CHAPITRE VI
 
Terre Sainte et relations

 

LA maison du Temple de Jérusalem n’est pas décrite dans les actes, mais dans un vieux récit de voyage, transcrit dans la Patrologie latine de Migne, au tome 155. Il s’agit du séjour effectué au Temple de Salomon par un pèlerin allemand, Maître Jean de Wirtzbourg. Ce carnet de voyage, en liaison étroite avec quelques autres chroniques, permet de situer l’emplacement de la maison magistrale de l’Ordre du Temple.

Les voyageurs débarquaient soit à Jaffa, soit à Acre. Par Jaffa, ils se rendaient directement à la Ville Sainte, en passant par la forteresse templière de Toron. S’ils arrivaient par Acre, deux chemins s’offraient à eux. Le plus court passait par les couvents- châteaux du Temple de Château-Pèlerin, Césarée et Jaffa. Le second empruntait la grande route de pèlerinage sur laquelle se dressait la possession teutonique de Beaufort, avant de rejoindre les trois grandes forteresses du Temple : La Fève, Les Plains et Caco.

Avant d’arriver à Jérusalem, le pèlerin rencontrait les couvents de Sébaste et de Naplouse. Une fois en vue de la Ville Sainte, il apercevait les deux coupoles dominant la cité : à l’est, celle du Temple du Seigneur, l’ancienne mosquée transformée en église, et à l’ouest la rotonde du Saint-Sépulcre. Une chapelle, au-dessus de laquelle s’élevait le beffroi de l’Hôpital, surmontait le rocher du Golgotha. Ces trois points de repère servaient de décor à une foule de tourelles, créneaux, clochers, terrasses, d’où se dégageaient les quatre tours maîtresses de la ville, celle de Saint-Étienne, celle de Sion, celle de David et celle de la Tannerie. Elles divisaient la ville en quatre quartiers bien distincts dont celui de la Juiverie, le plus important, au nord.

Quatre grandes rues joignaient les tours. Les deux axes nord-sud se nommaient rue Saint-Étienne et rue de Sion. Elles partaient, toutes deux, de la porte Saint-Étienne et se dirigeaient, l’une vers le Temple et vers la porte de la Tannerie, l’autre vers la porte de Sion. Les deux rues transversales étaient celle du Temple, au nord, qui rejoignait le Temple au Saint-Sépulcre, et la rue de David qui permettait d’accéder de la porte du même nom à l’esplanade par l’église Saint-Gilles. De nombreuses églises, plusieurs monastères faisaient corps avec les habitations grouillantes des ruelles étroites formant l’ensemble des quartiers.

La grande porte de la Cité, celle de Saint-Étienne, s’ouvrait sur le camp des Croisés. Les Chroniques qui décrivent la ville, nous font toutes partir de cette porte. À l’intérieur des murailles, les itinéraires sont identiques.

Après avoir dépassé le Saint-Sépulcre, premier lieu de la visite, le pèlerin se dirigeait vers la rue des Herbes où l’on trouvait les marchands d’épices et de fruits. Venait ensuite la rue de la Draperie où les étalages de tissus faisaient beaucoup d’envieux. Dans la rue du Temple, les visiteurs pouvaient acheter la coquille et la palme du pèlerin. C’est par cette rue que l’on aboutissait sur le pavement, terrain baillé aux pauvres chevaliers du Christ au début de leur fondation, par les chanoines du Temple.

Si nous suivons le pèlerin, nous aboutirons à la maison des Templiers. Encore faut-il être prudent, car, comme il dit : « Entre les murs de la cité et la porte se trouve le Temple. La distance est de plus d’un trait de flèche en longueur, et, en largeur il est séparé d’un jet de pierre. De là, on arrive au Temple. A gauche, en face du portail, on trouve le Temple de Salomon, demeure des Templiers. » Or, la maison des Templiers ne fut jamais l’esplanade du Temple, et encore moins la mosquée d’Omar. Cette (dernière n’était autre que l’église Saint-Jacques le Mineur, La maison des Templiers était bien l’ancien Temple de Salomon, mais seulement dans ses parties basses, situées au sud de l’esplanade, à l’opposé du pinacle. Et Jean de Wirtzbourg dit vrai : aujourd’hui (encore, lorsque l’on visite les écuries, dites du Temple, on retrouve de nombreux anneaux qui servaient ;à attacher les montures des chevaliers. « À la droite, mers le méridien, se situe le palais bâti par Salomon : à ce que l’on dit. Dans cet édifice, on voit une écurie (d’une contenance si admirable et si grande, qu’elle peut loger plus de deux mille chevaux ou encore mille cinq cents chameaux. Les chevaliers du Temple «ont beaucoup de bâtiments touchant le palais, larges et grands, avec une nouvelle et belle église qui n’était pas terminée lorsque je la visitai. » Comme la plupart des églises du Temple, celle-ci était dédiée à Notre Dame. Nous disons bien la plupart, car beaucoup de chapelles templières ne furent pas dédiées à Notre Dame ; celle de Jérusalem s’appelait Notre-Dame des Latins, aux dires de notre voyageur. En dehors de l’église, dont il évoque la construction, il nous peint le réfectoire que les chevaliers ont toujours appelé le Palais, en Terre Sainte. C’était une vaste salle voûtée avec une épine de colonnes. « Aux murs étaient accrochés des trophées d’armes, des épées, des boucliers peints, des cottes de mailles, le tout-venant des butins pris à l’ennemi. »

Comment était meublé le réfectoire ? Selon la Règle, les tables étaient rangées suivant les dispositions communes des monastères réguliers, avec cette différence que les frères étaient l’un en face de l’autre. Seuls le Maître et le Chapelain avaient une table spéciale. Au cours des repas, des aumônes étaient prévues.

