Bloodborn skull reversed.tif

CHAPITRE TRENTE-DEUX

LES MASQUES TOMBENT

L’esprit d’Ulrika se rebella contre la vision du démon et l’envie irrépressible de se joindre aux spectateurs dans leur concert de hurlements. Ils se marchaient les uns sur les autres dans leur tentative d’échapper à l’immonde présence. Pourtant, alors qu’elle emplissait son esprit de terreur, la créature intangible la paralysait par sa beauté et par son charisme. Elle sentait sa peau la démanger au contact de son aura, comme si elle était plongée dans un bain d’acide, et sentait des forces colossales tenter de l’écarteler de toutes parts, comme si elles essayaient de lui faire copier l’image sans cesse changeante du démon.

Par chance, un petit quelque chose en elle, peut-être cette magie noire qui animait son corps mort, semblait lutter contre ces transformations. D’autres ne furent pas aussi chanceux. Tout autour d’elle, les musiciens de l’orchestre de Padurowski se tordaient et mutaient sous ses yeux. La tête d’un joueur de cor s’ouvrit d’une douzaine de bouches qui s’évasèrent comme des trompettes, alors qu’un violoncelliste avait fusionné avec son instrument, son corps se mélangeant à la caisse en bois, ses mains prenant la forme de clés d’accordage. D’autres se contentèrent d’exploser en des masses de tentacules et de bouches, se répandant sur les planches comme de la chair dégoulinante.

Une partie des spectateurs fut affectée également. L’ensemble des trois premiers rangs déchira ses jolis habits lorsque de nouveaux membres et de nouvelles têtes leur poussèrent. D’autres ne semblèrent pas affectés par les mutations, mais perdirent totalement la raison devant ce spectacle, ils se griffaient et s’arrachaient les yeux, se jetaient sur leurs voisins ou sautaient depuis les loges pour venir s’écraser sur les sièges en contrebas.

Au milieu de toute cette folie, Valtarin se prosternait aux pieds du démon, le visage sur les planches de la scène.

— Pardonnez-nous, Seigneur ! glapissait-il. Nous… Nous…

Le démon fit un pas dans sa direction et Ulrika s’attendit à voir le violoniste démembré vivant, mais au lieu de cela, l’être surnaturel se glissa en lui comme un fantôme regagnant son tombeau, et le jeune homme se mit à hurler et à briller.

Ulrika recula lorsque Valtarin se redressa, se transformant devant ses yeux, devenant plus grand et plus fort, et plus beau encore, à l’image de ces saints lascifs sculptés dans le marbre blanc. Des trompes lui poussèrent le long de la colonne vertébrale, comme les plaques osseuses d’un dragon, et des ailes faites de tuyaux d’orgue montèrent dans l’air à partir de ses épaules.

Padurowski avança à genoux vers le démon, les bras grands ouverts.

— Seigneur, par pitié ! Les âmes de cette cité vous appartiennent encore ! Il vous suffit de chanter et elles vous imploreront de les moissonner !

Le démon tendit une main d’albâtre, des cordes de piano sortirent de ses doigts et s’étendirent vers le maestro. Elles s’enroulèrent autour de ses membres, de son cou et de son torse, comme une vigne grimpante, pour le soulever au-dessus de la scène.

— Et nous allons commencer avec la tienne ! chanta le démon. Toi qui t’es servi de nous et nous as emprisonnés !

Les yeux de Padurowski s’ouvrirent en grand et il tenta de se débattre, sa dague tomba au sol.

— Non, Seigneur ! Jamais !

— Vas-tu oser mentir à celui qui connaît tes plus sombres désirs ? demanda le démon en émettant un rire évoquant un orchestre ivre. Ton âme nous est ouverte comme une blessure béante !

Et Padurowski explosa dans des gerbes de sang et d’entrailles lorsque les cordes se resserrèrent et le découpèrent en tranches. Une pluie d’éclats d’os, de lambeaux de chair et de fluides vitaux éclaboussa Ulrika et une grande partie de la scène. Il ne resta plus qu’une volute de vapeur blanche à l’intérieur de la cage dessinée par les cordes de piano dégoulinantes de sang.

