Soudain elle s’en voulut de ne pas avoir su tenir sa langue. En fait, elle aimait bien Matte. Et il n’était pas dérangé à ce point-là. Bon sang, une personne sur deux dans son entourage avait déjà fait une dépression. S’empiffrer de Prozac et autres pilules roses était presque légitime, et définitivement pas quelque chose que l’on gardait secret. Au contraire. Il ne fallait pas s’étonner non plus que Matte s’en soit pris à Bernard. Elle adorait son frère, mais il pouvait être assez provocateur. Il avait le don étrange de deviner quels étaient les points faibles des gens, et il en usait avec une sorte de jouissance malsaine.
— Et Harald et Britten, qu’est-ce qu’ils vont dire s’ils apprennent que Bernard traite leur fils d’assassin ? dit Vivi d’un ton inquiet en s’agitant nerveusement sur le canapé.
— Ils sont libres de dire ce qu’ils veulent, je m’en fous, dit Gustav qui tournait encore son verre à cognac. Matte est instable et de toute évidence agressif, alors ce n’est pas absurde de le considérer comme le candidat le plus probable.
— Mais un assassin…, dit Vivi avec un regard suppliant à Miranda.
— Je dois donner raison à maman. Je sais que c’est moi qui ai lancé l’idée, mais… non, je ne vois pas Matte en assassin sanguinaire… ça ne colle pas.
Miranda fut surprise de s’entendre dire cela. Elle n’était pas souvent d’accord avec sa mère, et pour une fois, elles semblaient être du même côté.
— Bah, les bonnes femmes, dit Gustav avant de boire une grande lampée d’alcool. Vous êtes toujours tellement confiantes. Vous les voyez comment, les assassins ? Comme des monstres sauvages avec une grosse barbe et des tatouages partout ? Pour ma part, je crois Matte tout à fait capable de tuer quelqu’un.
Satisfait, il s’enfonça dans son fauteuil avec l’air de penser qu’il avait eu le dernier mot.
Miranda et Vivi échangèrent un regard de connivence. Ceci ne présageait rien de bon. Au contraire.
— Tu penses qu’on s’y est mal pris ? dit Britten à voix basse.
Harald et elle s’étaient réfugiés dans la salle à manger pour s’isoler un moment. Matte et Lisette avaient chacun foncé dans leur chambre, Gustav et sa famille étaient dans la bibliothèque, certainement en train de se gargariser de l’agitation, et du coin de l’œil elle vit Martin Molin dans la cuisine, qui parlait avec les propriétaires des lieux. Harald était assis en face d’elle. Son visage avait pris une teinte cendrée qui l’inquiéta aussitôt.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle en posant une main sur celle de son mari.
— Ne t’inquiète pas, répondit-il avec un sourire forcé.
— Tu sais que je m’inquiète quoi que tu dises.
— Oui, je sais.
Harald déplaça sa main afin de pouvoir tapoter celle de Britten en un geste qui se voulut rassurant. Vaine tentative.
— Je vous apporte du café. Vous n’avez qu’à vous servir.
Kerstin posa un plateau avec un Thermos et des tasses sur la table le long du mur, avant de disparaître dans la cuisine.
— Tu en veux ? demanda Britten.
Harald hocha la tête en guise de réponse, et elle se leva pour servir deux cafés, noir pour elle, au lait avec deux morceaux de sucre pour Harald. Depuis toujours, elle lui disait de ne pas mettre de sucre dans son café, mais elle avait fini par comprendre que c’était un combat désespéré.
— Tu n’as pas oublié le sucre ?
— Non, mon chéri, je n’ai pas oublié le sucre, dit Britten qui sourit en songeant à leur complicité.
Elle but quelques gorgées avant de répéter sa question :
— Tu penses qu’on s’y est mal pris ?
— Pour Matte, tu veux dire ?
— Pour Matte et pour Lisette. Elle a raison, tu sais. On l’a négligée. Matte a eu droit à toute notre attention, alors qu’on lui disait sans arrêt qu’il fallait être gentille et nous aider, qu’elle était une grande fille et qu’elle se débrouillerait toujours. Mais elle ne s’est pas débrouillée… Toujours pas.
— Qu’est-ce qu’on aurait dû faire alors ? dit Harald d’une voix lasse en passant une main sur son visage. Matte était exigeant. On a fait ce qu’on a pu.
— Tu crois qu’on a fait ce qu’on a pu ? répliqua Britten alors que ses yeux s’emplissaient de larmes. Vraiment ? N’aurait-on pas pu faire un peu plus d’efforts ? Pour essayer d’être là pour tous les deux ? Pour donner à Lisette le temps et l’attention qu’elle méritait. Maintenant j’ai peur qu’il ne soit trop tard.
Une larme coula sur sa joue. Harald fixa sa tasse de café, puis il secoua la tête.
— J’aurais peut-être pu essayer de moins travailler…, dit-il.
Britten réalisa que c’était la première fois qu’il évoquait une telle éventualité. Elle le lui avait dit tant de fois, parfois en le suppliant, parfois avec colère. Mais à présent qu’il le formulait, elle comprit que cela n’aurait jamais fonctionné. Harald n’était peut-être pas d’une compétence hors du commun, c’était un fait qu’elle avait découvert depuis belle lurette, mais il adorait travailler, et travailler dur. Il ne savait rien faire d’autre, et il n’aurait pas aimé faire autre chose. Si bien qu’il avait peut-être raison. Ils avaient peut-être fait de leur mieux, avec les moyens qui étaient les leurs.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-elle en posant de nouveau sa main sur la sienne.
— On leur fiche la paix un petit moment. Ensuite, quand on sera parti d’ici, on trouvera une solution. Il y a forcément une solution.
Ils finirent leur café en silence. Il n’y avait pas grand-chose à ajouter.
Martin fit un bond lorsque le tonnerre se remit à gronder. Il avait toujours eu peur des orages. C’était gênant pour un homme adulte, mais cette fureur soudaine qui inondait tout de sa lumière crue avait quelque chose de sinistre. Et cette attente… celle du tonnerre qu’on savait imminent. Lorsqu’un éclair illumina à nouveau la cuisine, il compta les secondes en silence. Un, deux, trois…
— Boum.
Martin sursauta. Bernard surgit derrière lui avec ce sourire désagréable dont il avait le secret.
— Pardon, je t’ai fait peur ?
— Non, pas du tout, minimisa Martin.
— C’est quand le déjeuner ? demanda Bernard à Kerstin et Börje. A son ton, on aurait pu croire qu’il les considérait comme ses domestiques.
— Dans une demi-heure, répondit Kerstin avant de se retourner pour continuer la préparation du repas.
— Parfait, comme ça, on a le temps de parler.
Bernard fit un signe de tête à Martin, qui suivit à contrecœur l’homme grand et brun. Il eut beau trouver Bernard fort antipathique, il était obligé de reconnaître qu’il possédait une bonne dose d’autorité. Il semblait difficile de ne pas suivre Bernard Liljecrona.
— De quoi veux-tu me parler ? demanda Martin qui tentait de reprendre les rênes.
Bernard jeta un regard vers Harald et Britten installés plus loin dans la salle à manger, et il ne répondit pas. A grandes enjambées, il se dirigea vers le petit cabinet de travail, et un instant Martin crut qu’il allait s’asseoir derrière le bureau et commencer à l’interroger. Mais Bernard choisit la chaise devant le bureau et posa un regard impérieux sur Martin.
La curiosité de Martin s’éveilla malgré lui. Il s’assit à son tour et leva les sourcils pour signaler à Bernard d’en venir au fait.
— Tu as vu ce qui s’est passé tout à l’heure, dit Bernard d’une voix sèche et neutre.
— Tu veux dire votre… différend, à toi et Matte ?
Même s’il s’en doutait déjà un peu, Martin se demandait quelle tournure allait prendre cette conversation.
— Oui. Tu as vu que Matte m’a attaqué, sans la moindre provocation de ma part.
Martin n’en était nullement convaincu, mais il attendit la suite sans faire de commentaire.
— Bon, donc, ce n’est pas nouveau. Matte a certains… problèmes. Harald et Britten ont fait de leur mieux pour garder ça sous contrôle, et le cacher – et Ruben aussi, tant qu’on y est. Mais la vérité est que Matte a le cerveau détraqué, il a déjà fait quelques séjours en psy. Et… si je devais chercher l’assassin le plus vraisemblable dans cette assemblée, alors…, dit-il en écartant les mains d’un geste théâtral.
Martin soupira. Il avait espéré que Bernard lui fournirait quelque chose de plus consistant. Les problèmes psychiques de Matte n’étaient pas un scoop, et ça n’aiderait pas l’enquête à progresser.
— Tu n’as rien de plus concret ? dit-il d’une voix fatiguée.
— Comment ça, de plus concret ? Il m’a attaqué ! Il a essayé de m’étrangler ! Est-ce que ça peut être plus concret que ça ? Putain, c’est une tentative d’assassinat !
— Si tu veux mon avis, appeler ça une tentative d’assassinat est un peu exagéré dans ce contexte. Et cela ne le lie en rien à la mort de Ruben, n’est-ce pas ? De plus, vous avez tous dit que Ruben et Matte étaient très proches. Dans ce cas, quel mobile aurait-il eu pour tuer son grand-père ?
Le tonnerre gronda. Bernard et Martin sursautèrent.
— Mobile, mobile, répéta Bernard. Qui peut savoir comment fonctionne un cerveau malade ? Et le fait qu’ils soient proches rend la chose plus probable, pas vrai ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda Martin, sans réussir à paraître spécialement enthousiaste.
— Eh bien, l’amour se change facilement en haine. Une personne instable comme Matte peut facilement imaginer des choses, et qui sait ce qu’il a pu se mettre en tête concernant grand-père ?
