VI
Images et souvenirs défilaient rapidement devant moi.
« Le conseiller, qui crie toujours du second traîneau, quel moujik doit-ce être ?... Il doit être roux, fort, les jambes courtes, pensé-je, et semblable à Fédor Philippitch, notre vieux sommelier... »
Et je revois aussitôt l’escalier de notre grande maison, et cinq dvorovi qui, marchant péniblement, traînent un piano avec des serviettes. Je revois Fédor Philippitch qui, ayant retroussé les manches de son veston en nankin, porte une pédale, court en avant, ouvre les portes, pousse, tire par la serviette, se faufile entre les jambes, gêne tout le monde et, d’une voix affairée, ne cesse de crier :
– Tirez de votre côté, les premiers ! C’est bien cela, la queue en l’air... en l’air ; passe-la donc dans la porte, c’est cela !...
– Mais permettez, Fédor Philippitch... remarque timidement le jardinier, écrasé contre la rampe, tout rouge d’efforts, usant ses dernières forces à soutenir un coin du piano.
Mais Fédor Philippitch n’en continue pas moins son manège.
« Quoi ! me dis-je, se croit-il donc utile, indispensable à l’oeuvre commune, ou bien est-il tout simplement heureux que Dieu lui ait fait don d’une faconde hardie et tranchante qu’il a plaisir à étaler ? C’est probablement cela. »
Puis, je ne sais comment, un étang m’apparaît. Les dvorovi, fatigués, dans l’eau jusqu’aux genoux, tirent un filet. Fédor Philippitch est encore là ; un arrosoir à la main, criant après chacun, il court sur le bord ; parfois il s’approche pour saisir dans le filet les carassins[9] d’or pour vider l’eau trouble et puiser de l’eau fraîche...
Mais voici qu’il est midi, au mois de juillet. Sur l’herbe qu’on vient de faucher dans le jardin, sous les rayons brûlants et droits du soleil, je vais sans but. Je suis encore très jeune ; il me manque quelque chose, et je désire quelque chose. Je me dirige du côté de l’étang, vers ma place favorite, entre le parterre bordé d’églantiers et l’allée de sapins, et je me couche...
Je me rappelle mes impressions, alors qu’étendu là j’apercevais, à travers les tiges rouges et épineuses des églantiers, la terre sèche et noire, le miroir bleu tendre de l’étang. C’était un sentiment de satisfaction naïve mêlée de mélancolie. Autour de moi, tout était beau ; cette beauté agissait si vivement sur moi, qu’il me semblait que j’étais beau moi-même. Une seule chose me chagrinait, c’était que nul ne s’émerveillât de me voir ainsi.
Il fait chaud. J’essaie de m’endormir pour me soulager, mais les mouches, les insupportables mouches ne me laissent pas, même ici, une minute de répit. Elles accourent en foule, s’obstinent contre moi, et me sautent du front sur les mains avec un bruit de petits os. Les abeilles bourdonnent, pas loin de moi, juste au plus fort de la chaleur ; des papillons aux ailes jaunes, comme fanés, voltigent d’une herbe à l’autre.
Je regarde en haut : les yeux me font mal, le soleil brille trop ; à travers le feuillage clairsemé du bouleau frisé qui doucement balance dans l’air ses branches au-dessus de moi, le soleil paraît plus chaud encore. Je me couvre la figure d’un mouchoir. Le temps est lourd, les mouches semblent collées à ma main toute moite.
Dans la profondeur d’un églantier, deux moineaux ont remué. L’un d’eux saute par terre, à une archine de moi, fait semblant de piquer deux fois le sol avec force, puis s’envole, frôlant les branches, et poussant un joyeux cri. L’autre saute aussi sur la terre, remue sa petite queue, regarde autour de lui, et, prompt comme une flèche, rejoint en piaillant son compagnon.
Sur l’étang, retentissent des coups de battoir sur le linge humide, et ces coups vont s’épandant au ras de l’eau sur la surface de l’étang. On entend des rires et des voix et le clapotement des baigneurs. Un coup de vent secoue la cime des bouleaux, là-bas, au loin ; puis il se rapproche, il courbe l’herbe, et voilà que sur leurs branches remuent et tremblent les feuilles des églantiers.
Jusqu’à moi arrive le courant d’air frais, il soulève les coins de mon mouchoir, et chatouille délicieusement mon visage en sueur. Par l’ouverture du mouchoir soulevé s’insinue une mouche qui volette, effrayée, auprès de ma bouche humide. Des branches sèches me font mal au dos. Non, je ne puis plus rester ici. Il faut que j’aille me baigner.
Voilà que tout près de la haie, j’entends des pas précipités et des cris de femmes épouvantées.
– Ah ! mes petits pères ! mais qu’est-ce donc ? Et pas un homme !
– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? demandai-je, en quittant mon abri, à la femme dvorovi qui, toute sanglotante, passe en courant auprès de moi.
Pour toute réponse elle se retourne, agite ses mains, puis continue sa course. Retenant de la main son fichu qui tombait de sa tête, sautillant et traînant son pied chaussé d’un bas de coton, la vieille Matréna, une femme de cent cinq ans, court aussi vers l’étang. Et je vois encore courir deux petites filles qui se tiennent l’une l’autre, et derrière elles, accroché à leurs jupons, un gamin de dix ans, affublé du veston de son père.
