À tout prendre et sans prétention le mieux que je vous raconte tel quel !… la malignité publique saura bien sûr tout fripouiller ! sacriléger !… tout farcir d’horribles mensonges !… que moi-même, en tout, finalement, je me ferai l’effet d’un drôle de piaf !… sorte d’ectoplasmique ragoteux… revenant plus sachant… de-ci !… de-là !… l’attitude !… les mots qu’il doit dire ?… lorsque le sort vous a coincé c’est plus que de passer aux aveux… j’en vois échéant, il en vient me voir, des dans mon cas, qui savent plus quel pied danser… et si bredouillants, et si gauches ! et qui fanfaronnent !… parole !… penauds emberlificotés !… lorsque vous êtes pris dans l’étau, qu’on vous a déchu, à l’os, à la moelle, c’est plus que de passer aux aveux !… et pas que ça traîne ! vos heures sont joliment comptées ! « bâtir à cet âge !… » et donc, raconter des histoires !… bordel ! les jeunes sont tout débiles idiots blablaveux boutonneux tout naves… soit !… les « Incarneurs de la Jeunesse » ! évident ! pour la raison qu’ils sont pas « faits »… les vieux ? tout suinteux radoteux, inimaginables de haine et d’horreur pour tout ce qui arrive ! et qui va venir !… pour la raison qu’ils le sont de trop, eux, « faits » !… camemberts verts ? vers, coulants puants, vite vite à remettre au frigidaire !… à l’office ! à la fosse ! au trou !… donc vous avez pas beaucoup de chances d’aller vous, vos pauvres turlutaines, vous placer chez ceux-ci ? ceux-là ?… chez les ganaches ?… les boutonneux ?… fiel… camomille… venin… guimauve… on vous demande rien ! personne ! nulle part !… moi vous savez ce que j’en fais !… les circonstances… l’obligation où je me trouve… les animaux et Lili…
Achille ?… Gertrut ?… bel oigne !… les deux ensemble à la même corde !… et que ça gigote fort !… et leurs cliques !… mais d’abord !… et d’un !… que je touche ! l’un ?… l’autre ?… que me fout ?… ah ! mais qu’ils partent pas sans me payer !… après ?… Dieu damne !… plus haut !… plus court !… j’irai voir leurs langues !… lequel des deux aura la plus grosse ! plus pendante !… saloperies fainéants menteurs !… mais qu’ils expirent pas sans me raquer !… jamais personne a rendu l’âme, jamais eu d’âmes fumiers pareils, dettes pendantes…
Mes imprécations avancent pas beaucoup ma belle œuvre ! mes petits chichis et misères ! vous vous en battez vous aussi ! pardi ! pardine !… retournons donc au Löwen… je vous ai laissé sur le palier… Mme Aïcha von Raumnitz… je lui ramenais sa fille, la jeune belle Hilda… peut-être serez-vous étonné ?… mais je vous parle en clinicien, embryologiste et raciste… que ce mariage d’un hobereau si accusé, si Dürer, de stature, nature, et de cette personne Aïcha, si elle, tellement Trébi-zonde !… Beyrouth !… ondulante, si brune, lascive, bovine, pas Dürer du tout… ait donné une si belle enfant ?… oh ! les croisements sont pleins de périls… d’aléas… la petite Hilda avait de l’étrange et garcerie… Beyrouth… Trébizonde… et une de ces tignasses, blond cendré !… les yeux de couleur clair bleu, fées du Nord… lui le Commandant Baron von Raumnitz, il avait fallu qu’il épouse !… il paraît !… il l’avait comme déshonorée cette Aïcha… quelque part… Beyrouth… Trébizonde… il était en mission par là… les Échelles du Levant sont terribles aux Capitaines « en missions »… Aïcha avait succombé… il paraît !… il paraît… s’il l’avait pas épousée, ramenée avec lui en Allemagne, elle subissait le sort et coutume !… elle coupait pas !… les Grands Jaloux du Proche-Orient vous ont de ces eunuques aux Hautes Œuvres !… les harems votaient pas encore… elle l’avait échappé de très juste, Aïcha !… son cas était pas tellement rare, de ces séduites du Proche-Orient, épousées par les hobereaux, la veille d’être pendues… tenez, nous à Baden-Baden et plus tard traversant l’Allemagne nous en avons avisé bien d’autres des dames du genre Aïcha proche-Orientales, Sino-Arméniennes, Mongolo-Smyrnes, devenues Landgravines… Comtesses… les attachés militaires sont pas que des rapprocheurs terribles !… ils s’enfièvrent des difficultés !… ils vous retournent Coran, Harems, Castes, Cloîtres, que c’est le Malin en uniforme !… qu’ils emportent tout !…
La preuve, les unions que ça donne, que chez ma mère, rue Marsollier, j’ai vu venir me relancer et me proposer des sommes énormes, des véritables fortunes, si je voulais un petit peu mieux comprendre les desseins, les dessous, les avantages, les profondeurs de l’Europe Nouvelle !… ces tentateurs qui venaient chez ma mère étaient aussi des sortes d’hybrides comme Aïcha, d’unions prusso-arméniennes… affaires du Diable !… comme chez nous affaires du Diable, hybrides prête à tout, Laval, Mendès… leur cousin : Nasser !… Je les questionnais, je profitais qu’ils étaient là, ces messagers… oh ! pas des quelconques bâtards ! non plus ! offensants à l’œil ! je vous parle en embryologiste… des hommes vraiment très réussis, moralement et physiquement… Colonels, et très bien placés ! pas colonels d’opérettes !… cheveux noirs asiates… la mèche ébène, comme Laval… peau bistre comme Laval… hybrides alertes, intelligents, inquiets aussi… ils avaient de quoi être inquiets ces hybrides colonels alertes… ils avaient des regards comme Laval mais en plus jeune… ils auraient pu être députés, très bien !… à Vitry ou Trébizonde… n’importe où !… remplacer Laval à Aubervilliers… remplacer Nasser au Caire… très bien ! si les hybrides me font peur, j’ai des raisons !… remplacer Trotsky à Moscou !… disponibles et des « tout allant » ces hybrides inquiets !… remplacer Peron ou Franco !… l’avenir qu’ils ont ! tenez, comme le Spears à Londres !… Mendès-France, ici !… ce qu’ils veulent ! Disraeli… Latzareff… Reynaud… l’Hitler, semi-tout, mage du Brandebourg, bâtard de César, hémi-peintre, hémi-brichanteau, crédule con marle, semi-pédé, et gaffeur comme !… avait tout de même le petit génie qu’il avait saisi les hybrides, qu’il en avait tout plein autour, qu’il les bombardait facilement : colonels ci ! colonels ça !… généraux, ministres, conseillers intimes ! d’où vous trouviez beaucoup de peaux bistres où vous les attendiez pas du tout…
Oh ! vous me demandez pas tant de détails !… certes !… que je revienne à mon histoire !… tout de même que vous compreniez pourquoi le Raumnitz von était pas si tellement raciste ! la preuve : son mariage !… mais les remous !… si on y avait fait comprendre ! qu’il était mal marié, bougnoule !… après l’avatar de Paris qu’il était devenu l’haineux carne ! résipiscence !… l’archi boche total !… que vous pouviez tout vous attendre !… je dis !… remous !…
Zut !… ma tronche !… pas Paris le scandale ! Vincennes !… ils occupaient Madame et lui un très grand très riche pavillon d’un très riche juif, parti en voyage… une demeure somptueuse en bordure du Bois, toute bourrée de meubles laques et bibelots de Chine… Palais-musée-magasin… ils s’étaient créchés admirable, les Raumnitz !… elle pouvait bien durer un siècle l’occupation !… mais patatrac !… la « nuit Wehrmacht » !… Raumnitz roupillait, et Madame… vous avez entendu parler ?… quand les soldats mutins survinrent escaladèrent le Palais, sortirent von Raumnitz de ronfler, et le fessèrent céans !… pflac !… pflac !… ligoté ! à dix troubades !… son cul tout rouge !… je vous raconte que ce qu’est connu, le complot Stulpnagel… l’opération « balcon-fessées »… en plus, le plus bath, qu’Hermann von Raumnitz était lui précisément le premier manitou Oberbefehlsuperflic des banlieues Nord, Est, et Joinville !… et tout le Bois !… et Saint-Mandé ! et la Marne !… là, le coup qu’on vienne le sortir du page, et sa femme avec, et qu’on leur file la correction ! les fesses cramoisies !… vous pensez, si ça foutait mal !… pas un de ces outrages qu’il allait pardonner jamais ! en plus, qu’il s’était fait secouer de son grade, rétrograder commandant !… vous voyez si on tombait pile !… nous !… sous sa gouverne absolue ! la gentille humeur ! nous, les 1142 !… s’il nous attendait ! rigolos ! ce qu’on mijotait ?
Je vous ai montré à la gare toutes ces hurleries etchansons, et toutes ces manières de plus pouvoir se retenir à rien !… nulle part ! jusqu’à la cuisina !… en bas pisser dans les Stam !… c’était arrivé !… alors ? alors ?… on le trouvera pas cette fois-ci, roupillant, l’Obersturmfüher ! non ! oh ! qu’il était farouche sur l’œil ! en tout !… partout !… et sur tous ! Raumnitz !… l’Aïcha de même !… en bottes, et sa grosse cravache !… pas près d’être surpris endormis !… qui-vive, les deux !…
Enfin, toujours est-il, le fait, c’est que j’étais revenu au Löwen avec leur fille en bon état… on aurait pu me remercier, je trouvais ! il me semblait… je pouvais attendre !… rien à attendre de tels outragés sournois fessés morfondus haineux !… toujours est-il ça leur aurait pas gercé la glotte d’y aller d’un petit mot aimable… « C’est bien grâce à vous, Docteur !… » ouiche !… qu’ils se croyaient toujours les vainqueurs ! pas aucune raison de prendre des gants !… comme ça les saloperies boches !… pareils les Anglais !… leur très horrible inné naturel !… vainqueurs méprisants ! une fois pour toutes ! fesses, pas fesses !… et là pardon ! que j’avais qu’à me taire !… qu’ils attendaient qu’il me vienne un mot !… et qu’il me démangeait le mot !… aussi bien au fessé Raumnitz qu’à sa grosse ondoyeuse mémère ! sa houri à bottes et cravache !… ses dogues !… et sa chambre 36 !… sa chambre ?… je me comprends !… je redescends donc à notre étage !… un peu réenvahi déjà !… tout le palier !… Raumnitz avait dû permettre ! ses flics avaient laissé remonter… il avait fait rouvrir les gogs… mais plus de siège aux gogs ! les gens faisaient direct dans le trou !… bon !… c’était moins sale… ils regorgeaient moins, déversaient moins… plein le palier !… ça, c’était heureux ! Frucht aurait moins à éponger ! à peine j’étais devant notre porte, le 11, un boucan d’en bas !… et des ordres !… « Laissez passer ! laissez passer ! » comme quelque chose de lourd qu’on monte… les gens des gogs y vont pour voir… ils obstruent !… los ! los ! oh ! mais c’est un homme le paquet !… très gros paquet… des flics qui le montent, le hissent !… là, ça y est ! il est ficelé !… même enchaîné qu’il est ! et quelles chaînes !… du cou aux chevilles ! il se sauvera pas !… ah ! mais diable ! j’y suis !… c’est le Commissaire Papillon ! sa tronche ! il est tellement tuméfié ! l’état !… que presque je l’aurais pas reconnu !… boursouflé, double ! triple ! comme les pieds des soldats de la gare ! qu’est-ce qu’ils y avaient mis ! soigné, les Fritz !… je vous ai pas dit, je le connaissais, ce Papillon !… Commissaire spécial de la Garde d’Honneur du Château… « spécial » attaché à Pétain… l’aventure !… je voyais, je comprenais… je suis assez long à comprendre… je veux comprendre très scrupuleusement… je suis de l’école Ribot… « On ne voit que ce qu’on regarde et on ne regarde que ce qu’on a déjà dans l’esprit »… je l’avais constamment dans l’esprit le Commissaire spécial Papillon !… et depuis bien des mois !… depuis le moment qu’il m’avait dit : « Vous savez Docteur ! on y va ! » même c’est la justice à me rendre j’y avais répondu tac ! net !… « Commissaire vous y perdrez tout ! c’est un piège !… ils vous ramèneront en bouillie ! restez au Château ! » basta !… il en avait fait qu’à sa tête !… elle était jolie sa tête !… il était pas le seul sur cette idée de passer en Suisse !… pardi !… les 114 é l’avaient… tout Siegmaringen demandait qu’à se sauver à Bâle par Schaffhouse !… mais voilà !… voilà !… la frontière ? s’il s’était fait embarquer le Commissaire spécial Papillon !… et ramener comme !… en cheville avec un « passeur », soi-disant !… « un passeur » où nous en étions, normal, naturel, pour les cigarettes ! la morphine, et les lampes de poche !… mais pour soi-même en personne c’était se foutre bien sûr entendu dans tous les traquenards de bourres !… fritz, franzose et suisses !… il avait le bonjour, Papillon !… il avait vu !… j’y avais dit ! surtout « Policier d’État » ! pas puceau !… non !… là, c’est les Fritz qu’avaient gagné ! ils le ramenaient, boudiné enchaîné, ils le déposaient sur le palier… vlang !… devant les gogs !… que tout le monde en prenne de la graine, se rende compte, comment c’était le passage en Suisse !… j’avais pas besoin de détails !… déjà cent c’était arrivé ! gaulés !… la frontière coupe-gorge !… 20 kilomètres en deci !… en delà !… le dispositif depuis des siècles !… no man’s land puzzle ! vous vous y faisiez flinguer par les gardes françaises, suisses, ou fritz… parfaitement d’accord !… à vue ! feu !… fifis, S.A., ou Guillaumes Tells !… chasse ouverte !… tout ce qui se risquait… en tapinois… ou carrément pfatf !… mouche ! pas d’histoires !… de jour comme de nuit !… rigodon !… un coup de projecteur ! « On vous demande !… pas plus loin, touriste ! » abattu, ficelé, embarqué ! cinq secs ! le scénario était classique… ou laissé sur place, froid… c’était selon les ordres de Berlin et de Berne… ou ramené en Fridolie, comme le commissaire Papillon, gisant, exposé, enchaîné… que tous puissent bien voir, se rendre compte.
