IV
Ti reçoit un cadeau unique ; on le prie de tout abandonner en échange.
Le ciel ne s’ouvrit pas en deux, mais Ti fut convoqué au Yushitai, le censorat. Cet organe de la haute administration avait pour tâche de pointer les actes de corruption les plus graves. Comme il n’avait pas souvenir d’avoir été gagné par le démon du lucre qui avait apparemment emporté son prédécesseur dans l’inframonde, il supposa qu’on allait lui délivrer l’un de ces ordres de mission inextricables dont ses supérieurs avaient le secret. À moins qu’on n’eût décidé de le relever de ses fonctions pour incompétence. Dans ce cas, le soulagement compenserait l’humiliation.
Alors qu’il pénétrait dans l’enclave des ministères qui précédait le domaine privé de l’empereur, Ti vit des porteurs de sabre quitter la Cité interdite au pas de course. Il connaissait bien ces silhouettes munies d’un long étui de soie à l’emblème de la famille régnante. Tout mandarin redoutait d’en trouver un sur le pas de sa porte. Chacun de ces émissaires transportait une arme magnifique, faite de l’acier le plus fin, au manche recouvert du cuir ouvragé le plus rare, cadeau personnel de l’impératrice. Ce baiser du cobra était une manière élégante de signifier à son destinataire qu’il devait se tuer. Il n’y avait ni décret, ni lettre, ni même un message oral ; on savait que l’impératrice ne tenait pas commerce d’armurerie.
Leurs Majestés s’impatientaient, c’était très net.
Ti eut le privilège d’être reçu par Son Excellence Hu Zhaohui, deuxième assistant du troisième secrétaire du censeur adjoint, privilège insensé, que seule une situation d’extrême urgence pouvait justifier. Les censeurs impériaux Sheren étaient surnommés les « Yeux et Oreilles du Fils du Ciel ». Ils délibéraient sur les affaires d’État, contrôlaient tous les fonctionnaires de l’empire, et pouvaient même parfois se permettre de faire des remontrances à leur souverain, ce qui exigeait une fermeté d’âme peu commune. C’étaient eux qu’on chargeait de réprimer les abus mandarinaux. En présence d’un personnage aussi puissant que le deuxième assistant du troisième secrétaire de l’adjoint d’un si grand maître, Ti s’empressa de s’agenouiller pour accomplir le ko-téou qui s’imposait.
L’homme à la ceinture de jade paraissait tout à fait accablé par le poids d’une si haute charge.
— Je pense que vous avez déjà idée du motif de votre présence, dit avec un regard en coin Son Excellence Hu Zhaohui, jusqu’auquel la petite réputation de sagacité du magistrat était parvenue.
— S’il m’est permis d’émettre une hypothèse, je dirais que Votre Excellence va me confier une mission dont dépend la vie des hommes à qui l’on vient d’envoyer les sabres, supposa Ti.
Son interlocuteur poussa un soupir qui exprimait à peine la lassitude immense dont les grands de ce monde étaient accablés.
— Non, Ti. Eux sont condamnés. C’est votre tête à vous qui est suspendue à l’accomplissement de votre tâche.
Il lui résuma la situation en quelques mots. Les cavaliers venus annoncer la victoire sur les Tibétains sanguinaires étaient des imposteurs stipendiés par l’ex-directeur de la police. En déclenchant le processus de la grâce impériale, l’infâme pourceau avait pour l’instant réussi à préserver sa misérable vie, au prix d’une indélicatesse qui faisait de lui un paria sur la terre comme au ciel.
Les généraux et fonctionnaires qui auraient dû éviter au Dragon d’être victime d’une telle humiliation allaient expier leur faute dès réception de leur petit cadeau. À l’énoncer de leurs noms, Ti constata avec horreur qu’il connaissait au moins de vue plusieurs d’entre eux. Il y avait le général-duc de King-ye, ministre de la Guerre, jusqu’ici couvert d’honneurs ; le marquis de Yingchuan avait fourni le contingent de nobles composant l’estafette de liaison avec l’armée – il était jugé responsable de l’usurpation, car c’étaient ses étendards qu’arboraient les imposteurs. Sans oublier le wei de la garde du sud, qui avait échoué à empêcher le directeur de quitter la ville. L’impératrice avait joint à la liste un prince des Li, sa belle-famille, qui était déjà tombé en disgrâce, et avec lui quelques imprudents restés fidèles à son mari, ainsi qu’un de ses propres courtisans, qui avait déplu.
— Notre impératrice sait changer un mal en bien, conclut Son Excellence Hu avec gravité.
