Constitution du christianisme

 

 

Le second pas, dans le développement des croyances religieuses, et le plus difficile sans doute après l’établissement d’un monde divin séparé, ce fut précisément cette transition du polythéisme au monothéisme, du matérialisme religieux des païens à la foi spiritualiste des chrétiens. Les dieux païens, et c’était là leur caractère principal, étaient avant tout des dieux exclusivement nationaux. Puis, comme ils étaient nombreux, ils conservèrent nécessairement plus ou moins un caractère matériel, ou plutôt c’est parce qu’ils étaient encore matériels qu’ils furent si nombreux, la diversité étant un des attributs principaux du monde réel. Les dieux païens n’étaient pas encore proprement la négation des choses réelles, ils n’en étaient que l’exagération fantastique5 .

 

Pour établir sur les ruines de leurs autels si nombreux l’autel d’un Dieu unique et suprême, maître du monde, il a donc fallu que fût détruite d’abord l’existence autonome des différentes nations qui composaient le monde païen ou antique. C’est ce que firent très brutalement les Romains, qui, en conquérant la plus grande partie du monde connu des anciens, créèrent en quelque sorte la première ébauche, sans doute tout à fait négative et grossière, de l’humanité. 

 

Un Dieu qui s’élevait ainsi au-dessus de toutes les différences nationales, tant matérielles que sociales, de tous 1cs pays, qui en était en quelque sorte la négation directe, devait être nécessairement un être immatériel et abstrait. Mais la foi si difficile en l’existence d’un être pareil n’a pu naître d’un seul coup. Aussi fut-elle longuement préparée et développée par la métaphysique grecque, qui établit la première, d’une manière philosophique, la notion de l’Idée divine, modèle éternellement créateur et toujours reproduit par le monde visible. Mais la Divinité conçue et créée par la philosophie grecque était une divinité impersonnelle, aucune métaphysique, lorsqu’elle est conséquente et sincère, ne pouvant s’élever, ou plutôt ne pouvant se rabaisser jusqu’à l’idée d’un Dieu personnel. Il a fallu donc trouver un Dieu qui fût unique et qui fût très personnel à la fois. Il se trouva dans la personne très brutale, très égoïste, très cruelle de Jéhovah, le dieu national des Juifs. Mais les Juifs, malgré cet esprit national exclusif qui les distingue encore aujourd’hui, étaient devenus de fait, bien avant la naissance du Christ, le peuple le plus international du monde. Entraînés en partie comme captifs, mais beaucoup plus encore poussés par cette passion mercantile qui constitue l’un des traits principaux de leur caractère national, ils s’étaient répandus dans tous les pays, portant partout le culte de leur Jéhovah, auquel ils devenaient d’autant plus fidèles qu’il les abandonnait davantage. 

 

À Alexandrie, ce dieu terrible des Juifs fit la connaissance personnelle de la Divinité métaphysique de Platon, déjà fort corrompue par le contact de l’Orient et se corrompant plus tard encore davantage par le sien. Malgré son exclusivisme national jaloux et féroce, il ne put résister à la longue aux grâces de cette Divinité idéale et impersonnelle des Grecs. Il l’épousa, et de ce mariage naquit le Dieu spiritualiste, mais non spirituel, des chrétiens. On sait que les néo-platoniciens d’Alexandrie furent les principaux créateurs de la théologie chrétienne.

 

