The Project Gutenberg EBook of L'isthme de Panama, by Michel Chevalier
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org
Title: L'isthme de Panama
Author: Michel Chevalier
Release Date: September 3, 2008 [EBook #26515]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ISTHME DE PANAMA ***
Produced by Adrian Mastronardi, Christine P. Travers, The
Philatelic Digital Library Project at http://www.tpdlp.net
and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned
images of public domain material from the Google Print
project.)
Notes au lecteur de ce fichier: Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
La fin de la page 144 est manquante: Cet entourage rendrait les plus grands services aux ingénieurs pen-
Les erreurs notées dans l'errata ont été corrigées dans le texte.
La carte présente dans le livre n'était pas disponible lors de la création de ce fichier, elle sera rajoutée une fois trouvée.
L'ISTHME DE PANAMA
EXAMEN HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE
DES DIFFÉRENTES DIRECTIONS SUIVANT LESQUELLES ON POURRAIT LE PERCER ET DES MOYENS À Y EMPLOYER;
SUIVI D'UN APERÇU
SUR L'ISTHME DE SUEZ.
PAR
MICHEL CHEVALIER.
Avec une Carte.
PARIS.
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN.
ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE,
30, RUE JACOB.
MDCCCXLIV.
CHAPITRE PREMIER.
FORME GÉNÉRALE DE L'ISTHME DE PANAMA.
Sa grande longueur.—Sur cette longueur, cinq localités où l'on peut rechercher un passage: 1o isthme de Tehuantepec; 2o à l'est de la baie de Honduras; 3o lac de Nicaragua; 4o isthme de Panama proprement dit; minimum d'épaisseur de l'isthme à la baie de Mandinga; ligne de la Boca del Toro à l'embouchure du Chiriqui; 5o isthme de Darien.—Obstacle qu'oppose dans toute l'Amérique au passage d'un Océan à l'autre la chaîne des Andes; immense étendue de cette chaîne.—L'isthme est montagneux; mais la chaîne s'y abaisse précisément aux cinq endroits ci-dessus.
L'Isthme de Panama, resserré en largeur, comme on le verra, est hors de proportion par sa longueur avec tous les isthmes du monde. De Tehuantepec et des bords du Guasacoalco, où il se soude à l'Amérique du Nord, au fond du golfe de Darien, où il s'unit au massif de l'Amérique méridionale, il y a 2,300 kilomètres (575 lieues). C'est, à peu de choses près, le double de la distance d'Amsterdam à Lisbonne. Les autres isthmes célèbres sont cinquante ou cent fois moins longs. C'est qu'ils sont situés entre deux golfes avancés dans les terres ou entre une mer et une baie, tandis que l'isthme de Panama sépare deux mers épandues[1].
Dans sa forme générale, on dirait d'une immense chaussée dirigée en ligne droite de l'ouest-nord-ouest à l'est-sud-est, et présentant, du côté qui regarde l'Europe, deux renflements: l'un, assez spacieux pour qu'en nos contrées on en fît un beau royaume; c'est la péninsule de Yucatan, qui, avec la presqu'île de Floride et l'île de Cuba, enclot le golfe du Mexique, nappe d'eau presque égale à notre Méditerranée[2], que nous qualifions avec raison de mer; l'autre, plus étendu encore que le premier, et figurant un hémicycle, est occupé par les cinq États de l'Amérique Centrale. Dans sa configuration générale, l'isthme s'amincit à mesure qu'il approche de l'Amérique du Sud. De ce côté, il se termine par un fer à cheval, sur lequel est située la ville de Panama, et qui est baigné à l'occident par une baie semi-circulaire, parsemée d'îles et même d'élégants archipels en miniature, restés célèbres par les perles qu'y trouvèrent les Espagnols.
Au premier abord, il semble nécessaire d'explorer minutieusement, sur chacun des flancs de l'isthme, une côte de cette extraordinaire longueur de 2,300 kilomètres pour découvrir le point où devrait être placé le canal des deux océans; mais, quelque imparfaites que soient les connaissances géographiques sur cette partie du nouveau continent, on reconnaît bientôt que le nombre des localités où l'on peut, avec chance de succès, rechercher un passage est assez restreint. Les points où l'isthme se rétrécit, et où il est naturel de frapper pour faire brèche, sont au nombre de cinq seulement. Énumérons-les:
1.—En commençant par le nord, on rencontre d'abord l'isthme de Tehuantepec, où deux cours d'eau, le Guasacoalco et le Chimalapa, adossés l'un à l'autre, se déversent, l'un dans l'Océan Atlantique, l'autre dans le Pacifique. À vol d'oiseau, la distance qui sépare les deux mers est ici de 220 kilomètres.
2.—De l'autre côté de la presqu'île de Yucatan, la carte indique, du fond de la baie de Honduras, sur l'Atlantique, à l'Océan Pacifique, une distance assez faible, d'environ 200 kilomètres à vol d'oiseau, et montre, tout auprès, des cours d'eau qui, ayant leurs sources non loin de l'Océan Pacifique, viennent, presque tout droit, se jeter dans l'Atlantique.
3.—Plus au midi, à l'autre extrémité du diamètre de l'hémicycle décrit par l'Amérique Centrale, le lac de Nicaragua, communiquant avec l'Atlantique par un beau fleuve, le San-Juan de Nicaragua, est situé au milieu des terres, comme un prolongement de cette mer, qui ainsi semble pénétrer jusqu'à 2 ou 3 myriamètres de l'Océan Pacifique.
4.—Ensuite apparaît l'isthme de Panama proprement dit. C'est là que la longue chaussée qui relie l'une à l'autre les deux Amériques, a son minimum d'épaisseur. De la ville de Panama sur le Pacifique à celle de Porto-Belo sur l'Atlantique, la distance en ligne droite paraît n'être que de 65 kilomètres. De même entre Panama et Chagres, et ici une partie de l'espace se franchit au moyen de la rivière Chagres, qui roule un grand volume d'eau; de même encore entre Chagres et la baie de Chorrera, qui est un peu à l'ouest de Panama. Ce n'est pourtant point entre Panama ou la baie de Chorrera et Chagres ou Porto-Belo que l'isthme de Panama est réduit à sa moindre épaisseur; un peu plus à l'est, à la baie de Mandinga (ou San-Blas), il paraît n'avoir plus qu'une cinquantaine de kilomètres.
Un troisième point de l'isthme de Panama proprement dit appelle une exploration soignée. C'est aux environs du port de la Boca del Toro, situé sur l'Atlantique à l'ouest de Chagres. Vis-à-vis de ce port, qu'on s'accorde à représenter comme admirable, on trouve, sur l'autre mer, un autre port qu'on dit remarquable aussi, à l'embouchure de la rivière Chiriqui. À cause de l'excellence qu'on attribue à ces deux havres, ce tracé mériterait beaucoup d'attention si le terrain qui les sépare n'était que médiocrement difficile.
5.—Enfin, là où l'isthme cesse et où l'Amérique du Sud s'épanouit brusquement en un vaste éventail, on trouve, sur la surface même de cette Amérique, un passage remarquable entre les deux océans. Dans le golfe de Darien, qui borde l'isthme à l'orient, se décharge un beau fleuve, l'Atrato, dont quelques affluents de gauche, et particulièrement le Naipipi, ont leurs sources très voisines de l'Océan Pacifique, et dont l'un des rameaux supérieurs se rapproche beaucoup, au nord de Novità, d'un fleuve tributaire du Pacifique, qui porte, comme tant d'autres, le nom vénéré de San-Juan. Je n'ose assigner aucune largeur précise à la ligne qu'il faudrait suivre pour passer, par la vallée du Rio Atrato, d'un océan à l'autre. Ce serait cependant un assez long trajet. D'après la dernière carte d'Arrowsmith, de l'embouchure de l'Atrato, dans la mer des Antilles, à celle du San-Juan, dans l'Océan Pacifique, il y aurait au moins 450 kilomètres. Par le Naipipi, le trajet serait à peu près moitié moindre.
Voilà donc cinq localités où l'isthme se présente favorablement quant à la largeur. Mais quelle serait la hauteur à gravir? Ne serait-elle pas de l'ordre de celles devant lesquelles l'art de l'ingénieur le plus osé recule avec effroi et se reconnaît vaincu? Au premier abord, on est porté à le craindre. Le nouveau continent offre une chaîne de montagnes sans pareille au monde pour sa continuité. Du cap Horn, promontoire par lequel l'Amérique méridionale regarde le pôle austral, aux terres glacées qui terminent l'Amérique du Nord, s'étend la chaîne des Andes comme une épine dorsale longue de quatorze mille kilomètres, trente-cinq fois la longueur des Pyrénées. Qu'on se place dans l'Amérique méridionale en un point quelconque du littoral occidental, à Guayaquil, à Lima, à Valparaiso jusqu'au détroit de Magellan et à la Terre-de-Feu; partout on rencontre devant soi cette crête altière couverte de neiges éternelles, séparant la vallée du fleuve des Amazones, où dix empires seraient à l'aise[3], celles du Magdalena, de l'Orénoque et de la Plata, tous tributaires de l'Atlantique, des torrents qui se précipitent dans l'Océan Pacifique. Que des bords de la mer on gravisse le plateau, qu'on monte à Bogota, à Quito, c'est-à-dire à la hauteur du Canigou et du pic du Midi, au double de celle du Ballon-d'Alsace, et on la retrouve encore au-dessus de sa tête, se redressant plus fière; on a devant soi le Cotopaxi et le Chimborazo, dans les flancs desquels s'engloutiraient l'Ossa et le Pélion tant vantés. Dans l'Amérique septentrionale, il en est de même. C'est d'abord le plateau mexicain, dont l'élévation égale celle de montagnes majestueuses, et qui est surmonté lui-même de sommets audacieux, comme le pic d'Orizaba et la Sierra Nevada (Chaîne Neigeuse) de Mexico. Ce sont ensuite les montagnes Rocheuses, qui se sont trouvées assez hautes, assez escarpées, pour opposer jusqu'à ce jour une infranchissable barrière à la race entreprenante des États-Unis, que rien n'avait pu arrêter. Constamment, au travers des Californies et des possessions anglo-américaines, britanniques et russes, la même chaîne élève inflexiblement son arête blanchie par la neige, et hérissée çà et là de cimes coniques dont la tête au ciel est voisine, et dont les pieds touchent à l'empire des morts, au royaume igné de Pluton; car d'une extrémité à l'autre sont distribués des volcans[4]. En résumé, abstraction faite des cimes qui la dominent, la chaîne a une élévation qui est rarement de moins de 2,000 mètres (une demi-lieue). Elle est épaisse et massive; quelquefois, comme au Mexique, dans la Nouvelle-Grenade et au Pérou, elle se déploie en un immense plateau. Dans l'Amérique du Nord comme dans l'Amérique du Sud, on peut la considérer, sur le versant du Pacifique au moins, comme insurmontable pour toute voie de communication autre qu'une route ordinaire.
L'isthme de même est montagneux. Il offre des sommets ardus et d'innombrables volcans qui souvent ébranlent le sol, dévastent les cités, et ont motivé ce dicton sur l'admirable ville de Guatimala, bâtie dans la plus délicieuse vallée du monde, mais dominée par des volcans terribles d'une hauteur sans pareille[5]: qu'elle avait le paradis d'un côté et l'enfer de l'autre. Cependant l'observateur qui s'aventure dans ce dédale de montagnes et de collines reconnaît que là du moins la chaîne n'est point absolument continue. Par un heureux hasard, la force souterraine qui, postérieurement à la formation du continent, souleva la longue chaîne des Andes, se trouva affaiblie dans l'isthme; elle y exerça une action fort inégale, et y produisit des groupes montagneux distincts et séparés, et non plus une crête inflexible. Peut-être se divisa-t-elle pour appliquer une partie de sa puissance à faire surgir de la mer, à quelque distance de là, l'archipel des Antilles. Dans l'isthme, on trouve des cimes qui ne le cèdent pas au Mont-Blanc, le roi des Alpes; mais en plusieurs points, qui sont justement ceux désignés tout-à-l'heure, où l'isthme est le plus étroit, l'arête saillante du sol, le haut de la digue interposée entre les deux océans, n'atteint pas au-dessus de leurs flots une élévation supérieure à celle qu'on sait faire franchir à un canal ordinaire au moyen d'écluses. Ainsi qu'on le verra, la chaîne y courbant la tête s'est ouverte non seulement à des gorges, mais à quelques vallées transversales où pourrait être frayé un passage pour un canal ou pour un chemin de fer à pentes douces.[Table des matières]
CHAPITRE II.
RECHERCHE D'UN PASSAGE ENTRE L'OCÉAN ATLANTIQUE ET L'OCÉAN PACIFIQUE, DEPUIS LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU-MONDE.
Objet du voyage de Colomb.—Découverte de l'Océan Pacifique par Vasco Nuñez de Balboa, le 25 septembre 1513.—Héroïsme de Balboa; sa persécution par Pedrarias Davila.—Caractère de Fonseca.—Tentatives successives pour passer d'un Océan à l'autre.—Emulation entre l'Espagne et le Portugal.—Vasco de Gama.—Le Secret du Détroit.—Expédition partie de San Lucar en 1508, sous Vicente Yañez Pinzon et Juan Diaz de Solis.—Second voyage de Juan Diaz de Solis.—Expéditions des frères Cortereal pour le compte du Portugal.—Voyage de Magellan en 1520.—Découverte du cap Horn par les Hollandais Lemaire et Schouten en 1616.—Efforts de Fernand Cortez pour découvrir le Secret du Détroit; ses questions à Montezuma.—Navigateurs anglais à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle: Davis, Hudson, Baffin.—Au XVIIIe siècle, le Suédois Behring voyage pour le compte de la Russie.—Troisième voyage de Cook.—Projet de M. de Chateaubriand.—Navigateurs anglais au XIXe siècle—Grandeur de l'Espagne au XVIe siècle.—Canaux projetés d'après Gomara en 1551 à Tehuantepec, au lac de Nicaragua et à l'isthme de Panama proprement dit; Philippe II arrête l'essor de l'Espagne.—Efforts de Cortez; communication grossière qu'il établit dans l'isthme de Tehuantepec; on l'améliore un peu à la fin du XVIIIe siècle; prix exorbitant du transport.—Communication par Panama, fort imparfaite.—Tort que se faisait l'Espagne en négligeant ainsi des voies de transport aussi importantes; elle justifiait d'avance sa dépossession future.
Ce n'est pas chose nouvelle que de s'occuper d'un passage de l'Océan Atlantique au Grand-Océan, des mers qui emplissent le vaste et profond chenal ménagé par la nature entre l'Europe et le continent américain à celles qui baignent de leurs flots les côtes de la Chine et du Japon et l'autre littoral de l'Amérique. Christophe Colomb, quand, sur ce vaisseau si longtemps sollicité, il s'embarqua pour l'expédition à jamais mémorable qui nous donna un nouveau monde, avait pour but de montrer aux hommes un passage plus facile vers la Chine. Jusqu'alors, la regardant comme située à l'orient, on jugeait qu'on devait s'y rendre en marchant de l'ouest à l'est. Colomb prit au contraire la route de l'est à l'ouest[6] qu'il supposait plus courte. Un monde ignoré jusqu'à lui se rencontra sur son chemin[7]! Après qu'il eut découvert ces terres inconnues, il crut avoir abordé aux îles de l'Asie dépendant du domaine du Grand-Khan, c'est le nom qu'on donnait à l'empereur de la Chine, et il est mort après ses quatre voyages dans la persuasion qu'il avait été en Asie. Cependant Colomb eut une vague connaissance de la mer que nous nommons l'Océan Pacifique et de sa proximité de l'Atlantique dans les parages voisins de Panama; ce fut à son quatrième et dernier voyage, qui précéda sa mort de deux années, et pendant lequel il reconnut, sur une grande étendue, le continent américain le long de l'isthme lui-même et au-delà du côté du midi[8]. Les indigènes lui apprirent qu'une autre mer existait non loin de là. Confondant toujours l'Amérique avec l'Asie, il exprimait le voisinage des deux mers dans la province de Veragua, où il venait de débarquer, en disant que certaines terres de Ciguare, dont il s'estimait très proche et qu'il croyait à dix journées seulement du Gange, étaient, par rapport à la côte de Veragua, sur l'Atlantique, dans la même situation que Tortose, sur la Méditerranée, à l'embouchure de l'Ebre, relativement à Fontarabie en Biscaye sur l'Océan. Mais Colomb ne vit pas de ses yeux l'Océan Pacifique. Cet honneur fut réservé à Vasco Nuñez de Balboa, l'un des hommes les plus étonnants qu'ait alors produits l'Espagne, si fertile à cette époque en héros dignes de l'admiration reconnaissante des peuples.
