8
Bill Wong se rendit au presbytère. Ce n’était pas, se disait-il, comme s’il allait interroger un prêtre catholique. Il ne s’était certainement pas agi d’une confession dans les règles, et qui plus est, le révérend Bloxby n’appartenait pas à la Haute Église anglicane.
Il fut accueilli par l’épouse du pasteur.
« Je m’attends toujours à vous voir arriver avec Mrs Raisin, dit-elle en le faisant entrer. Que puis-je faire pour vous ? »
Debout dans la pénombre du hall, Bill répondit : « En fait, je viens voir votre mari.
– Alf est à l’église.
– Que fait-il ?
– Il prie, j’imagine, répondit Mrs Bloxby, l’air surpris. Faites-y un saut. Il n’en a jamais pour très longtemps. »
Bill ressortit du presbytère et traversa le cimetière pour gagner l’église. Tout là-haut, d’énormes nuages blancs se déplaçaient lentement dans le vaste ciel. Lors des beaux étés, on aurait dit que le ciel des Cotswolds se dilatait, donnant l’impression d’horizons infinis. De vieilles pierres tombales s’inclinaient sur l’herbe courte et lisse, les noms des disparus depuis longtemps effacés.
Bill marcha jusqu’à la porte latérale, l’ouvrit, puis pénétra dans la chaleur de la vieille église. Quoique bâtie sur des fondations saxonnes, elle était dotée de puissantes voûtes normandes. C’était une église toute simple, avec des bancs en bois ordinaires et des panneaux de verre classique aux fenêtres, les troupes de Cromwell ayant détruit les vitraux au XVIIe siècle. Il y régnait une atmosphère de paix et de bienveillance.
Le pasteur était agenouillé sur le premier banc, face à l’autel. Pour quoi priait-il ? se demanda Bill. Pour qu’on arrête le meurtrier, ou tout bonnement pour que son village retrouve sa tranquillité habituelle, qui frisait la somnolence ?
Comme s’il avait pris conscience d’une présence derrière lui, Mr Bloxby se leva et se retourna.
« Mr Wong, n’est-ce pas ? dit-il en descendant l’allée centrale. Puis-je vous être d’un quelconque secours ? »
Son visage d’érudit était empreint de douceur et de gentillesse.
« Peut-être que nous pourrions aller parler dehors ? » suggéra Bill, qui se disait obscurément que l’intérieur d’une église n’était pas le lieu pour discuter d’un ignoble assassinat.
Ils allèrent s’asseoir côte à côte sur une tombe couverte de mousse : la dernière demeure d’une personne sans aucun doute morte honorablement dans son lit, plusieurs centaines d’années auparavant, était sûrement un endroit plus indiqué pour passer aux choses sérieuses.
« Je suppose que vous voulez m’interroger au sujet du meurtre, dit le pasteur.
– J’ai appris que Mrs Fortune avait voulu se confesser auprès de vous. »
Bill attendit nerveusement que le pasteur démente ou lui demande impérieusement comment cette rumeur était parvenue à ses oreilles. Mais Alf Bloxby avait vécu assez longtemps dans des villages pour savoir qu’on n’y avait pas vraiment de vie privée.
« C’est vrai, répondit-il simplement.
– Vous devez comprendre qu’étant donné les circonstances, je dois vous demander ce qu’elle vous a dit.
– Je suppose que vous n’avez pas le choix. Si cela avait eu le caractère d’une véritable confession, j’aurais peut-être refusé de vous répondre, mais le fond de l’histoire est très simple. Cela amusait Mrs Fortune de voir si elle pouvait se faire un homme d’église.
– Vous voulez dire que… ?
– Oh ! oui. Comment dit-on de nos jours ? Elle m’a dragué.
– Je ne suis pas, je pense, un homme vaniteux à cet égard. Nous étions dans mon bureau. Elle s’est assise sur mes genoux, a enroulé ses bras autour de mon cou, et elle a essayé de m’embrasser.
– Et qu’avez-vous fait ? demanda Bill, fasciné.
– J’ai dit, si mes souvenirs sont bons : “Mrs Fortune, votre silhouette donne une idée erronée de votre poids. Vous êtes lourde, en réalité, et vous êtes en train de me donner une crampe à la jambe gauche.” Elle s’est alors levée pour s’asseoir face à moi. Je lui ai dit que j’avais beaucoup à faire dans la paroisse, alors si elle voulait bien aller droit au but de sa visite… Elle a répondu qu’elle avait péché. Je lui ai demandé de quelle manière. Elle a dit qu’elle avait une liaison avec Mr Lacey. Je vous le répète uniquement parce que cette liaison était de notoriété publique dans le village.
« Je lui ai fait remarquer que Mr Lacey était célibataire et qu’elle-même était divorcée, donc que ce qu’ils faisaient tous les deux ne me regardait pas. Pour essayer d’alléger l’atmosphère, je me suis même risqué à lui suggérer qu’elle avait vu trop de films hollywoodiens. Vous savez, ces films où l’héroïne déclare : “Mon père, j’ai péché.”
« Ses explications sont devenues un rien incohérentes, mais j’ai cru comprendre que j’étais censé avoir une discussion avec James Lacey pour lui suggérer de l’épouser. Peut-être que les années qu’elle avait passées aux États-Unis lui avaient donné une image plutôt naïve et désuète de la vie de village anglaise. Quant à savoir si Mr Lacey voulait l’épouser ou non, je lui ai répondu que c’était entièrement à lui d’en décider.
« Mrs Fortune était la contradiction faite femme. À première vue, c’était une femme spirituelle et rompue aux usages du monde. Mais après lui avoir parlé, j’en suis venu à la conclusion qu’elle était en réalité assez stupide, un rien commune, et peut-être mentalement dérangée. “Commune” est peut-être un terme désuet dans ce sens. Je ne veux pas dire par là qu’elle était ordinaire, plutôt qu’il y avait chez elle un fond de vulgarité.