Quoi qu’on puisse dire, les Templiers ont pratiqué la charité avec largesse. Lorsqu’un frère entame une pièce de viande ou de fromage, dit la Règle, il doit toujours la tailler avec soin « afin qu’elle soit honorable pour donner à un pauvre ». Tous les restes de la table étaient distribués aux pauvres et, dans toutes les maisons de l’Ordre, quatre pauvres étaient nourris quotidiennement par les chevaliers et, là où le Maître se trouvait, « un cinquième recevait l’aumône », car le Maître recevait double part.

En dehors des mendiants, un nombre important d’hôtes mangeait avec les frères, invités par le Maître ou par les grands baillis. En plus des amis de la maison, les chevaliers comme les frères sergents, pouvaient convier leurs amis, mais chacun à leur place, c’est-à-dire que les chevaliers étaient assis avec les chevaliers et les hommes d’armes avec les frères sergents.

À Jérusalem, le dortoir des chevaliers était situé entre le réfectoire et l’église. C’était une grande salle entrecoupée d’alcôves, donnant dans un couloir central, chacune meublée d’un lit, d’une table, de chaises et d’une huche-coffre. La literie a déjà été décrite. Le Maître et les commandeurs disposaient chacun d’une chambre plus vaste et mieux meublée dans laquelle se trouvait un bahut qui fermait à clé. Les sergents logeaient dans une grande salle commune sans séparation.

Comme les moines, les chevaliers et les sergents pouvaient se rendre directement du dortoir à l’église, souvent par une galerie couverte, si l’on en juge par les divers plans de commanderies et même de forteresses. Près de l’église se trouvaient aussi l’infirmerie et les appartements des commandeurs et des baillis qui venaient à la maison générale pour les chapitres. Ces appartements, les textes les nomment « Hostels ».

À Jérusalem, comme dans la plupart des grandes maisons d’Orient, la majeure partie des bâtiments, que l’on a baptisés souvent du nom de «magasins », n’étaient autres que les constructions de la maréchaussée. Situées hors des parties purement conventuelles, mais toujours à l’intérieur de l’enceinte, elles abritaient les armes, les armures, le menu harnais. Il y avait la forge où l’on réparait et fabriquait les hauberts, les heaumes, les cottes de mailles, la ferrerie où l’on ferrait les chevaux, la chavestrerie où l’on fabriquait les selles et les courroies, et enfin la bourrellerie.

Les magasins comprenaient aussi la draperie et la parementerie. La Règle ne dit rien sur ces deux services. Nous devons nous reporter aux chroniques afin d’en connaître la destination. La draperie était uniquement l’entrepôt des tissus à l’usage de l’Ordre : bure, velours, toile de Reims, trentenaire de laine, tandis que la parementerie était l’atelier de confection des robes et des manteaux. C’était le domaine du commandeur de la draperie ou du drapier du couvent. Il avait sous sa juridiction la cordonnerie où se fabriquait, outre les chaussures, les courroies, ceintures, baudriers, enfin tout ce qui ne servait pas directement pour la guerre et qui était en cuir.

Une autre partie des magasins avait son importance, c’était celle qui avait à sa tête le commandeur de la viande. Elle comprenait la cuisine, la cave ou boutellerie pour le vin, les fours pour cuire le pain. Ledit commandeur dirigeait aussi les porcheries, les poulaillers, les bergeries et les jardins potagers dans lesquels poussaient lentilles, fèves, choux, oignons, vesces nécessaires à la nourriture des frères. Les textes signalent que, dans certaines maisons d’Orient, il y avait des ruches et des moulins.

En dehors du nécessaire pour les hommes, il existait des silos pour le fourrage,  l’orge et le blé. Ces greniers à provisions se voient, encore de nos jours, à Jérusalem. Creusés à même le rocher, ils forment un réseau de souterrains, entrecoupés de citernes relativement profondes pour recueillir les eaux. Néanmoins, les Templiers n’avaient aucune bête dans leur maison de Jérusalem, sinon le strict nécessaire. Les actes de Terre Sainte indiquent que les chevaux, les bœufs et les moutons étaient parqués près de la terre du patriarche.

La maison-mère du Temple ne groupait pas moins de trois cents chevaliers et un nombre indéfini de sergents. C’était le couvent. Il formait la force militaire disponible et mobile de première urgence. On remarquera d’ailleurs qu’au cours des grandes batailles, lorsqu’il est question du couvent, le nombre des chevaliers ne dépassera pas quatre cents membres. En campagne, souvent, ce nombre de chevaliers sera largement dépassé ; il faudra alors entendre : le couvent plus les garnisons des autres maisons, forteresses et commanderies. Le désastre, causé par Armand de Périgord, fut la perte des chevaliers du couvent au nombre de trois cent douze.

On ne peut pas savoir le nombre exact de Templiers hébergés ensemble dans la maison de Jérusalem. Les textes ne donnent pas de chiffre, même approximatif. Tout ce monde vaquait aux divers travaux de la maison : les chevaliers habillés de blanc, les sergents de noir et les affiliés de brun, tous arborant fièrement la Croix rouge du Temple sur leur dos et leur poitrine. Tous étaient frères du Temple, tous vivaient dans la même paix et la même charité. Aucun mépris entre les catégories, à l’égard des fonctions inférieures, de ceux qui restaient au couvent, qui ne combattaient pas. Ils étaient tous religieux à part entière, prononçant des vœux identiques. Si la règle fait état d’une hiérarchie, il n’en reste pas moins vrai que tous vivaient en fraternité sincère. Les écuyers qui ne servaient qu’à gages, ne faisaient pas partie de l’Ordre, ni les Turcopoles qui combattaient sous les ordres du Chevalier Turcopolier ; mais ils étaient là pour la même cause et se devaient de vivre dans la meilleure entente.