Le démon leva la cage jusqu’à son visage, puis ferma les yeux et inspira bien à fond.

L’attention du démon enfin détournée, Ulrika parvint à trouver la volonté pour se relever et elle se replia, espérant réussir à s’échapper alors que la créature était occupée ailleurs. Jamais elle n’avait eu aussi peur de toute sa non-vie. Ce démon était plus puissant que tout ce qu’elle avait déjà affronté et elle savait qu’elle n’aurait aucune chance face à lui.

Mais après seulement quelques pas, les yeux du démon s’ouvrirent subitement et se fixèrent droit sur elle, la paralysant instantanément.

— Notre sauveur ! souffla-t-il. Celui qui nous a libérés de la tour et de cette vile prison à quatre cordes qui nous retenait depuis trop longtemps. Nous vous sommes reconnaissants et voudrions vous récompenser, sourit-il. Oui, pour ce service, nous allons vous garder avec nous. Jamais nous n’avons eu d’amant immortel jusqu’à présent, un qui pourrait endurer nos caresses. Il y a tant de choses que nous voudrions essayer.

Ulrika recula alors que le démon marchait vers elle, ses ailes en tuyaux d’orgue se déployèrent avec majesté. Puis elle vit la dague de Padurowski toujours posée sur la scène derrière les énormes pieds de la chose. Elle plongea sous les bras du démon et glissa jusqu’à la dague, la ramassa, se redressa et la lui planta dans le dos. Ce fut comme frapper à l’aide d’un éclair. Elle fut projetée en arrière et retourna s’écraser sur la scène, sa main fumait là où elle avait touché la dague. La lame s’était transformée en une longue langue humide qui lui entourait le poignet en le lui léchant.

— Pauvre folle, dit le démon en dérivant vers elle. Irions-nous donner à un serviteur une arme capable de nous faire le moindre mal ?

Il tendit sa main et les cordes de piano en jaillirent à nouveau pour venir s’enrouler autour d’elle.

— Cependant, reprit la créature en la soulevant, tu dois être punie pour ton insolence. Nous nous interrogeons sur les limites de ta capacité de régénération.

Ulrika hurla quand les fils d’acier se resserrèrent autour d’elle. Elle se débattait, suspendue en l’air, mais il n’y avait aucun espoir. La douleur ne cessait d’enfler. Du sang commença à couler le long des cordes enroulées autour de son cou et de ses poignets. Elle ouvrit les mains pour implorer une pitié qui ne lui serait pas accordée, mais avant qu’elle n’ait pu prononcer la moindre parole, un rayon de lumière dorée traversa l’auditorium pour venir frapper le démon en pleine poitrine, suivi par une bourrasque de vent surnaturel qui le percuta de plein fouet et le fit reculer au milieu des chaises et des corps torturés des musiciens. Le rideau de velours au dessus du proscenium se mit à claquer furieusement.

L’être d’albâtre tituba et hurla sous l’assaut combiné et Ulrika se retrouva jetée sur les planches, haletante de soulagement, les cordes de piano se rétractèrent loin d’elle. Elle leva les yeux. Le démon, toujours plongé dans une sphère de lumière et de glace se tourna vers la salle à la recherche de ses agresseurs, rugissant comme un millier de trompettes. Puis un second rayon, encore plus vif que le premier, le percuta depuis une autre direction, l’envoyant tituber de côté.

Ulrika regarda elle aussi vers la salle, à moitié éblouie par l’intense lumière. Elle parvenait tout juste à voir un prêtre de Dazh debout dans la loge du Duc, invoquant son dieu, alors que des flots de glace et de lumière dorée se déversaient depuis d’autres loges, droit sur le démon.

Les grondements de colère de la créature se transformèrent en un chant baroque, discordant et strident. Il généra une aura violette qui vint nimber l’ensemble de son corps, pulsant en rythme avec la mélodie et repoussant la glace et la lumière. Il émit des notes aiguës et des vrilles pourpres remontèrent le long des rayons qui s’en prenaient à lui, à la recherche de ceux qui les invoquaient.

