XII
Ti s’invite à une réunion de défunts ; il recueille le témoignage de deux goules.
Le jour n’avait pas encore reparu quand un rustre se permit de tambouriner à la porte de la loge occupée par Ti. C’était l’aubergiste, et il se montra à peine poli.
— Votre Seigneurie doit se lever ! Mon cousin Ma a un problème !
Seules les vapeurs du sommeil qui embrumaient encore l’esprit du magistrat l’empêchèrent de se mettre en colère. Il n’entendait pas être tiré du lit pour les problèmes du cousin Ma. Puis il se souvint que c’était là qu’avait lieu le banquet des fantômes.
— Attendez un peu, je m’habille ! lança-t-il, soudain conciliant.
Il n’avait pas dû
dormir plus de cinq ou six heures, car il faisait nuit noire. Comme
ils parcouraient d’un bon pas l’avenue déserte et froide, il
demanda à son guide pourquoi on l’envoyait chercher, lui, et non
les sbires du tribunal. L’aubergiste répondit qu’on n’avait pas
tous les jours sous la main un commissaire-inspecteur délégué par
le censorat. Ma s’était dit qu’un tel personnage était le mieux
indiqué pour ce genre d’ennui. Ti comprit que la nouvelle avait
fait le tour le Liquan et que son incognito n’était plus qu’une
façade à laquelle lui seul croyait encore.
Le cousin Ma le guettait depuis le seuil de son commerce, la mine
contrariée. Ils traversèrent la salle commune, qui était vide,
hormis deux clients pris de boisson qui ronflaient dans un coin.
Comme Ti le redoutait, on le fit sortir dans le jardin, où l’on se
dirigea vers le pavillon particulier.
— Un ennui avec le banquet ? demanda-t-il.
— Ça, vous pouvez le dire ! répliqua le restaurateur.
Il repoussa la tenture qui fermait la porte. Ti pénétra dans la pièce, beaucoup moins illuminée qu’à sa première visite : on avait laissé s’éteindre la plupart des lampes et flambeaux. Et pour cause : tous les convives étaient morts.
Ils étaient tous là, à la place où il les avait laissés, vêtus de leurs beaux atours. L’un était affalé sur la table, deux autres gisaient sur le sol. Le prince des Li n’avait pas bougé de son fauteuil, mais l’angle curieux de son cou ne laissait aucun doute sur son état.
Ti interdit aux deux cousins d’entrer. Il sortit la tête par l’échancrure du rideau pour demander si quelqu’un avait dérangé quelque chose.
— Vous plaisantez ! s’exclama M. Ma, qui n’avait pas plus conscience des conventions sociales que son cousin. Mes filles se sont enfuies en hurlant, quand elles les ont trouvés ! Heureusement que ma salle était quasi vide ! J’ai préféré vous faire appeler, plutôt que de risquer une malédiction en approchant des victimes de mort violente !
« Tandis que moi, je suis immunisé, évidemment », conclut en lui-même le magistrat. Il ordonna qu’on allât chercher son secrétaire, qu’on lui préparât du thé bien fort, et referma le rideau pour se livrer à l’examen des lieux.
Ce qui l’intrigua le plus, c’est que les dîneurs avaient succombé à des causes différentes. La plaie béante dans la poitrine du marquis indiquait qu’il avait reçu un coup d’épée. Li Huang-Fu avait été étranglé à l’aide d’un lacet. Le wei de la garde sud avait été achevé à la hache. Quant au général-duc, avec sa langue pendante et bleuâtre, il portait des marques d’empoisonnement dont l’origine restait à définir.
Ti se demanda qui avait pu se livrer à pareille abomination sur quatre nobles de si haut rang. Le palais serait offensé, non de leur décès, mais de ce qu’on eût piétiné ses prérogatives en osant leur donner la mort à sa place.
— Je vous assure que la qualité de ma cuisine n’a rien à voir là-dedans ! entendit-il crier à travers le rideau.
L’étoffe s’ouvrit à nouveau. Au lieu de Tao Gan, ce fut le lecteur qui se présenta, chargé d’un plateau où reposait le thé demandé. C’était lui que l’aubergiste était allé réveiller, l’ayant pris pour son secrétaire. Le balafré faillit lâcher sa théière quand il découvrit le tableau. Ses réflexes revinrent néanmoins très vite :
— « Quand on trouve un cadavre, il convient de déterminer quelles sont les blessures qui ont entraîné la mort », récita-t-il d’une voix blanche.
Le mandarin se tenait devant un crâne où une hache était encore fichée.
— Bien, dit Ti. Nous pouvons déjà éliminer la crise cardiaque. Peut-être devrions-nous écrire : « excès de libations » ?