— Hmm… C’est un peu trop léger, dit Martin en secouant la tête. J’ai noté ce que tu viens de me dire, mais je pense qu’il te faut me fournir des preuves plus concrètes pour me convaincre de placer Matte en tête de la liste des suspects.
— Quoi qu’il en soit, dès qu’on aura quitté cette foutue île, j’ai l’intention d’aller porter plainte, sache-le. Il ne s’attaquera pas impunément à moi, claironna Bernard en fixant Martin droit dans les yeux.
— C’est ton droit.
Martin se leva pour montrer que la conversation était terminée. Il y eut encore un coup de tonnerre, et cette fois il eut l’impression que l’orage s’était considérablement rapproché.
Le déjeuner se déroula en silence. Lisette les avait rejoints même si elle était de mauvaise humeur, tandis que Matte brillait toujours par son absence. Le repas que Kerstin et Börje avaient servi était délicieux, mais personne n’était vraiment en état de l’apprécier à sa juste valeur.
Martin se demanda quelle serait la réaction de Harald et Britten s’ils apprenaient que Bernard avait cherché à désigner leur fils comme assassin. Il n’avait cependant pas l’intention de les en informer. Il lorgna vers Lisette qui s’entêtait à regarder son assiette. Elle ne lui avait pas adressé la parole depuis qu’elle était revenue, ce qui confirma le fait qu’ils avaient dépassé le stade où les choses pouvaient encore s’arranger. Ce dont il n’avait aucune envie. Une fois qu’ils auraient quitté l’île, il se contenterait parfaitement de ne plus la revoir. En attendant, leur relation serait forcément quelque peu glaciale.
— Est-ce que l’un de vous a parlé avec Matte ? dit-il à voix basse à Harald et Britten qui étaient assis en face de Lisette et lui.
Tous deux secouèrent la tête en même temps.
— Non, finit par dire Britten en jetant un coup d’œil à Harald. On l’a laissé tranquille. En général, il se calme tout seul, pourvu qu’on lui fiche la paix.
— On devrait peut-être monter voir comment il va ? dit Harald en baissant encore d’un ton.
— Non, il vaut mieux le laisser, répondit Britten qui n’en paraissait pas totalement convaincue.
Harald n’insista pas et ils continuèrent à manger dans un silence oppressant rompu par le seul cliquetis des couverts.
Martin sentit la panique poindre en lui. Il n’avait qu’une seule envie : quitter cette maison et cette île. Il était surtout impatient d’obtenir l’aide de quelqu’un de plus expérimenté que lui pour l’enquête, quelqu’un qui saurait comment la faire progresser et qui envisagerait des possibilités que manifestement il loupait. Il ignorait qui pouvait être l’assassin du vieil homme. Il n’était absolument pas plus avisé que la veille, et en venait à douter sérieusement de ses compétences.
— Je crois que je vais aller faire une petite sieste digestive, dit Harald en tapotant son ventre volumineux.
— Oui, c’est une bonne idée, répondit Martin en étouffant un bâillement.
L’atmosphère pesante, la grande quantité de nourriture et de boissons le rendaient terriblement somnolent. Pourtant, il avait déjà dormi une heure dans la matinée.
— Je monte m’allonger un moment, dit-il à Lisette.
Elle murmura une vague réponse sans lui adresser un regard.
Un instant plus tard alors qu’il était étendu sur son lit, il entendit les portes se fermer les unes après les autres. Presque tous semblaient suivre son exemple. Les coups de tonnerre furent la dernière chose qu’il entendit avant de sombrer dans le sommeil.
Britten se réveilla avec l’impression que tout n’était pas tout à fait normal. Elle tenta de se débarrasser de son malaise. Peut-être avait-elle rêvé de quelque chose de désagréable ? Cette sensation ne s’atténuait pas. Quelque chose clochait. Elle se redressa et tendit l’oreille. Les seuls bruits qu’elle percevait étaient les ronflements de Harald allongé à côté d’elle et le tonnerre. Jamais elle n’avait vécu un orage d’une telle force. Il montrait par moments des signes d’apaisement pour revenir avec une virulence décuplée. Elle avait l’impression que c’était un coup de tonnerre qui l’avait réveillée. Cependant, elle n’en était pas sûre. Il y avait autre chose…
Elle se rallongea et ferma les yeux. Cela ne fonctionnait pas, elle était définitivement réveillée.
Harald renifla dans son sommeil et se retourna sur le côté. Une fois qu’il était endormi, aucun orage au monde ne pouvait le réveiller. Elle s’assit, fit pivoter ses jambes sur le bord du lit et posa les pieds par terre. Même à travers ses chaussettes, elle sentait que le sol était froid.
Un sentiment d’inquiétude la frappa de plein fouet lorsqu’elle pensa à Matte. Elle en eut presque des nausées. Cette inquiétude d’une mère pour son enfant ne s’atténuerait donc jamais ? Elle avait débuté à la maternité pour se poursuivre indéfiniment. Lisette ne comprenait pas que Britten se faisait autant de souci pour elle que pour Matte. Et qu’elle l’aimait autant. Seulement, l’amour qu’elle portait à sa fille ne s’était jamais exprimé aussi concrètement que celui qu’elle ressentait pour Matte. Lui avait eu besoin d’une grande sollicitude et de mesures pratiques, contrairement à sa sœur.
Britten soupira, se leva et enfila un gilet. Apparemment, elle était la seule de la maison à être réveillée. Ce calme lui parut presque funeste.
Elle se dirigea lentement vers la porte, ne sachant pas trop quoi faire. Lisette était étendue sur le canapé de la bibliothèque et Britten ne voulait pas la réveiller. Elle n’avait pas la force de s’embarquer dans une énième discussion avec elle, pas avec le malaise qu’elle ressentait dans tout son corps.
Une fois dans le couloir, elle sut où aller. Il fallait qu’elle voie Matte, qu’elle vérifie s’il dormait et lui caresse les cheveux comme lorsqu’il était petit. S’il ne dormait pas, elle lui parlerait un moment afin de s’assurer qu’il allait bien.
Elle pressa doucement la poignée de sa porte. Elle aurait peut-être dû frapper, mais elle espérait qu’il serait endormi. Britten voulait s’asseoir sur le bord de son lit et regarder son fils dormir paisiblement, retrouver dans son visage d’adulte le reflet de ceux qui s’étaient succédé au fil des ans. Matte lorsqu’il était encore bébé, Matte à cinq ans, posant plein de questions, à dix ans, curieux de tout, et aussi l’adolescent renfrogné qu’il avait été.
Elle ouvrit lentement la porte et entra. Puis vint le cri.
Vivi n’arrivait pas à dormir. Elle s’était allongée et avait fixé le plafond pendant près d’une heure. Comme à son habitude, Gustav s’était endormi instantanément. Il sombrait dans la seconde, et elle regardait le noir, heure après heure. Elle n’avait pas envie de faire une sieste, mais tous les autres avaient disparu, et il ne lui restait pas beaucoup de choix.
Quelqu’un marchait dans le couloir. Elle prit appui sur ses coudes et se redressa un peu pour écouter. Après quelques secondes, elle entendit qu’on ouvrait une porte. Le cri qui suivit ne semblait pas humain. On aurait dit celui d’un animal qui hurlait de douleur, et son cœur se mit à cogner dans sa poitrine.
— Quoi, quoi ? Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
Gustav se redressa, il était à peine éveillé et ses yeux écarquillés balayèrent la pièce.
— Je ne sais pas.
Vivi était déjà sortie du lit. Elle enfila la robe de chambre qu’elle avait accrochée sur le montant du lit et noua la ceinture. Le cri s’intensifiait et était seulement interrompu par de longs sanglots.
Vivi ouvrit la porte et se précipita dans le couloir, suivie de près par Gustav, vêtu seulement d’un tee-shirt et d’un caleçon. Tous avaient été tirés de leur sieste et se retrouvèrent dans le couloir.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Harald en les rejoignant.
Il dirigea son regard vers la chambre de Matte et réalisa que le cri venait de cette pièce. Il rejoignit la porte en une enjambée, l’ouvrit en grand puis chancela. Sa femme était assise par terre, la tête de Matte posée sur ses genoux. Elle se balançait d’avant en arrière sans arrêter de crier. Ses genoux étaient recouverts de sang, tout comme ses mains qui tenaient la tête de son fils. Un trou béant s’ouvrait dans sa poitrine. Vivi n’arrivait pas à en détacher les yeux puis devant elle dans l’encadrement de la porte, elle vit Harald qui oscillait de droite à gauche, muet, en état de choc. Vivi se mit à haleter en posant son regard sur la tête de Matte. Les yeux de son neveu étaient ouverts. Il la fixait et elle crut un instant qu’il était vivant. Puis elle réalisa qu’il n’y avait personne derrière ce regard. Il était seulement le reflet de la mort, de l’absence de vie.
Harald fit quelques pas dans la pièce et tomba à genoux près de sa femme. Lui aussi sanglota, caressant maladroitement le bras de Matte comme pour s’assurer qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve. Il voulut prendre Britten dans ses bras, mais elle le repoussa d’un geste vif et continua à bercer son fils tout en proférant des sons qui glaçaient le sang. Vivi frissonna. Elle ne pouvait pas admettre la réalité de la scène qui se déroulait sous ses yeux.
Quelqu’un essaya de se frayer un passage derrière elle. C’était Martin Molin.
— Que s’est-il passé ?
Lui aussi s’arrêta brusquement. Il retrouva cependant rapidement ses esprits, et s’agenouilla près du corps. Cette fois il n’eut pas besoin de prendre son pouls. Il ne faisait aucun doute que Matte n’était plus en vie.
— On lui a tiré dessus, constata-t-il.