Je ne puis prononcer le nom de Balboa sans y joindre l'expression d'une commisération profonde. C'est un exemple amer des souffrances auxquelles furent voués presque tous les hommes qui jouèrent un grand rôle dans la découverte de l'Amérique. Ce nouveau monde a été vraiment enfanté dans la douleur de ceux qui le donnèrent à la civilisation européenne. Colomb dans les fers, Cortez délaissé, à la fin de sa vie, comme un obscur aventurier, et mourant consumé de chagrin, sont les deux grandes figures d'un tableau peu honorable pour l'espèce humaine. À côté d'eux mérite de figurer en une place apparente l'héroïque Balboa sur un gibet. Une petite colonie s'était établie à Santa-Maria sur l'isthme, et les colons avaient choisi Balboa pour leur chef, parce que c'était un homme d'une intrépidité sans égale et d'une infatigable activité. Jaloux de faire ratifier ce titre par la cour d'Espagne, Balboa exécuta des incursions chez les tribus voisines, et acquit ainsi la certitude qu'il existait un autre océan à peu de distance, à six jours de marche, lui disaient les Indiens, et ils ajoutaient que par là on se rendait à un empire qui abondait en or. Ils voulaient parler du Pérou. Balboa entreprit de pénétrer jusqu'à cette mer mystérieuse. Sa réputation de vaillance et de loyauté attira autour de lui une troupe d'hommes déterminés; mais les difficultés du sol et les attaques des naturels retardèrent sa marche. Enfin, le vingt-cinquième jour, le 25 septembre 1513, du haut de la sierra de Quaregna dont il avait voulu seul gravir le sommet, il aperçut la mer: c'était l'Océan Pacifique.
À cette vue, tombant à genoux, il remercia le Tout-Puissant de lui avoir réservé la gloire d'une découverte si profitable à sa patrie, et quelques jours après, arrivé au bord de la mer, il y entra, armé de son épée et de son écu, en prit possession au nom de son maître, et fit serment de la lui conserver[9]. Il revint par une autre route à Santa-Maria, non sans avoir fréquemment combattu. À la réception de sa dépêche, la cour d'Espagne fut ravie. Elle crut tenir enfin la clef des trésors des Grandes-Indes, où puisaient alors les Portugais. On résolut d'envoyer des troupes à Santa-Maria et dans la contrée nouvellement explorée, afin de poursuivre ce qui avait été commencé si heureusement; mais les affaires d'Amérique ou, comme on a dit jusqu'à la fin, des Indes, étaient dirigées par un de ces êtres malfaisants à qui la gloire de leur prochain est insupportable, et dont le bonheur consiste à torturer les nobles caractères auxquels ils voient la foule apporter son admiration et son respect: race venimeuse qui empoisonne l'existence des hommes de génie, sans s'inquiéter du dommage ainsi causé à la chose publique. C'était ce Fonseca qu'on avait vu astucieusement acharné contre Colomb, même du vivant de la reine Isabelle, sa protectrice; le même qui poursuivit de sa haine perfide l'illustre amiral jusque dans ses héritiers, et qui, pour mettre le comble à ses infâmes artifices, trempa dans un complot pour assassiner Cortez, lorsque celui-ci eut acquis une immense renommée.
Fonseca, au lieu de donner le commandement à Balboa, choisit un homme dépourvu de titres, Pedro Arias de Avila (appelé dans les chroniques Pedrarias Davila). Un des premiers actes de Pedrarias fut d'infliger, sous prétexte de quelques irrégularités commises longtemps auparavant et en d'autres contrées, une grosse amende à Balboa, quoique celui-ci, à la tête de quatre cent cinquante hommes prêts à le suivre jusqu'au bout du monde, se fût empressé de se soumettre à son autorité. Quelques années plus tard, quand Balboa se fut signalé par de nouveaux exploits, lorsqu'il se préparait à cingler du côté du Pérou, qu'on n'avait pas atteint encore, Pedrarias, qui s'était un moment réconcilié avec lui, et lui avait même donné sa fille, le fit arrêter, condamner à mort par des affidés, et exécuter malgré les supplications des colons.
L'existence des deux océans une fois avérée, on ignorait si l'Amérique ne formait qu'un continent ou si elle se partageait en plusieurs masses séparées par des détroits. Dès les toutes premières années du XVIe siècle, dans un intervalle de quinze ans, à partir du premier départ de Colomb, les découvertes s'étaient pourtant prodigieusement étendues. Non seulement Colomb, à son troisième voyage, avait mouillé à l'embouchure de l'Orénoque[10], et, au quatrième, était descendu dans l'isthme à la province de Veragua; mais, dès 1497, le fils d'un Vénitien établi à Bristol, Sébastien Cabot, envoyé par le gouvernement anglais, avait visité les rivages brumeux et froids du Labrador, et, en 1498, avait longé la côte depuis la baie d'Hudson, qui touche à la mer Glaciale, jusqu'à la pointe méridionale de la Floride. En 1499 et 1500, le Florentin Améric Vespuce, avec Juan de la Cosa, sous Alonzo de Ojeda, avait reconnu le continent de l'Amérique méridionale, depuis le golfe de Darien, sur la côte du Venezuela et de la Guyane, et s'était rapproché de l'équateur au point de n'en être plus qu'à 3 degrés terrestres ou 350 kilomètres. En 1500, l'un des plus infatigables compagnons de Colomb, voyageant pour son propre compte, Vicente Yañes Pinzon, pareillement en compagnie de Vespuce, avait pris possession du cap Saint-Augustin[11], et avait découvert l'embouchure du fleuve des Amazones. C'était la première fois que les Espagnols pénétraient en Amérique dans cet hémisphère austral où, du côté de l'Afrique, depuis longtemps les navigateurs portugais avaient étendu leur domaine. En 1500, l'un des trois Cortereal, Français extraordinaires par leur bravoure, plus remarquables encore par leur dévouement fraternel, avait fait un voyage de découverte vers l'embouchure du Saint-Laurent du Canada, pour le roi de Portugal. La même année, un Portugais, Pedro Alvarez Cabral, avait par hasard découvert le Brésil en se rendant aux Indes par le cap de Bonne-Espérance, et plusieurs navigateurs s'y étaient rendus après lui, entre autres Vespuce, naviguant alors pour le roi de Portugal. Des expéditions clandestines s'étaient faites, et avaient répandu beaucoup de notions qu'on trouve consignées sur les cartes du temps. La rumeur populaire les avait grossies. On commençait à sentir que la création était doublée, comme l'a dit Voltaire en l'honneur de Colomb, et l'on reconnaissait enfin que les pays où l'on était parvenu étaient distincts de l'Inde, de la Chine ou du Japon, quoique Pinzon et Vespuce fussent persuadés, comme Colomb lui-même, qu'ils avaient parcouru les côtes de l'Asie contiguës au Cathay (c'était le nom que portait alors l'empire chinois en Europe).
Un mobile qui exerça toujours une grande influence sur les actions des hommes et les événements de l'histoire, l'émulation, la jalousie, la concurrence (ces différents noms représentent les nuances diverses bonnes ou mauvaises d'un même sentiment), poussait les Espagnols plus avant à l'ouest. Dans l'intervalle du second au troisième voyage de Colomb, mais à une époque telle qu'on ne put le savoir dans la péninsule ibérique qu'après que l'Amiral[12] se fut mis en route pour la troisième fois[13], un des plus grands hommes qu'ait vus naître le Portugal, Vasco de Gama, avait découvert la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Parvenus ainsi dans l'Inde d'Alexandre-le-Grand, dans la populeuse contrée que rendaient célèbre en Europe ses perles et ses épices, les Portugais s'étaient illustrés par des prouesses héroïques, et avaient fait des conquêtes d'où ils avaient rapporté de grandes richesses. Jusque là, au contraire, en cherchant ces mêmes régions, les Espagnols découvraient des espaces vastes sans doute, mais dont l'importance politique et commerciale était actuellement fort mince. Ils avaient à lutter contre la nature plus que contre les hommes, et cette lutte leur semblait sans gloire quoiqu'elle ne fût pas sans péril. Ils trouvaient des peuplades peu nombreuses, primitives et sans civilisation: ils n'étaient entrés encore ni dans l'empire de Montezuma ni dans celui des Incas. Les succès de la cour de Lisbonne troublaient le sommeil de Ferdinand et de ses conseillers. Entre les hommes audacieux qui abondaient alors chez l'un et l'autre peuple, la rivalité était la même qu'entre leurs souverains. L'esprit d'aventure et le désir de faire fortune d'un tour demain, qui est si vif de nos jours, et qui alors était plus ardent encore, excitaient les esprits à se précipiter vers le pays des épices, où l'on s'imaginait qu'il n'y avait qu'à se baisser pour recueillir de la renommée et des trésors. Celui-ci, s'inspirant d'un sentiment plus noble, s'embarquait pour aller convertir les païens et arracher des âmes à l'enfer; celui-là était en quête d'une source merveilleuse qui avait le don de rajeunir quiconque se plongeait dans ses eaux[14]. L'ambition individuelle et la fierté nationale, la soif de l'or, l'ardeur du prosélytisme religieux, la passion du merveilleux et les froids calculs de la politique, étaient d'accord pour lancer ce que l'Espagne avait de plus vaillant du côté de l'Amérique, afin de saisir les Indes, qu'on en supposait au moins voisines. Pour atteindre ce but, il n'y avait, disait-on, qu'à trouver ce qu'on appelait dès lors le secret du détroit, c'est-à-dire, entre les diverses terres découvertes par Colomb et ses émules, un bras de mer qui permît de s'avancer tout droit à l'ouest jusques al nacimiento de la especeria. De 1505 à 1507, une grande expédition fut préparée à cet effet par la cour d'Espagne. On devait serrer de près la côte du Brésil, afin d'y découvrir ce détroit qu'on désirait, et auquel on croyait, par l'effet de cette illusion qui nous porte à prendre nos souhaits pour des espérances fondées. L'expédition fut un peu retardée, et ne partit que le 29 juin 1508 de San-Lucar. Elle reconnut la côte de l'Amérique méridionale depuis le cap Saint-Augustin, qui est déjà, on l'a vu, dans l'hémisphère austral, jusqu'au Rio Colorado, qui est de 5 degrés (555 kilomètres) au-delà du Rio de la Plata; mais elle passa devant l'embouchure de la Plata sans l'apercevoir. En 1515, deux ans après que Balboa avait vu et touché l'Océan Pacifique, Juan Diaz de Solis, qui avait commandé avec Vicente Yañez Pinzon l'escadrille de 1508, reçut l'ordre de se rendre vers le sud, afin de pénétrer dans cet océan par le détroit qu'on espérait toujours, et de revenir, en remontant vers le nord, par-derrière ce qu'on appelait la Castille d'Or (c'est la partie de la Colombie actuelle attenante à l'isthme), jusqu'à ce qu'il fût à hauteur de l'île de Cuba. Il devait examiner si par là n'existait pas quelque détroit pour retourner. L'intrépide Diaz de Solis descendit en effet le long des côtes du Brésil, entra dans la Plata, qui pendant une douzaine d'années porta son nom (Rio de Solis), jeta l'ancre à l'îlot de Martin Garcia, dont il a été question dans ces derniers temps, et fut massacré par les indigènes avec huit personnes de sa suite. Cette expédition servit seulement à constater que la côte ferme de l'Amérique méridionale s'étendait sans solution de continuité jusqu'à la Plata, et on pouvait inférer du voyage précédent de Diaz de Solis avec Pinzon, qu'il en était de même jusqu'au Rio Colorado.
Les Portugais, braves et entreprenants plus encore que les Espagnols, s'il est possible, cherchaient de leur côté le secret du détroit. Les deux voyages de Gaspar Cortereal, l'un en 1500, l'autre en 1501, étaient dirigés vers le nord, afin de découvrir le passage du nord-ouest ou de l'Océan Atlantique au Grand-Océan boréal, que depuis trente ans les Anglais ont recommencé à chercher avec des prodiges de patience, de courage et d'habileté. Quand Gaspar eut péri dans ces épouvantables mers, le second Cortereal, Miguel, fit en 1502 un voyage dans le même but, sans plus de succès[15]. Enfin, en 1517, le Portugais Magellan vint à Valladolid offrir ses services à la cour d'Espagne, et affirma qu'il avait connaissance d'un détroit entre l'Atlantique et le Pacifique, par le sud. Il disait l'avoir vu consigné sur une carte tracée par un géographe fameux de l'époque, Martin Behaim de Nuremberg. C'était une assez mauvaise raison, car d'où Behaim connaissait-il ce détroit? On confia cependant à Magellan une escadrille; il partit, trouva en effet, à la fin d'octobre 1520, le détroit qui conserve son nom, et entra dans le Grand-Océan le 28 novembre de la même année. Mais ce passage était trop reculé pour faciliter les communications avec l'Asie; il servit seulement à gagner le Chili et le Pérou, après que ces deux pays eurent été colonisés[16]. Il était d'ailleurs dangereux, et lorsque le cap Horn eut été reconnu par Lemaire et Schouten, envoyés par les Hollandais, jaloux de pénétrer aussi dans le pays des épices (1616), il fut abandonné par les navigateurs[17], qui préférèrent faire le tour de l'Amérique du Sud jusqu'au bout.
Exactement à l'époque où Magellan découvrait le détroit qui perpétue sa mémoire, Cortez conquérait le Mexique. Durant son amitié passagère avec Montezuma, il interrogea ce prince sur le secret du détroit, qui importait tant à sa cour, et sur la possibilité de trouver sur le littoral mexicain de l'Atlantique un mouillage moins mauvais que celui de la Vera-Cruz. Selon une dépêche de Cortez à Charles-Quint, du 30 octobre 1520, l'empereur aztèque, sur sa demande, lui remit une carte de la côte, où les pilotes espagnols reconnurent l'embouchure d'une grande rivière que Cortez envoya étudier par Diego Ordaz: c'était le Guasacoalco. On sut bientôt qu'il n'y avait pas de détroit en ce point; mais il fut constaté qu'entre les bouches du Guasacoalco et Tehuantepec, le continent s'amincit et présente un isthme où une communication rapide serait facile d'une mer à l'autre par le Guasacoalco et le Chimalapa. De grands établissements furent élevés à Tehuantepec. On y plaça de vastes chantiers de constructions. L'expédition de Hernando de Grijalva, qui fit voile pour la Californie, en 1534, afin de découvrir le détroit désiré, non moins que pour conquérir de nouvelles terres, sortit de Tehuantepec, et les navires sur lesquels Cortez s'embarqua à Chametla pour la même destination avaient été construits de même à l'embouchure du Rio Chimalapa, avec des matériaux venus par le Guasacoalco.
Bientôt l'espoir d'un détroit voisin du golfe du Mexique, ou situé dans les espaces où s'étend l'isthme, fut détruit de toutes parts. Cependant on continua à le chercher plus au loin. Les Portugais avaient renoncé à leurs explorations du nord-ouest; les Anglais commencèrent les leurs. Au commencement du XVIIe siècle, et même dès les dernières années du XVIe, on vit apparaître successivement Davis, Hudson et Baffin, qui laissèrent leurs noms à différents parages qu'ils avaient visités les premiers. Plus tard encore on se mit à rechercher le passage par cette voie, non d'Europe en Asie, mais d'Asie en Europe. Dans les premières années du XVIIIe siècle, le Suédois Behring, naviguant pour le compte de la Russie, prouva que le continent américain était séparé du continent asiatique, et mourut de misère dans l'île qui a gardé son nom, près du détroit qui le conserve aussi. Le troisième voyage de Cook avait pour objet de passer par le nord d'Asie en Europe. M. de Chateaubriand s'était préoccupé, dans sa jeunesse, du passage du nord-ouest; il fut au moment de le poursuivre de sa personne, et quand il rendit visite à Washington, il l'en entretint avec transport. C'est dans ces mers glacées du nord-ouest que de nos jours se sont illustrés les Parry, les Ross et plusieurs autres navigateurs britanniques. Du côté du midi, après la découverte du cap Horn, les recherches durent cesser. Cependant on conçut encore quelque espoir, en 1790, de trouver une communication entre le golfe de Saint-George, dépendance de l'Atlantique, située par 45 et 47 degrés de latitude australe, c'est-à-dire à 700 kilomètres en-deçà du détroit de Magellan, et les bras de mer de la côte du Chili. Une expédition, envoyée alors par la cour d'Espagne, constata que l'idée était chimérique.
Que l'Espagne était majestueuse et belle au XVIe siècle! Que d'audace, que d'héroïsme et de persévérance! Jamais on n'avait vu tant d'énergie, d'activité; jamais non plus tant de bonheur. C'était une volonté qui ne connaissait pas d'obstacles. Une poignée d'hommes conquérait des empires sur des populations innombrables et courageuses comme celles du Mexique. Leurs entreprises matérielles étaient au niveau de leurs hauts faits sur le champ de bataille, et de leurs gestes politiques. Rien ne les arrêtait, ni les fleuves, ni les solitudes, ni les montagnes, dont rien n'approche en Europe. Ils bâtissaient des villes superbes, et tiraient des flottes des forêts en un clin d'œil; on avait vu Cortez, au siége de Mexico, lancer sur les lacs seize mille embarcations. On eût dit un peuple de géants ou de demi-dieux. On pouvait croire que tous les travaux propres à relier les climats ou les océans les uns aux autres allaient s'accomplir à la voix des Espagnols comme par enchantement; et puisque la nature n'avait pas ménagé de détroit au centre de l'Amérique, entre l'Atlantique et la mer du Sud, eh bien! tant mieux pour la gloire de l'espèce humaine! on y suppléerait par des communications artificielles. Qu'était-ce, en effet, pour des hommes pareils? Cette fois c'en était fait; il ne devait plus rester rien à conquérir, et la terre allait se trouver trop petite.
