I

Ti accède aux honneurs suprêmes ; il découvre que ceux-ci sont enveloppés de boue.

 

 

Bien que ce jour fût à tout égard exceptionnel, le juge Ti avait décidé de ne rien changer à ses habitudes. Il quitta son lit-cage dès que les crieurs publics annoncèrent l’heure du dragon[1] et attaqua de bon appétit sa collation matinale, des nouilles en sauce aux poivrons et cumin. C’était l’une des spécialités dont leur nouveau cuisinier ouïgour semblait posséder un fonds inépuisable. Depuis la mainmise des Tang sur la route de la Soie, devenue une immense source de richesse et d’échanges avec les pays lointains, les peuples de l’Ouest étaient à la mode. Les épouses du magistrat avaient eu l’occasion d’enrôler un ressortissant de Turfan[2], qu’on assurait être un maître en la matière, si bien qu’on ne pouvait déguster dans la maison un simple haricot qui n’eût été proprement mariné et rissolé à la façon des nomades du désert.

Un de ses serviteurs surgit dans sa chambre, s’inclina profondément et déclara d’une voix émue :

— Seigneur ! Une troupe de soldats a investi notre cour !

Ti reposa calmement ses baguettes entre les bols de son plateau et se leva pour permettre à ses valets de lui faire enfiler sa robe de dessus en brocart vert. Coiffé de son chapeau noir à ailettes empesées, il se dirigea d’un pas tranquille vers le vestibule de sa demeure. Au bas des marches, une dizaine de gardes entouraient son palanquin officiel orné des banderoles proclamant ses nouvelles fonctions. On pouvait y lire : « Gloire et honneur au directeur de la police de Chang-an. » Le brio avec lequel il avait conclu sa dernière enquête lui avait valu cette nomination, véritable couronnement d’une carrière vouée à la traque des criminels en tout genre. La placidité du magistrat était un masque derrière lequel il savourait sa triomphante félicité.

Nonobstant, ce n’était pas une petite tâche que d’assumer la sécurité des habitants de Chang-an. Les souverains Tang avaient fait de leur capitale, « Paix perpétuelle[3] », la plus grande ville du monde, avec près d’un million d’habitants. Cette magnifique métropole était divisée en cent dix quartiers formant un damier qu’entourait un gigantesque rempart. C’était une cité prospère et cosmopolite où se côtoyaient des artisans mongols, des bonzes indiens, des étudiants japonais, des commerçants perses adeptes de Zoroastre, des manichéens, des chrétiens nestoriens, des Juifs syriens et des ambassadeurs de pays si éloignés qu’on n’avait pas la moindre idée de leur emplacement. Les souverains Tang, doués d’une insatiable curiosité pour les bizarreries venues d’ailleurs, s’étaient montrés libéraux envers les croyances de tous ces étrangers. Aussi cent mille d’entre eux pratiquaient-ils ici leurs cultes exotiques, dans des temples hermétiques dont nul ne savait rien.

Le palanquin, emmené d’un bon pas le long des avenues rectilignes, atteignit bientôt le poste de garnison de la porte du Sud, un groupe de bâtiments où étaient cantonnées les troupes chargées du maintien de l’ordre. Un barrage protégeait la cour sur laquelle donnaient les différents édifices. Bien que Ti se fût attendu à voir tout le monde s’incliner devant les bannières de son véhicule, un gradé au casque empanaché lui fit comprendre sans ambages qu’il voulait voir son ordre de nomination. Ayant examiné le parchemin comme si un grand nombre de faux avaient été en circulation, l’officier renifla avec mépris avant de déclarer :

— C’est bien de nos fonctionnaires d’arriver si tard !

Un peu déconcerté par la fraîcheur de cet accueil, Ti fit un effort de politesse afin de ne pas s’accrocher avec ses subordonnés dès son arrivée.

— Je suppose que vous êtes en poste depuis l’heure du chat[4] ? répondit-il sur un ton affable.

Le commandant eut un ricanement tout à fait déplaisant.