Brusquement, tous semblèrent prendre conscience de ce que signifiait le trou dans sa poitrine. On entendait quelqu’un qui tentait de reprendre son souffle : Miranda venait d’arriver et fixait la chambre avec des yeux écarquillés.
— Est-ce que quelqu’un a entendu la détonation ? demanda Martin.
Personne ne répondit, mais quelques-uns secouèrent la tête.
— Comment est-ce possible ? s’entendit dire Vivi. Nous aurions quand même dû entendre un coup de feu ?
— L’orage, dit Miranda. Le coup de feu a été couvert par le tonnerre.
— C’est tout à fait probable, répondit Martin. Il a pu être tiré pendant un des coups de tonnerre, ils étaient vraiment assourdissants.
— Et le pistolet, où est-il ? demanda Miranda,
Vivi, qui se tenait près de Miranda, la sentait trembler. Elle s’écarta de quelques centimètres et serra sa robe de chambre contre elle. Les battements de son cœur qui résonnaient dans tout son corps semblaient être rythmés par le poids de son secret, et elle évita de poser les yeux sur sa fille.
Martin inspecta la pièce. Il souleva le couvre-lit et regarda sous le lit, mais ne vit rien de particulier. Il se dressa et examina le foyer de la cheminée qui ne contenait que quelques bûchettes carbonisées. L’arme du crime n’était pas ici.
— L’assassin l’a sûrement emportée, finit-il par dire. En tout cas, il n’est pas dans la pièce. Je vais vous demander de rester dans le couloir.
Tous ceux qui se tenaient dans l’ouverture de la porte firent un pas en arrière. Harald et Britten restèrent où ils étaient. Britten poussait à présent de longs gémissements qui étaient presque plus déchirants que ses cris.
Martin s’accroupit à ses côtés et lui parla calmement et distinctement comme à une enfant :
— J’ai besoin de voir ce qui s’est passé ici. Est-ce que vous pouvez me laisser avec Matte un tout petit moment ?
Il posa sa main sur son épaule et elle n’essaya pas de la retirer. Martin attendit qu’elle se décide, pendant qu’elle continuait à bercer son fils sur ses genoux. Elle s’arrêta enfin, reposa doucement sa tête sur le sol et se leva. Elle chancela et faillit tomber, mais Harald la rattrapa. Après avoir jeté un coup d’œil à Martin, il mit son bras autour de sa femme et l’entraîna hors de la pièce.
— Voilà, ma chérie. On va laisser Martin faire son boulot maintenant. Là. Là.
Les membres de la famille qui étaient restés dans le couloir s’écartèrent pour les laisser passer. Harald ne les regarda pas quand il emmena Britten en bas de l’escalier. Tous demeurèrent figés sur place un instant avant de réagir et de les suivre. L’image des mains ensanglantées de Britten s’attarda sur leurs rétines.
Une fois seul, Martin inspecta la chambre plus en détail. Il savait qu’en temps normal, il aurait pratiquement été lynché par ses collègues en piétinant ainsi une scène de crime. Mais à circonstances extraordinaires, mesures extraordinaires. Il n’avait pas d’autre choix que de chercher lui-même les indices qui pouvaient s’y trouver.
Pour commencer, il se mit à quatre pattes et progressa sur le sol centimètre par centimètre en cherchant des yeux n’importe quel élément qui pourrait éveiller son intérêt. Le plancher était impeccable. Il souleva de nouveau le couvre-lit, mais sous le lit le sol était tout aussi propre. Matte était apparemment une personne très ordonnée. Deux paires de chaussures étaient consciencieusement posées près de la porte, et tous ses vêtements étaient rangés dans l’armoire.
Il pivota de cent quatre-vingts degrés et entreprit la même inspection minutieuse de l’autre côté de la chambre en maintenant son visage près du sol pour repérer la moindre particule. Là non plus, il ne trouva rien d’intéressant, mais en déplaçant le regard un peu sur la gauche, il vit quelque chose scintiller sous la table de nuit. Il s’en approcha et glissa la main sous le meuble. Ses doigts se refermèrent sur un objet dur et froid. Un téléphone portable. C’était un modèle haut de gamme. Il lui semblait en avoir vu un autre quelque part dans la chambre, et il le trouva effectivement sur la table de chevet. Un modèle bon marché et beaucoup plus usé y était posé, et Martin supposa qu’il appartenait à Matte. Restait maintenant à savoir qui était le propriétaire de l’autre portable.
Il le posa à côté de celui de Matte et poursuivit ses recherches, mais l’inspection du plancher ne livra aucun autre indice, et il se concentra sur le corps. Un petit frisson le parcourut lorsqu’il le toucha. Ce séjour s’était transformé en une formation accélérée dans l’art de manipuler les cadavres. Il examina d’abord la blessure à la poitrine. Sans être un spécialiste, il put supposer que la balle avait été tirée à faible distance car la plaie était bordée de noir. Il retourna le corps et constata que la balle l’avait traversé. Il reposa doucement Matte sur le dos et se releva. Il scruta la pièce. A en juger par la position du corps, la balle devait se trouver quelque part vers la porte qui était restée ouverte. Il la referma. Effectivement, la balle était fichée dans le bois. Elle avait dû être ralentie par la traversée du corps et n’y était pas enfoncée profondément. Martin ne la toucha pas, les techniciens s’en chargeraient à leur arrivée.
Il se retourna vers la chambre, les sourcils froncés. Une chose lui semblait étrange. Il l’avait vue sans vraiment y faire attention. Devant la cheminée, il y avait de la fine poussière et quelques fragments de pierre plus gros sur le sol. Le manteau de la cheminée avait une entaille en son milieu et s’il n’avait pas retrouvé la balle fichée dans la porte, Martin aurait cru qu’elle avait causé ces dégâts. Pourtant, c’était impossible. Le corps de Matte ne présentait les blessures que d’un seul impact de balle, et rien n’indiquait qu’un second coup de feu ait été tiré. La cheminée avait forcément été abîmée par autre chose. Il n’y avait aucune trace de lutte dans la pièce. Tout y était soigneusement rangé. Le manteau ébréché de la cheminée et le petit tas de poussière de pierre sur le sol étaient la seule discordance. Etrange. Cependant, la cheminée pouvait très bien avoir été endommagée avant que Matte ne soit assassiné. Martin soupira. Il ne s’en sortirait pas. Si au moins il avait pu discuter de l’affaire avec Patrik Hedström, cela l’aurait certainement aidé. Seul, il était complètement perdu.
Il sortit de la pièce à reculons. Il n’y trouverait rien de plus. Maintenant il fallait mettre le corps de Matte dans la chambre froide où il reposerait temporairement avec son grand-père. Martin ne se réjouissait pas d’avoir à demander de l’aide pour le faire.
Lisette dormait d’un sommeil agité. Le canapé était certes confortable, mais de sombres rêves venaient perturber son repos. Elle avait mis des boules Quiès pour ne pas être dérangée par la tempête, mais le silence qu’elles provoquaient semblait ouvrir la voie aux pensées angoissantes.
Elle était poursuivie par ses rêves dans lesquels des visages se confondaient. Ruben devenait Bernard, qui devenait Matte. Des yeux accusateurs. Des yeux tristes. Des yeux désespérés. Des yeux qui se tournaient vers elle, pleins de colère et de haine. Derrière ses paupières closes, ses propres yeux s’agitaient nerveusement. Un son avait franchi le barrage des boules Quies, c’était un cri de douleur et de détresse. Mais la frontière entre rêve et réalité était floue, et le cri accompagna les images de ces yeux qui la poursuivaient.
Malgré les cauchemars, elle lutta pour se maintenir dans le sommeil. La réalité ne valait guère mieux et elle ne souhaitait pas la retrouver. Cependant, elle sentit une main sur son épaule et se réveilla définitivement. En ouvrant les paupières, elle vit le visage de son père. Il était si affligé qu’elle eut du mal à le reconnaître. Elle se redressa d’un coup.
— Qu’est-ce qu’il y a, papa ?
Elle sut d’instinct que quelque chose n’allait pas. Le souvenir du cri dans son rêve, qui d’une étrange façon lui avait paru si réel, refit surface. Elle prit son père par le bras.
— Mais dis-moi, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle réalisa seulement à cet instant que la bibliothèque était pleine de monde. Ils étaient tous là. Elle vit sa mère effondrée dans un fauteuil et la panique l’envahit. Elle s’accrocha au bras de Harald lorsqu’il se laissa lourdement tomber à côté d’elle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle les regarda un à un et lentement, elle commença à comprendre. Tout le monde était là… Tous sauf…
— Matte ! s’écria-t-elle. Où est Matte ?
Elle voulut se lever, mais son père l’en empêcha et la prit dans ses bras. Le geste était destiné à la consoler autant qu’à la retenir.
— Il s’est passé une chose… épouvantable, Lisette.
Sa voix se brisa, et Lisette réalisa que c’était la première fois qu’elle voyait son père pleurer. Il n’en fallut pas plus pour amplifier la panique qui l’assaillait déjà.
— Où est Matte ? répéta-t-elle.
Sa voix était faible et atone. En fait, elle le savait. Elle le lisait sur tous les visages.
— Matte est mort, dit Harald, confirmant ainsi ce que son cerveau avait déjà commencé à tenter d’assimiler.
Elle poussa un sanglot, toujours avec l’étrange sensation d’être encore dans son rêve. Une chose comme celle-ci ne pouvait pas réellement avoir eu lieu. Pas Matte. Toute son amertume à son égard disparut instantanément comme si elle n’avait jamais existé.
— Comment ? demanda-t-elle en se rendant compte qu’elle tremblait.
— On lui a tiré dessus, dit Harald en posant ses mains moites sur les siennes.
— Qui ?