L’un d’eux toucha le prêtre de Dazh, celui-ci se ratatina comme un raisin sec et mourut. Son flot de lumière succomba avec lui et les vrilles lancées par le démon grandirent en puissance. Mais avant qu’ils n’aient pu atteindre d’autres cibles, de nouvelles attaques jaillirent d’un peu partout à travers l’opéra et le démon fut à nouveau repoussé, ses contours semblèrent même vouloir s’estomper.

Padurowski avait voulu utiliser le violon pour détruire les esprits de chaque mage, sorcière ou prêtre de la cité et il avait fait en sorte de tous les regrouper en ce même lieu. Maintenant que le pouvoir du violon ne les retenait plus, ils luttaient de tous les pouvoirs dont ils disposaient.

Ulrika tenta de ramper à l’écart des tourbillons d’énergie qui entouraient le démon et qui soulevait les chaises et les corps des malheureux musiciens comme s’ils se trouvaient pris dans une tornade. Mais elle était incapable de bouger. Elle ne put que planter ses griffes dans le plancher pour ne pas être emportée elle aussi.

Le démon finit par atteindre ses limites, il tituba en arrière, ses ailes en tuyaux d’orgue se disloquèrent et son chant perdit de sa force pour n’être plus qu’un souffle lointain. L’aura pourpre crépita, puis s’évanouit, et les vrilles se dissipèrent.

— Nous reviendrons, défia-t-il ses persécuteurs. Et toutes les âmes de Praag seront notre chorale !

Puis, dans un dernier claquement de tonnerre et un ultime éclair violet, il s’effondra sur la scène, se recroquevilla sur lui-même, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que Valtarin gisant sur les planches, tremblant et ouvrant de grands yeux violets, dorés et opaques.

Ulrika regarda autour d’elle, clignant des yeux, étourdie et nauséeuse. Elle avait des fourmis dans tous le corps. Elle avait le sentiment d’avoir été emprisonnée dans une cloche géante pendant qu’un ogre frappait dessus, mais elle avait aussi l’impression d’être entière. Elle fut l’une des rares personnes à pouvoir en dire autant. Les corps des déments et des mutants gisaient partout sur la scène et la salle en contrebas, les cris des survivants emplissaient l’air. La scène elle-même avait été corrompue. Les sculptures qui grimpaient de part et d’autre du proscenium s’étaient transformées en des parodies de ce qu’elles avaient été, hérissées de tentacules, avec des gemmes violettes à la place des yeux. Il faudrait le travail de nombreux prêtres, plusieurs mois durant, pour purifier l’endroit et le rendre utilisable à nouveau.

Après de longues secondes durant lesquelles elle ne put rien faire d’autre qu’observer le spectacle de désolation, Ulrika retrouva assez de forces pour se remettre debout et tituber vers le côté de la scène, il lui fallait absolument être partie avant que les gardes aient recouvré leurs esprits et viennent fouiller la scène.

Valtarin leva les yeux quand elle passa près de lui, mais son regard se perdait dans le vague.

— Qui est là, demanda-t-il en tendant les mains. Oh, par les dieux, je n’y vois plus ! Comment vais-je pouvoir jouer si je n’y vois plus ?

— Demande à la fille que tu as assassinée, ricana Ulrika avant de s’éloigner.

Elle aurait pu le tuer, mais il lui avait semblé préférable de le laisser en vie. Elle lui souhaitait bien du plaisir.

Elle avait presque atteint le rideau quand une voix l’interpella depuis le fond du théâtre.

— Attendez mon ami ! J’aimerais vous parler !

Ulrika se retourna. Le duc Enrik approchait de la balustrade de sa loge personnelle, le reste de ses invités était resté prudemment en arrière.

— Praag a une grande dette envers vous, poursuivit le Duc. Et j’aimerais connaître votre nom.

— Oui, ajouta une autre voix vaguement familière. Montrez-nous votre visage que nous puissions vous remercier !

Ulrika se tourna dans la direction d’où était venue la voix et aperçut un magicien en riches robes safran qui se tenait dans une autre loge. Un frisson la parcourut quand elle reconnut Max Schreiber. Elle se dit soudain que ce devait être lui qui avait lancé la première riposte contre le démon à l’aide de son feu purificateur. Elle recula d’un pas maladroit. Cette rencontre qu’elle avait tant espérée avait enfin lieu. Elle fut tentée de faire ce qu’il lui demandait. Son expression lorsqu’il la reconnaîtrait vaudrait sans nul doute toutes les complications qui s’ensuivraient.