– Mais diriez-vous, demanda Bill en levant la tête pour regarder un vol de pigeons tournoyer au-dessus du cimetière, qu’elle était capable de pousser une personne jusque-là considérée comme normale à commettre un meurtre d’une sauvagerie inouïe ?
– Oui, je crois qu’elle le pouvait.
– Voyons, monsieur le pasteur, vous n’êtes tout de même pas en train de me dire qu’elle vous a donné des envies de meurtre ?
– Non, elle m’a considérablement mis dans l’embarras. Ce que je viens de vous dire n’est que pure spéculation. Je n’ai pas discuté d’elle avec mon épouse. Pourtant, je sais qu’elle ne l’aimait pas, or rares sont les personnes qu’elle n’apprécie pas.
– Donc, à part vous faire des avances, puis essayer de vous persuader de faire du chantage affectif à James Lacey pour le convaincre de l’épouser, elle n’avait pas réellement de confession à vous faire ? Pas de sombres secrets à vous révéler ?
– Non, si elle m’avait révélé quoi que ce soit d’important, je vous le dirais. Les gens racontent que c’est peut-être un fou de Birmingham qui est venu la cambrioler, mais j’ai la ferme conviction que le responsable se trouve parmi les villageois. »
Bill sourit.
« Mrs Raisin va sans aucun doute chercher à découvrir qui est le coupable.
– Sans aucun doute, répondit sèchement le pasteur. Une femme particulièrement mordante. Mais il doit y avoir du bon en elle, car mon épouse ne jure que par elle.
– Oh ! il y a beaucoup de bon chez notre chère Agatha. » Bill se leva. Il regarda le pasteur avec curiosité, se demandant si cet ecclésiastique était aussi doux et clément qu’il le paraissait.
« Si vous apprenez quoi que ce soit qui puisse avoir un rapport avec cette affaire, Mr Bloxby, merci de m’en informer. »
Le pasteur se leva à son tour.
« Je n’y manquerai pas, répondit-il, avant de jeter un coup d’œil à sa montre. C’est l’heure du thé. Celui de mon épouse est excellent. Peut-être aimeriez-vous vous joindre à nous ? »
Cette proposition fut faite avec une politesse tellement empreinte de réticence que Bill refusa.
Le pasteur hocha la tête, puis s’éloigna à grands pas en direction du presbytère. Un homme de fer, pensa Bill, qui se protège des gens comme Mary Fortune sous une cuirasse de bonté, exactement comme sa femme.
En s’asseyant dans le salon du presbytère ce soir-là, Agatha regretta d’être venue. La discussion portait sur l’ouverture des jardins au public. Bien entendu, certains habitants du village récoltaient un peu plus d’argent au profit des bonnes œuvres en proposant du thé aux visiteurs. Elle caressa un instant cette idée, puis la rejeta. Le droit d’entrée était de vingt pence par jardin. Elle ne s’était jusque-là jamais demandé combien elle allait faire payer, et cela la déprimait de se rendre compte que sa Grande Supercherie rapporterait une si maigre récompense. Elle oublia complètement qu’elle était censée tâter le terrain pour essayer de découvrir ce que les dames de Carsely pensaient de Mary Fortune, et sombra dans la morosité. Une ruse stupide, puérile, allait lui coûter six mois d’esclavage chez Pedmans.
Quand elle finit par se rendre au Red Lion, elle commençait à trouver qu’après tout, ce n’était pas plus mal qu’elle soit forcée de retourner à Londres. Elle n’exultait plus à la perspective de voir James. Plus elle en savait sur Mary, plus James baissait dans son estime, car il avait choisi d’avoir une aventure avec elle. Dans la tranquillité du soir d’été, le village lui apparaissait étrange, presque menaçant. Elle éprouvait de nouveau cette sensation bien connue de regarder la vie en spectatrice. Et puis, que savait-elle vraiment des pensées et de la vie intimes des villageois ? Si l’assassin s’avérait être quelqu’un qu’ils connaissaient et respectaient, ne se ligueraient-ils pas tous pour le protéger ?
Elle aurait été surprise d’apprendre que les pensées de James suivaient à peu près le même cours. Debout au bar du Red Lion, il se sentait isolé au milieu de l’habituelle gentillesse des gens du coin, cette gentillesse si particulière que l’on rencontre dans les villages et qui ne va jamais plus loin que la surface.
En voyant Agatha pénétrer dans le pub, il fut soulagé. Il y avait quelque chose de très sincère et rassurant dans sa pugnacité. Lorsqu’elle l’eut rejoint, il lui offrit un gin tonic, puis suggéra qu’ils aillent s’installer à une table dans un coin de la salle. Autrefois, cela aurait fait grand plaisir à Agatha qu’il préfère s’isoler en sa compagnie, à l’écart des habitués, mais aujourd’hui, elle n’arrivait pas à se débarrasser du sentiment de découragement et de déprime qui l’accablait.
« Alors, comment est-ce que ça s’est passé avec Beth ? demanda-t-elle.
– Elle a été vraiment charmante. Et d’un grand secours avec ces journaux anciens. C’est une jeune femme extrêmement intelligente.
– Et le petit ami, où est-il passé ?
– Il est parti quelques jours voir des amis à Oxford.
– Elle a parlé de sa mère ?
– Seulement pour dire qu’elles ne s’étaient jamais très bien entendues, et qu’elle la tenait pour responsable du divorce d’avec son père. Je l’ai invitée au restaurant demain midi, en me disant que ce serait peut-être une bonne idée de mieux faire sa connaissance et, de cette manière, d’en savoir plus sur sa mère. Vous voulez vous joindre à nous ? »
À ces mots, Agatha, qui avait pourtant été tellement certaine de ne plus rien éprouver pour lui, perdit brusquement son calme. Elle se leva. « Arrêtez d’être aussi naïf, James, merde ! » s’écria-t-elle, puis elle tourna les talons et sortit du pub. Il la regarda partir sans bouger, se demandant ce que diable il avait bien pu dire pour la mettre en rogne.