— On n’en sait rien…
Harald se passa une main sur les yeux et Lisette prit soudain conscience de l’état dans lequel devait être sa mère. Elle se précipita sur Britten et posa la tête sur ses genoux, en larmes. Britten avait cessé de crier, elle semblait être en état de choc, ses yeux fixaient le vide. Elle caressa les cheveux de Lisette d’un air complètement absent.
— J’aurais besoin d’un coup de main.
Martin se tenait sur le seuil de la bibliothèque. Son visage était gris et il évita de regarder Britten, comme si sa douleur lui était insupportable. Il fallut quelques secondes aux autres pour comprendre ce qu’il voulait dire. Harald se leva en premier. Gustav fit un pas vers son frère et posa sa main sur son épaule. Il n’avait manifestement pas l’habitude de ce genre de geste, il était maladroit mais témoignait d’une grande compassion.
— On s’en occupe, Harald. Toi, tu restes ici avec Britten et Lisette.
Gustav fit un signe de tête à Bernard qui lui répondit par un hochement silencieux et suivit Martin. Gustav ferma soigneusement la porte derrière eux. Il était inutile que la famille de Matte assiste à leur triste besogne.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire ? demanda Britten d’une voix distante.
Lisette prit les mains de sa mère entre les siennes.
— Tu n’as pas besoin de t’en soucier, maman.
— Ils le déplacent, c’est ça ? Où vont-ils le mettre ? Je dois lui trouver une couverture, il risque d’avoir froid.
Britten tenta de se lever, mais Lisette la maintint doucement dans le fauteuil.
— Ils s’occupent de lui, maman. Je te promets. Tu ne peux plus rien faire pour l’instant.
— Mais…
— Chuut…
Lisette s’installa contre sa mère dans le grand fauteuil, l’entoura de ses bras et la berça comme une enfant. Elle avait l’impression qu’on lui avait arraché le cœur mais ce n’était pas le moment de se laisser aller. Sa mère avait besoin d’elle.
Derrière la porte fermée, ils écoutèrent en silence le son des lourds pas dans l’escalier. Trois hommes qui descendaient et s’éloignaient lentement.
En arrivant dans la cuisine, Martin se rendit compte que le couple de propriétaires ignorait toujours ce qui s’était passé. La pièce était vide, ils s’étaient manifestement absentés et toute la confusion de ces dernières minutes avait dû leur échapper. Ils ne tarderaient cependant pas à l’apprendre. Mais il fallait d’abord déposer le corps de Matte dans la chambre froide. Martin marchait en tête, et il réussit à ouvrir le cadenas et la porte d’une main. La soudaine baisse de température le fit grelotter lorsqu’il pénétra dans la pièce. Il chercha des yeux un endroit où déposer Matte et s’aperçut que la seule possibilité qui s’offrait à eux était le congélateur. Le poser à terre ne lui paraissait pas très respectueux.
— On va le poser sur le congélateur pour l’instant, puis on ira chercher une table dans la salle à manger.
Bernard et Gustav hochèrent la tête sans rien dire. Ils se faufilèrent devant Ruben en évitant de le regarder. Aussitôt après avoir étendu le corps de Matte, ils repartirent chercher une table. Ils n’avaient aucune envie de rester là plus que nécessaire.
Quelques minutes plus tard, Matte était convenablement installé à côté de son grand-père. Ces deux hommes de la famille Liljecrona avaient tous deux connu une mort violente. Et cette maison abritait un assassin. Quelqu’un avait tué Matte et son grand-père, et Martin réalisa en cet instant qu’il n’avait pas la moindre idée de son identité. Cette pensée le glaça.
Aucun d’eux n’avait la force de se confronter au chagrin qui régnait dans la bibliothèque. Ils s’attardèrent dans la cuisine et se versèrent une tasse de café qu’ils sirotèrent en silence.
— Savez-vous si quelqu’un dans la famille possède une arme à feu ? L’un de vous peut-être ? demanda Martin.
Son intonation était plus incisive qu’il ne l’aurait voulu mais il s’agissait d’une question assez difficile à enrober. Un silence pesant s’installa pendant lequel Bernard et Gustav échangèrent un long regard. Enfin, Gustav prit la parole.
— Mon père avait toujours un revolver avec lui. Ça a commencé après la tentative d’enlèvement.
Soudain Martin se souvint d’une information qu’il avait oubliée. Il y avait une quinzaine d’années, la mafia de l’Est avait tenté de kidnapper Ruben Liljecrona. La police avait eu vent du projet et était intervenue avant que le rapt n’ait lieu. Les journaux en avaient fait leurs choux gras pendant des semaines.
— Après ça, il ne s’est plus jamais vraiment senti en sécurité, poursuivit Gustav. Alors il s’est procuré un revolver qu’il gardait toujours à proximité de lui.
— Comment a-t-il fait pour obtenir un permis ? demanda Martin qui se rendit immédiatement compte de la naïveté de sa question.
Bernard poussa un petit soupir comme pour confirmer ses pensées.
— Il s’en foutait complètement d’avoir un permis. Et trouver un revolver n’était pas un problème.
— Qui savait que Ruben avait une arme, et où il la gardait ?
— Tous ceux qui sont ici, dit Bernard sur ce ton dédaigneux qui portait sur les nerfs de Martin depuis qu’il l’avait rencontré. Personne dans la famille n’ignorait que Ruben était tout le temps armé, et qu’il gardait son arme dans un compartiment de sa serviette.
— Et personne n’a eu l’idée de m’en informer ? dit Martin qui était désormais hors de lui. Un meurtre a été commis, le tueur n’a pas encore été identifié, nous sommes coincés ici, et vous ne trouvez pas pertinent de m’informer qu’il y a un pistolet dans la maison ? poursuivit-il en tremblant de colère.
— On… je crois qu’on n’y a pas pensé…, dit Gustav sur un ton inquiet. On le sait depuis tellement longtemps qu’on n’y pense plus…
Son regard se posa sur la chambre froide, et Martin espéra de tout son cœur qu’il pensait la même chose que lui. S’ils s’étaient donné la peine de l’informer de l’existence du pistolet, Matte aurait peut-être eu la vie sauve.
— Je monte jeter un coup d’œil.
Martin posa bruyamment sa tasse sur le plan de travail. Une fois dans l’escalier, il pesta contre lui-même. Pourquoi n’avait-il pas pris la peine d’examiner la chambre de Ruben plus tôt ? Sur le moment, les témoignages lui avaient paru plus importants.
Il entra prudemment dans la chambre, la plus grande et la plus belle de la maison, ce qui était peut-être justifié puisque c’était Ruben qui régalait. Un lit à baldaquin trônait au centre de la pièce. Il n’avait pas été défait, puisque le vieil homme n’avait pas eu le temps de s’y glisser. Il y avait des piles de vêtements soigneusement pliés dans une grande valise ouverte. Un livre était posé sur la table de chevet, et Martin le prit, curieux de voir quelle était la lecture de Ruben. Les Aventures de Sherlock Holmes. Il eut un petit sourire. C’était un livre… tout à fait approprié. Martin aurait bien aimé avoir ne serait-ce qu’une infime partie du génie de Sherlock Holmes et de son don pour résoudre les mystères qui paraissaient insolubles.
Il s’accroupit devant la valise et commença à en sortir le contenu. Des chemises, des pulls en laine d’agneau, des pantalons et des sous-vêtements. Il y avait de quoi s’habiller pour quinze jours. Evidemment lorsqu’on ne portait pas ses bagages, il était tentant de les surcharger. Une fois vidée, il examina la valise. Elle ne contenait rien d’autre. Pas de trace du pistolet. Tout aussi soigneusement qu’il les avait sorties, il y replaça les piles de vêtements, puis scruta la pièce un moment. Un porte-document était appuyé contre la table de chevet et, sentant une lueur d’espoir poindre en lui, il le saisit et s’assit sur le lit. La serrure codée à quatre chiffres n’était que sommairement fermée et ce fut un jeu d’enfant de l’ouvrir. La première chose qu’il vit était une épaisse liasse de documents et quelques chemises en plastique. Il les sortit une à une et les posa sur le lit. Il n’y avait rien d’autre dans la serviette. Il tâta l’intérieur de la main et sentit un morceau de tissu doux. Il était de la même couleur que la doublure et cela expliquait pourquoi il ne l’avait pas vu tout de suite. Il le déplia et comprit qu’il contemplait vraisemblablement le linge qui avait servi à envelopper une arme. Le pistolet qui devait donc y être rangé ne s’y trouvait plus. Martin fixa le vide devant lui. Les pensées se bousculaient dans sa tête. L’arme de Ruben avait disparu, et il ne fallait pas être un génie pour conclure qu’elle avait probablement servi à tuer Matte.
Après avoir remis le linge au fond de la serviette, il examina les documents dans l’espoir d’y trouver une piste. Rien ne semblait être un tant soit peu associé aux deux meurtres. Il y avait un compte rendu de réunion, un rapport financier et une analyse de risques concernant une proposition d’investissement. Il remit les dossiers en place et demeura un moment assis sur le lit pour réfléchir. Quelqu’un était entré dans la chambre de Ruben et avait pris son revolver. Quelqu’un qui savait qu’il l’avait et où il le gardait, ce qui était probablement le cas de toute la famille Liljecrona. Martin soupira. Il appréhendait de redescendre affronter l’accablement qui avait envahi la bibliothèque et d’avoir à assumer la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Il se leva. Autant s’y mettre sans tarder, il ne pouvait pas rester assis ici éternellement.
Miranda pénétra dans le vestibule au moment où l’on ouvrait la porte d’entrée. L’air froid et la neige s’engouffrèrent dans la maison et elle frissonna. Kerstin et Börje étaient bien couverts et ils tapèrent des pieds avant d’entrer pour dégager les paquets de neige collés à leurs bottes.