Si les Suisses gagnaient ?… pile ou face !… le mec alors, c’était du Bâle !… à petites étapes ! et puis après, on ne sait où !… livré surtout aux fifis ! la Chaux de Fonds-Fresnes !… allez pas croire, tant que les journaux, aux guerres totales !… beaux pièges à cons !… atomiques ou pas !… elles dépassent jamais les polices !… jamais si profondes ! les « no man’s land » sont faits exprès pour pas rupturer les fines fibres… que les flics restent bien bout à bout, aimables et professionnels… sous les pires cyclones fana-tistes !… « je vous en prie ! ce petit lapin !… » et vous maintiennent un certain ordre… que c’est pas la peine d’insister !… qu’une certaine paix est déjà faite !… les guerres sont que des incidents, même les « totales » ! là, le Commissaire Papillon ç’avait été une rigolade !… l’arraisonner l’empaqueter, le ramener d’où il venait !… ils auraient pu l’empailler, aussi bien ! somnambule ! pas fait ouf !… il se promenait en toute inconscience… il aurait regardé son « passeur » seulement un petit peu !… et tous les passeurs d’abord ! leurs fioles ! vous vous sentiez assassiné rien que les détailler un petit peu… leurs coups d’œil, leurs biais profils… j’ai vu je peux dire bien des prisons et de ces tarés dégénérés, des « nés bagnards », « Lombroso types », vraies pièce » de musées ! mais là dans ce « no man’s land » bocho-helvète vous trouviez de ces individus, genre coureurs des bois, « cromagnons » qu’étaient des vrais sujets de « cliniques » extrêmement instructifs d’un sens… « quaternaires »… ils auraient mangé des humains vous auriez pas à être surpris… tous auxiliaires de la police, bien entendu !… toutes les polices et gendarmes !… contrebandes, tout ce que vous vouliez !… le cas de tous les dégénérés, « type récessif » toujours tous indics et passeurs… que ce soit au Cameroun, les Pygmées, entre Paouins et Mabillas… ou boulevard Barbés, les petits hommes, entre les mineures et la came, trafic « la Mondaine… » ou Bloomsbury, Londres, l’opium et l’avortement, Whitehall 1212…
Toujours là, je vous racontais, le Commissaire Papillon, la façon qu’ils l’avaient souqué, ficelé, d’abord assommé pour le compte !… il se tenait joliment tranquille ! dans ses chaînes ! vous me direz, vous me répéterez, un Commissaire et surtout « spécial »… est pas tout à fait un benêt !… tomber dans tel piège ? même tendu très astucieusement ? oh ! oh ! il doit en connaître un petit bout ! c’est son métier ! il avait qu’à regarder un peu les dégaines de ces « passe-frontières » ! ces visages !… comme fourberie, traîtrise, tares, stigmates, vous auriez dit des maquillés ! masqués « mi-carème » !… la nature se donne le mal de vous faire des gens qui portent masque ! vous profitez pas !… tant pis !… hâbleurs, provocateurs, vantards, et puis tout soudain, tout humbles, rampants… caméléons, vipères, couleuvres… ils étaient tout !… vous les fixiez, ils muaient devant vous, là, de les regarder !… oh, bien sûr, en « Maisons d’Arrêt » et à l’Instruction, vous trouverez quantités de la sorte ! enfin à peu près… tous ces passeurs bocho-helvètes devaient être en permission de quelque part… prisons frontalières… suisses… savoyardes… bavaroises… aussi « ruptures de commandos », déserteurs… nous avions à Siegmaringen dix… douze passeurs habituels… ils disparaissaient… reparaissaient… en permission, soi-disant… la permission c’était Constance, huit jour de Constance !… la seule ville calme de toute l’Allemagne, la seule ville jamais bombardée, et la seule toujours éclairée, comme en paix, et tous les magasins ouverts, et les brasseries… grand trafic de Bourse, toutes devises, valeurs !… Suisse, France Lausanne, et les maquis… plus les denrées ! grand choix d’Est et Ouest ! marmelades, chocolats, conserves, caviar !… véritable Caviar de Rostoff !… j’invente rien !… parachuté, tenez-vous, par une escadrille R.A.F. ! en même temps que tous les Reuter et « Informations » de toute la semaine… New York, Moscou, Londres… en somme la très somptueuse terrasse « Café de la Paix », au bord du lac… vous dire que ça valait la peine, la ville vraiment féerique, tentante… le Commissaire Papillon savait… par là, qu’il allait !… et pas seul !… pas seul !… avec l’attendrissante Clotilde !… fatale Clotilde !… une très, très gentille douce enfant… enfant ?… enfin, demoiselle ! et demoiselle de Radio-Paris… speakerine ! la demoiselle de la « Rose des Vents »… question crimes, vous pensez, chargée ! elle vous avait lu de ces textes !… microchanté de ces horreurs !… surtout une ! la pommée horreur !… « de Gaulle, le roi des félons ! poum ! poum ! poum ! »… on comprend qu’elle se soit sauvée, qu’elle ait pas demandé son reste ! en plus qu’elle avait un amour ! oui, elle aussi !… qu’elle avait donné son amour au Grand Pourfendeur de Carthage !… à travers mille et cents périls elle se met en mal ! elle le retrouve ! elle fait le voyage Porte Maillot-Constance, retrouver son grand Pourfendeur ! miracle de l’amour ! mais c’était plus du tout le moment le relancer Hérold ! ah ! plus du tout !… il vouait plus qu’être seul, tout seul, Hérold Carthage ! qu’elle avait traversé maquis, fifis, armée sénégalaise, Strasbourg ! tout !… et que lui il voulait plus qu’être seul tout seul ! envie de rien ! qu’il avait Carthage en travers ! et qu’il l’envoie foutre sa Clotilde !… éplorée Clotilde !… qu’il la refourre dans le train !… qu’il irait la retrouver un jour !… un jour !… il l’expédie… il nous l’expédie… juste un mot pour Sabiani !… la boutique à Sabiani, l’endroit le plus navrant du bourg, la permanence P.P.F., le plus gros entassement d’agoniques… leur grande boutique, l’arrière-boutique, les deux vitrines !… il y a des témoins qui vous diront… pire que le Fidelis ! les deux vitrines, crevards tous les âges, bébés, grand-mères… et sous de ces écriteaux sérieux ! pas du tout enjoliveurs ! les seuls écriteaux politiques que j’aie jamais vus rédigés sérieux !… que sans doute on reverra jamais ! même en bagnes chinois !… « Oublie jamais ! souviens-toi bien, que le Parti ne te doit rien et que tu dois tout au Parti ! » voilà ce qu’il fallait qu’ils comprennent les agoniques ! les adorateurs de Doriot ! qu’était pas mâché, antique ! pas flagornerie électorale !… c’est un moment exceptionnel que les Partis se mettent à table, disent bien les choses, dorent plus la Pilule… branlent pas Caliban ! les crevards du P.P.F. plein la boutique permanence rendant bien leurs tripes et poumons étaient là permanents repoussoirs !… il s’agissait plus de recruter ! chaque chose en son temps !… il s’agissait de faire fuir le monde… Clotilde avait vu la façon !… qu’elle s’était fait envoyer foutre !… et comme !… même de la vitrine aux crevards !… « à la gare, morue !. » salée salope !… culot !… » qu’elle leur demandait son Hérold ! qu’il lui avait dit qu’il serait là ! bien promis ! la gare ? la gare ?… elle en remontait !… virée de la boutique « crevarium » elle était redescendue l’avenue !… je vous ai montré… l’avenue de l émeute !… elle s’était retrouvée sur le quai, là, sur un banc, pauvrette seulette mignonne, en panne… avec des centaines comme elle !… des désemparées, tous les bancs… des congédiées des usines… des grand-mères… les grand-mères elles, je vous ai dit, c’était plutôt faire du scandale, grimper à l’assaut des locomotives, se coucher à travers les rails… aucune pudeur ! les jeunes étaient encore coquettes… Clotilde pleurait d’abondance, mais doucement, très pathétiquement… le Commissaire Papillon passait par là, juste là, « service à la gare » !… voyant Clotilde, la sympathie immédiate !… pourtant quantité d’autres jeunes femmes, aussi en détresse que Clotilde, étaient là, par là sur les bancs… mais Clotilde, tout de suite ! tout de suite ! il avait plus vu que Clotilde !… le cœur : pan ! pan ! qu’elle veuille ou non, il avait fallu qu’elle goûte à sa propre gamelle !… pas dit trois mots !… quatre mots !… qu’il lui avait juré l’amour !… sa vie pour elle !… et Papillon avait rien de ces petits sauteurs, prometteurs de Lune ! non !… non !… pas dit quatre mots qu’ils s’étaient échangé serment de ja… ja… jamais croire à rien qu’à leur force d’amour, et tendresse et la sublimité de leurs âmes !… vous dire, je vous dis tout, que tout était pas que viles étreintes, vautreries de corps, amalgames impies, sur ces quais et sous ces tunnels… la preuve, Papillon, Clotilde… un sentiment qu’Héloîse, Laure, Béatrice auraient été très flattées… et dans quelles conditions de cauchemar !… bombes suspendues !… sirènes, sifflets, de ces stridences que vos oreilles partaient avec !… tamponnements des vingt-cinq trains de troupes !… gueuleries des roulantes… troubades autour, et les grand-mères, et ouvrières, et les bébés… et plus, bien sûr, « Lili Marlène » et le fort piano de la salle d’attente…
Papillon, son rôle, sa fonction, c’était que les grand-mères laissent partir les trains… éviter que les S.A. s’en mêlent ! les faire lever d’entre les rails !… c’était pas du tout le jean-foutre, Papillon ! on peut dire que c’est grâce à lui que les trains sont toujours partis… à peu près… malgré le plus en plus de grand-mères !… jusque sous les locomotives !… d’un coup qu’il a eu vu Clotilde, je vous raconte les choses, il a plus pensé qu’à elle, vu qu’elle !… lui faire son bonheur, et tout de suite !… pas dans vingt ans !… la consoler de tous ses chagrins… lui refaire une vie !… pas dans vingt ans !… tout de suite !… tout de suite !… la Suisse, en vraie vie ! Constance !… féerie de Vie ! nous on était tout dans la Mort ! Constance, la Vie !… Bâle !… Berne !… comme ça qu’ils s’étaient décidés ! partis ! le premier passeur venu ! hop !… tout de suite !… tout de suite ! et qu’ils s’étaient fait recevoir, là-bas !… un peu !… vachement attendus !… somnambules d’amour !… prévus !… attendus !… en bonheur, quoi !… au bonheur !… allant devant soi sans regarder !… en rêve !… même contre un fort peuplier !… le septième peuplier : la Suisse !… mais le sixième peuplier, pardon ! vingt bourres boches ! les chiens et les chaînes !… cinq secs !… coiffés, ligotés, embarqués, ramenés !… là lui, je le voyais sur le flanc !… saucisson de chaînes !… enchaîné du cou aux talons… et il se tordait convulsait un peu… pas beaucoup… le parquet était sec, le couloir était plus le cloaque… ils l’avaient déposé là, juste devant les chiottes, pour que les autres puissent bien regarder et se rendre compte… ça mefaisait souvenir d’Houdini… l’Houdini à l’Olympia… j’ai toujours des souvenirs d’enfance… comment il faisait sauter ses chaînes, lui !… et autre chose comme chaînes, cadenas et maillons ! et autrement entremêles !… le Papillon là, gisant, convulsait beaucoup trop mou pour jamais faire sauter rien ! salut ! sur le flanc exposé exprès que tous le voient… tout de son long devant les W.C… les gens montaient, venaient de la rue… oh ! mais pas un qui lui parlait !… ils se chuchotaient, rechuchotaient… tous la même chose : « dans quel état ils l’ont mis !… » de ces cocards, bleus, noirs, verts, rouges !… vous pensez qu’il était connu le Commissaire Xavier Papillon !… et depuis Vichy !… le Commissaire spécial de Pétain !… Clotilde aussi était connue !… de Radio-Paris et de la gare… ! « où c’est arrivé ?… aux peupliers ! » tout ce que Clotilde avait retenu : « aux peupliers » ce qu’elle répétait dans les sanglots, « peupliers ! peupliers !… » lui, le ligoté, souqué, saignait, le nez contre le linoléum, ronflait !… oui, ronflait, il aurait fallu pouvoir lui desserrer ses chaînes des mains… il avait les poignets liés dans le dos, par les chaînes et un autre cadenas… je connais, on me l’a fait !… j’ai eu plus tard moi aussi les poignets enchaînés pareil, dans le dos… j’ai même fait du tourisme tel quel, en autobus grillagé… tout Copenhague, de la Prison Venstre à Politiigaard, pour me demander si c’était vrai que j’avais commis tel crime ?… tel autre ?… là, regardant Papillon devant les W.C. j’étais pas encore au courant… je vois Achille, Mauriac, Loukoum, Montherlant, Morand, Aragon, Madeleine, Duhamel, tels autres bouillonnants politiques, ils savent pas non plus ! ça leur ferait joliment du bien !… ils donneraient plus du tout de cocktails !… Peinards dans la merde, enchaînés !… sages ! et au fait !… la valeur des mots et des choses ! oh ça devait m’arriver aussi !… on peut dire qu’on est prévenu de tout si on fait un peu attention… là sur le palier, comme il était, le nez contre le linoléum, personne avait rien à faire qu’à prendre un petit peu de la graine ! cadenas ?… certes, y avait le cadenas !… mais il aurait fallu la clef !… personne avait de clef !… ça commentait, mais à voix basse… ce qu’on aurait pu faire, et pas faire !… pas des commentaires violents, comme à la gare !… plutôt genre « fidèles à la Sacristie »… on plaignait surtout Clotilde… « la pauvre petite !… la pauvre petite !… » pas tant lui !… lui, qui l’avait entraînée !… bel et bien !… l’irréfléchi, l’impulsif, lui !… l’opinion des dames !…, elle, qu’était à plaindre, pas tant lui !… sans lui elle serait restée là… lui, l’idiot !… le dangereux saucisson !… un flic, d’abord !… et tâter de la frontière suisse ?… ah ! là ! là !… il devait être un peu au courant !… tout de même, il semble ! fallait être bourrique et si con aller se foutre en un tel guêpier !… la preuve !… la preuve !… y regarder la tronche !… le téméraire-risque-tout-nouille !… bien sûr qu’il s’était fait cueillir !… nave !… la pauvre mignonne ! elle, la pauvre mignonne !… on plaignait qu’elle !… « aux peupliers ! aux peupliers ! » qu’elle arrêtait pas de gémir, la pauvre mignonne… tendre frêle victime. » la dérouillade aux peupliers était pas pour moi une surprise… pour Marion non plus !… il y avait été lui-même, l’endroit même !… reconnaître les peupliers, le ruisseau qu’était la frontière… certes, la reconnaissance très risquée !… il y avait été un dimanche… le dimanche, polices, S.A., Helvète, maquis, bouffent énormément, pintent, et ronflent… vous avez une chance d’être inaperçu… bien que ?… bien que ?… les clebs ?… il y avait été, et avec la carte !… la carte au crayon, le « tracé » à la main… où passait exactement le fameux ruisselet-frontière… entre le sixième et septième arbre… il avait rencontré personne, lui !… une chance !… la chance !… « Je passais si j’avais voulu ! »… ça l’aurait avancé à rien, il était trop connu en Suisse !… tout de même il avait vu l’endroit ! précisément l’endroit exact où le passeur les avait menés, Papillon Clotilde ! mais eux, fleurs ! pardon ! attendus ! entre le sixième et septième arbre…
Vous pensez que nous avions des cartes de cette frontière Bade-Helvétie… la bibliothèque du Château en avait des malles ! monceaux ! monticules d’Albums, que vous pouviez passer des semaines à regarder tel petit ruisseau d’un siècle à l’autre… les tortillages qu’il avait pris… barrages, chichis, contesteries… des débats qui duraient encore !… héritages qu’en finissaient plus !… ce qu’était devenu ce petit guéret ?… frontière ?… pas frontière ?… entre le cinquième et sixième arbre ?… depuis le tout premier monastère… depuis les tout premiers rackets Hohenzollern Cie, jusqu’à la toute dernière guerre, là… de ces recueils de « tracés », de « lieux-dits », frontières, fondrières !… Wurtemberg, Bade, Suisse !… et rajouteries !… accaparements, dols… d’une ferme, d’un lopin, d’une étable, d’un gué… d’après les cent mille rapts, rapines, assassinats, divorces, Diètes, Conciles… des siècles et des siècles de « faits de Princes », mariages de raison mouvements de peuples, voyages de royaumes, croisades, rapts encore… et puis redols !… des coups comme moi rue Girardon ? millions ! millions de fois plus pires ! vous dire cette bliothèque, une telle richesse de documents, cartes, tracés, que c’était plus à s’y reconnaître !… vous vous paumiez, boussole en main !… il fallait être flics des frontières pour savoir un peu où passait ce damné ruisselet ! où vous vous trouviez ! méconnaissable, tellement ils l’avaient distordu, rajouté, refoutu ci !… là !… renfoncé, et refoulé encore ! comme la figure à Papillon !… plus rien à voir d’un poteau l’autre !…, plus encore, je vous oubliais, six siècles de gangsteries religieuses !… couvents contre couvents ! re-lutheries ! re-catholiques ! « que je te taris ton petit moulin !… que je te supprime ton peuplier ! arbre à Satan !… » ça vous donnait le puzzle intense, ruisseau, boucles, détours, que vous trouviez plus rien du tout ! un beurre, vous pensez, les polices ! de-ci !… de-là !… d’en delà !… treize siècles de faux fourrés, fausses haies, faux épouvantails !… le dimanche, je vous ai dit, vous aviez une petite chance de pas être vu… de passer à travers vous rendre compte… mais la semaine vous étiez cueilli, certain ! avant même le deuxième platane !… ficelé !… guéri !… par les Fritz, Helvètes, ou maquis !… vous demandiez pas !… ruisseau, pas ruisseau !… somnambule, voilà ! somnambule en domaine magique… à vous amuser idéal !… cueillir ! bouquets d’azalées, myrtilles, millepertuis, fleurs des fées !… et cyclamens !… Marion y avait été cueillir !… ci !… là !… et reconnaître !… et il en était revenu !… merveille !… c’était un dimanche… et indemne ! enfin j’ai toujours eu l’idée qu’il avait été repéré, et photographié ! ça avait beau être un dimanche et les douanes et les flics à table… tout de même !… tout de même !… même le dimanche y a du guetteur… on ne sait où ! en haut d’un platane ?… au fond d’une meule ?… une cellule « photo-électrique »… c’était infini de petits trucs, mines et contacts, chaque motte ! on peut le dire !… tic ! vrrr !… tous les abords de Wichflingen, le lac… je voyais pas très bien Marion avoir été vu nulle port… oh ! lui non plus !… pas sûr du tout !… il me disait : « j’en suis revenu, bon ! mais j’y retournerai pas !… » on avait des offres tous les jours pour passer en Suisse… et des offres pas chères… deux mille marks !… alléchantes !… et en plus la promesse jurée que les fifis nous attendaient pour nous offrir de ces douceurs !… et de ces gueuletons ! et de ces « Diplômes de Résistants »… avec cartes ! et tout !… la Suisse plus « Croix-Rouge » que jamais ! la Gestapo compréhensive, tout à fait d’accord !… à Schaffhouse, Payot, Gentizon, nous amenaient Petitpierre, et tous nos passeports fédéraux… en règle ! on n’avait qu’à se laisser conduire ! se présenter ! confiance !… confiance ! c’était des belles offres ! je voyais là sur le linoléum, le Papillon bien sur le flanc… la façon qu’ils l’avaient servi !… Lili et Clotilde l’épongeaient, lui bandaient la tête, le faisaient boire… il avait soif, il réclamait… c’était bon signe qu’il ait soif… mais les gens autour osaient pas tellement l’approcher… ils étaient montés pour le voir, d’en bas, de la brasserie, de la rue, ils redescendaient.