La journée du lendemain s’étira lentement. Agatha eut beau réfléchir, elle ne trouva personne à qui aller poser des questions sur Mary Fortune. Ayant aperçu Bill Wong dans le village la veille, elle espérait qu’il passerait la voir et lui donnerait de nouvelles idées.
Revenant à ses vieilles habitudes culinaires, elle fit réchauffer un curry de poulet surgelé au micro-ondes, l’arrosa d’un verre de bière, puis fuma deux cigarettes accompagnées d’une tasse de café serré en guise de dessert. Elle se représentait très bien James et Beth, douillettement installés dans un pub ou un restaurant quelconque, discutant de l’histoire du début du XIXe siècle, faisant plus ample connaissance. La jeune femme était barbante au possible, mais puisque James s’était fait embobiner par la mère, comment savoir s’il ne se laisserait pas séduire par la fille ?
La sonnette retentit alors qu’elle venait de passer une demi-heure à se distraire en jouant avec ses chats dans le jardin. Elle consulta l’horloge. Quatorze heures seulement. Enfin, James avait peut-être, avec un peu de chance, abrégé le déjeuner.
Mais son visiteur n’était autre que John Derry, le petit ami de Beth.
« Oh, entrez ! dit-elle en reculant d’un pas. Que puis-je faire pour vous ? »
Il la suivit dans le séjour, puis s’affala dans un fauteuil. Il portait un jean déchiré et des Doc Martens. Il se dégageait de lui quelque chose de lourd et de menaçant.
« Je croyais que vous vous étiez absenté pour quelques jours, reprit Agatha.
– Visiblement, votre ami Lacey a cru la même chose.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– J’ai rencontré une vieille qui sent mauvais chez Harvey, là où ils font la poste, et elle a dit quelque chose comme quoi nous autres, qui ne sommes pas du village, on n’avait aucune moralité, et que Lacey, après avoir baisé la mère, allait s’envoyer la fille.
– Je n’imagine pas un instant, répondit Agatha, sans se méprendre sur l’identité de la coupable, que Mrs Boggle ait pu employer ce genre de vocabulaire.
– C’est à ça que ça revenait, en tout cas. Ce qui veut dire ?
– Beth et James ont un intérêt commun pour l’histoire.
– Ah oui, vraiment ? ricana le jeune homme. Et moi je pense que votre ami Lacey ne s’intéresse pas du tout aux connaissances de Beth en histoire. Je pense que, comme vous, il est le fouineur du village. Beth a déjà assez de problèmes comme ça sans avoir à se faire manipuler par une paire de Miss Marple quinquagénaires. Fichez-lui la paix.
– Qu’est-il donc arrivé à la femme moderne ? demanda Agatha d’un ton doucereux. Beth n’a-t-elle pas le droit de choisir ses fréquentations ?
– Elle ne peut rien choisir, dans l’état où elle est. En plus, elle est riche maintenant, et je ne veux pas qu’un Don Juan sur le retour lui coure après pour mettre la main sur son porte-monnaie, ni, d’ailleurs, sous sa jupe.
– Allez vous faire foutre, espèce de con ! » rétorqua Agatha avec lassitude.
Le jeune homme la regarda avec stupéfaction.
« Vous avez entendu ! reprit-elle, hargneuse. En y réfléchissant bien, c’est sans doute vous qui avez tué Mary Fortune. » Elle se leva. Il l’imita et la domina de toute sa taille d’un air menaçant.
« Ce village est un sale patelin rempli de sales types et de sales bonnes femmes. Et vous, la vioque, vous êtes l’une des pires. Dites à Lacey de ne plus s’approcher de Beth.
– Dites-lui vous-même. Et maintenant, dehors ! »
La sonnette retentit. Elle se dirigea vers la porte, mais il lui bloqua le passage.
« J’en ai pas fini avec vous. »
La porte d’entrée, qu’elle n’avait pas fermée à clé, s’ouvrit, et, au grand soulagement d’Agatha, Bill Wong apparut. Il la vit debout, les poings serrés, les yeux flamboyants de colère. Puis avisa John Derry qui la fusillait du regard.
« Des ennuis, Agatha ? demanda-t-il.
– Oui, répondit-elle. Mr Derry vient de me menacer.
– Ah bon ? Eh bien, Mr Derry, venez avec moi, qu’on ait une petite discussion. Allez. »
John passa en bousculant Agatha. « Je vous revaudrai ça, espèce de vieille bique. »
Après leur départ, elle s’assit, prise d’une faiblesse. Puis elle commença à s’inquiéter à propos de son alarme anti-cambriolage : le système s’était déglingué pendant son absence, et elle n’avait toujours pas téléphoné à l’entreprise de sécurité. Il faut dire que ce système reposait en partie sur l’allumage de toutes les lumières extérieures de son cottage dès qu’on s’en approchait, or elle ne voulait pas que son jardin s’illumine quand Roy et ses hommes apporteraient les plantes. Mais dès que ce serait fait, elle ferait réparer son alarme.
Elle alluma la télé et regarda sans le voir vraiment un de ces films qui essaient de compenser l’absence de scénario par des explosions de voitures et des fusillades.
Au milieu du fracas, elle n’entendit d’abord pas la sonnette, puis une brusque accalmie des coups de feu et des hurlements laissa parvenir le tintement à ses oreilles, et elle se leva précipitamment pour aller ouvrir la porte.
« Pourquoi n’êtes-vous pas entré tout seul, comme tout à l’heure ? demanda-t-elle à Bill Wong, qui se tenait devant elle avec un grand sourire.