Elle leva une main vers son masque, elle souriait déjà en dessous. Mais avant qu’elle n’ait pu le soulever, une très belle femme en bleu glacial vint se placer près de Max contre la balustrade. La sorcière de glace, son amante.

Ulrika arrêta son geste. Elle devait sans doute la vie à cette personne, car les deux magiciens avaient fait en sorte que le démon la lâche grâce à leurs assauts combinés, mais cela ne l’empêchait pas de haïr sa rivale.

Ulrika baissa le bras, s’inclina à l’attention du Duc, puis se retourna et fit un geste peu honorable en direction de Max, avant de tourner les talons et de foncer en dehors de la scène, riant sous son masque de la mine déconfite qui avait remplacé l’expression solennelle du magicien.

Ulrika retrouva l’escalier qui menait sous la scène, le dévala et regarda tout autour d’elle en tirant à nouveau son masque sur son cou. L’endroit résonnait de nombreux bruits de bottes provenant de l’étage supérieur, comme si toute la garde personnelle du Duc était venue se regrouper sur scène. Les ordres tombaient entre les planches. Mais en bas, tout était calme et à l’exception des cadavres et des mourants, vide. Elle avança et aperçut les corps de Jodis et du sorcier bossu gisant près de la plate-forme, mais aucun signe de Stefan ni d’Evgena. La panique s’empara d’elle.

— Stefan ? appela-t-elle en cherchant parmi les corps. Boyarina ?

Un bruit provenant du trou dans le sol la fit se retourner. Evgena en remonta, suivi par Stefan.

— Que s’est-il passé ? Leur demanda Ulrika quand ils s’approchèrent.

— Ils ont essayé de fuir, répondit Evgena avec un petit sourire, tout en époussetant ses robes. Aucun n’a pu s’échapper.

— Et Valtarin et Padurowski ? ajouta Stefan en enlevant sa courte cape pour en entourer sa main. Ils sont morts ?

Ulrika hocha la tête.

— Morts et même pires que morts, le violon et le démon qu’il renfermait ont été détruits. Le culte n’existe plus.

Evgena poussa un long soupire de soulagement.

— Enfin, l’imita Stefan. Je peux par conséquent terminer ce que je suis venu faire.

Et avant qu’elles ne pussent lui demander ce qu’il voulait dire, il ramassa l’un des longs poignards d’argent de Jodis avec la main qu’il avait entourée de sa cape et la plongea entre les omoplates d’Evgena.

Ulrika resta paralysée d’effroi, la Boyarina cria et porta ses mains à son dos, les veines de son cou commencèrent à noircir sous sa peau.

— Mais… Que faites-vous ? cria Ulrika.

— Seulement mon devoir, répondit Stefan en ramassant le deuxième poignard. Tuer la Boyarina Evgena Boradin et les siens.

Evgena se tourna vers lui en levant une main tremblante et en ouvrant la bouche, mais avant qu’elle n’ait pu prononcer la moindre parole, Stefan la décapita avec le second poignard et elle s’effondra sur le sol. La tête roula aux pieds d’Ulrika. Il n’y eut pas une goutte de sang. Les bords de la blessure étaient noirs comme du bois brûlé.

Les yeux d’Ulrika allèrent du corps sans vie d’Evgena au regard brillant de Stefan.

— Tu… Tu es Kiraly ! dit-elle. Tu n’es venu ici que par vengeance.

Il laissa tomber le poignard d’argent avec un petit sifflement de dégoût.

— Par pour la vengeance, lui répondit-il. Par devoir. Et Kiraly est bel et bien mort depuis deux siècles. Je n’ai fait qu’emprunter son nom pour tromper la Boyarina.

Ulrika secoua la tête pour essayer de comprendre. Plus rien n’avait de sens.

— C’est impossible ! Tu l’as épargnée ! C’est pour cela que j’avais confiance en toi. Tu avais une chance de la tuer quand nous avons fui de chez elle et tu ne l’as pas fait !

