« difficiles » à propos des enfants, et que la seule réaction possible à cela était d'opposer un impénétrable front de résignation conjugale. Cela voulait dire que tous leurs propos seraient pleins de sous-entendus, mais que, à moins d'être poussées à bout (et Stratton serait alors le salaud, la brute, le type ayant tous les torts), elles ne l'admettraient jamais.

Il s'essuya les mains avec une violence superflue et décida d'aller s'allonger quelques instants. Lilian n'allait sûrement pas tarder à partir et Jenny, une fois seule, pourrait être tentée de lâcher le morceau. Il ne se sentait pas de taille à supporter une nouvelle querelle au sujet des gosses, pas ce soir. Par la fenêtre de la chambre, il vit, dans la sente séparant leur parcelle de celle d'en face, la mince silhouette d'un jeune qui rebondissait sur ses talons tel un boxeur s'échauffant avant le combat. Un nouveau coup d'œil lui apprit que c'était Johnny, le fils de Reg et Lilian, qui esquivait et feintait, circonvenant un adversaire imaginaire par un savant jeu de jambes, après quoi une volée de coups au menton repoussa ce dernier avant le KO final. Stratton, qui avait un peu boxé dans sa jeunesse, jugea que l'homme invisible devait avoir une mâchoire en verre. Il vit Johnny lever les poings en signe de victoire et disparaître en se dandinant derrière un lilas touffu, puis il se détourna de la fenêtre pour se déchausser et s'étendre, les mains derrière la tête. Après avoir entendu pendant quelques minutes les rumeurs de conversation dans la cuisine et révisé ses arguments contre le retour de Pete et Monica, il sentit ses paupières tomber ; peu après, il roulait sur le côté et s'endormait.

15

Tout en suivant Mme Montague dans le vestibule, Diana, malgré ses palpitations, nota que son hôtesse avait les chevilles épaisses. Pour une raison triviale et bassement féminine, cela la rassura un peu. Un autre coup d'œil à ces chevilles — vraiment très moches — l'apaisa au point qu'elle se sentit, sinon pleine d'assurance, du moins capable d'exécuter un numéro passable devant l'aréopage des dames du Right Club qui attendaient au salon. Ce regain de confiance en soi fut renforcé quand elle entra et qu'elle songea — réflexion peu charitable — que rarement on avait vu une telle concentration de laideur. Guidée par Mme Montague qui lui faisait serrer des mains, elle se rappela toutefois que laideur ne rimait pas forcément avec stupidité. Cette pensée, a contrario, lui rappela Claude Ventriss.

Elle s'efforça de se concentrer, lady Calne, Mme Mountstewart, Mme Chapman, Mlle Taylor, Mlle Blackett. Comment retenir tous ces noms ?

Aucun homme — la plupart ayant sans doute été arrêtés en vertu de la loi 18B (IA), et à juste titre, d'ailleurs — et toutes ces femmes étaient bien plus âgées qu'elle. Leur expression était aimable, mais curieuse. Diana souriait et hochait la tête, soucieuse de ne pas sembler trop enthousiaste ni flagorneuse, et, ayant été présentée à chacune, elle accepta un verre et s'affala dans un sofa moelleux entre la robuste Mme Chapman et l'anguleuse Mlle Blackett qui dégageait une forte impression

— presque une odeur — de virginité maniérée mais tenace. Mme Chapman l'entreprit vivement, d'abord sur le jardinage, puis sur la longueur des jupes, les vitamines et le tennis. Mlle Blackett opinait pour exprimer son approbation chaleureuse à toutes les déclarations de Mme Chapman et, au soulagement de Diana, à la plupart des siennes. Elles furent rejointes peu après par Mlle Taylor, petite femme au regard inquiet qui s'agitait beaucoup et ne cessait de répéter : « Affreux, affreux », après quoi elle s'empressa d'aller aider la domestique de Mme Montague à servir les rafraîchissements.

À ce moment-là, Mme Chapman fut convoquée par Mme Montague. Mlle Blackett se leva en même temps, et leurs places furent aussitôt prises par Mme Mountstewart et lady Calne.

Cette fois, la conversation porta sur le rationnement de carburant, le spiritualisme et l'inestimable collection de jades de Lord Calne, et Diana eut l'impression qu'elle ne s'en était pas trop mal tirée. Vers la fin, lady Calne déclara :

— D'après Mme Montague, vous vous ennuyez au ministère de la Guerre ?

— C'est vrai, admit Diana en espérant avoir l'air embarrassé qui s'imposait. Je sais que ce n'est pas une chose à dire, bien sûr...

— Eh bien, dit Mme Mountstewart, on est déjà contente de se sentir utile, surtout à notre époque.

Devinant que c'était une façon de la pousser à se confier sans avoir à donner quelque chose en échange, Diana jugea préférable de rester sur le terrain le plus neutre possible.

— Il se peut, dit-elle en baissant la voix, que je trouve autre chose de plus intéressant.

— C'est vrai ?

— Ce n'est pas certain, mais je suis censée passer un entretien avec sir Neville Apse. Je ne le connais pas, bien entendu, et en fait c'est à Mme Montague que je dois cette idée.

Elle m'a dit si grand bien de lui que, quand l'opportunité s'est présentée, j'ai sauté dessus !

— Naturellement, dit lady Calne avec affabilité. Sir Neville jouit d'une excellente réputation. Je suis certaine que vous pourriez mieux exploiter vos talents à son contact.

Diana crut déceler un zeste de sarcasme, mais lady Calne lui adressa un sourire engageant, lui tapota le bras et déclara :

— Mme Montague vous tient en haute estime, mademoiselle Calthrop. Elle dit que vous avez un très bon jugement en politique.

Diana décida de foncer.

— Eh bien, dit-elle, je dois avouer que je ne suis pas très emballée par cette guerre.

— Pourquoi cela, ma chère ? demanda Mme Mountstewart.

« Nous y voilà », songea Diana.

— Je ne peux m'empêcher de penser que le gouvernement s'y est mal pris. Chamberlain aurait pu tout simplement dissoudre le Parlement et organiser un référendum. Personne n'aurait voté pour l'entrée en guerre, n'est-ce pas ? (Elle sourit.) Quand on a un peu de bon sens, on préfère la paix, non ?

Il y eut des acquiescements encourageants et des murmures de sympathie.

— On aurait pu résoudre la question juive en mettant ces gens-là ailleurs. Quant à dire qu'on se bat contre les mauvais Allemands — et la Russie soviétique ? Les communistes sont bien pires et on ne les combat pas, non ? Enfin, ce n'est que mon opinion, bien entendu, ajouta-t-elle modestement, mais pour moi ce fut une grave erreur de diviser l'Allemagne comme on l'a fait à Versailles, en mettant des millions d'Allemands à l'intérieur des frontières polonaises. Les troubles étaient inévitables. Ensuite, déclarer qu'on aiderait la Pologne, c'était pratiquement dire aux Allemands que la guerre était une fatalité, qu'on les combattrait tôt ou tard. Et maintenant...

(Diana soupira.) Quelle horreur. Des Britanniques se font tuer et on se sent si démunis...

Elle s'interrompit, de peur d'en avoir trop fait.

— Je sais...

Lady Calne lui tapota de nouveau le bras.

— Mais peut-être trouverez-vous un moyen de vous rendre utile...

— Vous croyez ?

— Oh, oui, ma chère, dit Mme Mountstewart. Ce serait dommage de gaspiller un esprit comme le vôtre. Je crois que ce serait formidable si vous pouviez décrocher ce travail dont vous parliez...

Debout sur le seuil de Nelson House, Diana remettait ses gants. Forbes-James s'était montré enchanté de ses progrès et il lui avait fixé un entretien avec Sir Neville Apse pour le lendemain, à midi. Se convaincant qu'elle avait bien travaillé cet après-midi et refoulant son émotion à l'idée de ce qui l'attendait, elle traversa le jardin de Dolphin Square en direction de la Tamise. Dans l'allée, à mi-chemin, elle repéra une haute silhouette à la grille, et s'arrêta. Ça ne pouvait pas être... ? Un autre coup d'œil lui apprit que si... Claude ! Par la suite, elle devait se dire qu'il l'avait hélée avant qu'elle n'ait eu le temps de faire demi-tour pour aller dans l'autre sens, mais ce n'était pas vrai car elle s'était retrouvée clouée sur place, le cœur battant la chamade, à l'attendre. Comme il se précipitait vers elle, son chapeau à la main, elle avait été incapable de détacher les yeux de lui.

J'espérais vous trouver ici, dit-il. On dîne ensemble, ce soir ? Je peux passer vous prendre à huit heures.

Elle avait été aussitôt d'accord, sans même penser à faire mine de réfléchir. Elle retourna chez elle sur un petit nuage, étourdie de bonheur. Même voir la lettre de Guy sur sa table de toilette n'altéra pas sa joie. Après tout, pourquoi ne pas s'amuser ? Elle l'avait bien mérité, non ? Et passer une bonne soirée ne lui ferait pas de mal... Repliant la lettre, elle la glissa dans son coffret à bijoux, à côté de l'alliance. Celle-ci avait été mise là par nécessité, Forbes-James croyant préférable qu'on ignore, au Right Club, qu'elle avait un mari combattant même si elle avait protesté, disant que ce serait facile à vérifier.

Impossible de la remettre — Claude croyait qu'elle l'avait perdue. Repoussant l'idée qu'elle aurait très bien pu lui dire que c'était à cause du travail, elle rassembla son linge sale et alla dans la salle de bains. Étendue dans la vénérable baignoire à pattes de lion, elle s'abandonna au plaisir d'imaginer la soirée et réussit, ou à peu près, à ignorer le courant d'air dans son cou causé par une fenêtre qui se fermait mal.

Claude passa la prendre en taxi et l'emmena dîner au Café Royal, où il prit des huîtres et du bœuf Stroganov, tandis qu'elle-même, trop émue pour avoir faim, optait pour une omelette, au grand dam de son compagnon. Le repas s'acheva sur des crêpes au citron, du café et des digestifs. Elle était loin de s'amuser autant qu'escompté, car il avait passé une bonne partie du repas penché à la balustrade, à faire signe à des connaissances, dont certaines vinrent bavarder à leur table.

Leur gaieté forcée — cette obstination à « prendre du bon temps » — lui rappela l'imminence de l'invasion. La façon dont les hommes, et surtout les femmes, s'obstinaient à la détailler du regard était irritante. Elle avait beau se dire que c'était pour son travail, la peur qu'une de ces personnes connaisse Evie ou Forbes-James et la dénonce finissait par devenir paralysante. Et puis — même si c'était contradictoire, car Ventriss n'était qu'un collègue, après tout —, son manque d'attention à son égard était si agaçant que la colère finit par déborder au point qu'elle écarta sa tasse de café et lui lança, vertement :

— Je ne suis pas à l'essai, vous savez !

Une nuance chagrine, où entrait aussi de la moquerie, passa dans ses yeux bruns.

— Bien sûr que non.

— Et pourtant, c'est ce qu'on dirait ! Tous ces gens... Vous devriez peut-être distribuer mon curriculum vitae ?

— Vous dites des sottises, ma chère. De toute façon, ils ont une bonne opinion de vous, et moi aussi. On va ailleurs ?

S'étant attendue à une plaisanterie sur son désir à elle d'être admirée, elle se trouva prise de court.

— Où ? dit-elle.

— Dans une boîte de nuit ? On peut aussi marcher. Il ne fait pas froid et c'est la pleine lune, ce soir.

Il regarda ses hauts talons, sous la table.

— Si vos pieds le supportent...

— Oui, dit-elle. Un peu d'air frais. Ça me fera du bien.

Ils traversèrent Piccadilly, passant devant les planches tout autour d'Eros et les imposants immeubles protégés par des sacs de sable, et se dirigèrent vers Trafalgar Square où ils s'arrêtèrent, côte à côte, devant la National Gallery. Ils étaient proches l'un de l'autre, mais pas en contact, et elle pouvait sentir sa chaleur, presque comme une faible vibration ou... une onde. C'était comme être branchée sur un genre de radio. Les bâtiments, avec leurs hautes colonnes, étaient pâles et purs à la lueur du clair de lune, et tout semblait mieux dessiné, grandi.

Tout cela, elle le voyait, le vivait, et pourtant, en même temps, elle n'était consciente que de cet homme, comme si seule sa présence rendait ce décor réel et considérable.

— Curieusement, Nelson ne paraît plus à sa place, maintenant que toutes les statues sont protégées, dit-elle.

— Oui. Il aurait besoin d'un casque.

— Pauvre Nelson...

— Pourquoi, « pauvre » ? Il a eu sa victoire.

— Aurons-nous la nôtre ?

— Qui sait ? Trop tôt pour le dire.

— Oui, c'est vrai...

Elle se tourna pour le regarder.

— Je ne vous ai pas remercié pour le bouquet. Il était superbe.

— C'est vous qui êtes superbe.

La prenant par les bras, il l'attira contre lui. S'attendant à un baiser, elle se prépara en fermant les yeux, mais au bout d'un moment elle sentit qu'on la relâchait et, rouvrant les yeux, elle vit qu'il la dévisageait avec une expression solennelle. Se sentant idiote, et espérant qu'elle n'avait pas eu l'air trop pâmée dans son désir d'être embrassée, elle dit :

— Qu'y a-t-il ?

— Pourquoi avoir épousé Guy Calthrop ?

— Je l'aimais.

— Et maintenant... ?

— Je ne sais pas.

Elle n'avait vraiment pas envie d'en parler — cet homme la perturbait bien assez comme cela.

— J'étais très jeune, et tout s'est précipité... Je me suis peut-être seulement crue amoureuse de lui, mais à cette époque, ça me semblait réel, et puis...

— Et puis quoi ?

— Qui sait ? J'ai dû penser — non, j'ai pensé — que le mariage serait merveilleux, mais...

— Non... ?

— C'est dur à expliquer. Ce n'était pas le grand bonheur, mais j'y ai cru. C'est seulement quand la guerre a éclaté et que Guy est parti, me laissant cohabiter avec sa peau de vache de mère, que j'ai compris que je n'étais pas obligée d'en passer par là, et...

Diana s'interrompit, se sentant déloyale. Ce n'était pas juste de rendre Guy — qui n'était pas là pour se défendre, avec qui elle avait passé de bons moments et pour qui elle avait encore de l'affection — responsable de sa mauvaise conduite.

— Je ne devrais pas vous dire tout ceci, fit-elle, tendue. Je crois que je vais rentrer chez moi...

— Si vous voulez, répondit-il avec calme. Je vous raccompagne à la station de métro, à moins que vous ne préfériez un taxi ?

C'était le comble ! Pas de protestation, rien.

— Un taxi, dit-elle en regardant dans le direction de Whitehall. Il me semble en voir un...

— Je vais l'arrêter.