– Si je l’ai fait tout à l’heure, c’est parce qu’un habitant du village m’a dit avoir vu John Derry se diriger vers chez vous, alors comme vous n’avez pas immédiatement ouvert, j’ai décidé d’entrer tout seul. Vous vous précipitez toujours pour ouvrir la porte, Agatha, et quand vous me voyez, une petite grimace de déception apparaît toujours sur votre visage, comme si vous attendiez quelqu’un d’autre.
– Vous vous faites des idées, répondit-elle sèchement. Entrez. »
Elle éteignit la télévision avant de se tourner vers lui.
« Alors, qu’avait-il à dire pour sa défense ?
– Derry ? Il pense que vous êtes une vieille chouette qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, et que Lacey est résolu à lui piquer sa petite amie, ou à prouver que c’est elle qui a assassiné sa mère.
– C’est fou. James et moi ne leur avons rendu visite qu’une seule fois. Bien sûr, James a revu Beth depuis, mais…
– Votre réputation de détective a dû parvenir à leurs oreilles. Je lui ai conseillé de ne plus vous embêter.
– Vous auriez dû l’inculper !
– De quoi ? Oui, il dit qu’il vous a menacée. Mais je crois que c’est juste un jeune écervelé.
– Vous ne direz plus la même chose quand vous me retrouverez, par une nuit noire, la tête plantée dans mon propre jardin et l’estomac plein de désherbant ! Il a assez de force pour avoir hissé et suspendu Mary à ce crochet !
– Nous ne restons pas assis à nous tourner les pouces, Agatha.
– Alors que savez-vous de plus que moi ?
– Que le corps a été restitué pour les obsèques.
– Où ont-elles lieu ?
– Au crématorium d’Oxford, demain. N’allez pas vous mettre en tête d’y assister dans l’espoir que l’assassin y sera, tapi dans les buissons. Nous avons promis à Beth Fortune de ne pas faire de publicité. Elle ne veut pas de journalistes, ni de villageois qui fourrent leur nez partout.
– Et le mari ? Il fait le déplacement ?
– Non, il ne veut pas en entendre parler. Miss Fortune va lui rendre visite aux États-Unis aux vacances de Noël. Ah, on sonne à votre porte. C’est certainement Lacey qui rentre de son déjeuner. Je vais ouvrir, au cas où Derry serait assez stupide pour être revenu. »
Il revint bientôt, suivi de James.
« Alors ? fit Agatha en guise de salut. Comment ça s’est passé ? Pendant que vous contiez fleurette à Beth, son petit ami est venu ici me menacer et me demander de vous mettre en garde.
– Qu’est-ce qui lui a pris de faire ça ?
– Il pense que vous en avez après l’argent de Beth, entre autres.
– Je ne comprends pas ce qu’elle trouve à ce mufle.
– Moi, si. Qui se ressemble s’assemble, rétorqua Agatha, en évitant le regard acéré de Bill.
– C’est une jeune femme extrêmement intelligente, répondit James avec raideur.
– Nous n’avançons pas beaucoup, on dirait, déclara Agatha sur un ton conciliant. C’est vrai, je commence à penser que le coupable doit être quelqu’un d’extérieur au village, quelqu’un qui appartient au passé de Mary. Si ce n’est pas le mari, c’est peut-être un homme avec qui elle a eu une liaison. Désolée, James, je ne parlais pas de vous.
– Nous explorons en ce moment le versant américain de l’affaire, dit Bill en se levant. Je vous laisse en discuter tous les deux avec la mise en garde habituelle : ne vous en mêlez pas, n’allez pas vous balader dans le village en faisant savoir aux gens que vous les soupçonnez. »
Après son départ, il y eut un silence, puis James déclara : « J’ai pris des notes sur nos interrogatoires. Ça vous dirait de venir chez moi, qu’on les examine ensemble ? »
Elle eut brusquement envie de faire un caprice en répondant que non, ça ne lui dirait pas. Foutue Beth ! pensa-t-elle. Elle avait ranimé tous les sentiments pour James dont Agatha avait cru être débarrassée. L’esprit de compétition formait décidemment une composante importante du caractère d’Agatha.
« Attendez, je vais chercher mes cigarettes. Vous ne voyez pas d’objection à ce que je fume, si ?
– Je ne vois d’objection à ce que ni vous, ni personne fume. Je suis moi-même un ancien fumeur.
– Vous me surprenez. La plupart des gens qui ont arrêté deviennent des militants anti-cigarette. Comment est-ce que vous avez fait ?
– Je me suis lassé », répondit James, qui avait en réalité renoncé à la cigarette plusieurs années auparavant pour faire plaisir à l’amour de sa vie d’alors.
« Ah ! si seulement je pouvais m’en lasser. Je n’ai même pas envie d’arrêter. Attendez, je vais faire rentrer les chats du jardin. Non, attendez ici ! ajouta-t-elle avec brusquerie, terrifiée à l’idée que James pût voir son jardin dénudé.
– Vous avez l’intention de tous nous surprendre aux portes ouvertes ! Pourtant, vous n’avez pas l’air de passer beaucoup de temps dans votre jardin.
– J’y suis restée toute la matinée à travailler », mentit-elle.
Chez James, quelques minutes plus tard, elle regarda autour d’elle en se demandant, une fois de plus, ce que ça lui ferait de vivre dans ce cottage. Le séjour était confortable, garni de livres et d’élégants meubles anciens. Il y avait même un bouquet de fleurs dans un vase sur l’appui de fenêtre. Mais elle n’arrivait pas à imaginer imprimer sa marque sur ce décor. James faisait partie de cette catégorie de célibataires ô combien agaçants qui n’ont manifestement besoin de personne pour s’occuper d’eux.
Il alluma l’ordinateur.
« Je ne comprends pas pourquoi vous ne convertissez pas une de vos chambres en bureau, dit-elle.
– Je préfère garder la chambre libre pour mes invités. Ma sœur et ses enfants ont dormi ici pendant votre absence. Maintenant, une minute, je vais ouvrir le document. »
Agatha plaça une chaise à côté de lui pour lire le texte à l’écran. Tout y était consigné avec soin et exactitude.