Le voyageur Jean de Wirtzbourg accuse les Templiers de trahison, principalement contre l’Empereur Conrad. Ses soupçons reposent sur une coïncidence. Celle de l’arrivée à Jérusalem, dans la maison du Temple, de l’ambassadeur des musulmans de Damas, Ousama Ibn Mounkidh. Or, il faut remarquer que les alliances entre chrétiens et musulmans étaient fréquentes. Si les Templiers passèrent des accords avec certains infidèles, les Hospitaliers de Saint-Jean et même les teutoniques en firent autant. Raymond d’Antioche ne s’allia-t-il pas avec Saladin contre Guy de Lusignan ?

En 1149, lors des préparatifs de l’attaque d’Ascalon, l’ambassadeur de Damas n’était plus à Jérusalem, mais chez les Khalifes fatimides du Caire. La bataille d’Ascalon fut l’affaire des Templiers et des Hospitaliers. Dès 1153, les barons firent le siège du port musulman, défendu par des murailles d’une hauteur moyenne de quinze mètres, sur une surface en demi- cercle de quatre cent cinquante mètres de rayon.

Les préparatifs furent menés par le jeune roi Baudouin III. Le blocus dura quatre mois, décourageant les chevaliers séculiers. La lutte fut prise en main par Bernard de Tremelay, Maître du Temple, et par Raymond du Puy, Maître de l’Hôpital. Le 13 août, ce fut le dernier souffle musulman. La défense stratégique des Infidèles causa leur propre perte : voulant brûler les engins de guerre des Francs, les flammes léchèrent les murailles de la ville tant et si bien que, le lendemain, une brèche s’ouvrit et un pan de muraille s’écroula. Deux chroniqueurs évoquent ce siège : Guillaume de Tyr et Jacques de Vitry, l’un totalement défavorable à l’Ordre et l’autre les qualifiant de martyrs. Aussi faut-il prendre un peu chez les deux pour se faire une idée juste de ce qui se passa.

Voici comment Guillaume de Tyr raconte l’attaque de la ville par le Maître et une quarantaine de chevaliers du Temple : « Dedans la cité se mirent quarante chevaliers du Temple et les autres défendaient la brèche du mur. Les Turcs qui avaient été ébahis premièrement virent que personne ne suivait ceux qui étaient déjà dedans. Aussi ils prirent courage en eux-mêmes et les coururent sus de toutes parts. Les Templiers qui n’étaient que peu de gens ne purent se défendre, aussi furent-ils occis. Quand les Turcs qui avaient désespéré, entendirent ce fait, ils prirent courage et se réconfortèrent de cette aventure. Lors commencèrent-ils à venir tous ensemble au per- tuis du mur et à défendre l’entrée. Ils apportèrent en hâte devant la brèche des grandes poutres, des solives de toutes sortes de bois et de navires dont ils avaient assez... Ensuite ils prirent les Templiers qu’ils avaient occis et les pendirent tous par des cordes contre le mur qui était face à l’armée. » Pour l’archevêque, l’avarice des Templiers est la cause unique de ce désastre. Ils voulaient s’emparer seuls du butin, « car le Maître du Temple, Bernard de Tremblay, avec ses Templiers, devança de beaucoup les autres et se mit devant cette brèche, afin que nul n’entrât, sauf ses frères... » À travers ce récit accusateur et plein d’amertume, le Maître du Temple ne peut être excusé, malgré sa mort au combat. Le récit de Jacques de Vitry vient heureusement contrebalancer celui de Guillaume de Tyr.

Nous avons parlé de l’ambassadeur Ousama Ibn Mounkidh. Cette mention vient à point, car les calomnies de Guillaume de Tyr et de ses continuateurs sont en contradiction avec le récit de l’envoyé, musulman.

Relatant la livraison de Nasr-Eddin, Guillaume de Tyr, toujours à la recherche d’une accusation contre le Temple et son amour de l’argent, donne, encore une fois, une version d’une tout autre couleur que celle laissée par Ousama. Ce dernier raconte et les dates qu’il donne, en relation avec l’Hégire, sont précises : elles vont de 1144 à 1154 comment alors qu’il était en Égypte, le Khalife du Caire fut assassiné par Nars-Eddin, son favori. Celui-ci n’hésita pas à tuer les deux frères du roi et le grand vizir. La garde s’étant révoltée, le meurtrier dut s’enfuir avec une armée de trois mille cavaliers et des esclaves arméniens. Il avait pris la précaution d’emporter l’argent volé au trésor de l’Égypte. Ousama et son frère, plus ou moins mêlés à cet assassinat, suivirent la troupe.

Les Templiers de Gaza furent, avertis que les fuyards passeraient par leur territoire avec le butin. Guillaume de Tyr se garde bien de dire que ce fut la propre sœur du Khalife, voulant venger la mort de ses trois frères et du grand vizir, qui envoya des émissaires aux frères de Gaza, leur promettant une récompense s’ils livraient Nasr-Eddin. Le chroniqueur arabe précise : mort ou vif.

La caravane du meurtrier fut surprise à Aïn-Mouveileh. Les esclaves arméniens s’enfuirent. Nasr-Eddin et le frère d’Ousama furent faits prisonniers, tandis que l’ambassadeur gagna Damas par la seigneurerie franque d’Outre-Jourdain. Quatre jours après, le meurtrier fut livré aux envoyés du nouveau vizir qui remirent aux Templiers la somme de soixante mille dinars en récompense. Après plusieurs jours de tortures, Nasr-Eddin fut mis à mort.