— Nous sommes là depuis toujours ! La garde ne s’interrompt jamais ! lança-t-il à l’intrus, comme s’il avait eu pour mission d’empêcher les courtisans ramollis d’investir le dernier bastion de la virilité combattante.

Ti fut tenté de lui demander son nom pour la prochaine liste de mutations aux frontières, mais opta pour une pique acide, plus digne de son statut de lettré :

— Quand j’aurai huit mille bras, comme vous, j’aurai soin d’occuper les douze veilles[5] du jour. Jusque-là, le pauvre ver à soie que je suis tisse son cocon comme il peut.

L’officier jeta le laissez-passer à l’intérieur du palanquin, qui franchit le barrage. Ti, le visage marqué d’une moue, se promit de rappeler ces militaires au respect dès qu’il aurait été intronisé.

— Qui était cet insolent ? demanda-t-il à l’un des soldats qui marchaient à côté de son équipage.

— Le wei, répondit l’homme sans quitter la route des yeux. Le chef de la police. La chancellerie l’a prié de vous accueillir en personne, d’où son humeur.

Cette réponse était empreinte d’une totale absurdité.

— Le chef de la police ? s’étonna Ti. Et moi, alors, qui suis-je ?

— Que Votre Excellence pardonne mon invraisemblable brutalité, répondit le militaire, mais elle n’a pas été nommée général des armées impériales.

Ti, qui rentrait à la capitale après quinze années passées dans les provinces, demeura perplexe. Le garde se chargea de lui prodiguer le complément d’information qui lui manquait. Il fallait être un officier du premier rang pour diriger les forces de l’ordre de Chang-an, toutes placées sous commandement militaire. Deux régiments de la garde impériale, de quatre à cinq mille hommes chacun, étaient cantonnés dans les quartiers d’habitation pour assurer la répression des crimes et délits, effectuer des patrouilles urbaines permanentes et fournir les sentinelles postées aux portes. Ti était en ce moment au « Nanya », le commandement de la sécurité intérieure, douze unités de gardes regroupées au sud de la ville. A l’opposée se trouvait Beiya, le « commandement du Nord », chargé des opérations extérieures. Ti, lui, avait été nommé à la délégation du censorat chargée de la surveillance civile.

Le magistrat remarqua que, au lieu de le déposer devant, on contournait le bâtiment principal en direction d’une construction de taille bien plus modeste.

— Je sais tout cela, mais je croyais qu’on avait lancé une réforme en me nommant, objecta-t-il.

— Je crains que cette réforme ne s’arrête pour l’instant à la nomination de Votre Excellence, ironisa le garde tandis que les porteurs déposaient le palanquin sur un sol dallé couvert de sciure jaunasse.

Un petit bonhomme en robe grise vint à sa rencontre, s’inclina très bas et se présenta comme son premier clerc, le fonctionnaire de cinquième classe Zhang[6] Jiawu.

— Votre Excellence nous honore de sa présence, annonça-t-il si bas que sa voix n’était qu’un murmure. Qu’elle veuille bien se donner la peine d’entrer dans le siège de sa juridiction.

Sa manière de parler, les coups d’œil furtifs qu’il jetait alentour trahissaient une grande timidité. D’autre part, il plissait constamment les yeux, signe de myopie. Ti le suivit à l’intérieur avec l’impression d’être un idiot guidé par un aveugle.

Le « siège de sa juridiction » était un cloaque encore plus miteux que le pire yamen[7] qu’il eût connu durant sa carrière aux marches de l’empire. Les piliers de bois étaient vermoulus, le mobilier réduit en deçà du minimum, et le tout aurait bien eu besoin d’une couche de peinture fraîche, si ce n’est d’une démolition complète à fin de reconstruction.

Ti comprit qu’il se trouvait dans une annexe de la caserne. Des serviteurs à la mine blasée traversaient le rez-de-chaussée avec des ustensiles ménagers. Il constata avec plaisir que l’on donnait un coup de propre en son honneur. Sa satisfaction dura le temps de voir ouvrir deux ou trois portes, derrière lesquelles s’entassaient un amas de balais, de seaux et de serpillières. Le premier clerc n’était pas assez myope pour ne pas remarquer l’expression outragée de son nouveau supérieur.