— Brrr, quel temps de cochon ! dit Börje en enlevant ses gants. On est descendus jusqu’au ponton, on dirait que le temps se calme. Si le brise-glace arrive à sortir, on va bientôt pouvoir rejoindre Fjällbacka.
Il se poussa pour laisser place à Kerstin, et ils enlevèrent les doudounes dont ils s’étaient équipés contre le vent. Quelque chose dans le regard de Miranda attira l’attention de Börje, et il s’arrêta net, son blouson à la main.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Il s’est passé quelque chose ?
Kerstin s’interrompit elle aussi en percevant le malaise qui flottait dans l’air. Tout d’abord, Miranda ne put que hocher la tête car ses pleurs l’empêchaient de parler. Puis elle fit un effort pour se ressaisir et se racla la gorge.
— Il est… Il s’est passé quelque chose… Matte… il…
Elle buta sur les mots et essaya de se concentrer pour formuler ce qui devait être dit.
— Matte… il… il est mort.
Les mots résonnèrent, froids, entre les murs. Ils paraissaient durs et définitifs dans sa bouche, et la boule dans son ventre grandit avec chaque syllabe. Elle entendit des sanglots depuis la bibliothèque.
Les propriétaires de Valö se figèrent comme frappés par la foudre.
— Qu’est-ce que tu dis ? Mais… comment…? bégaya Börje qui avait lui aussi du mal à s’exprimer avec des phrases complètes. C’est arrivé comment ? reprit-il en secouant la tête comme pour chasser ce qu’il venait d’entendre.
— On lui a tiré dessus…
— Tiré dessus ? répéta Kerstin, livide, puis elle chancela et s’appuya contre le mur.
— Tiré dessus ? répéta Börje en continuant à secouer la tête d’un air incrédule.
— Britten l’a trouvé dans sa chambre, dit Miranda et ses yeux se posèrent sur la porte fermée de la bibliothèque.
— Oh mon Dieu. Pauvre femme, s’exclama Kerstin d’une voix compatissante. Comment… comment va-t-elle ?
— Elle est en état de choc.
Un sanglot s’échappa de la pièce fermée, comme une triste illustration sonore de ce qu’elle venait de dire.
— Pauvre femme, répéta Kerstin qui paraissait s’être ressaisie. Börje, on va leur préparer du café et des sandwiches, et puis il faut vérifier le feu dans la cheminée pour qu’ils n’aient pas froid. On doit leur offrir un service irréprochable, c’est le moins qu’on puisse faire.
Ces directives rapides tirèrent Börje de sa torpeur et il ôta vivement ses bottes et son pantalon de ski.
— Bien sûr. Je m’occupe du feu, si tu prends la cuisine, dit-il en se dirigeant vers la bibliothèque. La main sur la poignée de porte, il s’arrêta brusquement.
— Où… l’avez-vous mis ?
— Dans la chambre froide. Il repose dans la chambre froide.
— Et vous ne savez pas qui…, dit Börje qui laissa le reste de la phrase s’éteindre dans sa bouche.
— Non. Nous ne savons pas qui, répondit Miranda avant de leur tourner le dos pour monter dans sa chambre.
Elle avait un besoin criant de se retrouver seule un moment.
Britten releva la tête lorsque Börje ouvrit la porte. Il resta timidement dans l’ouverture et dit d’un ton peu assuré :
— Toutes mes condoléances…
Britten comprit qu’il ignorait comment poursuivre. Quels mots choisir pour ce genre de situation ?
Il s’approcha de la cheminée et farfouilla avec le tisonnier dans le feu avant d’y ajouter quelques bûches.
— Comme ça, vous aurez un peu plus chaud. Kerstin va vous apporter du café et des sandwiches dans un instant, dit-il à voix basse avant de refermer la porte derrière lui.
Britten le suivit d’un regard apathique. La température de la pièce était le cadet de ses soucis. Le thermomètre pourrait descendre en dessous de zéro, qu’elle ne s’en rendrait pas compte. C’était comme si son corps avait été débranché, il lui semblait qu’elle ne pouvait plus ressentir des choses aussi triviales que la chaleur, le froid, la faim ou la soif. Son esprit traitait les images imprimées sur sa rétine comme une information irrecevables. Comment pourrait-elle accepter ? Comment pourrait-elle accepter la mort de Matte, son fils ?
Lisette était accroupie la tête sur ses genoux. Elle sentit que sa fille était secouée de pleurs et, ne sachant pas la consoler véritablement, elle lui caressa distraitement les cheveux. Elle était incapable d’accorder son attention au chagrin d’autrui alors qu’elle se débattait avec sa propre douleur.
Elle se remémora le jour de juillet où Matte était né. Il faisait une chaleur insupportable dans la salle de travail. Elle avait aperçu une guêpe coincée derrière le survitrage de la fenêtre et s’était concentrée sur sa lutte pour en sortir tout au long de son accouchement. Mais dès l’instant où elle avait vu son fils, la guêpe avait cessé d’exister, la douleur également. Il était si petit. Il avait un poids normal, mais lui semblait terriblement fragile. Elle avait compté ses doigts et ses orteils, plusieurs fois, comme une formule incantatoire pour s’assurer que tout allait bien. Il ne criait pas. Emerveillée, elle avait constaté qu’il était venu au monde en silence, les yeux écarquillés d’étonnement, louchant un peu lorsqu’il essayait de la fixer. Dès la première seconde où elle l’avait vu, elle l’avait aimé passionnément. Et quelques années après, elle avait également aimé Lisette dès sa naissance mais Matte était son premier enfant, et ils avaient partagé quelque chose de spécial. Un lien unique s’était créé à l’instant où pour la première fois ses yeux curieux avaient rencontré les siens. Harald n’avait pas assisté à l’accouchement. Cela ne se faisait pas à cette époque. Et cela n’avait fait que renforcer le lien entre Matte et elle. C’était lui et elle face au reste du monde. Rien ne pourrait venir s’interposer entre eux.
Bien sûr, cela avait changé lorsqu’il avait grandi. Ils n’avaient jamais retrouvé la magie des tout premiers instants, mais quelque chose demeurait. Un sentiment de partage exceptionnel. Elle avait terriblement souffert de le voir devenir quelqu’un d’aussi tourmenté, d’imaginer quels démons il devait combattre. Maintes fois, les questions avaient menacé de l’étouffer – était-ce quelque chose qu’elle avait fait, qu’ils avaient fait ? Cependant, elle savait en son for intérieur que ce n’était pas le cas. Dès les premières secondes, lorsqu’il était couché, chaud et humide, sur sa poitrine, elle avait perçu une gravité dans ses yeux comme si une âme ancienne avait été remise sur le chemin de la vie, alors qu’elle aurait peut-être préféré la paix et le repos. Ce n’était pas des idées dont elle avait discuté avec Harald mais une part d’elle n’avait pas été surprise lorsqu’elle l’avait découvert étendu sur le sol, ses beaux yeux bleus fixant le vide sans rien voir. D’une certaine façon, elle avait toujours su que cette âme ancienne en Matte n’aurait pas la force d’assumer une vie entière. Elle avait déjà trop vu, trop vécu. Il avait été donné à son fils de vivre trente ans, plus qu’elle n’avait osé espérer, pourtant cela ne rendait pas le deuil plus facile à porter.
Elle continua à caresser les cheveux de Lisette.
Martin pénétra dans la cuisine au moment où Kerstin versait du café dans un Thermos.
— Oh, est-ce que je peux en avoir ? demanda-t-il, en quête du moindre stimulant pour combattre la fatigue et le découragement.
— Bien sûr, répondit Kerstin en lui servant un café noir dans un grand mug. Elle hésita un instant avant de dire : On a appris ce qui est arrivé. Ça s’est passé comment ?
Börje entra à son tour dans la cuisine, lui aussi voulait connaître les détails du drame. Martin but goulûment une gorgée de café.
— Matte a été tué par balle. Sa mère l’a trouvé dans sa chambre et à l’heure actuelle, nous n’avons aucune idée de qui a pu faire ça.
— C’est forcément le meurtrier de Ruben, dit Börje, le front plissé en jetant un regard sur la porte de la chambre froide.
— Très sincèrement, je n’en sais rien. Mais je suppose qu’il y a des raisons de croire qu’il s’agit de la même personne.
— Avez-vous trouvé l’arme ?
— Non. Il n’y avait pas de pistolet dans la chambre de Matte. Je l’ai fouillée de fond en comble.
— Vous l’avez mis là-dedans ? demanda Kerstin d’une voix tremblante en désignant la chambre froide.
— Oui. On l’a installé à côté de Ruben. Mais il faudra rapidement les transporter sur le continent. Et des techniciens doivent à tout prix venir ici avant que toutes les traces ne disparaissent.
Börje répéta ce qu’il venait juste de dire à Miranda :
— On revient du ponton. Ce n’est pas une mince affaire d’y descendre avec toute cette neige. Elle vous arrive jusqu’à la taille. Mais on a réussi, et si le vent tombe encore un peu, le brise-glace pourra sortir, et on pourra bientôt quitter l’île.
— Il n’y a pas moyen de rétablir le téléphone ? demanda Martin sans grand espoir.
— On en a profité pour vérifier la ligne. Le vent l’a arrachée, et on ne peut rien faire, il faut attendre qu’ils viennent la réparer.
— Bon, tous nos espoirs reposent désormais sur le brise-glace, dit Martin. Sera-t-on prévenus de son arrivée ?
— On le saura, vous pouvez me croire, dit Kerstin qui avait commencé à préparer des sandwiches. Il fait un de ces boucans, on l’entend sans problème. Pas d’inquiétude à avoir de ce côté-là.
— Et dans ce cas, ils cassent la glace jusqu’ici ?