Quand il émergea du pavillon, c’était enfin le matin. Le jour naissant baignait toute chose d’une lumière pâle. Il importait de déterminer l’heure du crime et d’interroger les témoins.
— Quand les musiciennes se sont-elles retirées ? demanda Ti au cousin Ma.
Celui-ci lui assura qu’on n’en avait pas fait venir. Il l’avait lui-même déploré, car il touchait une ristourne sur le montant des prestations.
— N’y a-t-il pas d’artistes de réceptions, ici ? s’étonna le mandarin.
— Si fait ! Liquan est une ville moderne. Nous avons un conteur, des jongleurs, des bateleurs, et même quelques danseuses lascives.
Ti n’imaginait pas ces courtisans blasés se privant de danses lascives. Vu leur humeur, ils se seraient même contentés de prostituées sachant un peu chanter. Pourquoi n’en avaient-ils engagé aucune ? Ou bien étaient-elles venues sans qu’on le lui avoue ? Il se promit d’aller faire un tour dans le quartier des saules, ou d’y envoyer l’un de ses hommes. Pour l’instant, c’était le jardin qui l’intéressait.
Il suivit le sentier jusqu’au terme de ses ondulations artistiques. Le mur du fond était percé d’une petite porte qui ouvrait sur une ruelle. Un massif avait été piétiné, comme si, dans l’obscurité, des personnes peu habituées aux lieux avaient eu du mal à se repérer. Les assassins, sans doute.
Puisqu’il enquêtait dans un restaurant, Ti en profita pour se faire servir sa collation matinale.
— Tout sauf les restes du banquet ! précisa le mandarin, peu désireux de finir le repas des victimes.
Le restaurateur, qui lui devait bien ça, mit les petits plats dans les grands. Il apporta lui-même un superbe gâteau de riz gluant coloré qui sortait de son bain de vapeur. Ti se douta que ces attentions avaient un prix.
— J’espère que vous nous éviterez des ennuis ! lâcha le cousin Ma en lui coupant une part.
Le mandarin goûta le gâteau. Il était délicieux.
— Comptez sur moi, mon bon, répondit-il avant de saisir du bout de ses baguettes un petit morceau d’une sorte de bouillie rougeâtre.
Cela avait un goût curieux, à la fois acide et aigre. Il demanda ce que c’était.
— Du soja au sang. On réduit le tofu en bouillie, on égorge un porc et on recueille son sang pour mélanger le tout. Ce sont des spécialités du peuple Miao. On nous en demande beaucoup, ces temps-ci, conclut-il tandis que le mandarin vidait sa tasse de thé pour tenter de chasser ces images de porc saignant sur son tofu.
Ti avisa la figure enthousiaste du lecteur assis en face de lui. Il fit un geste résigné. Ruan Boyan tira de son sac le précieux ouvrage, chercha la bonne page et entama sa lecture, sous l’œil interloqué du personnel.
— « Les raisons d’un crime sont comme les marrons dans un brasero : il convient de remuer le charbon sans se brûler pour les mettre à jour. De même que les plus belles fleurs sont souvent vénéneuses, l’enquêteur se méfiera des beautés attrayantes, qui peuvent fort bien renfermer une âme corrompue. »
Ti Jen-tsie émergea soudain de la somnolence dans laquelle le plongeaient ces sentences : une odeur de brûlé commençait à gâcher le fumet de ses bobos[24] au sésame. Une rumeur inhabituelle lui parvenait depuis la rue. Il se leva pour jeter un coup d’œil dehors.
La pagaille régnait dans l’artère principale de Liquan. Des gens couraient en tous sens, colportant la nouvelle : un malheur venait d’arriver. Ce n’était pas le quadruple meurtre du pavillon de jardin qui agitait la population. Une ferme avait brûlé avec tous ses habitants.
Ti abandonna aussitôt son lecteur à ses Maximes. La direction du vent lui permit de remonter la piste de l’incendie. Il songea tout à coup à Tsiao Tai, parti dormir chez sa belle fermière, et pressa le pas.
Il y avait un rassemblement devant la dernière maison, à la sortie de la ville. Le sous-préfet quittait justement la cour au moment où Ti arrivait.
— Quel accident épouvantable ! s’écria Ning Yutang.
Il avait terminé son enquête en un tournemain et désirait rentrer au yamen.
— Je suis très éprouvé. Cette brave petite famille ! Pardonnez-moi : je dois aller déposer une offrande à la pagode pour le transit de leurs âmes.