Tout d’un coup j’entends « nun ! nun ! » Raumnitz !… c’était lui, sa voix : « nun ! nun ! » le voilà !… ! regarde le Papillon sur le flanc… il regarde les gens, le cercle autour… ils disent plus rien… nun ! nun !… tout ce qu’il dit… il palpe les chaînes ! nun ! nun ! et il s’en va !… il remonte chez lui, le palier au-dessus, avec ses chiens… il doit revenir de la gare… son palier, au-dessus de notre chambre… il s’arrête, il se penche à la rampe… « Docteur ! Docteur ! » il m’appelle…
« Je vous prie !… tout à l’heure ?… si vous avez un moment !…
— Certainement, Commandant !… Certainement ! »
Laval, je dois aller aussi le voir… je dois aller aussi chez le Landrat… aussi Bon Dieu au Fide-lis !… trente… quarante alités graves au Fidelis !… plus Mme Bonnard, 96 ans… et encore trois !… quatre !… cinq !… six visites à l’autre bout du bourg !… j’irai !… j’irai pas !… le Landrat c’est aussi pour Bébert ! les os de volaille pour Bébert… je mendigote à fond chez le Landrat, je suis bien avec la cuisine… je montre Bébert à la cuisinière, elle est ravie… elle l’adore, je le sors de son sac… il fait la loi, à la cuisine… on s’en va plein d’os !… et pas que des os !… de la viande après !… on profite un peu avec Lili… il a ce qui faut, je vous assure, le Landrat… pas un régime qui maigrit !… je connais sa table, je vois sa cuisine… tous les jours on lui apporte deux, trois, quatre pièces !… et des sérieuses !… je vois… chevreuil, poulardes, bécasses… la Forêt Noire est giboyeuse… les gardes-chasse sont à lui !… Landrat et Veneur !… il est aussi bien nourri que Pétain… que de Gaulle à Londres… que la Kommandantour à Paris… que la Kommandantoura, demain !… que Roosevelt sur son yacht !… que] Franco à Madrid… et que « Tito-Buffet-du-sourire !… » D’abord et d’un, donc !… Bébert dans son sac ! retour à l’hôtel !… et on s’en va ! ah ! d’abord baise-main à la dame !…
« Au revoir, madame Bonnardt au revoir ! »
Et je m’en vais !… en revenant je monterai chez Raumnitz… sûrement il veut me parler de la gare… peut-être aussi du Papillon… même, certainement…
Je me doutais !… les gens pas du tout partis !… notre palier regorgeait de troupes landsturm et de civils des trains, de la gare, soi-disant réfugiés de Strasbourg… les altercations !… s’engueulaient !… de ce qu’ils avaient vu et pas vu !… ah ! l’armée Leclerc !… ah ! les Sénégalais coupe-coupe !… quels détails !… nous en avions aucune idée, nous les planqués de Siegmaringen !… ah ! pas la moindre !… sûr, certain y en avait que pour eux, ces rescapés des pires massacres !… ils tenaient l’escalier et le palier et la porte des gogs… en somme une autre invasion… ils montaient pisser par trois… par quatre… par dix !… ils s’arrêtaient à Papillon… ils le regardaient… l’enchaîné Papillon sur le flanc, la tête tuméfiée, gonflée, un noyé !… ils faisaient cercle autour… ilslui auraient bien parlé, demandé ce qu’il faisait ? – elle Clotilde, à genoux à côté, leur racontait tout !… par bribes et sanglots, comme elle pouvait ! l’abominable guet-apens ! le peuplier !… douzième ?… treizième ?… elle en perdait dans les pleurs !… et le petitruisseau !… les réfugiés de Strasbourg, tout de suite, l’envoyèrent aux pelotes !… aht ils étaient pas en humeur d’entendre des jérémiades comme ça ! pour eux ces salades ? tout stupide ! enfantin ! inepte !… eux, ils avaient vu quelque chose !… eux, ils sortaient des horreurs ! des vraies !… eux pouvaient parler ! ils voulaient pas qu’on leur en conte !… d’abord ce Papillon, qui c’était ?… et d’un ! un flic !… une bourrique ! un indic ?… et cette fille-là ? cette pleurnicharde ? quel boxon ?… plus Clotilde leur en racontait, plus tendre, plus à plaindre, à bout de larmes… le peuplier !… septième ?… douzième ? sachant plus !… plus elle leur tapait sur les nerfs !… qu’elle leur provoquait la crise !… ils étaient pas sortis de Strasbourg, et par quel miracle !… eux !… et des Sénégalais « coupe-coupe » ! pour écouter les pleurnichages de cette fille à genoux sur son mac !… non !… eux ils pouvaient hurler un peu !… ce qu’ils avaient vu, eux ! et subi !… torrents de sang, eux !… pas des rigoles ! pas des mouchoirs !… des décapitations en masse ! pendaisons ! des pleines allées d’arbres ! entières !… guirlandes farandoles de pendus ! elle avait rien vu cette chialeuse ! ni nous non plus !… fainéants, planqués, trouilles !… ni les Sénégalais de Strasbourg, ni les fifis arracheurs d’yeux ! rien vu !… si on les exaspérait avec nos airs de tout connaître !… ils se mettaient même à en parler de plus en plus fort, à s’égosiller, des écharperies de leur Strasbourg !… et qu’ils s’indignaient de cette fille-là, Clotilde, ce culot !… la pleurnicheuse !… qu’elle avait pas la moindre idée !… nous là, non plus, tapées d’œufs !… si fragiles oisifs ! qu’elle avait qu’à y aller un peu ! Strasbourg ! perruche !… qu’elle la regretterait sa frontière suisse !… cabotine ! qu’ils y montreraient les fifis, son douze ! treizième arbre !… ah ! là !… là !… le bon ! la branche à la pendre ! elle les faisait souffrir ! oui… ses balivernes ! écouter ça… que l’armée Leclerc arrive un peu !… ça serait pas un petit guet-apens !… qu’ils lui feraient sortir les boyaux, larmoyeuse conne ! les nègres coupe-coupe !… elle verrait !… elle pleurerait plus pour rien ! qu’elle était infecte à écouter !… insupportable ! « ouah ! ouah ! ta gueule ! » qu’elle se taise ! que les noirs lui couperaient la langue ! spécialistes coupe-langues !… son mac, sa bourrique, avec !… qu’elle se plaindrait plus ! elle avait rien vu !… bluffeuse, simagreuse, fille à flics !… donneuse !… tout le palier approuvait bien qu’elle était provoqueuse, moucharde, pétasse à bourriques ! et c’est tout !… qu’il était temps que les noirs arrivent, la scalpent ! lui coupent le bouton !… qu’elle se tairait, après !… qu’après… que le plus chouette restait à voir ! oui, nous aussi !… tout le truc dans la bouche !… qu’on parlerait plus !… et l’autre là, par terre, l’enchaîné !… Commissaire spécial ?… bidon !… qu’il s’était ficelé de lui-même ! enchaîné lui-même !… pardi !… « ouah ! ouah ! » machinerie de bourrique ! c’est pas à eux qu’on allait faire ! rescapés de Strasbourg ! des réelles véritables horreurs !… oh ! qu’elle était donc à piler ! stranguler là sec ! sur place !… et son flic !… cette fille hystérique, avec ses histoires de frontières, traquenards, patati !… garce ! s’ils auraient été à Strasbourg, elle son flic, ils se plaindraient plus, ah ! la douloureuse poufiasse !
Vous dire comme ils prenaient les choses, les arrivants du palier !… très mal !… pas du tout commodes, sympathiques !… je voyais l’indignation monter, la température !… qu’ils allaient la corriger, là, eux-mêmes ! tout de suite !… surtout les femmes qu’étaient à bout !… qu’elles auraient un peu plus à se plaindre, elles ! « des flaques de sang, larges comme çà !… » hein Hector ?… Léon, pas ?… et des têtes d’enfants coupées !… chérubins !… on savait plus combien de têtes !… des « coupe-coupe » comme ça !… elles nous montraient ces longueurs !… coupe-coupe ! largeurs ! la preuve ! des haches !… « n’est-ce pas Hector ?… n’est-ce pas Léon ?… » pétasse de cette femme ! ça leur ferait joliment du bien !… son flic avec !… qu’elle pleurerait de quelque chose ! Clotilde voulait bien être giflée, tout de suite ! elle leur offrait toute sa figure, sa joue, elle avait pas peur ! mais elles les réfugiées de Strasbourg, réchappées à les pires massacres, étaient pas et par quels miracles, arrivées à la Forêt Noire, et Siegmaringen et Pétain, pour tomber sur des scènes pareilles !… non ! ah ! il était joli le Pétain !… à propos !… toute sa clique !… sacré foutoir, oui !… la preuve !… « hein, Hector !… » elles avaient un petit peu à dire, elles femmes mariées, honnêtes et tout, et à enfants !… qu’avaient tout perdu à Strasbourg !… elles se tenaient, elles !… réchappées des pires boucheries !… on aurait pu les écouter, elles !… un petit peu ! pas écouter cette sale grue de flic ! en plus qu’elle encombrait la porte ! la porte des W.C. !… et qu’il montait toujours plus de monde !… de la brasserie et de la rue… au moment où là je voyais ça tournait plus qu’aigre… voilà un évêque !… oui, un évêque… j’invente pas !… par l’escalier… un évêque, la soutane violette, le très vaste chapeau, la croix pectorale… et il bénit tout en montant… tout le monde !… il se retourne pour mieux bénir tous ceux de la rue… et les rebénir !… et tout le palier !… il est pas vieux comme évêque… poivre et sel… barbichu… pas gras non plus, le genre plutôt ascétique, épiploon discret… oh ! par exemple, le regard sournois… épiant bien tout !… droite, gauche, devant… arrière… en même temps que les signes de croix et le marmonnage « au nom du Père !… » mais la très forte impression ! tout de suite !… un effet ! je les voyais dépiauter Clotilde, la foutre à poil, d’abord et d’un ! tellement ils étaient furieux ! excédés ! plaintes et soupirs ! là net, ils se taisent ! ils arrêtent de la traiter de tout !… « cabot, bourbe ! menteuse !… » l’évêque bénissant, ils se demandent !… enfin cette espèce d’évêque… d’où il sort ?… il va où ? aux gogs ?… et qu’il arrête pas de bénir !… je me dis moi, je pense, je suis pas interloqué du tout, je me dis : il vient peut-être pour moi ?… c’est peut-être un chienlit ? peut-être un malade ?… non ! non ! il s’approche, il me fait signe qu’il veut me parler… d’où il me connaît ?
— Docteur, je suis l’évêque d’Albi ! »
Et puis à l’oreille il ajoute :
« Évêque occulte ! »
Il me le chuchote ! il regarde tout autour que personne l’entende.
— Évêque cathare ! »
Me voilà fixé !… je veux pas avoir l’air d’être surpris… bien naturel…
« Oh ! certainement ! »
Il veut me renseigner encore plus.
« Persécuté depuis 1209 ! »
Je le fais pas entrer dans notre chambre, qu’il reste sur le palier, là il est bien… tout en me parlant il bénit, debout… toujours et encore !
« Je suis au Fidelis, Docteur ! les sœurs sont parfaites !… vous les connaissez !… je me trouve très bien au Fidelis ! certes ! mais se trouver bien n’est pas tout ! n’est-ce pas Docteur ?
— Oh non ! certainement, monseigneur !
— Il me faut un « laissez-passer » pour notre Synode de Fulda !… vous avez entendu parler ?
— Oh oui ! monseigneur !
— Nous serons trois !… moi, de France !… deux autres évêques d’Albanie !… oh ! nous ne sommes pas au bout de nos peines ! Docteur !
— Je pense bien, monseigneur !
— Vous non plus, mon fils ! »
Il me saisit la tête, très gentiment, il m’embrasse le front… et puis il me bénit !…
« Nous sommes tous des persécutés, mon fils !… mes enfants !…
Il s’adresse à tout le monde autour !
— Souvenez-vous tous !… les Albigeois ! les martyre de Dieu ! à genoux !… à genoux ! »
Les femmes obéissent… les hommes restent debout…
« Ah ! mais j’oubliais Docteur !… le bureau de M. de Raumnitz ?
— Le palier au-dessus, monseigneur ! »
Il est ce qu’il est, toujours une chose, il nous a empêché le massacre !… les femmes là qu’étaient des furies, que je voyais dépecer Clotilde, la regardent tendrement, d’un coup… et se signent ! contresignent ! pleurent d’émotion et de gentillesse ! et sur Clotilde et sur Lili et sur le flic… et sur moi-même !… tout le monde s’embrasse… la communion !…
Nun ! nun !
La voix de Raumnitz ! sa voix arrête tout ! il se penche à la rampe… il en a assez !… ce charivari du couloir ! que ça recommence !
« Aïcha ! »
Aïcha et les dogues descendent… personne mène large… tous s’écartent… et en silence !… elle fait signe aux hommes : soulever Papillon, l’enlever ! l’emporter ! et par là !… elle leur fait signe à la cravache !… par là !… vers le fond ! oust !… qu’ils le soulèvent ! ses chaînes avec !… tout le paquet !… hop ! et qu’ils le hissent ! tout le paquet !… emportent !… l’évêque regarde… il bénit encore… il me redemande : « Vous n’êtes pas cathare ? » il me pose la question, il profite du brouhaha, que personne peut nous écouter… il s’appelle ?… il m’a pas dit… je sais pas comment… Monseigneur qui ?… « non ! non ! pas cathare ! » je lui hurle !… qu’ils entendent tous ! quand même ! malgré le boucan ! tout le palier ! ah ! j’ai le réflexe, l’auto-défense ! l’instant même ! j’ai acquis l’auto-défense ! une grâce de Dieu ! le sens animal ! je suis trop haï par tout le monde, en butte à de telles calomnies ! celui-là en plus ! persécuté la « mords-moi » ! qui me fout du cathare !… déjà de l’article 75 !… cathare ?… cathare ?… salut ! il doit être fameux ce filou ! champion vicieux provocateur !… et à la pêche !… il m’aura pas !… je rehurle encore ! que Raumnitz, Aïcha m’entendent bien ! « pas cathare ! pas cathare !… »
Je me défends !
C’est pas demain qu’on me rembringuera dans un truc ! cathare, albigeois, archevêque ! absolument à la surprise ! esbroufe totale !… nom de saint Foutre ! zut !… heureusement les gens l’emportent ! l’évêque, archevêque, et ses bénisseries !… toute la cohue du palier et Aïcha et les dogues ! le commissaire en paquets de chaînes avec ! et Clotilde en larmes !… tout ça s’enfourne dans le petit couloir, vers le fond, mais là, un incident !… je note ! je vous note ! Clotilde pousse un cri ! elle fait volte-face ! et se jette, elle la si frêle pleurante Clotilde, contre les brutes de Strasbourg ! ils la renvoient contre le mur !… dinguer ! avec une de ces violences !… qu’elle comme s’aplatit ! oh ! mais elle se rebiffe ! encore ! requinque ! rattaque !… elle, la si frêle en larmes Clotilde ! elle rattrape son Papillon par le bout de la chaîne et le lâche plus ! elle se crispe après ! elle le rattrape par la tête… et l’embrasse ! l’embrasse ! la cohue emporte tout, pousse tout vers le fond, la porte au fond !…
Aïcha y est déjà… elle les attend… elle et ses dogues… elle est devant la porte, Chambre 36… je sais… je sais !… mon faux médecin y est déjà… et son infirmière… enfin, je crois… et le malade aussi… celui qu’était sur mon lit, qu’il allait juste opérer, le gros garagiste de Strasbourg… bien d’autres encore que j’ai plus revus… je crois… je crois… je suis pas si certain… si je profitais pour y aller voir ?… Chambre 36 ?… j’ai des sacrés doutes… Ils doivent être serrés… je pourrais y aller, là, je pourrais entrer… Papillon, Clotilde, l’évêque… et plein de gens porteurs, et leurs bonnes femmes, s’engouffrent dans le 36 !… Aïcha les laisse s’engouffrer… je pourrais me laisser pousser… avec… Aïcha reste à la porte avec ses dogues… elle me regarde si je vais passer… elle me laisserait… « non ! non, mémère ! non ! » je suis bien curieux, mais pas tant !… assez bordel ! trucs et manigances qui m’ont eu !… je suis plus bon ! gros cul Aïcha ! soubresauteuse croupe, danseuse aux serpents !… salut !… gamberge, pétasse !… que je suis horrible ! os et la haine !… et que je te l’empalerais moi, vif ! t’entends ? olive ! datte ! morue ! 1900, je la vois à la porte !… danseuse aux serpents comac !… bottes croco rouges, et gros bijoux ! et la cravache ! Aïcha, salut ! que je te l’empalerais ! non, que j’entrerai pas au 36 ! son 36 ! je laisse tout là ! et que je me sauve ! et que j’ai un tout petit peu à faire ! mon devoir ! au 11, les malades qui m’attendent !… d’abord ! oui !… mais la gare ?… le Château ? la gare d’abord !… d’autres trains doivent être arrivés !… il s’agit de redescendre l’Avenue… d’une porte cochère l’autre… d’un trottoir l’autre… le danger, pas seulement les petites rafales… d’ici… de là… aussi les bavards qui vous empoignent et vous lâchent plus !… chaque fois que je sors du Löwen pour aller voir celui-ci… celui-là… j’y coupe pas !… vous tombez sur l’énergumène qui vous arrête pile !… chaque porte cochère… chaque coin de rue… que vous lui disiez ce que vous pensez des événements ? et pas un petit peu !… et pas pour plus tard ! tout de suite ! et très franchement ! carrément ! la tape sur l’épaule ! à vous tout luxer, disloquer ! la poignée de main, la vigueur que vous houlez, tanguez, vous savez plus !… « ah ! notre cher Docteur ! le voilà ! » quelle bonne surprise !… quelle joie !… oh ! mais vous là, gafe ! super-gafe ! qui-vive total ! le moment répondre bien spontané ! dynamique ! optimiste ! convaincu terrible ! l’homme qui vous demande votre avis est pas un petit mouchard quelconque ! bredouillez pas ! ergotez pas ! allez-y !… « que la victoire allemande est dans le sac… que l’Europe nouvelle est toute faite !… que l’armée secrète a tout détruit Londres !… rasibus ! que von Paulus est à Moscou mais qu’on le dira qu’après l’hiver !… Rommel est au Caire !… que le tout sera proclamé en même temps !… Que les Américains demandent la paix… et que nous sommes nous, là du trottoir, pour ainsi dire rendus chez nous ! défilant aux Champs-Élysées !… que c’est seulement une question de trains, transports !… pas assez de trains !… question de semaines ! le retour par Rethondes et Saint-Denis ! »
Que vous ayez l’air renseigné ! il se gratte en même temps qu’il vous parle… l’homme est plein de gale !… oh ! mais surtout parlez pas de gale… surtout pas de gale !… seulement du retour par l’Arc de Triomphe !… notre Apothéose ! ranimer la flamme !… et de Gaulle de Londres et sa clique, et Roosevelt, Staline, comme finis !… domptés à jamais ! des anneaux dans le nez, tous !… et enfermés au Zoo de Vincennes ! une fois pour toutes ! à vie ! surtout laissez pas paraître un quart de dixième de petit doute ! vous avez qu’à dire « Rommel est pas tellement certain de tenir le Canal… le Suez peut très bien résister ! » votre compte est bon !… on vous revoit plus !… combien sont disparus comme ça, de s’être montrés un peu sceptiques avec les « hommes des portes cochères » ?… quantités !… qu’on a jamais revus !…
Entendu, c’était bien plus sûr de rester chez soi !… mais pas si facile ! pas si facile !…
Mon Dieu, que ce serait agréable de garder tout ceci pour soi !… plus dire un mot, plus rien écrire, qu’on vous foute extrêmement la paix… on irait finir quelque part au bord de la mer… pas la Côte d’Azur !… la mer vraie, l’Océan… on parlerait plus à personne, tout à fait tranquille, oublié… mais la croque, Mimile ?… trompettes et grosse caisse !… aux agrès, vieux clown ! et que ça saute ! plus haut !… plus haut ! vous êtes un petit peu attendu ! le public vous demande qu’une seule chose : que vous vous cassiez bien la gueule !
