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Annabel ouvrit les yeux, il était neuf heures passées. Le soleil et la chaleur commençaient déjà à monter. Elle enfila un long t-shirt par-dessus sa culotte et hésita à mettre autre chose en plus avant de descendre. Elle se sentait gênée d’être si peu vêtue devant Brolin. Ne sois pas gourde, vous avez passé une nuit ensemble cet hiver. Ils avaient dormi tous les deux, chastement, dans le réconfort de la chaleur de l’autre. Tout de même, elle était chez lui et...
Elle se maudit à voix haute et sortit sur la mezzanine dominant le salon.
Brolin était sur la terrasse, vêtu d’un ensemble en lin beige, il profitait des premiers rayons du soleil, un verre de thé glacé à la main.
— Bonjour.
Elle le salua en nouant ses tresses en queue de cheval.
— Bien dormi ?
— Oui, fit-elle. J’ai mis une heure à m’habituer aux cris des animaux pour finalement ne rouvrir les yeux qu’il y a cinq minutes.
— C’est la magie de cette maison. Le pas des écureuils sur le toit remplace la trotteuse de l’horloge, il n’y a pas d’autre berceuse que le hululement des chouettes et la rumeur des hommes ne parvient pas jusqu’ici. Rien que la complainte du vent dans les arbres.
— C’est mignon. Tu l’as préparé ? demanda-t-elle en souriant.
— C’est ma mère qui disait tout le temps ça quand j’étais gosse.
— Tu as grandi ici ? s’étonna Annabel.
— Non. Dans une petite maison entre champs et forêts au sud-est de Portland. Ma mère y vit toujours. Elle passe ses journées à peindre depuis la véranda.
L’amusement pétillait sur le visage de la jeune femme. Difficile d’imaginer qu’un gamin élevé par une femme peintre et vivant à la campagne avait pu devenir profileur pour le FBI avant d’être inspecteur de police puis détective privé. Et surtout d’avoir développé une personnalité si singulière, se dit-elle. Le parcours était original.
— Il y a du thé glacé et du jus d’orange frais dans le frigo, fais comme chez toi.
Brolin porta son verre à ses lèvres et s’arrêta avant de boire.
— Larry ne devrait pas tarder, prévint-il. Il a appelé ce matin, il voudrait me parler d’une histoire, qui pourrait avoir un lien avec son frère, a-t-il dit. Quelque chose qu’il a entendu.
Annabel se mordilla l’intérieur de la joue.
— Tu es sûr que je ne te dérange pas ? demanda-t-elle après une courte hésitation.
— Nous en avons parlé hier soir. J’ai une mauvaise intuition sur cette histoire de venin, il y a des éléments que je ne comprends pas et je ne veux pas laisser Larry tout seul là-dedans. Je vais mener ma petite enquête, c’est l’affaire d’un ou deux jours. Ensuite nous pourrons partir une semaine sur les plages d’Astoria.
La veille, ils avaient passé leur soirée de retrouvailles sur la terrasse, dans des chaises longues séparées par une bougie, sous l’éclat immémorial des étoiles. Brolin avait détaillé le contexte dans lequel elle le trouvait avant qu’ils ne partent à se raconter leur vie des six derniers mois.
— Je vais prendre une douche, dit-elle.
Elle perçut le contact chaud d’une main sur son poignet. Une poigne délicate mais ferme.
— Annabel, je ne veux pas que tu te sentes mal à l’aise ou de trop ici. J’aimerais que ce soit pour toi un nid de sécurité et de confort. Même en présence de Larry, s’il t’a tout raconté c’est qu’il n’y a pas de problème. Elle le fixa puis acquiesça avant de monter.
Lorsque Larry Salhindro entra dans le salon, il semblait moins consistant encore qu’une nappe de brouillard. Dès le premier regard, Brolin sut qu’il transportait de mauvaises nouvelles. Il portait son uniforme d’officier de police, il n’avait donc pas pris la journée pour se reposer.
— Assieds-toi d’abord, commanda Brolin.