La version de l’archevêque de Tyr est tout à fait différente, accablante quelquefois, et surtout moins précise. D’après lui, Nasr-Eddin fut fait prisonnier par les Templiers. Jusque-là nous sommes en plein accord. Il demeura, ajoute-t-il, longtemps à Gaza «pour être instruit des dogmes principaux de la religion chrétienne et pour apprendre la langue franque ». Cela paraît invraisemblable, car en quatre jours, il eût fallu un cerveau bien fait ! L’archevêque, par haine, insinue que les Templiers, devant les soixante mille dinars qu’offrait le vizir, livrèrent leur prisonnier qui fut mis à mort en arrivant à la cour du Caire. Le récit de Guillaume de Tyr ne peut être pris au sérieux. Le chroniqueur arabe, précis dans ses dates, dit bien que la récompense fut remise en échange du prisonnier et que les Templiers ne connaissaient pas la somme proposée.

On s’étonnera peut-être des nombreuses références faites, dans cette étude, aux chroniqueurs arabes. Nous avons voulu mettre en parallèle toutes les élucubrations avec les textes arabes, souvent plus objectifs.

En ce qui concerne Jacques de Vitry, nous préférons l’utiliser surtout pour le XIIIe siècle, tout en le confrontant, lui aussi, avec les chroniques arabes ou arméniennes, étant donné qu’il ne découvre chez les Templiers que du bien et exagère quelquefois dans le sens contraire de Guillaume de Tyr.

Continuant son récit, Ousama raconte comment il échangea avec les Templiers son propre frère contre un chevalier de l’Ordre, sans qu’il soit question de rançon, cette fois.

Le Temple, à cause de la tragédie dont il fut la victime, et du halo ésotérique dont on l’affuble trop souvent, est l’ordre militaire sur lequel on a le plus fait de comparaisons, fausses d’ailleurs, en matière de constructions et de défenses.

Les lois de la guerre s’appliquaient dans toutes les formes de la vie. En Palestine, les Templiers reçurent des châteaux déjà construits, tout au moins dans les débuts : Gaza, cédé à l’Ordre en 1149, Saphet en 1169, Tortose en 1165. Jérusalem perdue, seul les deux ordres du Temple et de l’Hôpital furent assez puissants et riches pour entretenir leurs forteresses. Mais comment étaient-elles bâties ? Avaient-elles des rapports de construction avec les forteresses musulmanes ?

Le premier devoir du musulman était de propager la religion par les armes. Pour lui, la Guerre Sainte se faisait de deux manières : tout d’abord sur le pays de droit, c’est-à-dire sur le territoire déjà soumis au Coran, comme la Palestine. Ensuite, sur les pays infidèles qu’il fallait réduire au tribut.

Le devoir du chrétien était pratiquement le même, à la seule différence qu’il devait défendre la foi par les armes et non pas la propager de cette manière. Ce qui d’ailleurs ne fut pas très pratiqué, principalement dans les pays baltes.

Les constructions, qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes, avaient un rapport étroit avec la Guerre Sainte. Le Ribat musulman, à la fois forteresse, couvent, refuge, est de beaucoup antérieur aux ordres militaires. Lorsque les musulmans remplacèrent les Byzantins, en particulier sur les frontières maritimes, ils occupèrent les forteresses de défense élevées par leurs prédécesseurs et en construisirent d’autres suivant le même modèle. L’ensemble de la forteresse présente un plan régulier, flanqué, aux quatre angles, de tours rondes ou carrées. Un crénelage couronne tours et courtines. D’autres tours carrées, plus petites, défendent les côtés de la forteresse et leur nombre varie selon la distance d’une tour d’angle à l’autre.

Ce système fut employé en Terre Sainte comme dans la Péninsule ibérique. Et les auteurs qui reprochent aux Templiers d’avoir copié leur mode de défense sur les musulmans se trompent complètement, étant donné qu’il se rencontre aussi bien à Avila qu’à Tolède, à Chàteau-Pélcrin et Trujillo qu’au Crack des chevaliers et qu’à la forteresse de Saône. En dehors des murs d’enceinte, il existe, chez les musulmans comme chez les Templiers ou les Hospitaliers, et même dans les forteresses séculières, des ressemblances frappantes découlant de Byzance et non de la religion islamique, des anciens Égyptiens, de Salomon ou autre.

Sur les chemins de ronde, on accède souvent à des salles ou cellules. Chez les musulmans, on peut voir des salles d’ablutions. Divers escaliers permettent facilement et rapidement de parvenir à tous les points de défense. Cette caractéristique se retrouve dans toutes les forteresses tant en Palestine, qu’en Espagne ou en Sicile, qu’elles soient chrétiennes ou islamiques.

Si, dans le Ribat, la porte d’entrée est surmontée d’une salle réservée à la prière, dans les forteresses chrétiennes c’est une salle d’armes ou de veillée, la chapelle étant pratiquement construite dans le donjon.

Ce système défensif est donc identique chez tous. Dans les rabitas, une tour ronde sert de minaret et de tour à signaux, alors que chez les chrétiens nous avons la tour donjon. C’est la seule différence.