– Qu’est-il arrivé ? demandai-je.
– Un moujik s’est noyé.
– Où ?
– Dans l’étang.
– Quel moujik ? Un des nôtres ?
– Non, un passant.
Le coutcher[10] Ivan, traînant ses grandes bottes dans l’herbe fauchée, et l’épais gérant Iakov, soufflant péniblement, se hâtent vers l’étang. Moi je les suis.
Je me souviens qu’une voix intérieure me disait : « Voilà, jette-toi à l’eau, retire le moujik, sauve-le, et tout le monde t’admirera. » Être admiré, c’est tout ce que je désirais.
– Où donc ? Où ? demandé-je à la foule des dvorovi qui se sont rassemblés sur le bord.
– Là, au milieu, près de l’autre rive, presque à côté du bain, dit une blanchisseuse en entassant le linge humide sur sa palanche. Je le vois qui pique une tête ; il se montre, et de nouveau s’enfonce ; il reparaît encore et tout à coup s’écrie : « Je me noie, mes frères ! » Puis de nouveau il disparaît. On ne voyait que de petites bulles. Alors je m’aperçois qu’un moujik est en train de se noyer, et je me mets à crier : « Mes petits pères, un moujik se noie ! »
Et la blanchisseuse, chargeant la palanche sur son épaule et se balançant sur ses hanches, prit le sentier qui s’éloignait de l’étang.
– Vois-tu quel péché ? disait, avec désespoir, Yakov Ivanov, le gérant ; je vais avoir maille à partir avec la justice du bailli. Ça n’en finira plus.
Un moujik tenant une faux se fraye un passage à travers la foule des babas, des enfants et des vieillards groupés sur l’autre rive. Il suspend sa faux à une branche et se déshabille lentement.
– Où, où donc s’est-il noyé ? insisté-je, désireux de me jeter à l’eau et d’accomplir quelque chose d’extraordinaire.
Mais on me montre la surface tout unie de l’étang que frôle, par moments, le vent qui passe. Je n’arrive pas à comprendre comment il s’est noyé. L’eau s’est refermée sur lui, aussi uniforme, aussi belle, aussi indifférente, et toute pailletée d’étincelles d’or par le soleil de midi. Et il me semble que je ne peux rien faire, que je n’étonnerai personne, d’autant plus que je nage mal et que le moujik retire déjà sa chemise pour se précipiter.
Tous le regardent avec un espoir mêlé d’angoisse ; mais, à peine entré dans l’eau jusqu’aux épaules, le moujik s’en retourne lentement et remet sa chemise, il ne sait pas nager.
Les gens ne cessent d’accourir ; la foule augmente de plus en plus, mais personne ne vient au secours du noyé. Les derniers arrivés prodiguent des conseils, poussent des ah ! portent sur leur visage une expression d’effroi et de désespoir, tandis que les autres s’asseyent fatigués de rester debout sur le bord, ou prennent le parti de s’en aller.
La vieille Matréna demande à sa fille si elle a bien fermé le poêle ; le gamin revêtu du veston de son père s’applique consciencieusement à jeter des pierres dans l’eau.
Mais voici qu’aboyant et se retournant avec étonnement derrière lui, accourt de la maison Trésorka, le chien de Fédor Philippitch. Son maître descend lui-même la colline, on l’entend crier, bientôt il apparaît derrière la haie d’églantiers.
– Que faites-vous donc ? crie-t-il en ôtant sa veste sans cesser de courir. Un homme se noie, et ils restent plantés là ! Donne-moi une corde.
Tous regardent avec une expression d’espoir et d’effroi Fédor Philippitch, pendant qu’appuyé sur l’épaule d’un dvorovi il déchausse avec la pointe d’un pied le talon de l’autre.
– C’est là, à l’endroit où la foule est amassée ; là, un peu à droite du cytise, Fédor Philippitch ! Voilà, c’est là ! disait quelqu’un.
– Je le sais, répond-il, avec un froncement de sourcils occasionné sans doute par les gestes de pudeur effarouchée des babas.
Il ôte sa chemise, sa petite croix qu’il donne à l’apprenti jardinier debout devant lui dans une attitude de respect, puis, marchant vivement sur l’herbe fauchée, il s’approche de l’étang.
Trésorka, surpris de la vivacité des mouvements de son maître, s’arrête et, tout en mâchant quelques petites herbes de la rive, il l’interroge du regard : tout à coup il jappe joyeusement et s’élance dans l’eau avec lui.
Au premier moment, on ne voit rien que de l’écume et des gouttes d’eau qui rejaillissent jusqu’à nous. Mais bientôt Fédor Philippitch, envoyant les mains avec grâce, élevant et abaissant son dos en cadence, nage vers l’autre bord, rapidement, à grandes brassées, tandis que Trésorka, ayant bu un coup, s’en retourne à la hâte ; il s’égoutte près de la foule et se roule dans l’herbe. Comme Fédor Philippitch approche de la rive opposée, deux coutchers apparaissent auprès du cytise avec un grand filet emmanché d’un bâton.
Le nageur lève, je ne sais pourquoi, ses mains en l’air, plonge une fois, deux fois, trois fois, rejetant de l’eau par la bouche après chaque plongeon et secouant élégamment ses cheveux sans répondre aux questions qu’on lui adresse de tous les côtés. Enfin il prend pied sur la rive et, autant que je puis le voir, donne des ordres pour dérouler le filet.
