X

 

Efim, ainsi immobile et priant, jette devant lui ses regards vers la chapelle où se trouve le Saint-Sépulcre, devant lequel sont suspendues trente-six lampes. Il regarde par-dessus les têtes, et voici que juste au-dessous des lampes, en avant de la foule, il aperçoit, ô miracle ! un petit vieillard en caftan de bure, dont la tête, entièrement chauve, luisait comme celle d’Élysée Bodrov.

– Il ressemble à Élysée, pense-t-il, mais ce ne doit pas être lui. Il n’a pu être ici avant moi : l’autre bateau est parti huit jours avant nous, il est impossible qu’il ait pu me devancer ; quant à notre bateau, il n’y était point ; j’ai bien examiné tous les fidèles.

Comme il songeait ainsi, le petit vieillard priait et faisait trois saluts : le premier, devant lui, à Dieu ; les autres, aux fidèles des deux côtés. Quand le petit vieillard tourna la tête à droite, Efim le reconnut aussitôt.

– C’est bien lui, Bodrov ; voilà bien sa barbe noirâtre, frisée, et ses poils blancs sur les joues, et ses sourcils, et ses yeux, et son nez, et tout son visage enfin : c’est lui, c’est bien Élysée Bodrov.

Efim se réjouit fort d’avoir retrouvé son compagnon, et s’étonna qu’il eût pu arriver avant lui.

– Eh ! eh ! Bodrov, pensa-t-il, comment a-t-il pu se glisser en avant des fidèles ? Il aura sans doute fait la connaissance de quelqu’un qui l’a mené là. Je le trouverai à la sortie, et m’en irai avec lui, après avoir planté là mon pèlerin. Peut-être saura-t-il me conduire, moi aussi, à la première place.

Et Efim regardait toujours pour ne point perdre Élysée de vue. L’office terminé, la fouie s’ébranla. On se poussait pour aller s’agenouiller. La presse refoula Efim dans un coin.

De nouveau la peur le prit qu’on ne lui volât sa bourse. Il y porta la main, et chercha à se frayer un chemin pour gagner un endroit libre. Il se dégagea, il marcha, il chercha partout Élysée, et sortit du temple sans avoir pu le joindre. Après l’office, Efim courut d’auberge en auberge en quête d’Élysée : nulle part il ne le rencontra. Cette soirée-là, le pèlerin ne vint pas non plus ; il avait disparu sans lui rendre son rouble. Efim resta seul.

Le lendemain, il retourna au Saint-Sépulcre, avec un vieillard de Tanbov venu sur le même bateau. Il voulut se porter en avant, mais il fut refoulé de nouveau et il resta près d’un pilier à prier. Il regarda devant lui comme la veille, et, comme la veille, sous les lampes, tous près du Saint-Sépulcre, se tenait Élysée, les mains étendues comme un prêtre à l’autel ; et sa tête chauve luisait.

– Eh bien ! pensa Efim, cette fois je saurai bien le joindre.

Il se faufila jusqu’au premier rang : pas d’Élysée. Il avait dû sortir sans doute.

Le troisième jour, il se rendit encore à la messe, et il regarda encore. Et il aperçut, sur la place sainte, Élysée tout à fait en vue, les mains étendues, les yeux en haut, comme s’il contemplait quelque chose au-dessus de lui ; et sa tête chauve luisait.

– Eh bien ! pensa Efim, cette fois-ci je ne le manquerai plus. Je me tiendrai à la porte de sortie et je le trouverai sûrement.

Il sortit et attendit, attendit. Toute la foule s’écoula : pas d’Élysée.

Efim passa de la sorte six semaines à Jérusalem, visitant les lieux consacrés, et Bethléem, et Béthanie et le Jourdain. Il fit mettre le sceau du Saint-Sépulcre sur une chemise neuve destinée à l’ensevelir ; il prit de l’eau du Jourdain dans un petit flacon, et de la terre, et des cierges dans le lieu saint. Quand il eut dépensé tout son argent, qu’il ne lui resta plus que l’argent du retour, Efim se mit en route pour revenir au logis.

Il gagna Jaffa-la-Ville, prit le bateau, arriva à Odessa et s’en alla à pied chez lui.

 

 

XI

 

Efim revint par le même chemin. À mesure qu’il se rapprochait de sa maison, ses soucis le reprenaient : Comment vivait-on chez lui, sans lui ?