Ventriss descendit les marches.

— Venez !

Elle se sentait toujours aussi humiliée quand le taxi stoppa dans sa rue. Comment pouvait-il la... délaisser ainsi ? Et toutes ces questions sur Guy — pure impertinence, et de mauvais goût.

Et feindre d'être sur le point de l'embrasser... Le pire, c'était qu'elle était la seule fautive. On l'avait assez mise en garde, n'est-ce pas ? Mais non, Diana Calthrop se croyait toujours plus maligne que les autres.

Sa mauvaise humeur était toujours là quand elle se dévêtit, puis, allongée dans le noir, le mélange de colère contre Claude et de dégoût vis-à-vis d'elle-même l'emporta et elle se mit à pleurer. Cherchant à tâtons son mouchoir sous l'oreiller, elle se redressa sur son séant et se moucha bruyamment. Ce n'était pas tolérable — tout ça, c'était à cause du clair de lune, de l'alcool...

rien que des bêtises.

Elle alluma sa lampe de chevet et alla chercher une cigarette sur sa coiffeuse. Face à son reflet dans la glace, elle songea : « Et si Claude me voyait dans cet état-là ? », mais transforma rapidement cette pensée en « Et si Guy me voyait dans cet état-là ? » — ou n'importe qui, en général — car les femmes qui pleurnichent, c'était mauvais pour le moral, et cetera.

— Ridicule, marmonna-t-elle. Personne n'est là pour me voir.

Voilà qui était mieux. Elle ne pouvait se permettre de se laisser submerger comme ça. Prenant une cigarette et se disant qu'elle avait intérêt à dénicher un cendrier, elle alla en chercher un dans la cuisine. Pas la peine de contrarier la femme de ménage, ou celle-ci pourrait rendre son tablier. Elle alluma sa cigarette, puis, décidant qu'un peu de thé ne ferait pas de mal, elle remplit la bouilloire et alluma le gaz. Se cuisiner des plats tout simples restait une nouveauté et le résultat était souvent déplorable, mais au moins maîtrisait-elle l'art de faire du thé.

Absurde, d'avoir à apprendre cela à l'âge de vingt-quatre ans.

Pourquoi ne lui avait-on pas enseigné ce genre de choses ? Le moindre contact avec la cuisine lui rappelait cruellement qu'elle avait été élevée pour mener une existence frivole, comme sa mère : essayages chez la couturière, déjeuners, coiffeur, shopping et réceptions... Et telle aurait été sa vie sans la guerre.

Comme elle regardait les flammes bleues lécher la base de la bouilloire, elle se souvint soudain que Guy, au tout début de leur mariage, lui avait appris à faire des œufs brouillés quand c'était le jour de repos de la cuisinière. Il avait appris à Eton et elle le revoyait, campé derrière elle, la tenant par la taille et lui donnant ses indications tandis qu'elle remuait la mixture. La première fois, tout avait cramé parce qu'il n'arrêtait pas de l'embrasser. Elle l'aimait alors, en dépit de la dévotion qu'il portait à sa mère. Ce soir-là, ils avaient ri, heureux...

Le sifflement de la bouilloire retint son attention. Comme elle coupait le gaz et ébouillantait la théière, elle songea, soudain honteuse : « Guy est mon mari et je vois un autre homme derrière son dos. » Au lieu de fulminer contre Claude, elle aurait mieux fait d'examiner sa propre conduite. « Il faut que ça cesse, se dit-elle en vidant la théière. Quoi qu'il arrive, je ne dois plus le revoir. » Raffermie dans ses résolutions, elle mit les brins de thé, ajouta l'eau et remua. « Je vais boire ça, et ensuite j'irai au lit pour être au mieux de ma forme devant sir Neville Apse, demain. Et, quoi qu'il arrive, je m'interdirai de penser à Claude. »

16

Considérant sir Neville Apse par-dessus les reliefs d'un excellent déjeuner au Claridge, Diana jugea qu'il devait avoir environ le même âge que Forbes-James — la cinquantaine —

mais elle n'avait pas prévu qu'il serait aussi beau. Des traits fins, ciselés, une épaisse chevelure noire avec une mèche blanche au milieu — signe de noblesse — et une haute, élégante stature.

Même si, à la différence, par exemple, de Claude, il ne donnait pas l'impression d'être conscient de son charme, ce devait être quand même le cas. Il y avait une légère affectation dans ses gestes gracieux et une touche d'arrogance dans ses façons, légèrement supérieure à celle qui va de pair avec une bonne éducation, des études dans le privé et les relations idoines. Plus généralement, il donnait l'impression de regarder le monde — et elle-même ? — avec ironie. Était-ce à cause de son sexe ? Peut-

être était-il différent avec Forbes-James... Elle se demanda, tout à coup, ce qu'il faudrait pour ébranler cette pose.

— Le problème, disait-il, c'est que la guerre tend à être considérée de façon manichéenne, alors qu'en réalité... la

« palette morale », si vous voulez, présente plutôt un dégradé de gris : compromis, choix difficile, et cetera. C'est inévitable, j'en ai peur, et à une époque comme la nôtre, on doit traiter avec toutes sortes de gens peu recommandables. Sans se fier pour autant à eux, bien sûr. Mais c'est pour la bonne cause — il ne faut pas avoir trop de scrupules.

Diana, qui avait l'impression qu'il avait délivré ce petit laïus plusieurs fois — même l'hésitation paraissait voulue —

acquiesça pour montrer qu'elle était attentive.

— En ce qui concerne le réseau d'espions — celui de l'ennemi —, la vérité est que nous en ignorons l'ampleur.

L'Abwehr va sûrement tenter de recruter des sympathisants de l'IRA, des Gallois rancuniers, des déserteurs, des criminels et ainsi de suite. Mais nous ne savons pas ce que cela donnera.

Il marqua une pause et la dévisagea, avant d'ajouter :

— Les intérêts de l'espion et du voleur ne sont guère différents. C'est toujours du trafic de biens volés.

Il sourit, et Diana lui sourit aussi.

— Mais au moins la moitié de ceux que vous rencontrerez seront des excentriques ou des mythomanes, parmi lesquels une bonne moitié de vieilles dames croyant avoir vu des Allemands sous leur lit, mais chaque déclaration, aussi fantaisiste soit-elle, doit donner lieu à une enquête. Vous verrez que, dans la plupart des cas, le « patriotisme » n'est en fait que le désir, bien naturel, de se mettre en valeur. Bon...

Ses doigts effleurèrent le pied de son verre vide, qu'il poussa d'un centimètre vers elle, comme si c'était une pièce sur un échiquier.

— Vous croyez-vous faite pour ce boulot ?

— Je ferai de mon mieux.

— Je n'en doute pas.

Diana soutint son regard — encore cette ironie à peine voilée — puis, baissant les yeux, elle remarqua que ses propres doigts étaient sur le pied de son propre verre et qu'elle avait spontanément singé son geste de joueur d'échecs. « Moi non plus, je ne crois pas que ce soit un pro-fasciste », songea-t-elle.

Ni, contrairement à ce que Forbes-James avait dit, un « pisse-froid ». En fait, il lui inspirait une certaine sympathie.

17

— Que se passe-t-il, bon sang ?

Stratton se fraya un chemin à travers le petit groupe qui vociférait et gesticulait à l'intérieur du commissariat et se dirigea vers Ballard, qui, debout au milieu de la mêlée, son casque de travers, s'efforçait vainement de calmer quatre types basanés à moustaches et longs tabliers. L'un avait une lèvre fendue, un autre, un torchon sanglant enroulé autour de la main, et tous hurlaient des imprécations à pleins poumons dans une langue étrangère. Une vieille bique enveloppée d'un châle noir se lamentait dans les bras d'une femme policier qui lui tapotait l'épaule sans résultat et Arliss, tout rouge, réclamait le silence à grands cris. Au lieu d'être à son poste, au guichet, le vieux Cudlipp s'était volatilisé, mais Stratton crut déceler des gémissements à travers la cloison de bois.

Il se retourna juste à temps pour voir deux des hommes échapper à Ballard et se précipiter sur Arliss, qui disparut aussitôt sous une masse confuse de membres moulinant.

Stratton plongea, les saisit au collet et les remit de force sur leurs pieds.

— Ça suffit, messieurs. C'est quoi, ce bazar ?

Arliss battit promptement en retraite derrière le guichet et un silence soudain tomba, tandis que les deux hommes, à présent tenus à bout de bras — Stratton mesurait une bonne tête de plus qu'eux —, le regardaient d'un sale œil, pantelants.

— Essayons de nous expliquer...

Il lâcha les types, qui s'ébrouèrent furieusement. Le plus âgé cracha par terre.

— Pas de ça ici, dit Stratton. Vous êtes dans un commissariat, pas à un match de boxe. C'est quoi, le problème ?

— Je crois, dit Ballard avec gêne, qu'il vaudrait mieux que je vous l'explique en privé.

— Très bien. Ils sont ensemble ?

— Oui, c'est la même famille.

— Bon...

Stratton se tourna vers la femme policier.

— Mademoiselle Harris, je vous invite à emmener cette dame prendre un thé dans la pièce du fond. Tâchez de comprendre ce qui s'est passé.

— Je crois qu'elle ne parle pas anglais, inspecteur.

— Tant pis. Faites de votre mieux.

Prenant la vieille dame par les épaules, Harris était sur le point de l'entraîner, quand l'homme qui avait craché s'interposa.

— Stop ! hurla-t-il. Vous pas arrêter ma mère.

— Je n'arrête personne, dit Stratton, doucement. Mais je vais le faire, si vous ne la mettez pas en veilleuse. Et maintenant, l'agent Arliss que voici va vous conduire dans une agréable pièce bien au calme où vous pourrez attendre gentiment l'issue de ma petite conversation avec l'agent Ballard.

Arliss ayant fait sortir les quatre hommes, Stratton se tourna vers Ballard.

— Alors ?

— Merci, dit Ballard. Je sais que ce n'est pas votre...

— Peu importe. Des étrangers indésirables ?

— Non. Des Grecs.

— Que font-ils ici ? Je vous conseille de commencer par le commencement.

— On était dans Frith Street, à patrouiller, quand on a entendu une bagarre chez le coiffeur, alors on est allés enquêter et... c'était bien ça — la vieille frappait un client avec une brosse tout en le traitant de... en fait, j'en sais trop rien, car c'était pas en anglais, mais ça ne ressemblait pas à des amabilités. Il essayait de parer ses coups, puis les autres s'en sont mêlés, un miroir a été cassé, le monsieur a été blessé et s'est pris un œil au beurre noir. Il veut porter plainte, et comme Arliss les prenait pour des Ritals, il a jugé bon de les coffrer et a envoyé chercher le panier à salade. On a réussi à les conduire jusqu'ici, mais qu'est-ce qu'ils gueulaient...

Ballard hocha la tête.

— Quelle histoire...

— Vous avez compris ce qui s'est passé ?

— Je crois que le client se faisait couper les cheveux, et il dit qu'il astiquait ses lunettes sous le drap...

Ballard indiqua sa braguette.

—Tandis que la femme semble avoir cru qu'il faisait autre chose, à cause du...

D'une main, il mima.

— Du geste, et bien sûr, faute de voir ce qu'il faisait, elle lui a flanqué un bon coup de brosse sur le... (Ballard grimaça)...

vous voyez quoi, cassant ses lunettes, et ensuite tout a dégénéré...

— C'est ce qu'il vous a dit ?

Ballard fit non de la tête.

— Lui, il a juste dit qu'il astiquait ses lunettes et qu'elle l'a agressé sans crier gare. Les autres, ses fils, ont forcément entendu ce qu'elle criait, mais ils n'ont pas voulu me le dire, parce que...

— ... ils ne veulent pas qu'on sache que leur mère connaît ces choses-là.

Ballard opina.

— Il en va de l'honneur de la famille. C'est ce que m'a dit un autre client. Il a tout vu.

— Et où est-il, actuellement ?

— J'ai pris ses coordonnées. Au cas où il nous faudrait un témoin.

— Je vois. Et l'homme astiquait bien ses lunettes, alors ?

Selon votre témoin ?

— Oui. Elles étaient sur ses genoux quand elles ont été cassées, sous le drap. Mais il a dit que ça ressemblait vraiment à ce que... ce que la femme a cru voir. Le coiffeur veut porter plainte contre le client pour les dégâts. Et eux, ils sont furieux contre Arliss parce qu'il les a traités de Ritals.

— Formidable. Où est le type aux lunettes ?

— Avec Cudlipp. J'ai cru préférable de le mettre à l'abri, des fois qu'ils le démolissent encore plus...

— Bon, je vais le voir et essayer d'arranger les choses. En attendant, retournez auprès de ces quatre lascars et dites-leur qu'on va régler ça, mais que, si jamais j'en entends un, je les colle au trou !

— Très bien, merci.

— Et rectifiez votre tenue. On dirait que vous êtes passé sous un camion. Au fait, c'est quoi, leur nom ?

— Polychronopolos.

— Nom de Dieu !

— Oui. Je vous le fais pas dire...

Stratton trouva Cudlipp dans un cagibi, à côté de la Salle d'information. À côté de lui, les cheveux en partie coupés et un œil tuméfié, était assis le voisin de Joe Vincent, M. Rogers.

Voyant Stratton, il bondit sur ses pieds.

— C'est vous le responsable ? Cette femme m'a agressé et je veux savoir ce que vous comptez faire.

Il lui montra ses lunettes massacrées.

— Regardez ! dit-il en lui agitant la paire sous le nez. Il faut faire quelque chose.

— Vu les circonstances, déclara Stratton, ce n'est peut-être pas une très bonne idée.

— Comment ça ? Quelles circonstances ?

— Pourquoi ne pas vous rasseoir, qu'on discute...

M. Rogers chercha d'un air égaré autour de lui, comme si toutes les chaises avaient été subtilisées par magie.

— J'ai été agressé ! dit-il. Sans provocation de ma part —

cette femme est visiblement dérangée, un danger public, et si vous... si vous...

Sa phrase resta en suspens et il dévisagea son interlocuteur qui crut déceler un zeste de frayeur hâtivement dissimulé.

— On s'est déjà vus, dit Stratton.

L'homme hésita.

— Oui. Dans mon meublé, je crois.

Stratton songea que le mot « meublé » était un peu pompeux pour la pension miteuse de Mme Cope, mais il répondit simplement :

— En effet. Inspecteur Stratton.

— Rogers.

L'homme fourra ses lunettes dans sa poche et lui tendit la main.

— Quelles « circonstances » ?

Voyant qu'il n'avait aucune idée de la situation, Stratton déclara :

— C'est plutôt délicat, monsieur.

— Délicat ? Regardez-moi !

Rogers, son indignation refaisant surface, pointa un doigt tremblant vers son œil.