Certes, si l'Espagne fût demeurée ce qu'elle était alors, on l'eût vue, en effet, créer ce qu'on s'était flatté de trouver tout fait par la nature. Elle eût creusé un canal ou même plusieurs canaux pour tenir lieu de ce détroit tant cherché. Les hommes de science le lui conseillaient. En 1551, Lopez de Gomara, auteur d'une Histoire des Indes «faite, dit M. de Humboldt, avec autant de soin que d'érudition,» proposait la réunion des deux océans par des canaux, en trois points qui sont précisément les mêmes où en ce moment on s'en occupe, ainsi qu'on le verra tout-à-l'heure: 1o Chagres, 2o Nicaragua, 3o Tehuantepec. Mais le feu sacré s'éteignit tout-à-coup en Espagne. La péninsule eut pour la gouverner pendant un long règne un prince qui mit sa gloire à emmaillotter la pensée, et qui gaspilla une puissance immense en vains efforts pour l'enchaîner hors de ses domaines dans toute l'Europe: ce fut Philippe II. De ce moment l'Espagne engourdie devint étrangère aux innovations des sciences et des arts, à l'aide desquelles d'autres peuples, et particulièrement l'Angleterre et la France, développaient leur grandeur et leur prospérité. Si à partir de cette époque elle s'appropria quelques unes de ces innovations qui étendent la force de l'homme, ce fut seulement dans les arts de la guerre; car l'Espagne a conservé jusqu'à la fin du XVIIIe siècle un corps d'artillerie savant, des ingénieurs militaires éminemment recommandables, et d'habiles marins. Après que la France eut donné l'exemple des canaux à point de partage, et que le canal du Midi eut montré que l'on pouvait ainsi gravir les crêtes en bateau, il ne paraît pas que le gouvernement espagnol ait sérieusement voulu se servir de ce procédé pour établir une communication dans l'isthme entre la mer des Antilles et la mer du Sud. Le mystère dont étaient enveloppées les délibérations du conseil des Indes n'est pas toujours demeuré tellement profond qu'on n'ait pu savoir ce qui s'y était passé. M. de Humboldt, auquel le gouvernement espagnol ouvrit libéralement l'accès et de ses colonies, et, ce qui est plus surprenant, de ses archives, trouva dans ces dernières plusieurs mémoires sur la possibilité d'une jonction des deux océans par le lac de Nicaragua; mais dans aucun de ceux qui sont arrivés à sa connaissance, le point principal, dit-il, qui est la hauteur du terrain dans l'isthme, ne se trouve éclairci: l'illustre voyageur fait même remarquer que ces mémoires sont français ou anglais. Depuis le jour, glorieux dans l'histoire des conquêtes de la civilisation, où Balboa traversa l'isthme de Panama, le projet d'un canal entre les deux océans a occupé tous les esprits. Dans les conversations des posadas espagnoles, on s'en entretenait comme d'une légende; et quand par hasard passait un voyageur venant du Nouveau-Monde, après lui avoir fait raconter les merveilles de Lima et de Mexico, la mort de l'inca Atahualpa et la défaite sanglante des braves Aztèques, après lui avoir demandé son opinion sur l'Eldorado, on le questionnait sur les deux océans, et sur ce qui arriverait si on parvenait à les joindre. Dans toute l'Europe, on en berçait l'imagination des écoliers. Seul le gouvernement espagnol n'en prenait aucun souci. Il y a vingt années encore, c'était un des romans de l'esprit humain; l'idée était restée à l'état fantastique; il n'en existait pas une étude que le plus modeste de nos ingénieurs des ponts et chaussées n'eût jugée indigne de lui.
Dès 1520 et 1521, Cortez pensait à une jonction des deux océans: il l'établit même grossièrement par le moyen d'une route unissant le Chimalapa au Guasacoalco. À la fin du XVIIIe siècle, alors que l'Espagne semblait vouloir, sous Charles III, sortir de sa léthargie, on se remit à parler vivement d'une communication navigable, au Mexique, par ce même isthme de Tehuantepec, et dans le royaume de Guatimala, par le lac de Nicaragua; mais il ne se fit, de part et d'autre, que des études sommaires et défectueuses, et cette étincelle de zèle disparut. Autour du lac de Nicaragua, tout resta comme par le passé. Si dans l'isthme de Tehuantepec, en 1798, on ouvrit une route de terre de 140 kilomètres, de la ville de Tehuantepec au confluent du Saravia avec le Guasacoalco, cette route était si mauvaise, et de nombreux changements de véhicules jusqu'à la Vera-Cruz gênaient tellement le commerce, que vers 1804 on voyait souvent, ce qui doit subsister encore aujourd'hui, les marchandises aller de Tehuantepec à la Vera-Cruz, par la direction de Oaxaca, à dos de mulet. Pendant le cours de la guerre entre Napoléon et l'Angleterre, tant que l'Espagne fut l'alliée de la France, l'indigo de Guatimala, le plus précieux des indigos connus alors, vint par cette dernière voie au port de la Vera-Cruz, et de là en Europe. Le prix du transport était de 30 piastres par charge (de 138 kilogrammes), et les muletiers employaient trois mois pour faire un trajet qui en ligne droite est de 320 kilomètres. Pour prendre nos mesures françaises, c'était sur le pied de 3 fr. 40 c. pour 1,000 kilogrammes et pour chaque kilomètre de la distance à vol d'oiseau. Par la route de Tehuantepec à l'embarcadère du Saravia, si elle eût été en bon état, et par le Guasacoalco, la dépense eût été réduite des trois quarts au moins en argent et en temps. Sur un canal en bon entretien, les prix de transport, avec un droit de péage, varient de 5 à 10 centimes habituellement par 1,000 kilogrammes et par kilomètre parcouru, et en France le roulage ordinaire se contente de 20 à 25 centimes.
Au XVIIe et au XVIIIe siècle, l'Espagne avait besoin d'un bon service de transports dans l'isthme de Panama. Les trésors du Pérou s'expédiaient en Europe par la voie de Panama, et se rendaient, au travers de l'isthme, de Panama à Porto-Belo, d'où les galions les emportaient. Cependant, entre Panama et Porto-Belo, il n'y eut jamais qu'une détestable route. Quelquefois on envoyait des marchandises d'Europe à Panama en les faisant arriver à Chagres, d'où elles remontaient en bateau jusqu'à Cruces. De Cruces à Panama, elles allaient à dos de mulet sans qu'il y eût seulement un cantonnier pour veiller au chemin. C'était par là pourtant que s'acheminaient les voyageurs se rendant du Pérou ou du Chili à la Nouvelle-Grenade, au Venezuela, ou aux autres possessions espagnoles du littoral de l'Atlantique. Les relations les moins irrégulières qu'il y eût entre les deux océans étaient du port d'Acapulco à la Vera-Cruz par Mexico. Le trajet à vol d'oiseau est de 613 kilomètres, et, avec les détours, de 800 kilomètres au moins, et il faut plusieurs fois s'élever à des hauteurs très grandes pour redescendre dans de profonds vallons[18]. C'est ainsi que l'Espagne entendait l'art des communications dans ses domaines du Nouveau-Monde, d'où avec un bon système de transports elle eût tiré des trésors infinis; car ils étaient si vastes, qu'il s'en fallait d'un quart seulement qu'ils n'égalassent la demi-surface de la lune, et en fertilité et en richesse ils étaient plus remarquables encore qu'en étendue. Agir de la sorte pour les communications en général et pour les rapports entre les deux océans que sépare l'Amérique en particulier, c'était méconnaître ses intérêts, froisser ceux de la civilisation et légitimer sa propre déchéance; car si dans les affaires privées la propriété implique le droit d'abuser ou de ne pas user, il n'en est pas de même dans celles de la civilisation. Ici subsiste, de droit divin, une loi de confiscation contre les États qui ne savent pas tirer parti du talent que le maître leur a confié, ou qui s'en servent contrairement à quelques uns[19] des penchants les plus invincibles de la civilisation, comme est celui du rapprochement des continents et des races. Ce droit extrême est écrit trop souvent en lettres de sang et de feu à toutes les pages de l'histoire pour qu'il soit possible de le révoquer en doute.
Nous arrivons ainsi aux temps modernes. Pour mieux apprécier ce qui a été fait ou projeté et ce qui est à faire, posons plus explicitement la question; rendons-nous compte, autant que possible, avec détail, de l'objet qu'on doit se proposer en perçant l'isthme, ainsi que des facilités et des obstacles que l'isthme présente à qui recherche les moyens de le percer.[Table des matières]
CHAPITRE III.
NATURE ET PROPORTIONS DE LA COMMUNICATION À ÉTABLIR.
Objet de la communication à ouvrir.—Services à attendre du percement de l'isthme pour l'Europe.—Les voyages qu'on abrégerait sont ceux qui ont lieu par le cap Horn; énumération des contrées où l'on se rend d'Europe par cette voie.—Pour la Chine et le Japon, eu égard à la régularité des vents, aux courants et à la beauté de la mer, il y aurait, malgré un plus long trajet, économie de temps et accroissement de sécurité à l'aller, mais non au retour.—Avantages de l'Océan Pacifique.—Le percement de l'isthme profiterait encore davantage aux États-Unis.—Bons effets à en espérer pour le versant occidental de l'Amérique, plus retardé que celui qui regarde l'Europe.—La communication devrait s'effectuer au moyen d'un canal; ce canal devrait être praticable pour les grands bâtiments du commerce et pour les navires à vapeur de l'ordre des paquebots transatlantiques.—Un canal sur une échelle moindre serait d'utilité locale et ne profiterait à l'Europe qu'indirectement.—Des dimensions à donner au canal.—Exemples du canal Calédonien et du canal hollandais du Nord, qui sont des canaux maritimes.—Dimensions des canaux ordinaires en France, en Angleterre, aux États-Unis.—Ce qu'ont coûté les canaux Calédonien et du Nord, et les canaux ordinaires français, anglais et américains.—Prix d'une grande écluse à Brest.—Nécessité pour un canal maritime de déboucher au mouillage même des navires; à Panama cette condition ne se remplirait pas très aisément.—Conditions de salubrité à remplir; on y satisferait par le creusement même du canal.
Et d'abord serait-ce un canal ordinaire qu'il faudrait? Quelle serait même la nature de la communication à ouvrir? Devrait-on rester fidèle à l'idée d'un canal, ou conviendrait-il d'adopter ces voies perfectionnées où la vapeur fait glisser sur le fer, avec une rapidité inouïe et une économie toujours croissante, les plus pesants fardeaux? Si l'on préfère un canal, quelles devront en être les proportions? Afin de répondre pertinemment à ces questions, il faut d'abord s'interroger sur le but dans lequel on percerait l'isthme.
Les services à attendre d'un canal au travers de l'isthme de Panama ne sont pas tout-à-fait les mêmes pour les Européens ou pour les peuples de l'Amérique. Pour l'Europe, il n'abrégerait pas le voyage de la Chine ou des Grandes-Indes, et encore moins celui des îles de la Sonde, où la Hollande possède d'admirables colonies, et où l'on doit supposer que d'autres peuples, alléchés par les succès des Néerlandais, ne tarderont, pas à en fonder de nouvelles. La navigation d'Europe en Chine et aux Indes se fait par le cap de Bonne-Espérance, et il semble que, s'il y a un isthme à trancher pour abréger ce long pèlerinage, ce soit celui de Suez. Règle générale, les voyages qu'on raccourcirait en perçant l'isthme de Panama sont, avant tout, ceux qui ont lieu en doublant le cap Horn, extrémité de l'Amérique méridionale. Or, l'on passe par le cap Horn pour aller d'Europe au Pérou, sur la côte occidentale du Mexique, ou dans les possessions attenantes des États-Unis, de l'Angleterre et même de la Russie. C'est par le cap Horn qu'on se rend dans certains parages de l'Australie, dans la Nouvelle-Zélande, aux îles Marquises, aux îles de la Société, à ces innombrables archipels de la mer du Sud qui appellent des maîtres, aux îles Sandwich, que convoite plus d'une puissance maritime, parce qu'elles occupent entre l'Amérique du Nord et les régions de la Chine et du Japon une position comparable à celle de Malte entre l'Espagne, la France, l'Italie, d'un côté, et les rivages du Nil ou la Syrie de l'autre. Pour activer les relations de l'Europe avec ces vastes pays, pour que les essaims de nos races aillent les féconder, la rupture de l'isthme de Panama serait extrêmement avantageuse.
À l'égard de la Chine et du Japon, à ne considérer que les distances, il n'y aurait, disons-nous, aucun profit à en espérer. Le tour du monde étant représenté par 360 degrés de longitude, la Chine, en prenant le chemin de Panama, est à 230 degrés de nous, c'est-à-dire aux deux tiers de la circonférence terrestre; par l'autre route, au contraire, abstraction faite du grand circuit que l'on décrit autour de l'Afrique quand on double le cap de Bonne-Espérance, le trajet n'est que de 130 degrés, un seul tiers. Cependant la zone comprise entre les tropiques présente au navigateur qui cingle vers l'ouest, avec une mer presque toujours sereine, un autre avantage inappréciable: toute l'année, le souffle des vents alizés y gonfle les voiles des navires lancés dans la direction de l'est à l'ouest; au sein des flots eux-mêmes, un courant aussi ancien que le monde, aussi imperturbable que les lois de la gravitation universelle (le gulf stream des Anglais, le courant équatorial des autres géographes) pousse tout autour de la terre les navires dans le même sens. Du Havre ou de Londres à Canton, autour du cap de Bonne-Espérance, en coupant ainsi la ligne deux fois, le parcours est de 24,500 kilomètres; par l'isthme de Panama, il serait de 27,000[20]. Mais cet excédant de parcours serait plus que compensé par l'assistance des vents alizés et du courant équatorial, et par l'absence de tout péril pendant la majeure partie de l'année[21]. Imaginez qu'on a pu faire le trajet d'Acapulco à Manille sur une simple chaloupe pontée[22]; il y a 16,500 kilomètres, trois fois la distance de la côte d'Afrique aux Antilles. En somme, pour aller d'Europe en Chine, un navire qui prendrait la voie de l'isthme économiserait une quinzaine de jours sur un voyage qui dure de quatre mois à quatre mois et demi; mais on ne pourrait revenir par la même route, parce qu'alors on aurait contre soi le courant équatorial et les vents alizés. Pour atteindre la baie de Noutka,—dans l'archipel de Quadra et Vancouver, sur la côte du nord-ouest de l'Amérique, là où s'est fait un grand commerce de fourrures,—ou près de là, l'embouchure de la rivière Columbia, qui traverse le territoire d'Oregon, dépendant des États-Unis, un vaisseau parti d'Europe fait, en doublant le cap Horn, 27,500 kilomètres; en traversant l'isthme de Panama, il n'en aurait plus que 16,500 à parcourir. Pour gagner le Pérou, le revers occidental de l'Amérique Centrale, et les ports mexicains d'Acapulco, de San-Blas et de Mazatlan, l'avantage serait très marqué aussi; de même pour les îles Marquises, les Sandwich, et les archipels inhabités du Grand-Océan. Quant à la Nouvelle-Hollande, il en serait comme pour la Chine. Enfin tout le monde comprend que les navires qui, allant en Chine, se proposeraient de toucher à l'un des ports de la côte occidentale de l'Amérique, depuis le Chili jusqu'à la baie de Noutka, devraient se diriger par l'isthme de Panama.
Le problème se présente en des termes différents pour les États-Unis. Ce peuple éminemment navigateur a déjà des relations étendues avec la Chine et avec tous les pays riverains du Grand-Océan boréal ou austral. Il se livre avec ardeur et succès à la pêche. Il possède sur la côte du nord-ouest du nouveau continent le vaste territoire de l'Oregon, vers lequel le flot de la population est impatient de se porter par l'intérieur, et qui se coloniserait rapidement, si l'on pouvait s'y rendre par mer au lieu d'escalader les Montagnes Rocheuses et de franchir les déserts qui bordent le Mississipi à droite, ou qu'arrose le Missouri sans pouvoir les fertiliser. La coupure de l'isthme serait donc, toutes choses égales d'ailleurs, d'un immense intérêt pour les États-Unis; mais toutes choses ne sont pas égales. Les États-Unis sont plus que l'Europe voisins de l'isthme, et ainsi, pour eux, le bénéfice du percement ressort plus manifeste. Pour se rendre de New-York ou de la Nouvelle-Orléans à Guayaquil, à Lima, à Valparaiso, la route de l'isthme serait presque en ligne droite. De New-York ou de Boston à Canton, il y a, par la route actuelle du cap de Bonne-Espérance, 25,000 kilomètres; par l'isthme de Nicaragua, il n'y en aurait plus que 23,300. Relativement à cette destination, le passage de l'isthme allonge pour l'Europe; il raccourcit pour les bâtiments des États-Unis. De Boston ou de New-York à l'embouchure de la rivière Columbia, dans l'Oregon, la distance par le cap Horn est de 28,500 kilom.; par l'isthme, elle serait réduite à 14,000, la moitié.