Ti pénétra à son tour dans la propriété. Il ne restait de la maison qu’un tas indistinct de ruines fumantes et noires. Tout s’était effondré. Le mandarin fut catastrophé à l’idée d’avoir perdu le meilleur de ses lieutenants.
Un personnage aux vêtements brûlés, à la figure couverte de suie, s’approcha en titubant.
— C’est affreux, patron ! s’exclama Tsiao Tai, qui ressemblait davantage à son propre spectre qu’au « Valeureux Guerrier » à la musculature imposante qu’il était encore la veille.
Son maître le fit asseoir sur un banc de pierre et le pria de lui expliquer aussi posément que possible ce qui s’était passé.
Il semblait que la belle Bu Jiao l’avait réellement fait venir pour la protéger – ce que les événements semblaient justifier a posteriori avec une tragique sévérité. Au lieu de l’inviter à une séance lubrique dans sa chambre à coucher, elle l’avait logé dans l’annexe, là où couchait le valet avant son renvoi. Homme de bonne moralité, le brave Tsiao avait accepté en se disant que la séduisante fermière serait dans de meilleures dispositions après avoir passé une nuit paisible. Il avait effectué au préalable une tournée dans la propriété et vérifié que le portail était bien fermé.
Peu avant le matin, il s’était réveillé en toussant. Une épaisse fumée noire avait envahi son logement. Il avait sauté à travers la fenêtre de papier huilé, qui avait volé en éclats, pour tomber sur un tas de foin qui avait amorti sa chute. Une vision d’horreur s’était alors présentée à lui. Les flammes avaient envahi le bâtiment principal, elles s’échappaient du toit. Toute la partie supérieure était embrasée, illuminant le ciel. Il avait couru vers la grange, s’était emparé d’une échelle et l’avait dressée contre le mur brûlant, à hauteur de la pièce où Bu Jiao dormait avec ses enfants. Les voisins étaient survenus juste à temps pour maintenir l’échelle. La fenêtre paraissait retenir un mur de feu. Les poutres éclataient comme des noix. Pris dans les flammes, Tsiao Tai avait lâché prise pour choir au milieu des voisins. L’étage s’était effondré avec un fracas terrible, et le reste de la bâtisse avait suivi dans un mélange de flammèches, d’étincelles, de braises et de fumée malodorante.
Il se mit à sangloter sur l’épaule du magistrat. Celui-ci lui tapota le dos pour lui témoigner sa sympathie, comme si le rescapé avait été le principal intéressé dans ce désastre. Il parcourut d’un regard circulaire ce qu’il restait de la ferme, et remarqua qu’elle était entourée d’une barrière haute et solide.
— Belle barrière, dis-moi, pour une ville où il n’y a pas le moindre voleur… Parle-moi un peu de cette veuve Bu.
— Elle avait tellement de mérite, seigneur ! s’écria le lieutenant en redoublant de larmes.
Deux de ses enfants étaient morts en bas âge, bientôt suivis de son mari, qui lui avait heureusement laissé un petit pactole. Elle avait alors acquis cette ferme, où elle travaillait dur pour nourrir les siens. Elle avait épousé en secondes noces un fermier, hélas mort, lui aussi, au bout de trois mois, dans un malheureux accident domestique.
— Mais elle avait chaque fois relevé la tête ! s’extasia le bon Tsiao. La destinée est bien cruelle ! Une femme si pieuse ! dit-il en désignant le jardin de méditation.
Ti contempla le décor de sable et de rochers, resté intouché par le drame.
— Les cultivateurs n’ont pas l’habitude de garder du terrain non cultivé, nota-t-il.
Tout ce qu’il restait de la maison était amoncelé devant eux. Il fallait attendre que les débris aient refroidi pour les fouiller à la recherche des victimes. Ti ordonna aux voisins de jeter des seaux d’eau sur les décombres afin d’accélérer le processus.
Un moment plus tard, les porteurs de seaux se mirent à pousser des cris en désignant un arbre, de l’autre côté de la route. Ti plissa les yeux. Il discerna la forme d’un homme, assis sur une branche. Se voyant découvert, l’inconnu sauta au bas de son perchoir pour s’enfuir. Tsiao Tai fut plus rapide : porté par sa colère, il bondit avec toute l’énergie qui n’avait pu s’exhaler pendant l’incendie, fut sur lui en un instant et le ceintura.
— C’est ce fou de Ren ! cria-t-il au magistrat. Le valet qui menaçait la belle Jiao !
Les voisins l’avaient reconnu, eux aussi. Ils étaient prêts à lui faire subir un mauvais sort, convaincus qu’il était resté là pour savourer sa vengeance.
