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Portland est plus réputée pour sa pluie rituelle, ses magnifiques orages sur la silhouette du mont Hood, que pour la chaleur étouffante de ses étés. Pourtant, en ce dimanche de la mi-juin, la plupart des rues étaient désertes. Le soleil claquait si violemment sur l’asphalte que les routes prenaient l’apparence d’une gomme malléable.
Par moments, Brolin avait le sentiment d’être le dernier survivant de son espèce. L’unique source de mouvement à des kilomètres à la ronde. Même les animaux avaient déserté l’espace. Ni chat, ni chien, ni oiseau. Lui seul dans cette lumière argentée qui plaquait la vie au sol dans une vaine et ultime recherche de fraîcheur, à l’abri de tout regard.
Il commença par Powell’s City of Books, sur Burnside[8] avenue. En lisant le nom de l’avenue sur son panneau vert, il se demanda ironiquement s’il fallait y voir un signe.
Powell’s occupait tout un quartier et c’était à peine suffisant pour contenir tous les ouvrages neufs et d’occasion qui s’y amassaient. Plus d’un million de références, mentionnait la publicité.
Le libraire auquel s’adressa Brolin fit preuve d’une formidable célérité, il rassembla pour lui une pile d’ouvrages traitant des araignées. Il connaissait Brolin, qui venait de temps à autre faire appel au savoir de toute l’équipe, toujours sur des thèmes complètement différents ; il était devenu pour eux un sujet de plaisanterie même si aucun n’osait s’y risquer en sa présence. « Des fois, quand il vous regarde, c’est comme s’il vous fouillait l’âme », avait dit une des libraires à ses collègues, et la plupart avaient approuvé.
Brolin trouva plusieurs passages sur la sériciculture en général, la culture de la soie, mais rien de précis, en tout cas pas en rapport avec les araignées. À chaque fois, on la rapportait aux vers à soie, jamais à cette créature à huit pattes.
Vers quinze heures, Brolin quitta la grande boutique pour s’acheter un sandwich qu’il dévora en conduisant, une main sur le volant brûlant. En désespoir de cause, le libraire lui avait conseillé le département scientifique de la bibliothèque universitaire de Portland. Sa carte de détective privé fut suffisante pour lui garantir l’accès à tout l’immeuble, et ce jusqu’à la fermeture : vingt-deux heures le dimanche en période d’été. Il n’en demandait pas plus.
Il consulta la base de données informatisée, incluant les thèses. La recherche thématique proposa plusieurs titres. Brolin demanda une impression de la liste et fila avec ses trois feuilles vers un des postes à connexion Internet. Avant de se lancer dans de plus amples et longues fouilles, il était peut-être utile de voir ce que le web proposait. Sur des sujets aussi pointus que celui qui l’intéressait, Brolin douta qu’il pût trouver quelque chose d’intéressant, néanmoins cela méritait qu’on y passe un peu de temps.
Il utilisa un moteur de recherche simple mais universel : Google. Il essaya d’abord avec « Araignée » et « soie », puis affina en ajoutant le terme « culture ». Les résultats s’affichèrent en « 0,23 seconde », indiquait la barre de synthèse. Il fallait au moins reconnaître ce progrès à l’homme.
Brolin passa une demi-heure à faire le tri parmi les informations qu’il débusquait, dans l’ensemble inutiles, il devait bien l’avouer. Il répéta l’opération depuis un autre moteur de recherche : AltaVista. Les résultats furent tout aussi peu conséquents. La culture de soie d’araignée n’était pas un sujet répandu sur Internet. Il surfa sur Furty com, moteur de recherche animalier, et enfin sur le site de l’American Arachnology Society sans plus de succès. Il revint finalement aux pages qu’il avait mises de côté, celles où le nom de NeoSeta était apparu. Les informations étaient succinctes, on parlait de travaux en laboratoire sur la soie d’araignée, de vaches génétiquement modifiées et du lait qui était supposé contenir la fameuse protéine de soie. Rien qu’il ne sût déjà. NeoSeta ne laissait filtrer aucun détail.
Une autre page intéressa le détective privé. Elle mentionnait l’intérêt de l’armée dans tout ce qui touchait la production de soie d’araignée à grande échelle. L’article était tiré des archives du New York Times, il expliquait que l’United States Army Soldier and Biological Chemical Command à Natick dans le Massachusetts venait d’abandonner ses recherches sur la soie d’araignée, jugeant le domaine infructueux, et surtout beaucoup trop cher.