Nous donnons, pour comparaison, quelques plans : templiers, hospitaliers, seigneurs laïcs et musulmans. En dehors de quelques petits détails, l’ensemble est le même. Pour les ordres militaires, comme pour les fidèles de Mahomet, la construction était à la fois une forteresse et un couvent. Le système employé par les Templiers de jalonner les routes avec des distances d’une journée n’est également pas spécifique à l’Ordre, ni aux musulmans ; il provient, lui aussi, de Byzance. Ces distances, relativement courtes, entrecoupées souvent de tours solitaires, étaient nécessaires aux signaux d’alarme. Seule la stratégie était différente. Les tours solitaires de Palestine, comme Bordj-el-Zara, Maksour, Aïn-el-Arab, Toklé, Kermel, se retrouvent aussi en Castille. Elles étaient bâties, en général sur des pitons rocheux, au sommet des cols et, surtout, à la jonction des points stratégiques importants.

Cependant, les chrétiens, et non seulement les Templiers, reprirent la tactique militaire des musulmans, si bien que l’on retrouve, chez les uns comme chez les autres, les mêmes principes offensifs et défensifs, principalement dans les garnisons de frontières. Les points névralgiques furent toujours confiés à des religieux militaires.

Il faut malgré tout noter ce qui fit la force des musulmans et causa la perte des croisades. L’islamisme imposait à ses fidèles une règle acceptée avec d’autant plus de passion qu’elle était sévère. Tout élan religieux se transformait en mouvement politique et guerrier. Le Sheik était, pour le musulman, à la fois un directeur spirituel et un chef de guerre en puissance.

Ces comparaisons ne peuvent donner qu’un vague aperçu des forteresses et châteaux templiers en Palestine. Ce fut sous la maîtrise de Guillaume de Chartres que se réalisa une des plus grandioses constructions templières, à laquelle participèrent les pèlerins, d’où son nom : Château-Pèlerin.

La fortification du Mont Thabor par les musulmans, point stratégique et dangereux, menaçait toute la plaine d’Acre. Elle fut un plat de choix pour les Croisés et se trouve être à l’origine du siège de Damiette.

Olivier le Scholastique nous raconte comment se déroula ce siège. Le Maître du Temple, malade à Acre, avait délégué ses pouvoirs à son maréchal. En compagnie du Maître de l’Hôpital, des armées des deux ordres, des rois de Jérusalem, de Hongrie et de l’archiduc d’Autriche, il donna le premier assaut. Le Maître de l’Hôpital voyant l’échec complet de cette première attaque, proposa une nouvelle tentative qui n’aboutit qu’à la retraite, à cause surtout de la lâcheté des croisés laïcs.

Jean de Brienne, alors roi, voulut construire un château sur les marches de son royaume. L’entreprise fut décidée, tandis que le Maître du Temple et le Conseil de l’Ordre acceptaient de fortifier le promontoire d’Athlit, le futur Château-Pèlerin, l’une des forteresses les plus imposantes de l’Ordre du Temple.

La deuxième grande forteresse templière en Palestine est Tortose, acquise en 1169. Immenses et protégés par deux enceintes, les bâtiments abritaient les mêmes charges que la maison centrale de Jérusalem : magasins importants situés à l’opposé des bâtiments conventuels, chapelle rectangulaire, etc. Ayant le même type de défense que Château-Pèlerin, Tortose s’ouvrait sur la mer par un immense donjon dont il ne reste, actuellement, que les ruines des fondations.

Deux autres constructions du Temple sont à signaler. Elles présentent les mêmes caractéristiques de défense. Chastel-Blanc, perdu dans les montagnes, et situé entre Tortose et Tripoli. Là encore, deux enceintes protègent les bâtiments, parmi lesquels le donjon- chapelle, permettant de soutenir un siège. Au sommet, une plate-forme crénelée, d’où l’on découvre le pays alentour, permettait à la garnison d’échanger des signaux avec le Crack et Areymeh, plus connu sous le nom de Château-Rouge.

Ce dernier n’est pas templier d’origine. Les chevaliers ne construisirent que la deuxième enceinte. Le reste est byzantin, et c’est alors que l’on remarque le choix des Templiers puisqu’ils ne firent aucune autre construction.

Le deuxième exemple de type de construction que nous ayons en Palestine est le château de Saphet. Il est instructif de connaître les origines de la reconstruction de cette forteresse dont le premier élément avait été élevé entre il38 et 1140, sous le règne de Foulques d’Anjou. Située à l’est de Saint-Jean d’Acre, la forteresse fut prise par Saladin en 1188. Les musulmans s’acharnèrent dessus et la démolirent complètement en 1220. Il faudra attendre 1240, à la suite du traité conclu avec le sultan de Damas, pour que Saphet redevienne une place forte chrétienne. Grâce à Benoît d’Alignan, évêque de Marseille, les frères du Temple purent entreprendre sa reconstruction. Elle sera, malgré tout, reprise en 1266, par le sultan Bibars.

Benoît, venu en Terre Sainte en pèlerinage, se rendit dans les territoires musulmans. Arrivé à Damas, il attendit quelques jours son visa de passage. Là, plusieurs personnes lui demandèrent si Saphet allait être rebâti. S’étant enquis de cette question, on lui expliqua que la forteresse fermait les portes de Damas. La curiosité de Benoît fut telle que, rentrant en Terre Sainte, il fit un détour dans les montagnes de Galilée et visita le site. Il y trouva un escadron de Templiers : « Le châtelain, Frère Raymond de Caro, le reçut avec une grande joie, bien qu’il n’ait lui-même, pour se loger, que les petites tentes des écuyers, dans lesquelles ils font le lit de leur seigneur. L’évêque se renseigna avec diligence au sujet de la place et pourquoi les Sarrasins craignaient sa reconstruction. Les frères du Temple répondirent que rebâtir cette forteresse ce serait une défense et un bouclier pour les chrétiens jusqu’à Acre. Le prélat s’en retourna dans la ville et rendit visite au Maître du Temple, Armand de Périgord, qui était malade dans son lit. Après une conversation contenant quelques renseignements sur les craintes des musulmans, l’évêque demanda au Maître de réunir son Conseil afin d’étudier les moyens de reconstruire, en profitant de la trêve. Un dialogue des plus instructifs s’engagea.