On retire le filet, mais on n’y trouve rien que de la vase et quelques petits carassins qui frétillent. Comme on jette de nouveau le filet, je fais le tour de l’autre côté.
On n’entend que la voix de Fédor Philippitch donnant ses ordres, le clapotement dans l’eau de la corde mouillée et des soupirs de terreur. Le filet ruisselant, noué à son aile droite, de plus en plus sort de l’eau, plus chargé d’herbes à mesure.
– Maintenant, tirez tous ensemble ! crie la voix de Fédor Philippitch.
Le filet apparaît tout humide.
– Il vient quelque chose de lourd, frères ! dit quelqu’un.
Déjà, mouillant et froissant le gazon, les mailles où frétillent des carassins se traînent sur le bord.
Et voici qu’à travers l’eau troublée et remuée, on distingue dans le filet quelque chose de blanc : faible, mais très distinct dans le grand silence de mort, un soupir de terreur s’élève de la foule.
– Tire... ensemble... sur le sec... tire ! fait la voix résolue de Fédor Philippitch.
Et le noyé est tiré jusqu’auprès du cytise.
Puis je vois ma bonne vieille tante en robe de soie, avec une ombrelle lilas à franges qui, je ne sais pourquoi, jure terriblement avec ce simple tableau de mort ; elle est tout près de pleurer. Je me rappelle son expression de désenchantement en voyant que tout remède est inutile ; je me rappelle la tristesse nuancée de malaise que j’éprouvai lorsque, avec le naïf égoïsme de la tendresse, elle me dit :
– Viens, mon ami. Oh ! c’est affreux ! Et toi qui te baignes et qui nages toujours seul !
Je me rappelle comment le soleil ardent et clair brûlait la terre sèche et poudroyante sous les pieds, comment il se jouait sur le miroir de l’étang. De grandes carpes se battaient près du bord ; au milieu, des bandes de petits poissons agitaient la surface de l’eau ; en haut, tout en haut dans le ciel, un milan tournoyait au-dessus de canards qui clapotaient et s’ébattaient dans les joncs. Des nuages blancs, des nuages échevelés d’orage se massaient à l’horizon ; la vase ramenée sur le bord par le filet s’écoulait goutte à goutte. Et de nouveau j’entends les coups de battoir qui s’égrènent au loin sur l’étang.
Mais ce battoir retentit comme retentiraient deux battoirs accordés dans une tierce, et ces sons me tourmentent, m’oppressent, d’autant plus que ce battoir est une cloche, et que Fédor Philippitch ne le fera pas taire. Et ce battoir, comme un instrument de torture, serre mon pied qui gèle...
Je m’endors.
Je fus réveillé, à ce qu’il me sembla, par la vitesse de notre course. Deux voix causaient tout près de moi.
– Entends-tu, Ignat ! Eh ! Ignat ! disait la voix de mon yamchtchik, prends mon voyageur ; tu dois, dans tous les cas, faire le voyage ; moi, pourquoi fatiguer inutilement mes chevaux ? Prends-le !
La voix d’Ignat répondit presque à mes côtés :
– Et quel intérêt ai-je à me charger de ton voyageur ?... M’offres-tu un demi-chtof[11] ?
– Oh ! un demi-chtof !... Un verre, encore !
– Vois-tu ? Un verre ! crie un autre. Fatiguer des chevaux pour un verre !
J’ouvre les yeux ; toujours la même neige insupportable qui tourbillonne et danse devant les yeux, les mêmes yamchtchiks, les mêmes chevaux. Mais cette fois j’aperçois un traîneau à mes côtés. Mon yamchtchik a rejoint Ignat, et, pendant assez longtemps, nous marchons de front. Malgré la voix qui, de l’autre traîneau, conseille de ne pas prendre moins d’un demi-chtof, Ignat arrête tout à coup la troïka.
– Transborde, soit ! Tu as de la chance. Demain, à notre retour, tu m’offriras un verre. As-tu beaucoup de bagages ?
Mon yamchtchik, avec une vivacité qui n’était pas dans sa nature, saute sur la neige, me salue, et me prie de me transporter dans le traîneau d’Ignat. Moi j’y consens ; mais on voit que le petit moujik de Dieu est si content qu’il voudrait déverser sur quelqu’un l’excès de sa joie reconnaissante. Il salue et remercie Aliochka et Ignachka.
– Eh bien ! grâce à Dieu, voilà qui est bien. Car autrement que serait-ce donc, Dieu ! petit père ? Nous marchons pendant tout une demi-nuit sans savoir nous-mêmes où nous allons. Lui il vous mènera au but, petit père barine, sans compter que mes chevaux ne peuvent pas aller plus loin.
Et il se mit à sortir mes bagages du traîneau avec une activité fiévreuse.
Pendant qu’on transbordait mes effets, moi, résistant au vent qui me soulevait presque, je m’accrochai au second traîneau. Ce traîneau, surtout du côté du vent, contre lequel les yamchtchiks s’abritaient de leurs caftans, était aux trois-quarts couvert de neige, tandis que derrière les caftans on se sentait plus à son aise.