Ainsi, pour reproduire à peu près les expressions de M. de Humboldt, les principaux objets de la coupure de l'isthme américain sont: la prompte communication d'Europe et d'Amérique aux côtes occidentales du nouveau continent, le voyage de la Havane et des États-Unis à la Chine, aux Philippines, et même un jour au Japon, quand notre audacieuse race de Japhet aura forcé cet autre empire de l'extrême Orient à sortir de son isolement superbe, ainsi qu'elle vient de le faire pour la Chine; la colonisation de l'Oregon et des îles du Grand-Océan, la navigation d'Europe ou des États-Unis en Chine avec escale sur la côte occidentale de l'Amérique, et enfin la grande pêche du cachalot. Quant aux expéditions directes d'Europe en Chine, elles s'achemineraient par là tout au plus à l'aller, mais non pas au retour.
La civilisation est fort retardée sur le versant de l'Amérique qui touche à l'Océan Pacifique, et elle pénètre à peine dans les archipels du Grand-Océan; le versant oriental du nouveau continent, par cela seul qu'il a été plus accessible à l'Europe, se trouve bien plus avancé[23], car c'est notre Europe qui répand à flots la lumière sous laquelle s'épanouissent l'intelligence et l'activité des nations. L'équilibre se rétablirait, si l'isthme s'abaissait sous la main de l'Europe, et la navigation du canal de l'isthme s'en ressentirait.
L'isthme lui-même, qu'occupaient avant la conquête des nations dont la puissance est attestée par les monuments qu'une végétation d'une vigueur luxuriante n'a pu encore achever de détruire, terre fortunée, si quelqu'une peut l'être quand le travail n'y anime pas l'homme et n'y maîtrise pas les forces de la nature; l'isthme, transformé en un carrefour où se réuniraient les productions de toute l'Amérique et de l'archipel des Antilles, aurait pour le commerce un vif attrait qui déterminerait le plus souvent son choix en faveur de cette route.
La destination d'une communication dans l'isthme une fois fixée, la nature de cette communication s'ensuit. Quand le but est bien connu, les moyens se révèlent vite. C'est une voie maritime qu'il faut, un canal praticable pour de grands navires. Hors de là il n'y a pas de choix, tout se vaut: petit canal, chemin de fer ou chaussée pavée ou macadamisée, tout est également bon, ou plutôt rien n'est bon. L'isthme, véritablement, ne sera point percé tant qu'il n'offrira pas un canal par lequel un trois-mâts parti de Bordeaux ou de Liverpool puisse sans désemparer, sans s'arrêter plus de deux ou trois jours dans l'isthme, aller tout droit jusqu'à Canton, si tel est son bon plaisir. Toute communication qui exigerait des transbordements serait pour le commerce général comme si elle n'existait pas.
Le canal de l'isthme de Panama est une œuvre d'avenir; or, sans se faire illusion, on peut regarder la navigation à vapeur, ou tout au moins la navigation mixte, employant concurremment ou successivement la vapeur et la voile, comme destinée à largement empiéter dans un avenir prochain sur la navigation exclusive à la voile; on devra donc adapter le canal aux grands navires à vapeur de l'ordre des paquebots transatlantiques, autant qu'on a déjà des idées arrêtées sur les proportions de ces bâtiments.
Telles sont les bases du programme du percement, de l'isthme. À toute œuvre conçue différemment, l'Europe n'aurait rien à voir, aucun secours à apporter.
Il faut cependant bien s'entendre. Nous maintenons que toute communication autre qu'un canal praticable au moins aux grands navires du commerce n'apporterait directement aucune amélioration, aucune extension aux rapports de l'Europe avec les régions éloignées que baigne le Grand-Océan, et ne serait pas digne de la sollicitude de la France ou de l'Angleterre. Toutefois des ouvrages plus modestes exerceraient des effets salutaires sur la contrée qu'ils traverseraient. Dans nos régions européennes bien percées dans tous les sens, nous ne nous faisons pas une idée de ce que c'est qu'un pays dépourvu de moyens de transport; nous n'avons pas la mesure des embarras que la civilisation y rencontre. Ce sont choses qu'on n'apprécie qu'après les avoir vues. Une zone de vingt lieues de large sans chemins oppose à l'avancement de l'esprit comme aux innovations matérielles une barrière plus insurmontable que l'inflexible volonté du tyran le plus habile et le mieux servi. Une bonne route, longue de vingt-cinq lieues dans l'isthme de Tehuantepec, entre le port de Tehuantepec et le Guasacoalco, là où il est constamment navigable, opérerait une révolution ailleurs que dans l'isthme. Tout l'empire mexicain en éprouverait l'heureuse influence; non seulement ou verrait les terres fertiles et salubres de l'intérieur de l'isthme renaître à la culture et la plaine de Tehuantepec se couvrir une seconde fois des riches récoltes qui l'embellissaient avant la conquête et avant les boucaniers, mais toutes les relations seraient transformées entre le littoral oriental et celui de l'occident. Le courant européen s'épancherait alors sur l'ouest du Mexique, qu'aujourd'hui il ne peut atteindre. Un service passable de navigation fluviale par le lac de Nicaragua entre les deux océans aviverait de même les admirables rives du lac, et imprimerait un nouvel essor à l'homme sur les rivages occidentaux de l'Amérique Centrale, parce que l'infatigable Europe aurait enfin prise sur ces pays. De même de toute ouverture pratiquée d'une mer à l'autre, le fût-elle sur d'humbles proportions. Un pareil ensemble de communications locales et spéciales aurait, il faut le reconnaître, des effets généraux dont l'Europe se ressentirait sans doute indirectement. Mais, dans ce qui précède, j'ai raisonné comme un fils de l'Europe s'occupant avant tout des intérêts de cette grande patrie, avec la conviction que ce qui profite directement à l'Europe sert le genre humain. J'ai recherché ce qui importait à l'Europe, ce qui lui allongeait les bras, et c'est en ce sens que j'ai recommandé exclusivement un canal maritime. D'ailleurs, si l'isthme de Panama est largement percé, ce sera l'Europe qui en aura fourni les fonds; il est donc permis de songer à elle, quand on cherche à déterminer les caractères que doit avoir l'entreprise.
Je n'ai point la prétention d'indiquer ici les dimensions à donner au canal des deux océans. Je crois cependant qu'il conviendrait de s'écarter peu de celles qu'on a adoptées sur deux canaux maritimes que l'Europe possède, le canal Calédonien, traversant de part en part la Haute-Écosse, et le canal du Nord, d'Amsterdam aux environs du Helder, praticables l'un et l'autre pour les grands bâtiments de commerce, et même pour des frégates. Ils ont été ouverts depuis la paix. Le premier a une largeur de 122 pieds anglais (37 mètres 10 centimètres) à la ligne d'eau; c'est plus qu'il ne faut pour toute espèce de bâtiments. Sa profondeur est de 20 pieds (6 mètres 10 centimètres), ce qui suffirait pour un navire de 800 à 1,000 tonneaux, c'est-à-dire pour les plus gros bâtiments de commerce. Le tirant d'eau d'un paquebot transatlantique en pleine charge est de 5 mètres 25 centimètres; mais il faut sous la quille d'un pareil navire, dans un canal, un demi-mètre d'eau. Ainsi un paquebot transatlantique traverserait commodément un canal de 5 mètres 75 centimètres de profondeur, et l'on peut croire que, sous le rapport du tirant d'eau, ces navires à vapeur de 450 chevaux resteront à peu près ce qu'ils sont aujourd'hui. Les proportions similaires du canal du Nord ne diffèrent guère de celles du canal Calédonien; elles sont de 38 mètres et de 6 mètres 32 centimètres. Les écluses du canal Calédonien, qui sont assez nombreuses, ont 52 mètres 46 centimètres de long sur 12 mètres 20 centimètres de large. Il faudrait les allonger d'une vingtaine de mètres et les élargir de 6 et 1/2 pour qu'elles pussent recevoir les paquebots transatlantiques tels qu'on les construit aujourd'hui. Les canaux à grande section, en France, ont 15 mètres de largeur à la ligue d'eau, et 1 mètre 65 centimètres de profondeur[24]; leurs écluses ont 32 mètres 50 centimètres de long sur 5 mètres 20 centimètres de large. Les canaux anglais et américains sont un peu moindres[25]. Des canaux semblables au canal Calédonien et au canal du Nord coûtent beaucoup plus cher que les autres. Chez nous, les canaux de 1821 et 1822 ont coûté en moyenne 125,000 fr. par kilomètre, et les canaux plus récemment entrepris, de la Marne au Rhin, de l'Aisne à la Marne, et latéral à la Garonne, reviendront à 300,000 fr. Les canaux anglais, de dimensions exiguës comme ils sont, ont exigé 135,000 fr., et les canaux américains n'ont réclamé que 101,000 fr. en moyenne. Le canal Calédonien, sur un développement de 34 kil. et 1/2[26], a coûté 25 millions de fr., soit 725,000 par kilom. Le canal du Nord paraît avoir coûté, en tout, une même somme pour un parcours plus que double, 81 kilom., soit 310,000 fr. par kilom.; mais il n'a pas d'écluses, si ce n'est à ses deux extrémités[27]. La construction d'une écluse en France, sur un canal ordinaire à grande section, grâce à l'habileté qu'ont acquise nos ingénieurs, revient maintenant à 75 ou 80,000 fr. Au prix de Brest, où la maçonnerie hydraulique se fait à bon compte, une écluse destinée aux paquebots transatlantiques de 450 chevaux coûterait, pour la maçonnerie et les portes, et par conséquent sans les fouilles à opérer pour en ménager le lit en terre et sans les pilotis des fondations quand il y a lieu, 350,000 francs; disons tout compris 400,000 francs au moins. Pour un vaisseau de ligne à trois ponts, à Brest, c'est 50,000 francs de plus, quoique l'écluse des navires à vapeur de 450 chevaux soit plus longue et plus large; mais elle est moins profonde, parce qu'un navire à vapeur de 450 chevaux, tel que le Christophe Colomb ou le Canada, qui ont été construits à Brest, n'a, en charge, qu'un tirant d'eau de 5 mètres 25 centimètres, et qu'un grand vaisseau à trois ponts comme le Valmy cale 7 mètres 95 centimètres[28].
Cette condition d'un canal maritime qui permette aux navires européens ou anglo-américains de se rendre, sans rompre charge, d'un océan à l'autre jusqu'à Lima, Acapulco ou Macao, en entraîne une autre qu'il ne faut pas passer sous silence. Le canal devra être en jonction immédiate avec la pleine mer. Je veux dire qu'il devra, par chacune de ses extrémités, déboucher dans un port offrant un mouillage suffisant aux navires, non pas seulement à une certaine distance du rivage, mais tout juste contre la terre ferme. En beaucoup de ports, à Panama, par exemple, le mouillage est un peu éloigné de terre. Le chargement et le déchargement s'opèrent par l'intermédiaire de pirogues ou d'autres alléges. Ce n'est qu'un médiocre inconvénient en un port qui est un terme de voyage: il en résulte un petit surcroît de frais pour déposer ou prendre une cargaison, mais peu importe alors. Aux issues d'un canal océanique, au contraire, ce ne serait rien moins qu'une interruption de la navigation. Autant vaudrait une muraille en travers, de cent pieds d'élévation, par le beau milieu du canal. Cette clause supplémentaire du programme ne sera pas aisée à remplir, et un savant capitaine de vaisseau de notre marine royale, qui revient des parages de l'isthme, me disait avec infiniment de raison qu'elle lui semblait devoir donner plus d'embarras que le creusement même d'un canal de 5 à 6 mètres de profondeur entre les deux océans. Enfin ce caractère de canal maritime interdit les souterrains. Il faudrait, en effet, même en démontant les mâts de hune, des voûtes plus élevées que celle du Pausilippe, pour que des navires pussent s'y engager, à moins que les constructeurs ne trouvent quelque expédient pour rendre facilement mobile la mâture tout entière.
Nous ne mentionnons pas ici les soins qu'il faudrait prendre pour assurer la salubrité des terres que traverserait le canal. Quelque économie de temps qu'on dût trouver à venir chercher l'isthme, les navires le fuiraient si ce devait être un charnier. Mais on sait que la cause la plus puissante d'insalubrité en ces chaudes régions réside dans les marécages et les eaux stagnantes. Il serait aisé, très probablement, pendant la construction du canal, d'assécher les marais et d'assurer l'écoulement des eaux d'alentour. Le canal lui-même y servirait. Ce seraient deux opérations liées.[Table des matières]
CHAPITRE IV.
DES DIFFICULTÉS QUE LES INGÉNIEURS SONT ACCOUTUMÉS À FRANCHIR EN CREUSANT DES CANAUX.
Différences entre un canal et une rivière; un canal consomme beaucoup moins d'eau; le canal du Midi comparé à la Seine.—Ce qu'on nomme un bief.—En quoi consiste une écluse, ou appareil en maçonnerie pour passer d'un bief à l'autre.—Ce qu'on appelle la pente rachetée par un canal, ou la chute rachetée par une écluse; contre-pente.—La difficulté d'un canal dépend principalement de la longueur du canal et de la somme des pentes et contre-pentes.—Exemples des longueurs ainsi que des pentes et contre-pentes de canaux français, américains ou anglais.—Conversion de ces canaux, qui sont à dimensions ordinaires, en canaux pareils au canal Calédonien ou au canal hollandais du Nord.—De l'approvisionnement d'eau des canaux.—Les régions des tropiques, surtout dans l'isthme, semblent devoir offrir sous ce rapport plus de facilités que nos pays tempérés de l'Europe.
Après ces réflexions préliminaires, nous pourrions entrer plus avant dans le sujet. Au préalable, pourtant, il n'est pas inutile de donner une idée des difficultés que l'art est accoutumé à affronter et à vaincre, et de déterminer exactement le sens de quelques termes techniques dont nous serons obligé fréquemment de nous servir.
Les canaux, tels qu'on les construit depuis l'invention des écluses par les Italiens au XVe siècle, sont des lignes de navigation fort différentes des rivières. Toute rivière coule dans un lit légèrement en pente, et a un courant plus ou moins fort. C'est ainsi que les anciens s'efforçaient de creuser des canaux, et ils réussissaient rarement dans cette imitation de la nature. Un canal à la moderne n'a pas de courant, et se forme d'une série de bassins creusés de main d'homme, plus ou moins longs, quelquefois de plusieurs lieues, étagés à la suite les uns des autres, chacun parfaitement de niveau. On dirait d'un escalier aux marches très étroites entre la rampe et le mur, mais fort longues dans l'autre sens, tandis qu'une rivière peut se comparer à un plan incliné très doux. Dans une rivière, l'eau coule à des hauteurs très variables, selon les saisons; dans un canal, elle est introduite artificiellement, juste en quantité suffisante pour qu'il y en ait toujours une même profondeur déterminée d'avance. À ces dispositions, on trouve l'avantage non seulement de s'affranchir des courants, mais encore d'obtenir, au moyen d'une quantité d'eau à peine égale à ce que roule un faible ruisseau, une navigation plus permanente et plus commode que celle qu'offrent de grands fleuves. La navigation du canal du Midi, par exemple, est préférable à celle de la Seine, du moins dans l'état où ce beau fleuve est laissé. Cependant la Seine débite, quand elle est au plus bas, après les chaleurs de la canicule, 100 à 120 mètres cubes (100,000 à 120,000 litres) par seconde. Le canal du Midi, en cela remarquable, il est vrai, n'en dépense pas la centième partie. Un mètre cube par seconde suffit à ses besoins.