— Nos locaux sont si vastes qu’ils servent d’entrepôt au personnel d’entretien, l’informa-t-il. Le service ne gênera nullement Votre Excellence : nos bureaux sont au premier.

Après avoir traversé cette sorte de hangar décrépi, Ti gravit l’escalier menant à l’étage. Par la fenêtre du palier, il vit un va-et-vient d’hommes en uniforme entre le reste du domaine et un édifice bas et oblong, contigu à celui où il se trouvait.

— Je vois que l’on vient tout de même prendre des ordres, dit-il avec soulagement. Cet endroit abrite nos agents de liaison, sans doute ?

Zhang Jiawu répondit avec embarras que Son Excellence venait d’identifier les latrines communes à toute la caserne.

Une petite brochette de scribes les attendait dans le couloir pour saluer le nouveau maître d’une courbette protocolaire. Par chance, les quelques pièces consacrées au travail étaient correctement installées. Le bureau personnel du magistrat faisait même un contraste saisissant avec la morosité ambiante. Il avait été lambrissé, son mobilier était à la fois commode et élégant, on aurait pu se croire dans quelque luxueuse résidence, ou même dans un véritable service ministériel.

D’évidence, les officiers se défiaient de lui comme d’un civil forcément incapable, nommé là par faveur. Il importait de les détromper au plus tôt. Il prit place dans son fauteuil et ordonna qu’on fît venir ses subordonnés.

Il y eut un échange de regards consternés entre les scribes. Les sept hommes debout devant lui se présentèrent une seconde fois, comme s’ils avaient eu affaire à un sourd ou à un imbécile.

« Me voilà bien, songea Ti. Je suis à la tête d’un service qui ne comprend que moi ! » Il commençait à se demander ce qu’on pouvait bien attendre de lui, dans ce département fantôme dédié au balayage et aux courants d’air.

Il ressentit la pressante nécessité d’un remontant et réclama du thé. Le premier clerc frappa dans ses mains pour répercuter l’ordre, tel un parfait majordome. Ti soupçonna que son prédécesseur s’était organisé ici une confortable petite sinécure qui n’avait pas dû rehausser l’idée que les militaires se faisaient du pouvoir civil.

— Le thé de Votre Excellence sera là dans un instant. Notre situation est très commode à cet égard.

— Parce que nous sommes attenants aux cuisines, supposa Ti avec lassitude.

L’heure du déjeuner approchant, il commençait à sentir l’odeur caractéristique des cantines militaires. Zhang Jiawu approuva du menton.

Ti le pria de lui préciser la nature de la tâche qui lui incombait, car il avait du mal à la définir, jusqu’à présent.

— Ce n’est pas l’affirmation de la loi impériale, ni la chasse aux voleurs, répondit le clerc, qui se lança dans une énumération de tout ce qu’accomplissait la garde pour la cohésion de la vie urbaine.

Ti leva la main.

— Si je comprends bien, l’armée s’occupe de tout ?

Une lueur s’alluma dans les yeux de son subordonné, dont la bouche s’étira en un sourire malicieux.

— Oh, non, seigneur. Il y a certaines choses pour lesquelles nos glorieux soldats manquent, disons, de subtilité. C’est à nous que sont confiés le contact direct avec la population et le maintien de l’harmonie métropolitaine.

Ti était suffisamment familier des litotes administratives pour saisir de quoi il retournait. Les soldats balourds qui l’entouraient étaient le bras armé de l’État. On avait besoin de lui pour les tâches plus insidieuses que représentaient la surveillance de ses concitoyens et le renseignement. En trois mots : espionnage et basse police. Ti s’était rêvé enquêteur en chef, on lui demandait de coller son oreille à toutes les portes.

— J’espère quand même qu’il se commet de temps à autre quelque crime complexe sur lequel enquêter ?

Son assistant chercha dans sa mémoire.