— Ils savent qu’on a du monde. Je leur en ai parlé la semaine dernière. Dès qu’ils pourront sortir, ils ouvriront un chenal jusqu’à l’appontement.
— Tant mieux, dit Martin en tendant la main vers un sandwich jambon-fromage. En attendant, on se débrouillera comme on pourra. Mais pour le bien de tous, il vaudrait mieux qu’il y ait bientôt une accalmie.
Tous les trois jetèrent un coup d’œil vers la porte fermée de la chambre froide.
Avec un regard de connivence, Gustav et Bernard sortirent discrètement de la bibliothèque où ils étaient retournés après avoir aidé Martin à transporter le corps de Matte. Incapables du moindre geste, ils étaient restés plantés dans un coin de la pièce, en chuchotant entre eux, ne sachant quelle attitude adopter vis-à-vis de la famille de Matte. Vivi et Miranda étaient montées dans leurs chambres. Bernard et Gustav enfilèrent quant à eux leur veste et sortirent affronter le froid. Après l’atmosphère oppressante de la maison, respirer le grand air, fût-il glacial, était une libération.
— Un cigare ? demanda Gustav en lui présentant un étui contenant des cigares roulés à la main.
— Pourquoi pas ? répondit Bernard, s’ils sont bons pour les fêtes, je suppose qu’ils sont bons aussi pour ce genre de circonstances.
Il en prit un dont il coupa adroitement le bout, l’alluma et inspira une première bouffée jouissive. C’était divin. Connaissant son père, ils n’étaient certainement pas bon marché. A la maison, il possédait une petite fortune dans sa cave à cigares.
Gustav en savoura également les premières bouffées et ferma les yeux en recrachant lentement la fumée.
— Qu’est-ce que tu en penses ? dit-il en fixant l’obscurité et en serrant davantage sa veste autour de lui.
— Qu’est-ce qu’on peut en penser ? On dirait une sorte de vaudeville.
— Vaudeville n’est peut-être pas le mot approprié, dit Gustav avec un regard sévère pour son fils.
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, simplement, tout ça est un peu… absurde serait peut-être mieux.
— Je suis d’accord. C’est pour le moins absurde. Et une tragédie pour Britten et Harald.
— Putain, oui, une vraie tragédie, renchérit Bernard en tapotant sur son cigare pour en détacher un peu de cendre.
— Mais à ton avis ? Qui a tué Matte et Ruben ? Je dois reconnaître que je ne pensais pas que quelqu’un dans cette famille ait suffisamment de couilles pour faire une chose pareille.
— Je suis entièrement d’accord avec toi, papa, dit Bernard en riant. Tu sais, à un moment, j’ai même cru que c’était toi. Mais c’était avant que Matte soit tué.
— Moi !? s’écria Gustav d’un air offensé.
— Oui, je sais que grand-père n’a pas été tendre avec toi dernièrement, et je me suis dit… que tu avais simplement réglé ça à ta manière.
Bernard rit de nouveau et éteignit son cigare dans la neige sur la rambarde du perron.
— Tu forces un peu la dose, là. Tuer mon propre père ? Parfois je me demande comment tu es foutu ? dit Gustav, indigné.
— Prends-le comme un compliment. Il me semble bien que tu passes pour un trouillard aux yeux des autres. Si je t’ai soupçonné, c’est que je considère que mon vieux père peut faire preuve d’initiative.
Malgré lui, Gustav eut l’air assez satisfait en entendant les paroles de son fils.
— Oui, c’est vrai, on peut le voir comme ça.
Lui aussi éteignit son cigare dans la neige et glissa les mains dans les poches de son duffel-coat.
— Tu crois que Harald aurait pu…?
Bernard laissa sa question en suspens. Gustav eut tout d’abord l’air de vouloir protester avant de réfléchir à cette éventualité.
— S’il n’y avait eu que Ruben… peut-être. Mais Matte ? J’ai le plus grand mal à croire qu’il pourrait abattre son fils de sang-froid.
— Mais on ne sait pas du tout comment ça s’est passé, dit Bernard. Ils ont peut-être commencé à se bagarrer, et le coup est parti… Qu’est-ce que j’en sais ? Ce n’est pas si invraisemblable.
— Non, tu as peut-être raison. Ce n’est pas totalement impensable. Harald aussi a eu sa part de réprimandes de la part de papa, et il a toujours été si susceptible…, dit Gustav, l’air préoccupé.
— Espérons que la police du continent pourra bientôt prendre toute l’affaire en main. Le mec de Lisette est un blanc-bec, il ne fait pas le poids. Je ne me fais pas trop d’illusions sur sa capacité à résoudre l’affaire, dit Bernard avec un rire dédaigneux.
— C’est vrai, il ne vaut pas tripette.
— Tripette, quel mot ! Tu parles comme dans une série B des années 1930, dit Bernard en riant avant d’ouvrir la porte d’entrée.
— Dis donc, fais attention à ce que tu dis, je suis ton père après tout !
Dès qu’ils furent entrés, ils adoptèrent une expression endeuillée plus appropriée.
— Est-ce qu’on peut se parler un peu ? Vous en avez la force ?
Martin avait discrètement passé la tête par la porte de la bibliothèque et s’adressait à Harald. Celui-ci interrogea Britten du regard et elle hocha la tête. En jetant un dernier coup d’œil à sa femme et sa fille, il se leva et lui emboîta le pas.
— On pourrait peut-être s’installer dans la salle à manger, dit Martin.
Harald ne répondit pas mais il le suivit. Ils s’assirent à une table au fond de la pièce, et Kerstin leur apporta du café et des tartines avant d’aller servir dans la bibliothèque.
— Mangez un peu, dit Martin, mais Harald fit une grimace et repoussa le plat. J’ai quelques questions à vous poser, poursuivit-il, assez mal à l’aise d’avoir à l’importuner ainsi, mais Harald ne parut pas s’en offusquer.
— Allez-y, dit-il d’une voix lasse.
— Il s’agit du pistolet de votre père, dit Martin qui vit Harald sursauter à ces mots.
— Le pistolet de mon père ? Qu’est-ce qu’il…?
Il comprit ce qu’il en était et son visage prit une teinte cendrée.
— C’est lui qui a…?
— On ne peut l’affirmer avec certitude avant que les techniciens aient fait leur boulot. Mais il a disparu, alors on a des raisons de croire que… Qui connaissait l’existence de cette arme ? poursuivit-il pour obtenir une confirmation de ce qu’il avait déjà entendu.
La main de Harald trembla lorsqu’il saisit sa tasse avant de répondre.
— Toute la famille. Tout le monde était au courant. Mon père a été victime d’une tentative d’enlèvement il y a quinze ans. Les ravisseurs étaient à deux jours de l’exécution de leur projet lorsque l’un d’eux a bu un coup de trop dans un bar et a bavardé avec la mauvaise personne. Je sais que papa a eu très, très peur. Peut-être pour la première fois de sa vie, d’ailleurs. Ils avaient bricolé un coffre dans lequel ils avaient l’intention de l’enfermer. Papa l’a vu en photo dans un journal, et le lendemain il s’est arrangé pour trouver un revolver. Il le portait tout le temps avec lui. Toute la famille était au courant.
— Apparemment, il le gardait dans sa serviette.
— Oui.
— Est-ce qu’il fermait la serviette à clé ?
— C’était un sujet de dispute entre nous tous. Il était très distrait. La serviette est pourvue d’une serrure à combinaison, mais il ne s’en servait jamais, ça l’agaçait. On n’arrêtait pas de le lui dire, d’une part à cause du revolver, d’autre part à cause des documents confidentiels qui pouvaient s’y trouver. Il y a des gens qui feraient n’importe quoi pour mettre la main sur ce genre d’informations. Mais bizarrement, ça lui était égal.
— C’était donc quelque chose que tout le monde dans la famille savait ?
— Oui. Mais j’ai du mal à croire que…, dit Harald en secouant la tête d’un air sceptique. Je veux dire, qui…? Qui dans la famille pourrait envisager une telle chose ? Matte qui n’a jamais fait de mal à une mouche…
Ses yeux s’emplirent de larmes. Ce n’était pas évident, mais Martin se sentit obligé de faire une remarque.
— Il avait tout de même sérieusement essayé de s’en prendre à Bernard plus tôt dans la journée.
— Parce que Bernard l’avait provoqué, siffla Harald. Son énervement le quitta aussi vite qu’il était apparu et il ajouta sur un ton plus calme : Bernard a un don pour appuyer là où ça fait mal. J’ai toujours eu le sentiment qu’il y avait un conflit larvé entre lui et Matte, et je… j’aurais sans doute dû essayer d’en savoir plus.
Subitement, il se redressa sur sa chaise, et son visage reprit des couleurs.
— Vous croyez que Bernard…?
— Pour l’heure, je ne crois rien. Et nous ne voulons pas empirer la situation avec un tas d’accusations infondées, dit Martin en fixant Harald dans les yeux.
— J’entends ce que vous dites. Je vais me tenir à carreaux. Mais s’il y a la moindre preuve que…, dit Harald dont le regard semblait s’être obscurci.
— Des preuves…
Ces mots résonnèrent en Martin. Il avait manqué quelque chose. Quelque chose qu’il aurait dû faire, ou voir, et qui lui échappait à présent. Il laissa encore une fois ces mots le pénétrer… des preuves… C’est ça ! Dans la chambre de Matte ! Il se leva brusquement.
— Excusez-moi, Harald, mais je dois aller vérifier une chose. Merci de votre aide.
Il se dirigea vers la porte, mais s’arrêta avant de quitter la salle à manger et dit gentiment :
— Essayez quand même de manger un peu.
Puis il fila dans le vestibule et grimpa l’escalier quatre à quatre.