— Pitié ! s’écria le voyeur. Je suis juste monté dans l’arbre pour regarder l’incendie ! J’ai passé la nuit avec Aneth ! Elle vous le confirmera !
Aneth était une prostituée notoire qui vivait dans l’enclos réservé de Liquan.
— Allons, avoue ! le somma Ti. Je te garantis que tu seras sous ma protection. Tu auras droit à un procès dans les formes.
L’ancien valet de la veuve Bu secoua énergiquement la tête.
— Je suis content qu’elle soit morte : c’était elle ou moi. Mais je jure à Votre Excellence que je ne l’ai pas tuée ! Que les mille dragons du lac Vert me dévorent si je mens !
Le suspect avait l’air sincère. Une simple vérification permettrait d’en avoir le cœur net. Ti avait désormais deux raisons d’aller interroger les filles légères. Il ordonna aux voisins d’enfermer le témoin en lieu sûr sans lui faire de mal et se tourna vers Tsiao Tai.
— Je t’emmène au quartier des saules. Cela te changera les idées. Nous nous arrêterons en route chez le cousin Ma pour te restaurer. Il a un reste de tofu au sang.
— Du tofu au sang ? répéta son lieutenant, perplexe, alors que son patron s’éloignait sur la grand-route.
Ils s’arrêtèrent trois fois. La première, pour que Tsiao Tai se débarbouille avec un peu d’eau afin de retrouver figure humaine. La deuxième, pour le faire goûter aux spécialités du cousin Ma. La troisième, pour lui permettre de plonger la tête dans le même seau, afin d’effacer l’affreux goût qui avait envahi sa bouche et de lui rendre sa bonne mine, totalement ravagée par le tofu sanglant, un mets difficile à apprécier quand on n’en a pas l’habitude.
Ils arrivèrent enfin au Qing Lou. Le « pavillon bleu », désignation usuelle des lieux de plaisirs, s’annonçait par une allée de saules qui donnait toujours à ce genre d’endroit un petit côté champêtre plus charmant que la réalité. On y entendait des airs de flûte et de luth. La séparation entre les divers métiers du divertissement n’était pas hermétique. Chanteuses, danseuses et acrobates voisinaient avec celles qui n’avaient que leur corps à vendre. Ti se fit indiquer la maison de la jeune Aneth.
La demoiselle partageait son logement avec une autre fille-fleur, nommée Ciboulette. Après qu’une jeune femme tout à fait débraillée à cette heure matinale leur eut ouvert, ils pénétrèrent dans une pièce carrée en grand désordre. Plusieurs fiasques de vin traînaient ici et là, ainsi que divers récipients qui avaient dû contenir un repas coûteux. Le mandarin se présenta comme le magistrat en mission Ti Jen-tsie, accompagné de son lieutenant « Guerrier valeureux ».
— Nous avons interpellé un valet de ferme qui prétend avoir passé la nuit ici, dit-il.
— Ren-le-fou ? répondit Aneth. Mais oui, bien sûr. Il était là il y a un instant.
Ti jugea les traces de la fête un peu chères pour un travailleur sans emploi.
— Je suis étonné qu’une fille de ta classe perde son temps avec un ivrogne sans le sou.
Aneth haussa les épaules.
— C’est un brave garçon. Il faut soigner les habitués. Je lui fais des prix. Si cela vous dit… ajouta-t-elle en laissant glisser sa robe sur une poitrine appétissante.
Cela ne lui disait rien du tout. Il n’avait aucune intention de passer après on ne savait qui, il aimait les femmes lavées, coiffées et parfumées, il préférait avoir au préalable avec elles une conversation intéressante, et, en général, même, il les épousait.
— Et toi, lança-t-il à Ciboulette. Tu vas aussi me soutenir que vous avez perdu votre temps avec un pouilleux ? Ren vous a louées toutes les deux, peut-être ? Il a dû trouver un trésor sous son tas de fumier !
Ciboulette paraissait très embêtée. Aneth faisait la moue. Elle rajusta son vêtement.
— Vous ne devez pas venir nous tourmenter comme ça ! Nous sommes d’honnêtes filles de joie !
— Et moi, je suis le commissaire-inspecteur chargé de propager la majesté et d’exterminer les récalcitrants ! Je vous conseille de me dire tout de suite la vérité, ou je vais me fâcher !
Il désigna « Guerrier valeureux », à qui une coloration verdâtre due au tofu sanglant conférait un air inquiétant. Sur un geste de son chef, celui-ci se mit à renverser les coffres de ces demoiselles, malgré leurs cris d’orfraie. Ti se pencha sur les effets répandus sur le sol.