« Si nous étions des détectives de roman, remarqua-t-elle, lugubre, je fixerais l’écran avec intensité et je déclarerais d’un ton mystérieux : “Il y a quelque chose qui ne colle pas dans ce qu’a dit Untel ou Unetelle.” Mais tout ce que je vois, là, c’est un tas de blabla sans intérêt.
– Ou alors je dirais, moi, que le coupable est sûrement Bernard Spott, parce que c’est le seul à avoir eu des paroles gentilles à propos de Mary. Et ensuite, j’irais l’arrêter moi-même et j’aurais ma photo dans tous les journaux.
– En avez-vous appris davantage en déjeunant avec Beth ?
– Elle a refusé un peu sèchement de parler de sa mère, disant que Mary, entre les scènes et les colères, avait fait de ses premières années un enfer. Elle a l’air de beaucoup aimer son père, en revanche.
– Si elle est aussi intelligente et charmante que vous le dites, même si ce n’est pas du tout l’impression qu’elle m’a faite, à moi, pourquoi est-ce qu’elle se retrouve acoquinée à un mufle comme John Derry ?
– Je pense qu’il la vénère et qu’elle en a besoin. Ça lui donne de la stabilité.
– C’est des conneries ! Vous avez lu ça dans des magazines !
– Ne soyez pas grossière, Agatha.
– Désolée, mais on aurait vraiment cru entendre du jargon de psy. Dites, je me demande si nous sommes les seuls à avoir reçu un legs équivoque dans l’étrange testament de Mary. On aurait dû le demander à Bill Wong.
– Je l’ai demandé à Beth. Nous sommes les seuls à avoir bénéficié d’une telle faveur.
– Comme c’est bizarre ! Je comprends qu’elle ait voulu se venger de vous depuis la tombe, pour l’avoir larguée. Mais pourquoi moi ? J’ai été très gentille avec elle.
– Elle était très jalouse de vous.
– Pourquoi ? À cause de vous, de moi, de notre amitié ?
– Un peu, mais surtout à cause de votre popularité dans le village.
– De ma quoi ?
– Vous êtes très populaire, Agatha.
– Ah ! » répondit-elle d’un ton bourru. Elle fixa l’écran, hébétée, sans vraiment voir les mots. Agatha Raisin, populaire ! Elle était stupéfaite de bonheur et de gratitude. Mais cette éphémère sensation d’euphorie s’évanouit pour laisser place à l’effroi. En trichant pour les portes ouvertes, elle risquait de perdre cette précieuse popularité.
Elle se leva.
« Il faut que j’aille passer un coup de téléphone, annonça-t-elle.
– Vous ne restez pas pour le café ? demanda James, surpris. J’allais mettre la bouilloire à chauffer.
– Faites-le. Je passe juste un coup de fil et je reviens.
– Utilisez le téléphone qui est là, si c’est urgent.
– C’est privé.
– J’irai dans la cuisine et je fermerai la porte derrière moi. Je ne pourrai rien entendre. »
Mais Agatha jugeait les actions des autres à l’aune des siennes. Si les rôles avaient été inversés, elle aurait très certainement collé son oreille à la porte de la cuisine pour écouter.
Arrivée chez elle, elle appela Roy Silver.
« Aggie ! s’écria-t-il. Tout est prêt pour les plantations ?
– Non, Roy, je ne suis pas prête, moi, et ça ne me tente plus de travailler pour Pedmans. Dis à Wilson de déchirer le contrat. Pas de plantes, pas d’accord. »
Après un court silence, Roy répondit : « L’air de la campagne t’a ramolli la cervelle. Dans le contrat légalement contraignant que tu as signé, il n’est question ni d’accord ni de plantes. Tu ne peux pas y échapper, Aggie, alors autant accepter les massifs. Allez ! Tu auras le nec plus ultra. Tu vas leur en mettre plein la vue. »
Agatha se sentit faiblir.
« Des fleurs ravissantes, continua Roy, la voix cajoleuse.
– Et si on te voit ?
– On arrivera à deux heures du matin, et on ne fera pas plus de bruit que des souris. Si quelqu’un voit quoi que ce soit, tu peux toujours dire que tu as fait venir des ouvriers pour abaisser la clôture en vue du grand jour.
– Tant qu’à travailler pour Pedmans, autant en retirer quelque chose, j’imagine, dit-elle d’un ton boudeur.
– Voilà, c’est bien ! Au fait, on ne risque rien en descendant dans la petite boutique des horreurs où tu habites ? De nouveaux assassinats ?
– La police enquête.
– Essaie de voir si tu ne peux pas résoudre l’affaire pendant que je suis là : ta gloire rejaillira sur moi, ça me fera un peu de pub.
– À ton service ! » rétorqua-t-elle, sarcastique, avant de raccrocher.
Elle regagna le cottage de James.
« Tout va bien ? demanda-t-il.
– Oui », répondit-elle, mal à l’aise. Elle se rassit à côté de lui et s’efforça de se concentrer sur ce qu’il avait écrit, mais il n’y avait rien à faire, le malaise qu’elle éprouvait au sujet de son jardin ne se dissipait pas.
Elle comptait empêcher Roy de venir. Cela faisait des jours qu’elle en avait l’intention. Mais plus les gens lui disaient qu’ils avaient hâte de découvrir son « jardin secret », plus elle trouvait qu’il fallait bien qu’elle ait quelque chose à leur montrer. Si elle expliquait qu’il y avait eu une catastrophe et que tout était mort, alors qu’elle avait hermétiquement clôturé le terrain, nul doute qu’un fouineur se mettrait en tête que son jardin avait été saccagé comme les autres, le dirait à la police, et alors la police répondrait que, quand elle l’avait inspecté, le jardin était aussi vide que le placard de grand-mère Hubbard, comme disait la comptine.