Achille m’a fait relancer hier, pourquoi je me faisais tant attendre ?… vieux merlan frit libidineux, il a jamais écrit un livre, lui !… jamais souffert de la tête, lui !… merde ! Loukoum son loufiat est venu me voir, pourquoi j’étais si grossier ?… et si fainéant ? que son cher et vénéré Achille avait englouti des sommes fabuleuses en publicité tous les genres, coquetails, autobus pavoisés, strip-teases de critiques, placards énormes à la « une », dans les journaux les plus haineux, les plus acharnés « anti-moi » pour annoncer que ça y était ! que je l’avais fini mon putain d’ours ! et puis rien du tout !… ah ! Loukoum, les bras lui tombent !… que je suis encore plus abruti plus fainéant que l’année précédente ! qu’il osera pas le dire à Achille !… ce coup au pauvre vieillard !… qu’il osera jamais !… les égards qu’ils ont l’un pour l’autre !… même pour Gertrut, leur concurrent, monocle bleu ciel !… moi là je suis le trouble-fête, le fléau mauvaise foi cynique saboteur, mal embouché désastreux pitre…
Si je pouvais penser un petit peu qu’Achille doit partir à Dax… et revenir par Aix et Enghien ! et qu’il est pas jeune ! qu’il aura cent ans en juillet !… et qu’il voulait pas s’en aller avant que cette histoire ! soit réglée, tous mes manuscrits dans sa cavel qu’il a déjà renoncé pour moi, à Marienbad… à Evian !… qu’il va tout juste au Luxembourg… aux Champs-Élysées… que Guignol l’amuse même plus !… ni le petit chemin de fer du Bois… tellement il se ronge des sommes qu’il a engagées, placées pour ma gloire !… et que je m’en fous !… que j’ai pas la moindre conscience !… à la fourrière, l’ours !
« Loukoum ! Loukoum ! un taxi ! vite ! » Il est surpris mais il se lève… il me suit… le jardin… le trottoir…
« Chauffeur ! chauffeur !… Monsieur à Lourdes ! à Lourdes, chauffeur ! vite ! vite ! »
Ah ! il venait me secouer l’apathie ! je vais le guérir moi ! Lourdes ! pas Lourdes ! qu’ils y aillent tous les trois ! quatre ! à Lourdes ! qu’ils s’ennuient pas ! moi j’ai mieux à faire, un petit peu ! je vous parlais de là-bas, du palier…
Je pouvais penser qu’après Papillon et Clotilde et l’évêque cathare et le faux médecin et l’opéré et l’espèce de tuerie de la gare, ça pouvait suffire… un moment… qu’on avait droit à un peu de calme… enfin, à plus tant de Strasbourgeois, ce ramas de scandaleux tous les genres, énergumènes, gueulards, commères, chienlits, faux-ceci… faux-cela… mais, pas du tout !… il en grimpait toujours d’autres, et de plus en plus !… de la rue… de la brasserie… de partout !… les uns sur les autres ! ils obstruaient l’escalier, ils faisaient bouchon… essayer d’aller à l’encontre c’était se faire piler, laminer !… c’est qu’ils étaient furieux en plus, qu’ils voulaient tout, et tout de suite ! manger, dormir, boire, pisser !… et ils le criaient ! fastidieux en rage ! pisser, boire, bouffer !… chez nous !… je me risque… « laissez-moi passer !… non ! non ! non ! amène-toi, eh ! fiote ! arrive, eh ! ordure !… arrive sanguinaire !… » L’effet que je leur fais, leur sentiment… mon prestige… il a pas beaucoup relevé depuis, mon prestige !… mais là, l’urgence !… je devais aller au Château… tant pis ! plus tard ! et le Raumnitz ?… le palier au-dessus !… je monte donc, je descend pas… la chambre 28, toc ! toc ! toc !… herein !… il est allongé… il fume…
« Je vous ai défendu de fumer, Commandant ! »
J’attaque !… je le fais rire quand je lui défends ceci… cela… pourtant c’est la seule façon… l’aplatissement, ils se permettent tout…
« Déshabillez-vous, Commandant ! votre piqûre ! »
Presque tous les jours je lui injecte ses 2 c.c… oh ! il a besoin !… pas du luxe !… essoufflement… faux pas… au bord du vilain incident… là, allongé sur ce lit, à poil, il est comme il est, ancien athlète épuisé… les chevilles enflées… je l’ausculte… le cœur… le cœur ment jamais… il dit ce qu’il est à qui l’écoute…
« Alors, Docteur ?
— Oh ! je vous ai dit !… cinq gouttes dans un quart de verre d’eau, cinq jours de suite… et puis l’huile camphrée, votre piqûre… et puis repos !… plus de fatigues !… et plus fumer !… surtout, plus fumer ! »
C’est pas l’homme antipathique, je peux pas dire, von Raumnitz… c’est le boche à prendre comme il est… d’où il est !… j’ai été chez eux ces boches-là, Nord Prusse… Brandebourg… j’y ai été tout petit, à ans… et plus tard, comme interné… j’aime pas le patelin, mais enfin… c’est de la plaine de terre pauvre et sables, entre de ces forêts !… terre à patates, cochons et reîtres… et des plaines à orages ! pardon ! dont on a pas idée ici !… et de ces forêts de séquoias dont on n’a pas l’idée non plus !… la hauteur de ces géants ! cent trente mètres !… vous me direz : et en Afrique ?… oh ! pas pareil !… pas des séquoias ! pensez je m’y connais un peu !… Je connais trop de lieux !… des lieux immenses… des lieux minuscules… je connais la Prusse des von Raumnitz… pas des paysages à touristes !… lugubres petits lacs, forêts encore plus funèbres… comme il est Raumnitz… d’où il vient… prusco-fourbe hobereau cruel sinistre et cochon… et puis tout de même des bons côtés… une certaine grandeur… le côté Graal, Ordre Teutonique… vous pensez ce coup de Vincennes, la fessée de Vincennes, l’avait foutu une fois pour toutes dans une de ces haines et bouderies que moi pourtant qui sais faire rire je devais m’employer un petit peu pour qu’il se foute pas complet en quart, et me bute !… je voyais le moment !… céans !… surtout où j’avais à faire… la ridiculerie de son derrière… la preuve, je lui demandais toujours s’il avait encore mal là !… et là ?… ils avaient pas dû que le fesser, sûrement y avait eu des coups de crosse !… je voyais les marques, les ecchymoses… je l’injectais juste à côté… je voulais qu’il se présente sur le flanc… ah, ils l’avaient pas ménagé !… ça me faisait souvenir des certificats… « je soussigné, etc. avoir observé, etc. ecchymoses, suffusions sanguines, marques de coups… agression dont Mme Pellefroid nous dit avoir élé victime… le… le… le… etc. » Sartrouville… Clichy… Bezons… je lui proposais à lui aussi ! « agression dont il nous dit avoir été victime… etc. » plaisanterie osée !…
« Mais il s’est suicidé Docteur ! ce porc ! ce lâche ! je l’ai connu allez, Stulpnagel !… vingt fois j’aurais pu le faire pendre ! vous m’entendez ?… vous me croyez ?… Stulpnagel ! vingt fois !… tous ceux du Château aussi ! là !… vingt fois ! et tous ceux de Siegmaringen ! aussi ! vingt fois !… traîtres ?… tous traîtres ! je les connais tous ! et Pétain ! vous me croyez, Docteur ?
— Certainement, Commandant ! Certainement !… vous devez être des mieux renseignés… mais parlez doucement… Commandant ! plus doucement !… pensez à votrre cœur !… »
Je pensais surtout que s’il se foudroyait, là, dans la colère, à côté de moi, je serais pas beau !… « Et à la gare ?… vous avez vu à la gare ? » Je voulais le faire changer de sujet…
« Oui, j’ai vu cette gare… je ne crois pas vous savez, Docteur, à ces sortes de petites émeutes… tout ça : fabriqué !… fabriqué !… des balles se perdent par-ci !… par-là !… faites attention vous-même, Docteur ! ne vous promenez pas tant par les rues.
— Je vous remercie, Commandant ! »
Je tenais pas à ce qu’il m’en dise plus… que ce soit Brinon, lui ou Dache !… les confidences se regrettent toujours… surtout dans les moments dangereux… les confidences sont pour salons, pour belles époques conversatives, bien digestives, som-nolescentes… mais là, les excités partout, et les Armadas plein les airs, c’était jouer titiller la foudre… pas le moment des analyses ! du tout !… le moindre milligramme d’allumette… vous saviez ce qui vous arrivait !
Raumnitz, je vous l’ai dit, avait été le fier athlète… pas le petit hobereau poudré lope ! non, l’athlète olympique !… champion pour l’Allemagne, olympique de nage !… je voyais ce qu’il en restait, là, tout nu sur son lit, de l’Olympique… les muscles’fondus flasques… le squelette encore présentable… très présentable… la tête aussi… les traits Dürer… traits gravés Dürer… dur visage, pas antipathique du tout… j’ai dit… il avait sûrement été beau… les yeux, le regard boche… le regard des chiens dogues… les yeux pas laids… mais fixes… altiers, dirons… c’est rare les têtes qui ont quelque chose, qui sont pas les « tronches-omnibus ».
« Docteur, vous allez au Fidelis ?
— Oh oui ! Commandant !… oh ! certainement ! »
Le Fidelis m’emballait pas, pour des raisons… je vous expliquerai…
« Je vous ferai lire une lettre !…
— Plus tard !… plus tard voulez-vous, Commandant !… je descends ! je remonte 1
— Vous revenez ?
— Oh ! certainement !… oui !… enfin, j’espère…
— Faites attention à Brinon ! croyez pas Laval !… croyez pas Pétain ! croyez pas Rochas !… croyez pas Marion !
— J’ai pas à les croire, Commandant ! ils sont où ils sont !… vous aussi… moi aussi…
— Tout de même, lisez-moi cette lettre ! »
Il y tient !… je regarde d’abord la signature… Boisnières… je connais ce Boisnières, il a la garde des « allaitantes » au Fidelis… la pouponnière du Fidelis… c’est lui qu’empêche qu’il se passe des choses, que ça se tienne mal, entre femmes à mômes et les « bourmans » du Fidelis… ils sont au moins trois cents flics répartis en quatre chambrées, deux étages du Fidelis, flics de toutes les provinces de France, qu’ont absolument plus rien à foutre, repliés de toutes les Préfectures… Boisnières dit Neuneuil est « de garde à la pouponnière »… policier de confiance !… « que personne pénètre ! » Neuneuil et ses fiches !… il a un fichier : trois mille noms ! il y tient comme à sa prunelle !… les fifis lui ont pris l’autre œil, combat au maquis ! vous dire s’il peut être de confiance !… je veux pas lire sa lettre, J’aipas le temps !… je connais un peu le Boisnières-Neuneuil ! sûr il dénonce encore quelque chose… quelqu’un ! peut-être moi ?… je le connais ! un fastidieux !… borgne, galeux à furoncles, et « service-service »…
« Il dénonce encore quelqu’un ?
— Oui, Docteur ! oui ! moi !
— À qui ?
— Au Chancelier Adolphe Hitler !
— Tiens ! c’est une idée !…
— Qu’il m’a vu partir en auto ! oui ! moi ! partir aller pêcher la truite au lieu de surveiller les Français… je ne nie rien, Docteur ! remarquez ! c’est un fait ! je suis coupable ! Neuneuil a raison ! mais vous ne voulez pas lire cette lettre ?
— Vous m’avez tout dit Commandant !… l’essentiel !
— Non ! pas l’essentiel !… votre compatriote Neuneuil a trouvé encore bien plus grave !… c’est son idée !… son idée ! que je sabote la « Luftwaffe » !… que je flambe vingt litres de « benzin » pour aller pêcher ma truite !… et c’est vrai ! tout à fait exact ! je ne dis rien ! tout à fait raison, votre compatriote Neuneuil !
— Oh ! il exagère, Commandant !
— Il a raison d’exagérer ! »
C’était pas le moment de le contredire !… dialectique, mon cul ! tous dans le même sac ! tous ! et leur damnée Luftwaffe ! pour ce qu’elle servait ! j’allais pas lui dire non plus !
« Attendez, Docteur !… attendez ! je l’ai fait venir ! »
Son insistance que je lise cette lettre… que reste là… Neuneuil qu’il voulait me montrer !…
« Docteur, je vous prie !… excusez-moi !… assoyez-vous ! »
Il renfile sa culotte… remet ses bottes… son dolman…
Il va à la porte, il l’ouvre… il va à la rampe, il se penche… et à voix forte…
« Hier !… Monsieur Boisnières ! Monsieur Boisnières n’est pas là ?
— Si ! Si ! Commandant ! me voici !… je monte… »
En fait, il arrive !… il est là…
« Entrez !… vous êtes bien Boisnières dit Neuneuil ?
— Oui, Commandant !
— Regardez-moi alors en face ! bien en face !… vous avez bien écrit cette lettre ?
— Oui, Commandant !
— Vous reconnaissez ?
— Oui, Commandant !
— À qui vous l’avez envoyée ?
— Vous avez l’adresse, Commandant ! »
Oh ! pas intimidé du tout !…
« Je n’ai fait que mon devoir, Commandant !
— Eh bien moi, monsieur Boisnières, je vais faire le mien !… dit Neuneuil !… regardez-moi bien en face ! là ! bien en face ! »
Pflac !… Pflac !… deux alors de ces sérieuses baffes que le Neuneuil en est comme soulevé !… son bandeau vole !… arraché !
« Voilà moi, ce que je pense !… Monsieur Boisnières dit Neuneuil !… en plus, et j’ajoute, je pourrais vous faire corriger bien plus !… et vous le savez !… et je le fais pas !… vous corriger une foispour toutes ! misérable canaille !… ah ! je gaspille l’essence ?… ah ! je sabote la Luftwaffe !… je ne gaspillerai pas une petite balle pour vous faire taire, monsieur Neuneuil ! pas un nœud de la corde !… vous valez pas un nœud de la corde ! rien ! sortez ! sortez ! foutez-moi le camp ! et que je vous revoie plus ! plus jamais ! si je vous revois jamais ici, je vous fais noyer ! je vous fais aller voir les truites ! partez ! partez ! et au galop ! tout de suite ! à Berlin !… prenez votre lettre !… Neuneuil !… la lâchez pas ! Neuneuil !… vous la ferez lire au Führer lui-même ! à Berlin ! au galop ! Monsieur Neuneuil ! los ! los ! et que je vous revoie jamais ici ! jamais !… los ! los !… »
C’était la colère…
Neuneuil rajustait son bandeau… « Si je vous revois jamais ici, vous serez fusillé ! et noyé !… je vous le dis ! les motifs manquent pas ! »
Neuneuil, ce vatelavé salé !… l’avait tout de même assez ému… il vacillait… il remettait son bandeau, mais mal…
« Bon, Commandant ! vous me donnez l’ordre ! » Il s’en va, il referme la porte… « Docteur, vous avez vu cet homme ?… il appartient à nos services depuis vingt-deux ans !… il n’a pas arrêté de trahir depuis vingt-deux ans !… il nous trahit !… il vous trahit !… il dénonce à Pierre et à Paul ! il a trahi l’Angleterre ! la Hollande ! la Suisse ! la Russie !… il est pire que le pope Gapone ! pire que Laval, pire que Pétain ! il dénonce ! il « dénonce tout ! je lui ai sauvé la vie vingt fois, moi, Docteur ! j’ai été chargé de l’abattre vingt fois ! moi !… Neuneuil ! je pourrais le faire fusiller sur place !… il a écrit aux Anglais… il voulait faire enlever Laval… oui… et je sais par qui !… par les ministres du Château ! oui !… voilà ceux que vous écoutez, vous ! Docteur ! tous traîtres, juifs, complots au Château !… vous le savez ?