— À vrai dire, ces cinq dernières années ont été très calmes. Nous avons eu des meurtres, c’est sûr. Mais on a attrapé assez peu d’assassins. Au reste, il n’y a guère eu de récidives. Votre éminent prédécesseur avait une méthode à lui, mais force m’est d’admettre qu’elle a fait ses preuves.

Ti avait exercé les fonctions de police assez longtemps, à travers l’empire, pour voir sa curiosité piquée par l’évocation d’une technique inconnue de lui.

— J’aimerais beaucoup savoir en quoi elle consiste. Il me faudra présenter mes hommages à cet homme si habile.

La joue de Zhang Jiawu se déforma d’un tic nerveux. Ce fut d’une voix presque imperceptible qu’il répondit :

— Votre Excellence aura très bientôt l’occasion de voir l’honorable Nian Changbao. C’est prévu.

Le thé arriva aussi vite que l’avait prédit le clerc, ce qui suggéra au magistrat que les cuisines étaient encore plus proches qu’il ne l’avait redouté. Une fois que le domestique eut servi le breuvage dans les règles de l’art, avec douceur et précision, Ti huma le contenu de sa tasse. Prêt à descendre une marche supplémentaire dans l’enfer de ses nouvelles fonctions, il fut surpris par la qualité de ce mélange. À n’en pas douter, il avait sous les narines un véritable thé vert du mont Mao Shan, l’un des plus parfumés de Chine, une boisson légère et rafraîchissante. On disait que l’empereur le faisait infuser dans la rosée récoltée sur les aiguilles des pins de cette même montagne. Ce n’était sûrement pas la tisane insipide préparée pour les troufions obtus qui occupaient les alentours. Son prédécesseur avait vraiment fait en sorte d’assurer le minimum nécessaire à la survie d’un véritable mandarin. Ti reposa la tasse pour la laisser tiédir, s’étira et contempla son nouveau décor.

— Bien. Nous allons pouvoir nous consacrer aux questions importantes. Et d’abord : pourquoi cet endroit est-il sordide ?

Très gêné, son premier clerc lui expliqua de quel problème majeur pâtissait leur département. Les prébendes et dotations allaient à la police militaire. La police civile n’était qu’accessoire, elle ne recevait pas de grands subsides et n’avait guère le moyen de s’en procurer. Les soldats de la garde sud touchaient les pots-de-vin pour la surveillance des deux marchés, percevaient les amendes et se réservaient de manière générale toutes les sources de profits.

Ti quitta son siège pour aller jeter un coup d’œil par la fenêtre de son bureau. Il pouvait observer une foule de soldats coiffés d’un casque rond en cuir noir, surmonté à l’arrière d’une excroissance en forme de courge. Il tenait par une jugulaire en cordon de soie nouée sous le menton. Leur habit vert sombre portait sur le poitrail l’emblème de leur fonction brodé dans un cercle rouge. Le même insigne se retrouvait dans le dos et sur le devant du casque. Le vêtement, qui laissait apparaître la robe de dessous rouge sombre, était cintré par une large ceinture en cuir ouvragé, nouée dans le dos, à laquelle pendait le long sabre de service.

Si la plupart des hommes de troupe envoyés au combat étaient des condamnés qui avaient préféré ce châtiment aux travaux forcés, voire des membres d’une minorité ethnique ou religieuse n’ayant aucun autre moyen de progresser dans cette société confucianiste, la garde impériale, en revanche, comptait beaucoup de nobles. L’affrontement n’allait pas être facile, et les circonstances politiques n’arrangeaient rien. Les peuples tibétains en révolte s’étaient permis de couper la route de la Soie dans la portion qui longeait leur territoire sauvage. Leurs exactions contrariaient l’acheminement de toutes ces petites douceurs exotiques dont la société chinoise était devenue friande, et faisaient baisser la rentabilité du commerce avec l’Occident lointain. La Cour avait envoyé l’armée de l’Ouest rétablir l’ordre du Ciel avec la fermeté requise. Ce conflit en des terres éloignées se révélait plus ardu que prévu et son issue restait très incertaine. Ce n’était donc pas le moment de se faire remarquer par une bévue.