Si bien que bientôt, trop tôt, au beau milieu d’une chaude nuit d’été, Roy arriva avec son équipe d’ouvriers et de jardiniers. Ils terminèrent à l’aube, puis repartirent, tandis que Roy restait à Carsely.
« Allez ! dit-il à Agatha. Tu ne peux pas rester cachée au fond de ton lit ! Regarde ! »
Elle sortit.
Son regard fut accueilli par un flamboiement de couleurs magnifiques. Des fleurs, des arbres, des buissons emplissaient ce qui n’était encore, quelques heures auparavant, qu’un jardin dénudé. Les chats se faufilèrent dehors et folâtrèrent dans l’herbe comme si eux aussi savouraient le spectacle.
« C’est magnifique ! s’écria-t-elle, impressionnée.
– Maintenant, on peut aller dormir un peu. À quelle heure les gens vont-ils commencer à arriver ?
– Pas avant dix heures. Mais comment vais-je pouvoir leur dire le nom des fleurs ? Je ne veux pas qu’on découvre que j’ai triché.
– Regarde ! Il y a des étiquettes sur toutes les plantes, joliment décolorées par les intempéries, mais lisibles. Tu n’as qu’à te pencher pour lire. »
Ils se retirèrent dans le cottage. Roy s’effondra tout habillé sur le lit de la chambre d’amis et s’endormit instantanément. Agatha jeta un dernier coup d’œil admiratif par la fenêtre, régla son réveil sur neuf heures, puis se rendormit elle aussi.
Au début, les gens arrivèrent seuls ou par deux, puis, bientôt, le jardin d’Agatha fut rempli de visiteurs poussant des exclamations d’admiration. Assis à une table près du portail latéral, Roy encaissait les droits d’entrée.
Il entendait Agatha décrire les plantes avec toute l’autorité d’un véritable jardinier. « Oui, ceci est un beau spécimen de Fremontodendron californicum, et ça, c’est un Wattakaka sinensis. Un parfum merveilleux. »
C’est alors que la voix déconcertée de Bernard Spott, qu’on avait présenté à Roy, s’éleva. « Mais tout ça est faux, s’écria-t-il sur un ton plaintif. Mrs Raisin, ceci n’est pas un Fremontodendron californicum. C’est un Phygelius capensis ! »
Agatha partit d’un rire gai et se tourna vers un autre visiteur, mais il poursuivit. « Et vous avez dit, Agatha, que cette plante-là était un Hydrangea paniculata grandiflora. Mais d’abord, ça ne ressemble pas du tout à un Hydrangea. C’est, en réalité, un Robinia pseudoacacia, qu’on appelle aussi “frisia”. Et ça…
– Vous ne savez pas de quoi vous parlez, rétorqua-t-elle avec brusquerie.
– Il a raison », fit la voix d’une femme qui était de passage au village, une femme au visage dur, coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe en tissu imprimé. « Je dirais que toutes les étiquettes de ces fleurs et de ces plantes sont fausses. » Son regard impitoyable se riva sur Agatha. « Je vous écoute depuis tout à l’heure. Vous ignorez absolument tout des plantes de votre jardin. Pour ma part, je suis persuadée que vous les avez achetées telles quelles à une pépinière quelconque, et que cette pépinière s’est trompée dans les étiquettes. »
Un lourd silence suivit. Agatha avait conscience de la présence de Mrs Bloxby, qui écoutait, et de celle de Bill Wong, qui venait d’arriver, à temps pour assister à la scène.
« Est-ce que quelqu’un veut du thé ? » demanda-t-elle, au désespoir.
Lentement, les gens quittèrent le jardin, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’Agatha, Roy, l’épouse du pasteur et Bill Wong.
« Ferme le portail ! ordonna Agatha à Roy. Quel désastre !
– Que s’est-il passé ? demanda Mrs Bloxby.
– Je vais vous dire ce qui s’est passé, moi, répondit Bill. Notre Agatha a recommencé à tricher. Toutes ces plantes, vous les avez achetées à une pépinière, non ? Comme vous me l’aviez dit. »
Agatha hocha la tête d’un air misérable.
« Ce n’est pas un crime, dit Mrs Bloxby. Beaucoup de gens du village achètent des plantes, des fleurs et d’autres choses qu’ils ajoutent juste avant les portes ouvertes. Les pépinières des environs font des affaires en or. C’est seulement dommage que celle où vous vous êtes fournie se soit avérée aussi incompétente.
– C’est la meilleure qui existe ! répondit Roy, sur la défensive. C’est impossible qu’ils se soient trompés dans les étiquettes. »
Bill se pencha en avant pour scruter une plate-bande.
« Venez voir, Agatha, dit-il en désignant le sol. Ça m’étonnerait que vos jardiniers dévoués aient piétiné vos plates-bandes. »
Dans la terre molle apparaissait nettement l’empreinte d’une grosse chaussure.
« Je suis venu avec des hommes pour tout installer, expliqua Roy. C’est sans doute l’un d’eux. »
Bill se tourna vers Mrs Bloxby.
« Ne serait-il pas possible que quelqu’un ait permuté les étiquettes ? »
L’épouse du pasteur chaussa ses lunettes, puis marcha d’une fleur, d’une plante, d’un arbre à l’autre, tout en lisant les étiquettes. Alors, elle se redressa.
« Ça alors, qu’est-ce que vous êtes malin d’y avoir pensé ! C’est exactement le problème.
– Vous êtes sûre ? » demanda Agatha.
Le bruit de la sonnette leur parvint de l’intérieur du cottage.
« J’y vais, fit Roy.
– Je pense que c’est ce qui s’est passé, dit Bill. Quelqu’un vous a joué un mauvais tour, Agatha. Mais quand ?
– Certainement entre, disons, cinq et neuf heures du matin.
– En plein jour. Il y a peut-être eu des témoins. »
En voyant Roy revenir en compagnie de James Lacey, Agatha poussa un gémissement.