Le petit vieillard était étendu, les jambes allongées, et le conteur poursuivait son récit : « Dans ce même temps, lorsque le général, au nom du roi, c’est-à-dire, venait, c’est-à-dire, voir Marie dans sa prison, Marie lui dit : Général, je n’ai pas besoin de toi, et je ne puis pas t’aimer ; et... c’est-à-dire, tu n’es pas un amoureux pour moi ; mon amoureux, c’est le prince.
– Au même moment... allait-il continuer.
Mais, en m’apercevant, il se tut pour l’instant, et se mit à activer le fourneau de sa pipe.
– Quoi, barine ! vous êtes venu écouter notre petit conte ? dit celui que j’appelais le conseilleur.
– Mais il fait bon chez vous, dis-je.
– Que voulez-vous ? on ne s’ennuie pas, on oublie ses pensées, au moins !
– Eh bien ! savez-vous où nous sommes maintenant ?
Cette question semble déplaire aux yamchtchiks.
– Eh ! qui le sait, où nous sommes ? Peut-être sommes-nous chez les Kalmouks ! répondit le conseilleur.
– Et que ferons-nous alors ? demandai-je.
– Et que faire ? Voilà, nous allons ; peut-être nous en sortirons-nous, fit-il d’un ton mécontent.
– Eh bien ! si nous ne nous en sortons pas, et si les chevaux s’arrêtent en pleine tourmente, que faire alors ?
– Et que faire ? Rien.
– Mais nous gèlerons !
– Mais certainement ! Car on ne voit même pas de meules, maintenant. C’est que nous sommes tout à fait chez les Kalmouks. L’important, c’est de s’orienter d’après la neige.
– Et tu as peur de geler, barine ? dit le petit vieux d’une voix qui tremblait.
Quoiqu’il eût tout l’air de me railler un peu, on voyait aisément qu’il était glacé jusqu’aux moelles.
– Oui, il fait rudement froid, dis-je.
– Eh ! barine ! fais comme moi. Cours un peu, et tu te réchaufferas.
– Cours derrière le traîneau, c’est l’essentiel, fit le conseilleur.
VII
– Venez, tout est prêt, me cria Aliochka du premier traîneau.
La tourmente était si forte, que c’est à peine si, en baissant tout à fait et en retenant de mes deux mains les pans de mon manteau, je pus, à travers la neige en mouvement que le vent soulevait de dessous mes pieds, faire les quelques pas qui me séparaient du traîneau. Mon ancien yamchtchik était déjà à genoux au milieu de son traîneau vide, mais, en m’apercevant, il ôta son grand bonnet ; le vent agita furieusement ses cheveux ; puis il me demanda un pourboire. Il n’espérait sans doute pas que je ne lui donnerais rien, car mon refus ne le chagrina pas du tout. Il ne m’en remercia pas moins, renfonça son bonnet sur sa tête, et me dit :
– Eh bien ! que Dieu vous aide, barine...
Puis il tira ses guides en sifflotant, et s’éloigna de nous.
Aussitôt après, Ignachka, lui aussi, fouettait à tour de bras et excitait ses chevaux. De nouveau le bruit du craquement des sabots, les cris, les sons de la clochette, couvrirent le hurlement du vent, qu’on entendait plus distinctement lorsque nous étions arrêtés.
Environ un quart d’heure après le transbordement, comme je ne dormais pas, je m’amusai à examiner la silhouette de mon nouvel yamchtchik et de ses chevaux. Ignachka était solidement campé ; il touchait, menaçait du knout, criait, frappait du pied ; puis, se penchant en avant, il arrangeait l’avaloire du korennaïa, qui tournait constamment à droite.
Ignachka était d’une taille moyenne, mais bien proportionnée, à ce qu’il me parut. Par-dessus son touloupe, il portait un caftan sans ceinture, dont le col était presque rabattu, et son cou se voyait tout nu. Ses bottes n’étaient pas en feutre, mais en cuir. Il ne cessait d’ôter et de remettre son petit bonnet. Ses oreilles n’étaient abritées que par ses cheveux. Tous ses mouvements dénotaient non seulement de l’énergie, mais encore, et surtout, me semblait-il, la volonté d’en avoir. Pourtant, plus nous allions, plus il cherchait à se mettre à l’aise ; il s’agitait sur son siège, frappait du pied, parlait tantôt à moi, tantôt à Aliochka, et je voyais bien qu’il craignait de perdre son assurance.
Il y avait de quoi : bien que les chevaux fussent vigoureux, la route à chaque pas devenait de plus en plus pénible ; et on pouvait remarquer qu’ils couraient avec moins d’entrain. Il fallait déjà user du fouet, et le korennaïa, un fort et grand cheval, à la crinière dure, avait déjà butté deux fois : aussitôt, comme effrayé, il avait tiré en avant en relevant sa tête échevelée presqu’au niveau de la clochette. Le pristiajnaïa de droite, que j’observais involontairement, tout en balançant la longue houppe en cuir de son avaloire, ne tendait plus les traits, il réclamait le knout ; mais comme un bon, comme un ardent cheval qu’il était, il semblait se dépiter de sa faiblesse : il baissait et relevait la tête avec colère, comme pour demander le stimulant de la bride.