Annabel descendit les marches pour les rejoindre, enveloppée dans une longue robe safran. L’eau de la douche perlait encore sur sa peau brune.
Larry l’accueillit avec un sourire doux ; ses yeux trahissaient l’effort qu’il produisait pour masquer son inquiétude.
— Joshua m’avait dit que vous étiez une âme riche, il avait oublié de mentionner la grâce et la beauté.
Annabel rentra la tête entre ses épaules, gênée.
— Je suis désolé que notre rencontre se fasse dans ces conditions, ajouta-t-il.
Elle désigna la terrasse d’une main.
— Je vais vous laisser et...
— Non, restez, la coupa Larry. Je n’ai rien à vous cacher, et c’est un peu à cause de moi si vous êtes là, alors restez. Et puis... je crois que ça pourrait vous intéresser, enfin votre curiosité de flic.
Il s’installa dans un des petits sofas et sortit de sa poche une feuille de papier pliée en quatre.
— Ce matin en arrivant au poste central, j’ai pris connaissance de l’activité nocturne, comme d’hab.
Larry Salhindro était l’officier chargé de la liaison et de la coordination entre les différentes sections. Entre les officiers de police en patrouille sur le terrain et les inspecteurs de la Division des enquêtes criminelles notamment, où il avait rencontré Brolin. Un poste bâtard, dont il avait hérité après des problèmes de santé, pour lui épargner les éprouvantes heures de ronde.
— La nuit a eu son lot d’animations coutumières, deux agressions mineures et une foule de petits délits. En revanche, le 911[7] a été appelé à deux reprises dans la nuit à propos de piqûres d’animaux venimeux. Dans un des cas, deux de nos flics se sont amusés à chercher l’araignée en question, car il s’agissait bien d’araignée, dans toute une chambre.
— Ils l’ont trouvée ? voulut savoir Brolin.
— Ils l’ont écrasée. À leur place, je crois que j’en aurais fait autant. Compte tenu des circonstances, ça m’a comme qui dirait mis la puce à l’oreille. J’ai passé quelques coups de fil. On rapporte pas moins de neuf cas en une semaine. Neuf hospitalisations dues à des morsures d’araignées. Et deux décès. Un homme âgé la nuit dernière et... un nouveau-né.
Annabel porta une main à sa bouche.
— Je n’en ai pas encore confirmation mais d’après ce qu’on m’a dit il y a deux types d’araignées. Tout ça a eu lieu dans des quartiers différents, éloignés même.
— Tu as contacté le Département de la santé de la ville ? demanda Brolin.
— Ce sont eux qui m’ont donné ces informations. Un médecin les a appelés cette nuit. Pour le moment, ils veulent que ça reste secret, le temps de vérifier qu’il ne s’agit pas d’une invasion.
— Une invasion ?
— C’est ce que le type m’a dit. Brolin secoua la tête.
— C’est absurde. Il n’y a jamais eu d’invasion d’araignées venimeuses, encore moins à Portland. Les flics sont sur le coup ?
— J’ai fait un topo au capitaine Chamberlin, et Lloyd Meats va se pencher sur le dossier.
Deux vieilles connaissances de Brolin. Le nom de ces deux hommes évoqua une nuée de souvenirs.
— Et c’est tout ? interrogea-t-il.
— C’est triste à dire mais les décès concernent des individus particulièrement vulnérables, il n’y a rien de suspect là-dedans m’a-t-on répliqué. Surtout que, d’après le médecin, l’araignée qui a mordu le vieil homme hier n’est pas mortelle ou très rarement, et dans ce cas, elle n’est pas la cause directe du décès, l’homme est mort dans la nuit après avoir fait une crise cardiaque, il était fragile du cœur et particulièrement terrorisé par les araignées. Tout ça c’est du domaine de la santé, m’a-t-on répondu...
— Neuf morsures en une semaine ? Et avec ce qui est arrivé à ton frère ?
Larry se rembrunit davantage encore.