Faire un canal de niveau d'une extrémité à l'autre, est impossible dans la plupart des cas[29]. Un canal se compose donc, je le répète, de pièces d'eau successives dont chacune est de niveau, et par conséquent sans courant. Ces bassins, appelés biefs, s'échelonnent les uns à la suite des autres, comme feraient de longs gradins. Ainsi, d'un bief à l'autre, le niveau change brusquement; communément, la différence de niveau entre deux biefs qui se succèdent est de 2 mètres et demi à 3 mètres. À la séparation de deux biefs est toujours placée une écluse, construction en maçonnerie garnie de portes, qui sert à faire passer un bateau du bief supérieur dans le bief inférieur, ou réciproquement. Il n'est personne qui n'ait vu fonctionner une écluse; nous avons en Europe et dans l'Amérique du Nord assez de canaux pour cela. Au surplus, la manœuvre se fait ainsi: une écluse est un passage entre deux murs massifs, long et large autant qu'il le faut pour recevoir un bateau, et fermé de deux portes adossées, l'une au bassin supérieur, l'autre au bassin inférieur. Quand on ouvre la porte d'en haut, en fermant celle d'en bas, l'écluse est en communication avec le bassin supérieur, et l'eau s'y établit au même niveau qu'en ce bassin. Si on ouvre la porte d'en bas en tenant close celle d'en haut, l'écluse est en rapport avec le bassin inférieur, et prend de même son niveau. Le jeu de l'écluse résulte de cette faculté d'y avoir alternativement l'eau au même niveau qu'en chacun des deux biefs. Le bateau y est introduit en ouvrant la porte du côté par lequel il arrive. Ensuite on ferme cette porte pour ouvrir l'autre, et on n'a plus qu'à le pousser en avant.
La différence de niveau entre deux bassins ou biefs successifs est ce qu'on nomme la pente (ou bien la chute) rachetée par l'écluse qui les sépare, ou, pour mieux dire, qui les unit.
Le point de partage d'un canal est celui où les bassins ou biefs, après avoir monté, semblables à des gradins successifs, pendant un certain espace, cessent de s'élever ainsi au-dessus les uns des autres pour se mettre à descendre en sens opposé; cette pente nouvelle prend le nom de contre-pente. Tous les canaux n'ont pas de point de partage, car il en est où les biefs vont toujours en montant sans jamais redescendre. Il est des canaux, au contraire, qui présentent successivement plusieurs points de partage; ils ont alors plusieurs pentes et contre-pentes.
La difficulté et les frais de l'établissement d'un canal dépendent principalement de deux éléments, la longueur du parcours et la somme des pentes et des contre-pentes à racheter par les écluses. Toutes choses égales d'ailleurs, plus un canal est long, il coûte cher. De même, les écluses étant des ouvrages dispendieux, leur multiplicité influe beaucoup sur le chiffre de la dépense.
Pour fixer les idées sur la longueur des canaux qu'on pourrait entreprendre et sur l'élévation qu'on est autorisé par l'expérience à faire gravir à un canal, citons quelques exemples de canaux achevés ou en cours d'exécution.
Quant à la longueur, on est habitué à faire parcourir aux canaux ordinaires des espaces indéfinis. Le canal de Bourgogne et le canal du Midi ont chacun 240 kilomètres; le canal de la Marne au Rhin en a 300; le canal du Berri, 320; le canal du Rhône au Rhin, 349; le canal de Nantes à Brest, 374; la série des canaux qui unissent Londres à Liverpool, 425. Dans l'État de New-York, le canal Érié, digne à tous égards de son nom de Grand Canal, a 586 kilomètres; les canaux compris dans la ligne de Philadelphie à l'Ohio en ont 445; le canal de la Chesapeake à l'Ohio en aura 549; plusieurs autres canaux des États-Unis ont de 400 à 550 kilomètres.
Les pentes que les ingénieurs rachètent sans trop d'efforts, au moyen d'écluses distribuées sur le parcours d'un canal, sont considérables quand il s'agit d'un canal ordinaire. Le canal du Berri a 246 mètres de pente ou de contre-pente à racheter, et 115 écluses; le canal du Midi, 252 mètres et 99 écluses; le canal du Rhône au Rhin, 393 et 160 écluses; le canal de Bourgogne, 501 mètres et 191 écluses; le canal de Nantes à Brest, 555 mètres et 238 écluses.
Les canaux anglais offrent moins de pente à racheter que ceux de la France. La suite des canaux qui s'étendent de Londres à Liverpool présente 443 mètres de pente et de contre-pente et 185 écluses. Sur celui de tous les canaux de l'Angleterre qui a le point de partage le plus élevé, le canal de Leominster, cette élévation est de 142 mètres au-dessus de l'une des extrémités.
En Amérique, sur le canal Érié, la somme des pentes et des contre-pentes n'est que de 210 mètres avec 83 écluses. Les deux canaux qui, avec deux chemins de fer, forment la ligne de Philadelphie au fleuve Ohio, ont 358 mètres de pente et 151 écluses. Le magnifique canal de la Chesapeake à l'Ohio aura 963 mètres de pente et de contre-pente et 398 écluses, et dans la première partie actuellement achevée, il présente 176 mètres de pente et 74 écluses.
Mais il s'agirait ici de dimensions inusitées. La cuvette d'un canal maritime tel que le canal Calédonien représente une excavation huit fois et demie plus grande que celle d'un des canaux habituels de la France, dits à grande section, et en France une écluse telle qu'il la faudrait sur le canal des deux océans coûterait quatre à cinq fois plus qu'une écluse ordinaire. Ainsi, pour comparer avec une approximation grossière les divers canaux que nous avons passés en revue au canal projeté de l'isthme, il faudrait réduire leur longueur dans le rapport de 8-1/2 à 1, et la pente qui y est rachetée par des écluses ou le nombre de celles-ci dans le rapport de 4 ou 5 à 1. À ce compte, le canal de Nantes à Brest équivaudrait pour l'isthme à un canal de 44 kilomètres, qui aurait une pente ou contre-pente à racheter de 123 mètres, ou encore 53 écluses. Le canal Érié agrandi représenterait pour l'isthme un canal d'environ 100 kilomètres avec 20 écluses, rachetant 44 mètres de pente et de contre-pente.
Une difficulté qu'il est bon de prévoir lorsqu'on creuse des canaux est celle de les fournir d'eau[30]. Sous ce rapport, le climat des tropiques présente plus d'avantage que celui de nos pays tempérés. On évalue que dans les régions intertropicales du Nouveau-Monde, là particulièrement où le sol est couvert de forêts, l'eau pluviale est cinq à six fois abondante plus qu'à Paris[31]. On y aurait donc assez de facilité pour remplir des réservoirs. L'évaporation, à la vérité, est plus grande entre les tropiques; mais M. de Humboldt, à la suite de recherches et d'expériences faites avec soin, estime qu'elle ne l'est que dans le rapport de 16 à 10. L'affluence des eaux pluviales pour une même superficie étant supérieure dans le rapport de 50 ou 60 à 10 comparativement à Paris, et de 40 à 10 vis-à-vis de l'Europe méridionale, il s'ensuit que, tout compte fait, l'isthme de Panama n'aurait, de ce côté, rien à envier à l'Europe. Nous verrons d'ailleurs bientôt que, dans la direction qui se recommande le plus, on aurait peu à s'inquiéter de l'approvisionnement du canal. C'est un service que la nature semble, là, avoir pris à cœur d'assurer.
Retournons enfin à la description de l'isthme, en reprenant successivement les cinq localités signalées plus haut pour la faible largeur à laquelle l'isthme s'y réduit.[Table des matières]
CHAPITRE V.
PREMIÈRE LOCALITÉ INDIQUÉE POUR LE PERCEMENT DE L'ISTHME.—ISTHME DE TEHUANTEPEC ET DU GUASACOALCO.
Dépression qu'y éprouve la plateau mexicain.—Port qu'offre l'embouchure du Guasacoalco.—Essais de Cortez.—Projets de canal après lui.—La découverte, au château de Saint-Jean d'Ulua, de canons venus de Manille, réveille ces projets en 1771.—Exploration du terrain par deux ingénieurs, et leurs conclusions favorables.—Plan du vice-roi Revillagigedo.—Le canal de l'isthme de Tehuantepec est voté par les cortès espagnoles en 1814.—Études du général Orbegoso en 1825; ses conclusions sont moins favorables; difficulté d'alimenter un canal sur le versant de l'Océan Pacifique.—Mauvais port à Tehuantepec.—Le général Orbegoso se réduit à une route entre l'Océan Pacifique et le Guasacoalco.—Sol fertile qu'on traverserait; projet de colonisation qu'on pourrait reprendre avec avantage.—Concession récente à don José Garay.—Projets de ce concessionnaire.
I. Isthme de Tehuantepec et du Guasacoalco.—En ce point, le plateau mexicain se déprime à un degré remarquable. D'une hauteur semblable à celle des pics pyrénéens, le sol s'abaisse à un niveau qui est presque pareil à celui de la Beauce, et il est creusé par la vallée d'un fleuve large et profond, le Guasacoalco, qui coule d'abord dans une direction parallèle au double littoral, c'est-à-dire de l'orient à l'occident, et ensuite se dirige du sud au nord jusqu'à ce qu'il se décharge dans le golfe du Mexique. Le port que forme l'embouchure de Guasacoalco est l'un des meilleurs qu'offrent les rivières de tout le pourtour du golfe; il vaut celui que donne le Mississipi lui-même. Dès le temps de Cortez, nous l'avons dit, l'attention avait été tournée vers cet isthme. Après Cortez, on s'était beaucoup entretenu d'un projet de canal à y ouvrir; mais on n'y pensait plus, lorsqu'on fit une découverte imprévue. C'était en 1771. On reconnut à la Vera-Cruz, parmi l'artillerie de la forteresse de Saint-Jean d'Ulua, des canons fondus aux Philippines, à Manille. Comme avant 1767 les Espagnols ne tournaient ni le cap de Bonne-Espérance ni le cap Horn pour se rendre aux Philippines, et faisaient tout leur commerce avec l'Asie au travers du Mexique, par le galion d'Acapulco, on ne concevait pas que ces canons fussent venus de Manille à la Vera-Cruz. Comment avaient-ils traversé le continent mexicain? Impossible de conduire des fardeaux pareils d'Acapulco à Mexico, et de là à la Vera-Cruz. Il fut constaté à la fin, par une chronique de Tehuantepec, que ces canons avaient été amenés par l'isthme; que, conduits par mer de Manille à Tehuantepec, ils avaient remonté le Chimalapa aussi haut que possible, et s'étaient ensuite acheminés par terre jusqu'au point où, par les hautes eaux, commence sur le Guasacoalco une bonne navigation. L'imagination publique en fut frappée. Si des pièces de gros calibre avaient traversé l'isthme, n'était-ce pas la preuve qu'une communication avantageuse pouvait s'établir entre les deux océans par Tehuantepec et le Guasacoalco, pour peu qu'on aidât la nature? Ainsi qu'il arrive ordinairement, le public exagérait les facilités qui s'offraient à lui. On disait que le Guasacoalco avait ses sources tout près de la mer Pacifique; qu'à son approche, la cordillère s'était nivelée, et que telle ou telle rivière, l'Ostuta ou le Chimalapa, versait également ses eaux dans les deux océans. Le vice-roi don Antonio Bucareli donna ordre à deux ingénieurs, don Augustin Cramer et don Miguel del Corral, d'examiner le terrain dans le plus grand détail. Leur exploration fut fort imparfaite; on ne voit pas qu'ils aient opéré aucun nivellement ni déterminé aucune hauteur, et leur conclusion se ressentit de l'enthousiasme au moins prématuré dont l'opinion s'était prise pour le canal des deux mers par cette direction. Cependant ils firent connaître que par le Guasacoalco on franchirait à peine les deux tiers de l'isthme; que de l'embarcadère de Malpasso, qui est au-dessus de celui de la Cruz, placé au confluent du Saravia, il y aurait encore jusqu'à la mer du Sud un trajet de 26 lieues de Castille (environ 110 kilomètres), et qu'aucune rivière ne communiquait avec les deux mers. Ils signalèrent la difficulté de faire aboutir le canal à un bon mouillage sur l'Océan Pacifique. Jusque là ils étaient dans le vrai; mais, passant ensuite dans la fable, ils émirent l'opinion qu'un canal des deux mers joignant le Chimalapa au Guasacoalco pouvait s'exécuter sans écluses ni plans inclinés. D'après les dernières études qui eurent lieu à la fin du XVIIIe siècle, sous le vice-roi Revillagigedo, homme éclairé, plein d'ardeur pour le bien public, le canal de jonction entre le Chimalapa et le Rio del Malpasso, affluent du Guasacoalco, n'aurait eu que 25 kilomètres environ. Il s'agissait, non d'un canal maritime, mais d'une ligne praticable pour des bateaux ou de grandes pirogues.
Les études de MM. Cramer et del Corral, et celles qui eurent lieu après eux, laissèrent donc l'isthme de Tehuantepec en excellente renommée. Quand furent terminées les guerres de la révolution française, en 1814, les cortès espagnoles, sur la proposition d'un député mexicain, don Lucas Alaman, qu'on a vu depuis ministre des affaires étrangères à Mexico, décrétèrent le canal; mais la lutte de l'indépendance du Mexique se rouvrit bientôt, et le décret n'eut aucune suite.
Peu après l'indépendance du Mexique, le général du génie don Juan Orbegoso fut détaché par le gouvernement mexicain pour procéder à une exploration. Ce savant officier se mit à l'œuvre en 1825. Il fit des observations astronomiques pour déterminer des latitudes et des longitudes. Il mesura l'élévation du sol au-dessus de la mer, non par des nivellements, mais au moyen d'un baromètre, ce qui, dans les régions équinoxiales cependant, donne des résultats d'une approximation remarquable. Malheureusement le baromètre dont il se servit n'était pas tout-à-fait orthodoxe[32]. Résumons les résultats de son pénible travail:
L'isthme, mesuré du rivage du golfe de Tehuantepec à la barre du Guasacoalco, a une largeur de 220 kilomètres. Les lagunes communiquant avec la mer, qui sont à l'est de Tehuantepec, l'une derrière l'autre, réduiraient la distance à parcourir d'au moins 21 kilomètres.
Le Guasacoalco offre à sa barre 4 mètres d'eau pour le moins (d'autres observateurs ont dit davantage). Il est même arrivé qu'un vaisseau de ligne espagnol, l'Asia, poursuivi par la tempête, ait pu, il n'y a pas longtemps, entrer dans le fleuve[33]. La barre est fixe et courte. Une fois la barre franchie, on trouve une profondeur suffisante pour les bâtiments de mer jusqu'à une dizaine de lieues. Il serait facile de le rendre navigable en tout temps pour de grands bateaux de rivière jusqu'au confluent du Saravia, qui est à moitié de l'espace entre les deux océans[34]. Il y a lieu de croire qu'on devrait creuser un canal latéral à partir de Piedra Blanca (ou Peña Blanca), en remontant jusqu'au Saravia: c'est un espace de 55 kilomètres en ligne droite. Le sol, principalement formé d'une argile aisée à entamer, s'y prêterait. Entre ces deux points, le cours du fleuve est très sinueux, et un canal raccourcirait le trajet de moitié. À la rigueur, cependant, une navigation permanente serait possible dans le lit du fleuve, presque partout, non seulement jusqu'au Saravia, mais jusqu'au Malpasso. Au-dessus, un canal tout artificiel serait indispensable.
La crête du versant des eaux, bien plus voisine d'ailleurs du Pacifique que de l'Atlantique, est fort abaissée dans l'isthme. Au sud de la Chivela, on trouve un col qui n'est qu'à 251 mètres au-dessus de la mer. Le col de Saint-Michel de Chimalapa est à 393 mètres. L'art de l'ingénieur saurait faire franchir des élévations pareilles à un canal. La hauteur des montagnes ne présenterait donc pas au passage d'un canal des deux océans un obstacle insurmontable, à la condition cependant qu'on pût conduire au sommet un suffisant approvisionnement d'eau. Mais le rapport du général Orbegoso renversa tout l'espoir qu'on avait d'une navigation fluviale régulièrement bonne dans le Chimalapa ou dans tout autre cours d'eau pour descendre à l'Océan Pacifique. Le Chimalapa n'est praticable, même pour des pirogues, que pendant la saison des pluies. À San-Miguel de Chimalapa, qui est à 40 ou 45 kilomètres des lagunes attenantes à la mer, et même 13 kilomètres plus bas, son lit est à sec pendant le tiers de l'année. Le sol étant perméable et les vallons très ouverts, il ne serait pas facile d'établir de grands réservoirs pour suppléer à l'absence des eaux fluviales en recueillant les pluies. Même sur le versant de l'Océan Pacifique, le canal devrait s'alimenter des eaux du Guasacoalco amenées par une rigole au travers de la crête.
Il n'est pas démontré que la disposition du sol interdise absolument l'établissement d'une pareille rigole. À partir de leurs sources, le Guasacoalco et le Chimalapa se dirigent, parallèlement l'un à l'autre, de l'est à l'ouest, séparés de 28 kilomètres, pour se détourner, le premier à Santa-Maria de Chimalapa, vers le nord, le second à 6 kilomètres au-dessous de San-Miguel, vers le sud, afin d'atteindre chacun son océan. Une rigole tracée obliquement du Guasacoalco au Chimalapa, dans la partie de leurs cours où ils sont parallèles, atteindrait celui-ci, sans avoir à se développer sur plus de 30 à 40 kilomètres, ce qui, pour une rigole alimentaire, n'a rien d'inusité. À Santa-Maria, le Guasacoalco coule à un niveau qui est à peu près le même que celui du Chimalapa à San-Miguel. Il n'y aurait donc qu'à prendre le Guasacoalco un peu au-dessus de Santa-Maria pour qu'il vînt se verser naturellement, à Saint-Miguel, dans le Chimalapa; mais il faudrait que le terrain permît à la rigole de passer, moyennant des souterrains médiocrement longs. La direction suivant laquelle le général Orbegoso a cherché un passage n'y est pas favorable, car il y faudrait être en souterrain presque sur toute la distance. Il est allé à peu près tout droit de Santa-Maria à San-Miguel[35].