— J’écoute, Commandant ! Je vous écoute !… oh ! certes, vous avez bien raison ! »
Vous pensez ! il m’affirmerait que je suis Mongol que j’irais pas le contredire !
« Eh bien, Docteur, sachez une chose !… de vous à moi !… »
Il va me dire la chose… il se tait… il se reprend… ah ! tout de même…
« Vous le savez ou vous le savez pas… j’ai fait arrêter Ménétrel !… je peux pas les faire arrêter tous !… non !… tout le Château !… et pourtant !… pourtant ! il faudrait !… ils méritent !… tous, Docteur ! et vous avec !… et Luchaire ! et votre juif Brinon ! et tous les autres juifs du Château ! un ghetto, ce Château !… vous le savez ?
— Certainement, je le sais, Commandant !
— Vous avez l’air de vous en fiche ! mais ils vous rateront pas les juifs !
— Vous non plus… ils vous rateront pas, Commandant ! »
On en était presque à rire… Cet avenir drôlet au possible !
« Alors voulez-vous ?… aurez-vous l’amabilité de me faire une seconde piqûre ? Ce charmant homme m’a fatigué !
— J’ai vu, Commandant ! j’ai vu !…
— Pas m’assassiner tout de même, Docteur pas encore ! »
Ah ! qu’on est à rire !… à pouffer !
« Commandant, je vous ferai remarquer que moi je n’assassine personne !… moi !… ni ici, ni ailleurs ! que je n’ai pas laissé mourir une seule malade ! moi ! pourtant je vous prie ! les circonstances ! les conditions !… je saisirai l’occasion, je vous ferai remarquer, Commandant, puisque nous en sommes à nous dire… que ces 2 c.c. d’huile camphrée que je vais vous injecter, et dont vous avez tant besoin, je me les procure, non pas chez votre Hof Richter Apotek !… non !… Richter m’a toujours répondu qu’il n’en avait pas !… vous le savez, vous qui savez tout, que cette huile camphrée me vient de Suisse ! et que je l’achète à prix d’or !… par « passeur » ! le mien, d’or ! attention ! pas d’Adolf Hitler ! ni du Reich !… même que j’ai de l’or plein ma chambre ! vous qui savez tout ! que vous demandez qu’à le saisir ! comme les Sénégalais de Leclerc ! mais que vous le saisirez jamais ! que vous savez très bien aussi que vous n’auriez plus d’huile camphrée !…
— Je dois donc vous être reconnaissant, Docteur, si je vous comprends ?
— Certainement, vous devez, Commandant !
— Bien ! toute ma reconnaissance, Docteur ! stimmt ! mais alors, moi aussi, une chose ! j’y tiens ! vous qu’aimez les certificats… je veux que vous portiez témoignage du comportement de ce Boisnières !… que vous avez été témoin, que je devais l’abattre ! que je ne l’ai pas fait ! qu’il m’a positivement défié ! non ?…
— Oui ! oui, Commandant ! c’est un fait !… mais allongez-vous ! et redéshabillez-vous, Commandant ! votre culotte !… seulement votre culotte ! »
Je lui refais une piqûre… sa fesse… et je ramasse mon petit matériel… ampoules… coton… seringue… on entend que ça discute dehors… plus bas… encore notre palier ! tout notre palier !… ils recommencent…
« Où est donc ma femme ?
— Surtout ne remuez pas, Commandant ! votre piqûre !… restez allongé ! au moins cinq minutes… tel quel !… je vais aller voir ! »
J’ouvre la porte… Neuneuil est là !… il harangue !… de la balustrade !… il est même pas descendu !… tout le palier, notre palier, se fout de lui !… les vanes !… ce qu’il a pris !… ils ont tout entendu d’en bas ! les claques !… et comme Raumnitz l’avait traité ! ah Neuneuil !… ah le marle ! sa tronche !… son bandeau !… s’il avait valsé son bandeau !…
« Retourne-z’y ! eh ! dégonflure ! flanelle !… vas-y !… fesse-le !… fesse-le… il a l’habitude !… déculotte-le !… capon !… »
Plein d’encouragements !… mais, oh ! il voulait pas retourner ! il voulait que tout le palier l’écoute !… d’abord ! d’abord !… mais ni eux d’en bas, ni lui d’en haut, voulaient l’écouter ! rien ! personne !… il se met alors à descendre, Neuneuil… une marche… deux marches… il va à eux… « laissez-moi passer… je vais au Docteur ! » Lili est là, chez nous, au 11… elle le laisse entrer… elle lui passe sa boîte, il l’avait laissée chez nous, sa boîte… sa boîte aux fiches… tout Siegmaringen en fiches ! et que ça rebeugle encore ! tout le palier !… il se fait traiter de fiote et d’eunuque qu’il remonte pas dérouiller Raumnitz ! la brute ! l’Oberflicführer ! c’est son fichier lui qui l’importe ! le reste il s’en fout ! « Tenez tous ! écoutez tous !… caves que vous êtes !… retenez bien, tous !… Neuneuil que je suis ! je vous dis : merde !… Neuneuil que je suis !… je vous le jure !… saloperies ! tas de boyaux de vaches. maââârde ! grossièretés, tous ! je sors grandi par ces épreuves ! et je reviendrai de Berlin plus redoutable que jamais !
— Hou !… hou ! poulet !… va te faire dauffer !… eh ! à Berlin ! limace !… poubelle !… »
Comment tout le palier réagit !… mais ils le laissent passer… lui et son fichier… son fichier bien serré sous le bras… et il leur montre ! et il tape dessus !… « C’est mon fichier, oui ! horde d’andouilles !… et tout Siegmaringen est dedans ! cons !… je vais les distraire, moi, à Berlin !… moi, Neuneuil ! ah ! pêcheur de truites !… »
Là il se retourne vers en haut, vers le balcon… il brandit son poing vers Raumnitz !… là, il nargue !… le poing vers l’Oberflicführer !… eux qui conseillaient aller le fesser… soudain !… sec !… ils changent d’avis !… ils rigolent plus !… ils laissent Neuneuil s’en aller… hystérique bravachard, idiot !… qu’il pourrait mettre Raumnitz à bout ! que c’est le fléau un mec pareil… il a pas de mal à descendre tout l’escalier jusqu’à la rue… si on le laisse passer !… choléra pareil ! il peut partir avec ses fiches !… ah qu’on le retient pas !… personne !… même que tout le palier comme fond !… plus un moufte !… et que ça s’en va, redescend au Stam… les Strasbourgeois, les Volksturm, les ménagères… que c’était la vraie cohue devant notre porte, pour les chiottes et pour ma consultation… plus personne ! il a dit des mots Neuneuil que les gens sont redescendus à la brasserie, qu’ils veulent plus être vus sur le palier… avec lui !… le scandale qu’est Neuneuil, tout d’un coup ! même de le regarder !… y a plus que moi sur le palier… il m’appelle d’en bas, que je vienne ! Neuneuil ! il veut me parler moi !… je descends…
« Hein Docteur ! vous les avez vus ! cette chiasse ! tous la colique !… et l’autre là-haut ! vous l’avez vu aussi, Docteur !… cette brute ! buté mufle ! pêcheur de truites ! il me liquide !… bon ! il m’expédie ! il me reverra !… ah ! il croit se débarrasser ! vous aussi vous me reverrez, Docteur ! je vous serre la main ! je vous embrasse ! »
Il en pleurait… en fait il s’en va… pas la direction de la gare !… ni de l’autre côté… côté Fidelis…, non !… la route montante… celle de Berlin !… en sortant de l’hôtel, à droite, et puis après l’Herzoggasse, tout de suite à gauche !… la ruelle… je fais signe au schuppo à la porte… que ça va… que c’est d’accord !… qu’il le laisse partir… le schuppo voulait déjà qu’il remonte !… nein ! nein !… que c’est pour Raumnitz ! qu’il part pour Berlin !… qu’il s’en va à pied !… que c’est absolument secret ! tchutt ! tchutt ! je lui fais le signe !… qu’il fasse signe à l’autre !… l’autre schuppo en face… l’autre trottoir… très secret !… et je parle au schuppo.. « Raumnitz befehl !… gut ! gut !… » ça va ! Neuneuil peut passer… il part, je dois dire assez gaillardement, d’un bon pas, son fichier sous le bras… « Docteur, bonne chance ! »… il est tout seul sur la route… il disparaît là-bas, pas loin, aux arbres… aux arbres, tout de suite après le Prinzenbau… la route qui monte…
Zut, j’avais pas envie de sortir… tout de même il a fallu… pas le jour même mais le lendemain… chercher des rognures pour Bébert… et puisque c’était chez le Landrat, aller voir Mme Bonnard… je vous ai dit, ma plus vieille malade, 96 ans, bien délicate fragile malade… quelle gentillesse !… quelle distinction ! quelle mémoire ! Legouvé par cœur, toute sa poésie… tout Musset… tout Marivaux… il faisait bon dans sa chambre, je restais l’écouter, je lui tenais compagnie, elle me charmait… je l’admirais… pas beaucoup admiré les femmes, je peux dire, dans une pourtant juponnière vie… mais là je peux dire j’étais sensible… je sais pas si Arletty plus tard me fera le même effet… peut-être… le fameux mystère féminin est pas de la cuisse… les cliniques Baudelocque, Tarnier, toutes les maternités du monde regorgent de mystères féminins… qui pondent, saignent, avouent, hurlent ! pas mystères du tout ! c’est une autre onde beaucoup plus subtile que « braquemard, amur et ton cœur »… mystère féminin… c’est une sorte de musique de fond… oh ! pas captable comme ci !… comme ça !… Mme Bonnard, la seule malade que j’aie perdue avait cette finesse, dentelle d’ondes… comme elle disait bien du Bellay… Charles d’Orléans… Louise Labé… j’ai failli avec elle comprendre certaines ondes… mes romans seraient tout autres… elle est partie…
Que je revienne à notre Löwen !… après le départ de Neuneuil nous avons eu presque une semaine tranquille… seulement trois alertes… et deux « urgences » au Fidelis… ça pouvait aller !… mais il commençait à faire froid, octobre 44… ils ont alors eu, au Château, une splendide idée… prévoyante !… les « Commandos bois à brûler »… ça consistait à envoyer des volontaires ramasser brindilles, bois mort, souches et ramener tout ça en énormes fagots, encordés, ficelés, tous les volontaires aux ficelles !… haler tout ça ! vaillamment ! hop ! tout le monde attelé !… hommes, femmes, jeunes, vieux ! et en chantant !… volontaires ? C’est façon de dire… bonnes volontés ! les « mauvaises » kif ! attelées aussi ! des « Commandos au bois » : relever le moral… des hésitants… « Force par la joie » !… le 4e grand Reich est mort, tous les gens et maisons avec, et Beethoven aussi ! choristes à la « Force par la joie ! » Symphoniques ! nom de Dieu, pétard ! le français est pas très symphonique, ces commandos « tous au bois mort » dans les chants et dans la joie, les faisaient plutôt se méfier bien plus, rester chez eux sous leurs paillasses… surtout qu’on les emmenait en pleine Forêt Noire tout près du camp où justement on envoyait nos nourrissons, Cissen… d’où ils revenaient plus… autour du Camp l’endroit choisi pour le travail volontaire des bûcherons de choc… pionniers-brindilleurs-ramasseurs…
Leur profession importait peu !… la bonne volonté qui comptait ! ramener tout le bois, toute la forêt, tout ce qu’il y avait de mort, pour l’hiver ! On aurait rien d’autre ! les mairies… la boche, la française, avaient bien prévenu ! pas de distributions… rien à attendre !…
Et la guerre, alors ? pas finie ! pas le moment de raisonner du tout !… le camion-gazogène attendait les volontaires devant la mairie (Prinzenbau)… assez tôt, six heures et quart… il les emmenait, les ramenait pas… par leurs propres moyens le retour !… autonomes sportifs !… attelés aux troncs d’arbres… la Volga a rien inventé, Buchenwald non plus, la Muraille de Chine non plus, ni Nasser, ni les Pyramides… ni les solides coups de pied aux culs !… il faut que ça avance et c’est tout !… et en cadence ! et tous… ho ! hiss ! chalands de la Volga, pyramides ! ho ! hiss ! « volontaires » qu’on devait se trouver !… six heures et quart, devant notre Mairie (Prinzenbau)…
« Ah ! Céline !… Céline !… cher Céline !… c’est vous que je cherchais !… »
J’allais enfin pouvoir sortir… plus personne sur le palier… tous à la brasserie…
« Ah ! Céline !… Céline ! »
Je dis : voilà le louf !… et pas tout seul… avec une dame… une jeune dame… ils montent me voir… je les fais entrer…
« Céline !… Céline !… j’ai besoin de vous !… je sors de chez Brinon !… il est d’accord !… c’est vous, le scénario ! c’est vous qui me le ferez !… moi, les dialogues, bien entendu !… c’est entendu !… je sors de chez Laval, il est d’accord ! je suis le producteur, metteur en scène ! n’est-ce pas ? vous êtes d’accord ?… l’appareil nous vient de Leipzig !… les Russes sont d’accord, ah ! l’autorisation des Russes, vous n’avez pas idée, Céline ! enfin je l’ai ! »
Il se frappe la poitrine… sa poche… la poche ou est son portefeuille, l’autorisation…
« Je ferai tout !… le découpage !… les dialogues… tout !… le mal que nous avons eu !… Leipzig, penser donc !… Leipzig ! mais vous nous donnez vite votre scénario ! très vite, Céline ! je dois revoir Laval demain ! que ce soit fini ! il est d’accord !… »
Sa dame là… sa femme sans doute… a pas dit mot… elle le laisse parler… et qu’il parle !… une véhémence, un débit, qu’il reste pas en place !… d’un pied sur l’autre… piétine !… piétine et demi-tours !… et plein de gestes !… une force !… comme s’il avait quelque chose à vendre… ah ! tout d’un coup il s’interrompt… il s’aperçoit…
« Oh ! pardon !… pardon, Céline !… j’oubliais ma femme !… notre vedette !… c’est elle, n’est-ce pas ?… que je vous présente !… Odette Clarisse !
— Bonjour, madame ! »
Je l’avais pas tellement regardée, elle… mais son chapeau !… un bibi pas mal… panama à fleurs… et voilette… vous vous rendez compte ?… une voilette ?… au moment où nous en étions ?… l’Allemagne au moment, une voilette !
« Odette sera la vedette du film !… c’est entendu !… Brinon est d’accord !
— Oh ! parfait ! parfait !
— Odette, dis bonjour à Mme Céline ! »
Elle est pas vilaine cette petite… je la regarde mieux… elle est habillée en vedette… vedette de l’époque, mi-Marlène, mi-Arletty… jupe très moulante… le sourire aussi… vedette ! attention !… sourire pas pour rire !… mi-mutin, mi « je vais me suicider »… là c’était drôlement arrivé, à propos, le moment d’en finir… mais tout de même restait une énigme, trouver un chapeau à fleurs, et une voilette, des souliers crocro, le sac idem, des bas de soie fins, dans l’Allemagne en feu ?… ç’avait dû être une entreprise !… saper cette mignonne !… que dans toute l’Allemagne, au moment, vous trouviez pas une épingle à cheveux !… où il avait trouvé tout ça ?… et ramener sa vedette de Dresde ?… et pas qu’elle !… sapés tous les deux !… lui velours à côtes, culotte de cheval, sweater col roulé, leggins, tatanes triple semelle ! l’énigme, je vous dis !… et cirés, brossés !… impeccables… lui !… elle !… prêts pour tourner… je le connaissais lui, du Fidelis, je l’avais soigné pour sinusite… maintenant là, complètement guéri ! force de la nature !… impeccable ! Raoul… son nom… Raoul Orphize… il était parti pour Dresde… lieu de rassemblement des artistes, brûlé entre-temps, 200 000 morts… ils sortaient de Dresde pour Munich… et puis Leipzig…, puis revenu à Dresde… Dresde en cendres ! tourner à Siegmaringen… oh ! il l’avait pensé son film !… séquences, rythme !… j’avais plus qu’à suivre ses idées, sa construction filmo-technique… « les scènes de la vie quotidienne à Siegmaringen » Brinon au travail !… l’imprimerie et la rédaction du journal La France, les rédacteurs au travail… « Radio-Siegmar » en émission ! la cabine, les opérateurs… et la Milice à l’exercice !… et moi, à ma consultation ! Pétain, sa promenade… les enfants aux jeux !… et les pères, les mères, jouant aussi, aux boules ! tous dans la joie ! la très belle humeur ! Kraft durch Freude ! toujours ! toujours !… la joie !
« On me dit que vous êtes très abattu, Céline ?… est-ce vrai ?