La Cour avait su que le fuyard était parvenu à franchir les fortifications. On savait même quelle direction il avait prise : on avait des raisons de croire qu’il avait caché son butin dans le district de Liquan, au nord-ouest de Chang-an. C’était donc cet endroit qu’il avait dû vouloir rallier pour récupérer le magot. Ti était dubitatif :
— Notre homme a disparu depuis un mois. Qui nous dit qu’il n’est pas déjà passé le prendre ?
Ti péchait par orgueil en imaginant qu’il était le premier à avoir été désigné pour cette entreprise. Après un nouveau soupir qui devait avoir vidé jusqu’au plus infime alvéole de ses poumons, Hu Zhaohui évoqua le véritable motif de sa contrariété. Le censorat avait envoyé de multiples hommes à sa recherche. La tâche avait d’abord été confiée à un groupe de soldats d’élite armés jusqu’aux dents, qui avaient survécu à la guerre contre les Mongols. Sans nouvelles d’eux, on avait délégué des émissaires en comités plus restreints, des espions patentés, des enquêteurs chevronnés, et même un ou deux tueurs professionnels, bien que l’assassinat fût bien sûr une pratique réprouvée par un gouvernement chinois épris de justice et d’équité. Nul n’avait donné signe de vie après son départ.
— C’est pourquoi nous avons décidé de nous adresser au meilleur d’entre eux, conclut M. Hu.
Ti faillit se retourner pour voir qui se tenait derrière lui. Puis il comprit que c’était à lui qu’on faisait allusion, et sut que les Sheren, ayant épuisé leurs ressources, s’étaient résignés à employer le dernier maillon de la chaîne.
— Vous débusquerez ce ver immonde afin d’ôter à Leurs Majestés le désagrément dont elles souffrent. On nous a beaucoup vanté un certain talent de déduction dont vous seriez doté. Je n’ai pas besoin de vous dire que, en cas de retour bredouille, vous seriez privé de tous vos rangs et titres avant d’être mis à mort, ainsi que tous les vôtres, pour laver cet affront.
Ti déglutit péniblement. Il dut faire un effort pour rester debout, car les murs du Yushitai vacillaient autour de lui.
— Pardonnez mon outrecuidance, dit-il, mais n’est-il pas d’usage, dans ce genre de cas, de prendre en otage la famille du délinquant ?
Un nouveau pli apparut sur le front du haut fonctionnaire, signe qu’une erreur d’apparence légère, mais aux conséquences funestes, avait été commise.
— C’est pourquoi nous avons institué depuis peu un nouvel usage : ne pas nommer à un poste important un individu sans proches parents. La plupart des siens ont péri lors de la dernière épidémie. Nous disposons bien de ses cousins, mais suffira-t-il de les mettre à mort pour le faire revenir ? Les gens ont si peu de sens moral, de nos jours !
Ti sentit une allusion dirigée contre sa propre famille, certainement plus résistante aux épidémies qu’elle ne le serait à la fureur impériale. Hu Zhaohui frappa dans ses mains.
— Afin de ne pas réitérer nos erreurs, nous avons décidé de vous doter d’un avantage exceptionnel dont ne disposaient pas vos collègues. Nous allons vous remettre un trésor.
Ti s’attendit à recevoir une dotation somptuaire pour lui permettre d’enrôler des troupes, d’offrir une récompense et d’encourager les dénonciations. Il avait une préférence pour les lingots d’or, moins encombrants que les rouleaux de soie couramment utilisés pour les gros transferts.
La porte s’ouvrit à deux battants pour livrer passage à un eunuque en robe grise chargé d’un plateau d’argent. Ce plateau était recouvert d’un coussin de soie où reposait un gros livre flambant neuf. Sur la couverture de cuir fin et souple qui l’enveloppait, Ti put lire la mention « Maximes de sagesse à l’intention des mandarins ». Le deuxième assistant couva l’ouvrage d’un regard ému, comme s’il remettait au magistrat l’herbe d’immortalité gardée par les sept sages du mont Huangshan.
— Ce mauvais sujet a enfreint toutes les règles de notre société. C’est par ces mêmes règles que vous le vaincrez. Vous transporterez avec vous l’éthique de notre corps tout entier ; elle ne vous quittera jamais et sera pour vous la lumière qui vous indiquera la voie.
On attendait de lui qu’il restaurât l’ordre du Ciel par le triomphe du code administratif sur l’anarchie criminelle. Il devenait l’épée vivante du corps mandarinat dans un combat du bien contre le mal. Ti s’inclina devant le recueil avec tout le respect possible, bien qu’il eût préféré un peu moins d’intelligentes maximes et beaucoup plus de soldats en armes.