Ti demanda ce qu’était devenu le précédent titulaire du poste. Zhang Jiawu répondit qu’il avait été récompensé à hauteur de ses services.

— Il a reçu une promotion ?

— Leurs Majestés lui ont accordé une résidence très bien située, il n’a plus à se soucier de rien.

— Il a donc pris sa retraite ?

— Absolument. Il a cessé toutes ses activités. Il jouira d’un repos mérité, aux frais de Leurs Majestés, jusqu’à la fin de ses jours.

Ti vit un heureux présage dans le fait que son prédécesseur fût si bien traité par la hiérarchie. Nul doute qu’il pourrait compter à son tour sur un sort identique s’il se montrait à la hauteur.

Premier exercice confié à sa compétence, Ti devait assurer la sécurité d’une cérémonie au cours de laquelle un petit groupe de criminels d’État allait être exécuté en présence d’un ministre. L’information déconcerta le mandarin. Il avait cru comprendre que la garde sud se chargeait de ce genre de chose.

— Assurer la sécurité, répéta-t-il, c’est-à-dire…

Zhang Jiawu lui assena la vérité sans la moindre pitié :

— Superviser le travail des espions répartis dans la foule pour écouter les conversations privées. On attend de nous la dénonciation des mécontents, des médisants, des rares individus imperméables à la grandeur du gouvernement voulu par le Ciel. L’idéal serait de débusquer quelques opposants déterminés à bouleverser la parfaite harmonie de notre société. Le ministre de la Guerre sera présent.

Ti se dit que, pour déplacer un tel personnage, ce ne devait pas être n’importe qui qu’on exécutait. Il s’enquit de l’identité des condamnés.

— Nous avons des déserteurs, des fraudeurs, deux ou trois voleurs dont le butin dépasse la limite permise, et, bien sûr, l’immonde Nian Changbao, ce rat putride, notre précédent chef.

Ti ne put s’empêcher de recracher une partie du thé délicieux acquis par l’homme dont on venait de citer le nom. Le premier clerc expliqua sur un ton plein de fatalisme que M. Nian avait été convaincu d’enrichissement au service de l’État ; non que s’enrichir fût interdit, mais ce haut fonctionnaire s’était directement servi dans les profits destinés à la Cour, ce qui avait déplu :

— Il a organisé de petits trafics, ici et là, dont il s’est mis le produit dans la manche, murmura Zhang Jiawu.

— Ah, je vois. C’est très répréhensible.

— Pas en soi, non. Mais il a omis de partager les bénéfices avec ses supérieurs. Ils en ont été indisposés.

C’était certes un grand tort envers les préceptes de Confucius que de privilégier son intérêt personnel au point d’oublier l’esprit de groupe. Par ailleurs, on n’avait pas retrouvé le magot, même après la promesse d’une commutation de sa peine en exil à vie. Le chef de la police était bien placé pour savoir que ces « exils » en des terres malsaines amenaient rapidement la mort de l’exilé ; et s’il ne périssait pas assez vite de maladie ou de mauvais traitements, on l’y aidait discrètement. Cette perspective avait dû priver l’offre de tout poids.

L’idée de voir exécuter son collègue épouvanta le magistrat. Pour une fois, qui n’était d’ailleurs pas la première de sa carrière, il fit un vœu pour qu’un criminel échappât à sa juste punition. Le clerc, qui n’était pas un imbécile, suivit parfaitement ses pensées :

— La seule chose qui pourrait le sauver, ce serait un miracle, dit-il avec une expression de regret assez légère pour n’avoir pas l’air d’excuser le crime de son ancien patron.

Ti songea tout à coup qu’il pourrait peut-être utiliser ses indéniables facultés de réflexion pour disculper ce dernier, si c’était possible, bien que le délai parût fort court, même pour un enquêteur aussi doué que lui. Il s’informa des circonstances dans lesquelles les prévarications avaient été découvertes.

