35
Trevor Hamilton claqua la porte de sa Volkswagen et démarra. Une journée de plus qui s’achevait.
Il conduisit pour sortir du parking de Lloyd Center Mail, un immense centre commercial où il travaillait, et s’engagea sur Halsey. Tout en tenant le volant d’une main, il se pencha pour ouvrir le vide-poche. Il attrapa un des flacons orange avec une étiquette portant son nom et son adresse. Il le secoua. Vide. Il se pencha à nouveau et en trouva un autre, plein cette fois-ci. Trevor hésita.
Il avait besoin de ces pilules quand il était au boulot, ça le calmait, et ça le rendait beaucoup plus mou aussi. Presque apathique. Heureusement que M. Blueton, son patron, était un homme bon, sinon il n’aurait jamais été engagé. M. Blueton employait des garçons comme lui, à problème, des hommes qui sortaient de prison ou qui n’étaient pas... comme les autres.
Trevor jeta le flacon par terre. Il rentrait, il n’avait pas besoin d’être plus calme, il voulait être un peu lui-même, pour un moment au moins.
Il sentit sa poitrine se creuser.
Pour de vrai.
Une parcelle de lui se liquéfiait dangereusement. Un vide se matérialisait entre ses poumons, prenant forme en même temps qu’il devenait douleur.
Trevor se mit à fredonner en secouant la tête.
Au bout d’un moment, concentré sur la route et sur la chanson, il sentit se dissiper le sentiment de dislocation.
Voilà ce qui arrivait lorsqu’il ne prenait pas ses pilules pendant longtemps ! Il regarda sa montre. Dix-huit heures passées. Il n’avait rien pris depuis le matin, sautant la dose du midi parce qu’il les avait oubliées dans la voiture et qu’il avait eu la flemme d’aller les chercher.
Trevor faisait coulisser d’avant en arrière sa mâchoire inférieure, ses mandibules roulaient sous ses joues, pendant que ses yeux se focalisaient sur la route.
Il avait envie d’autre chose. S’il rentrait maintenant chez lui, il allumerait la télé pour se détendre, mangerait devant sans la quitter des yeux avant d’aller se coucher, et il se réveillerait en pleine nuit pour l’éteindre.
De belles flammes rougeoyantes apparurent dans son esprit. Un beau brasier comme ceux qu’il pouvait contempler des heures durant lorsqu’il était petit.
Son sang se mit à le chauffer. Il se passait quelque chose en lui.
Son sexe s’éveillait.
Une bouffée de panique s’empara de lui, il s’empressa d’appuyer avec sa main libre sur cette proéminence qui naissait. Il se frappa le sexe et bientôt se mit à contenir à grand-peine ses, larmes.
Voilà ce qui se passe quand tu ne prends pas tes médicaments ! hurla la voix du docteur.
— Non, murmura-t-il...
C’était déjà en lui depuis plusieurs jours, il n’arrêtait pas d’y penser. Il en avait envie. Encore une fois. Son sexe palpitait, malgré les coups, sous la toile de son pantalon. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas...
Soudain il se mit à se secouer d’avant en arrière, sans lâcher le volant. Il expirait par le nez en petits sifflements.
Et puis pourquoi pas ? C’était pas si mal que ça après tout...
Alors qu’il devait tourner sur la 22e rue, Trevor se ravisa et poursuivit tout droit.
Non, il n’allait pas rentrer chez lui, pas tout de suite.
Après tout, lui aussi avait droit au repos et au plaisir. Comme tous ces gens qui rentraient du travail pour se détendre, en famille, en jouant au billard entre copains dans un bar ou en allant au bowling.
Il s’arrêta pour acheter une bouteille d’eau, 500 grammes de viande, un bidon d’alcool à brûler et des allumettes en prenant bien soin que personne ne le touche. Il ne supportait pas qu’on le touche. Si cela arrivait, il faisait un bond et se mettait à hurler en vérifiant que tout son corps allait bien, et il devait attendre quelques minutes que rien d’anormal ne se passe à l’intérieur, en lui. Rares étaient les personnes qui pouvaient le toucher. Mark en était. Avec lui c’était différent. Mark ne lui prenait rien, il lui donnait. Il lui offrait sa substance, ainsi Trevor pouvait se reconstruire. Peu à peu. Sauf que Mark n’aimait plus Trevor. Il l’avait longtemps autorisé à venir chez lui, et même à réordonner l’intérieur de son appartement, pour qu’ils soient plus protégés, à l’abri. Mark criait souvent après lui, surtout quand Trevor le mordait. C’était pourtant agréable. Et puis Mark avait disparu, sans laisser de trace. Trevor l’avait oublié.