– En une année, pensait-il, il passe beaucoup d’eau sous le pont. Une maison, oeuvre d’un siècle, un seul moment peut la détruire... Comment mon fils a-t-il mené les affaires ? Comment le printemps a-t-il commencé ? Comment le bétail a-t-il passé l’hiver ? A-t-on terminé heureusement la maison ?

Efim atteignit le lieu où, l’année dernière, il s’était séparé d’Élysée. Impossible de reconnaître les habitants du pays. Là où, l’autre an, ils étaient misérables, ils vivaient aujourd’hui à leur aise. Les récoltes avaient été excellentes, et les paysans, oubliant leurs misères, s’étaient relevés. Le soir, Efim arriva au village où Élysée l’avait quitté. Il venait à peine d’y entrer, qu’une petite fille en chemise blanche sortit d’une maison et courut vers lui.

– Petit vieillard ! petit vieillard ! Viens chez nous !

Efim voulut passer outre, mais la fillette revint à la charge, le saisit par la manche et l’entraîna en riant vers l’isba.

La baba et le petit garçon parurent sur le seuil et l’invitèrent de la main.

– Viens, petit vieillard, viens souper et passer la nuit.

Efim se rendit à cette invitation.

– À propos, pensa-t-il, je m’informerai d’Élysée. Je crois que voilà justement l’isba où il est allé, l’an passé, demander à boire.

Efim entra. La baba le débarrassa de son sac, le mena se débarbouiller et le fit asseoir à table. On lui donna du lait, des vareniki[30], de la kascha. Efim remercia les gens de l’isba, et les loua de leur hospitalité envers les pèlerins.

La baba hocha la tête :

– Comment ne leur ferions-nous pas bon accueil ? dit-elle : c’est à un pèlerin que nous devons de vivre encore. Nous buvions, nous avions oublié Dieu, et Dieu nous punit, et nous attendions la mort. Oui, au printemps dernier, nous étions tous couchés, sans rien à manger, malades. Et nous serions morts si Dieu ne nous eût envoyé un petit vieillard comme toi. Il entra au milieu de la journée pour boire. En voyant notre état, il fut pris de pitié et resta avec nous. Il nous donna à boire, il nous donna à manger, nous remit sur pied, et nous acheta un cheval avec une charrette qu’il nous a laissés.

La vieille entra et interrompit le discours de la baba.

– Était-ce un homme ? Était-ce un ange de Dieu ? nous l’ignorons nous-mêmes. Il aimait tout le monde, plaignait tout le monde, et il partit sans le dire à personne. Nous ne savons même pas pour qui prier Dieu. Je le vois encore : je suis couchée, attendant la mort ; tout à coup je vois entrer un petit vieillard assez insignifiant, tout chauve, qui demande à boire. Croiriez-vous que j’ai pensé, moi, la pécheresse : « Que nous veut-il, celui-là ? » Mais lui, voici ce qu’il a fait. Aussitôt qu’il nous a vus, il a ôté son sac, l’a posé là, à cet endroit, et l’a dénoué.

La petite fille se mêla à la conversation.

– Non, grand-mère, dit-elle. C’est ici, d’abord, au milieu de la chambre, et puis sur le banc, qu’il a posé son sac.

Et elles discutaient, elles se rappelaient toutes ses paroles, tous ses actes, où il s’asseyait, où il dormait, ce qu’il faisait, ce qu’il disait à l’une ou à l’autre.

À la tombée de la nuit, survint le moujik à cheval. Il se mit, lui aussi, à parler de la vie d’Élysée chez eux.

– S’il n’était pas venu chez nous, nous mourions avec nos péchés ; nous mourions dans le désespoir, en maudissant Dieu et le genre humain. Et c’est lui qui nous a remis sur pied, c’est grâce à lui que nous avons reconnu Dieu, et que nous avons eu foi en la bonté des hommes. Que le Christ le sauve ! Nous vivions auparavant comme des bêtes ; et il a fait de nous des hommes.

On fit manger, boire, coucher Efim, et on se coucha aussi.

Efim ne pouvait dormir. La pensée d’Élysée le hantait, tel qu’à Jérusalem il l’avait vu trois fois au premier rang.

– Voilà comment il m’aura devancé, pensait-il. Mes efforts ont-ils été bénis ? Je ne sais : mais les siens, Dieu les a bénis.

Le lendemain, les gens de l’isba laissèrent partir Efim, après l’avoir comblé de gâteaux pour la route, et s’en allèrent au travail. Et Efim poursuivit son chemin.

Une tourmente de neige et autres nouvelles
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