— C’est parce qu’il y a cette histoire avec mon frère que Chamberlin a demandé à Lloyd Meats de voir s’il trouvait quelque chose de louche. Sans quoi notre bonne vieille police n’y fourrerait même pas le nez. Lloyd va suivre le dossier de Fleitcher.
— Tu as pu te procurer la liste des victimes ? Larry agita sa feuille de papier devant eux.
— Tout est là. J’ai rassemblé ce que j’ai pu trouver comme données. Noms, prénoms, adresses, dates de naissance, professions...
Brolin tendit la main vers la fiche. Larry l’examina, embarrassé.
— Merci, Josh... Je veux dire merci de faire ça pour moi et de...
— Laisse tomber. Passe-moi cette liste.
Larry la lui donna en échangeant avec Annabel un regard confus.
— Meats a-t-il prévu de passer voir tous ces gens pour les interroger ? demanda le détective privé en consultant les informations inscrites sur le bout de papier.
— Je ne sais pas.
Brolin se concentra en silence sur ce qu’il lisait, puis se leva d’un bond et se précipita vers son bureau, bientôt suivi par Larry et Annabel. Il fouilla sur une étagère parmi une multitude d’atlas et de cartes. Il trouva le document qu’il cherchait et le déplia avant de l’accrocher sur un des pans boisés de la pièce. C’était un plan détaillé de Portland et de sa proche banlieue. En s’aidant de la liste apportée par Larry il plaça de petites épingles rouges à divers endroits.
— Ceci correspond à tous les foyers touchés par ces morsures.
Ils étudièrent la disposition des épingles, comme si elles pouvaient former la clé d’un pentagramme occulte. Sans résultat. Brolin reprit son analyse à voix haute :
— L’un était charpentier, celui-ci comptable, celle-ci assistante sociale, là un médecin à la retraite...
A chaque fois, Brolin posait son index sur l’épingle qui correspondait.
— M. et Mme Lernitz, M. et Mme Caufield, M... Une minute... Larry, tu as remarqué ? Il n’y a que des couples.
— Oui, j’ai vu ça en rassemblant tout ce que je trouvais sur eux, tout à l’heure. Rien d’anormal, je veux dire qu’il s’agit d’adultes, et, euh... en dehors de toi et moi, la majeure partie des gens vivent en couple, non ?
Un minuscule frémissement secoua le coin de l’œil du privé.
— Tout de même...
— Josh, je ne peux pas parler au nom de tous ces gens, mais mon frère n’avait pas d’ennemi, pas d’argent, ni un poste convoité... Tu comprends ? S’il s’agit bien d’un meurtre et pas d’un accident, alors pourquoi lui ?
— Ce n’est pas un acte ciblé, j’ai bien peur que ton frère ait été au mauvais endroit au mauvais moment.
Annabel se pencha en avant.
— Qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ? demanda-t-elle.
— Il y a un poste d’observation dans la clairière. Du genre utilisé assez souvent, et personne n’habite dans la région. Je pense que celui qui a tué Fleitcher est celui qui venait s’installer ici. On ne pouvait pas prévoir à l’avance que Fleitcher viendrait dans cet endroit ; si on avait voulu le tuer, lui et pas un autre, il aurait été impossible de préméditer ce geste à cet endroit. Rien ne prouvait que l’EPA allait envoyer quelqu’un, ni que ce serait Fleitcher. Non, au contraire, je crois que Fleitcher a mis les pieds là où on ne voulait pas de lui.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que cette clairière peut avoir de si particulier ?
— La même chose que ce qu’on trouve de plus en plus en ville... Des araignées.
— Quel intérêt ? s’étonna Annabel. Qui s’amuserait à jouer avec ces créatures ? Il faut être particulièrement perfide pour imaginer un plan pareil ! Tu imagines ? Aller déposer des araignées dangereuses un peu partout dans la ville dans l’espoir de tuer un maximum de personnes ? Qui ferait ça, un terroriste d’un genre nouveau ? Et pour quelles raisons ?
Brolin écarta les mains devant lui.
— Je n’en ai pas la moindre idée, et c’est bien par là qu’il faut commencer.