Il y avait là quelques objets du culte bouddhiste en argent massif. Même s’il avait voulu payer pour des rapports intimes, un moine dévoyé n’aurait pas sacrifié une somme suffisante pour pouvoir s’acheter une concubine. Et ce poignard réglementaire de militaire ? Jamais un soldat ne s’en serait séparé de son plein gré ! En y regardant de plus près, Ti vit sur le manche un emblème qui le fit frémir.
« Guerrier valeureux » lui jeta un coup d’œil effaré. Ces femmes avaient des choses à se reprocher. L’attitude évasive qu’elles venaient d’adopter renforça les soupçons des deux policiers.
En d’autres circonstances, Ti les aurait immédiatement traduites devant son tribunal. En l’occurrence, ces exactions étaient du ressort du juge Ning et il avait lui-même d’autres préoccupations plus urgentes. Au reste, il commençait à se demander s’il se trouvait une seule personne honnête, dans cette « si tranquille petite ville où le crime était inconnu ».
— Écoutez, dit-il, j’ignore quels sont vos rapports avec le sous-préfet d’ici, mais je vous conseille de parler si vous ne voulez pas avoir d’ennuis avec moi !
Ciboulette jeta à son amie un coup d’œil éloquent. Elle jugeait inutile de se faire un ennemi du commissaire-inspecteur, qui semblait désireux de transiger.
— Je n’ai pas couché avec Ren-le-fou depuis plus de huit jours, avoua Aneth, la mine basse. Hier soir, il m’a apporté de l’argent pour que je prétende l’avoir hébergé cette nuit.
« Quand on se procure un alibi, mieux vaut s’assurer que la personne est en mesure de mentir », se dit Ti. Il songea que ce pourrait être là un ajout intéressant aux Maximes de sagesse. Puis il s’aperçut que de telles sentences donneraient plutôt au livre un air de « Conseils pratiques à l’intention des assassins ».
— Et maintenant, vous allez me dire que vous n’avez pas mis les pieds au banquet du cousin Ma ? lança le mandarin, les mains sur les hanches.
— Quel banquet ? demanda Ciboulette.
Les deux filles leur assurèrent qu’aucune de leurs camarades n’avait été engagée ce soir-là pour animer un repas en ville. Cela sonnait vrai. Ti ne pouvait de toute façon imaginer qu’elles osent lui mentir une seconde fois, alors qu’il les toisait de son air sévère, que renforçait son épaisse barbe noire.
Si aucune d’entre elles n’y était allée, conformément à la déposition du restaurateur, pourquoi les convives avaient-ils renoncé à tout spectacle ? Cela signifiait qu’ils ne voulaient pas être dérangés après son départ ; donc, qu’ils attendaient une visite importante. Celle du directeur de la police en fuite, par exemple ! Peut-être l’avaient-ils repéré, ce qui expliquait leur bonne humeur, assez exceptionnelle pour des morts en sursis !
Ti fut persuadé que le banquet avait eu un tout autre but qu’un ultime délassement avant une fin inévitable : leur sort devait se décider là. Dans ce cas, pourquoi l’avaient-ils invité à les rejoindre ? Et, l’ayant invité, pourquoi l’avaient-ils laissé repartir sans lui révéler ce qu’ils attendaient de lui ?
Il eut la certitude que cette question était au cœur du mystère. Quand il aurait trouvé la réponse, il connaîtrait la raison des quatre meurtres. Avec un peu de chance, il mettrait aussi la main sur le fuyard et sauverait sa propre tête.
Les deux hommes laissèrent les prostituées ranger leurs affaires et reprirent la route de la ferme.
— Ce sont des goules sous l’apparence de femmes ! s’exclama Tsiao Tai. Je parierais qu’elles ont assassiné quelques bonzes pour s’approprier leurs trésors !
Ti soupira.
— S’il ne s’agissait que de moines en goguette ! As-tu vu le poignard qui était dans leur coffre ? Il porte l’insigne de la garde impériale de Chang-an. Encore un émissaire que le censorat ne reverra jamais !
Son lieutenant dut réprimer un tremblement nerveux à l’idée de s’être trouvé dans un antre qu’un soldat d’élite n’était pas parvenu à quitter vivant.
— Heureusement, nous, nous avions un atout de poids ! dit le magistrat.
Tsiao Tai ne voyait pas lequel, sinon la sagacité peu commune de son maître.
— Les Maximes de sagesse à l’intention des mandarins, bien sûr ! répondit ce dernier. Quel ouvrage extraordinaire ! Je commence à l’adorer.
L’homme de main contempla la face enjouée de son patron, à la recherche d’un indice confirmant qu’il avait totalement perdu l’esprit.