De fait, l’intensité de la gelée et la violence de la tourmente vont s’accroissant terriblement. Les chevaux mollissent, la route se fait plus rude ; nous ignorons absolument où nous sommes, où nous allons, et si nous arriverons, non plus même au relais, mais dans n’importe quel abri. Quelle cruelle ironie d’ouïr la clochette tinter si allègrement, et Ignachka crier avec tant d’assurance et de désinvolture, comme si nous étions à nous promener par une belle et froide journée de soleil, pendant la fête, à travers les rues de quelque village ! Et qu’il est étrange de penser que nous allions sans savoir où d’une pareille vitesse !
Ignachka se met à chanter d’une voix suraiguë de fausset, mais si sonore, avec des pauses pendant lesquelles il sifflote, qu’on aurait honte d’avoir peur en l’écoutant.
– Hé-hey ! Qu’as-tu donc à hurler, Ignat ? fit la voix du conseilleur. Arrête pour un moment.
– Qu’y a-t-il ?
– Arrê-ê-ête !
Ignat s’arrêta. Tout redevint silencieux ; le vent se remit à gronder et à siffler, et la neige, en tournoyant, tomba plus dru dans le traîneau. Le conseilleur s’approcha de nous.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ?
– Mais comment, qu’y a-t-il ? Où aller ?
– Qui le sait ?
– As-tu donc les pieds gelés, que tu les remues ?
– Ils sont tout à fait engourdis.
– Tu devrais te mettre en quête. Vois-tu ce feu là-bas ? Ce doit être un campement de Kalmouks. Tu aurais bientôt fait de te chauffer les pieds.
– C’est bien. Tiens donc un peu mes chevaux...
Et Ignat se mit à courir dans la direction désignée.
– Il faut regarder, chercher, et l’on trouve. Car autrement pourquoi aller à l’aveuglette ? me disait le conseilleur. Vois-tu comme il a échauffé les chevaux.
Pendant tout le temps que dura l’absence d’Ignat, – et ce temps fut si long qu’un moment je le crus égaré, – le conseilleur m’apprenait avec assurance, et d’un ton calme, comment il faut agir pendant une tourmente, que le mieux serait de dételer le cheval, et de le laisser aller, et que, par Dieu, il mènerait droit au but. Ou bien il me racontait comment on peut aussi s’orienter d’après les étoiles, et comment, si c’était lui qui se fût trouvé en tête, nous serions arrivés depuis longtemps.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-il à Ignat qui arrivait, fendant péniblement la neige dans laquelle il enfonçait presque jusqu’aux genoux.
– Il y a bien un campement, répondit Ignat essoufflé. Mais quel est-il ? Il est probable, frères, que nous nous sommes égarés du côté de la propriété Prolgovskaïa. Il faut prendre à gauche.
– Que chante-t-il là ?... Ce sont nos campements situés derrière le relais, répondit le conseilleur.
– Mais je te dis que non !
– J’ai fort bien vu et je sais ce que je dis ; c’est bien comme je dis. Et si ce n’est pas cela, alors ce doit être la propriété Tamichevsko. Il faut donc prendre à droite, et nous tomberons juste sur le grand pont, après la huitième verste.
– Mais on te dit que non ! Je l’ai bien vu, répondit Ignat avec humeur.
– Eh ! frère !... Et tu es encore un yamchtchik !
– Oui, un yamchtchik !... Cherche donc toi-même !
– Mais qu’ai-je besoin de chercher ? Je le sais bien sans cela.
Ignat, visiblement, se fâchait. Sans répondre, il sauta sur son siège, et toucha.
– Vois-tu mes pieds, comme ils sont engourdis ! Impossible de les réchauffer, dit-il à Aliochka en continuant de plus belle à frapper des pieds, et à enlever la neige qui s’était glissée dans ses bottes.
J’avais une terrible envie de dormir.
VIII
« Gèlerai-je ? pensai-je dans mon assoupissement. On dit que, lorsqu’on gèle, cela commence toujours par le sommeil. Il vaudrait mieux me noyer que de geler, et qu’on me retire à l’aide d’un filet. Mais d’ailleurs cela m’est égal : se noyer, se geler, pourvu que ce bâton ne me tracasse plus le dos, et que je puisse enfin dormir ! »
Je m’assoupis un moment.
« Comment finira tout cela ? dis-je tout à coup en moi-même, en ouvrant pour un instant les yeux sur l’espace tout blanc. Comment donc cela finira-t-il, si nous ne trouvons pas de meules et si les chevaux s’arrêtent, ce qui ne va pas tarder, semble-t-il ? Nous gèlerons tous. »
Je vous avoue que, malgré un peu de peur, le désir de voir se produire quelque chose d’extraordinaire et d’un peu tragique était en moi plus intense que cette peur. Il me semblait que ce ne serait pas mal si, vers le matin, les chevaux nous avaient d’eux-mêmes entraînés dans quelque village inconnu et lointain, à demi-gelés, ou même quelques-uns de nous tout à fait gelés. Et, dans ce sens, mes rêves, avec une clarté, une rapidité étranges, défilaient devant moi.
Les chevaux s’arrêtent. La neige nous envahit de plus en plus, et voilà qu’on ne voit plus de notre attelage que la douga et les oreilles des chevaux. Mais tout à coup Ignachka surgit de la neige avec sa troïka, et passe auprès de nous. Nous le supplions, nous lui crions de nous prendre avec lui, mais le vent emporte la voix. Ignachka sourit, gourmande ses chevaux, sifflote, et disparaît dans un gouffre profond couvert de neige. Le petit vieux saute sur un cheval, fait aller ses coudes, veut galoper mais ne peut pas bouger de place. Mon ancien yamchtchik au grand bonnet se jette sur lui, l’arrache de cheval et l’enfouit sous la neige.
