_004.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_005.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_006.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_007.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_008.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_009.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_010.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_011.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_012.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_013.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_014.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_015.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_016.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_017.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_018.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_019.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_020.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_021.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_022.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_023.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_024.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_025.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_026.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_027.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_028.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_029.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_030.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_031.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_032.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_033.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_034.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_035.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_036.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_037.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_038.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_039.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_040.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_041.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_042.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_043.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_044.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_045.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_046.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_047.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_048.xhtml
carte_territoire_houellebecq_split_049.xhtml