— C'est vrai, cette femme vous a frappé. Voulez-vous vous asseoir ? Je vais vous expliquer.

— Il n'y a rien à expliquer. Elle est folle.

Sentant manifestement qu'il avait eu le dernier mot, il se rassit.

— Vous avez besoin de moi, inspecteur ? demanda Cudlipp.

Je devrais être au guichet.

— Bien entendu. Allez-y.

Quand il eut quitté la pièce, Stratton demanda :

— Savez-vous pourquoi Mme Polychronopolos vous a agressé ?

— Pour rien ! J'étais tranquille, dans mon coin, à me faire couper les cheveux...

— Vous étiez en train de polir vos lunettes, non ?

— Oui, et cette sale bonne femme les a pulvérisées. Ils devront me dédommager.

— Mme Polychronopolos était contrariée. Elle a cru que vous étiez en train de commettre un attentat à la pudeur. Vos mains étaient sous le drap, dans votre giron. Elle a vu un mouvement saccadé et en a hélas conclu que vous vous masturbiez.

— Quoi ?

— Que vous vous masturbiez, monsieur.

Stratton réussit à conserver son impassibilité, mais à grand-peine.

— Vous voulez dire qu'elle a cru que je faisais — sous le...

Rogers gesticula en silence.

— Oui, répondit Stratton, qui ajouta mielleusement : Ce n'est pas l'endroit idéal pour cela, vous en conviendrez.

— Non, mais... enfin... enfin...

Il en postillonna, puis s'écria :

— C'est de la diffamation ! Je pourrais la poursuivre en justice ! En fait, j'ai bien envie de...

—- Dois-je comprendre, l'interrompit Stratton, que vous étiez bien en train d'astiquer vos lunettes, et seulement vos lunettes ?

— Évidemment ! C'est un scandale ! Ce que je veux savoir, c'est : qu'allez-vous faire ?

— Moi, à votre place, je laisserais tomber.

— Quoi ? On m'a agressé !

— Et moi je me demande de quoi vous aurez l'air au tribunal.

Pendant un instant, Rogers se tut. À en juger par les expressions se succédant sur son visage, Stratton pouvait presque suivre ses pensées : visions de magistrats le scrutant par-dessus leurs demi-lunes, ricanements et coups de coude dans le public quand les accusations seraient formulées sous couvert d'euphémismes — plaisir solitaire, onanisme, autoérotisme. Il serait tourné en dérision, ou, à supposer qu'on ne le croie pas, passerait pour un pauvre maniaque, et la honte et le chagrin de sa mère seraient insupportables... Enfin, il parla :

— Ah, dit-il.

— Je vous laisse y réfléchir..., dit Stratton.

Partant aussi vite que possible, il courut jusqu'aux toilettes pour y rire sans être entendu. Ballard arriva au moment où il s'aspergeait la figure.

— Alors ?

— Il ne va pas porter plainte. Et vos zouaves, ils sont calmés ?

— Ils protestent toujours, mais à voix basse.

— Bien. Et la mère ?

— Ça va. Toute droite sur sa chaise comme si elle était à l'église.

— Vous devriez les réunir et expliquer que, si on peut tout à fait comprendre qu'il y ait eu malentendu, ce n'était qu'un malentendu et qu'il vaudrait mieux rentrer à la maison et tout oublier. Oh, et montrez-leur bien qu'on ne doute pas qu'ils soient en règle et cetera.

Ballard opina.

— Merci beaucoup, inspecteur.

— De rien. Il y avait longtemps que je ne m'étais autant marré. Je vais dire à Rogers qu'il peut partir et ensuite je donnerai à Arliss quelques notions de géographie.

La bouche de Ballard se crispa légèrement :

— Oui, inspecteur. Mais les hordes orientales étant à Calais, vous allez avoir du mal...

— Je sais, dit Stratton avec une grimace. Mais je peux toujours essayer.

Rogers se leva, tout pâle, quand Stratton reparut. Celui-ci avait pris soin en revenant d'arborer une expression qui se voulait à la fois grave mais affable et d'effacer de son esprit toute vision de branlette ou de magistrat. Rogers, lui, ne semblait pas y être parvenu. Il était bouleversé par le spectre d'une inculpation et d'une humiliation publique. C'était un homme abattu, avec un seul désir : retrouver sa dignité de bon citoyen respectueux de la loi, pour qui tout ce qui se trouvait sous la ceinture était tabou.

— Eh bien ? dit Stratton.

Le front de Rogers touchait presque sa poitrine et, quand il se redressa, Stratton crut voir un petit garçon pris avec une pomme dépassant de sa poche.

— Je vois ce que vous voulez dire, inspecteur, dit-il, passant un doigt nerveux dans son col. Ce pourrait être très gênant. Mais en réalité, je ne...

— Je comprends, fit Stratton, paternel. Mieux vaut sans doute ne plus en parler.

— Tout à fait d'accord !

Rogers hocha la tête avec enthousiasme.

— Vous avez mille fois raison.

— Mon collègue s'entretient avec ces messieurs du salon de coiffure et je suis certain qu'après cette conversation, tout sera aplani et vous serez libre de vaquer à vos occupations.

— Ah, bonne nouvelle. Je vous suis très reconnaissant, inspecteur, d'avoir réglé ça.

Notant l'« inspecteur », Stratton se dit qu'il pouvait aussi bien lancer un ballon d'essai.

— À propos, vous n'avez rien à me dire en attendant ? Je suis sûr que ces messieurs vont être compréhensifs, mais il se peut quand même qu'ils portent plainte et je ne serai peut-être pas en mesure de les en dissuader...

Il regarda fixement Rogers, qui déglutit à plusieurs reprises.

— Eh bien, dit-il. Justement, je me suis souvenu effectivement de quelque chose après votre visite.

— C'est-à-dire ?

— Ces types dont vous parliez, ceux qui sont venus voir Joe Vincent... Je les ai bien vus. Je me suis, euh... (Il se racla la gorge) trompé en disant que j'étais absent. C'était un autre soir.

Ça m'est revenu seulement après votre départ.

Stratton sourcilla.

— J'y ai repensé deux jours plus tard. C'est drôle, la mémoire.

— Oui, n'est-ce pas ? C'est vous qui les avez fait entrer ?

Rogers opina.

— Ils étaient deux. Je ne peux pas dire que je les ai bien regardés, mais l'un d'eux était un grand, en complet, si je me souviens bien, et un jeune l'accompagnait.

— C'est tout ?

— Le jeune était plus petit. Brun. Pas de chapeau — l'autre en avait un. Je suis quasi sûr que le jeune portait un complet, lui aussi, mais je n'en jurerais pas. Un truc sombre, en tout cas.

— Quelle heure était-il ?

— Environ vingt et une heures.

Donc, ces hommes étaient restés sur place pendant plus de deux heures.

— Avez-vous entendu du bruit à l'étage, ensuite ?

— Je ne me souviens de rien. Des coups sourds, peut-être.

J'ai dû penser que c'était eux redescendant l'escalier. J'aurais pu leur dire que Joe n'était pas là.

— Pourquoi ne pas l'avoir fait ?

Rogers parut dérouté.

— Je ne sais pas. J'ai dû croire qu'ils souhaitaient laisser un mot.

« Ou tu n'aimais pas leur dégaine », songea Stratton.

— Vous ne les aviez jamais vus ?

— Non, jamais.

— Eh bien, dit Stratton, c'est mieux que rien. Mais, poursuivit-il sévèrement, il aurait été plus utile de nous le dire quand on est venus.

Rogers paraissait déconfit.

— Je suis navré, ça m'était sorti de la tête. Enfin, ça ne paraissait pas très important, et je n'ai pas réfléchi... J'ai dû croire que c'était des amis de Joe, et je n'y ai plus pensé.

« Tu parles », songea Stratton.

— Enfin, peu importe, dit-il d'une voix rassurante. Mais ces petites choses... La police doit pouvoir compter sur le concours des citoyens pour mener à bien ses enquêtes, vous savez...

Rogers s'illumina — il était de nouveau du bon côté de la barrière, aidant la police, retrouvant sa position sociale.

— Bien entendu, dit-il et là, s'enhardissant : Cela a un rapport avec Mlle Morgan ?

Stratton contre-attaqua avec une autre question :

— Vous la connaissiez ?

Rogers, de nouveau replacé en position moralement dominante, consolida sa position par une moue réprobatrice.

— De vue, bien sûr, dit-il. Et pour l'entendre, je l'entendais ! Chanter, donner des coups... Joe est un garçon discret, inspecteur, très aimable, mais franchement, j'ai été plusieurs fois sur le point de me plaindre à Mme Cope du raffut qu'elle faisait. Bien entendu, elle passait la plupart de ses soirées au pub...

Ce dernier mot était chargé d'une énorme réprobation.

— Vous êtes certain de n'avoir rien entendu ?

— Non, j'écoutais la radio.

— Donc, rien de rien... ? Rogers fit non de la tête.

— Avez-vous entendu le gramophone de M. Stockley ?

— Je ne crois pas. Je ne me rappelle pas. M. Vincent se porte bien ? Je ne l'ai pas revu depuis... Ce n'est pas que je guette les gens, mais... il ne lui est rien arrivé, j'espère ?

— Non, dit Stratton, qui ajouta, d'une voix excluant toute autre question : il s'est absenté pour quelques jours.

— Oh, dit Rogers, avec l'air de celui qui vient de recevoir une information confidentielle. Pour être honnête, j'ai toujours pensé que Mlle Morgan n'avait pas une bonne influence sur lui.

Certes, sa fin est regrettable... J'ai été étonné d'apprendre qu'elle avait fait du cinéma, mais c'est vrai que ce n'est pas une chose qui m'intéresse.

Sentant qu'il n'y avait plus rien à en tirer, Stratton parvint à s'en débarrasser après force poignées de mains et expressions de sa gratitude, plus pas mal de réflexions à bâtons rompus sur les malentendus fâcheux et autres aléas de l'existence. En allant retrouver Arliss, il songea que la matinée n'avait pas été complètement fichue, en fin de compte.

18

Diana contempla la cage vide derrière la tête de Mme Wright et espéra qu'elle n'allait pas s'assoupir avant d'avoir recueilli les confidences de la vieille dame. La veille, ayant dîné avec des membres du Right Club, elle s'était couchée tard et se sentait étouffer dans le petit salon au plafond bas de ce cottage.

Partout il y avait des photos du défunt mari et de leur fils unique, tué au combat pendant la Grande Guerre.

Diana sirota son thé et patienta. Elle avait fait le trajet en train afin d'enquêter sur une rumeur selon laquelle le clocher de l'église servait à cacher un émetteur ennemi. Ayant inspecté ce clocher et reçu l'assurance du curé que c'était impossible, elle était venue tranquilliser la personne qui avait signalé l'affaire.

Comme Apse l'avait prédit, cela devenait la routine : la première semaine, elle s'était rendue à Barnet, Woking et Aylesbury pour convaincre de vieilles dames effrayées (ou, dans un cas, tout bonnement toquées) que leurs voisins ne consultaient pas des cartes avec de mauvaises intentions, pas plus qu'ils ne faisaient des signaux aux Allemands avec le bout de leurs cigarettes, ou que leurs domestiques d'origine étrangère (un couple de Portugais effarés) ne complotaient dans le but de détruire le pays.

— C'est le clocher de la vieille église, déclara Mme Wright.

Il est désaffecté depuis des années et plus personne n'y va, voyez-vous...

— J'ai parlé au curé, madame Wright, et il m'a assuré que personne n'est monté là-haut. Ce ne serait pas prudent.

— Mais j'ai vu quelqu'un ! Avec une échelle.

— C'était le bedeau, madame Wright. Il réparait. Le clocher est vide. C'est bien d'ouvrir l'œil, mais là il n'y a vraiment pas de quoi s'inquiéter.

Mme Wright se pencha et lui saisit la main.

— Si, ma chère ! Pas étonnant que vous n'ayez rien trouvé

— leurs émetteurs sont gros comme des paquets de cigarettes, et ils les cachent entre les briques. J'ai une preuve.

— Laquelle ?

— Topsy.

— Topsy ?

Mme Wright tourna la tête vers la cage vide.

— Mon canari. Il est mort.

— J'en suis désolée. Mais je ne vois pas...

La vieille dame lui caressa la main.

— Naturellement, ma chère. Je vais vous montrer.

Elle se leva de son fauteuil, alla à la commode et sortit d'un tiroir un petit paquet enveloppé d'une serviette de table, qu'elle lui déposa sur les genoux. Devinant de quoi il s'agissait, Diana essaya de ne pas avoir un recul.

— Ils l'ont tué.

— Qui ça, madame Wright ?

— Avec l'émetteur.

La vieille dame parut s'impatienter.

— Les rayons. Ils traversent le cottage depuis cette machine dans le clocher. Les canaris sont sensibles à ces choses-là — voilà pourquoi on s'en sert dans les mines de charbon, pauvres petits...

— Mais c'est pour détecter du gaz. Monoxyde de carbone, méthane, ce genre-là...

— Justement !

Mme Wright s'illumina telle une enseignante devant une élève pas trop bête.

— Voilà de quoi il est mort ! Regardez !

Diana, qui s'était efforcée d'éviter la vue du paquet sur ses genoux, eut une moue discrète. L'odeur n'était pas trop nauséabonde... Espérant que Topsy n'était pas mort depuis très longtemps, elle saisit un coin du tissu entre le pouce et l'index et tira, avec précaution. L'étoffe se déroula assez pour révéler une petite boule de plumes jaunes aux pattes tragiquement raidies.

— Vous voyez ? Ce sont ces rayons qui l'ont tué.

— J'en doute, dit Diana, avec douceur. Était-il très âgé ?

Mme Wright secoua la tête.

— Il était au mieux de sa forme quand, la semaine dernière, il a cessé de chanter et j'ai bien vu qu'il n'était pas dans son assiette. Amorphe, les yeux vitreux... Il ne mangeait plus... et puis il est mort.

— Et si c'était une maladie ?

De nouveau, la dame secoua la tête.

— Il allait bien.

— Il fait très chaud ici, non ? Il n'appréciait peut-être pas...

— Les canaris ont besoin de chaleur. Ils sont originaires des pays chauds, vous savez.

— Oui, mais...

Diana commençait à se décourager.

— Topsy était un canari anglais, n'est-ce pas ? Il était né ici.

Peut-être...

— Hélas, il n'y a qu'une seule explication, affirma Mme Wright avec fermeté.

— Et ses graines ? Avec la pénurie, les grainetiers ont du mal à se procurer les bons ingrédients pour leur mélange. Cela a pu l'affecter.

Mme Wright cessa de secouer la tête et parut songeuse.

— C'est possible, reconnut-elle. Le commerçant m'a dit avoir eu quelques difficultés...