« Seigneur, évêque, ce n’est pas chose facile que reconstruire Saphet ; le roi de Navarre, le duc de Bourgogne, les comtes, les barons de l’Ost, me promirent qu’ils viendraient à Saphet pour que nous puissions y travailler plus vite et en plus de sécurité, qu’ils y resteraient deux mois et qu’ils donneraient 7 000 marcs pour les dépenses. Ils ont oublié leur promesse et ils sont partis chez eux, et voilà que vous nous dites de bâtir le château sans argent. »

L’évêque répondit alors : « Maître, reposez-vous en votre lit et dites votre volonté aux frères, avec de bonnes et efficaces paroles. J’ai confiance en Dieu que vous ferez plus dans votre lit que toute la croisade n’a fait avec la multitude de ses hommes d’armes et ses richesses. »

À ce moment, deux frères, Gérard de Braies et Renaud l’Allemand, qui assistaient le malade, répliquèrent : « Seigneur l’évêque, dites ce qu’il vous semble bon et le Maître tiendra conseil pour cela et vous répondra. »

Selon d’autres textes, avant de quitter la maison, l’évêque de Marseille eut l’occasion de s’entretenir avec quelques dignitaires du Temple : Renaud Vichier, commandeur d’Acre, Barthélémy de Morette, grand commandeur de Jérusalem. Le lendemain de cette rencontre, le Conseil fut réuni ; quand tous les frères furent assemblés, Benoît reprit son discours de la veille en ces termes : « Moi, je ne peux pas vous offrir de l’argent et les subsides, mais, si vous voulez entreprendre la construction, je vous accompagnerai. Dans le cas contraire, je prêcherai aux pèlerins et j’irai avec eux faire un grand tas de pierres et édifier tout autour, aussi en pierres, sans mortier, pour la défense des chrétiens et pour braver les Sarrasins. » Les frères, devant une telle foi, décidèrent, à l’unanimité, de rebâtir la forteresse : « Il y eut une grande joie dans la maison du Temple et dans la cité d’Acre et dans la population de Terre Sainte. Et sans tarder fut élu un comité de chevaliers, de sergents, de balistes et autres hommes d’armes. Une caravane de bêtes de somme fut rassemblée pour porter les armes, victuailles et autres choses nécessaires et les greniers, les celliers, les trésors et autres officines furent ouverts afin de pallier aux dépenses avec magnificence et joie. Une multitude d’ouvriers et de forgerons fut envoyée avec leurs instruments et les objets nécessaires. » L’évêque célébra la messe, prononça une allocution et « posa la première pierre sur laquelle il mit une coupe d’argent doré pleine de monnaie pour les subsides de l’œuvre. » Ceci se passait le III des Ides de décembre (20 décembre) 1240. Après quelque temps, l’évêque revint en Terre Sainte. Le 4 octobre 1244, il rendit grâces en voyant la construction et « par l’énergie, la munificence avec laquelle les Templiers travaillèrent. »

C’était -une construction quasi inaccessible et inexpugnable. Elle était entourée de fossés ayant sept cannes de profondeur (13,692 m), six de large (11,736 m) et trois cent soixante-quinze de pourtour (733,500 m). La forteresse était protégée, en outre, par des barbacanes, des souterrains couverts, des tranchées, et la défense était assurée par sept tours garnissant les murs d’enceinte. La Maison du Temple mit deux ans et demi pour construire le château de Saphet et la dépense s’éleva à la somme de quarante mille besans, en plus des revenus du domaine. Chaque jour, il fallait prévoir la nourriture « pour plus de mille sept cents personnes et, en temps de guerre, pour deux mille deux cents ». La garnison s’élevait à cinquante frères chevaliers et trente frères sergents, avec leurs chevaux et leurs armes, cinquante Turcopoles avec leur chevaux et leurs armes, trois cents balistes, huit cent vingt écuyers et serviteurs, quarante esclaves.

Le domaine comprenait tout le nécessaire pour la vie quotidienne : forêts (sic), vignes, vergers, pâturages. On récoltait des figues, des grenades, des amandes, des olives, du blé et du raisin en abondance. Un bercail abreuvait les animaux et irriguait les jardins potagers. D’autres citernes d’eau potable comblaient le déficit. Hors du château tournaient douze moulins à eau, tandis qu’à l’intérieur même de la forteresse, d’autres étaient actionnés par le vent ou par les bêtes de trait.

Ces renseignements sont des plus utiles. Ils permettent d’évaluer, approximativement bien sûr, les dépenses des ordres militaires pour l’entretien des châteaux et maisons en Terre Sainte. Les principales furent pour le Temple seul : Château-Pèlerin, Saphet, Belvoir en Galilée, Beaufort et Arcas dans le Labanon, Château-Rouge, Château-Blanc (Safita), Tortose en Syrie, Bagras, Gastein sur l’Oronte, la Roche-Guillaume, la Roche-Russole, Darbesack, le port de Bonelle, le ponton de Janua en Arménie. À ces grandes possessions devaient s’ajouter Tripoli, Acre, Beyrouth et quelques autres. Il y avait, en outre, l’entretien du couvent qui comprenait d’après certains textes, trois cents à quatre cents chevaliers, autant de frères sergents du couvent, les écuyers, les turco- poles, les caravanes de chevaux de combat pour le change des montures et les bêtes de somme. Les deux couvents d’Antioche et de Tripoli s’ajoutaient aux dépenses ainsi que les maisons d’Espagne. Aussi imagine-t-on facilement la convoitise de Philippe le Bel, lorsque les Templiers n’eurent plus les possessions de Terre Sainte.