Il ne se souvenait pas très bien en fait, Mark l’avait aidé en lui offrant sa substance, oui, c’était cela, et... et Mark avait disparu.
Trevor ne remarqua pas le regard outré d’une femme qui venait de surprendre l’excroissance qui tendait encore mollement la toile du pantalon. Une fois équipé, Trevor se remit en route, direction plein est. A mesure que les kilomètres défilaient, l’excitation se faisait plus grandissante. Et la culpabilité aussi.
Il ne cessa alors de répéter qu’il allait simplement se reposer, allumer un feu et le regarder, il dînerait devant et pourrait rentrer, après une bonne soirée. Mais une part de son esprit ne parvenait pas à occulter complètement le réel usage de la viande et des flammes.
Après s’être enfoncé dans la forêt par des chemins plus cahoteux et déserts, Trevor se gara sur le bas-côté et sortit. Il faisait encore très chaud et il transpirait à grosses gouttes. Trevor ne supportait pas de sortir sans son t-shirt noir, celui qu’il aimait le plus, il lui fallait le couvrir d’un autre t-shirt, plus large, et d’une chemise. En temps normal cela suffisait pour le rassurer, ainsi vêtu il pouvait sortir de chez lui, son corps était à l’abri. Il devait en plus porter la combinaison du magasin, Trevor l’aimait beaucoup, c’était un des éléments qui comptaient le plus pour lui dans ce métier, cette combinaison. Il pouvait y enfiler ses jambes, son torse et même ses bras et remonter la fermeture à glissière jusqu’au cou.
Les autres ne comprenaient pas pourquoi il transpirait autant, ils croyaient qu’il avait une maladie de peau, les idiots.
La lumière était encore trop forte, le feu ne serait beau qu’avec l’obscurité de la nuit, il devait attendre, ce qui le mit en colère.
Pour se calmer, il entreprit de trouver une clairière qu’il repéra rapidement. Elle était petite, tout à fait ce qu’il lui fallait. Il partit chercher du bois sec et se constitua un foyer avec des morceaux de pierre. Même après tout cela, il faisait encore parfaitement jour.
Il songea un instant à dormir un peu, tout contre son feu, et balaya cette idée aussitôt. Il se réveillerait groggy, et toute son excitation serait retombée, il serait venu jusqu’ici pour rien, non il ne pouvait pas dormir.
Trevor décida de se promener un peu, il ramassa un bâton et lui fit décrire des mouvements sifflants dans l’air. Il repéra un écureuil qui plantait ses yeux tout noirs sur lui. Trevor s’immobilisa avant de contracter ses cuisses et de se lancer sur le minuscule rongeur qui, d’un bond, grimpa dans un arbre.
Trevor se redressa, furieux, et martela le tronc à l’aide de son bâton. Les coups tonnèrent contre l’écorce.
Trevor Hamilton était très mince, maigre même, cependant il avait une force hors du commun. Rien que sa poigne était phénoménale. Il lui arrivait parfois de desserrer un boulon d’une machine sans se servir d’un outil. Et plusieurs fois, ses collègues avaient plaisanté en affirmant qu’il ne valait mieux pas qu’une femme l’agace et se retrouve sous l’étau de ses mains.
Le bâton vola en éclats malgré son épaisseur. Trevor s’en alla, furibond.
Lorsque le soleil fut couché, Trevor imbiba son tas de bois de l’alcool à brûler qu’il avait acheté et lança une allumette.
La créature apparut brusquement, surgissant en émettant un léger souffle.
Tout à coup, il se remémora Smokey Bear[9], l’ours qui lui faisait peur lorsqu’il était petit.
Les tentacules de flammes montèrent vers le ciel étoile.
Trevor avait les yeux grands ouverts, comme un enfant fasciné. Il était tout sourire.
Il vit le feu ronger les brindilles, sucer les tiges, et bientôt tout cet ensemble se mit à rougir sous sa magnificence.
Il y eut des éclats, des craquements, des sifflements, autant de suppliques vaines.
Trevor était nu devant les flammes.
Ses vêtements entassés sur un rocher à proximité, avec la viande qu’il avait achetée sur le chemin.
Il se tenait le sexe tout gonflé dans une main, sans s’en rendre compte. Son cœur tambourinait au milieu de tous ses organes humides, il le sentait jusque sous son crâne.