— Pour moi, c'est ça, dit Diana, tout en s'efforçant de ne pas trahir son soulagement. C'est le plus plausible. Vous lui avez parlé de Topsy ?

— Non. Je devrais peut-être le faire...

— Je crois que ce serait une excellente idée, déclara Diana.

Après avoir réussi à persuader la vieille dame qu'il n'était pas nécessaire de ramener le canari à Londres pour une autopsie, Diana retourna à pied à la gare. Ayant très peu mangé ce matin-là, et jeûné à midi, elle se sentait affaiblie et se restaura de son mieux au buffet avec un thé à la bergamote et une tarte infecte, tout en attendant le train.

Elle trouva une place dans une voiture de seconde classe pleine de jeunes estafettes du service féminin de la Royal Navy qui parlaient de leurs soupirants. Cela lui fit penser à Claude —

terrain dangereux, tout autant qu'une plage minée mais elle se laissa tout de même aller à rêvasser agréablement. En dépit de ses résolutions, elle avait été dans tous ses état quand il ne l'avait pas contactée pendant les trois jours succédant à la

« débâcle » à Trafalgar Square, puis pitoyablement soulagée (quoique veillant à ne pas le montrer) quand il l'avait appelée au bureau d'Apse — preuve qu'il ne l'avait pa perdue de vue — pour l'inviter au restaurant. Ensuite, ils étaient allés danser au Kit-Kat Club dans Regent Street. Une découverte pour elle, qui avait trouvé ce lieu assez louche mais très amusant. Leur baiser d'adieu lui avait donné des fourmis partout et elle était rentrée chez elle grisée de bonheur, une joie quelque peu gâtée par un horrible sentiment de culpabilité vis-à-vis de Guy. Comment pouvait-on être à la fois très heureux et malheureux ? C'était absurde.

Les gloussements des jeunes filles interrompirent ses rêveries Admirant leur uniforme, bien plus flatteur que celui des auxiliaires territoriales, elle écouta leurs conversations. Quoique célibataires, elles semblaient en savoir bien plus long sur les hommes qu'elle-même ! C'était franchement injuste, mais là encore, il ne tenait qu'à elle de combler cette lacune — si elle choisissait cette voie. Sinon, l'idée de rester mariée — et fidèle —

à Guy, et de ne partager que son lit, était déprimante. Ce n'était pas sa faute — après tout, il n'était pas méchant — mais cette monotonie, cette tâche assommante, année après année, de devoir se rendre insensible, sans désir, ni sentiments... « On aurait dû me prévenir, songea-t-elle. Empêcher ce mariage. Me dire que j'étais trop jeune. Mais qui... ? » Sa tante avait cru qu'il s'agissait d'un bon parti, ce qui, vu de loin, était le cas, et beaucoup de ses amies s'étaient mariées à dix-neuf ans. C'était pour cela qu'on « faisait la saison » : pour être lancée dans la société, rencontrer le mari adéquat. D'ailleurs, elle était si sûre de son amour que, même mise en garde, elle n'aurait pas écouté... Un soudain et très intense souvenir physique du pouce de Claude lui caressant le sein à travers l'étoffe de sa robe la fit se tourner vers la vitre, de peur d'être surprise à rougir. « À quoi bon m'appesantir ? J'ai une mission à remplir. Je dois, je dois, je dois — elle ferma les yeux très fort pour repousser la main du Claude imaginaire — me concentrer sur les choses importantes. »

Elle entra dans Dolphin Square en venant de la Tamise et tourna à droite pour se diriger vers l'appartement d'Apse dans Frobisher House, face au bâtiment de Forbes-James. Comme ce dernier, Apse travaillait en partie chez lui, mais son appartement était au dernier étage et avait la forme d'un E

moins la barre du milieu. La porte d'entrée ouvrait sur un vaste bureau-salon et toutes les autres pièces — la cuisine avec son issue de secours ; la chambre, le dressing et ainsi de suite —

étaient distribuées par un sombre corridor en L. En son for intérieur, elle trouvait que l'appartement de Forbes-James, avec son balcon sur la Tamise, était bien plus agréable et aéré. Celui d'Apse était un peu comme lui-même, ténébreux, avec des pièces cachées dans les recoins. Non que Forbes-James fût transparent — ces mystères au sujet de sa femme, par exemple

— mais Apse était... Elle fronça les sourcils, cherchant le mot juste. « Distant », voilà. C'était comme parler à quelqu'un à travers un mur. Pas parce qu'il aurait eu le regard fuyant, et il n'était pas du tout cachottier, mais il ne semblait jamais être tout à fait là. Enfin, il avait l'air d'un type bien ; donc elle exagérait peut-être cette impression parce qu'elle était censée le suspecter. S'il était pro-fasciste, alors il était logique qu'il se surveille — et Mme Montague et ses amies semblaient penser qu'il était, ou pourrait être, dans leur camp. Plusieurs fois, elle avait prononcé son nom en leur présence, mais sans obtenir de véritables réactions, sinon de vagues murmures, sur sa fiabilité et son utilité, et elle n'avait pas osé creuser de peur d'éveiller les soupçons. Mais il devait bien mijoter quelque chose, sinon pourquoi aurait-on voulu qu'elle travaille pour lui ?

Dame Apse, qui était là à son arrivée, se révéla surprenante. Diana ne savait pas à quoi elle s'attendait — en tout cas, pas à la femme svelte aux manières timides, presque enfantines, qui lui ouvrit. La fine silhouette, les yeux de chatte bleu clair et la souple chevelure brun clair démentaient son âge, sans doute la quarantaine. Son impression première fut qu'il s'agissait d'un être candide, pour qui la plus grosse blague au monde aurait été de se gaver de bonbons dans le dortoir, à minuit.

Au bout de cinq minutes de conversation à bâtons rompus, durant lesquelles Apse sourit à son épouse avec cet air légèrement supérieur de celui qui s'amuse vaguement à entendre, sans vraiment écouter, le babil féminin, Dame Apse déclara qu'elle devait se sauver, de peur de rater le train.

— Je vous laisse à Mlle Calthrop, chéri, ajouta-t-elle, avant d'éclater d'un petit rire terrifié, comme si elle avait lâché une énormité.

— Mais oui, dit Apse. Ne va pas louper ton train. J'appelle le chauffeur.

Se tournant vers Diana, il déclara :

— J'ai réussi à mettre la main sur une FANY.

— Quoi, chéri ? Quelle Fanny ? Dame Apse semblait perplexe.

Diana, qui avait une gorgée de sherry dans la bouche, réussit de justesse à ne pas s'étouffer.

— Une FANY... Une auxiliaire. Ce sont presque toutes des conductrices, actuellement. On la partagera avec Forbes-James, ajouta-t-il à l'adresse de Diana. J'ai dû faire jouer mes relations, bien entendu.

— Vous

devriez

peut-être

changer

de

marque,

mademoiselle, déclara dame Apse avec sollicitude en lui tendant son étui à cigarettes. Essayez celles-ci.

— Merci, répondit Diana, juste au moment où la conductrice s'annonçait.

— À la gare Victoria, dit Apse à la jeune femme, qui semblait déborder d'enthousiasme.

Elle salua vivement et se retira. Apse étreignit sa femme et lui dit :

— Tu embrasseras Pammy et Pimmy pour moi ?

En se retournant par discrétion, Diana crut voir sa main lui effleurer la joue.

— C'était une joie de te revoir, chérie. J'espère que le retour ne sera pas trop pénible.

Diana avait été frappée par la douceur de sa voix quand il avait prononcé les prénoms de ses enfants — mais peut-être étaient-ce ses chiens... ?

— Vous avez passé une bonne journée ? dit-il, une fois sa femme partie.

— Assez bizarre. En fait, j'ai bien failli vous rapporter un canari mort. La dame incrimine les rayons émis par un transmetteur ennemi.

— Mon Dieu, dit Apse d'une voix mourante en s'asseyant à son bureau. Vous voulez bien nous resservir du sherry ?

Tandis que Diana s'exécutait, il déclara :

— J'ai peur d'avoir un autre maboul pour vous, demain -

un habitant d'Epsom qui croit que les hippodromes vont servir de terrains d'atterrissage à l'aviation ennemie. La lettre est quelque part...

Il fouilla dans une masse de documents et lui tendit une lettre écrite sur un papier très fin, couvert d'une écriture petite, en pattes de mouche, avec plusieurs mots lourdement soulignés.

— Je suis sûr que vous saurez régler ça. Voici une autre perle. Écoutez :

Cher monsieur, je vous écris car je m'inquiète beaucoup depuis quelque temps des effets de l’eau sur mon mari. Depuis l’an dernier, j'ai noté un déclin de sa nature virile, à mon avis dû à une contamination chimique provoquée par des espions ennemis. Tout a commencé l’an dernier, quand l’eau a été momentanément coupée, que les canalisations ont été déterrées et trafiquées par des ouvriers d'origine étrangère. Je prends toujours soin de faire bouillir l’eau qu'on boit. Or, le goût n'est plus le même et j'ai l'impression très nette que les hommes de la région ont l’air mal en train et pas comme il faudrait. Je ne me confierais pas sur un sujet aussi scabreux si les intérêts du pays n'étaient en jeu, car si ça continue les femmes nyauront plus d'enfants. Devenues égoïstes, elles dépenseront leur argent en produits de beauté et autres frivolités, ce qui affaiblira la nation, et comment alors pourrons-nous résister...

— Ça continue encore longuement dans la même veine. À

l'en croire, ils sont mariés depuis trente ans, ce qui doit lui faire la cinquantaine...

Diana, qui peinait à contenir son hilarité, demanda :

— Où habite-t-elle ?

Apse examina la lettre.

— Fulham. Vous pourriez y aller demain, après Epsom. Si le Dieu des transports est d'accord, évidemment.

Il renifla le papier et fit la grimace.

Devonshire Violets. Elle devrait peut-être changer de parfum. Tenez, emportez-la.

Trois heures plus tard, Diana s'installait avec Jock et Lally à La Coquille et, ayant fini son sabayon et profitant d'une pause dans la conversation, elle tripota le pied de son verre comme si elle réfléchissait et déclara :

— Vous savez, je me sens affreusement inutile.

Jock reposa sa cuillère.

- Comment ça ?

— Je sais qu'il faut suivre les pistes, les lettres nous signalant des espions, bien sûr, c'est important de rassurer l'opinion publique, mais quid des véritables factieux ?

— Qui ça ?

Lally haussait un élégant sourcil.

— Les gens haut placés. Pas Mosley et compagnie, mais les sympathisants qui ne sont pas encore sortis du bois, qui seraient en mesure d'aider les Allemands en cas d'invasion.

— Mais c'est justement ce qu'on fait ! dit Lally. Du moins s'y efforce-t-on...

— La plupart d'entre eux sont derrière les barreaux, déclara Jock avec assurance. Quant aux autres...

Il haussa les épaules.

— Tout le monde se connaissant, ça ne devrait pas être trop difficile, du moins en théorie.

— Tu veux dire : parce que vous avez fréquenté les mêmes écoles, les mêmes universités ?

— Bien sûr. Ou celles de leurs frères, oncles ou cousins.

— Ce n'est pas pour ça que vous les connaissez...

— On connaît leur passé et leur... pedigree, si tu veux. C'est dangereux de voir des espions partout, à chaque coin de rue. Ça se sait, quand quelqu'un est respectable — naturellement, cette respectabilité peut masquer tout et n'importe quoi, mais en général rien de très méchant...

— Hitler n'est pas méchant ?

— Si, répondit Lally. Mais il n'est pas respectable.

— Alors, parce qu'une personne n'a pas reçu une bonne éducation, elle ne vaudrait rien ?

— Bien sûr que non, dit Jock. Pour l'amour du ciel, Diana, il y a des procédures pour ce genre de choses, on enquête sur les gens...

— Oui, mais ça semble en grande partie dépendre du milieu social.

— En effet. Pour une bonne part. Et ça ne tient pas compte du moi caché.

— Le moi caché ?

— Le moi secret, le tréfonds de notre être.

Il la dévisagea, songeur.

— La part que — dans certains cas — on n'ose pas révéler.

Diana pensa à Ventriss et ressentit un malaise : la conversation s'orientait dans un sens qui ne lui plaisait guère.

Les yeux de Jock la transperçaient comme une paire de forets.

Elle eut un rire forcé.

— Ça n'existe pas ! Ou sinon, cela voudrait dire que chacun abrite un effroyable et intéressant secret.

— Je n'ai pas dit que c'est intéressant. Sauf pour les concernés, évidemment. Mais là encore, certains aiment jouer les détectives. Supposition, conjecture, hypothèse... espionner, pour appeler ça d'un autre nom. C'est dans leur nature. Tu verras que c'est une « déformation professionnelle » fréquente chez les agents. Prends Claude Ventriss, par exemple...

Consciente que Jock et Lally échangeaient des regards entendus, Diana baissa les yeux et joua avec son verre. Après un long silence embarrassant, Jock ajouta :

— C'est une certaine mentalité. Creuser, chercher derrière le masque, et cetera. Bien entendu, le plus sûr est d'être exactement ce qu'on paraît être, et j'ose dire que la plupart des individus sont exactement ainsi, donc masque.

— Mais Claude Ventriss n'est pas ce qu'il semble être, c’est cela ? dit Lally. C'est un agent double, dixit la rumeur en tout cas.

— Claude ? lança Diana, estomaquée. C'est vrai, Jock ?

— Je n'en sais rien, dit-il avec affabilité. Et mieux vaut ne pas trop réfléchir là-dessus. Moins on en sait...

— C'est compter sans la curiosité féminine, intervint Lally.

— La curiosité peut être un très vilain défaut.

— Même chez un agent ? demanda Diana, qui voulait absolument en savoir davantage. Tu viens de nous dire que les agents aiment assez jouer les détectives au quotidien.

— Ça peut sembler contradictoire, mais oui, surtout chez un agent. Parfois, il faut savoir fermer les yeux. Pour se préserver. Il est des choses qu'il importe de savoir et d'autres qu'il importe d'ignorer. On s'imagine souvent que détenir une information donne du pouvoir, mais si tu sais quelque chose sur une personne qui ne souhaite pas qu'on le sache, cela peut te rendre très vulnérable. Et...

Jock la regarda droit dans les yeux.

— ... il ne faut pas oublier que certains aiment le danger. Ça leur donne le sentiment d'exister. Claude a vécu en Allemagne avant la guerre, et en France. D'après mes sources, c'était un play-boy. Il ne fait pas cela pour l'argent, car il n'en a pas besoin

— ce qui, entre nous, est assez inhabituel — mais parce qu'il aime marcher sur la corde raide.

— Donc, c'est bien un agent double ! dit Lally, triomphante.

— Je n'ai pas dit cela.

— Mais, dit Diana en s'efforçant de ne pas paraître trop empressée, si c'est le cas, alors...

Jock agita un doigt à son adresse.