« Vous vous êtes splendidement débrouillée, Agatha, déclara James.
– Autant que vous sachiez la vérité », répondit-elle, d’un air de détresse absolue.
James écouta le récit de sa supercherie, les yeux plissés par le rire. Quand elle eut terminé, il dit : « Vous ne faites pas les choses à moitié. Tous ces mois à vous cacher derrière cette immense clôture – je suis content de voir que vous l’avez enfin abaissée –, tous ces secrets, ces mensonges ! Et tout ça pour une petite journée portes ouvertes dans un village anglais ! » Il partit d’un grand rire, tandis qu’Agatha fixait le bout de ses souliers.
La douce voix de Mrs Bloxby interrompit James. « Vous savez, je pense que ce serait une charmante idée de prendre le thé ici, au milieu de ces fleurs et de toutes ces choses ravissantes. Je vois que vous avez une petite table et des chaises de jardin là-bas. Je vais vous aider à aller chercher ce qu’il faut pour le thé. »
Heureuse d’échapper à l’hilarité de son voisin, Agatha rentra avec l’épouse du pasteur.
Bill se tourna vers James.
« Dites, vous êtes son plus proche voisin, est-ce que vous avez vu quelqu’un aux abords du cottage, ce matin ?
– J’ai vu quelques personnes, oui. Laissez-moi réfléchir. Je me suis levé très tôt. Mrs Mason vient d’acheter un chien. Elle est passée dans la ruelle et m’a crié un bonjour. J’étais en train de mettre un peu d’ordre dans le jardin devant chez moi. Puis il y a eu Mrs Bloxby.
– Que faisait-elle donc dans Lilac Lane ? Cette ruelle ne mène nulle part.
– Elle fait souvent une promenade dans le village, tôt le matin. Ensuite, plus loin dans Lilac Lane, du côté opposé au village, j’ai entendu un couple, un homme et une jeune femme, je crois. J’ai entendu la fille rire. » James s’interrompit un instant, l’air abasourdi. « Tiens, c’est bizarre !
– Qu’est-ce qui est bizarre ?
– Je viens de me rappeler. Le soir où Agatha et moi avons découvert Mary assassinée, pendant que nous attendions devant chez elle après avoir sonné, un homme et une jeune femme sont passés derrière nous, dans la rue. J’ai entendu la fille rire.
– Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? demanda sévèrement Bill.
– Ça m’était complètement sorti de la tête. Ça ne semblait pas important. C’était un bruit de village parmi d’autres. Enfin, ils ne venaient pas de la maison ni rien de ce genre. »
Agatha et Mrs Bloxby revinrent dans le jardin avec tout ce qu’il fallait pour le thé.
« Agatha, dit James en se tournant brusquement vers elle, vous vous souvenez de ce couple, dans la rue, le soir où nous avons trouvé le corps de Mary ?
– Oui, je m’en souviens, maintenant. J’avais complètement oublié.
– Et maintenant, James me dit qu’il a entendu un couple au bout de la ruelle, tôt ce matin.
– C’étaient peut-être des randonneurs, remarqua Mrs Bloxby. Il y en a beaucoup dans les Cotswolds. Même si Lilac Lane ne mène nulle part. Enfin, on ne peut aller nulle part en voiture, il y a juste ce sentier à travers champs tout au bout.
– Vous êtes sortie tôt, Mrs Bloxby, dit Bill. Avez-vous vu quelqu’un ?
– Je n’ai vu que le derrière de Mr Lacey. Il était penché sur une plate-bande dans son jardin de devant, il enlevait les mauvaises herbes, je crois.
– Vous pensez qu’il aurait pu s’agir de Beth Fortune et de son petit ami ? » s’enflamma Roy, à qui Agatha avait raconté tous les détails de l’affaire dans le courant de la nuit.
« Je pense que je vais leur faire une petite visite, annonça Bill.
– Où étaient Beth et John, exactement, le soir du meurtre ? demanda Agatha.
– Chez Beth, à l’université. Ils travaillaient.
– Il y a des témoins ?
– Non, mais en général, seuls les coupables s’arrangent pour avoir des alibis en béton.
– Quand vous les aurez vus, revenez nous mettre au courant de ce qu’ils vous auront dit », insista Agatha.
Après le départ de Bill, lorsque James, Agatha, Roy et Mrs Bloxby se retrouvèrent assis tous les quatre autour de la table, James déclara : « Même s’il s’avère que John Derry et Beth vous ont joué un vilain tour, Agatha, on est bien loin de l’assassinat.
– Peut-être pas. C’est vrai, je suis sûre que la destruction des jardins est liée, d’une manière ou d’une autre, à la mort de Mary. Comme je regrette d’avoir imaginé ce plan stupide ! Maintenant je vais devoir aller travailler chez Pedmans à l’automne. Et pour six mois, en plus !
– Je ne comprends pas, dit Mrs Bloxby. Comment cela se fait-il ? »
Roy donna un coup de pied à Agatha sous la table. Elle poussa un cri aigu, se frotta la cheville et lui lança un regard furieux. « Je vais tout leur raconter », dit-elle. Puis elle expliqua en quoi consistait l’accord qu’elle avait conclu avec Roy.
« Vous devez être très bonne dans votre métier », commenta Mrs Bloxby. Elle essaya de donner subrepticement un morceau de muffin à Hodge, l’un des deux chats de la maison. Agatha avait acheté un produit nouveau sur le marché, dont l’emballage promettait « de véritables muffins américains à la myrtille à préparer dans votre micro-ondes ». On aurait dit du carton mouillé. Hodge lui prit le morceau des mains, avant de le recracher dans l’herbe. Quant à James, il émietta son propre muffin dans l’espoir qu’Agatha croirait qu’il en avait mangé une partie.