Le général Orbegoso conclut en ces termes, que la canalisation de l'isthme de Tehuantepec demeure problématique et gigantesque[36]; il conseille comme facile une communication résultant d'une bonne route entre les lagunes de Tehuantepec et le Guasacoalco.
On aurait ensuite à remédier, s'il était possible, à l'absence d'un port passable sur l'Océan Pacifique. Tehuantepec mérite à peine le nom de rade. On y arrive par deux lagunes successives, profondes d'environ 5 mètres, dont l'une est très allongée parallèlement au littoral; l'autre, placée en arrière de celle-ci, parallèle de même au bord de la mer, et beaucoup plus courte, a encore 17 kilomètres. Depuis la fin du XVIe siècle, Tehuantepec est très peu fréquenté; la mer se retire journellement de ces côtes; l'ancrage y devient d'année en année plus mauvais; le sable que charrie le Chimalapa augmente la hauteur et l'étendue des barres sablonneuses placées au débouché de la première lagune dans la seconde, et de celle-ci dans la mer, et déjà Tehuantepec n'est plus accessible qu'à des goëlettes.
L'exploration du général Orbegoso constata dans l'isthme une magnifique végétation, indice d'un sol riche. Il y a bien longtemps déjà que les belles forêts de Petapa et de Tarifa avaient attiré l'attention de la cour d'Espagne. Les chantiers de construction navale de la Havane en tiraient autrefois tous les bois qui leur étaient nécessaires, et qu'on leur expédiait par le Guasacoalco; car c'est assez tard qu'on établit dans l'île de Cuba et dans celle de Pinos les coupes de cèdre destinées à la marine. La fertilité des environs de Tehuantepec fut pareillement avérée de nouveau; en arrosant cette spacieuse plaine avec des saignées du Chimalapa, on lui ferait rendre les plus précieuses récoltes. On vérifia de même la salubrité relative du pays, à quelque distance de la mer. Enfin on se souvint que l'isthme n'avait pas toujours été une solitude. On y trouve, ce qui étonne et attriste le voyageur en Amérique, des ruines de constructions à l'européenne. Avant l'expédition de Cortez, l'isthme était populeux: il ne le fut pas moins après. Ce furent les boucaniers qui détruisirent les établissements élevés par les Espagnols sur les rives du Guasacoalco, et qui, dispersant la population, convertirent en un désert une admirable contrée naguère florissante sous le sceptre de Montezuma. De ces vestiges d'une ancienne prospérité, on conclut naturellement qu'il serait aisé de rendre l'isthme à la culture et à la vie. De là un plan de colonisation qui, mal exécuté, se termina par la mort ou la dispersion des colons, mais qu'on pourrait reprendre avec avantage. Ce serait même à désirer pour l'objet qui nous occupe ici; car la présence d'une population active sur les bords du Guasacoalco, entre les deux océans, déterminerait nécessairement l'établissement de bonnes communications au travers de l'isthme.
Le projet de faciliter la jonction des deux océans par l'isthme de Tehuantepec n'a pas été abandonné. Il y a deux ans, le gouvernement mexicain en a concédé l'entreprise à don Jose Garay. Mais il ne s'agit pas d'un canal maritime, d'un ouvrage qui tienne lieu d'un bras de mer. Le plan est infiniment plus modeste; on améliorerait le cours du Guasacoalco et celui du Chimalapa, on y lancerait des bateaux à vapeur, et d'un fleuve à l'autre on jetterait un chemin de fer.[Table des matières]
CHAPITRE VI.
SECOND PASSAGE.—ISTHME DE HONDURAS.
Hautes montagnes qui bordent la baie de Honduras; plateau élevé en arrière des montagnes; délicieuse situation de la ville de Guatimala; dangers que lui font courir les volcans.—Les montagnes s'abaissent sur le bord méridional de la baie.—Trouée que fait le Golfo Dulce; cette trouée se prolonge par le fleuve Polochic; mais les montagnes viennent ensuite.—Plus au sud-est, vallée de Comayagua, où coulent le Jagua et le Sirano; il n'y a pas d'espoir non plus de pratiquer par là un canal maritime.—Vallée du Motagua; le cours du fleuve franchit la plus grande partie de la distance des deux océans, mais il serait impossible de descendre dans l'Océan Pacifique; élévation du sol sur les bords du haut Motagua.—Terre froide; sens qu'il faut attacher à ce mot.—Partage des eaux à Chimaltenango.—Il n'y a rien à espérer pour un canal maritime de l'isthme de Honduras.
À l'est de l'isthme de Tehuantepec, la chaussée placée entre les deux océans se flanque du contre-fort massif de la péninsule du Yucatan et s'élève dans la même proportion. Les montagnes sont hautes, serrées les unes contre les autres, et présentent un obstacle continu. Il en est d'abord de même de l'autre côté de la presqu'île. Autour de la baie de Honduras, elles forment une muraille à pic qui semble se dresser subitement du sein des flots; car, suivant l'historien Juarros, le nom de Honduras fut donné à la baie parce que les sondages ne trouvaient pas le fond de la mer, et qu'on n'y pouvait jeter l'ancre. Sur tout le pourtour de la baie, depuis le méridien de l'île d'Utilla jusqu'au cercle de latitude de Balise, c'est un cirque, à deux étages, de cimes dont l'élévation mal déterminée est de plus de 2,000 mètres[37]. La Balise, sur les rives de laquelle les Anglais se sont donné un établissement qui, avec l'île voisine de Roatan, les rend les maîtres de la baie, s'échappe en bondissant, de cataracte en cataracte, du sein de ces montagnes. À mesure qu'on s'éloigne de l'Atlantique, la surface générale du terrain, abstraction faite même des sommets qui s'y dressent comme sur un piédestal, va en montant sans cesse jusqu'à une faible distance du Pacifique. En arrière des cimes étalées en double rideau sur le pourtour de la baie, se déploie un plateau qui reproduit sur une moindre échelle l'imposante majesté de celui d'Anahuac[38], mais qui en égale, sous un ciel plus délicieux encore, les plus rares magnificences. Il est surmonté de montagnes volcaniques dont la hauteur est évaluée par un observateur exact, le capitaine Basil Hall, à 4,000 mètres. Presque tout droit derrière la tête de la baie de Honduras, sur ce plateau enchanté, lorsque déjà il s'est beaucoup rabaissé, est située, à 500 ou 600 mètres au-dessus de la mer, non loin du Pacifique, la belle cité de Guatimala, au pied de deux volcans les plus beaux à contempler et les plus magnifiquement réguliers dans leur forme élancée qu'il y ait dans l'univers, mais aussi les plus formidables en leur colère. Sans cesse ils menacent la ville: trois fois déjà elle a dû être transportée en masse d'un point à un autre, et jamais les populations n'ont pu consentir à s'éloigner de cette plaine tiède, salubre, admirablement arrosée, où la nature étale toutes les richesses de la végétation, toutes les splendeurs et tous les charmes dont peut être orné un paysage; elles semblent éperdument amoureuses de ces sites ravissants.
Sur le côté méridional de la baie, les montagnes s'interrompent çà et là. Le Golfo Dulce (ou lac d'Yzabal), baie close qui communique avec la baie ouverte de Honduras, pénètre dans les terres à 80 kilomètres, et de son extrémité la plus avancée dans l'intérieur jusqu'au Pacifique, il y en a, d'après les dernières cartes de l'amirauté anglaise, près de 200. Le Polochic, qui s'y jette et qu'on dit praticable pour des bateaux à vapeur, pourrait servir à franchir une partie de ce dernier intervalle; malheureusement, derrière le Polochic et les autres cours d'eau qui se déchargent dans le Golfo Dulce, l'élévation générale du sol présente à tout projet de canal une barrière insurmontable. Mais plus au sud-est, une vallée transversale fait brèche dans l'arête de partage; c'est la Llanura de Comayagua (ainsi nommée d'après la capitale de l'État de Honduras qu'on y rencontre) allant d'une mer à l'autre, et débouchant dans le golfe de la Conchagua (ou Fonseca) sur le Pacifique; elle a été reconnue, il y a sept ou huit ans, par don Juan Galindo. Cette vallée, réellement située dans l'hémicycle de l'Amérique Centrale, est arrosée sur le versant de l'Atlantique par le Jagua, sur celui du Pacifique par le Sirano (ou San-Miguel), l'un et l'autre navigables. Mais jusqu'à quelle distance de leurs mers respectives le sont-ils? combien de mois chaque année? quel moyen aurait-on de les joindre l'un à l'autre par un canal à point de partage? C'est ce que nous ne saurions dire. On peut cependant tenir pour certain, dès à présent, qu'il n'y a pas de canal maritime possible par cette direction, à moins de frais infinis. La distance est grande, elle dépasse 300 kilomètres, et l'art aurait trop à faire pour suppléer à l'insuffisance des facilités naturelles.
Ces belles contrées sont encore très mal connues. On n'en trouve pas deux cartes qui se ressemblent. Tous les géographes s'accordent cependant à signaler quelques fleuves qui prennent leurs sources près de l'un des océans pour aller de là se décharger dans l'autre. Le plus remarquable est le Motagua, qui, sortant d'un petit lac, se jette dans l'Atlantique après avoir parcouru plus des cinq sixièmes de l'espace qui sépare les deux mers. Les tributaires du Pacifique qui offrent ce caractère sont très peu nombreux. Même dans l'isthme, depuis Tehuantepec jusqu'au golfe de Darien, on voit persévérer la loi de la nature qui, dans le nouveau continent, a accordé un cours beaucoup plus long aux tributaires de l'Atlantique qu'à ceux de l'autre océan dont les sources s'entrelacent avec les leurs[39]. Le Camaluzon (ou Camaleçon), l'Ulua et quelques autres paraissent aussi être navigables assez avant dans les terres. Mais tous ces cours d'eau partent de points très élevés d'où il serait impossible de conduire un canal dans l'océan opposé. Le Motagua, par exemple, naît sur un plateau en cela remarquable. La province de Quesaltenango, qu'il traverse, donne toutes les productions des pays tempérés de l'Europe, ce qui, par 15 degrés de latitude, suppose une grande élévation. Les écrivains espagnols, et entre autres Juarros, disent que c'est un climat froid; on sait que c'est le même terme qu'on applique à la vallée de Mexico, où l'on se passe de feu toute l'année. L'expression n'a donc point le sens que nous pourrions lui attribuer; elle comporte pourtant un niveau de plus de 2,000 mètres au-dessus de la mer, sans préjudice d'une plus grande hauteur pour les cimes qui dominent le pays.
À Chimaltenango, qui est dans le même bassin, les eaux se séparent entre les deux Océans. L'eau des gouttières du côté droit de la cathédrale se rend dans l'Atlantique, celle du côté gauche va dans le Pacifique; mais il ne s'ensuit absolument rien pour la possibilité d'une communication navigable entre les deux mers.
même dans la région attenante, jusqu'au cœur de l'Amérique Centrale, il peut y avoir place tout au plus pour des canaux de petite navigation entre les deux océans. Allons donc plus loin à l'est, c'est-à-dire de l'autre côté de l'Amérique Centrale, au lac de Nicaragua.[Table des matières]
CHAPITRE VII.
TROISIÈME PASSAGE.—LE PAYS DE NICARAGUA.
Grande déchirure occupée par le lac de Nicaragua et le fleuve San-Juan de Nicaragua.—Golfe de Papagayo el golfe de Nicoya.—Lac de Leon ou de Managua, et fleuve Tipitapa, qui prolongent le lac et le fleuve précédents.—Dimensions de ces lacs; développement des fleuves.—Tracés possibles au nombre de cinq: 1o du lac de Nicaragua au golfe de Papagayo; 2o du même lac au golfe de Nicoya; 3o et 4o de la pointe nord-ouest du lac de Leon à Tamarindo et à Realejo; 5o du lac de Leon à la rivière Tosta; 6o du même lac au golfe de la Conchagua.—Régime du fleuve San-Juan; rapides et récifs.—Bon port de San-Juan à l'embouchure du fleuve.—Amélioration du fleuve San-Juan; ce qui prouve qu'elle serait peu difficile, c'est qu'avant 1685 les trois-mâts le remontaient; en 1685, on l'obstrua pour barrer le passage aux flibustiers; le Colorado s'ouvrit alors.—D'une amélioration qui permette de recevoir les plus grands trois-mâts du commerce et les paquebots transatlantiques.—De la navigation du Tipitapa; sa pente; beau site de la ville de Tipitapa.—La traversée du lac de Nicaragua n'offre pas de péril sérieux.
Des canaux à ouvrir entre l'Océan Pacifique et le lac de Leon ou le lac de Nicaragua.—Sol peu élevé malgré la présence de volcans très hauts.—Tous les voyageurs s'accordent à dire que du lac de Leon à Realejo ou à Tamarindo le pays est plat.—Illusion possible.—On n'a fait de nivellements qu'entre la ville de Nicaragua et le port de San-Juan du Sud.—Nivellement de don Manuel Galisteo avant la révolution française.—Nivellement de M. Bailey depuis l'indépendance.—Il faudrait un souterrain par ce dernier tracé; de quelle longueur; comparaison avec la longueur d'autres souterrains.—Impossibilité d'admettre des souterrains sur un canal destiné à des bâtiments de mer.—De quelles dimensions devraient être des souterrains pour de grands trois-mâts démâtés.—Pour les autres lignes, les renseignements manquent.—Donnée relatée dans l'ouvrage intitulé: Mexico and Guatimala.
Des ports qu'on trouverait aux deux extrémités du canal.—San-Juan du Sud; le port est petit, mais sûr; les ports de la baie de Nicoya et Tamarindo sont bons aussi; Realejo est magnifique.—Absence de la fièvre jaune là où le canal serait à creuser; population nombreuse qui fournirait des travailleurs.
Au-delà du lac de Nicaragua, les montagnes se redressent entre les deux océans jusqu'à ce qu'on soit aux environs de Panama.—Études qu'il y aurait lieu de faire à la baie de Mandinga, et entre la Boca del Toro et la rivière Chiriqui.
Mesurée de rivage à rivage, au port de San-Juan de Nicaragua la distance des deux océans est de 150 kilomètres; obliquement de San-Juan de Nicaragua à San-Juan du Sud, elle est de 250, et du même point à Realejo de plus de 400, toujours à vol d'oiseau. Mais une grande déchirure a creusé au milieu des terres le lit d'un lac spacieux, celui de Nicaragua, inépuisable réservoir qui, par un fleuve large et profond, le San-Juan, s'épanche dans l'Atlantique et semble un prolongement de cette mer au sein du continent. Les deux océans deviennent ainsi fort voisins l'un de l'autre, et deux golfes, celui de Papagayo et celui de Nicoya, ont échancré le littoral du Pacifique, comme afin que cet océan fît à son tour une partie du chemin. Au-delà de ce fleuve et de ce lac, le voyageur qui vient de l'Atlantique rencontre un second lac, celui de Leon (ou de Managua), terminé du côté du nord par une sorte de croissant dont l'extrême pointe nord-ouest, celle sur laquelle était située jadis la ville de Leon, transportée maintenant dans l'intérieur des terres, et où l'on trouve le port de Moabita, est plus voisine encore du Pacifique qu'aucun des points du lac de Nicaragua, puisque de là au port de Tamarindo il n'y a que 14 ou 15 kilomètres; et ce nouveau lac se déverse dans le premier par un autre fleuve, le Tipitapa. Enfin sur la côte du Pacifique, près du lac de Leon, est un port, celui de Realejo, dont on a dit autrefois qu'il était le plus admirable peut-être de toute la monarchie espagnole. Ces beaux lacs et ces nobles cours d'eau en chapelet rappellent ceux qui, en Écosse, occupent une gorge entre les deux mers qui baignent les flancs de la Grande-Bretagne, et à l'aide desquels on a ménagé un canal assez spacieux pour recevoir des frégates, le canal Calédonien. Ils invitent de même l'homme à compléter de mer en mer, par une coupure, une communication dont l'importance, pour le commerce général du monde, serait à celle du canal Calédonien à peu près dans la proportion d'un détroit au Grand-Océan, ou de l'île de la Grande-Bretagne au continent des deux Amériques.