- N'oublie pas ce qui s'est passé, quand Pandore a ouvert la boîte ! Sur ce, je crois qu'il est grand temps de changer de sujet.

En rentrant chez elle, Diana songea, penaude : « Je suis nulle. » Elle s'était crue très maligne, à causer avec Mme Montague et ses copines du Right Club, mais Apse, c'était autre chose. Quant à Claude, si c'était un agent double... « Je devrais démissionner, se dit-elle. Je devrais aller voir Forbes-James pour lui dire que je ne peux pas couper mon cerveau en deux. »

Après avoir passé quelques minutes à imaginer cette scène, elle pensa qu'on ne lui permettrait peut-être pas de démissionner —

le peu qu'elle savait pouvait être jugé préjudiciable à la sécurité du pays — et elle serait peut-être condamnée à passer le reste de la guerre, voire de sa vie, confinée dans les sous-sols des services secrets à classer des papiers. Elle s'imagina en vieille dame courbée au-dessus d'un meuble-classeur...

Elle secoua la tête, déconcertée. « Tant mon moi apparent que mon moi secret sont complètement chamboulés », songea-t-elle, puis elle sourit en se rappelant la lettre de l'habitante de Fulham à propos de l'eau potable. Un déclin de la nature virile...

À quoi devait donc ressembler son moi secret ? Mieux valait ne pas y penser. Elle se sourit à elle-même, leva les yeux au ciel et pressa le pas.

19

— « Le discours fleuve de Hitler au Reichstag, où il a parlé vaguement de son désir de paix, tout en admettant que si la guerre se poursuit, ou la Grande-Bretagne ou l'Allemagne sera anéantie, a été accueilli par un froid scepticisme à travers le monde, hier soir... »

Stratton s'interrompit dans sa lecture à haute voix du Daily Express et contempla Jenny, qui tricotait vaillamment dans son fauteuil. La lumière de la petite lampe tombait de biais sur sa joue, faisant briller ses cheveux bruns. Il se sentait agréablement repu. Jenny avait débarrassé la table après un dîner composé de jambon et salade, suivis d'un gâteau de riz avec une touche de confiture au centre, et, à sa demande, elle lui avait apporté une tasse de thé au salon. Elle avait fumé sa cigarette rituelle (il savait très bien qu'elle n'aimait pas vraiment ça, mais qu'elle avait lu quelque part que c'était chic après les repas) et progressait à présent dans l'exécution de son ouvrage, épuisant peu à peu sa pelote de laine grise. Stratton, qui éprouvait de la tendresse pour ses petites affectations, l'enveloppa du regard et songea qu'elle était vraiment très jolie.

Jenny redressa la tête, intriguée.

— Tu ne lis plus ?

—Je t'admirais.

—Oh...

Elle parut vaguement gênée.

— Arrête ton char...

— Que tricotes-tu ?

— Un passe-montagne pour Pete.

— En plein été ?

— Il en aura besoin l'hiver prochain. Et Mme Chetwynd ne pourra pas dire que je ne m'occupe pas bien d'eux.

Stratton songea que la seconde raison était sans doute la vraie, puisque Pete avait déjà un passe-montagne, mais il refusa d'entrer dans son jeu.

— Je continue ? dit-il.

Jenny lui lança un regard rebelle, mais voulut bien s'avouer temporairement vaincue.

— Oui chéri.

— Hitler dit : « M. Churchill pense que c'est l'Allemagne qui sera anéantie. Moi, je sais que ce sera la Grande-Bretagne. »

— Ah, il en est certain ?

— Oui. « Je ne suis pas le vaincu qui implore grâce. C'est en vainqueur que je parle. Je ne vois pas pourquoi cette guerre devrait continuer. »

— Il me fatigue. Pas d'autres nouvelles ?

— La RAF s'en tire toujours pas mal. Et nous avons bombardé Krupp.

— C'est peut-être pour ça que Hitler souhaite la paix.

— Ou parce qu'ils manquent de vivres. Il y a un gros titre, ici. « Hitler se vante : Nous pouvons résister au blocus éternellement — même sur les produits alimentaires. » Tu parles — et Harry Comber affirme qu'il va y avoir la famine en Europe. Note bien que je me demande comment il peut le savoir.

— J'espère qu'on pourra se débrouiller.

Stratton haussa les sourcils.

— Tu as fait tellement de réserves qu'on se croirait cher un épicier. On croule sous les provisions.

— Oui, mais...

Jenny parut mal à l'aise.

— Ça ne provient pas du marché noir, au moins ?

— Non ! Enfin, pas tout. Tout le monde en fait autant, Ted.

— Il ne faut pas. Je sais que c'est tentant, mais...

— Tentant ! Il ne s'agit pas d'une paire de gants neufs, on parle de nourriture !

— Je sais, chérie, mais tout de même...

Il secoua la tête.

— Comment les gosses apprendront-ils à être honnêtes, si nous, on enfreint la loi ?

Jenny cessa de tricoter pour lui lancer un regard noir.

— Ils ne sont pas là, dit-elle. Au cas où tu n'aurais pas remarqué.

« Et c'est reparti ! » songea Stratton. Qu'avait dit Donald au pub ? Même quand on n'en discute pas, je sais qu'elle voudrait le faire et qu'elle se retient... Et maintenant, les hostilités étaient rouvertes. Il se demanda ce qu'il fallait dire, puis pensa à ce que Donald avait ajouté, avant que cet imbécile de Reg ne se ramène comme un lourdaud à leur table : On ne peut pas en vouloir aux femmes, c'est encore plus dur pour elles.

— Je ne m'en réjouis pas plus que toi, dit-il doucement, mais on n'y peut rien, tu le sais...

Il s'interrompit pour voir comment cette phrase était reçue

— pas trop mal, puisque le regard furieux avait été remplacé par un air renfrogné sans signification particulière — et se replongea dans le journal.

— Bonnes nouvelles du côté de Roosevelt. Il va nous aider de son mieux. « Franklin Roosevelt, le seul homme dans l'histoire des États-Unis à briguer la présidence pour la troisième fois, a déclaré dans son allocution historique à la radio : "Je ne regrette pas mes efforts constants pour faire prendre conscience à ce pays de la menace qui le guette. Tant que je serai président, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela demeure notre politique extérieure... Nous voici à un tournant de l'Histoire. Il ne s'agit pas seulement de choisir la démocratie contre la dictature. Il ne s'agit pas seulement de choisir la démocratie contre l'esclavage. II ne s'agit pas seulement de choisir la civilisation contre la barbarie. C'est tout cela à la fois." » Ben, mon vieux...

Jenny approuva de la tête.

— C'est un brave homme.

— Donc, il y a encore de l'espoir...

Jenny leva les yeux au ciel, et dit :

— Tu crois qu'il faut en déduire que l'Amérique va entrer en guerre ?

— Je ne sais pas. Roosevelt semble pour, mais plein d'Américains sont contre. Ils préfèrent ne pas se mouiller.

— C'est compréhensible. Nous aussi, on aurait bien aimé pouvoir rester en dehors, du moins au début.

— S'ils restent neutres, on va avoir des soucis, dit Stratton, morose. J'espère qu'ils vont se décider.

Jenny reposa son tricot et vint l'embrasser sur la joue avant de rapporter les tasses à la cuisine. Il ne savait pas si c'était pour s'excuser de lui avoir parlé hargneusement ou pour le dérider — ou encore les deux — mais en tout cas, c'était bien agréable.

Se faire engueuler aurait été bien plus supportable si le commissaire n'avait à ce point ressemblé à George Formby.

Comment prendre au sérieux quelqu'un qui ressemble au reflet d'un être humain dans un robinet ? Au moins, étant londonien, il ne parlait pas comme George Formby1, mais la ressemblance

— oreilles décollées, menton fuyant, dents protubérantes et petits yeux de bull-terrier — était à s'y méprendre.

Il était 9 h 30 du matin, un lundi, et il se tenait devant le bureau de Lamb, à essayer de se concentrer tandis que son supérieur le critiquait sévèrement, mais son attention était fixée sur l'index court et carré qui donnait des petits coups au bureau pour appuyer ses propos. Bizarrement, il ne cessait de se demander où ce doigt avait bien pu aller se fourrer ce matin-là

— dans son nez ? Celui de sa femme ? « Arrête ! se dit-il. Pour l'amour du ciel. Qu'est-ce qui te prend ? »

— Qu'est-ce qui vous prend ? hurla Lamb. Moi qui vous prenais pour un bon flic, mais ceci (pock !) n'est pas (pock !) satisfaisant ! (pock, pock !) Il nous faut des résultats, et vite !

Il cessa de marteler son bureau le temps de ramasser un morceau de papier qu'il agita dans sa direction.

1 George Formby, vedette de cinéma et de music-hall britannique, comme pour ses performances au ukulélé.

( Toutes les notes sont de la traductrice.)

— M. Fuller est mort vendredi !

Stratton mit plusieurs secondes à se rappeler que M. Fuller était le type blessé lors du cambriolage de la bijouterie et Lamb, voyant sa perplexité passagère, s'exclama :

— Enfin, mon vieux ! La bijouterie !

— Pardon, commissaire, vous me l'apprenez.

Lamb fit la moue.

— Vous deviez suivre cette affaire.

— Oui, commissaire.

— Je suppose que vous n'avez pas avancé ?

— Pas encore, commissaire.

— Eh bien, occupez-vous-en !

— Oui, commissaire.

— Et cette affaire de bandes rivales... Comment s'appelait cet homme ?

Heureusement, Stratton n'eut pas à réfléchir cette fois-ci

— Kelland.

— Du nouveau ?

—Non, commissaire. Nous avons interrogé toutes les personnes en cause mais aucune n'admet avoir vu quelque chose.

Lamb soupira.

— Pas étonnant. Persévérez. Et cessez de gaspiller votre temps avec cette actrice morte.

— Pardon ?

— Vous savez de qui je parle... Mlle... Comment s'appelait-elle ?

— Mlle Morgan, commissaire.

— Oui, elle ! Suicide, tout simplement. Il n'y a rien de plus.

Stratton aurait bien aimé lui demander comment il pouvait être au courant de l'enquête qu'il avait menée sur la mort de Mabel Morgan et la « visite » qu'avait ensuite reçue Joe Vincent (si c'était lié), mais il garda le silence. Le Dr Byrne, le légiste ?

Peut-être s'étaient-ils rencontrés dans un dîner en ville et Byrne se serait plaint de lui ? Ça ne pouvait pas être Joe, ni Wallace, et encore moins Abie Marks.

— Eh bien, dit Lamb. Vous allez me faire le plaisir de vous remettre tout de suite sur l'affaire Fuller.

— Oui, commissaire.

Sans lui laisser l'occasion d'ajouter quelque chose, Lamb avait bondi de son fauteuil pour décrocher son chapeau et sa veste du portemanteau.

— Au fait, dit-il. On a un autre macchabée sur les bras —

trouvé dans Ham Yard, ce matin. Une femme étranglée, apparemment. Ne perdez pas trop de temps là-dessus —

concentrez-vous sur l'autre affaire. Vous vous sentez de taille ?

— Oui, commissaire.

— Bon. Et maintenant, je me sauve. J'ai rendez-vous avec le sous-divisionnaire...

Stratton lui ouvrit la porte en grand et marmonna, une fois l'autre à bonne distance :

— Et vous pouvez vous foutre votre ukulélé dans la raie des fesses, commissaire !

Revenu dans son bureau, il ressentit les prémices d'une migraine. Il se demanda si la veuve Fuller était venue protester.

Même en considérant qu'elle devait être bouleversée, c'était un peu trop tôt... Ça ne pouvait être personne au commissariat — il surpassait tout le monde au point de vue grade, sauf les autres inspecteurs... et Lamb. Donc... Lamb visait-il une promotion ou autre ? Il n'y avait pas de rumeur, mais cela ne voulait rien dire.

Et maintenant, cette femme assassinée dans Ham Yard...

Stratton ramassa le papier laissé sur le bureau. Au moins serait-il capable de faire à cette malheureuse la grâce de lancer l'enquête avant d'être obligé de s'enferrer dans l'affaire Fuller. Il se mit à lire : trois heures et demie du matin — L'agent 14 —

victime identifiée comme Maureen Mary O'Dowd, vulgaire prostituée, vingt-huit ans, dite « la Grande Rita »...

Il était vingt-deux heures trente quand il quitta le commissariat. Il avait bien progressé sur Maureen O’Dowd, e qui était une bonne chose — à ceci près, bien sûr, que ce n’était pas l’affaire à laquelle tenait lamb. Ce bonhomme se fichait pas mal des meurtres de prostituées, sauf si ça faisait les gros titres des journeaux. L’affaire Fuller allait être encore plus difficile à résoudre — l'absence de témoins, pour commencer, et d'empreintes digitales car les salauds avaient des gants.

Cependant, l'heure tardive signifiait qu'il allait pouvoir attraper Vincent au moment où ce dernier quitterait le Tivoli sans éveiller la méfiance du directeur du cinéma. À dix-huit heures trente, il avait téléphoné à Doris pour lui demander de prévenir Jenny de son retard, donc il n'avait pas à s'inquiéter pour cela, même si Jenny — et on ne pouvait pas lui en vouloir — aurait sans aucun doute une réflexion à faire à son retour.

Heureusement que quelqu'un avait le téléphone dans la famille.

Si seulement il avait eu l'occasion d'être raccordé avant la guerre — maintenant, ce n'était plus possible...

Il répondit au salut du portier pakistanais devant le Veeraswamy et enfila Regent Street en direction de Piccadilly Circus. Arrivé au cinéma, il calcula que Joe en avait encore pour dix minutes de boulot et grilla donc une cigarette devant les affiches chichement éclairées. Cette semaine-là, on donnait Strange Cargo, avec Clark Gable et Joan Crawford, mais aussi Arouse and Beware, avec Wallace Beery, John Howard et Dolores Del Rio. Il admira l'affiche — enfin, surtout la plastique de Dolores Del Rio — et ignora la photo de Joan Crawford, qui le laissait froid. Quel dommage de ne plus avoir le temps d'aller au cinéma. C'était une distraction qu'il appréciait à l'époque de ses fiançailles avec Jenny.

Perdu dans ses pensées, il faillit manquer Joe, qui avait quitté le Tivoli par une petite porte, et il dut le rattraper. Ce dernier sursauta au contact de cette main sur son épaule.

— Pas de panique, Joe, c'est moi — inspecteur Stratton.

Joe se retourna pour le scruter.

— Désolé, monsieur Stratton. Le couvre-feu... ça rend nerveux.

— Je sais, répondit Stratton.

Même dans la pénombre, on pouvait voir que les ecchymoses étaient toujours là, deux semaines après l'agression.

— Tout va bien ? Plus d'ennuis ?

— Non.