Il apparut que « l’immonde Nian Changbao » allait avoir le curieux privilège de périr en même temps qu’un assassin qu’il avait laissé filer. Celui-ci, rattrapé par les autorités militaires, l’avait dénoncé sous la torture. Le directeur avait truqué l’enquête et l’avait envoyé se faire oublier à la campagne ! L’assassin avait commis l’erreur de revenir, c’était ce qui leur coûtait la vie à tous les deux.

— Mon indigne prédécesseur s’était donc laissé corrompre ? supposa Ti.

L’assassin jurait que son bienfaiteur ne lui avait pas demandé un sou, qu’il lui avait même laissé tout son butin pour financer sa fuite. Confié aux mains expertes des bourreaux, Nian Changbao avait affirmé avoir agi ainsi par haine de Leurs Majestés, qualifiées d’adjectifs si orduriers qu’ils n’avaient pas été consignés dans le rapport !

Ti comprenait mieux qu’on insistât tant pour lui faire surveiller les pensées de leurs concitoyens. Il devinait aussi en quoi avait consisté la fameuse « méthode personnelle ». Voilà comment cet homme réduisait la virulence de la délinquance ! En se moquant du monde ! En dévoyant l’équité qui faisait l’orgueil de tout bon mandarin !

Malheureusement pour le criminel, la capitale avait connu au même moment quelques émeutes, en réaction à la corruption des douaniers de l’octroi. Désigné comme responsable de tous les vices et livré à la vindicte populaire, le chef de la police allait payer pour tout le monde.

Ti estima qu’il avait fait assez de découvertes pour une seule journée. Il laissa Zhang Jiawu organiser leurs espions comme il en avait l’habitude et remonta dans son palanquin pour rentrer chez lui.

Le trajet fut beaucoup plus long qu’à l’aller, en cette mi-journée où les citadins se pressaient de toutes parts. Même les étendards impériaux ornant son véhicule ne suffisaient plus à lui ouvrir un chemin à travers cette masse grouillante de marchands, de colporteurs et de charrettes. Il lui fallut presque une heure pour rallier le quartier paisible où se trouvait sa confortable demeure de fonction.

Comme dans la plupart des propriétés des nobles, le mur d’enceinte servant de coupe-feu était badigeonné de rouge, couleur de l’élite administrative. Les gens de la plèbe étaient, eux, désignés sous le nom d’« habitants des maisons blanches ». Le majestueux portail était flanqué à gauche d’un lion à la patte posée sur une boule représentant la puissance ; la lionne de droite caressait son petit en signe de prospérité et de descendance.

Le portier informa son maître que les enfants jouaient dans la cour. Ti quitta son palanquin pour ne pas les déranger. Il enjamba le seuil surélevé, dont la planche transversale empêchait les esprits malfaisants de pénétrer chez les honnêtes gens. Les gamins de la maisonnée étaient en effet en pleine partie de balle-au-pied[8]. Il regarda un moment les deux équipes s’opposer pour envoyer le ballon dans un filet fixé au sommet d’une perche.

Le portier avait couru prévenir les trois épouses de son retour. Quand il les vit, prêtes à l’accueillir à l’entrée du pavillon principal, Ti traversa la cour sans être remarqué par les enfants et échangea avec elles les salutations des dix mille bonheurs.

Comme il n’avait pas déjeuné, elles firent apporter les plats qu’on tenait toujours prêts à la cuisine. Il faisait déjà un peu frais en cette mi-automne. Le papier imperméabilisé à l’huile d’abrasin dont les fenêtres étaient tendues permettait de conserver la chaleur des braseros qu’on avait pris la précaution d’allumer.

Ses trois compagnes n’avaient pas mis longtemps à adapter leur nouveau standard aux possibilités offertes par la capitale. Le repas fut servi dans ces porcelaines de kaolin « bleu et blanc » dont la vogue était si forte qu’on commençait à les exporter au Japon, en Inde, en Perse et jusque dans ce pays si improbable que les Chinois avaient du mal à croire en son existence, que les voyageurs nommaient « Égypte ». Dans une coupelle, on avait mélangé des morceaux de melon frais avec des raisins secs, deux produits importés de Turfan, que leur cuisinier exotique se procurait chez ses compatriotes du marché.