M. Hu lui remit son certificat officiel de « Tchao siuan che », commissaire-inspecteur chargé de propager la majesté et d’exterminer les récalcitrants. Dès qu’il l’eut entre les mains, cette expédition suicide se mua pour Ti en réalité concrète et imminente. Il convenait de gagner du temps afin de s’y préparer :
— Je me lancerai avec toute mon énergie à la poursuite de l’odieux bandit, dès que la date propice aura été établie par les astrologues.
Le deuxième assistant balaya cet argument avec la sérénité de celui dont le métier consiste à tout prévoir :
— Ne vous donnez pas cette peine. Nous les avons consultés pour vous : la date propice pour votre déplacement est demain matin, au point du jour.
L’eunuque déposa l’inestimable florilège entre les mains de Ti, qui le reçut comme un dépôt sacré. En complément, Hu Zhaohui annonça qu’on lui attachait M. Ruan, fonctionnaire de septième rang, pour lui en lire un extrait chaque matin.
— Vous verrez, il est aussi laid que le cul d’un singe, mais c’est un homme en qui nous avons toute confiance.
Ti ne se méprit pas : c’était un gardien qu’on lui adjoignait. La réussite de cette enquête devant valider les maximes, on voulait être sûr qu’il s’en servirait ; il avait tout de même, en plus du reste, une petite réputation de forte tête.
Quand il rentra chez lui, son manuel sous le bras, ses épouses savaient déjà qu’il était allé au Yushitai, ce sommet de l’administration impériale. Elles avaient été averties par la Principale du vicomte de Shanyin, qui le tenait de la concubine du chambellan Su, qui l’avait appris en prenant le thé avec Mme Hu elle-même. Ti leur annonça la bonne nouvelle : il avait été choisi pour accomplir une mission de confiance et devait traquer à travers la campagne le criminel après qui tout le monde courait depuis un mois.
— Les meilleures choses ont une fin, dit sa Première avec mélancolie, en contemplant le décor luxueux dans lequel ils vivaient depuis leur retour dans la capitale.
Dame Lin était trop au fait des usages pour ne pas deviner que l’existence de toute la famille, épouses, enfants, serviteurs, était désormais liée à cet exploit. La Deuxième entrevoyait elle aussi la catastrophe :
— Il court un bruit sur ce qui arrive aux filles et aux veuves des mandarins déchus. On dit que l’impératrice les emploie comme esclaves. Elle aime le personnel stylé.
— Soyez tranquilles, dans ce cas, répondit leur mari avec aigreur : vous ne risquez rien.
Madame Première s’abstint d’ajouter un mot, mais décida en son for intérieur de prendre elle aussi des mesures pour la sauvegarde de leur clan.
Après le dîner, Ti alla voir ses enfants. Les plus jeunes jouaient avec une « lanterne à cheval courant ». C’était une petite installation mobile constituée d’un cylindre de papier décoré. La chaleur d’une lampe à huile faisait tourner l’ensemble indéfiniment grâce à une hélice, projetant des ombres à travers l’obscurité. Le père de famille les embrassa pour leur souhaiter une bonne nuit. En réalité, il ignorait s’il les reverrait jamais, ou s’il serait assez habile pour leur épargner le sort terrible qui les attendait en cas d’échec.
Il retrouva sa Première dans sa chambre afin de lui donner ses instructions. Dame Lin était assise sur son kang, vaste lit de briques chauffé par-dessous grâce à un conduit de cheminée. Elle s’appuyait du coude sur son oreiller en céramique vernissée et lisait l’un de ces « menus propos », ces mélanges de racontars et d’historiettes « colportés de par les routes et les ruelles », qui avaient fini par se muer en récits de fiction à usage récréatif. Ce genre entaché de vulgarité était méprisé des vrais lettrés tels que Ti, qui leur préféraient la littérature en langue classique, celle de l’histoire et des traités.
— Quand partez-vous ? demanda son épouse.
— Dès que le corbeau d’or[12] sera revenu dans le champ du ciel.
Sa seule consolation était de ne pas les laisser « sans rien sous l’oreiller », c’est-à-dire sans argent. Pour le reste, il était plus inquiet qu’il ne voulait l’avouer, ce dont sa Première était bien persuadée. Il avait besoin de faire le point, aussi discutèrent-ils longuement, pour finir par s’endormir côte à côte sur le kang, tout habillés.
Le lapin de jade[13] occupait encore le firmament quand le valet personnel de Ti, qui n’avait pas fermé l’œil, de peur de manquer le passage du crieur, vint le réveiller, conformément à ses instructions. Après avoir effectué une rapide toilette et avoir endossé son costume de voyage, le mandarin alla s’incliner devant l’autel familial, qui occupait un angle dans la plus grande pièce de la maison. Sur une feuille de papier jaune, il inscrivit quelques formules sacrificielles à l’intention de ses ancêtres, auxquelles il joignit une supplique par laquelle il les priait de soutenir ses efforts. Puis il brûla le texte à la flamme de sa lampe afin que sa fumée immatérielle portât le message dans l’au-delà.