— Vous habitez toujours chez votre sœur ?

— Oui. Je peux être mobilisé à tout instant et je ne voulais pas retourner là-bas. Ça ne l'ennuie pas — elle prétend que je lui tiens compagnie et on s'entend bien. D'ailleurs, je vais aller suivre l'entraînement dans une semaine ou deux.

— Alors, vous partez à la guerre... ?

Joe acquiesça.

—Vous l'avez trouvé, monsieur Stratton ? Ce type... Vous disiez le connaître...

— Je l'ai trouvé. Il ne vous embêtera plus. Joe eut un large sourire.

— C'est un grand soulagement. Je vous suis tellement reconnaissant, monsieur Stratton. Si vous saviez à quel point !

J'avais une trouille bleue...

— Ils ne reviendront plus. Je voulais vous interroger sur Mlle Morgan, Joe. Vous n'avez rien noté de curieux dans son comportement, le jour de sa mort ?

— Vous ne croyez pas qu'elle s'est suicidée, n'est-ce pas ?

La voix de Joe était pressante.

— Béryl n'y croit pas. Moi non plus.

— Je ne sais pas. C'était peut-être un accident.

— Ça m'étonnerait. C'était un jour comme les autres. Je suis venu lui dire au revoir — comme elle aimait bien traîner au lit, je lui apportais juste une tasse de thé — et tout allait bien.

— Elle ne vous a rien dit ?

— Rien de spécial. Juste de lui rapporter des bonbons. Je me souviens de cela... C'est la dernière chose qu'elle m'ait dite.

Des bonbons. Est-ce qu'on réclame des bonbons, quand on va se supprimer ?

Stratton dut admettre que c'était bizarre, mais là encore, peut-être Mlle Morgan avait-elle voulu donner le change.

— Elle vous demandait souvent de lui rapporter quelque chose ?

— Parfois. Je veux dire que ce n'était pas extraordinaire.

Elle aimait les bonbons.

— Je vois. Merci, Joe. Et bonne chance ! Stratton lui donna une claque sur l'épaule. Il se sentait embarrassé et se demanda si Joe en était conscient.

— Ça ira. Portez-vous bien — et pensez à saluer votre sœur de ma part.

— Je n'y manquerai pas, monsieur Stratton. Et encore merci. J'apprécie tout le mal que vous vous êtes donné.

— C'est mon boulot, mon petit, dit Stratton qui eut l'impression d'être un peu trop jovial. Allez, vous bilez pas...

Quelle réflexion idiote, songea Stratton en se dirigeant vers le métro. Vous bilez pas. Le pauvre garçon allait sûrement se prendre une balle en pleine tête. Et qu'en savait-il, d'ailleurs, lui-même ? Il n'avait jamais été soldat. Mais on devait dire ces choses-là. Tout comme on ne pouvait admettre qu'on avait peur

— car il n'y a rien de plus effrayant que la peur elle-même.

Quel dommage que Rogers n'ait pas avoué tout de suite avoir fait entrer les deux gangsters — mais c'était ainsi. Quant au commissaire Lamb... Ragoût d'agneau. Lundi, c'était jour de lessive et on avait toujours du ragoût d'agneau — l'un de ses plats favoris. L'odeur resterait à jamais associée en lui au linge mouillé et à Jenny, les joues roses, le visage encadré de petites mèches folles, frisottantes... Il sourit. Lamb pouvait attendre.

20

— Que des pattes et un bec ! déclara lady Calne en sondant la tourte au gibier avec sa fourchette.

— Hélas, marmonna Diana, mais qu'y faire ?

Elles étaient en train de déjeuner dans le salon de thé de South Kensington, avec Mme Montague et Helen Pender, la fille de lady Calne, âgée d'une vingtaine d'années, qui travaillait au siège de la Croix-Rouge dans Knightsbridge.

— Évidemment, déclara Mme Montague, pour certains, rien n'a changé. Il paraît que, partout, les Juifs accaparent les denrées et se vantent d'avoir échappé à la mobilisation. Et maintenant que les bombardements ont commencé, des hommes en parfaite condition physique bousculent femmes et enfants pour être les premiers dans les abris.

— Quelle honte ! dit lady Calne. Ils sont en train de faire main basse sur Londres. Les bombardements vont durer encore longtemps, à votre avis ?

— Trois ou quatre mois, répondit Mme Montague. Au moins jusqu'à Noël. La Luftwaffe est très bien équipée. Bien entendu, tout est de notre faute...

Diana se joignit au murmure général d'approbation et, tout en jouant avec sa tourte dans le vain espoir de trouver un morceau comestible, elle laissa vagabonder ses pensées.

Partout, les conversations étaient les mêmes — les raids, ce qu'on avait vécu, ce que des connaissances avaient vécu, ou ce qu'elles avaient entendu dire — et en outre, elle était fatiguée.

Depuis que les bombardements avaient commencé, le 7

septembre, elle n'avait quasiment pas dormi et se sentait apathique, épuisée. Combien de temps pouvait-on tenir ainsi ?

Une semaine, c'était déjà pénible, mais si Mme Mlontague avait raison et que cela durait des mois ? Dans quel état serait-elle alors ?

Les propos antisémites revenaient dans toutes les conversations — elle n'apprendrait rien de nouveau aujourd'hui.

Ce qu'elle ne comprenait pas, c'était pourquoi, si tous les Juifs étaient des capitalistes, des banquiers et cetera, ils pouvaient être en même temps communistes : c'était contradictoire. La seule fois où elle avait hasardé une remarque à ce sujet, c'était à l'adresse d'un des rares hommes qu'elle avait jamais vus aux réunions du Right Club. Elle l'avait fait précéder d'un tas de considérations sur le fait qu'elle n'était qu'une pauvre femme à l'intelligence limitée, et on lui avait répondu que tout cela participait du grand complot et qu'il ne fallait jamais oublier que tous les Juifs étaient très rusés. Elle se tamponna les lèvres avec sa serviette, but de l'eau et tenta, vaguement, de se rappeler le nom de l'auteur de cette remarque. Un type très beau — américain, ce qui était inhabituel — grand, et...

Watson ? Non, pas Watson...

Elle sursauta légèrement quand Helen Pender, qui se trouvait à côté d'elle, lâcha ses couverts dans son assiette et recula sa chaise.

— Vous m'excusez un moment ?

Sa voix était cassante et, comme elle se faufilait derrière les chaises pour gagner la salle principale du restaurant, Diana sentit sa main lui effleurer l'épaule — exprès. Comprenant que c'était une invitation à la suivre, elle s'éclipsa aussi.

Aux toilettes, elle fit mine de se remettre du rouge à lèvres, jusqu'au moment où Helen sortit d'un des box. Elle avait un air légèrement pincé, les yeux et le nez rougis, comme si elle avait tenté, sans succès, de ne pas pleurer.

— Qu'y a-t-il ? demanda Diana.

— Désolée. Je sais qu'on ne se connaît pas très bien, mais je n'en pouvais plus... C'est maman, voyez-vous... On s'est affreusement disputées hier soir. Au sujet de Walter.

— Oh ?

Diana, qui visiblement était censée savoir qui était Walter et pourquoi lady Calne se mettait en colère à son propos, approuva de la tête.

— C'est horrible. Je sais qu'il n'est pas de notre milieu —

forcément, un Américain, mais tout de même... Franchement, c'est insupportable, vous n'avez pas idée... Mme Montague le trouve fantastique. Elle a dit à maman que c'était une recrue de choix. Elle ne sait rien pour nous, bien sûr, et maman est si affreusement méfiante qu'elle n'écoute pas...

De nouveau, elle se mit à pleurer. Pour la consoler, Diana essaya de démêler cet écheveau d'informations.

— Elle ne veut pas voir, sanglota Helen, que tout cela n'a plus aucune importance.

— Bien entendu, dit Diana d'un ton apaisant en lui tapotant l'épaule avec distraction, tandis que la vérité se faisait jour.

Walter, américain, une recrue de choix... L'homme du Right Club qui parlait du complot juif. Pas Watson, mais...

Wymark. Voilà, Wymark. Qu'avait-il fabriqué exactement pour faire l'admiration de Mme Montague ? Recueillir des renseignements, peut-être — pas le genre de trucs périmés qu'elle avait transmis sur ordre de Forbes-James, mais des choses importantes. Elle ignorait son activité — journaliste, peut-être, ou bien la diplomatie... ? Elle tâcha de se concentrer sur la confession d’Helen et lâcha quelques paroles compatissantes. En sa qualité de femme mariée et plus âgée, elle aurait dû sans doute énoncer des vérités profondes sur les relations humaines et ce genre de situation — visiblement, c'était ce qui s'imposait — mais ne trouva rien à dire, sinon que c'était des choses difficiles qui demandaient du temps et que lady Calne changerait forcément d'avis quand elle constaterait combien Walter était dévoué à la cause.

— Oh, il l'est ! lança Helen avec enthousiasme. Il voit la situation très clairement, bien plus que...

Elle s'interrompit au moment où la porte des toilettes s'ouvrait et, au grand déplaisir de Diana, Mme Montague apparut.

— Mon Dieu, qu'y a-t-il ?

— Les nerfs, déclara Diana, très vite. Les raids. Je suis moi-même assez à cran.

— Naturellement. On est tous logés à la même enseigne. La population souffre énormément, et tout cela sans nécessité.

Il fallut plusieurs minutes, et pas mal de poudre de riz, pour ramener le calme chez Helen et la rendre assez présentable pour retourner à sa place. Diana, qui espérait en apprendre plus sur Walter Wymark, fut contrariée quand Mme Montague insista pour rester et superviser les opérations. Cependant, il y aurait d'autres occasions et à présent qu'un lien avec Helen était noué, il ne devrait pas être trop difficile d'évoquer le sujet une prochaine fois.

Il n'y avait pas d'arrêt en face du Ritz Hôtel, mais ça n'avait pas d'importance car les bus pour Piccadilly s'arrêtaient toujours afin de laisser descendre les filles.

— Amusez-vous bien, ma petite, lança le conducteur au moment où Diana descendait de la plate-forme. Et pas trop de bêtises !

C'était le début de la soirée et elle avait rendez-vous avec Claude au bar de l'hôtel. En chemin, elle avait lu la dernière lettre d'Evie, pleine de jérémiades au sujet des domestiques qui disparaissaient. « Comment se débrouiller avec juste cinq personnes ? » « Qu'est-ce qu'elle croyait ?, songea Diana. Je parie qu'ils avaient hâte de la fuir. » « Ce n'est pas tant à moi-même que je pense, mais quand ce cher Guy sera rentré... » Le sujet de la permission de Guy, qui n'allait sans doute pas tarder, était de ceux que Diana évitait délibérément. Elle devrait demander un congé pour elle-même à la même période, et si c'était accordé... Bien entendu, plus elle et Claude seraient vus en public ensemble, à danser ou autre, plus grande serait la probabilité pour qu'une relation d'Evie les voie et les dénonce ; mais même sans ce souci, l'idée de passer une semaine avec Guy dans la maison d'Evie était: épouvantable. Certes, elle ferait semblant d'être ravie et jouerait le rôle de l'épouse dévouée...

Dans le bus, elle s'était soudain rappelé ce qu'avait dit Forbes-James au sujet des qualités du bon espion : « Il doit être honnête, loyal, et fiable, mais seulement envers nous. » Eh bien, elle était honnête et loyale avec Forbes-James — pour la bonne cause — mais certainement pas à l'égard de son époux. Était-ce la contrepartie du fait d'être une espionne, même si on agissait pour son pays ? Le souvenir de l'exaltation et de cette sensation de toute-puissance qu'elle avait éprouvées après sa première entrevue avec Mme Montague la mettait mal à l'aise. C'était, au fond, la satisfaction d'avoir roulé quelqu'un. Elle se rappela les paroles de Jock, en juin, sur le goût du danger qui vous donnait l'impression d'exister, et en frissonna. Était-elle en train de changer ? Ces choses-là ne semblaient guère préoccuper Lally, mais celle-ci n'était pas mariée et prenait manifestement tout à la légère. Diana l'enviait : jusqu'ici, elle avait résisté aux avances de Claude mais l'idée de devenir sa maîtresse était indéniablement séduisante ; aussi séduisante que l'idée de Guy la touchant était horrible. Ses incursions maladroites dans le domaine charnel étaient déjà assez pathétiques, mais savoir que son véritable désir était de plaire à sa mère en engendrant un héritier, c'était révoltant.

« Qu'y puis-je ? » se dit-elle. La réponse, bien entendu, était : rien. Autant s'amuser tant qu'on le pouvait plutôt que de s'appesantir sur ce qui ne pouvait être changé. En tout cas — et cette pensée n'avait jamais été loin de son esprit depuis la première nuit de raids aériens, quand, depuis le toit de Nelson House, elle avait regardé brûler l'East End avec le colonel Forbes-James — c'était peut-être sa dernière chance. Sa dernière chance de voir Guy, aussi, s'il était tué... Que ressentirait-elle alors ? Pendant un moment, le navire naufragé de ses émotions, jamais très loin de la surface, menaça de resurgir dans son intégralité, mais elle réussit — tout juste, car cela devenait de plus en plus difficile — à le neutraliser.

Le bar du Ritz était bourré d'officiers et de femmes en uniforme — des FANY, pour la plupart, et Diana chercha dans la foule la silhouette de Rosemary Legge-Brock, le chauffeur de sir Neville Apse, mais sans la trouver. Elle était entreprise par un énorme type à l'air féroce, doté d'une monstrueuse moustache et d'un accent rocailleux, quand Claude vola à son secours.

— Qui était cet individu ? demanda-t-elle, une fois l’autre parti.

— L'un des gardes du corps du roi des Albanais, sans doute Ils sont partout. Ne faites pas attention à lui. Alors, comment ça va, étourdissante beauté... ?

Il commanda à boire et lui proposa de dîner avant d'aller danser ensuite au 400 Club.

— N'y pensez plus, dit-il en lui touchant la main sous la table.

Diana, qui n'était pas consciente de manifester de l'anxiété, fut surprise.

— Ça va.

— Je sais, ma chère, mais vous avez une tête de bombardée. Le genre hébété... bien que cela ne nuise pas à votre beauté, naturellement.

Diana se mit à rire.

— C'est le style qui me sied le mieux ! En fait, c'est le manque de sommeil.

— Vous m'étonnez ! dit Claude, lugubre. Forbes-James a la chance d'avoir ce luxueux abri à Dolphin Square, et une échelle d'incendie au cas où ça barderait trop, en haut. Moi, j'ai dû mettre un matelas sous mon lit — emprunter quatre énormes bidons à cirage au concierge pour surélever le cadre, et placer une planche par-dessus. Ça devrait me protéger si jamais le plafond s'écroule, et au moins — il lui lança un regard éloquent — c'est intime...

Diana décida d'ignorer cette pointe.