Quoi qu’il en soit, les problèmes financiers étaient importants et ne purent pas toujours être résolus. Les papes encouragèrent les fidèles, par l’intermédiaire des prélats, à faire l’aumône aux Templiers. Déjà le 25 janvier 1154, Anastase IV avait demandé à tous les prélats de la chrétienté, d’engager les fidèles à soutenir l’Ordre du Temple par des quêtes et à s’affilier avec lui pour participer aux indulgences. Alexandre III en fera autant au mois de décembre 1163, le 3 avril 1177, etc. Le même pape, dans la bulle « Cura nos admonet », du 12 avril 1180, par laquelle il apprend la mort du Maître aux rois et princes chrétiens, expose les événements de Terre Sainte et la défaite des Templiers. Tout en demandant de prendre les armes contre les infidèles, il incite à aider l’Ordre financièrement. Le 22 février 1181, dans une autre bulle datée de Velletri, Alexandre III exhorte tous les prélats à recevoir des biens pour les chevaliers du Temple en raison des grands travaux qu’ils ont réalisés et perdus pour la défense du christianisme. Il les charge de recouvrir des aumônes pour la milice qui a perdu son Maître, son Sénéchal et un très grand nombre de chevaliers. Le pape fait allusion à la perte de Châtelet en 1180 et à la situation alarmante de la Terre Sainte dont témoignent certaines lettres du Maître de l’Hôpital. Cette crise financière continuera quelque temps puisqu’en 1182, Lucius III adresse aux archevêques métropolitains de Narbonne, Auch, Arles, Aix-en-Provence une bulle stipulant que toute personne ayant emprunté de l’argent au Temple doit rendre ses gages dans les trente jours.

Cette période est très importante pour le droit templier. En 1163, l’Ordre est exempté de la tutelle patriarcale. La lutte pour les dîmes et les testaments trouve alors son point d’achèvement. L’évolution se poursuit jusqu’au début du XIIIe siècle.

C’est surtout avec le clergé que les Templiers rencontrent des difficultés. Des évêques comme Oldegaire ou Hatton, au début de l’Ordre, comme Benoît de Marseille ou le cardinal Jacques de Vitry sont rares. Au cours du XIIIe siècle, le droit templier s’affirme et se consolide vis-à-vis du pouvoir clérical. Dès son avènement au pontificat, Alexandre III réprouve les manœuvres du clergé qui exige le tiers de tous les legs faits aux templiers, en quelque endroit que ce soit. La bulle spécifie que les prêtres ne pourront retenir cette part que sur les donations des paroissiens qui se feront enterrer dans les cimetières de l’Ordre ; et encore, ce tiers est transformé en quart. Alexandre III semble avoir été peu entendu ; en 1191, Célestin III devra renouveler cette prescription. Dans cette bulle, datée du 15 juin 1191, à Saint-Pierre, le pontife stipule aux prélats de faire restituer aux Templiers les biens qui leur ont été injustement usurpés ; d’autre part, le quart des legs ne sera prélevé ni sur les chevaux et armes qui sont « de grande nécessité pour la défense de la Terre Sainte ». Il semblerait que, par cette bulle, le Pape ait encouragé les fidèles à être enterrés dans les cimetières templiers puisqu’il autorise l’Ordre à avoir des lieux de sépulture particuliers. Le 8 août 1196, le même Çélestin III, dans sa grande bulle « Justis petenlium desideriis », confirma l’exemption totale de toute juridiction épiscopale. Les prélats cependant prétendirent que les Templiers n’étaient exempts de dîmes que sur les terres nouvellement défrichées. Les frères rétorquèrent qu’ils ne devaient payer aucune dîme sur toutes les terres qu’ils cultivaient, qu’elles soient novales ou non. Le clergé séculier ne s’attaqua pas uniquement aux Templiers, mais, à cause de leurs nombreux privilèges, ils furent les plus visés. Le Chapitre dut souvent faire appel au Saint-Siège. Innocent III fut le défenseur du Temple, comme de certains ordres monastiques : Cîteaux, Grandmont. Dès son avènement, il exempta l’Ordre de toute autorité des juges et des officiaux, de tout contrôle de la part du clergé. Aucune maison de l’Ordre ne pouvait être visitée par des archevêques, évêques, abbés et même par le patriarche de Jérusalem sans son autorisation expresse. Cette clause est très importante, car d’elle va découler tout le droit templier apparu au milieu du XIIIe siècle tant en Orient qu’en Occident. Innocent III fut aussi le protecteur des Templiers. Il n’inaugura pas une série de bulles, mais maintint, à grands frais quelquefois, les droits déjà acquis et les privilèges établis.

La bulle « Justis petentium desideriis » fut renouvelée douze fois en onze ans de pontificat. La bulle «Non absquedolore », neuf fois, alors qu’Honorius III ne le fit qu’une fois et Grégoire IX pas du tout. Cette bulle ordonnait aux prélats de frapper d’excommunication les laïcs qui portaient atteinte aux biens du Temple et de suspendre les clercs et les religieux coupables des mêmes vexations. Le pape fut plus sévère pour ceux qui exigeaient le paiement des dîmes dont le Temple était exempt. Plusieurs autres bulles traduisent sa volonté de soutenir l’Ordre du Temple, comme d’ailleurs les autres ordres monastiques. Ainsi la bulle « Cum de viris », renouvelée huit fois, signifiait à tous les prélats que le pape avait appris des frères du Temple eux-mêmes que, dans certaines régions, des prélats avaient causé du tort, en forçant les hommes du Temple à se battre contre des chrétiens «en dépit de leur foi jurée », et qu’ensuite les frères avaient été obligés de dépenser de l’argent pour le rachat de leurs propres hommes, alors que ces sommes pouvaient servir plus sincèrement à la défense de la Terre Sainte.