Il tourna longuement autour du cercle qui formait la base du foyer. Puis il prit son élan et se jeta au travers du feu, le plus vite possible. Il réapparut de l’autre côté en hurlant de joie. Il huma ses avant-bras. Ils sentaient le poil brûlé, et de fait, ils ne portaient plus que de dérisoires fils recroquevillés ou tout simplement calcinés.
Bientôt, il se retrouva avec une des pièces de viande dans une main, se caressant le corps de cette chair froide. Il planta ses dents dedans et déchira une lamelle qu’il avala, crue. Il adorait mordre dans la viande. Trevor dansait autour du brasier, tandis que des flammèches grimpaient dans l’air en hurlant, lui semblait-il.
Il plaqua un autre bout de viande sur son sexe dressé et, tout en se déhanchant dans la chaleur étouffante de l’incendie, il se masturba.
Longtemps.
Des râles sortirent de sa gorge tandis que son cœur s’agrandissait de plus en plus, il avait l’impression d’être au milieu du feu.
Puis, au comble de l’excitation, le sang blanc gicla dans l’air chauffé, au creux de la nuit, de longs traits laiteux partirent féconder les créatures ondulantes de ses fantasmes brûlants.
Trevor était épuisé quand il atteignit son appartement. Il ne remarqua rien.
L’ascenseur s’ouvrit au quatrième étage, il remonta tout le couloir jusqu’à la dernière porte, celle juste avant la sortie de secours.
Il enfonça la clé dans la serrure et la porte s’ouvrit. Toute seule.
Trevor n’eut pas le temps de comprendre, il fut plaqué si violemment contre le mur que son nez éclata comme une tomate trop mûre. Ses bras furent arrachés vers l’arrière et il reçut un coup si puissant sur les mollets que ses jambes s’écartèrent douloureusement.
Il comprit qu’il était menotte lorsqu’on le tourna. Deux silhouettes surgirent devant lui, deux hommes habillés en noir, avec un casque à visière et un gilet pare-balles. Ils tenaient des fusils d’assaut.
Un autre groupe d’hommes, pareillement équipé, arrivait par l’escalier à côté de l’ascenseur.
« Police ! » hurla-t-on. « Ne bougez plus, vous êtes en état d’arrestation ! »
Un homme apparut enfin, le seul en costume dans ce commando urbain.
— Je voulais pas ! s’écria Trevor. Je voulais pas le faire mais c’était trop fort...
Il pleurait presque.
Lloyd Meats ferma les yeux un court instant. C’était terminé.
Il venait de reconnaître cette voix, celle de Trevor, aussi fluette que celle d’un adolescent. La voix qui expliquait sur le répondeur du capitaine Chamberlin comment aller jusqu’au premier cadavre.
Meats s’approcha du chef du groupe d’intervention.
— Emmenez-le au Central, je voudrais qu’on termine la fouille de l’appartement avant de l’interroger.
Deux hommes poussèrent Trevor Hamilton vers la sortie. Meats les arrêta.
— Pas par là, il peut y avoir des habitants de l’immeuble, prenez l’escalier extérieur, vous ne croiserez personne.
Le trio s’éloigna, suivi d’un autre homme qui brandit une carte sous le nez de Trevor.
Il lui lut ses droits « Miranda » et lui demanda s’il avait bien compris au moment où ils poussaient la porte pour se retrouver au grand air, sur un palier en acier. Ils dévalèrent la première série de marches en faisant sonner leurs talons contre l’acier. En bas, sur le boulevard, des voitures passaient sans rien remarquer.
Les enseignes lumineuses irradiaient tout le quartier.
Soudain, Trevor profita d’une nouvelle volée de marches pour se jeter en avant, de toutes ses forces.
Il échappa à la poigne de ses gardes et dut jeter une jambe en avant pour attraper une marche dans sa folle prise de vitesse. Il retoucha le sol deux mètres plus loin, sur un autre palier intermédiaire, et son bassin vint s’encastrer contre le garde-fou qui le séparait du vide.
De plus de trois étages.
Il se balança ainsi pendant une demi-seconde.
La main gantée d’un des hommes de la police fraya l’air pour s’ouvrir au-dessus du col de Trevor.
Puis celui-ci fit l’infime mouvement qu’il manquait.
Et il bascula de l’autre côté.
Six mètres plus bas, sa clavicule se démonta en heurtant un container de poubelle, la tête de Trevor vint rebondir contre la paroi métallique avec une fraction d’avance sur tout le reste du corps qui se fracassa sur le bitume encore chaud.