« Elle l’est, oui ! » fit Roy. Étrangement, Mrs Bloxby, sans rien dire, lui donnait mauvaise conscience d’avoir fait signer ce contrat à Agatha. Dans cette campagne tranquille, loin du monde des relations publiques, loin de Londres, des pratiques qui passaient pour tout à fait normales dans la capitale apparaissaient, eh bien, mesquines.
En proie à un mouvement de colère, il s’ébroua brièvement, tel un chien mouillé. À Londres, on ne plantait pas les gens ! On agressait, on violait, on donnait des coups de couteau et on tirait sur les gens, mais on ne les plantait pas !
« Je pense, déclara Mrs Bloxby de sa voix calme, que la mort de Mary Fortune m’apparaît enfin seulement dans toute son énormité. Il y a dans ce village quelqu’un qui est assez fou, assez dérangé pour l’avoir tuée et avoir laissé son corps dans cette effroyable position. Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire pour provoquer tant de haine ?
– Alors vous croyez que c’était une victime désignée ? demanda James. Je veux dire, quelqu’un qui est en quelque sorte voué à être assassiné du fait de sa propre personnalité ? »
Comment pouvez-vous parler de Mary avec cet intérêt tout académique, alors que vous lui avez fait l’amour avec passion ? songea Agatha. Mais elle se contenta de dire : « Si seulement on pouvait découvrir que l’assassin n’est pas d’ici !
– Plus les jours passent, plus vous parlez comme quelqu’un du village, Agatha, remarqua Mrs Bloxby. Il faut que j’aille visiter d’autres jardins. Tiens, James, pourquoi pas le vôtre ?
– Il est ouvert, répondit-il avec décontraction. J’ai fait comme tout le monde, j’ai laissé une boîte au portail pour l’argent.
– Alors je vais aller y jeter un coup d’œil. Agatha ? » L’épouse du pasteur se tourna vers elle. « Vous voulez faire une petite promenade ?
– Je ne supporterais pas les regards et les murmures, répondit-elle en faisant non de la tête.
– Oh, je ne m’inquièterais pas pour ça, à votre place. Bien sûr, la plupart des gens vont en rire, mais ce sera avec affection, je pense. Vous êtes considérée comme une sorte de personnage, ici.
– C’est tout moi, oui. L’idiote du village, la vieille dame aux chats ! Qu’est-ce qu’il me reste à faire, maintenant ? »
À cet instant, Bill revint dans le jardin. « Jusqu’à ce que cette affaire de meurtre soit résolue, Agatha, il faut que vous gardiez en permanence votre porte fermée à clé. Maintenant que j’y pense, avec le coûteux système de sécurité que vous avez dans le jardin, les hommes ont dû travailler sous des flots de lumière. À moins que vous l’ayez arrêté pour l’occasion ?
– Il s’est arrêté de lui-même il y a une éternité. Je vais appeler l’entreprise de sécurité pour leur demander de le réparer. Alors, qu’est-ce que Beth et John avaient à dire pour leur défense ?
– C’est John le coupable, répondit Bill en s’asseyant. Et il ne manifeste pas le moindre remords.
– Quoi ! s’écria Agatha d’une voix suraiguë. Vous l’avez inculpé ?
– C’est à vous de voir. Mais l’inculper pour un tour d’écolier ? Au risque que votre supercherie soit révélée au tribunal ?
– Mais s’il m’a fait ça, à moi, peut-être que c’est lui qui a saccagé les autres jardins ? Pour quel motif a-t-il permuté les étiquettes ? »
Bill répondit en lisant ses notes dans son carnet : « Il a dit qu’il était sorti faire une longue promenade parce qu’il n’arrivait pas à dormir. Il s’est engagé dans Lilac Lane. Au moment où il passait devant votre maison, il a vu le fourgon qui en partait. Se demandant s’il ne s’agissait pas d’un cambriolage, parce qu’on était à l’aube et qu’il n’y avait pas un chat dans les parages, il a avancé vers la porte d’entrée. Là, il a entendu des voix dans le jardin de derrière ; il a rejoint le chemin sur le côté, et il a écouté. Il a entendu quelqu’un dire : “Maintenant, on peut aller dormir un peu. À quelle heure les gens vont-ils commencer à arriver ?”
– Roy, souffla Agatha.
– Puis il a entendu votre voix qui répondait : “Pas avant dix heures. Mais comment vais-je pouvoir leur dire le nom des fleurs ? Je ne veux pas qu’on découvre que j’ai triché.” Et ensuite la voix de Roy : “Il y a des étiquettes sur toutes les plantes, joliment décolorées par les intempéries, mais lisibles.Tu n’as qu’à te pencher pour lire.” Alors il s’est dit qu’il allait vous faire payer pour vous être “mêlée de sa vie”, selon ses termes, en permutant les étiquettes. Il s’est avancé sur le chemin, s’est assis près de la haie, puis il a attendu que le silence se fasse dans votre cottage. Et alors il a pénétré dans le jardin et a changé toutes les étiquettes de place. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il soit coupable d’autre chose. Pour moi, John Derry est un exemple typique d’une certaine catégorie d’étudiants, rustres et un peu renfrognés, de l’université d’Oxford.
– Foutu John Derry ! marmonna Agatha. J’aurais l’air ridicule si l’affaire allait au tribunal.
– J’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au courant.
– Comment se sont passées les obsèques ? demanda James. Vous y êtes allé, non ?
– Oui, j’étais au crématorium. C’était très triste. Il n’y avait que moi, deux autres enquêteurs, et puis Beth et John.
– Certains d’entre nous auraient dû y aller », déclara Agatha, prise d’un brusque remords, car tout à coup, il était difficile de penser à Mary telle qu’elle était apparue depuis sa mort. Elle ne se souvenait plus que de ses manières chaleureuses et de son charme. Plus que jamais, elle était résolue à faire tout ce qui était en son pouvoir pour élucider son assassinat. Quoi qu’ait été Mary, elle n’avait pas mérité une telle mort.