— Oui, dit-il d’un air pensif. Une décision bien difficile à prendre. J’ai conduit les cultistes jusque chez elle, j’espérais qu’elle parviendrait à les détruire, ce qui me laisserait ensuite le champ libre pour la tuer, mais la mort de Raiza fut une erreur de ma part. J’ai subitement compris que le combat tournerait au désavantage des Lahmianes et je ne pouvais pas permettre cela. Praag doit être à moi. Je la revendique au nom de mon maître. Je ne pouvais pas laisser ces fous d’adorateurs me la voler.

Il baissa les yeux vers la tête d’Evgena.

— J’ai dû laisser vivre les Lahmianes pour qu’elles m’aident à détruire ce culte. Voilà qui est fait.

Ulrika recula d’un pas et se prépara au pire.

— Et maintenant, tu vas me tuer ?

Stefan baissa la tête.

— Non. Pas du tout. J’ai toujours été sincère à ton égard. Nous allons régner sur Praag. À jamais.

— Quoi ? cria Ulrika. Et tu penses que je vais te croire ? Dès que j’aurai le dos tourné, je mourrai comme les autres !

Stefan releva les yeux.

— J’ai menti sur beaucoup de choses, mais pas sur ce point. Nous avons partagé notre sang. Nous sommes liés.

— Et tu as brisé ce lien en faisant ça ! répondit Ulrika en lui montrant le corps d’Evgena. Tu crois que je peux encore t’aimer après ça ?

— Je ne te comprends pas, lâcha Stefan. Tu la méprisais ! Tu as dit que te moquais que je la tue.

— Le fait que je la méprise n’a aucune importance. Tu as dit que tu n’étais pas venu ici pour la tuer. Tu m’as menti. Tu…

Elle se tut soudain quand certains souvenirs lui revinrent, une centaine de petites choses qu’il avait faites, qui avaient paru insignifiantes alors, mais qui prenaient tout leur sens. C’était ses commentaires à propos de ce qu’avaient dit les commères qui l’avaient poussée à demander l’aide des Lahmianes pour détruire le culte, attirant Raiza au-dehors, là où il pourrait l’attaquer. C’était lui aussi qui avait suggéré une rencontre sur terrain neutre. Ah ! Si Evgena avait accepté, Raiza, Galiana et elle-même auraient été tuées dès cette nuit-là !

— Tu m’as utilisée pour les tromper ! dit-elle. Tu t’es servi de mes sentiments pour toi ! Par les dents d’Ursun ! Je te les ai livrées sur un plateau !

Elle leva son épée et fit un pas vers lui.

— Je n’avais aucun amour pour Evgena, mais je ne suis pas une marionnette ! Plutôt mourir que de te laisser gagner après t’être servi de moi !

Les yeux gris de Stefan retrouvèrent leur froideur et il se baissa pour reprendre le poignard d’argent de sa main toujours recouverte de sa cape.

— Tu m’avais donné ta réponse, dit-il d’une voix glacée. Tu l’as oubliée. Tu as dit que tu resterais à mes côtés, quoi qu’il arrive. Tu ne respectes pas ta promesse.

Ulrika se fendit en avant, tentant de l’embrocher avant qu’il n’ait pu réagir, mais il détourna sa lame de sa propre rapière, tourna sur lui-même et riposta.

Ulrika ricana et recula devant la lame brillante.

— J’ai fait cette promesse à une personne en laquelle j’avais confiance, rétorqua-t-elle. Tu n’es pas cette personne.

Stefan attaqua, il lui entailla le bras de sa rapière quand elle para le poignard. Elle recula et s’écroula en arrière dans une caisse remplie d’épées et de boucliers en bois.

— Peut-être devrais-tu te battre avec ça, ricana Ulrika. Ils sont tout aussi faux que toi !

Des bruits de pas arrivèrent de l’escalier.

— Ma sœur ? Ulrika ? appela la voix de Galiana.

Stefan tourna la tête, Ulrika donna un grand coup d’épée dans la main recouverte de la capeline. Le poignard d’argent rebondit sur le sol et la rapière le blessa jusqu’à l’os. Il tituba en arrière, jurant. Elle se releva et chercha à lui traverser le cou, il esquiva sous l’attaque et avança pour aller trébucher à son tour parmi les épées de bois.

