XV
Des renards sont débusqués dans la forêt ; un marquis se perd dans une baignoire.
Ti rentra à l’auberge chercher ses lieutenants. Le marquis de Yingchuan était en train de discuter avec eux, certainement plus par peur d’un attentat que pour le plaisir de côtoyer le petit personnel. Le magistrat annonça son intention d’aller purger les bois de leurs hôtes indésirables. Ce projet suscita l’effroi de Ma Jong, pourtant bâti de manière à repousser un bataillon à lui tout seul :
— Votre Excellence entend-elle combattre des démons ou bien des bêtes sauvages ?
Ti poussa un soupir empreint de fatalisme :
— Il existe un fauve plus féroce que tout cela, Ma : l’être humain.
Son lieutenant ne voyait pas comment un homme pouvait rivaliser avec une créature magique. De l’aveu général, le renard était si rempli d’énergie qu’il se transformait à volonté pour devenir minuscule, s’allonger, grossir, ou prendre carrément forme humaine. Les femelles avaient la réputation de tuer leurs amants à petit feu en consommant leur fluide vital. Quant aux t’ien-kou, les chiens célestes, avec leurs ailes, leur nez d’une longueur démesurée et leurs habits de feuillage, ils étaient experts dans le maniement des armes, mangeaient les enfants et possédaient des dents capables de traverser les sabres !
Le marquis semblait avoir repris de son assurance. Entouré de ces gaillards, il se sentait moins menacé.
— Eh bien ! s’exclama-t-il à l’énoncé de cette chasse aux esprits malins. On ne s’ennuie jamais, avec vous !
Ma Jong jeta un coup d’œil au ciel.
— Votre Excellence est-elle sûre d’avoir bien choisi le moment ? Le soleil se couchera d’ici une veille[25]. Nous devrons chasser ces créatures dans le noir, et c’est leur élément.
— C’est dans le noir qu’elles se montreront, dit Ti. Si nous y allons en plein jour, nous ne les trouverons jamais. J’ai l’intention de leur tendre un piège.
Il fit battre tambour à travers la ville pour rassembler les hommes valides devant le temple. Lorsqu’il jugea la foule assez compacte, il monta sur une caisse pour annoncer sa résolution de purger les bois des forces malfaisantes qui les hantaient.
— Tous ceux qui ont à se plaindre de l’insécurité qui règne là-bas se muniront d’une arme et viendront avec nous ! Plus nous serons nombreux, moins nous aurons à craindre !
Ce discours laissa les auditeurs de marbre. Ti se souvint que le peuple, moins nourri que lui de lectures confucéennes, était peu sensible aux arguments pragmatiques.
— Nous serons précédés des prêtres de ce sanctuaire, qui écarteront de nous le danger par leurs invocations protectrices ! ajouta-t-il.
Les murmures qui s’élevèrent montrèrent au mandarin que son discours avait enfin porté.
— Attrapez-moi ces religieux avant qu’ils ne se défilent, recommanda-t-il à ses lieutenants.
Ma Jong et Tsiao Tai interceptèrent les prêtres alors qu’ils s’éclipsaient par la porte de derrière. Leur petit groupe se dirigea vers le portique de l’Est, où l’on attendit l’arrivée des volontaires.
Au bout d’une demi-heure, ils disposaient d’un nombre assez important d’hommes armés de piques et de fourches. Alors seulement Ti mesura l’ampleur des torts causés par la famille renard.
On abordait l’heure du chien quand le convoi s’ébranla. Ti vit bien sur la figure de ses lieutenants qu’ils avaient la conviction de marcher à leur perte. L’idée de partir à l’aveuglette dans une forêt obscure leur paraissait un suicide collectif.
— J’ai un plan, affirma leur patron.
Afin d’attirer les monstres hors de leur tanière, il avait envoyé en avant-garde la voiture de madame Première.
— Nos esprits maléfiques aiment s’en prendre aux voyageurs sans défense. Ma femme sera pour eux un appât irrésistible.
Tsiao Tai avait ignoré jusqu’à ce jour que l’intrépidité fût un trait de caractère majeur de dame Lin.
— Votre épouse est fort courageuse d’avoir accepté cette mission !
— Oh, elle a refusé ! Même pour lui emprunter l’une de ses robes, j’ai dû batailler plus fort que nous n’allons le faire tout à l’heure contre les démons.