— Chez moi, il y a une espèce d'abri, dit-elle. Au sous-sol.

Si vous saviez comme certains ronflent ! Ma voisine d'en dessous — toute petite, et très délicate — eh bien, on dirait un hippopotame... !

Après le dîner, ils allèrent de Piccadilly à Leicester Square, accompagnés par de lointaines explosions et des éclairs qui semblaient déchirer le ciel. Le 400 Club, avec ses murs tendus de soie rouge, ses banquettes profondes recouvertes de peluche et ses tentures en velours, était chic et intime, doucement éclairé par des lampadaires et des petites bougies sur les tables.

Claude commanda du Champagne, qui fut servi par M. Rossi en personne, puis ils rejoignirent les autres danseurs. Sur la petite piste, il y avait tellement d'officiers avec leurs cavalières qu'on ne pouvait qu'osciller au gré de la musique, mais Claude étant un bon danseur, facile à suivre et sachant éviter adroitement les autres, elle ferma les yeux et se laissa porter.

Soudain, une explosion sourde, mais très forte, fit vaciller la pièce. Des lampes vibrèrent, des bougies coulèrent et les verres débordèrent. La musique flancha légèrement, puis reprit comme de si rien n'était, avec un nouvel accompagnement — le crépitement des fragments de plâtre pleuvant du plafond et le bruit des bouteilles qui tombaient par terre. Les danseurs continuèrent, machinalement, mais c'était plus difficile à présent, comme essayer d'avancer sur le pont d'un navire par temps d'orage. Au creux de son oreille, Diana sentit l'haleine de Claude — il lui parlait, mais elle ne comprit pas — puis il lui prit la main et la ramena à leur table, cernée par le verre pilé et saupoudrée de plâtre. Avec son mouchoir, il nettoya le siège de sa cavalière. De nouveau, ses lèvres remuèrent et elle mit sa main en cornet pour montrer qu'elle ne comprenait pas.

— J'ai dit... (Soudain, sa voix éclata, telle une baudruche.) Attendons la prochaine !

Diana sourit et opina — elle ne se sentait pas de taille à parler pour le moment — et reprit sa place. Une autre détonation, plus proche cette fois, fit se cabrer son siège comme un cheval et elle dut se retenir à la table pour ne pas tomber, puis Claude se matérialisa à son côté, il l'aida à se lever, et, au milieu du boucan et de la poussière de plâtre, un homme s'écria : « Tout le monde dehors. Le bâtiment flambe ! »

Claude l'entoura de son bras et ils se joignirent à la foule qui se ruait dans l'escalier pour se répandre dans la rue —

clients, serveurs et musiciens étreignant leurs instruments.

Dehors, le pavé était si brûlant que la chaleur transperçait ses semelles trop fines, la forçant à clopiner. Partout, brillait à la lueur du brasier du verre pilé que des silhouettes — volontaires de la défense passive, pompiers, une infirmière — faisaient crisser sous leurs pas. De temps en temps, un visage passait, tout illuminé, tendu et maculé de suie, avant de retomber dans l'anonymat quand une ombre le masquait — c'était comme regarder les passagers d'un manège. Levant les yeux, elle vit les toits de Londres, tout noirs, se découper contre un ciel rougi par les flammes tandis que Claude l'encourageait à avancer parmi la foule. Elle avait l'impression que personne ne parlait, mais peut-être les voix étaient-elles absorbées par le rugissement et crépitement de l'incendie. Ils traversèrent Charing Cross Road pour pénétrer dans la station de métro de Leicester Square.

Lally était là, avec Davey Tremaine. Leurs visages étaient noircis. En regardant Claude, Diana constata que le sien l'était également, et elle en déduisit qu'elle devait être dans le même état.

— Vous sortez du 400 ? demanda Lally.

Elle acquiesça, encore trop secouée pour parler.

— On ne vous a pas vus ! Pas étonnant — c'était la cohue.

Descendons sur les quais...

Davey acheta quatre tickets à un penny et ils réussirent, après avoir enjambé une masse de corps étendus, à trouver un coin tranquille, au bas des marches de la ligne Piccadilly, où ils s'accroupirent. Il faisait chaud, ça sentait franchement mauvais et sur les quais se succédaient, à perte de vue, de sordides amas de couvertures en loques où les gens, assis ou allongés, buvaient du thé, jouaient aux cartes, tricotaient, bavardaient ou dormaient.

— Heureusement que je ne suis pas obligée de descendre ici toutes les nuits ! déclara Lally.

— Mais ils ne sont pas censés être là, dit Claude. Le Daily Worker's rouspète assez sur ce thème — comment les classes dirigeantes dans leurs abris de luxe refusent toute protection aux prolos et cetera...

— Eh bien, ils ont raison, non ? s'exclama Diana. C'est injuste. Surtout que l'East End est le quartier le plus touché.

— Oui, c'est injuste... mais nous, on a de la veine. Et doublement, même !

Avec un moulinet de prestidigitateur, il tira une bouteille de Champagne de l'intérieur de sa veste.

Diana n'en revenait pas.

— Où avez-vous trouvé ça ?

— Je l'ai piquée en sortant. Simple tour de passe-passe.

De chaque poche, il sortit une coupe. Davey Tremaine lui flanqua une bourrade dans le dos.

— Bravo, vieux frère !

— On ne l'a pas payée..., objecta Diana.

Claude haussa les épaules et se mit à remplir les coupes.

— Je ne voudrais pas que les secouristes s'enivrent pendant le travail. Tiens... — il tendit une coupe à Lally — partage avec Davey !

Lally leva son verre pour porter un toast.

— À l'amour, pas aux bombes !

— Absolument, dit Claude. Nous souscrivons, n'est-ce pas, Diana ?

Elle se sentit rougir et espéra que la suie sur sa figure camouflerait sa gêne. Repêchant son poudrier dans son sac à main, elle se mit à réparer les dégâts de son mieux. Lally se détourna des deux hommes pour lui adresser un clin d'œil.

Un responsable de la défense passive, qui descendait l'escalier, s'arrêta devant eux.

— Il faut soigner cela, mademoiselle, dit-il en regardant aux pieds de Diana.

En suivant son regard, elle s'aperçut que le bas de sa robe était ourlé de sang.

— Montre ! dit Lally en soulevant très légèrement la robe.

Il y avait une vilaine estafilade juste au-dessus de sa cheville droite.

— Ce doit être tout ce verre, dit Claude.

— Il y a un poste de premier secours dans Tottenham Court Road, déclara le volontaire. Vous pourrez y aller, mademoiselle ?

— Ce n'est pas grave, dit Diana. Franchement, je ne m'en étais même pas aperçue...

— C'est le choc...

Remarquant le Champagne, le volontaire ajouta :

— Ce qu'il vous faudrait, c'est plutôt une bonne tasse de thé.

— Je vais m'occuper d'elle, dit Claude. Le pire doit être passé, à présent, ajouta-t-il à l'adresse de Diana. Vous pourrez marcher jusqu'à Jermyn Street ? Inutile d'espérer trouver un taxi et il vous faut un pansement.

— Ça ne fait pas mal, dit Diana en fuyant le regard de Lally.

— Pour le moment, peut-être, mais ça va venir. Vous avez peur ?

Il écarquillait les yeux, la mettant au défi de l'admettre.

— Bien sûr que non ! fit-elle sèchement.

— Alors, en route...

Il tendit la bouteille à Davey et l'aida à se relever.

— Vous deux, amusez-vous bien !

Davey eut un grand sourire et Lally leva les yeux sur son amie. « Attention, danger ! » semblaient dire ses lèvres.

Après avoir traversé Lower Regent Street, Diana boitait.

Claude la porta dans l'escalier, la déposa sur le divan du salon et alla faire chauffer de l'eau. En regardant autour d'elle, Diana jugea que cet endroit ressemblait à un entrepôt. La plupart des meubles — massifs, précieux et de style victorien — étaient trop volumineux pour cet espace et elle se demanda comment ils avaient pu passer dans l'escalier. Ils semblaient occuper toute la place et pas plus les rideaux du couvre-feu que le papier peint sombre, recouvert de mornes tableaux paysagers, n'aidaient à égayer l'atmosphère. Les seuls éléments de modernité étaient la radio et le shaker électrique.

— Hideux, n'est-ce pas ?

Claude venait de réapparaître avec du thé et du cognac sur un plateau.

— C'était chez mon père. Considérant l'endroit, il ajouta :

— Je ne m'en aperçois plus. Madame prendra-t-elle un thé avec une larme de cognac ?

— Madame consent...

— Bien. Ensuite, on regardera cette cheville de plus près, si Madame est assez aimable pour ôter son bas.

Il la laissa boire son thé, qui semblait contenir plus qu'une larme de cognac, et revint quelques instants plus tard avec une bassine et une petite trousse de premier secours. À genoux sur la carpette, il souleva sa jupe et nettoya la plaie à l'eau tiède —

« Je vais essayer de ne pas vous faire mal, chérie » — y planta un baiser, puis fit le pansement avec une dextérité surprenante.

— Où avez-vous appris ?

— Oh, ici ou là, dit-il avec désinvolture.

— Ça vous arrive souvent de faire l'infirmier avec des femmes ?

— Très souvent ! Mais personne n'a d'aussi jolies gambettes que vous.

— Je parie que vous dites ça à toutes.

— Non, pas du tout. Pour qui me prenez-vous ?

— Pour ce que vous êtes.

— C'est-à-dire ?

— Un séducteur et un don Juan éhonté.

— Eh bien, maintenant que vous êtes là, aimeriez-vous être séduite et éhontément donjuanisée ?

— On ne peut pas « donjuaniser » quelqu'un. Ce n'est pas un verbe.

— Ça l'est, maintenant.

Claude glissa ses mains sous sa robe et la souleva jusqu'au niveau de ses genoux.

— Tes jambes sont vraiment superbes, tu sais.

— C'est ce qu'on m'a dit, répliqua Diana, en la rabattant.

— Ah ? Qui ça ?

— Oh, des milliers d'hommes.

— Vraiment ? Est-ce qu'ils faisaient tous... cela ?

Toujours à genoux, il repoussa de nouveau sa robe, lui écarta doucement les mains et caressa l'intérieur de ses cuisses, lui donnant la chair de poule. « Je dois l'en empêcher », songea-t-elle. Quel ennui, c'était si agréable...

— Certainement pas ! dit-elle en se trémoussant pour se libérer. Ils étaient très respectueux.

— Donc, ils ne faisaient pas... ça ?

Ses doigts s'étaient à présent insinués sous sa culotte.

Involontairement, Diana se raidit, mais en vain. Cette sensation de chaleur, de douceur, qu'elle avait eue le premier soir, quand il avait touché ses seins, revint la submerger, mais plus bas, et avec bien plus d'intensité. La pression de ses doigts, et ce qu'il lui faisait, c'était... Elle se mordit la lèvre pour étouffer le soupir qui montait en elle. Jamais ils n'étaient allés aussi loin — mais jamais elle n'était venue chez lui, n'est-ce pas ?

— Allons, Diana...

— Je n'ai pas... (Sa voix était tremblante.) On ne peut pas...

— Diana...

Claude se leva et, lui mettant les mains sur les épaules, la poussa, si bien qu'elle se cogna à l'accoudoir du divan.

— Allons..., la cajola-t-il, penché au-dessus d'elle. Détends-toi. Ne résiste pas.

De nouveau, il avait passé la main sous sa robe, et ses doigts...

— Là, c'est mieux, n'est-ce pas ? Sage...

—Non !

Diana se dégagea, tâchant de retrouver la position assise, et, n'y parvenant pas, elle l'empoigna par les cheveux.

— Hé !

Claude retira sa main et se remit sur son séant avec une grimace de douleur.

— Claude, il ne faut pas. Laissez-moi m'asseoir correctement.

— Tu sais...

Claude eut un grand sourire et la repoussa fermement en arrière.

— Je crois que je ne vais pas t'obéir. Tu ne le mérites pas —

pas après ça.

Elle sentit qu'il retroussait sa robe.

— Pitié, Claude, vous m'écrasez.

Il n'écoutait pas.

— Tu es très belle, lui murmura-t-il à l'oreille. Si... belle...

— Claude !

— Tu vas aimer cela, chérie. Tu le sais...

— Non, Claude, c'est impossible.

— Ne t'inquiète pas, mon ange, je ferai attention.

— Quoi ?

— C'est comme un trajet en bus, dit-il en lui caressant la nuque de sa main libre. On connaît l'arrêt où l'on voudrait descendre, mais en fait on descend toujours au précédent.

— Vous voulez dire que...

— Non, pas en toi. Et maintenant, tu vas être bien sage, sinon...

Là, il lui attrapa les deux bras et, les clouant derrière sa tête, lui maintint les poignets d'une seule main avec une facilité humiliante.

— Alors... ?

Sans attendre de réponse, il l'embrassa de nouveau, cette fois sur la bouche.

— Ne me dis pas, déclara-t-il quelques instants plus tard, que ça ne t'a pas plu, car je sais bien que si. Tu es si belle ainsi, les cheveux dénoués. Et tu en meurs d'envie, Diana. Tu le sais bien.

— Oui, mais...

Bien sûr qu'elle en mourait d'envie. O combien. Pourquoi était-ce toujours à la femme de freiner ? Ce n'était pas juste.

Même Guy s'était attendu à cela, avant leur mariage, bien que, en fait, il était plutôt comme ceux qui feignent de vouloir se battre mais sont soulagés que des copains les retiennent. Il aurait été horrifié si elle s'était carrément allongée pour le laisser faire ce qu'il était censé désirer.

— Je suis mariée...

— Peu importe, chérie. Ça ne va pas nous gâcher la vie.

— Ce n'est pas juste, vis-à-vis de Guy.

Une soudaine résolution la fit se débattre pour de bon, se tortiller de tous côtés et ruer des hanches. La réaction de Claude, en plus de l'érection qu'elle sentait contre son ventre, fut de lui serrer encore plus les poignets en lui tordant les bras, ce qui la fit grimacer de douleur.

— Vous me faites mal !

— Je sais, chérie. Mais si tu es bien sage, nous pourrons remplacer cette douleur par une sensation bien plus agréable.

— Je ne suis pas une enfant, Claude.

— Alors, cesse de te comporter ainsi. Il lui tordit de nouveau les bras, lui arrachant un cri.

— Après tout, tu n'es pas vierge.

— Ce n'est pas la question.

— Petite hypocrite ! Je suis là, tu es là, et ceci — relâchant sa prise, il frotta son entrejambe contre elle — est l'essentiel. De toute façon, tu es bien trop jolie pour qu'on n'en profite pas, et il ne faut pas gaspiller la marchandise — c'est interdit par la loi.

Son expression était si sérieuse qu'elle se mit à rire.

— Quelles bêtises !