Mais la théologie ne constitue pas encore la religion comme les éléments historiques ne suffisent pas pour créer l’histoire. J’appelle éléments historiques les dispositions et conditions générales d’un développement réel quelconque, par exemple, ici, la conquête des Romains, et la rencontre du dieu des Juifs avec la Divinité idéale des Grecs. Pour féconder les éléments historiques, pour leur faire produire une série de transformations historiques nouvelles, il faut un fait vivant, spontané, sans lequel ils pourraient rester bien des siècles encore à l’état d’éléments, sans rien produire. Ce fait ne manqua pas au christianisme : ce fut la propagande, le martyre et la mort de Jésus-Christ. Nous ne savons presque rien de ce grand et saint personnage, tout ce que les Évangiles nous en rapportent étant si contradictoire et si fabuleux qu’à peine pouvons-nous y saisir quelques traits réels et vivants. Ce qui est certain, c’est qu’il fut le prêcheur du pauvre peuple, l’ami, le consolateur des misérables, des ignorants, des esclaves et des femmes, et qu’il fut beaucoup aimé par ces dernières. Il promit à tous ceux qui étaient opprimés, à tous ceux qui souffraient ici-bas et le nombre en était naturellement immense, la vie éternelle. Il fut, comme de raison, pendu par les représentants de la morale officielle et de l’ordre public de l’époque. Ses disciples, et les disciples de ses disciples, purent se répandre, grâce à la conquête romaine qui avait détruit les barrières nationales, et ils portèrent en effet la propagande de l’Évangile dans tous les pays connus des anciens. Partout ils furent reçus à bras ouverts par les esclaves et les femmes, les deux classes les plus opprimées, les plus souffrantes et naturellement aussi les plus ignorantes du monde antique. S’ils firent quelque prosélytes dans le monde privilégié et lettré, ils ne le durent encore, en très grande partie, qu’à l’influence des femmes. Leur propagande la plus large s’exerça presque exclusivement dans le peuple, aussi malheureux qu’abruti par l’esclavage. Ce fut le premier réveil, la première révolte principielle du prolétariat. 

 

Le grand honneur du christianisme, son mérite incontestable et tout le secret de son triomphe inouï et d’ailleurs tout à fait légitime, ce fut de s’être adressé à ce public souffrant et immense, auquel le monde antique, constituant une aristocratie intellectuelle et politique étroite et féroce, déniait jusqu’aux derniers attributs et aux droits les plus simples de l’humanité. Autrement il n’aurait jamais pu se répandre. La doctrine qu’enseignaient les apôtres du Christ, toute consolante qu’elle ait pu paraître aux malheureux, était trop révoltante, trop absurde, au point de vue de la raison humaine, pour que des hommes éclairés eussent pu l’accepter. Aussi avec quel triomphe l’apôtre saint Paul ne parle-t-il pas du scandale de la foiet du triomphe de cette divine folie repoussée par les puissants et les sages du siècle, mais d’autant plus passionnément acceptée par les simples, les ignorants et les pauvres d’esprit.

 

En effet, il fallait un bien profond mécontentement de la vie, une bien grande soif du coeur, et une pauvreté à peu près absolue de l’esprit pour accepter l’absurdité chrétienne, de toutes les absurdités religieuses la plus hardie et la plus monstrueuse. Ce n’était pas seulement la négation de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses de l’Antiquité, c’était le renversement absolu du sens commun, de toute raison humaine. L’Être effectivement existant, le monde réel, était considéré désormais comme le néant ; et le produit de la faculté abstractive de l’homme, la dernière, la suprême abstraction, dans laquelle cette faculté, ayant dépassé toutes les choses existantes et jusqu’aux déterminations les plus générales de l’Être réel, telles que les idées de l’espace et du temps, n’ayant plus rien à dépasser, se repose dans la contemplation de son vide et de son immobilité absolue ; cet abstractum, ce caput mortuum absolument vide de tout contenu, le vrai néant, Dieu, est proclamé le seul Être réel, éternel, tout-puissant. Le Tout réel est déclaré nul, et le nul absolu, le Tout. L’ombre devient le corps, et le corps s’évanouit comme une ombre6 . 

 

C’était d’une audace et d’une absurdité inouïes, le vrai scandale de la foi, le triomphe de la sottise croyante sur l’esprit, pour les masses ; et pour quelques-uns, l’ironie triomphante d’un esprit fatigué, corrompu, désillusionné et dégoûté de la recherche honnête et sérieuse de la vérité ; le besoin de s’étourdir et de s’abrutir, besoin qui se rencontre souvent chez les esprits blasés :

 

« Credo quia absurdum est. »

 

« Je ne crois pas seulement à l’absurde ; j’y crois précisément et surtout parce qu’il est l’absurde. » C’est ainsi que beaucoup d’esprits distingués et éclairés, de nos jours, croient au magnétisme animal, au spiritisme, aux tables tournantes eh, mon Dieu, pourquoi aller si loin ?, croient encore au christianisme, à l’idéalisme, à Dieu.