Vivi était allongée sur son lit et avait le regard rivé au plafond. Elle laissait vagabonder ses pensées. Elles étaient sombres et chaotiques. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait le corps de Matte. Le sang sur sa poitrine et celui qui s’était répandu à terre. L’expression qu’avait Britten en berçant la tête de son fils sur ses genoux. Vivi finit alors par les garder ouverts et les images étaient moins puissantes, moins horribles lorsqu’elle focalisait son attention sur le plafond. Sa propre culpabilité pesait sur sa poitrine. C’était le poids d’un secret enfoui pendant trop longtemps. Sa peur l’avait maintenu sous bonne garde, mais désormais il semblait lutter pour remonter à la surface et elle ignorait pourquoi. Elle n’avait jamais ressenti le besoin de soulager sa conscience et s’était toujours dit qu’elle emporterait son secret dans la tombe. A présent, tout paraissait si différent. Peut-être parce que pour la première fois, elle était confrontée de près à la mort. Peut-être à cause de l’expression terrible sur le visage de Britten. Rien ne pouvait être pire. Comparé à la douleur de perdre un enfant, tout le reste paraissait si mesquin et son secret ne faisait pas exception. Sa mère lui disait toujours que les monstres éclatent à la lumière du soleil. Pour la première fois, elle eut l’impression que cette lumière éclairait son secret en le rendant insignifiant et futile. Elle se leva. Son corps n’était pas habitué à la détermination qui l’inondait. De toute sa vie, elle n’avait jamais pris de décision désagréable et avait toujours essayé de se maintenir sur un chemin droit, large et régulier. Maintenant elle s’apprêtait à souffler sur des braises dont presque tous ignoraient l’existence.
Elle enfila son gilet et glissa ses pieds dans les pantoufles qu’elle avait méticuleusement rangées à côté du lit. Elle hésita un instant, mais dès qu’elle eut ouvert la porte et qu’elle fut dans le couloir, elle sut qu’elle ne pouvait plus reculer. L’heure était venue.
Elle rejoignit en quelques pas la chambre de Miranda qui était située en face de la sienne et frappa doucement à la porte. Elle n’entendit que quelques petits bruits épars, puis enfin la voix de sa fille :
— Qui est-ce ?
— C’est moi.
Miranda vint lui ouvrir, elle paraissait inquiète.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Non, répondit Vivi en secouant rapidement la tête. Je peux entrer un instant ?
— Oui, bien sûr, dit Miranda en s’effaçant pour la faire entrer. J’étais en train de lire. J’avais besoin de m’éloigner de… de tout ça.
Une ombre passa sur son visage, et Vivi se demanda si elle avait fait le bon choix. Mais ses scrupules disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus. Il était temps d’aérer, de vider les placards et de sortir tous les vieux squelettes à la lumière du jour.
— J’ai quelque chose à te dire, annonça-t-elle en s’asseyant sur le lit.
— Oui ?
— Je…
Les mots ne vinrent pas et comme à son habitude, Vivi passa sa main sur son cou. Elle ignorait comment formuler ce qu’elle avait à annoncer à sa fille, et elle se racla la gorge.
— J’ai fait une bêtise. Il y a de nombreuses années. Pourtant je n’ai jamais regretté…, ajouta-t-elle rapidement.
Miranda la contempla, déconcertée. Elle ignorait totalement de quoi sa mère voulait parler.
— J’ai… j’ai eu une brève aventure. Avec un autre homme. Et je suis tombée enceinte.
Les yeux de Miranda s’agrandirent soudain. Elle leva les mains pour se boucher les oreilles à la manière d’un enfant qui choisit d’éviter ce qu’il ne veut pas entendre. Mais elle les laissa retomber sur ses genoux et fixa sa mère, muette.
— Ton père n’est pas au courant. Il a sans doute pensé que tu étais arrivée un peu vite, mais tu sais, les hommes… eh bien, ils sont très doués pour se leurrer. Je me demande parfois s’il a envisagé cette possibilité, mais je ne le crois pas.
— Alors tu veux dire que je…
Miranda avala sa salive et continua à regarder fixement sa mère. Vivi pouvait littéralement voir son cerveau travailler pour accueillir l’information.
— Oui, je veux dire que Gustav n’est pas ton père.
Vivi fut étonnée de la facilité avec laquelle elle lâchait les mots qui étaient restés enfouis en elle pendant trente ans. Elle les avait surveillés de près, les avait retenus, s’était même interdit d’y penser. Et désormais, elle laissait s’échapper son secret d’un ton calme et détaché. Elle sentit une sensation de soulagement se répandre en elle en prenant conscience que ce fardeau avait été très lourd à porter.
— Mais qui alors…?
Miranda déglutit avec peine. Ses mains bougeaient nerveusement, comme de petits oisillons sur ses genoux tandis que Vivi tripotait les peluches du couvre-lit.
— Harald. C’est Harald, ton père biologique. On a eu une relation assez brève, j’ai rompu lorsque j’ai compris que j’étais enceinte.
Miranda eut le souffle coupé et Vivi en profita pour continuer :
— Personne d’autre que moi, et peut-être Harald, n’est au courant. Mais je voulais que tu saches que Matte était ton frère, pas ton cousin.
Elle avait presque le vertige tant elle était soulagée d’entendre enfin jaillir ces paroles. C’était comme si tous les événements tragiques de ce week-end, la mort de Ruben, la mort de Matte, l’avaient libérée. Que reste-t-il à craindre lorsque le ciel vous est déjà tombé dessus ?
— Matte… était… mon… frère…, bégaya Miranda. Je n’arrive pas à le croire. Mais comment… quand…?
Elle secoua la tête, sans quitter sa mère du regard.
— On en reparlera plus tard, déclara Vivi en tapotant la main de sa fille. Je pense que tu as besoin de digérer tout ça tranquillement, ensuite tu pourras me poser toutes les questions que tu veux. En tout cas, maintenant tu es au courant.
Elles entendirent quelqu’un monter l’escalier au pas de course et en sortant de la chambre, Vivi fut presque renversée par Martin qui passait en trombe dans le couloir.
— Pardon, dit-elle, mais il ne lui prêta aucune attention.
Il s’arrêta devant la chambre de Matte et elle se demanda ce qui pouvait bien mériter une telle précipitation.
Martin se maudit. Comment avait-il pu être aussi négligent ? Il avait une preuve, une seule preuve éventuelle, et il l’avait laissée dans la chambre. Et si l’assassin était déjà venu la chercher ?
Il pesta en ouvrant la porte de la chambre de Matte. Puis il s’arrêta net à la vue de la flaque de sang et se calma. Cela n’améliorerait certainement pas les choses s’il se ruait dans la pièce et se mettait à piétiner les traces qui pouvaient s’y trouver. Il entra donc lentement dans la chambre et avança jusqu’à la table de chevet. Il ne se rendit compte qu’il retenait sa respiration que lorsqu’il souffla de soulagement à la vue du téléphone portable dont le propriétaire était encore inconnu.
Il était éteint. Quelle poisse ! Il referma le clapet et l’emporta, redescendit et hésita un instant devant la porte de la bibliothèque avant de l’ouvrir. En pénétrant dans la pièce, il ressentit presque physiquement la douleur des membres de cette famille et envisagea un instant de tourner les talons pour ne pas les déranger. Pourtant, il savait que ce n’était pas une option.
Il se racla la gorge pour signaler sa présence.
— N’y a-t-il vraiment aucun moyen de partir d’ici ? demanda Britten.
Alors qu’il n’était qu’à deux mètres d’elle, Martin eut peine à l’entendre avant que son filet de voix cassée se dissolve et disparaisse. Il secoua la tête.
— Pas encore. Mais Börje et Kerstin sont descendus au ponton, ils disent que si le vent se calme un peu, le brise-glace viendra jusqu’ici.
— On pourra prendre Matte avec nous alors ? demanda Britten.
Elle serra sa couverture plus près du corps. Martin vit qu’elle claquait des dents bien que le feu dans la cheminée eût réchauffé la pièce.
— On fera en sorte qu’il vienne avec nous, répondit Martin.
Il espéra ne pas lui faire une promesse qu’il ne pourrait pas tenir mais il n’avait pas la force de le lui refuser alors qu’elle semblait sur le point de s’effondrer. Il verrait plus tard comment faire pour assumer sa décision.
— J’ai une question. Est-ce que quelqu’un reconnaît ceci ? demanda-t-il en brandissant le téléphone portable.
— C’est le mien, répondit Bernard. Où l’as-tu trouvé ?
— Dans la chambre de Matte.
Le visage de Bernard était totalement inexpressif lorsqu’il demanda :
— Comment il est arrivé là ?
— C’est exactement ce que je m’apprêtais à te demander, dit Martin en exhortant Bernard du regard.
— Je n’en ai aucune idée. La dernière fois que je l’ai vu, il était dans ma chambre. Ce n’était pas la peine de le trimballer partout alors qu’il n’y a pas de réseau.
— Et quand est-ce que tu l’as vu pour la dernière fois ?
— Ce matin en me réveillant, répondit Bernard. Il me sert de réveil aussi.
— Et tu n’es pas entré dans la chambre de Matte depuis ?
Martin savait que sa question était trop directe, mais ces dernières vingt-quatre heures avaient été si stressantes qu’il avait du mal à contrôler ses nerfs.
— Non, je ne suis jamais entré dans la chambre de Matte, pas une seule fois ! Tu essaies de m’accuser de quoi ?
Bernard fit un pas en avant, mais son père l’arrêta en posant sa main sur son bras.
— Martin fait son boulot, Bernard. Calme-toi maintenant. Il faut bien que toute la lumière soit faite sur cette affaire.
Bernard se dégagea de l’étreinte de son père, puis il répéta sur un ton plus calme :
— Je ne suis pas entré dans la chambre de Matte. Jamais.
— Tu n’as aucune idée alors de comment ton téléphone s’y est retrouvé ?