– Tu es un sorcier ! crie-t-il, un insulteur. C’est toi qui nous perdrais.
Mais le petit vieux crève de sa tête la neige amoncelée. C’est moins un petit vieux qu’un lièvre : il s’éloigne de nous. Tous les chiens sont à ses trousses. Le conseilleur, qui est Fédor Philippitch, ordonne qu’on se mette en rond, sans souci que la neige nous recouvre, car nous aurons chaud. En effet, nous avons chaud et nous nous trouvons bien. On a soif seulement. Je prends mon nécessaire, je distribue à tout le monde du rhum et du sucre, et je bois moi-même avec grand plaisir. Le conteur dit une histoire d’arc-en-ciel sous notre plafond de neige.
– Et maintenant faisons-nous chacun une chambre dans la neige et dormons ! dis-je.
La neige est molle et chaude comme de la fourrure. Je me fais une chambre et je veux y pénétrer ; mais Fédor Philippitch, qui a vu de l’argent dans mon nécessaire, me dit : « Arrête ! Donne l’argent ! Il faut mourir en tous cas. » Et il me saisit par le pied. Je donne l’argent, et demande seulement qu’on me laisse tranquille. Mais eux ne croient pas que ce soit là tout mon argent : ils veulent me tuer. Je saisis la main du petit vieux et, avec une volupté indéfinissable, je me mets à la baiser. La main du petit vieux est tendre et sucrée ; il la retire d’abord, puis finit par me l’abandonner, et il me caresse même de la main libre.
Cependant Fédor Philippitch s’approche et me menace.
Je cours dans ma chambre, mais ce n’est plus une chambre, c’est un long et blanc corridor ; quelqu’un me retient par les jambes. Je m’arrache à cette étreinte. Dans les mains de celui qui me tenait sont restés mes habits et une partie de ma peau : mais je ne sens que du froid et de la honte, d’autant plus de honte que ma tante, avec son ombrelle et sa petite pharmacie homéopathique, vient à ma rencontre au bras du noyé. Ils rient, et ne comprennent pas les signes que je leur fais. Je m’élance dans la troïka, mes pieds traînent sur la neige ; mais le petit vieux me poursuit en faisant aller ses coudes. Il est déjà tout près, lorsque j’entends devant moi tinter deux cloches, et je sais que je serai sauvé si j’arrive jusque-là. Les cloches tintent de plus en plus distinctement, mais le petit vieux m’atteint, et de toute sa masse s’abat sur mon visage, de sorte que les cloches s’entendent à peine. Je saisis de nouveau sa main pour la baiser ; mais le petit vieux n’est plus le petit vieux, c’est le noyé... Et il crie : « Ignachka, arrête, voilà les meules d’Akhmedka, me semble-t-il ; va donc voir ! » Cela devient trop effrayant : non, il vaut mieux que je me réveille...
J’ouvre les yeux. Le vent a rejeté sur mon visage un pan du manteau d’Aliochka. Mon genou est découvert. Nous glissons sur la terre, sans neige à cet endroit, et la tierce de la sonnette résonne clairement dans l’air, mariée à la quinte tremblée.
Je cherche du regard les meules ; mais au lieu de meules, je vois, de mes yeux ouverts, une maison avec un balcon et le mur crénelé d’un fort. Cela ne m’intéresse guère d’examiner attentivement cette maison et ce fort : ce que je désire surtout, c’est d’apercevoir le corridor blanc, où je courais, c’est d’entendre le tintement de la cloche d’église, et de baiser la main du petit vieux. Je referme les yeux et me rendors.
IX
Je dormais profondément. Mais la tierce de la clochette sonnait sans répit, et je la voyais dans mon rêve sous la forme tantôt d’un chien qui se jetait sur moi, tantôt d’un orgue dont j’étais moi-même un des tuyaux, tantôt d’un vers français que j’étais en train de composer. Parfois, il me semble que cette tierce est une sorte d’instrument de torture qui ne cesse de me serrer le talon droit : la douleur est si forte, que je me réveille et que j’ouvre les yeux en me frottant le pied. Il commençait à se geler.
La nuit était toujours lumineuse, trouble et blanche. La même course nous emportait ; le même Ignachka était assis de côté, et frappait du pied ; le même pristiajnaïa, allongeant son cou et relevant à peine ses jambes, trottait dans la neige profonde, et balançait à chaque saut la houppe de son avaloire.
– La tête du korennaïa, avec la crinière au vent, faisant tour à tour se tendre et fléchir les guides enfilées à la douga, se balançait en mesure. Mais tout cela, plus qu’avant, était couvert de neige. La neige tournoyait devant nous, s’amoncelait par côté sur les patins, montait jusqu’aux genoux des chevaux, et, par en haut, blanchissait les épaules et les bonnets.
Le vent soufflait tantôt du côté droit, tantôt du côté gauche, jouant avec les cols, le pan du caftan d’Ignachka, la crinière du pristiajnaïa, hurlant sur la douga et entre les brancards.