Le lac de Nicaragua a 176 kilomètres de long, 55 de large, et à peu près partout il offre une profondeur de 25 mètres. Le fleuve San-Juan, qui continue le grand axe du lac, c'est-à-dire qui coule à l'est, a un parcours de 146 kilomètres. Le lac de Leon a, dans sa plus grande dimension, 63 kilomètres, et un pourtour de 147; la rivière Tipitapa, par laquelle il se déverse dans le lac de Nicaragua, présente un développement de 55 kilomètres. Ainsi il y a de l'Atlantique au fond du lac de Nicaragua 322 kilomètres, et au fond du lac de Leon 440[40]. La ville de Leon, à 25 kilomètres du lac du même nom, est la plus populeuse cité des environs du lac de Nicaragua, et, après Guatimala, de toute l'Amérique Centrale.
Ici la jonction des océans peut être essayée suivant diverses directions: 1o On peut de la ville de Nicaragua, sur le lac du même nom, se diriger sur le port de San-Juan du Sud dans le golfe de Papagayo. 2o Du même lac au golfe de Nicoya (aussi nommé baie de Caldera), on est porté à croire qu'un canal serait facile au moyen de la rivière Tampisque, qui se jette dans ce golfe, et de la Sapua, qui se déverse dans le lac au midi de Nicaragua. Ces deux rivières, toutes les deux abondamment pourvues d'eau, sont très rapprochées l'une de l'autre, dans le voisinage de la baie de las Salinas (dépendante du golfe de Papagayo). 3o et 4o De la pointe nord-ouest du lac de Leon on pourrait tenter de se rendre, soit au port de Tamarindo, soit à celui de Realejo. 5o On a indiqué aussi un tracé de la même extrémité du lac de Leon à la rivière Tosta, qu'on rencontre sur la route de Realejo, et qui descend du volcan de Telica. 6o Enfin, peut-être une jonction serait-elle praticable de la pointe nord-est du lac de Leon à la baie de la Conchagua, dont nous avons parlé au chapitre précédent. Cela fait, il resterait cependant à améliorer le cours du fleuve San-Juan de Nicaragua, et, si l'on devait aller jusqu'au lac de Leon, celui du Tipitapa, de manière à les rendre praticables pour de forts navires.
Le fleuve San-Juan de Nicaragua est parcouru toute l'année, d'une extrémité à l'autre, par des pirogues d'un tirant d'eau de 1 mètre à 1 mètre 20 cent.; mais presque partout il présente une profondeur beaucoup plus grande. Par des travaux de perfectionnement à quatre ou cinq rapides et hauts-fonds[41] qu'on y rencontre çà et là, il serait possible, aisé aux navires tirant 3 mètres et demi ou 4 mètres de se rendre en tout temps de la pleine mer au lac. Le fleuve étant généralement encaissé, entre des rives peu élevées d'ailleurs, les travaux à ce nécessaires se réduiraient à quelques barrages de retenue qui devraient être accompagnés chacun d'une écluse. La barre du fleuve San-Juan de Nicaragua a 3 mètres et demi d'eau, et, sur un point, elle offre, suivant M. Robinson, une passe étroite de 7 mètres et demi de profondeur.
Le port San-Juan, situé à l'embouchure, est sûr et spacieux; plusieurs rapports d'officiers de marine qui l'ont visité dans ces derniers temps le représentent comme excellent[42]. On lui reconnaît de la salubrité, avantage fort rare sur le littoral de l'Atlantique dans l'Amérique Centrale. Les vents alizés, auxquels aucune chaîne continue ne barre le passage, y balaient les miasmes qui doivent pourtant sortir en abondance des marécages avoisinants, assez complétement pour que la fièvre jaune n'y fasse pas de ravages. Peut-être n'en serait-il pas toujours de même si une population européenne un peu nombreuse venait s'y établir. Contre la localité de San-Juan, on dit dans l'Amérique Centrale ce qu'on reproche en France à Brest, qu'elle est pluvieuse par excellence. Sous ce rapport la différence est grande entre San-Juan et le fort de San-Carlos situé sur le lac, là où le fleuve s'en échappe, et, à plus forte raison, entre San-Juan et les villes de Grenade, Nicaragua et Leon, qui jouissent d'un ciel serein. Mais c'est un inconvénient dont il ne faut faire mention que pour mémoire.
Nous admettrons donc que le fleuve San-Juan aboutit à un bon port et qu'il se prêterait aisément à une amélioration qui le rendrait praticable pour des bâtiments maritimes tirant, comme il a été dit tout-à-l'heure, de 3 mètres et demi à 4 mètres d'eau. Sur ce point le passé répond de l'avenir. La tradition assure qu'autrefois les navires de mer remontaient le fleuve San-Juan, et qu'aux grandes foires annuelles tenues au fond du lac de Nicaragua, à Grenade, on voyait régulièrement plusieurs bricks et trois-mâts arrivés de Cadix ou des autres ports de la péninsule, après avoir fait escale à Carthagène et à Porto-Belo. Et il ne s'agit pas ici de ces traditions menteuses qui se plaisent à présenter les choses et les hommes comme allant en dégénérant sans cesse. M. Rouhaud a vérifié le fait dans les archives de la ville de Grenade. Il y a trouvé la preuve qu'au milieu du XVIIe siècle les trois-mâts (fragatas) de la marine marchande espagnole fréquentaient le mouillage de las Isletas qui est, dans le lac, le port de la ville de Grenade; et j'ai vu entre ses mains des pièces originales remontant à 1647 et 1648, qui le constatent. Mais en 1685, le régime du fleuve subit une grande altération, du fait des hommes. Une voie nouvelle se fraya violemment, par où s'échappe, sous le nom de Rio Colorado, une portion considérable des eaux. D'après un jaugeage de M. Bailey, rapporté par M. Stephens, le Colorado roule en basses eaux 360 mètres cubes par seconde; c'est trois fois le débit de la Seine à Paris pendant l'étiage. Quand les eaux sont hautes, le Colorado verse à la mer 1,095 mètres cubes par seconde. Depuis 1685, l'ancien lit, à partir du point où le Colorado s'en sépare, ne peut plus recevoir que des bateaux plongeant de 1 mètre à 1 mètre 20 centimètres, et le Colorado lui-même est inaccessible aux bâtiments maritimes, parce qu'à son embouchure le chenal est interrompu par une barre qu'ils ne sauraient franchir.
Ce fut la guerre, cause de tant de dérangements dans le monde, qui occasionna cette révolution dans le Rio San-Juan de Nicaragua. La mer des Antilles et les parages voisins étaient alors infestés de boucaniers qui portaient partout la dévastation et le pillage avec une audace et un courage qu'on déplore de voir ainsi au service de passions brutales. Ces bandits désolaient tous les établissements espagnols voisins de la mer. Afin de les empêcher de pénétrer jusqu'au lac de Nicaragua, on coula, à 20 kilomètres environ de l'embouchure du fleuve, des carcasses de navires, des radeaux chargés de pierres, tout ce qu'on put trouver. Les grandes pluies étant venues, le fleuve, qui alors charrie beaucoup d'arbres déracinés sur ses bords par le courant, grossit cet obstacle; les sables s'y amoncelèrent, et ce fut bientôt une digue qui arrêta les eaux. Celles-ci cherchèrent donc une issue ailleurs, et ainsi s'ouvrit le Colorado. Quand les flibustiers ne furent plus à craindre, on s'occupa de rétablir l'ancien lit; mais on le fit avec la mollesse qui caractérisait trop souvent l'administration espagnole, et on n'employa pas le seul moyen qui pût réussir, un barrage en travers du Colorado, à sa naissance. Par ce barrage, qui est possible aujourd'hui comme alors[43] et par un curage de l'ancien chenal, le fleuve devrait reprendre son cours et son régime primitif.
Les ouvrages peu considérables que nous avons sommairement signalés pour les rapides et les récifs qu'offre le fleuve au-dessus du Colorado, achèveraient de rendre le Rio San-Juan de Nicaragua constamment navigable, en toute sûreté, pour des bâtiments tirant de 3 et demi à 4 mètres d'eau. Mais ce ne serait pas assez pour une jonction des deux océans, telle qu'on peut la désirer aujourd'hui. Il faudrait des travaux beaucoup plus étendus pour mettre le fleuve en état de donner passage à des navires semblables à ceux que peuvent recevoir le canal hollandais du Nord et le canal Calédonien, ou tels que les paquebots transatlantiques. Pour atteindre ce but, il serait fort possible qu'on fût obligé de renoncer à une navigation en lit de rivière sur une bonne partie du cours du San-Juan, et qu'on dût creuser un canal latéral. Le terrain s'y prêterait bien. Toutefois, à cause des dimensions de la cuvette d'un pareil canal, la dépense en serait grande: M. Stephens l'évaluait, d'après M. Bailey probablement, en adoptant une série de prix semblable à la moyenne des États-Unis, à 10 ou 12 millions de dollars (53 à 64 millions de francs). C'est à peu près la moitié de la somme que, d'après ses calculs, exigerait la communication des deux océans, du port San-Juan de Nicaragua à San-Juan du Sud.
Le Tipitapa présente plus de facilités encore que le San-Juan de Nicaragua. Il paraît généralement resserré comme un canal; on n'aurait pas à y faire de barrage de plus de 50 mètres. Sur un cours de 55 kilomèt. il offre une pente de 8 mètres 74 centimèt. La moitié de cette pente est accumulée en un seul point, à la ville de Tipitapa voisine du lac de Leon, où il y a un saut de 4 mètres[44]. M. Rouhaud s'exprimait sur le site de cette ville dans les termes d'un vif enthousiasme; il la représentait comme une des localités les mieux placées pour recevoir une grande cité. Une plaine qui donnerait en abondance à la fois les produits les plus précieux et les plus usuels, le plus bel indigo du monde, et du maïs à raison de 400 ou 600 grains pour un, s'y étale sur de grandes dimensions. On y est à cheval sur les deux lacs, c'est presque dire sur les deux océans, et la chute du fleuve fournirait une force motrice inépuisable pour les usages industriels. Mais quand l'industrie humaine ira-t-elle déployer les miracles de son activité dans ces lieux enchanteurs? Lui sera-t-il jamais donné de s'y établir à demeure et d'y asseoir son empire? Tout fier qu'il était des prouesses industrielles des Anglo-Saxons en général et de ses compatriotes les Américains du Nord en particulier, M. Stephens, quand il s'est vu sous ce ciel éblouissant, en face des belles eaux et des gracieuses rives du lac, entouré de cette nature féconde qui offre à l'homme le nécessaire avec profusion, quand il s'est senti baigné de cet air tiède qui porte l'âme à une molle rêverie et le corps au repos, s'est mis à désespérer de la remuante énergie des Anglo-Américains eux-mêmes, et a exprimé le doute que ces intrépides champions du travail, transplantés en un pareil séjour, pussent résister à tant de séductions, et ne pas s'abandonner à la paresse qu'ils méprisent.
De même la nécessité de traverser le lac de Nicaragua ne semble pas devoir gêner cette communication, quoiqu'on ait dit qu'on y était exposé quelquefois à des coups de vent d'une extrême violence. Des navire pontés n'y courraient aucun péril[45]. Ils en seraient surabondamment affranchis s'ils étaient traînés par des remorqueurs à vapeur, les mêmes qui leur auraient servi à remonter le fleuve San-Juan, et cette remorque au travers du lac s'opérerait naturellement avec un faible supplément de frais, en retour duquel on aurait une économie de temps.
Il reste à savoir quelle difficulté opposerait la muraille à renverser entre le lac de Nicaragua ou le lac de Leon et l'Océan Pacifique.
Aucune contrée n'est hérissée d'autant de volcans que cette partie de l'Amérique, du 11e degré de latitude au 13e; mais sur la droite du lac de Nicaragua, les montagnes, par le cratère desquelles le feu souterrain se fraie un passage, sont en petits groupes isolés et quelquefois en cimes solitaires. Elles s'élancent de la plaine, laissant entre elles des vallées, ou tout au moins des passages. Cette étroite langue de terre qui sépare le lac de Nicaragua de l'Océan Pacifique, toute parsemée qu'elle est de cimes gigantesques, présente, à leur base, un terrain de peu d'élévation. Les récits du célèbre navigateur Dampier, qui avait guerroyé dans ces régions, donnaient à croire que, le long des différents tracés du lac de Leon à Realejo, et du lac de Nicaragua au golfe de Papagayo ou à celui de Nicoya, le terrain est le plus fréquemment uni et en savanes, et qu'entre le lac de Leon et la côte de Realejo, le sol naturel est tout-à-fait plat. De son côté, M. Stephens, en rendant compte de ses impressions personnelles, dit expressément que c'est un sol parfaitement de niveau (perfectly level). M. Rouhaud m'a parlé dans les mêmes termes de l'espace compris entre la corne nord-ouest du lac de Leon et le port de Realejo, et du terrain qui s'étend entre la même pointe du lac et le port de Tamarindo; il estime à 6 ou 7 mètres la hauteur de la rive au-dessus du niveau de l'eau. Puis vient, dit-il, une petite zone sensiblement de niveau, et de là on descend doucement vers l'Océan Pacifique. Cette unanimité d'opinions est assez rassurante; cependant elle ne dispense pas de nivellements exacts; on n'aura de certitude qu'à cette condition. L'œil d'observateurs même exercés apprécie difficilement la saillie du terrain lorsqu'il monte graduellement. «Rien de plus trompeur, dit M. de Humboldt, que le jugement que l'on porte de la différence de niveau sur une pente prolongée, et par conséquent très douce. Au Pérou, j'ai eu de la peine à croire mes yeux en trouvant, au moyen d'une observation barométrique, que la ville de Lima est de 91 toises (176 mètres) plus élevée que le port du Callao.» Les mangliers que Dampier a vus sur la route de Realejo à Leon sont de sûrs indices d'un sol déprimé et humide; mais il ne dit point qu'il les ait observés sur toute la ligne.
Des divers tracés énumérés plus haut, un seul a donné lieu à des opérations géométriques; c'est celui du lac de Nicaragua au golfe de Papagayo.
À la fin du siècle dernier, quelques années avant la révolution française, les idées d'amélioration germaient partout; la cour d'Espagne fit exécuter un nivellement entre le golfe de Papagayo et le lac de Nicaragua, aboutissant ainsi sur le lac aux environs de l'importante ville de Nicaragua, aujourd'hui peuplée de 20,000 âmes au moins. C'est alors que fut connue pour la première fois l'élévation du lac au-dessus de l'Océan. L'ingénieur don Manuel Galisteo trouva que la distance de l'Océan au lac était de 27,592 mètres, que le faîte du terrain était à 83 mètres 70 centimètres au-dessus de l'Océan, et à 43 mètres 70 centimètres au-dessus du lac, ce qui donnait 40 mètres pour la hauteur du lac lui-même relativement à l'Océan. Du lac à la mer du Sud, le creusement d'un canal puisant ses eaux dans le lac n'eût rencontré de difficulté que sur 8,000 mètres séparés du lac par un espace plus facile de 2 kilomètres et demi. Le long de ces 8,000 mètres, l'élévation du terrain au-dessus du lac est d'au moins 20 mètres. Pour un instant elle se réduit à 15, c'est à 5 kilomètres du lac, et jusque là l'élévation maximum ne va pas tout-à-fait à 30 mètres. Après cette dépression, le sol se relève graduellement et atteint la hauteur, toujours au-dessus du lac, de 44 mètres, c'est à 9,300 mètres du lac. Il n'y a que 2,850 mètres pendant lesquels le sol soit au-dessus du lac de 30 mètres ou plus, et de cet intervalle de 2,850 mètres le quart seulement n'est pas inférieur à 40 mètres. En pareil cas ordinairement on se résigne à un souterrain, car on ne fait guère de tranchées de 44 mèt. (nous devrions dire de 50, afin de tenir compte de la profondeur de la cuvette du canal au-dessous du niveau du lac); habituellement on s'arrête à 20 mètres. Il a fallu les trésors dont disposaient les vice-rois du Mexique, les souvenirs de l'ancienne grandeur castillane, et peut-être aussi l'inexpérience des ingénieurs espagnols en matière de souterrains, pour que, dans le but d'assurer l'écoulement des lacs voisins de Mexico, qui menaçaient cette belle capitale, on ait, avec des moyens matériels très grossiers, osé entreprendre et pu terminer la tranchée de Huehuetoca, dont la profondeur est de 45 à 60 mètres pendant un intervalle de plus de 800 mètres, et de 30 à 50 mètres pendant 3,500 mètres. D'ailleurs elle a coûté une somme inouïe[46].
De nos jours cependant, dans un cas de nécessité, en déployant le matériel perfectionné dont dispose présentement l'art de l'ingénieur, on peut opérer des tranchées fort profondes, sans une dépense extraordinaire, à moins qu'on ne rencontre une roche très dure ou des sables coulants. Sur le canal d'Arles à Bouc, par exemple, le plateau de la Lèque a été coupé par une tranchée de 2,100 mètres de longueur, dont la profondeur, au point culminant du plateau, est de 40 à 50 mètres. La dépense a été de moins de 4 millions. Et pourtant cette tranchée a été effectuée par les procédés anciens[47]. Actuellement dans les grandes tranchées on attaque le sol avec des armes d'une puissance extrême. On applique au transport des déblais le chemin de fer et la locomotive. L'homme n'a plus à effectuer de ses bras que la fouille et la charge en wagons. Bien plus, tout récemment on s'est servi avec succès sur le chemin de fer du Nord d'une machine qui subvient fort économiquement à cette dernière partie de la besogne. Des ingénieurs européens ou anglo-américains, auxquels serait confié le percement de l'isthme, n'hésiteraient pas à se charger d'une tranchée de 50 mètres de profondeur, à moins qu'un roc fort tenace ne se présentât sur une bonne partie de la distance. Pour un objet pareil à la jonction des deux grands océans, on peut tenter même l'impossible.