— Galiana ! Par ici ! appela Ulrika en attaquant à nouveau.

Il détourna sa lame avec sa propre rapière, puis attrapa une épée de bois qu’il lança violemment vers elle comme il l’aurait fait d’un poignard. Ulrika tarda à riposter et la pointe de bois s’enfonça dans son abdomen pour ressortir entre ses côtes, dans son dos.

Elle se figea sur place, paralysée par la douleur. Cela lui faisait encore plus mal que toutes les blessures qu’elle avait subies jusqu’à présent, un peu comme lorsqu’elle était tombée dans l’eau du fleuve, comme si le bois n’avait pas seulement traversé son corps, mais aussi son essence. Elle comprit alors pourquoi le pieu était l’arme préférée des chasseurs de vampires. Le bois était un véritable poison pour ses semblables.

— Je… Je suis désolé, dit Stefan en reculant.

Elle bascula de côté, incapable de bouger le moindre muscle. Et si l’épée lui avait transpercé le cœur ? Impossible de le savoir. Tout son être hurlait de douleur. Impossible de les dissocier les unes des autres.

Un hoquet de surprise parvint depuis l’autre bout de la pièce. Elle put, malgré sa vision brouillée, apercevoir Galiana sur le pas de la porte.

— Qu’avez-vous fait ? cria-t-elle en apercevant le corps d’Evgena. Maîtresse !

Et elle courut s’agenouiller près d’elle.

Stefan ramassa le poignard d’argent qu’Ulrika avait envoyé voler un peu plus loin, puis il s’approcha de Galiana en le cachant dans son dos.

— Ulrika l’a tuée, dit-il. J’ai essayé de l’arrêter, mais c’était trop tard. C’est un assassin sylvanien, envoyé ici pour détruire votre communauté de l’intérieur.

Galiana leva les yeux, elle semblait l’entendre pour la première fois.

— C’était elle l’assassin ? Pas vous ?

— Je vous le jure, Maîtresse, répondit-il en s’approchant encore. Elle voulait toutes vous tuer pour régner à votre place.

Galiana se releva et recula devant lui, inquiète et sortant ses griffes.

— Vraiment ? Mais alors, qui a tué sœur Raiza ?

— Elle avait un complice, répondit Stefan en continuant d’avancer. Et il court encore. Mais ne vous inquiétez pas, je vous protégerai. Nous régnerons sur Praag, vous et moi.

De nombreux bruits de bottes arrivèrent depuis le haut des marches.

— Descendez voir en bas, vous quatre ! aboya un officier. Continuons de chercher !

Stefan s’arrêta, mais Galiana réagit.

— Au secours ! cria-t-elle en se précipitant vers l’escalier. Au secours, à l’aide ! Par ici ! Il y a des cultistes !

Stefan sembla sur le point de se jeter vers elle, mais les bruits de bottes se rapprochèrent dans l’escalier. Il ne l’atteindrait pas à temps.

— Fourbe de Lahmiane ! souffla-t-il. Tu ne vivras pas pour voir un autre coucher de soleil !

Il jeta un dernier regard vers Ulrika, levant sa lame d’argent, mais des hommes débouchaient déjà en bas des marches. Il jura et bondit dans le trou.

Le menton d’Ulrika retomba sur sa poitrine, elle vit Galiana tomber dans les bras du premier homme qui franchit la porte, un soldat portant l’uniforme de la garde personnelle du Duc.

— Loué soit Ursun, vous arrivez à temps, messeigneurs ! se mit-elle à sangloter. Ils voulaient me sacrifier ! Vite ! Ils se sont enfuis par ce trou !

La dernière chose que vit Ulrika avant que sa vision ne fût définitivement brouillée, ce fut les soldats qui ouvraient de grands yeux en apercevant le corps d’Evgena, les cadavres des cultistes et les mourants. Ils coururent vers le trou. Sa dernière pensée avant de sombrer dans l’inconscience était que Stefan restait une menace. Il avait la capacité de marcher en plein jour et il savait où se trouvait leur repaire.

Il aurait tout le loisir de tuer l’ultime Lahmiane de Praag dans son sommeil.