— Oh ! mais non ! mais non, voyons ! pas abattu ! sang-froid, c’est tout !… mon métier !… sérieux !… peut-être un petit peu surmené !… mais pas plus !… pas plus, Orphize ! »
Je veux pas qu’il aille baver partout !… je letrouve très bourrique moi, Orphize, s’il veut savoir !… je lui dirai pas !… tous les gens à moral élevé me foutent la trouille ! et d’un !… et puis cette façon d’être sapé ?… d’où qu’il sort ?… tout ça ? et neuf !… ce veston ? culottes, leggins, chaussures triple semelle ? il était en loques, comme nous tous, au Fidelis… « force de la nature » ? et elle cet « ensemble » ?… « Chiffon »… « petite Gyp » jupette écossaise, blouson broderie… d’où ça provenait ?… je pensais, des souvenirs… le marché de Chatou 1900… les toutes jeunes filles avec leurs mères…
« D’où toute cette élégance, Orphize ? »
Je peux pas m’empêcher de lui demander…
« Par parachutages, Céline ! »
Le marle !… j’insiste pas… « Vous, n’est-ce pas, Céline, je peux compter sur vous ? c’est entendu avec Brinon !… demain matin le scénario !… je verrai Le Vigan !… je verrai Luchaire… je leur donnerai leurs rôles… votre femme aussi aura un rôle !… oh ! très joli rôle !… à vos côtés !… infirmière !… ah ! et aussi, en danseuse ! vous voyez, hein ?… vous voulez ?… c’est entendu !…
— Oui ! oui !… certainement ! mais où tournez-vous ?
— Dans la rue voyons !… dans la rue ! »
J’allais pas lui dire que la rue était pas un endroit sain… plutôt assez méchante, la rue !… feux de salves partout ! exalté comme il était c’était pas ce que je pouvais lui dire…
« Oh ! mais essentiel ! attendez !… il me faut un visa !… le visa de von Raumnitz !… et je le connais pas ce von Raumnitz !… où perche-t-il ce von Raumnitz ?… une formalité !… un tampon !…
— Au-dessus de nous juste ! cher ami ! juste au-dessus !… le palier au-dessus ! chambre 28 ! vous frappez ! c’est là !… c’est tout !
— Est-il de bon poil ce Raumnitz ?
— Couci-couça ! vous le trouverez peut-être un peu éteint…
— Décidément ! vous êtes tous croulants par ici ! je le ferai tourner aussi ce Raumnitz !… votre Raumnitz ! et comment !… le moral, alors ? le moral ? oh ! vous me ferez aussi une autre tête, Céline ! tout de même ! Céline ! j’ai besoin de vous, moi !… vous me ferez pas cette tête de Carême !… ce film paraîtra en France ! pensez ! il passera en France !… plus de cent salles en France !… votre mère, votre fille, vos amis le verront !… pensez, s’il attirera ce film ! et vos amis !… vous avez des amis en France, Céline !… beaucoup plus que vous ne le croyez ! vous le savez pas ? et qui vous admirent !… qui vous aiment ! et vous attendent… des foules d’amis !… vous laissez pas abattre, Céline !… redressez-vous ! tout n’est pas juif, voyons, en France ! ce qu’on peut détester les Gaullistes, en France ! vous le savez pas ? ah ! là ! là !… et ce qu’ils peuvent aimer Pétain !… vous pouvez pas avoir idée !… plus que Clemenceau !… vous me ferez un article dans La France ?… hein ?
— Certainement ! certainement Orphize ! »
Je peux pas l’arrêter.
« On me l’avait dit !… ” Céline a plus du tout de moral !… ” vous n’allez pas vous renier ?… toutde même ?… taratata !… je monte là-haut, je redescends tout de suite ! vous m’attendez ?… le 28, vous me dites ?
— Oui ! oui ! c’est écrit sur la porte : Raumnitz !…
— Tu montes avec moi, Odette ! »
Il attend pas… il escalade !… rattrape Odette par le bras… « toc ! toc ! herein ! » ils y sont !…
Je peux dire, je suis pas facile à étonner, mais là… Orphize, Odette… la voilette, le sac crocro, les triples semelles !… et que ça revenait de Leipzig !… de Dresde !… surtout que j’en savais un bout sur Dresde… j’avais vu huit jours avant le Consul de Dresde… le dernier consul de Vichy… il m’avait tout raconté ! la tactique de l’écrabouillage et friterie totale au phosphore… mise au point américaine !… parfaite !… le dernier « new-look » avant la bombe A… d’abord les abords, la périphérie… au soufre liquide et dégelées de torpilles… et puis rôtisserie générale ! tout Dresde-Centre ! second acte !… les églises, les parcs, les musées… que personne réchappe !…
Ils nous parlent d’incendies de mines… illustrations et interwiouves… ils larmoyent, ils se branlent infini, sur les pauvres mineurs de fond, les traîtrises de flammes et grisous !… merde !… et sur ce pauvre Budapest, la férocité des tanks russes… ils parlent jamais, et c’est un tort, comment leurs frères eux, furent traités roustis en Allemagne sous les grandes ailes démocratiques… y a de la pudeur, on n’en parle pas… ils avaient qu’à pas y être !… c’est tout !… le dernier consul de Vichy, il devait la vie, il avait passé à travers les flammes, grâce à un kilo de café… tout ce qui restait du Consulat… il l’avait sous le bras, son kilo… pas les fiches, lui !… les pompiers juste partaient du Centre, de devant chez lui… ilsallaient risquer le tout pour le tout !… du centre de Dresde à travers bombes, soufre, tornades de feu jusqu’où ça bombardait plus !… hors ville, aux collines !… vous parlez d’un sprint !… la pompe, les pompiers, lui, le café !… il s’agissait plus d’éteindre rien, il s’agissait de pas être roustis ! ils l’avaient pris pour son café les pompiers de Dresde ! et te l’avaient hissé ficelé sur leur pompe-machine, tout en haut de l’échelle !… et hop ! et hiss !… lui, le café, à travers les rues fleuves de feu !
Pour ça, là l’Orphize, et sa femme, qu’arrivaient de Dresde, fignolés, maquillés, élégantes vedettes… et voilette !… je pensais un petit peu… je pensais… et même qu’il voulait me faire tourner !… moi !… et La Vigue ! et Luchaire !… et sa fille Corinne… et Lili !… et Bébert !… pour que nos amis de France nous voient bien, nous oublient pas ! tout d’abord, et d’un, qu’il allait passer ça en Suisse !… et puis à Montmartre… le joli film ! « La vie quotidienne à Siegmaringen »… Corinne Luchaire n’était pas là, elle était à Saint-Blasien, en sanatorium… oh, mais pas d’histoires ! elle viendrait ! pas de difficultés ! c’était d’accord avec son père ! et avec Laval ! et Brinon ! et Pétain !… que les admirateurs se régalent !…
C’étaient des choses à faire penser… je réfléchissais… il était là-haut chez Raumnitz…
Voilà qu’on descend… je me dis : c’est eux !… en effet !… pas lui seulement et sa femme… Aïcha aussi, et les dogues… lui m’interpelle en descendant… « Céline ! Céline !… je vais avec Mme Raumnitz ! nous allons voir leur appareil ! oh ! je ne serai pas long ! une minute !… je reviens !… vous m’attendez ?
— Oui !… oui !… oui !… certainement ! »
Je promets…
Ils passent tous les trois devant notre porte… lui est toujours aussi fringant ! allant !… elle est pas aussi hardie… non !… elle lui donne le bras… elle va à petits pas… yeux baissés… j’oubliais de vous dire ! les yeux faits… longs faux cils, Musidora… et même les minuscules paillettes ! faux cils, sourcils pailletés !… tout !… vous auriez dit : Sunset Boulevard ! j’y ai été Sunset Boulevard !… oh ! bien des années ! là, je les voyais aller plus loin, les trois… en fait de boulevard ! bien plus loin que le corridor !… Aïcha leur montrait le chemin… ils avaient qu’à suivre… la suivre !… qu’ils se trompent pas !… par là !… par là ! Aïcha, sa cravache, ses dogues !… par là !… c’est pas moi qu’allais dire un mot !… je fais à Lili : « les regarde pas ! rentre ! » je rentre avec… on rentre chez nous… c’est pas le moment de savoir ci !… ça ! pas raconter au Château… ni à la Milice… ni au Fidelis !… si Raumnitz m’en parle je dirai que j’ai rien vu…
Deux… trois minutes, aucun bruit… rien… et puis des pas… Aïcha… on l’entend revenir… toc ! toc !… elle frappe…
« Vous allez bien ? » Elle nous demande…
« Oh ! très très bien, madame Raumnitz ! tous mes hommages, Frau Commandant ! »
Je me fais la voix plutôt allègre, jeune ! content de la voir !… y a des politesses !… y a des personnes qui savent vivre… c’est assez souvent qu’elle frappe comme ça à notre porte pour demander de nos nouvelles… si on va ?… je lui réponds toujours que oui !… oh ! là ! là ! très bien !…
Toutes ces petites histoires… avatars… m’avaient empêché de sortir, d’aller où je devais… vous avez remarqué ?… deux jours… pendant deux jours… non seulement les malades à voir, au Fidelis… aussi à l’autre bout du bourg, et aussi à la Milice… et plus retourner chez Luther, la consultation… là, sûr, quelqu’un consultait en mon lieu et place !… un autre faux médecin imposteur… certainement !… le rendez-vous des faux médecins, mon cabinet chez Luther… de toute l’Allemagne ils venaient aboutir chez Luther, et à « mes heures » ! mes propres heures ! et avec leurs infirmières !… je faisais comme aimant !… aimant des baroques… si en plus ils venaient « opérer » ça pouvait se terminer très mal !… oh ! s’ils ne faisaient que « prescrire »… comme l’Hof Richter manquait de tout, ça pouvait pas aller loin ! mais les bougres avaient la manie d’opérer ! n’importe quoi, n’importe comment, hernie, otite, verrues, kystes !… trancher qu’ils voulaient, tous !… chirurgiens !… c’est bien à remarquer, même dans la vie ordinaire que, les dingues, minés, rebouteux, chiropractes, fakirs, sont pas satisfaits du tout de donner juste des petits conseils, pilules, fioles, gris-gris, caramels… non !… le Grand Jeu qui les hante !… Grand Guignol !… que ça saigne !… pantèle !… oh ! sans faire du tout du Daudet, l’évidence même, que la chirurgie ordinaire, bien impeccable, bien officielle, tient plus qu’un peu du Cirque Romain !… sacrifices humains bien tartufes !… mais que les victimes en redemandent ! autopunitifs comme pas ! qu’on leur coupe tout !… nez, gorges, ovaires… beurre des chirurgiens ! charcutiers de précision, horlogers… vous avez un fils qui se destine ?… se sent-il réel assassin ?… inné ? le vieux fond anthropopithèque ? décerveleur, trépaneur, cro-magnon ?… bon ! bon ! excellent !… des Cavernes ? qu’il se lance ! qu’il le proclame ! il a le don !… la Chirurgie est son affaire ! il a l’étoffe du « Grand Patron » !… les dames, connes et sadiques comme pas ! pâmeront rien que de lui voir les mains… « Ah ! quelles mains ! »… godent folles !… supplient, râlent, qu’il leur prenne bien tout ! et vite ! tout leur bulle ! leur dot ! leur utérus ! leur essentiel et les nichons ! les éventre bien !… leur retourne bien le péritoine, les évide ! lapines ! toutes leurs tripes bien dégoulinantes ! tout leur bazar ! plusieurs kilos, plein le plateau !… formidable assassin chéri !… « sacrificateur de mon cœur » Landru, Petiot, d’Académie !
Idoles aztèques ? pfiit ! sangs caillés, grimaces !… gros mangeurs paouins privés de missionnaires ?… à rire !… Sade, divin marquis ?… gamineries ! la moindre salle d’opération, là vous voyez le réel Grand Art !… « Sacrificateurs cousus d’or ! » et les vivisectionnés, ravis ! aux anges !… les animaux à la Villette ou Chicago ont peur ! ils ont le sens de ce qui va se passer… les chers malades du Grand Patron vont se faire ouvrir avec amour…
Moi là, mes dingues, mes abusifs de chez Luther, pouvaient certes pas se faire couvrir d’or !… non !… peut-être 10 marks… 20 marks, la passe… mais ce que j’avais peur justement, qu’ils restent pas anodins, qu’ils incisent !… et que ça les démangeait tous !… tous !… et que je serais sûrement accusé ! de tout !… que j’avais permis ceci… cela !… pourtant j’avais bien prévenu Brinon ! mais foutre des mises en garde !… je suis pour ça tout de l’avis de Louis XVI ! « le bien a la goutte, le mal a des ailes »… je pouvais toujours m’évertuer ! c’est moi qu’on accuserait bel bien !… des pires grand guignoleries des dingues !… « avec les livres qu’il a écrits ! »… je vous apprends rien, mes livres m’ont fait un tort immense !… décisif !… à Clichy… Bezons… au Danemark… ici !… vous écrivez ?… vous êtes perdu !… Troppmann son « n’avouez jamais ! » est qu’une toute petite prudence !… « n’écrivez jamais ! » moi je vous le dis ! si Landru avait « écrit » il aurait pas eu le temps de faire ouf, pas seulement d’achever de mettre saler une petite rondelle de rombière !… il avait tout Gambais sur le poil !… lui, qui passait à la casserole !… « avec les livres qu’il a écrits ! »…
Vous pensez si je sentais que ça venait à Siegmaringen !… « le mal a des ailes » !… que mon compte était bon !… d’une façon d’une autre !… « Bagatelles » je devais en crever !… c’était aussi entendu à Londres qu’à Rome ou Dakar… et dix fois plusencore chez nous, là ! Siegmaringen sur Danube ! le refuge des 1142 !… si j’étais pas occis, alors ? c’est queje jouais vraiment le double jeu ! que j’étais fifi ? agent des juifs ?… de toute façon j’y coupais pas ! « avec les livres qu’il a écrits » !… en plus que les 1142 escomptaient bien leur petite veine… que je payerais pour tous !… que tout se passerait très gentiment, grâce à moi ! ils rêvaient déjà tous pantoufles, retour dans leurs meubles… grâce à moi !… à moi les supplices gratinés ! « avec les livres qu’il a écrits » ! pas eux ! pas eux !… eux immuns, pépères, et gris-gris ! moi qu’avais à expier pour tous !… « avec les livres qu’il a écrits » !… moi qui rassasierais Moloch ! bien l’avis de tous !… j’y couperais pas ! du dernier cloche grabataire crevard fîenteux du Fidelis au très haut Laval du Château, c’était immanquable… « ah ! vous vous n’aimez pas les juifs ! vous, Céline ! » la parole qui les rassurait !… que c’était moi qu’on allait pendre ! sûr !… certain !… mais pas eux ! pas eux !… ah, chers eux !… « les livres que vous avez écrits ! » ce que j’ai adouci d’agonies, d’agonies de trouilles avec « Bagatelles » ! juste ce qu’il fallait, ce qu’on me demandait !… le livre du bouc ! celui qu’on égorge, dépèce ! mais pas eux !… pas eux du tout ! douillets eux ! non ! jamais !… plus un seul anti-juif d’ailleurs dans les 1142 !… plus un !… pas plus que Morand, Montherlant, Maurois, Latzareff, Laval ou Brinon !… le seul qui restait, ma gueule !… bouc providentiel !… je sauvais tout le monde par Bagatelles ! 1’142 mandats !… comme j’ai sauvé de l’autre côté, Morand, Achille, Maurois, Montherlant, Tarte… l’héros providentiel con !… moi !… moi !… moi !… Pas que la France, le monde entier, ennemis, alliés, exigent que j’y passe !… bien saignant !… ils ont monté un nouveau mythe !… on éventre pas l’animal ?… oui ? non ? les prêtres sont là !