Brolin se remémora les propos de Donovan Jackman chez NeoSeta, selon lesquels l’armée injectait une partie de l’argent nécessaire aux recherches.
Bien sûr, railla Brolin intérieurement, ils vont laisser NeoSeta prendre le coût des travaux à son compte, en participant au tiers de ceux-ci avec l’armée canadienne, minimisant ainsi les pertes s’il n’y a finalement aucun résultat. Et si par miracle le projet aboutissait, en faisant partie des financeurs, l’armée serait prioritaire pour les premières commandes.
Brolin mit l’ordinateur en veille et s’enfonça entre les longues étagères en quête des titres proposés par sa liste thématique.
Il passa cinq heures enfoui dans les pages à l’odeur de renfermé, il apprit comment les araignées de la famille des Araneidae tissaient leur toile, comment certaines espèces chassaient, il découvrit qu’il n’était pas rare de trouver des toiles de sept ou huit mètres de diamètre dans les forêts tropicales. Ce dernier point lui arracha un bref frisson. Et s’il en allait désormais de même dans les forêts américaines ? Dans l’Oregon, pour être plus précis...
Rien en revanche sur l’élevage d’araignée en vue d’en extirper la soie en grande quantité. À plusieurs reprises, le sujet avait été abordé, pour être clos d’un tranchant : « C’est impossible. »
Il était vingt-deux heures, à travers les fenêtres de la bibliothèque, le crépuscule rampait jusqu’aux lampes de la grande salle. Une femme s’approcha de Brolin pour lui indiquer qu’ils allaient fermer.
De toute façon, il avait épuisé toutes ses pistes ici.
De son siège, il étira ses membres engourdis, puis croisa ses mains derrière sa tête.
Il repensa à la découverte faite le matin, au cadavre dans le cocon.
Dire qu’ils avaient l’identité probable du coupable... Mark Suberton.
Il avait fait de la prison pour cambriolage, ce qui était caractéristique des tueurs de cet acabit. Ils aiment entrer chez les gens, s’approprier des vies en flânant dans leur maison, en lisant leurs journaux intimes, en reniflant leurs vêtements, avant de passer à l’acte. Ici ou ailleurs. Mais ce qui le faisait vibrer c’était la mise à mort. La possession de l’autre.
Brolin enfonça ses ongles dans ses paumes. C’était rageant de savoir qui était l’homme qu’ils recherchaient sans savoir où l’attraper. Ils avaient eu beaucoup de chance pour l’empreinte, Suberton avait pensé à tout, sauf à ça. La pile dans la lampe. Et il n’avait certainement pas prévu de laisser sa lampe sur place...
Brolin fronça les sourcils.
Tout d’un coup, il comprenait le problème que cela posait.
Si Suberton avait perdu sa lampe torche dans la chambre, comment était-il redescendu ensuite ? Dans le noir ? Avec Carol Peyton sur les épaules ?
Il pouvait tout à fait allumer les lumières de la maison.
Mais quel tueur ferait une chose pareille ? En pleine nuit ? C’était peu prudent, il était toujours préférable d’être le plus discret possible, le moins éclairé pour qu’on ne puisse voir ni silhouette ni visage.
Et puis, même s’il était descendu dans le noir, ou qu’il ait allumé la lumière, il avait bien dû se rendre compte qu’il n’avait plus sa lampe pour s’éclairer ? Carol était inconsciente, et le mari aussi, pour une autre raison, encore inconnue celle-ci. Donc il avait le temps de remonter chercher sa lampe, pourquoi ne pas l’avoir fait ? Ne l’avait-il pas trouvée parce qu’elle avait glissé sous cette armoire ?
Brolin sentait qu’il pouvait passer une heure en conjectures, il ne trouverait pas de réponse. Néanmoins le problème le titillait.
Il sortit son téléphone portable et le ralluma, il ne risquait plus de déranger qui que ce soit, la bibliothèque était déserte.
Au Central, on l’informa que Lloyd Meats était rentré chez lui en fin d’après-midi. Brolin composa le numéro privé de l’inspecteur. Sa femme décrocha, elle manifesta une sincère émotion de l’entendre à nouveau, elle lui proposa de venir dîner un soir prochain avant de s’effacer pour laisser Meats prendre le téléphone. Celui-ci enjoignit à Brolin de rentrer souffler quelques heures mais le privé enchaîna :
— Où en est l’enquête ? Des nouvelles concernant le cadavre trouvé ce matin ?