À l’intérieur de la voiture qu’agitaient les cahots de la route, Tao Gan entrevoyait avec chagrin la perspective de périr dans des habits de femme, si luxueux fussent-ils.
La troupe de villageois suivait à portée de voix. Ti avait recommandé de faire le moins de bruit possible.
Tout le monde s’engagea à l’intérieur de la forêt alors que les dernières lueurs du jour s’éteignaient. Seuls deux ou trois villageois pris d’une panique superstitieuse s’échappèrent du groupe. Le mandarin exhorta ses prêtres à porter bien haut les emblèmes de leur culte, afin que leurs ouailles vissent bien que les dieux marchaient à leur tête. Leur faire précéder le cortège présentait en outre l’avantage d’empêcher les fidèles de voir les expressions de terreur peintes sur leurs visages, ce qui eût fragilisé la confiance en leurs pouvoirs.
Il y avait un moment qu’ils étaient dans le bois et rien ne se produisait. Ti commençait à craindre l’échec de sa tentative quand ils perçurent des cris dans le lointain. Au lieu de s’élancer vers le lieu d’où ils provenaient, la troupe se figea, soudain confrontée à une réalité que nul n’avait osé envisager. Avant que Ti n’ait eu le temps de donner des ordres, une femme apparut dans le virage. Elle s’immobilisa à leur vue, hors d’haleine. Un instant s’était à peine écoulé quand surgirent derrière elle des ombres hirsutes aux mains griffues. Les habitants de Liquan contemplèrent ce spectacle sans bouger ni même respirer.
— Qu’attendez-vous ? parvint à articuler la femme d’une voix essoufflée.
Ti était sur le point de lancer l’attaque lorsqu’un hurlement de rage monta de plusieurs dizaines de gorges. Ses recrues se ruèrent sur les ombres, qui les regardèrent venir, paralysées à leur tour par la surprise.
Les silhouettes maléfiques furent balayées par le flot. Quand Ti parvint à l’endroit du massacre, il n’en trouva que des débris juste assez nets pour indiquer qu’il s’était agi d’êtres humains normalement constitués et non de créatures fantastiques. Les pattes griffues n’étaient que des mains, dont certaines se crispaient encore sur un poignard. La lune éclairait les dépouilles de sa lueur blafarde. Ti ordonna d’allumer les lampes, à moitié pour leur permettre de se repérer, à moitié pour chasser l’impression de magie que la pénombre conférait à tout cela.
Tao Gan s’était laissé tomber au bord de la route. Leur véhicule avait été pris d’assaut par une horde sortie de nulle part. Le conducteur s’était réfugié sur le toit pour distribuer des coups de fouet. Lui-même était parvenu à s’enfuir, mais ne serait pas allé loin sans la présence des renforts. Ti l’aida à se relever et à rejoindre le gros de la troupe : il ne faisait pas bon errer seul, la nuit, dans ces parages où, il en avait à présent la preuve, des êtres redoutables vivaient tapis.
La voiture était arrêtée à trois tournants de là. Les gens de Liquan étaient arrivés à temps pour sauver le cocher. Le fait qu’il s’attendît à être attaqué lui avait donné un avantage sur le commun des voyageurs. Ses agresseurs, quoique nombreux, avaient été surpris de le voir paré pour la riposte. Plus grand encore avait été leur désarroi en voyant surgir une petite foule de villageois enragés. Les « renards » s’étaient enfuis dans les bois, passant de l’état de chasseurs à celui de proies.
Les habitants de Liquan avaient allumé des lampes que l’on voyait errer entre les arbres. Au terme d’une assez longue marche, Ti parvint à une caverne qui s’ouvrait dans la colline. Des os humains gisaient en de multiples tas. Le magistrat comprit tout de suite que les victimes étaient innombrables. Les assassins avaient dû vivre là longtemps en toute impunité. Horrifiés par leur découverte, les assaillants avaient déjà massacré tous ceux qu’ils avaient pu attraper.
— Je suis navré, seigneur, dit Tsiao Tai, son glaive persan à la main. Nous n’avons rien pu faire pour les en empêcher.
Un sort pire encore attendait de toute façon ces criminels s’ils étaient parvenus vivants sous la lame du bourreau. Le seul regret de Ti était de n’avoir pas livré les coupables à la justice ; du moins cette conclusion épargnait-elle à la population l’ignoble confession de leurs atrocités.