J’épilogue… je vous laisse en pantaine… j’allais enfin pouvoir sortir… « au revoir Lili ! » je prends Bébert, son sac… vous savez un genre de gibecière à trous, qu’il respire… nous voilà en bas de l’escalier… sûr, les consommateurs m’ont vu !… les bouffeurs de Stam, tout la brasserie et le schuppo dehors aussi, planton à la porte… je lui explique que je vais au Château… oh ! juste quelqu’un… on me saute après !… M. et Mme Delaunys !… démonstrations !… affections ! je les reconnaissais pas… « ah ! Docteur !… Docteur !… » si tellement maigres !… ils sortaient du Stam… je les avais soignés tous les deux… d’où ils venaient ?… vraiment plus que les os !… « d’où arrivez-vous ?… » « de Cissen, Docteur !… du Camp !… nous étions au bois ! » oh ! je voyais !… pour le ramassage des brindilles !… « l’hiver par la joie !… » je vois qu’ils avaient pas rigolé ! bûcherons de choc !… oh ! certes, de très bonne volonté !… mais briffé chiche ! deux ganetouses par jour !… raves et carottes ! dodo sous la tente, sur la paille… une tente pour douze à quinze ménages… le truc les avait pas fait grossir, je voyais… même la brasserie Frucht valait mieux… oh ! c’était les mêmes Stam, bien sûr… mais chez Frucht y avait pas la trique… tandis qu’à Cissen, pardon !… comme plâtre !… les chefs d’équipe au ramassage se réchauffaient à les battre !… pas caressants ! pas de boniments !… la forte schlag !… jevoyais : ecchymoses, bosses, cloques… ils s’étaient bien fait réchauffer au ramassage du bois mort !… de leurs nippes il était plus question !… couverts de chiffons qu’ils étaient… chiffons noués ensemble, ficelés… tournés en bottes, en tunique, en robe… bouts qu’ils avaient piqués partout, ramassés de partout, des loques des autres ménages autour… des autres équipes des sous-bois… c’était pas du tout leur métier, les uns ni les autres « bûcherons de choc »… et non plus ils avaient plus l’âge !… gens de tout à fait l’autre « avant-guerre »… ils marquaient dur, même avec moumoute, lui moustaches « Nubian » tout !… ils faisaient postiches des vitrines des anciens coiffeurs… elle, elle donnait des leçons de chant, rue Tiquetonne… lui, violoniste… vraiment un ménage très uni… pas du tout le petit collage ! trente-cinq ans mariés !… et question de la bonne volonté, parfaits !… ils se donnaient à leurs élèves… ils s’étaient donnés à l’Europe Nouvelle !… même honnêteté !… aucun calcul ! ils avaient été pour l’Europe tout de suite !… tout de suite ! et sans esprit de gagner quelque chose… non !… tout de suite !… il avait joué du violon (second pupitre) au grand orchestre du Grand Palais… l’exposition de l’Europe Nouvelle, marché commun, etc… elle avait chanté pour Mme Abetz, à l’Ambassade… quelles soirées, quels invités ! vous dire s’ils s’étaient compromis !… et s’ils avaient reçu de ces « faire-part » et de ces petits cercueils !… et le solide article 75 !… celui que Morand a jamais reçu ! ni Montherlant ! ni Maurois… eux c’était du sérieux, solide… et de justesse !… qu’on avait saqué leur local, sens dessus dessous ! que tout leur avait été secoué, déménagé, liquidarès !… comme moi, rue Norvins… on était voisins, par le fait… enfin, pas loin… mais moi je prenais pas ça à rire… tandis qu’eux, si ! enfin, presque… ni amers, ni aigris… chagrinés, c’est tout !… et surtout qu’on les ait battus à pas ramasser assez de bois… qu’ils méritaient pas d’être battus !… et en plus, traités de vieux fainéants !… c’est « vieux fainéants » qui passait pas ! « nous fainéants, Docteur ?… vieux ! vieux ! bien sûr !… mais fainéants ? vous nous connaissez vous, Docteur !… toute notre vie de labeur !… et de conscience !… pas une minute de paresse ! vous nous connaissez vous, Docteur ! »
Les larmes lui venaient… la dernière insulte… eux, paresseux !… « 1er prix du Conservatoire ! lui comme moi !… » sanglots… « vous savez, je vous ai raconté, nous nous sommes rencontrés chez Touche… des paresseux aux Concerts Touche !… vous avez connu M. Touche, Docteur ? vous savez quel homme, quel artiste c’était !… et quel travail !… un nouveau programme chaque semaine ! et pas du flonflon ! vous savez ! du “Pavillon bleu” !… vous avez connu M. Touche ? »… « oh ! certes, madame Delaunys » !… qu’ils s’étaient fait battre, et pas doucement, je voyais les marques, roués comme fainéants, même comme bûcherons, vraiment elle comprenait pas !… c’était trop !… eux ?… eux ?… lui, le mari, lui, sur la tête !… et en plein ! « regardez-le, Docteur !… regardez ! » c’était vrai… en deux endroits des grands bouts de cuir chevelu partis ! arrachés !… vraiment frappé fort !… oh ! mais pas anéanti pour ça, lui !… pas du tout ! pas à se laisser accabler !… oh non ! l’avenir au contraire ! tout à l’avenir ! le coup de Cissen, l’avait fait comme se déclarer ! oser ! « oui, Docteur !… » projet !… et un projet, ma foi, où je pourrais peut-être l’aider ? je voulais bien !… l’aider auprès de de Brinon ?… « premier pupitre » !… un mot de Brinon suffirait ! « premier pupitre » où ? je voyais pas !… si je voulais bien ?… mais oui !… mais oui !… certainement l’affaire de Cissen avait été assez pénible, ces coups de bâton, ces outrages, mais l’occasion s’offrait là d’une sorte de très belle revanche !… premier pupitre !… toute sa vie, chez Touche, et ailleurs, il avait presque été promu « premier pupitre »… ça s’était pas fait… pour telle raison… telle autre… sans être vaniteux ni hardi, il avait vraiment tous les titres !… « Croyez-vous Docteur, il faut que ce soit ici maintenant à Siegmaringen !… » il me montrait quelqu’un dans la brasserie, là !…
« Vous voyez M. Langouvé ? »
Je le voyais… il était là…
« Il est entièrement d’accord ! »
M. Langouvé à un guéridon… au Stam… M. Langouvé, chef d’orchestre de Siegmaringen…
M. Langouvé m’a très remarqué au « second pupitre »… « on vous doit le premier pupitre !… » son opinion !… pensez, Docteur, je ne le dis qu’à vous… intriguer n’est pas mon fort !… vous le savez ! la brigue ! l’arrivisme ! non ! non !… mais là, dans les circonstances, il s’agit de l’accord du Château, et vous pouvez beaucoup… sans doute ?… n’est-ce pas, Docteur ?… ou vous ne pouvez pas ? je n’en parle plus !… vous avez toujours été si prévenant, si bon pour nous ! si encourageant ! vous me voyez un peu osé… je me permets tout !… »
M. Langouvé, le chef d’orchestre, je le voyais à son guéridon, au Stam, la courtoisie même ! pire que Delaunys !… délicat, précieux, il s’exprimait comme un violon… tout en caresses d’ondes ! le ton Debussy, des « Nuages »…
Certes je voulais les aider tous les deux, Delaunys, sa femme, mais les présenter à Brinon, comment ?…
« Ils vont bientôt donner des fêtes ?
— Où donc, monsieur Delaunys ?
— Mais on me l’a dit ! au Château !… M. Langouvé fait déjà répéter les chœurs !… des fêtes pour la reprise des Ardennes !
— Tiens !… tiens !
— Oui !… oui !… toutes les ambassades !… une très grande fête !…
— Ah !… ah !
— M. Langouvé… »
Il est pris par une sorte de rêve… il songe… il voit… sa femme voit pas…
« Hector !… vraiment ? »
Elle intervient… elle avait pas bien entendu… je le regarde moi, je le regarde… sûr, il a les yeux un peu fixes… qu’ils l’aient un petit peu sonné en le stimulant « bûcheron de choc » ? y aient un peu trop secoué la tête ?… possible !… je me demandais… je demande à sa femme…
« Oh ! ils nous ont tant tapé dessus !… et traité, Docteur ! traité ! »
Elle, c’est l’injure « fainéant » qui lui est restée là !… qu’elle arrêtait plus de pleurer… mais lui ? je me demandais…
« Fort sur la tête ?
— Oh ! là ! là ! »
Et elle repartait en sanglots… lui, c’était la Fête son souci !… tout à fait pour lui la Fête !… et « premier pupitre »… la « Fête de la Reprise des Ardennes ».
« Premier pupitre, n’est-ce pas, Docteur ? C’est entendu ! J’espère que M. de Brinon ?
— Oh ! Monsieur Delaunys, voyons, mais c’est entendu !… considérez-vous au pupitre !… »
Je fais signe à sa femme que c’est entendu !… qu’elle cesse de se plaindre !… lui sûrement il avait l’air drôle, cloche dépenaillé, le regard fixe, mais encore malgré tout quand même une certaine tenue… en loques ajustées, ficelées… ce qui n’allait pas c’était sa moustache déteinte, passée du « Nu-bian » à la pâle filasse… et sa perruque, déchirée moumoute, pas que son cuir chevelu qu’ils avaient frappé ! ils y avaient tabassé l’ensemble…
« Oh ! un très strict orchestre de chambre !… n’est-ce pas Docteur ?… mais quelles œuvres !… vous entendrez ! Mozart !… Debussy !… Fauré !… oh ! je l’ai bien connu Fauré !… nous n’avons pas été, je dirais, de ses toutes premières exécutions… mais presque !… presque !… n’est-ce pas ma chérie ?
— Oh oui !… oh oui !
— De Florent Schmitt aussi d’ailleurs !… nous avons joué, sans nous vanter, toute la jeune musique Boulevard de Strasbourg !… vous avez connu M. Hass, Docteur ? notre piano ?… 1er prix aussi !
— Certainement, monsieur Delaunys !
— M. Touche, la bonté même ! vous le savez, Docteur !… il me voulait au « premier pupitre » !… déjà !… déjà !… 1900 !… je m’effaçais, vous pensez bien !… je m’effaçais !… j’étais trop jeune !… à M. Touche je refusai, à M. Langouvé : oui ! j’accepte ! je suis résolu !… je ne veux plus attendre !… l’occasion s’offre ?… bien ! non que je n’aie toujours désiré !… certes ! j’avoue !… mais me précipiter ? moi ? jamais ! calcul ? non certes ! croyez-moi !… mais la maturité Docteur ?… je n’étais pas mûr, alors, maintenant, oui ! vous m’entendrez ! ah ! Docteur, Mme Céline au programme aussi ! dansera sûrement ! elle voudra bien ?… nous nous sommes permis !… une danse ancienne… une chaconne… et deux autres danses… romantiques !… nous l’accompagnerons !… vous voulez bien ? »
Sa femme me regardait, ce que je pensais ?… je lui faisais signe : se taire !… que c’était sa tête !… sa tête !… au fait je lui trouvais le regard fixe, mais il tenait pas des propos de fou… peut-être un peu surprenants… la Fête au Château…
Enfin une chose sûre, je voyais que si il montait chez Raumnitz pour lui expliquer les Ardennes et le concert des fêtes, il se ferait reconduire par Aïcha !… il retrouverait les autres… il coupait pas !… c’était pas le méchant mironton… le mieux peut-être puisque j’y allais que je les emmène tous les deux, que j’essaye de les caser au Château… que Brinon les prenne… enfin je pouvais voir… tenter auprès de Mme Mitre ?… peut-être au Château, musiciens ?… parce que là, recta, au Löwen, ils allaient voir la chambre 36… pas un pli !… ils faisaient que monter, redescendre !…
Mme Mitre comprenait les choses… bien mieux que Brinon…
La reprise des Ardennes… Fête du Triomphe de Rundstedt… où il avait pris tout ça ?… M. Lan-gouvé peut-être ?… le chef d’orchestre ?… Langouvé était un peu braque, mais pas si tellement… ou alors, c’était à Cissen ?… les autres « bûcherons de choc » ? ils avaient pas fait que lui sonner le tromblon, ils y avaient mis la « fête » dedans… qu’on était en Apothéose…
Je fais signe à sa femme qu’elle vienne, qu’ils me suivent… je fais signe à Lili aussi… je lui annonce…
Le tout, avec les personnes un peu dingues, jamais les heurter en rien !… de faire tout comme si « ça va de soi »… jamais heurter !… les bêtes non plus !… jamais de surprises !… toujours « ça va de soi » !… naturel !… entendu !… incisions, piqûres, bistouri… pareil !… « ça va de soi » !… oh ! mais extrême attention !… un quart de milli en deci !… çà !… vous avez le diable et sa marmite ! les meutes déchaînées !… les émotions bouillent, bouillonnent, emportent tout ! votre opéré se sauve en gueulant, ventre grand ouvert, traînant ses tripes… emportant tout ! bistouris, masque, ballon, compresses !… viscères au vent !… tout par votre faute !… de même en votre intimité : votre demoiselle pâmée d’amour vous voyez souvent tourner colère assassine ! « Satyre, violeur, monstre ! » vous en revenez pas ! l’arrogance de cette fille soumise !… un petit doigt de trop quelque part !… bon !…
Vous êtes roi, mettons !… votre peuple bien-pensant, boiveur, bâfreur, vous fout la paix… d’un sursaut : pétarade partout !… vous secoue la Bastille !… emporte votre régime ! le Pont-Neuf et la Grande Armée ! vous avez dit le petit mot de trop ! sorti du grand charme « ça va de soi » !…
Moi là, je peux dire sans me vanter, je suis sur mes gardes, pas d’impair ! je les ai emmenés très naturel, Delaunys, sa femme, et Lili… nous sommes sortis du Löwen au nez du schuppo… Raumnitz befehl ! chutt !… il salue !… ça va !… au Château direct ! nous montons, ascenseur !… d’abord Mme Mitre !… c’est elle qui compte au fond… c’est elle !… je lui expose le cas… les deux sont là, à la porte, ils m’attendent… Mme Mitre comprend tout, tout de suite… « Vous savez Docteur, l’Ambassadeur en ce moment !… »
Toujours pour une raison une autre, « l’ambassadeur, en ce moment ! » là je tombe vraiment mal, sa femme née Ulmann, vient juste de lui téléphoner, de Constance, qu’il devrait ci !… qu’il devrait ça !… oh ! la très grande influence, Mme née Ulmann ! soi-disant qu’elle approuvait pas la politique de son mari… pur chiqué, que disait Pellepoix, qui les connaissait parfaitement, qu’ils se chamaillaient pour la galerie, mais qu’ils faisaient partie tous les deux de la « Très-haute-Conjuration »… possible !… mais une chose certaine, finalement, lui qu’a été flingué, elle pas…
Je l’ai déjà dit, avec moi Brinon s’est toujours montré parfaitement régulier… pas cordial, non !… mais régulier… il aurait pu me tenir rigueur que j’avais pas le « très haut moral », que j’écrivais pas dans La France, que je voyais pas les boches vainqueurs… que je tenais des propos très libres… que je jouais pas le jeu !… lui, quel jeu il jouait ? j’ai jamais su !… toujours est-il il m’a jamais rien demandé !… il aurait pu !… médecin, c’est tout !… oh ! pour pratiquer, je pratiquais !… si je l’ai connu dans toutes ses ruelles, impasses, mansardes, ce bourg Hohenzollern ! porter mes bonnes paroles ci ! là !… Brinon m’a laissé bien tranquille question politique… c’est rare !… généralement les « haut placés » du « double jeu » n’ont de cesse que vous soyez bien guignol, gesticulateur bien mouillé… quelque fois on a eu de petits mots à propos des lettres de Berlin, de la Chancellerie… lettres où il étaitquestion de médecine… et de mes propos ici… et là…
Qu’en pensez-vous monsieur de Brinon ?
— Rien !… je vous lis les lettres de Berlin… c’est tout… »
Comme disait Bonnard : Brinon, animal des cavernes !… terrible ténébreux !… vous n’aviez rien à en tirer… tout de même six mois avant la fin, je venais encore lui parler de pommade soufrée… et de mercure… « oh ! Docteur allez ! dans six mois tout ça sera fini ! »… je lui demandais pas dans quel sens… jamais il m’a rien dit de rien…
Moi là une chose, avec mon Delaunys en loques, je tombais pile !…
« Que voulez-vous de l’Ambassadeur, Docteur ?
— Qu’ils puissent rester au Château parce que s’ils retournent au Löwen, vous connaissez von Raumnitz ?… »
Certainement, elle le connaissait… et ses petites manières… j’en parlais pas, elle non plus… elle savait très bien…
Je brusque !… zut !… j’ose !
« Je les monte à la salle de musique !… ils seront bien sages !… j’en réponds !… ils répéteront… je les caserai… ils bougeront pas !… ils coucheront là-haut… Lili leur portera leur Stam… Lili danse là-haut… je dirai aux larbins, je préviendrai Bridoux, je préviendrai tout le monde que c’est pour le grand festival !… ça va ?… »
Mme Mitre avait pas idée…
« Quel grand festival ?
— Oh ! lui ! son idée !… le banquet pour la « reprise des Ardennes » !
Mme Mitre comprend pas du tout… elle me regarde… je suis devenu aussi un peu drôle ?
— Non, madame Mitre ! non ! c’est le prétexte !… je déménage pas, mais lui il y croit à la Fête ! il est certain !… et qu’il passera « premier pupitre » ! ce soir-là ! son rêve !… promesse de M. Langouvé !…, vous comprenez ? »
Elle comprend un peu…
« Mais, madame Mitre, écoutez-moi… si je les ramène au Löwen… »
Oh ! ça elle comprend…
« Vous savez comme on les a reçus à Cissen ? battus comme plâtre !… lui forcément, sait plus très bien… l’ébranlement !… à son âge !… vous pouvez lui regarder la tête !…
— Oh ! Docteur ! Docteur, je vous crois !… donc, je dirai à M. de Brinon qu’il a un orchestre qui répète… pour une soirée de bienfaisance…
— Très bien ! certainement !… merci, madame Mitre !… il passe pas grand monde là-haut… personne, sauf Bridoux… et les domestiques… il fait froid là-haut… si quelqu’un demande je dirai : c’est la « reprise des Ardennes »… la grande fête !… au revoir, madame Mitre ! »
Je grimpe donc tout mon monde au « sixième », Delaunys, sa femme, Lili… Delaunys, sa femme, se grattent encore plus que nous… ils ont renforcé leur gale, là-bas… j’ai vu bien des gales, mais là du Camp et des broussailles ils ont rapporté de ces insectes !… positivement labourants !… des gales « terrassières » !… en plus des cloques, ecchymoses, ils étaient plus que tout sillons de gale, zigzags, quadrillures.
« Vous n’avez pas de pommade, Docteur ?
— Oh ! mais nous en aurons bientôt, madame ! »
Je la rassure !… je veux pas qu’ils s’arrêtent à se gratter, qu’ils restent en panne à réfléchir… qu’ils restent en panne à réfléchir… qu’ilsarrivent ! qu’ils montent !… ça y est !… on y est ! nous voilà ! la très spacieuse salle de musique… dite de Neptune…
« Oh ! fort joli !… oh ! splendide ! »
Ils se récrient… il est ravi…
« Et très bonne acoustique, j’espère ?