Les résultats du nivellement de don Manuel Galisteo ne furent divulgués qu'après l'indépendance du royaume de Guatimala. Un officier de la marine anglaise, M. Bailey, chargé par l'infortuné général Morazan, qui était alors à la tête du gouvernement de l'Amérique Centrale, d'étudier le canal des deux océans, les découvrit dans je ne sais quelles archives et les communiqua à l'envoyé britannique, M. Thompson, qui les publia. Mais M. Bailey, se méfiant de cette exploration, qui semble n'avoir pas été effectuée par les moyens les plus sûrs, la recommença en suivant une autre ligne, et, dans son intéressant récit sur l'Amérique Centrale, M. Stephens a fait connaître le travail de M. Bailey.
Le tracé de M. Bailey débouche de même dans le lac près de la ville de Nicaragua. Il part d'un point situé sur la rivière San-Juan du Sud, à 2 kilomètres de la mer Pacifique; les forts navires remontent ce cours d'eau jusque là. M. Bailey n'a trouvé que 25,935 mètres de distance entre l'Océan et le lac. Le point culminant du terrain, situé à 6,211 mètres du point de départ, est à une élévation au-dessus de la mer de 187 mètres 78 centimèt. Le lac est élevé de 39 mètres 11 centimèt., et par conséquent se trouve à 148 mèt. 67 cent. au-dessous du point culminant. On l'aborde par une plage unie. D'après un profil de canal présenté par M. Stephens[48], conformément aux données topographiques recueillies par M. Bailey, le canal irait en montant depuis le lac, pour s'abaisser ensuite vers la mer du Sud. Sur les 13 kilomèt. qui touchent au lac, il n'y aurait qu'une écluse rachetant une pente de 2 mètres 97 centimètres; puis sur un intervalle de 1,600 mètres, il faudrait six ou sept écluses, afin de racheter 19 mètres 52 centimètres. On serait alors au point le plus élevé du canal, et ce bief de partage occuperait un espace de 4,800 mètres dont les deux tiers devraient être en souterrain, à moins qu'on ne voulût des tranchées de plus de 25 à 30 mètres[49]. Ici la hauteur du point culminant est telle qu'une tranchée d'une extrémité à l'autre du bief de partage serait tout-à-fait impossible. De là jusqu'à la mer du Sud, il n'y aurait plus que 4,800 mètres; sur cet espace on aurait à racheter une pente de 61 mètres.
Ainsi, d'après le projet publié par M. Stephens, le canal s'élèverait, par des écluses successives, à 22 mètres 49 centimètres au-dessus du lac, afin d'aller chercher dans le terrain un point où la crête à couper par un souterrain soit peu épaisse. Mais il faudrait qu'à cette hauteur on trouvât une quantité d'eau suffisante pour subvenir aux besoins du canal. Si l'on voulait que le canal tirât ses eaux du lac lui-même, ce qui probablement serait indispensable, car rien dans l'exposé de M. Stephens n'indique à quelles autres sources on pourrait puiser, le souterrain, placé au niveau du lac, rencontrerait la crête en un point où elle serait beaucoup plus épaisse, et, au lieu d'un peu plus de 3,000 mèt., il devrait en avoir 5,500[50]. L'art européen en est venu à ne pas s'effrayer de travaux pareils. Sur le canal de la Marne au Rhin, à Mauvage, il y a un souterrain de près de 5,000 mèt.; le grand souterrain du canal de Saint-Quentin, celui de Riqueval, a 5,677 mètres. Le souterrain du point de partage sur le canal de la Chesapeake à l'Ohio, en Amérique, aura 6,509 mètres. Celui de Pouilly, sur le canal de Bourgogne, a 3,333 mètres. Les canaux anglais offrent plusieurs souterrains de 2,000 à 4,000 mètres. Sur les chemins de fer anglais, on en rencontre de 4,800 mètres (chemin de fer de Sheffield à Manchester) et de 2,800 mètres (chemin de fer de Londres à Birmingham)[51]; le chemin de fer de Lyon à Marseille en aura au moins un fort étendu aussi. Cependant sur un canal maritime, les souterrains, en supposant qu'on pût jamais en admettre, ce qui est extrêmement douteux, devraient être plus spacieux et plus élevés, à peu près doubles en largeur et en hauteur de ce qui est en usage sur les canaux ordinaires dits à grande section, et cela dans l'hypothèse même où les navires auraient été démâtés. À une hauteur et une largeur doubles correspond une ouverture quadruple; dans les circonstances les plus propices la dépense serait quadruplée aussi, c'est-à-dire qu'aux prix d'Europe elle s'élèverait de 4 à 8,000 francs par mètre courant; de 4 à 8 millions pour 1 kilomètre.
De là, on peut conclure que le tracé de M. Bailey est fort inférieur à celui de don Manuel Galisteo, et même qu'il est inadmissible, du moment qu'il s'agit d'un canal maritime.
Pour les autres directions, les renseignements techniques manquent. On sait seulement que de Moabita, port situé à la pointe nord-ouest du lac de Leon, il y a jusqu'à Realejo 55 kil. et jusqu'à Tamarindo 14 ou 15, et que le sol semble s'y présenter très favorablement. Tout ce pays est à explorer encore. Ces contrées, si intéressantes pour le commerce de l'univers, si attrayantes par leur éclat, leur fertilité et le charme de leur climat, ont été moins fréquentées par les voyageurs en état, de les apprécier et par les savants avides des secrets de la nature que les plateaux inhospitaliers de la Tartarie, les déserts brûlants de l'Afrique et les glaces du pôle.
Je lis pourtant dans une description de l'Amérique Centrale et du Mexique, imprimée à Boston en 1833[52], que la ligne de faîte entre le lac de Leon et l'Océan Pacifique s'abaisse jusqu'à n'être plus que de 15 mètres 55 centimètres au-dessus du lac. L'auteur ajoute que du même lac à la rivière Tosta il n'y a que 19 kilomètres, et que cette rivière, au point où l'on pourrait la rejoindre, est à 91 centimètres au-dessus du lac. Ces faits, s'ils étaient constatés, seraient fort heureux. Dès lors on serait affranchi de l'obligation d'une coupure inusitée, et à plus forte raison d'un souterrain; car une tranchée de 22 mètres au maximum[53] n'a rien qui sorte de la pratique usuelle des ponts et chaussées. Ce livre ne dit pas l'origine des informations auxquelles il initie le public, et je n'en ai trouvé trace nulle antre part. Cependant quand on les rapproche des témoignages unanimes de Dampier, de MM. Rouhaud et Dumartray et de M. Stephens, on a de la peine à ne pas leur accorder créance.
Le lac de Leon est à 47 mètres 86 centimètres au-dessus du Pacifique. Cette différence de niveau pourrait se racheter par quinze écluses, en supposant qu'un jour des barrages accompagnés d'écluses fussent établis, de distance en distance, tout le long du fleuve San-Juan et de la rivière Tipitapa, ou qu'on creusât un canal latéral[54]. Ainsi, même en remontant jusqu'au lac de Leon, le canal des deux océans ne requerrait que trente écluses, dans l'hypothèse où, du lac de Leon à Realejo ou à quelque autre port de la même côte, le terrain permettrait d'ouvrir un canal qui prît ses eaux dans le lac lui-même, et par conséquent ne s'élevât jamais au-dessus du niveau du lac. C'est ce qu'on a pu faire, sans souterrain, sur un canal célèbre dans les fastes des travaux publics, le canal Érié. En quittant le lac Érié, il se déploie à ciel ouvert, et même sans tranchée profonde, d'abord au niveau du lac, puis à un niveau inférieur, et emprunte au lac les eaux dont il a besoin pour l'espace extraordinaire de 256 kilomètres. Sur le reste de son parcours il puise à d'autres sources. Mais la plage du lac de Leon se présente-t-elle dans des circonstances aussi exceptionnellement avantageuses? Nous ne pouvons l'affirmer positivement; cependant, on l'a vu, bien des renseignements d'origine diverse autorisent à l'espérer.
Il ne s'agit pas seulement de parvenir en canal jusqu'à la mer du Sud; pour que le problème soit complétement résolu, il faut encore trouver là un bon port. Celui de San-Juan du Sud, du voisinage duquel était parti M. Bailey, et qui était indiqué naturellement par sa proximité de la ville de Nicaragua, est-il bon ou seulement passable? Les uns le représentent comme une rade foraine, les autres comme un excellent mouillage. Cependant M. Bailey et M. Stephens, qui sont les derniers explorateurs venus dans le pays, s'accordent à en faire l'éloge. M. Stephens le trouve fort bien abrité, et M. Bailey, qui l'a sondé, l'a reconnu d'une grande profondeur. Il est bordé de rochers à pic contre lesquels les navires peuvent mouiller en sûreté[55], mais il est de peu d'étendue. On assure qu'une vingtaine de navires le rempliraient. En 1840, quand M. Stephens le visita, c'était une profonde solitude. Il y avait des années qu'on n'y avait aperçu une voile. Les ports du golfe de Nicoya, Las Mantas, la Punta de Arenas et Caldera, paraissent être de même d'assez bons mouillages. Le port de Tamarindo, qui se recommande par sa remarquable proximité du lac de Leon, a beaucoup d'analogie avec celui de San-Juan du Sud; au dire de ceux qui ont bonne opinion de ce dernier. Mais celui de Realejo mérite une attention toute particulière. Juarros, que personne n'a contredit en cela, le caractérise en ces termes: «Il n'y a peut-être pas, dit-il, un meilleur port dans la monarchie espagnole, et dans le monde connu il est bien peu de ports qui lui soient préférables. D'abord il est assez vaste pour que mille vaisseaux y soient à l'abri; l'ancrage est bon partout, et les gros vaisseaux peuvent venir à quai sans courir le moindre risque. L'entrée et la sortie sont extrêmement faciles, et nulle part on ne rencontrerait une pareille abondance de matériaux de construction[56].»
On a vu plus haut ce qu'il fallait penser du port San-Juan situé à l'embouchure du fleuve de même nom. Ainsi, par la direction du lac de Nicaragua, l'œuvre de la communication des deux mers se réduirait à un tronçon de canal d'un des lacs à l'Océan Pacifique, et à la canalisation des deux fleuves San-Juan et Tipitapa. Il n'y aurait rien à y ajouter pour mettre les deux extrémités de la ligne de navigation intérieure avec la pleine mer; ce serait tout fait d'avance. L'une des conditions principales du programme, celle que nous avons signalée plus haut (page 49) avec insistance, d'après l'avis de marins expérimentés, ne causerait donc aucun souci. Le trajet d'un océan à l'autre serait: si l'on aboutissait sur l'Océan Pacifique à San-Juan du Sud, de 295 kilomètres; si c'était à Tamarindo, de 455; et à Realejo, de 495.
Ce tracé présenterait un autre avantage non moins remarquable et non moins rare dans l'isthme; c'est que les travaux les plus importants, du moins ceux du canal à creuser des lacs à l'Océan Pacifique, seraient effectués dans une contrée où les travailleurs ne manquent pas, et où les maladies qui moissonnent les Européens sur les rivages de l'Atlantique, autour du golfe du Mexique et presque tout le long de l'isthme, ne séviraient point. Dans l'hypothèse la plus probable, celle où le canal de jonction partirait de Moabita, on aurait, à proximité, des bras en abondance. Le pays qui se déploie du lac de Leon à Realejo présente des centres de population rapprochés les uns des autres, en plus grand nombre qu'en tout autre point peut-être de l'ancien empire espagnol en Amérique. Dans un rayon de 50 à 60 kilomètres autour de Moabita et à une moindre distance de la ligne du canal, c'est Leon qui a 35,000 habitants, Chinandega où l'on en trouve aujourd'hui 16,000, Realejo, El Viejo, Nagarote, qui sont populeux aussi. Sur la rive méridionale du lac de Leon, c'est Managua qui offre 12,000 âmes. Près de là, à l'extrémité nord-ouest du lac de Nicaragua, la population n'est pas moins abondante. Indépendamment de Grenade et de Nicaragua, on peut signaler Masaya, qui a 18,000 habitants et Nandaïme qui a de l'importance. Les campagnes, peuplées pareillement, sont d'une fertilité telle qu'il serait facile d'y nourrir à peu de frais une innombrable armée de travailleurs. MM. Rouhaud et Dumartray citent des terrains qui ont donné jusqu'à quatre récoltes de maïs par an. En pensant à la beauté éclatante de ces régions, à leur richesse, à tous les priviléges que leur a prodigués la nature, on est porté à regarder comme un pressentiment l'espoir mystique qu'avait Colomb, et qu'il a naïvement consigné dans ses lettres, de découvrir le véritable emplacement du paradis terrestre dans les contrées où il venait d'aborder.
En ce moment, et depuis plusieurs années, quelques personnes des États de Nicaragua et de Costa-Rica, appuyées par leurs gouvernements respectifs, s'efforcent d'un commun accord de constituer une société qui entreprendrait une communication provisoire entre les deux océans, dans cette direction. On barrerait le Colorado; on rehausserait le niveau des eaux du fleuve San-Juan de Nicaragua à chacun des quatre rapides qui ont été indiqués plus haut. De la sorte, on pourrait avoir sur le fleuve un service régulier de bateaux à vapeur, qui transporteraient les marchandises, dont le port San-Juan deviendrait l'entrepôt, à Grenade, à Nicaragua, à Moabita au fond du lac Leon. Le Tipitapa serait amélioré de même à l'aide de trois barrages. La route carrossable qui va de Moabita à Realejo serait perfectionnée et régulièrement entretenue. Des magasins seraient élevés au port San-Juan, à Moabita et à Realejo. On estime qu'une somme de 12,500,000 à 15,000,000 fr. suffirait à l'entreprise ainsi réduite. Les hommes qui poursuivent l'accomplissement de ces projets pensent que ce serait un premier pas vers l'établissement d'une jonction maritime. On ne peut contester que des moyens de transport faciles, tels que des bateaux à vapeur du littoral de l'Atlantique au cœur de l'Amérique Centrale, seraient propres à attirer dans ces heureuses régions, à peu près vierges encore, beaucoup d'Européens industrieux, avides de faire fortune. L'Amérique Centrale cesserait d'être un pays mystérieux, et ses ressources une fois dévoilées, elle fixerait l'attention des capitalistes et des gouvernements des grandes puissances. D'ailleurs, n'est-il pas dans l'ordre de la nature que tout aille par degrés et que les commencements des plus vastes créations humaines le plus souvent soient fort humbles?
Au-delà du lac de Nicaragua, les montagnes se redressent encore, mais l'isthme se rétrécit de plus en plus. Il a d'abord 130 à 150 kilomètres dans la province de Veragua; sur la baie de Panama, il est à son minimum. À Panama, il n'est que d'environ 65 kilomètres, et à la baie de Mandinga, qui est un peu plus loin à l'est, c'est sensiblement moins encore[57]. La hauteur des montagnes, donnée de laquelle, bien plus encore que de la largeur de l'isthme, dépend la possibilité du canal, est très variable dans le long intervalle du lac de Nicaragua au massif de l'Amérique méridionale. D'après le mémoire adressé par M. Wheaton à l'institut de Washington, dans l'État de Costa-Rica, qui suit celui de Nicaragua, l'élévation moyenne de la chaîne est d'environ 1,600 mètres: c'est la hauteur des sommets les plus élevés des Vosges. Dans la province de Veragua, par laquelle la Nouvelle-Grenade touche à cet État, elle atteint et surpasse celle des Pyrénées[58], et même un plateau y régnerait uniformément sur un certain espace. Mais quand on s'avance plus à l'est et qu'on se place sur l'isthme de Panama proprement dit, qui borde, sur l'Océan Pacifique, le vaste espace semi-circulaire qu'on nomme la baie de Panama, on voit la chaîne se briser, s'éparpiller, rentrer sous terre, pour se relever bientôt, il est vrai; car dans l'isthme de Panama lui-même, à l'est de Chagres, entre cette ville et Porto-Belo et au-delà, les cimes apparaissent de nouveau. Cependant, à la baie de Mandinga, où l'isthme est réduit à son minimum d'épaisseur, M. Lloyd assure qu'une autre vallée se présente transversale de mer à mer. C'est une question qu'il serait du plus grand intérêt d'éclaircir.
Arrivons donc à l'isthme de Panama.[Table des matières]
CHAPITRE VIII.
QUATRIÈME PASSAGE.—ISTHME DE PANAMA PROPREMENT DIT.