Il fit réunir les cadavres en ligne. Il y en avait une quarantaine. A la lumière des torches, il tâcha de reconstituer leur filiation. Il y avait trois générations. Vu les âges, un couple avait dû s’installer ici et procréer de nombreux enfants. Les malformations dont souffraient les plus jeunes témoignaient de naissances incestueuses. Sans doute avaient-ils d’abord vécu de rapines, ou même de brigandages, voire de meurtres. Avec l’accroissement de la tribu, l’approvisionnement en nourriture avait dû devenir problématique. Les dieux seuls savaient comment ces gens avaient survécu, au fond de ces bois.
Tsiao Tai était blême. Il agita une clochette qui pendait à l’entrée de la caverne. Ils reconnurent le tintement entendu le soir de leur arrivée et se firent une idée de ce qu’ils seraient devenus s’ils avaient suivi la procession fantôme, au lieu de se regrouper sur la route.
La grotte contenait un arsenal dont la plus grande partie venait certainement de leurs victimes elles-mêmes. Ti reconnut sur certaines pièces d’armement l’estampille du censorat. Il n’y en avait cependant pas assez pour expliquer la disparition de tous les émissaires lancés aux trousses du directeur. Par ailleurs, aucun de ces glaives n’avait appartenu à un membre de l’armée. Or, une escouade entière s’était évanouie corps et biens !
Ma Jong vint chercher le magistrat.
— Votre Excellence doit aller voir ce qu’il y a au fond : on atteint les dernières limites de l’horreur.
Il y avait une sorte de saloir où pendaient des membres que les « renards » faisandaient pour les conserver. Certains avaient été fumés comme des jambons, d’autres plongés dans du sel, ce fameux sel censé constituer la principale ressource de la région. Un villageois contemplait ces reliques avec effroi.
— Les gens racontaient qu’on trouvait parfois des restes humains pourris sur la rivière. Mais personne ne savait d’où ils venaient. De toute façon, nous n’avions pas le courage de fouiller la forêt. Nul ne peut se mesurer à un t’ien-kou.
— Ce n’étaient pas des t’ien-kou, dit Ti. Ils prenaient au piège les voyageurs égarés, les volaient et les tuaient pour ne pas laisser de témoins. Pourquoi gâcher le corps de leurs victimes, alors qu’ils pouvaient nourrir toute la horde ?
L’habitant s’agenouilla devant le mandarin.
— Nous serons toujours reconnaissants à Votre Excellence de nous avoir débarrassés de ces monstres.
Il hésita à poursuivre, jeta un coup d’œil vers l’entrée de la grotte pour vérifier qu’on ne pouvait pas l’entendre, et reprit à voix basse :
— Vous devez être informé que d’autres faits bizarres se produisent quotidiennement dans le district. La liste en est trop longue pour être évoquée ici.
Bien que Ti fût touché qu’on osât enfin lui dire la vérité, il ne tenait pas, lui non plus, à alerter leurs concitoyens. Il releva l’homme.
— Je le sais, mon brave. Ne t’inquiète pas. Si les mânes de Confucius continuent de m’assister, l’ordre sera rétabli d’ici peu, quand j’aurai chassé de cette ville tous ses parasites. J’ignore seulement s’il y restera grand monde après ça !
Comme ils rentraient à Liquan, il entendit les combattants échanger des commentaires sur leurs exploits. Les cannibales n’étaient déjà plus tout à fait humains. De bouche en bouche, ils prendraient bientôt l’apparence de spectres et rejoindraient la liste sans fin des démons mangeurs d’hommes. Il ne faudrait pas longtemps pour que cette histoire devienne légende et se perpétue à travers les chansons et les contes.
Ti se félicita qu’on dépensât tant d’huile pour éclairer la belle avenue de Liquan : cette débauche de lumières lui donnait la sensation de regagner la civilisation, dont sa promenade en forêt l’avait éloigné à tel point qu’il avait cru ne jamais la retrouver. Ses hommes et lui avaient hâte de s’asseoir devant un repas roboratif, afin de reconstituer leur énergie perdue, de prendre le dessus sur les forces yin négatives qu’ils venaient de côtoyer, et de restaurer leur équilibre intérieur.
De retour à l’auberge, Ti découvrit que le marquis n’y était plus.
— Sa Grandeur est à la maison de bains, répondit Ruan Boyan, plongé dans la lecture de son manuel.
Ti s’étonna qu’il l’eût laissé s’éloigner alors qu’il était chargé de sa protection.