 

La croyance du prolétariat antique, aussi bien que des masses modernes après lui, était plus robuste, de moins haut goût et plus simple. La propagande chrétienne s’était adressée à son cœur, non à son esprit, à ses aspirations éternelles, à ses besoins, à ses souffrances, à son esclavage, non à sa raison qui dormait encore, et pour laquelle les contradictions logiques, l’évidence de l’absurde, ne pouvaient par conséquent exister. La seule question qui l’intéressait était de savoir quand sonnerait l’heure de la délivrance promise, quand arriverait le règne de Dieu. Quant aux dogmes théologiques, il ne s’en souciait pas, parce qu’il n’y comprenait rien du tout. Le prolétariat converti au christianisme en constituait la puissance matérielle ascendante, non la pensée théorique.

 

Quant aux dogmes chrétiens, ils furent élaborés, comme on sait, dans une série de travaux théologiques, littéraires, et dans les conciles, principalement par les néo-platoniciens convertis de l’Orient. L’esprit grec était descendu si bas qu’au quatrième siècle de l’ère chrétienne déjà, époque du premier concile, nous trouvons l’idée d’un Dieu personnel, Esprit pur, éternel, absolu, créateur et maître suprême du monde, existant en dehors du monde, unanimement acceptée par tous les Pères de l’Église ; et comme conséquence logique de cette absurdité absolue, la croyance dès lors naturelle et nécessaire à l’immatérialité et à l’immortalité de l’âme humaine, logée et emprisonnée dans un corps mortel, mais mortel seulement en partie, parce que dans ce corps lui-même il y a une partie qui, tout en étant corporelle, est immortelle comme l’âme et doit ressusciter avec l’âme. Tant il a été difficile, même à des pères de l’Église, de se représenter l’esprit pur en dehors de toute forme corporelle !

 

Il faut observer qu’en général le caractère de tout raisonnement théologique, et métaphysique aussi, c’est de chercher à expliquer une absurdité par une autre.

 

Il a été fort heureux pour le christianisme d’avoir rencontré le monde des esclaves. Il eut un autre bonheur, ce fut l’invasion des barbares. Les barbares étaient de braves gens, pleins de force naturelle, et surtout animés et poussés par un grand besoin et par une grande capacité de vivre, des brigands à toute épreuve, capables de tout dévaster et de tout avaler, de même que leurs successeurs, les Allemands actuels, beaucoup moins systématiques et pédants dans leur brigandage que ces derniers, beaucoup moins moraux, moins savants, mais, par contre, beaucoup plus indépendants et plus fiers, capables de science et non incapables de liberté, comme les bourgeois de l’Allemagne moderne. Mais avec toutes ces grandes qualités, ils n’étaient rien que des barbares, c’est-à-dire aussi indifférents que les esclaves antiques, dont beaucoup d’ailleurs appartenaient à leur race, pour toutes les questions de la théologie et de la métaphysique. De sorte qu’une fois leur répugnance pratique rompue, il ne fut pas difficile de les convertir théoriquement au christianisme. 

 

Pendant dix siècles, le christianisme, armé de la toute-puissance de l’Église et de l’État, et sans concurrence aucune de la part de qui que ce fût, put dépraver, abrutir et fausser l’esprit de l’Europe. Il n’eut point de concurrents, puisqu’en dehors de l’Église il n’y eut point de penseurs, ni même de lettrés. Elle seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. Si des hérésies s’élevèrent en son sein, elles ne s’attaquèrent jamais qu’aux développements théologiques ou pratiques du dogme fondamental, non à ce dogme même. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur du monde, et la croyance en l’immatérialité de l’âme restèrent intactes. Cette double croyance devint la base idéale de toute la civilisation occidentale et orientale de l’Europe, et elle pénétra, elle s’incarna dans toutes les institutions, dans tous les détails de la vie tant publique que privée de toutes les classes aussi bien que de masses.