— Pas du tout. Étant au service du gouvernement de Sa Majesté, il nous appartient de donner l'exemple.

— Mais personne n'est là pour voir.

— Préférerais-tu un public ?

— Non !

— Tant mieux.

D'une main experte, il tira sur le zip de sa robe et commença à libérer ses épaules, confisquant ses dessous par la même occasion.

— J'aime mieux avoir ceci...

Elle poussa un gémissement en sentant sa bouche lui taquiner le sein.

—Tout à moi. Tu vois que c'est bien plus agréable...

— Claude !

— Cesse de te trouver des excuses.

— Mais...

— Assez !

Il la fit se rasseoir.

— Tu ne ressortiras pas, Diana. Ça peut recommencer à tout instant. Ce serait dangereux.

Elle tripota maladroitement sa robe pour essayer de se couvrir.

— Ici aussi, c'est dangereux.

Claude lui prit les mains et les embrassa.

— Mais non, chérie. Ici, tu es en sécurité et c'est bien plus confortable. Tu as bien joué la comédie...

Lui prenant le menton, il appuya son front contre le sien.

— Ton numéro était très réussi, chérie, murmura-t-il.

Bravo. Et maintenant, amusons-nous !

Diana s'allongea sur le dos et leva les yeux sur le dessous du lit de Claude.

— Bonté divine ! dit-elle avec un petit rire. Comme c'est étrange. Je ne savais pas... C'était... ça...

— Chut !

Penché au-dessus d'elle, il lui caressa la joue puis lui prit la main sous le drap.

— Je t'aime, dit-il.

— Moi aussi, je t'aime.

Plus tard, comme elle s'endormait dans ses bras, sa dernière pensée somnolente fut qu'elle avait brûlé ses vaisseaux, mais assez curieusement, ça ne l'inquiétait pas outre mesure.

Demain matin, ce serait peut-être différent, mais pour le moment...

21

— Inspecteur ?

Stratton leva les yeux de son bureau. Debout sur le seuil, Ballard, tout couvert de poussière de briques, tenait dans ses bras un coffre cabossé.

— Bon sang ! D'où sortez-vous ?

— Conway Street, inspecteur...

Ballard posa le coffre par terre et s'épongea le visage, puis regarda d'un air dégoûté la saleté déposée sur son mouchoir.

— C'est moche, inspecteur — trois maisons écroulées. Un désastre ! Les pensionnaires étaient à l'abri, mais la logeuse...

Ballard secoua la tête, lentement.

— Morte ?

— Hélas, inspecteur. Il n'en reste plus grand-chose. Tir direct. Obus explosif à fragmentation.

— Merde... Mlle Morgan, celle qui s'est jetée de sa fenêtre, elle n'habitait pas dans cette rue ?

— C'est pourquoi je suis ici, inspecteur. C'était l'une des maisons. L'homme de la défense passive m'a donné ça...

Il toucha le coffre du pied.

— ... pensant que ça pouvait être important. Quand j'ai vu le nom, je me suis rappelé que vous m'aviez interrogé sur elle, et je me suis dit que ça vous intéresserait peut-être...

Il s'accroupit et souffla dessus. Comme la poussière achevait de s'envoler, Stratton put voir le nom de « Morgan »

peint en blanc.

— II y a une étiquette sur la poignée, dit Ballard, en lui montrant le petit morceau de papier kraft attaché par un bout de ficelle.

— Voyons...

Stratton scruta l'inscription.

— Des initiales. W.B. & C. Quezaco ? Vous avez regardé à l'intérieur ?

- Non, inspecteur. Il y a un cadenas.

Un marteau et un burin en viendraient à bout, songea Stratton, qui se contenta de dire :

— Merci. Vous avez bien fait de me l'apporter.

— C'est ce que j'ai pensé, inspecteur.

Le visage de Ballard était impassible et Stratton se demanda à quoi il pouvait bien penser, mais il ne formula pas sa question.

— Allez vous nettoyer, dit-il. Cudlipp doit bien avoir une brosse à habits quelque part.

— Oui, inspecteur...

Une fois seul, Stratton fit le tour du coffre. Était-ce ce que cherchait Wallace ? Pas facile à cacher — à part sous le lit, évidemment, mais selon Joe ils avaient ôté le matelas, donc ça ne pouvait pas être là. Et, assurément, Joe avait dû emporter toutes ses affaires en partant, plus celles de Mabel aussi, s'il y tenait — donc, où se trouvait ce coffre ? Pas sous le plancher —

trop gros — ni dans le réservoir de chasse d'eau... Il le souleva —

pas trop lourd — et le casa sous son bureau. Il faudrait le rapporter à la maison ; si jamais le commissaire Lamb le surprenait à fouiller dans les affaires de Mabel Morgan, il en entendrait parler ! Et il faudrait agir sans exciter la curiosité de Cudlipp... Stratton consulta sa montre. Treize heures : l'heure de déjeuner. Ou, plutôt, l'heure d'aller faire un tour — par exemple, du côté de Conway Street.

Il traversa Oxford Street et se dirigea vers Fitzrovia. Au coin d'une rue, un vendeur de journaux avait écrit à la craie sur son ardoise : SCORE : 44 À LA MI-TEMPS.

— Vous bilez pas, lui lança le bonhomme. Il leur en faudra du temps, pour tout démolir !

Dans Conway Street, trois maisons au bout d'une rangée d'immeubles de cinq étages, surtout des immeubles de rapport et des pensions, s'étaient écroulées, et plusieurs autres n'avaient plus de façade. Un goût de poussière dans la bouche, Stratton passa sa langue sur ses lèvres et grimaça. La chaussée disparaissait sous un monceau de briques, d'ardoises, d'éclats de verre, de poutres et de solives, et là où un immeuble avait été éventré, on pouvait voir au quatrième étage un manteau toujours accroché à une porte. Au-dessus, posé en équilibre précaire sur des planches déchiquetées, un petit lit d'enfant.

Stratton songea à Pete et Monica, sains et saufs à la campagne, et se demanda ce qu'étaient devenus les locataires.

Dix à quinze hommes et femmes, plutôt des vieux, se tenaient dans les parages, les yeux rougis, hagards. Les habitants ? Une femme tenait une coupe en porcelaine de Chine

— les vestige de sa vie, peut-être — dans ses mains tremblantes.

Près d'elle, un homme âgé, coiffé d'un chapeau mou, contemplait fixement les gravats. La poussière de brique déposée sur les vêtements leur faisait comme des linceuls. En passant, Stratton entendit l'homme au chapeau dire : « Et ça se passe en plein Londres... »

La vieille femme répondit :

— Ils vont nous trouver un endroit où dormir, ce soir ?

—Partout, dit l'homme. Dans tout Londres.

La femme l'ignora et se mit à répéter, d'une voix chevrotante :

— On n'a nulle part où aller. Ils vont nous trouver quelque chose ?

Stratton contourna les décombres et se dirigea vers le responsable de la défense passive, qui se tenait au bout de la rue et parlait à l'un des gars de l'équipe de démolition.

— Inspecteur Stratton, dit-il. C'est vous qui avez trouvé le coffre ?

— Exact.

Ce type paraissait épuisé.

— Là-bas...

Il désignait vaguement les maisons sinistrées.

— Il y avait autre chose ?

— Les trucs ordinaires. Rien qui ressemble à ça.

— Beaucoup de victimes ?

— Une vieille dame est morte au 35, et on en a envoyé trois à l'hosto.

— Il n'y a plus personne là-dessous... ?

Il fit non de la tête avec lassitude et allait se détourner quand un homme grand, décharné, se matérialisa à son côté, chargé d'un tapis miteux.

— Il me faut mon chauffe-eau, dit-il d'une voix pressante.

J'ai encore deux versements à faire, et ensuite ce sera payé.

Le responsable de la défense passive le dévisagea.

— Plus que deux versements, répéta l'homme.

— Vous allez, hélas, devoir attendre que les démolisseurs aient fini. Je suis sûr que c'est quelque part.

— Vous me le direz, n'est-ce pas ? Quand j'aurai ce chauffe-eau, expliqua-t-il à Stratton, je serai satisfait.

Il effleura son chapeau en guise de salut et alla rejoindre les autres curieux. Stratton se tourna vers son interlocuteur, éberlué.

— On ne peut pas lui donner tort. Le pillage... Vous n'imaginez pas les problèmes qu'on rencontre, et c'est de pire en pire.

— Ils n'iraient pas piquer un chauffe-eau, tout de même ?

— Ces fumiers sont capables de tout. C'est une honte !

Stratton lui désigna la femme angoissée qu'il avait vue un peu plus loin, puis retourna au commissariat en s'étonnant de la rapidité avec laquelle on s'habituait aux raids — les bombardements proprement dit, la peur, le boucan, les modifications du paysage... Nouvelles perspectives à travers des brèches dans les enfilades d'immeubles et, les nuits de pleine lune, Londres semblait presque fragile — l'idée qu'on voyait peut-être pour la dernière fois un élément familier d'architecture vous rendait plus attentif. C'était l'effet produit sur la population, comme ce pauvre bougre dans Conway Street, qui le choquait, le révoltait. Tottenham n'avait pas trop souffert pour le moment, Dieu merci. Après les premiers raids où elle s'était agrippée à lui, tremblante et en pleurs, Jenny semblait s'y être faite. Stratton s'était inquiété de la savoir seule dans l'abri Anderson si l'alerte était donnée alors qu'il était au travail, mais comme Doris et Donald s'étaient proposé de la rejoindre si cela arrivait, ce n'était plus un problème. Depuis le début des bombardements, elle avait cessé de mener campagne pour le retour des enfants, allant même jusqu'à lui dire qu'il avait toujours eu raison là-dessus, mais il savait qu'il n'avait pas de quoi pavoiser. Que trouveraient-ils à leur retour Et si tout était détruit ? Le vendeur de journaux avait dit que ça prendrait du temps, et c'était vrai, mais les nazis avaient toutes les ressources de l'Europe à leur disposition. Même si la défense civile travaillait jusqu'à l'épuisement — sans parle de la police, songea-t-il en bâillant — combien de temps pourrait tenir une petite île ?

Il cessa de s'abandonner à ces réflexions, et au bout d'un moment, sa mélancolie lui parut inopportune et répugnante Il se rappela avoir lu quelque part que la sensiblerie était l'exacte mesure de l'incapacité d'un être à avoir de véritables sentiments. Il n'aurait pu mieux dire lui-même et, en tout cas pleurer sur son propre sort n'arrangerait rien. Le commissaire Lamb s'était radouci, en juillet, quand il avait résolu l'affaire du cambriolage de la bijouterie et le meurtre de Maureer O'Dowd, la prostituée, mais on n'avait pas encore réussi à découvrir qui avait poignardé Kelland au cours de la rixe entre gangs et, franchement, il n'y comptait plus. De plus, il y avait encore eu quatre bijouteries dévalisées ce mois-ci, plus une avalanche de cambriolages chez des fourreurs de luxe et deux nuits plus tôt une « hôtesse » de dix-huit ans avait été agressée dans une boîte de nuit sur Rupert Street.

Réfléchir à ces affaires lui rappela ce que le responsable de la défense passive avait dit à propos du pillage. Juste le genre de bêtises dans lesquelles Johnny, son neveu, pouvait tremper. Il ne l'avait pas revu depuis un bon moment et ses parents n'en parlaient plus. Le problème était qu'un garçon comme lui connaissait tout en théorie mais rien en pratique. Il avait appris

— ou cru apprendre — ce qu'était un dur en voyant James Cagney ou Georges Raft au cinéma, et ce qu'était une femme d'après les graffitis sur les murs des latrines. Il aurait fallu le prendre à part pour le chapitrer, mais ça n'était pas son rôle.

C'était à Reg de le faire, après tout. Et, de toute façon, le gamin n'écouterait pas.

Sortir en douce le coffre du commissariat à la fin de la journée fut moins difficile que prévu. Il le rapporta à la maison et le casa sous l'établi, dans la cabane du jardin, puis rentra embrasser Jenny et se laver les mains avant de prendre le thé. Il monta à l'étage en se demandant ce que le coffre pouvait bien contenir, quand la brusque vision du lit d'enfant perché dans la maison en ruines le poussa à ouvrir la porte de la chambre de sa fille. À l'intérieur, il aperçut sur une étagère, face aux deux poupées favorites du moment, un petit tricot rose pâle. Il crut revoir Jenny apprenant à Monica à tricoter, l'été précédent —

leurs têtes, l'une châtaine, l'autre brune, penchées sur un fouillis de laine — et crut entendre la fière déclaration de celle-ci, une fois qu'elle avait pris le tour de main : « Je vais tricoter une écharpe pour ma poupée et la culotte assortie ! » Ils en avaient bien ri ; Jenny avait troublé Monica en soulignant qu'une culotte en tricot, c'était à la fois désagréable à porter et anti-hygiénique, et il avait dû dire que sa poupée ne s'en soucierait pas pour la rassurer. Il prit la petite écharpe et l'examina. C'était très bien fait. Monica, comme sa mère, était habile et soigneuse.

Bonne en dessin, en plus, songea-t-il avec orgueil même s'il ignorait de qui elle pouvait bien tenir, car ni lui ni Jenny n'avaient la fibre artistique.

Priant pour n'être pas pris sur le fait par Jenny, il souleva les jupes des poupées pour voir si l'une d'elles portait la culotte assortie. Ce n'était pas le cas et, se sentant un peu bête, il fourra l'écharpe miniature dans sa poche et quitta la chambre.

Après le thé, il laissa Jenny écouter la radio et retourna dans l'abri. Dégageant un espace sur l'établi, il y posa le coffre et prit un marteau et un burin sur son râtelier à outils. Le cadenas céda du premier coup et Stratton, avec une lenteur délibérée, le retira, remit les outils à leur place et souleva le couvercle.

22

« Je t'aime. » Claude l'avait dit. Pas avant, ni pendant — ça ne comptait pas — mais après. Et il ne s'était pas endormi, comme Guy. Bien au contraire, ils avaient fumé et ri, s'étaient fait des confidences, et, quand les tirs de DCA les avaient réveillés à quatre heures et demie du matin et que, se redressant brutalement, elle s'était cognée au dessous du lit, il l'avait prise dans ses bras et lui avait caressé les cheveux.

Elle avait franchi le Rubicon. À présent, elle savait ce que c'était. Rentrant à la maison au petit matin, en métro, fatiguée mais heureuse, elle passa et repassa les événements de la nuit dans sa tête. « Je t'aime. » Il l'avait dit. Vraiment. Chaque fois qu'elle y repensait, ce souvenir la galvanisait et, à l'heure où elle arriva chez elle, elle bondit dans l'escalier avec allégresse.

Voyant Lally devant sa porte, elle s'arrêta soudain sur le palier et reprit son souffle.

— Qu'est-ce que tu fais ici ?