Quand il eut fini de « brûler du jaune », il vit par la fenêtre que l’obscurité nocturne commençait à pâlir. Le Yang suprême remplacerait bientôt l’astre du grand Yin. Il était temps de se mettre en route.
Ses compagnes l’attendaient dans le vestibule. Les deux épouses secondaires étaient en pleurs, comme s’il s’en était allé vers son tombeau. Bien que troublée, elle aussi, sa Première parvint à conserver la dignité qui seyait à son rang :
— Vous resterez pour toujours dans mon foie[14], lui assura-t-elle en s’inclinant.
Ti leur recommanda d’accomplir en son nom les trois sacrifices, qui consistaient à offrir aux dieux les « Trois Animaux », du porc, du poulet et du poisson – ou de plus grosses bêtes si la requête était plus impérieuse.
Il rejoignit enfin ses hommes, qui l’attendaient dans la cour. Le condamné en fuite pouvait avoir encore des séides dans tout l’appareil policier, aussi Ti ne se fiait-il à personne. Il avait décidé de voyager en petit groupe, à la différence de ses collègues malchanceux, qui étaient partis en troupe ou bien seuls. Il emmenait avec lui ses deux lieutenants, que quinze années dans son sillage avaient préparés au pire, ainsi que l’habituel escroc recueilli dix ans plus tôt, dont l’absence totale de moralité rendait souvent bien des services.
Il y avait parmi eux un visage inconnu. Le nouveau venu salua le mandarin. C’était le fonctionnaire du septième rang chargé de lui lire chaque jour quelques maximes à son réveil. Ruan Boyan était un homme d’une cinquantaine d’années, dont l’allure tenait plus du serviteur parfaitement stylé que de l’employé du censorat. Ti comprit ce qu’avait voulu dire Son Excellence Hu en le prévenant qu’il était laid, bien que ce jugement lui semblât exagéré : son visage était barré d’une vilaine cicatrice qui partait du menton et s’achevait en haut du front, sous les cheveux. On lui avait déjà remis le bréviaire, qu’il avait soigneusement enveloppé dans plusieurs feuilles de soie, comme s’il s’agissait d’un recueil de soutras de la main même du Bouddha.
Pour bien débuter la journée, le balafré écarta les diverses couches d’étoffes afin de prodiguer à son maître sa première maxime de sagesse. Sans demander son avis à quiconque, il se mit à lire d’une voix claire et sonore, à la manière de ces lecteurs professionnels dont les vieilles personnes aisées et les hauts fonctionnaires à la vue basse faisaient grand usage.
— « Un bon juge doit assurer ses arrières en toute occasion et ne pas se jeter tête baissée dans l’inconnu ; il doit se défier des pièges sournois tendus par les ennemis du bien public. Les indices évidents sont souvent trompeurs, aussi importe-t-il de ne pas dévier de la voie définie à l’avance par les règles de la prudence et du bon sens. »
La lecture achevée, Ti resta un instant interdit. Elle avait été plus courte que prévu, ce qui était une bonne nouvelle. Néanmoins, le conseil de survie ne dépassait pas le niveau d’un de ces proverbes millénaires dont les Chinois aimaient à meubler leur esprit. Si tout l’ouvrage était du même acabit, il pourrait lui-même y ajouter quelques commentaires de son cru, s’il avait la chance de revenir vivant. Il doutait cependant que ces maximes de piètre qualité aient une quelconque part dans sa réussite, si elle se produisait.
— Je suppose que toute aide sera bienvenue pour affronter la région la plus dangereuse de Chine, admit-il dans un souci de conciliation.
— Oh, mais Liquan est un district très tranquille, seigneur commissaire ! le détrompa M. Ruan d’une voix onctueuse qui allait être parfaite pour égrener jour après jour les chapitres du pensum. Les rapports à son sujet sont extrêmement flatteurs. C’est simple : jamais il n’en émane de demande d’exécution capitale, aucun condamné n’est envoyé dans les mines, au point que nous sommes obligés d’en trouver ailleurs pour les faire tourner. C’est l’endroit le plus calme du monde, je n’en voudrais pas d’autre pour ma retraite.
Le fuyard avait donc couru se réfugier dans une petite ville sans histoire. C’était très fort. Mais, dans ce cas, où étaient passés les émissaires envoyés à sa recherche ?