Le froid sévissait de plus en plus. À peine exposais-je un peu mon visage à l’air, que la neige sèche et gelée et tourbillonnante m’entrait dans les cils, dans le nez, la bouche, et s’insinuait dans mon dos. Je regarde autour de moi : tout est blanc, clair et neigeux. Rien qu’une lumière trouble et rien que la neige. Je me sens sérieusement effrayé.
Aliochka dormait à nos pieds dans le fond du traîneau. Tout son dos disparaissait sous une épaisse couche de neige. Ignachka, lui, ne se désolait guère ; il tirait constamment sur les guides, stimulait les chevaux et frappait des pieds. La clochette rendait toujours son même son étrange ; les chevaux anhelaient, mais ils continuaient à courir, multipliant les faux pas et ralentissant leur allure.
Ignachka sursauta de nouveau, fit un geste de sa main gantée d’une moufle et se mit à chanter de sa voix suraiguë et forcée. Sans terminer sa chanson, il arrêta la troïka, rejeta les guides sur son siège, et descendit. Le vent hurlait de plus belle, la neige tombait, plus furieuse, sur les choubas. Je me retournai ; la troisième troïka n’était plus derrière nous : « Elle se sera attardée en route », pensai-je. Auprès du second traîneau, à travers le brouillard neigeux, on voyait le petit vieux qui battait des semelles.
Ignachka fit trois pas, s’assit sur la neige, se déceintura, et ôta ses bottes.
– Que fais-tu là ? demandai-je.
– Je me déchausse un moment, car j’ai les pieds tout gelés, me répondit-il.
Et il continua son manège.
Je me sentais glacé lorsque je sortais mon cou de ma chouba pour voir ce qu’il faisait. Je me tenais droit, les yeux fixés sur le pristiajnaïa, lequel, en écartant une jambe, agitait, avec une lassitude maladive, sa queue nouée et neigeuse. La secousse qu’imprima Ignachka au traîneau en remontant sur son siège acheva de me réveiller.
– Où sommes-nous maintenant ? demandai-je. Arriverons-nous avant le jour, au moins ?
– Soyez tranquille, nous vous mènerons au but, maintenant que mes pieds se sont bien réchauffés.
Il toucha. La cloche retentit, le traîneau reprit sa marche cadencée, et le vent siffla sous les patins. De nouveau, nous voguions sur cette mer infinie de clarté.
X
Je m’endormis encore. Lorsque Aliochka, en me heurtant de son pied, me réveilla, et que j’ouvris les yeux, il faisait jour déjà. On eût dit que le froid était encore plus vif que pendant la nuit. La neige avait cessé de tomber, mais un vent violent et sec continuait à soulever la poussière blanche dans la plaine, et surtout sous les sabots des chevaux et les patins des troïkas.
Du côté de l’Orient, étincela le ciel bleu foncé, sur lequel ressortaient, de plus en plus apparentes, des bandes obliques d’un beau ton orangé. Au-dessus de nos têtes, à travers de blancs nuages errants, transparaissait l’azur d’un bleu tendre. À gauche, des nues flottaient, lumineuses et légères. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait que la neige accumulée au loin par couches profondes. Nul vestige d’hommes, ni de traîneaux, ni de fauves. Les contours et les couleurs du yamchtchik et des chevaux se dessinaient avec netteté, profilant sur le fond éblouissant leurs silhouettes précises.
Le bord du bonnet bleu marin d’Ignachka, son col, ses cheveux et jusqu’à ses bottes, tout était blanc ; le traîneau était entièrement envahi. La neige recouvrait la partie droite de la tête et du garrot du korennaïa gris, montait jusqu’aux genoux du pristiajnaïa, et plaquait par endroits sa croupe en sueur, aux poils frisés. La petite houppe se balançait, battant la mesure de tous les airs qui me venaient en tête, au gré des mouvements du cheval. On ne devinait sa fatigue qu’à ses oreilles tombantes, à son ventre tour à tour contracté et soulevé. Un seul objet arrêtait l’attention : c’était la borne de verste, au pied de laquelle le vent amoncelait sans cesse la neige tourbillonnante et éparpillée.
J’étais émerveillé de voir les mêmes chevaux courir toute une nuit, pendant douze heures, sans savoir où, sans s’arrêter, et arriver cependant au but.
Notre clochette semblait tinter plus joyeusement. Ignat s’était essoufflé à force de crier ; par derrière, on entendait haleter les chevaux et sonner les sonnettes de la troïka où se trouvaient le petit vieux et le conseilleur ; mais celle du yamchtchik endormi avait complètement disparu.
Après une demi-verste de route, nous remarquons les traces toutes fraîches d’un traîneau avec son attelage ; et, çà et là, des gouttes de sang d’un cheval blessé.
– C’est Philippe, vois-tu ? il nous a dépassés ! dit Ignachka.
Voilà que surgit, au bord du chemin, presque enfouie sous la neige, une maisonnette avec une enseigne. Près du cabaret, se tenait une troïka de chevaux gris, frisés par la sueur, jambes écartées et têtes basses. Devant la porte, un passage avait été frayé, et la pioche était encore là, toute droite. Mais le vent balayait toujours le toit et faisait danser la neige.
Sur le seuil, au bruit de nos clochettes, apparut un grand yamchtchik rouge et roux, un verre de vin à la main, et criant quelque chose.
Ignachka se retourna vers moi et me demanda la permission de faire halte. Alors seulement j’aperçus son visage pour la première fois.