— Hélas, seigneur ! s’exclama le balafré, aussi contrarié que si on lui avait demandé de surveiller une tripotée de gamins insupportables. Sa Grandeur n’en fait qu’à sa tête ! Le marquis n’est pas comme vous, respectueux des Maximes de sagesses que j’ai pour mission de répandre ! Après le troisième chapitre, il a voulu me jeter mon livre à la figure ! Il a déclaré qu’il avait la migraine et qu’il lui fallait se décrasser.
Il était parti depuis deux heures ; cela faisait beaucoup, même pour un traitement complet. Ti connaissait les masseurs de Liquan pour les avoir pratiqués à son arrivée : nul ne pouvait avoir envie de prolonger le martyre.
Il rappela ses hommes, qui étaient en train de se reposer de leurs fatigues et de leurs émotions devant une table bien garnie.
— Je suis navré de vous enlever à vos délassements après vous avoir fait protéger la population entière de cette ville. Hélas, nous devons aussi assurer la sauvegarde du marquis, ce qui est beaucoup plus difficile.
Il les entraîna à l’établissement de bains. Le personnel de l’entrée admit avoir vu arriver le visiteur, deux heures plus tôt. Mais celui-ci avait quitté la maison depuis longtemps.
Autant Ti pouvait imaginer, à la rigueur, que l’attrait d’un bon bain ait incité son protégé à quitter l’abri, d’ailleurs relatif, offert par l’auberge ; autant il avait beaucoup de mal à croire qu’il s’était aventuré en ville sans escorte, alors que Ti chassait le démon à huit lis de là. Encadré de ses lieutenants, prêts à assommer quiconque leur tiendrait tête, il parcourut la boutique, ouvrant toutes les portes et fouillant tous les recoins.
Ce fut dans la resserre aux linges qu’il découvrit, au fond d’un placard, le corps dévêtu de l’ancien courtisan. Une marque bleuâtre et l’angle improbable de son cou ne laissaient pas de doute sur son sort : il avait eu la nuque brisée par des mains puissantes, telles que celles des masseurs, par exemple. Ses longs cheveux dénoués étaient encore mouillés.
— Cette fois, nous ne le reverrons plus, dit le magistrat, qui s’était bien habitué à voir ressurgir cet homme après chacun de ses décès.
On avait dû le laisser s’installer dans l’un des bacs d’eau chaude. On l’avait étranglé par-derrière sans qu’il pût se défendre. Le fait que le cadavre eût été dissimulé sur les lieux mêmes indiquait clairement qui étaient les responsables de ce meurtre.
Quand ils quittèrent la resserre, plus aucun garçon de bains n’était présent dans la maison. « Tous complices », songea Ti. Il aurait dorénavant du mal à s’abandonner à la douceur d’une étuve, et plus encore à se confier aux mains prétendument curatives du personnel. Il ordonna à ses lieutenants d’envelopper le corps dans des linges et de l’emporter, pour ne pas courir le risque de le voir finir dans une potiche de sel. C’était dorénavant tout ce qu’il pouvait faire pour le malheureux.
Malgré l’insupportable entorse à l’ordre public constituée par ce meurtre, il avait l’impression que les choses avaient retrouvé leur place : les morts chez les morts, et les vivants embourbés jusqu’au cou dans des ennuis sans fin.
Ruan Boyan, inquiet, avait attendu le mandarin devant l’auberge. Lorsqu’il le vit revenir à la tête d’un petit convoi dont un gros ballot de taille humaine formait le centre, il tomba à genoux pour implorer pardon. Tandis que le propriétaire de l’établissement voyait d’un œil morose son commerce se changer en morgue, Ti reprocha vertement au petit fonctionnaire du censorat son manque de clairvoyance :
— Vous auriez dû l’accompagner aux bains !
Le balafré se récria avec autant de véhémence que si on lui avait proposé de coucher avec l’impératrice :
— Mon humble statut m’interdit de me baigner en compagnie d’un si haut personnage ! Jamais lui-même ne l’aurait permis, j’en suis sûr !
À l’entendre, le marquis était mort pour soutenir noblesse. Ti entendit alors la voix du lecteur déconfit réciter sur un ton larmoyant : « Dans les enquêtes, on ne peut pas se reposer sur ses assistants. »
— Comme c’est juste, dit le magistrat, pour la première fois d’accord avec ces maximes.