— Je suis heureux de soutenir le commerce ouïgour par mes facultés gustatives, dit Ti, qui préférait ne pas se demander combien ces fantaisies hors saison avaient coûté.

Il y avait aussi du nang[9] tout chaud, sorti de son four à charbon. La pâte garnie de rondelles d’oignon avait doublé de volume grâce à l’excellente levure ouïgoure. On avait préparé du riz du désert aux légumes sautés. Tout était en vrac dans le même plat, ce qui allait à rencontre de la cuisine chinoise classique, où les aliments devaient être présentés dans des récipients distincts.

— Ne devrait-il pas y avoir des morceaux d’agneau découpés au poignard, dans ce sauté ? s’étonna Ti, qui commençait à s’y connaître.

— Il y a en ce moment une célébration bouddhiste de je ne sais plus quoi, répondit sa Première. Notre cuisinier refuse de servir de la viande pendant les fêtes. Vous digérerez mieux, de toute façon.

Ti était mieux disposé à soutenir le commerce ouïgour que la culture d’importation qui allait de pair. Leur Ouïgour, comme tous les siens, était fervent bouddhiste, une religion que les fonctionnaires confucéens ne portaient pas dans leur cœur. On termina avec du pain au miel et du thé noir, au lieu de la petite soupe traditionnelle.

S’il parvenait à peu près à s’habituer à cette nourriture, Ti aurait préféré que son auteur s’abstînt de surgir en fin de repas. Il ne s’en privait hélas jamais, heureux de se laisser complimenter par ses patronnes, que toute innovation enthousiasmait. Chaque dégustation se concluait donc par l’apparition de la face brune, rebondie, luisante, aux cheveux gras et au gros nez épaté du cuisinier, totalement dépourvu de cette grâce naturelle qui caractérise les Chinois de souche. De plus, il était toujours prompt à baragouiner avec son affreux accent altaïco-turque.

— Maître content nourriture aujourd’hui ?

— Maître extrêmement satisfait, mon bon… machin.

Ti, qui avait dû gérer tant de monde tout au long de sa carrière, n’était jamais parvenu à retenir le nom de son serviteur des steppes.

— Bouddha content dans ciel, alors, conclut celui-ci avec un geste dont on supposa qu’il s’agissait d’une invocation bénéfique venue tout droit de Turfan.

Ti se consola en savourant le seul produit qu’on avait, à son avis, raison de faire venir de ces régions : un vin doux issu des vignes des oasis.

Ses trois épouses étaient enchantées de son nouveau statut, qui rejaillissait sur tout le clan.

— Qui sait où vous pourrez monter, à présent ? se félicita sa Troisième. L’an prochain, vous pouvez être ministre, gouverneur, ou même Premier chambellan chargé de la toilette impériale !

« Ou bien perdre la tête sur l’esplanade du Sud », compléta Ti en son for intérieur.

Sa Première, toujours curieuse de la situation politique, fit rouler la conversation sur ces conflits incessants avec leurs voisins des plaines et des montagnes, dont la guerre avec les féroces Tibétains était le dernier avatar.

— On désigne toujours les gens des frontières sous le nom de « peuplades sauvages ». Quelqu’un est-il jamais allé voir sérieusement ce qu’il en était ?

« Tant que ce n’est pas moi qu’on y envoie…» songea Ti, qui partageait sans réserves les a priori de sa nation à cet égard.

— Imaginez, reprit dame Lin, que ces « peuplades » soient moins « sauvages » qu’il n’y paraît : nous aurions des soucis à nous faire !

En bon mandarin nourri de lectures classiques, Ti trouva cette idée totalement grotesque :

— Comment ces gens pourraient-ils rivaliser avec Lao Tseu et Confucius, dont la pensée exceptionnelle nous éclaire depuis plus de mille ans ?

Dame Lin espéra que la pensée de Confucius serait suffisante pour les protéger de toute arme nouvelle jamais inventée par ces êtres mystérieux dont les dieux s’étaient plu à cerner le monde civilisé, le monde chinois.

 

Guide de survie d’un juge en Chine
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