XI
Ce visage n’était point sec, basané, pourvu d’un nez droit, comme je m’y attendais d’après ses cheveux et sa carrure : c’était un museau rond, jovial, avec un nez épaté, une grande bouche et des yeux bleu clair. Ses joues et son cou étaient rouges comme si on venait de les frictionner avec un morceau de drap. Ses sourcils, ses longs cils et le duvet qui couvrait le bas de son visage étaient tout à fait blancs de neige.
Une demi-verste seulement nous séparait du relais. Nous nous arrêtâmes.
– Va, mais reviens vite, lui dis-je.
– Dans un instant, répondit Ignachka qui sauta de son siège et s’avança vers Philippe.
– Donne, frère, dit-il, en ôtant la moufle de sa main droite, et en la jetant avec le knout sur la neige.
Puis, rejetant sa tête en arrière, il but d’un seul trait le petit verre de vodka qu’on lui tendait.
Le cabaretier, sans doute un Cosaque en retraite, avec un demi-chtof dans sa main, sortit de la maisonnette.
– Qui en veut ? fit-il.
Le grand Wassili, un moujik maigre et blondasse, avec une barbiche de bouc, et le conseilleur ventripotent, une épaisse barbe filasse formant collier autour de son visage, s’approchèrent, et vidèrent chacun un petit verre. Le petit vieux se joignit au groupe de buveurs, mais personne ne lui offrit rien, et il retourna vers ses chevaux attachés derrière le traîneau, il se mit à leur caresser le dos et la croupe.
Le petit vieux était bien comme je l’avais imaginé : petit, maigriot, le visage ridé et bleui, la barbiche rare, un petit nez pointu, et des dents jaunes et usées. Son bonnet était tout neuf, mais son touloupe était défraîchi, sali par le goudron, et déchiré aux épaules et sur le devant ; il s’arrêtait au-dessus des genoux ; ses culottes étaient serrées dans les bottes. Lui-même il était courbé et ratatiné, et, tout en tremblant de sa tête et de ses genoux, il faisait je ne sais quoi auprès de son traîneau ; visiblement il essayait de se réchauffer.
– Eh bien ! Mitritch ! Prends donc un peu de vodka ; cela te réchaufferait bien, lui cria le conseilleur.
Mitritch tressaillit ; il rajusta l’avaloire du cheval, la douga, et vint à moi.
– Eh bien ! barine, dit-il en ôtant son bonnet de dessus ses cheveux gris et en me saluant humblement, nous avons erré toute la nuit avec vous, à chercher la route. Ne me payerez-vous pas au moins un petit verre ? Vraiment, petit père, Votre Excellence ! Car autrement, impossible de me réchauffer, ajouta-t-il avec un sourire obséquieux.
Je lui donnai vingt-cinq kopeks. Le cabaretier apporta un verre et servit le petit vieux, qui, s’étant débarrassé de sa moufle et de son knout, tendit vers le verre sa petite main hâlée, ridée et un peu bleuie. Mais son gros doigt, comme étranger, ne lui obéissait pas ; il ne pouvait pas retenir son verre ; il le renversa et le laissa tomber par terre.
Tous les yamchtchiks éclatèrent de rire.
– Vois-tu Mitritch, comme il est gelé ? Il ne peut plus tenir entre ses mains de la vodka.
Mais Mitritch était très chagriné d’avoir renversé son verre.
On lui en remplit cependant un autre, qu’on lui versa dans la bouche. Aussitôt il devint joyeux, courut au cabaret, alluma sa pipe, montra ses dents usées et jaunes ; il jurait à chaque mot. Après avoir vidé le dernier verre, les moujiks regagnèrent leurs troïkas, et nous repartîmes.
La neige étincelait, de plus en plus blanche, et son éclat blessait les yeux. Les bandes d’un pourpre orangé s’élevaient toujours davantage, et s’étendaient, plus lumineuses, dans l’azur profond. Même l’orbe rouge du soleil apparut à l’horizon au travers des nuages gris.
Sur la route, auprès du relais, les traces de roues apparurent nettes, jaunâtres, avec des ornières. On se sentait léger et frais dans cet air dense et glacé.
Ma troïka volait ; la tête du korennaïa et son cou, dont la crinière s’éparpillait sur la donga, se balançaient d’un mouvement court et rapide au-dessous de la clochette, dont le battant ne battait plus, mais rasait les parois. Les bons pristiajnaïas, tendant tous deux les traits gelés, galopaient énergiquement ; la houppe les frôlait jusqu’au ventre. Parfois l’un d’eux buttait dans une ornière, et ses efforts pour en sortir me faisaient aller de la neige dans les yeux. Ignachka ténorisait allègrement. La gelée sèche craquait sous les patins. Derrière nous, comme à la fête, tintaient les deux clochettes, et l’on entendait les cris des yamchtchiks ivres.
Je me retournai. Les pristiajnaïas gris et frisés, allongeant le cou, retenant leur souffle, et la bride en désordre, trottaient sur la neige. Philippe, faisait claquer son knout et arrangeait son bonnet. Le petit vieux, les pieds en l’air comme avant, était étendu au milieu du traîneau.
Deux minutes après, les troïkas firent craquer le plancher devant la maison du relais, et Ignachka, tournant vers moi son visage hérissé de glaçons et soufflant le froid, me dit tout content :
– Nous vous avons mené, tout de même, barine !