— Admirable, monsieur Delaunys ! »
En fait, les princes Hohenzollern avaient vraiment pas lésiné… une salle, bien 200 mètres de long, toute drapée brocarts roses et gris… et tout au fond là-bas en scène la statue porphyre de Neptune… brandissant trident !… pas comme ça !… campé dans une formidable conque, albâtre et granit !…
Oh ! ça y est !… tout de suite, j’ai saisi !
« Tenez, Delaunys, vous voyez !… M. de Brinon vous permet !… vous n’aurez plus besoin de sortir !… vous coucherez dans la coquille !… là-bas ! tous les deux !… vous voyez ?… plus besoin de sortir !… ils vous ramasseraient pour Cissen !… ils vous ramèneraient à Cissen !… je vous apporterai des couvertures !… personne vous verra !… vous serez bien mieux qu’au Fidelis !… »
Ils demandaient qu’à être convaincus…
« Certainement, Docteur ! Certainement !
— Vous nous apporterez de la pommade ?
Oh oui ! Madame !… dès demain matin ! »
Je vous raconte, exactement.
Juste au moment, Bridoux passe !… le général Bridoux, botté, éperonné !… fringant… il traversait toute la salle de bout en bout, l’heure du déjeuner, la table des ministres… une ! deux ! une ! deux ! tous les jours ! à midi précis ! et tous les midi précis, il faisait la même observation… « dehors ! dehors ! » il pouvait pas voir Lili danser dans cette salle ! enfermée !… pas brutal mais autoritaire !… dehors elle avait les terrasses, bigre ! et quelles terrasses !… la vue, l’air de toute la vallée !… Ministre de la Guerre et général de cavalerie !… « dehors !… dehors ! »
Lui, il s’était sauvé de Berlin !… « dehors ! dehors ! » devant les Russes… plus tard il s’est sauvé du Val-de-Grâce devant les fifis… « dehors !… dehors ! »… et il a fini à Madrid… « dehors ! dehors ! » c’est toute la vie « dehors ! dehors ! »…
Toujours une chose, j’avais casé les Delaunys… ils sont restés peut-être un mois dans la coquille à Neptune… nourris au Stam par Lili… couchés dans des couvertures qu’on leur avait amenées du Löwen… Bridoux et eux s’entendaient bien… ils sortaient sur la terrasse pour lui faire plaisir… après il s’est passé des choses… beaucoup de choses… je vous raconterai…
Je laisse Lili à travailler, répéter ses danses avec le couple Delaunys, ses numéros pour la Fête… il s’agit plus de plaisanter… à fond « ça va de soi » !… chaconnes, passe-pieds, rigodons !… un moment y a plus que du sérieux… pas faire basculer la marmite !… que vous verriez plus que les diables ! la « Reprise des Ardennes » ?… certainement ! tous les Ambassadeurs y seront !… bien sûr !… le triomphe de l’Armée Rundstedt ? ah ! là là ! Triomphe, c’est peu dire !
En fait d’ambassade, une seule… celle du Japon… et un seul consulat, celui d’Italie… peut-être encore celui de Vichy ?… le rescapé de Dresde ?… aussi, l’ambassadeur d’Allemagne ? Hoffmann ?… l’accrédité auprès de Brinon… Otto Abetz était plus rien… limogé… limogé Abetz donnait encore, malgré tout, tantôt ici, tantôt là, des sortes de petites « surprise-partys » !… oh, bien anodines, innocentes… la Chancellerie du Grand Reich avait trouvé pour les Français de Siegmaringen une certaine façon d’exister, ni absolument fictive, ni absolument réelle, qui sans engager l’avenir, tenait tout de même compte du passé… statut fictif, « mi-Quarantaine-mi-opérette » pour l’établissement duquel M. Sixte, notre grand directeur contentieux des Affaires Étrangères, Berlin, avait puisé tous les motifs dans tous les précédents possibles : Révocation des Édits, Palatinat, Huguenots, guerre de Succession d’Espagne… finalement nous étions reconnus à titre précaire-exceptionnel « réfugiés en enclave française » à condition de… de… tout de même en « enclave française » ! la preuve : nos timbres (portraits de Pétain), sa Milice, en uniforme, et notre haut flottant drapeau ! et notre « réveil » au clairon !… mais notre « enclave exceptionnelle », elle-même enclave en territoire prusco-badois… attention ! ce territoire encore lui-même enclave précise « Sud-Wurtemberg » ! je vous mets au courant de ces chichis… la totale unité de l’Allemagne date que d’Hitler et pas si tellement unifiée ! la preuve : vous aviez des trains qui pour passer d’Allemagne en Suisse traversaient dix fois la frontière, la même, en pas un quart d’heure… landers, boucles, lieux-dits, lits de rivière… zut !… je rabâche !…
Toujours est-il question de la Fête nous étions pauvres en ambassades… le Japon seul ?… on pouvait inviter Abetz, certes !… ambassadeur de qui ?… de quoi ? il se déplaçait qu’en a gazogène » Abetz… vous le voyiez partout !… trois cents mètres : en panne !… trois cents mètres encore : une autre panne !… sa grosse tête toute bossuée fêlée, toute bouillonnante d’idées, toutes fausses… tout Parisconnaissait Abetz, je le connaissais vraiment très peu… nous n’étions pas en sympathie… certainement rien à nous dire… on le voyait guère qu’entouré de « clients »… courtisans, clients-courtisans de toutes les Cours !… les mêmes ou leurs frères… vous pouvez aller chez Mendès… Churchill, Nasser ou Khrouchtchev… les mêmes ou leurs frères ! Versailles, Kremlin, Vel’d’Hiv’, Salle des Ventes… chez Laval ! de Gaulle !… vous pensez !… éminences grises, voyous, verreux, Académistes ou Tiers-État, pluri-sexués, rigoristes ou proxénétistes, bouffeurs de croûtons ou d’hosties, vous les verrez toujours sibylles, toujours renaissants, de siècle en siècle !… continuité des Pouvoirs !… vous cherchez certain petit poison ?… tel document ?… ce gros chandelier ?… ou ce petit boudoir ? ce groom dodu ?… il est à vous ! un clin d’œil ! vous l’avez là !… tout et tout !… Agobart, évêque de Lyon (632) se plaignait déjà, rentrant de Clichy (Cour de Dagobert) que c’était, cette Cour, un de ces bouges ! ramassis de voleurs et pétasses !… qu’il y revienne en 3o6o Agobart de Lyon !… voleurs et pétasses ! il retrouvera les mêmes ! pardi !… Éminences-Grooms et morues de Cours !
Je vous éloigne de Siegmaringen… puzzle que ma tête !… je vous parlais de la rue à Siegmaringen… des schuppos… mais pas que des schuppos !… des militaires de toutes les armes et de tous les grades… refoulés de la gare… grands blessés de régiments dissous… unités des divisions souabes, magyares, saxonnes, hachées en Russie… les cadres on ne sait d’où !… officiers d’armées des Balkans à la recherche de leurs généraux… plus sachant… ce que vous avez ici même, pendant le grand « rallye-culotte » ! l’Escaut-Bayonne… les colonels plus sachant !… Soubises sans lanternes… vous les voyiez devant les vitrines comme cherchant quelqu’un à l’intérieur… faisant semblant… Abetz avec son gazogène, en panne tous les trois cents mètres, pouvait pas ne pas s’être aperçu que l’armée Dudule filait un très mauvais coton… moi, Abetz me parlait jamais… je le voyais passer, il me voyait pas… s’il était en panne, il regardait ailleurs… bien !… tout de même un matin il m’arrête…
« Docteur, s’il vous plaît !… voulez-vous venir au Château, demain soir ?… dîner ? avec Hoffmann ? sans façon !… entre nous !…
— Certainement, monsieur Abetz ! »
J’avais pas à tergiverser… à l’heure dite, 20 heures, j’étais au Château… la salle à manger d’Abetz… mais ils y étaient pas !… un maître d’hôtel m’emmène ailleurs, l’autre aile, l’autre bout du Château !… couloirs… couloirs… « jamais être l’endroit indiqué !… » une autre petite salle à manger !… danger de la bombe sous la table ! surtout depuis l’attentat d’Hitler !… précautions ! ça y est !… on y est !… l’autre petite salle à manger… coquette… bibelots de porcelaine partout… Dresde… statuettes, vases… mais le menu lui, est pas coquet !… je vois ! il est pour moi !… « spécial Spartiate » ! rien à redire !… on connaissait ma mauvaise langue, mon méchant esprit ! ils y toucheraient pas au menu, eux, Hoffmann, Abetz, ils attendraient que je sois parti ! ils savaient ce qui se racontait chez les vilains, qu’à l’abri des formidables murs, qu’est-ce qu’ils se tapaient eux, les Ministres, Botschafters et Généraux ! ribouldingue et plein la gueule ! matin ! midi ! soir ! gigots ! jambons ! caviar ! paupiettes !… et des caves complètes de Champagne !… on allait me montrer, moi, je voyais, le menu impeccable spartiate !… et même c’est pas la peine que je parle !… Abetz avait son monologue prêt… toute son histoire de « résistant »… la façon qu’il avait amené le drapeau « croix-gammée » du mât de son Ambassade rue de Lille… oh ! quelle très mauvaise rue pour eux, rue de Lille !… je pensais, je l’écoutais, je disais rien… Rue de Lille, la même rue que René !… René-le-Raciste ! René y est resté lui, rue de Lille !… eux bien congédiés, chassés, bottes au der !… René, je le connais un petit peu… il m’a déchiré huit « non-lieu »…
Là, à table, je regardais Abetz, il jouait avec sa serviette… un homme replet, bien rasé… il remangerait quand je serais parti !… oh ! pas ce qu’on nous servait là juste ! radis sans beurre, porridge sans lait !… il pérorait pour que je l’écoute et que je répète… pour ça qu’il m’avait invité !… on nous sert un rond de saucisson, un rond chacun… alors mon Dieu, qu’on s’amuse !… je décide !
« Que ferez-vous, monsieur Abetz, quand l’Armée Leclerc sera ici ! À Siegmaringen ? ici même ?… au Château ? »
Ma question les trouble pas… ni Hoffmann ni lui, ils y avaient pensé…
« Mais nous avons en Forêt Noire des hommes absolument dévoués, monsieur Céline !… notre maquis brun !… vos fifis m’ont raté rue de Lille !… ils me rateront dix fois plus ici !… ce ne sera qu’un moment à passer ! mais vous viendrez avec nous, Céline !
— Oh ! certainement, monsieur Abetz ! »
Il fallait lui casser le morceau, puisqu’on était en diplomates ! je l’avais sur le gésier, le morceau ! encore pire que les radis !
« Tout de même ! tout de même, monsieur Abetz !… la petite différence !… vous faites semblant de pas savoir !… vous là, Abetz, même archi vaincu, soumis, occupé de cent côtés, par cent vainqueurs, vous serez quand même, Dieu, Diable, les Apôtres, le consciencieux loyal Allemand, honneur et patrie ! le tout à fait légal vaincu ! tandis que moi énergumène, je serai toujours le damné sale relaps, à pendre !… honte de mes frères et des fifis !…, la première branche !… vous admettez la différence, monsieur Abetz ?
— Oh ! vous exagérez, Céline ! vous exagérez toujours ! tout !… toujours ! la victoire ?… mais nous l’avons dans la main !… Céline ! l’arme secrète ?… vous avez entendu parler ?… non ?… mettons Céline, je vais dans votre sens, je vais exagérer avec vous !… défaitiste ! j’admets que nous soyons vaincus ! là ! puisque vous y tenez !… il restera toujours quelque chose du National-Socialisme ! nos idées reprendront leur force !… toute leur force !… nous avons semé, Céline ! semé ! répandu le sang !… les idées !… l’amour ! »
Il s’extasiait de s’entendre parler…
« Rien du tout, Abetz ! absolument rien !… vous vous rendrez compte !… ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire !… elle sera cocotte la vôtre, d’Histoire ! »
Le larbin me repasse les radis… et un autre rond de saucisson…
« Pourtant… pourtant, monsieur Céline… écoutez-moi !… je connais la France… vous le savez, tout le monde le sait !… que j’ai professé le dessin en France… et pas seulement à Paris… dans le Nord… dans l’Est !… et en Provence !… j’ai fait des milliers de portraits… hommes !… femme !… Français !… Françaises ! et j’ai vu, entendez Céline !… bien vu !… sur les visages de ces Français… du peuple !… et de l’aristocratie… l’expression très honnête, très belle, d’une très sincère amitié !… profonde ! pas pour moi seulement… pour l’Allemagne !… d’une très vraie réelle affection !… Céline !… pour l’Europe !… voilà ce que vous devez comprendre !… Céline !… »
Le confort fait bien déconner, l’effet qu’il me faisait… je les voyais ravis tous les deux… Hoffmann aussi, en face… pas des libations ! y avait que de l’eau sur la table… des mots !… mots !… j’avais vraiment rien à répondre… maintenant c’était le Stam… Stam aussi… mais Stam « spécial » aux vraies carottes, aux vrais navets, et je crois au vrai beurre…
« Bien, monsieur l’Ambassadeur ! »
C’était pas le genre Barbare, Abetz… non !… pas du tout à craindre comme Raumnitz !… il avait pas été fessé, lui !… pas encore !… mais tout de même… tout de même… ça valait mieux de pas insister… j’ai plus rien dit… bon pour l’affection des Français ! « vas-y, Dudule ! »… j’abonde…
« Oh ! vous avez raison, Abetz ! »
Ça y est ! je l’ai relancé ! j’y coupe pas !… l’Europe Nouvelle ! et son projet auquel il tient, sa grande œuvre, dès notre retour à Paris, la plus colossale statue, Charlemagne en bronze, en haut de l’avenue de La Défense !…
« Vous voyez, Céline ?… l’axe Aix-la-Chapelle-la-Défense !
— Vous pensez, monsieur Abetz ! je suis né Rampe-du-Pont !
— Alors vous voyez ! »
Je voyais Charlemagne et ses preux… Gœbbels en Roland…
« Oh ! vous avez bien raison !
— N’est-ce pas ?… n’est-ce pas ? deux mille ans d’Histoire !…
— Absolument magnifique ! »
Hoffmann était d’avis aussi ! il trouvait aussi cette idée d’Abetz enthousiasmante au possible ! la très grande symbolisation que toute l’Europe attendait ! Charlemagne, tous ses preux autour, place de la Défense !
Je voyais l’Abetz, son enthousiasme, à nous raconter ce que ça serait… ce formidable ensemble statuaire !… il en avait les joues toutes rouges… pas d’alcool !… y avait que de l’eau minérale, j’ai dit… d’enthousiasme pur !… il se levait pour mieux raconter, nous mimer camper Charlemagne, ses preux !… ses preux : Rundstedt… Roland… Dar-nand… je me disais : ça va !… il va se fatiguer… je partirai en douce !… basta !… au moment un larbin lui chuchote… qu’est-ce que c’est ?… quelqu’un !… M. de Chateaubriant est là !… Alphonse !… il désire parler à monsieur l’Ambassadeur !
« Qu’il entre !… qu’il entre !… »
Alphonse de Chateaubriant !… le larbin le précède… le voici ! il boite !… il entre… notre dernière rencontre, à Baden-Baden, il boitait moins, je crois… à l’Hôtel Brenner… il avait le même chien, un vraiment très bel épagneul… il était habillé pareil, lui… en personnage de son roman… depuisson film « Monsieur des Lourdines »… il change plusde costume… le personnage… ample cape brune, souliers pour la chasse… oh ! mais ! oh si !… le feutretyrolien est nouveau !… la petite plume ! d’une main l’épagneul en laisse, l’autre main, un piolet !… où il allait comme ça, Alphonse ?… il nous le dit tout de suite… je vous oubliais : sa barbouse !… depuis Baden-Baden, ce qu’il avait pris comme barbe !… une barbe de druide !… elle était que barbe mondaine là-bas, maintenant drue, grise, hirsute… envahissante !… vous lui voyiez plus la figure… plus que les yeux…
« Mon cher Abetz ! mon cher Céline ! »
La même voix qu’à Baden-Baden… très chaleureuse !… l’urgence affectueuse !
« Pardonnez-moi ! j’arrive ici !… j’ai tout fait pour vous prévenir, mon cher Abetz ! hélas !
— Mais voyons, Chateaubriant ! mais vous êtes chez vous !
— Vous êtes trop bon, cher Abetz ! nous étions chez nous ! »
Là, de ces soupirs !
« Oui je peux le dire ?… notre chalet est occupé !
— Ah ?… ah ?
— Oui ! j’ai dû fuir !… ils sont chez nous !
— Qui, ils ? »
Je demande… qu’on rigole !…
« L’armée Leclerc, voyons Céline ! Oh ! mais nullement abattu, cher Céline ! je les ai vus !… j’ai vu les noirs !… soit !… les noirs nous provoquent ? la guerre totale ? soit, n’est-ce pas Abetz !
— Oh ! certainement ! certainement ! » Alphonse ! »
Alphonse ne demande qu’à être applaudi ! le voilà relancé !
« Comprenez ! comprenez Céline ! comme je l’ai écrit : la victoire appartiendra à l’âme la plus hautement trempée !… la spiritualité d’acier !… nous avons cette qualité d’âme, n’est-ce pas Abetz ?
— Oh ! certainement, Chateaubriant ! »
Abetz ne va pas le contredire !
« L’âme !… l’âme, notre arme, la bombe… je l’ai ! je l’aurai ! »