— Oui, il s’agit bien de Lindsey Morgan, celle qui a été enlevée mercredi. L’autopsie sera réalisée demain probablement. (Meats se mit à parler à voix basse, pour que sa femme n’entende pas.) On peut déjà dire que c’est le même cirque, cadavre trop léger, donc vidé, pourtant il n’y a aucune incision, hormis à la gorge où ce taré a éjaculé.
— Le légiste s’est-il prononcé sur la date de la mort ? Dès qu’on le saura cela nous indiquera au moins combien de temps il les garde avec lui, vivantes ou mortes.
— Josh.
— Et que le légiste vérifie si cette fois encore, il n’y a aucune trace sur le corps, ni sous les ongles. Ce qui voudra dire que le tueur les lave et ensuite leur viole la gorge, ce qui est peu probable. En revanche, on peut penser qu’il les lave en prenant soin de ne pas nettoyer la gorge, il veut être sûr qu’on trouvera le sperme, c’est un élément important. Il veut communiquer, nous montrer qu’il est mature, qu’il est capable.
— Josh.
— Quoi ?
— Tu as quitté la police, tu te rappelles ? Je sais tout ça, ce que je voudrais dans l’immédiat, c’est que tu rentres chez toi et que tu te reposes.
— Je ne suis pas fatigué.
Meats allait contre-attaquer, Brolin fusa :
— Lloyd, je voudrais aller chez Suberton.
— Oh, merde, qu’est-ce que tu vas faire là-bas, tu as vu le foutoir que c’est !
La responsable de la bibliothèque revint pour lui demander de sortir. Brolin se tourna vers elle et planta ses prunelles noires dans celles de la femme. Il la vit déglutir. Il lui fit signe qu’il avait compris et lui tourna le dos pour poursuivre sa conversation :
— Je voudrais simplement jeter un coup d’œil. Fureter un peu dans les pièces, pour cerner le genre d’homme qu’il est.
Meats soupira dans le combiné.
— C’est important, insista Brolin. C’est toi qui m’as demandé mon aide pour faire un profil du tueur. On ne sait jamais, ça peut nous aider à le comprendre, à ne plus être une longueur derrière lui.
— Et ça ne peut pas attendre demain, j’imagine ?
— Je suis prêt, ce soir.
— OK, OK... On se rejoint dans...
— Seul. J’ai besoin d’être seul pour ça.
— Josh, je ne peux pas te laisser y aller seul, il y a les scellés et puis ce mec sait qu’on a trouvé son repaire, rappelle-toi le stratagème de l’alarme reliée à la ligne téléphonique. Cet enfoiré est assez malin pour ne plus vivre dans son taudis mais il continue de payer ses factures de téléphone pour alimenter son petit système.
Brolin se souvenait de cet aspect de l’enquête. Le soir même de la découverte de l’appartement, ils avaient minutieusement décortiqué la vie de Suberton, jusqu’à découvrir un compte en banque sur lequel étaient prélevées les factures pour la ligne téléphonique, l’électricité et le loyer. Depuis trois mois il n’y avait eu aucune rentrée d’argent ni aucun débit en dehors des prélèvements automatiques. À ce rythme il restait à peine de quoi tenir jusqu’à l’automne. Le compte était à présent sous surveillance, dans l’espoir que Suberton retire du liquide, quelque part, pour la première fois depuis trois mois.
— On ne sait jamais, il pourrait...
— Ne me raconte pas de conneries, l’interrompit Brolin. Tu ne crois pas une seconde qu’il pourrait revenir, sinon tu ferais surveiller l’appartement. Laisse-moi y aller, tu pourras envoyer un agent demain matin pour reposer les scellés.
Lloyd Meats capitula en demandant à Brolin de ne rien toucher et raccrocha.
Brolin se rendit compte qu’il était tard et qu’Annabel l’attendait sûrement. Il allait l’appeler lorsqu’il retint son geste en constatant qu’il n’avait presque plus de batterie, à peine de quoi passer un dernier coup de fil. Elle était en compagnie de Larry ; quoi qu’ils fassent, elle était entre de bonnes mains. Il coupa son téléphone, il la joindrait en sortant de chez Suberton, dans moins d’une heure. Vers vingt-trois heures.
A vingt-trois heures trente au plus tard.