Le 27 septembre 1206, Innocent III évoque un conflit qui oppose le clergé et le Temple. II concède le renouvellement des privilèges de ses prédécesseurs Alexandre III, Lucius III, Urbain III et Clément III. Dans ce document, il exhorte le Maître et les membres de l’Ordre du Temple à défendre la Sainte Église en « tournant leurs armes contre les infidèles ». Il leur accorde tout ce qu’ils pourraient conquérir afin qu’ils emploient le butin pour leur propre usage. Il met sous la protection du Saint-Siège tous les biens acquis ou à acquérir. La Règle est, à nouveau, approuvée, ainsi que les us et les coutumes, la manière de vivre dans la chasteté, la pauvreté et l’obéissance au Maître. L’élection du Maître se fera toujours par le Chapitre de la Maison, par des personnes ayant fait profession de l’habit et des usages. Aucune coutume ou l’observance ne sera changée ou variée sans l’assentiment du Maître avec l’approbation et le consentement du Chapitre. Personne n’obligera ladite Milice ou même un membre en particulier à prêter fidélité, hommage, jugement ou autres obligations ou sûreté qui se rencontrent chez les séculiers. Aucun membre de l’Ordre, ayant fait profession, ne pourra retourner dans le siècle, ni passer dans un autre Ordre, même sous prétexte de plus grande ou plus petite observance, sans l’autorisation du Maître ; aucun supérieur ne pourra recevoir un templier sans une lettre de ce Maître. Les Templiers ne devront payer les dîmes de leurs terres, de leur propre travail, des terres qu’ils cultivent, ni des nourritures tant de leurs élevages que des animaux divers.

Le pape confirme les dîmes données par les clercs ou les testateurs, avec le consentement des évêques. Il accorde la faculté d’admettre des clercs et des prêtres pour célébrer les offices et administrer les sacrements à la maison principale de l’Ordre et aux dépendances et filiations de celle-ci, dans les juridictions et les obédiences. Les clercs et prêtres feront un an de noviciat. Ils auront droit à la même table et au même habit que les profès, à la différence que leur vêtement sera fermé. Ils pourront choisir le prélat qu’ils voudront pour la consécration des autels, des églises, des ordinations des clercs ou autres sacrements ecclésiastiques. Il prohibe, cependant, que les clercs de l’Ordre soient envoyés en prédication par intérêt. Le Pape concède la faculté, dans les lieux déserts donnés par des fidèles, d’établir une population, d’édifier église et cimetière pour l’usage des habitants, s’il n’y a pas, dans les environs, une abbaye ou une communauté religieuse ou paroissiale. Sinon, les installations seront réservées aux membres de l’Ordre.

À son entrée dans l’Ordre, le frère prononce les vœux et promet, par la cédule qu’il met sur l’autel, d’être au service de Dieu toute sa vie, sous l’obéissance du Maître. Le pape donne sa protection apostolique à toutes les personnes qui se destinent au Temple, « en confrère ou dans la fraternité ». Il autorise la quête dans tous les villages, une fois par an. À cette occasion les frères pourront célébrer les offices, même dans les lieux frappés d’excommunication ou d’interdit. Dans ces lieux interdits, les frères pourront, s’ils ont une maison, continuer à célébrer leurs offices, portes fermées, et recevoir les sacrements des mains de n’importe quel prêtre. Le Pape termine sa lettre en étendant tous les privilèges aux familles et servants de l’Ordre.

Cette bulle ne semble pas avoir été prise au sérieux par les prélats, puisque le pape leur enverra de nombreuses lettres « Cum Dilectis filiis », adressées à tous ou encore « Dilecti filii nostri », à tel ou tel, spécialement.

Tout cela est la trace d’un conflit important entre le Temple et les membres du clergé. Les allusions du pape font déjà entrevoir les accusations de richesse et d’avarice qui tomberont sur l’Ordre. Le souverain pontife engage les prélats à recevoir les frères qui quêtent avec honnêteté et à les présenter au peuple des églises. Il leur interdit de mettre les églises du Temple sous interdit ou excommunication. Il sera fait justice aux paroissiens qui molestent les frères ou entrent dans les maisons du Temple pour dérober les biens propres à l’Ordre ou ceux déposés par des particuliers.

À travers ces documents, le changement d’opinion, après un siècle, est sensible. Le temps est loin où les rois, les barons, les princes et les prélats encourageaient les donations. Néanmoins, malgré la perte de Jérusalem, les pèlerins étaient aussi nombreux. Souvent il arrivait que les pénitences imposées par l’Église se traduisent par un voyage aux Lieux Saints. Il y avait aussi les vœux, pratique très courante. Les pauvres s’engageaient sur les routes de Saint-Jacques ou autres lieux de pèlerinage importants d’Europe. Certains textes mentionnent des hôpitaux tenus par les Templiers. Si cela est exact, il ne faut pas croire que les Templiers soignaient des laïcs dans leurs « hôpitaux ». Cette clause était réservée aux Hospitaliers. Dans les régions où les Hospitaliers n’avaient pu s’implanter, d’autres ordres hospitaliers, plus ou moins importants avaient été fondés, comme les Chevaliers d’Aubrac. Le rôle du Temple était surtout de convoyer les pèlerins et non de les héberger. Le Commandeur de Jérusalem n’était-il pas chargé de conduire les pèlerins qui allaient au Jourdain ?