— Quelqu’un a dû venir le prendre dans ma chambre. Je ne vois pas d’autre possibilité. Quelqu’un cherche à me coincer. L’assassin est venu prendre mon téléphone pour aller le mettre dans la chambre de Matte.
— On peut monter y jeter un coup d’œil ?
— Bien sûr, je n’ai rien à cacher, dit Bernard en écartant les bras. Tu peux regarder tant que tu veux.
Son ton était railleur et Martin dut réprimer son envie de lui donner un violent coup de pied. Il suivit Bernard dans l’escalier et arrivés en haut, ils croisèrent Vivi et Miranda. Elles faisaient une drôle de tête, mais Martin avait d’autres chats à fouetter pour l’instant.
— Que faites-vous ? demanda Vivi.
— Rien. On va juste vérifier un truc, dit évasivement Bernard en se dirigeant vers sa chambre avec Martin sur les talons.
— Tu vois, ce n’est même pas fermé à clé. N’importe qui peut entrer.
Bernard ouvrit la porte avec un geste démonstratif et fit signe à Martin d’entrer le premier.
La chambre était un miracle d’ordre. Trois chemises blanches parfaitement repassées étaient suspendues dans la penderie ouverte. Une paire de chaussures noires cirées, identiques à celles que Bernard avait aux pieds, était posée sous les chemises. Il n’aperçut aucune valise et se dit qu’elle devait être rangée. Un livre était posé sur la table de chevet, Les Aventures de Sherlock Holmes. Martin eut le temps de se faire la réflexion qu’il n’avait pas imaginé Bernard en lecteur assidu lorsque celui-ci s’arrêta net derrière lui.
— Ce n’est pas moi qui ai posé ça là.
— Comment ? demanda Martin en se retournant.
— Le livre. Il n’est pas à moi.
Martin haussa les sourcils.
— Tu prétends que quelqu’un est venu ici pour voler ton téléphone portable et pour poser un livre sur ta table de chevet. Si tu veux mon avis, ça ne tient pas debout…
— C’est pourtant ce qui s’est passé, répondit Bernard, irrité. Je ne lis que les journaux économiques. Et Sherlock Holmes, c’est un truc à grand-père. Personnellement, je trouve ça terriblement con.
— Tu es sûr que le livre n’était pas là ce matin ?
— Tu écoutes ce que je dis ? s’exclama Bernard de sa voix hautaine qui résonna entre les murs. Je ne possède pas un tel livre. Et pour te répondre : non, il n’était pas là ce matin. Quelqu’un l’y a mis.
Bernard prononça cette dernière phrase lentement et distinctement comme s’il parlait à un enfant. Encore une fois, la jambe droite de Martin fut parcourue de tressaillements, tant il avait envie de placer un bon coup de pied sur le tibia de Bernard. Il se maîtrisa.
— N’exagère pas. J’entends ce que tu dis, répliqua Martin sur un ton qui était aussi guindé que celui de Bernard était hautain. Tu ne vois rien d’autre qui te semble étrange ? Quelque chose qu’on a ajouté ou qui aurait disparu ?
Bernard parcourut la pièce du regard, puis secoua la tête.
— Non, tout le reste est comme lorsque je suis parti.
Martin s’agenouilla pour regarder sous le lit.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Bernard, interloqué. Ah ah, tu cherches l’arme du crime.
— Exactement. Tu as quelque chose à y redire ?
— Non, je t’en prie, fais comme chez toi !
Bernard s’adossa au mur, croisa les bras et observa Martin d’un air amusé. Après un moment, celui-ci se releva, épousseta son pantalon et demanda :
— Je suppose que tu as une valise. Est-ce que je peux la voir ?
— Pas de problème, dit Bernard en indiquant le placard. Elle est là-dedans. Vas-y, si ça te fait plaisir de farfouiller dans mes calebards.
Martin sortit la valise, la posa à terre et l’ouvrit. Il chercha parmi les vêtements, inspecta soigneusement les différents compartiments, mais ne trouva rien de particulier.
— Aucun pistolet qui fume ? dit Bernard en observant Martin qui remettait la valise à sa place.
— Non.
— Suis-je considéré comme le principal suspect maintenant ? demanda Bernard que la situation semblait sincèrement amuser.
— En tout cas, tu figures parmi les premiers de la liste. Tu es prié de ne pas quitter la ville, comme ils disent.
— Ça ne risque pas, répondit Bernard en riant. Tiens, on dirait presque que le temps se calme, ma parole. On pourra peut-être bientôt quitter ce trou perdu.
— Espérons-le.
Martin observa la pièce une dernière fois avant de la quitter. Bernard le suivit.
— Est-ce que je peux récupérer mon portable maintenant ? demanda Bernard en tendant la main.
— Non, je le garde encore un peu. De toute façon, il ne te sert à rien, il n’y a pas de réseau ici.
— Et pour le livre, qu’est-ce qu’on fait ?
— Je vais demander en bas si quelqu’un est au courant. Mais ça m’étonnerait qu’on me donne cette information si facilement. Qu’est-ce que tu en dis ? Serait-ce une sorte de message pour toi ?
— A moins que je ne l’y aie mis moi-même, pour semer le trouble. N’oublie pas que je suis le suspect numéro un.
Il rit de nouveau, et cette fois, Martin ne put se taire.
— Tu trouves vraiment ça drôle ? Ton cousin est mort, ton grand-père aussi, et toi, tu considères ce drame comme une sorte de divertissement.
— Je pleure dans mon cœur, dit Bernard en posant théâtralement ses mains sur sa poitrine.
Martin, qui ne supportait plus de le voir, descendit l’escalier sans l’attendre. Il croisa Börje.
— On dirait qu’il y a une accalmie, constata-t-il et Martin acquiesça.
— Oui, on s’en est rendu compte. On pourra peut-être bientôt partir.
— C’est vrai qu’on n’a jamais spécialement envie de voir nos hôtes vouloir nous quitter. Mais dans le cas présent, je le comprends. Je vous ai apporté du café, dit Börje en montrant la bibliothèque.
— Merci.
Martin entendit Bernard descendre l’escalier et se hâta vers la bibliothèque pour éviter d’autres commentaires idiots.
— Qu’êtes-vous allés faire ? demanda Harald qui avait retrouvé une partie de son incontestable autorité.
— Vérifier quelque chose, c’est tout, répondit Martin en faisant un petit signe de la main.
En temps voulu, il les informerait tous, mais il voulait le faire à son propre rythme. Il s’approcha de la table où se trouvait la cafetière et se servit une tasse avant de s’asseoir sur le canapé. Lisette avait quitté la place aux pieds de sa mère et était maintenant assise à l’autre bout du canapé, comme absente, les yeux rivés sur le sol. Sa main reposait sur un coussin et Martin se pencha pour l’effleurer. Elle ne réagit pas, mais au moins elle ne le repoussa pas. Martin comprit qu’il avait grossièrement négligé ses devoirs de petit ami, ou plutôt d’ex-petit ami. Il aurait au moins pu essayer de la réconforter.
Il entendit que Bernard commençait à parler à son père du livre sur la table de chevet, et il se dépêcha de le devancer.
— Quelqu’un est apparemment entré dans la chambre de Bernard au cours de la journée. D’après lui en tout cas, ne put-il s’empêcher d’ajouter, et cette personne a pris son téléphone portable et a posé un livre sur sa table de nuit. Est-ce que l’un de vous en sait quelque chose ?
Martin parcourut la bibliothèque du regard et dut faire face à un mur de silence. Britten ne semblait pas avoir entendu la question. Bernard et Gustav se contentèrent de secouer la tête. Vivi et Miranda qui étaient assises sur le canapé en face de lui semblaient absentes. Miranda était blanche comme un linge, et Martin se rappela soudain l’étrange expression qu’elles avaient lorsqu’il les avait croisées dans l’escalier. Encore un élément à tirer au clair.
— C’était quoi comme livre ? demanda Lisette.
— Un truc de Sherlock Holmes. Un recueil de nouvelles, je crois.
Elle pouffa, un petit rire qui sonnait creux.
— C’est sûrement le bouquin de grand-père. Il était totalement obsédé par Sherlock Holmes.
— Lorsqu’il était plus jeune, il était président d’une association dédiée à Sherlock Holmes, compléta Harald. Et il a continué à en être membre pendant toutes ces années. J’ai toujours eu l’impression que cette association – et cette passion – offrait surtout un prétexte à une bande de vieux pour se retrouver une fois par mois et radoter en buvant du whisky.
— Non, c’était un intérêt sincère, glissa Britten d’une voix toujours aussi frêle. Il l’avait transmis à Matte et ils discutaient toujours de ces livres-là les vendredis quand ils se voyaient.
— Mais vous ne savez pas qui a pu poser le livre là, ni pourquoi ?
Martin n’obtint pas de réponse. Gustav s’éclaircit la gorge.
— Pas de trace du revolver ?
— Non, malheureusement.
Le silence s’installa de nouveau. Tous étaient réunis, et pour la première fois, Martin fut frappé par l’évidence de la situation. L’une de ces personnes était un assassin. Il n’y avait pas d’autres possibilités. Les corps de deux hommes gisaient dans la chambre froide. L’un avait été empoisonné, l’autre tué par balle, et quelqu’un avait commis ces meurtres. Il était forcément dans cette pièce. Cette pensée lui faisait froid dans le dos.
— Que va-t-il se passer quand nous serons sur le continent ?
Miranda avait formulé la question qui était probablement sur toutes les lèvres.
— Vous serez interrogés par mes collègues du commissariat et des techniciens feront les examens qui s’imposent ici, répondit Martin qui marqua une petite pause avant de poursuivre : Ruben et Matte seront transportés à l’unité médicolégale pour qu’on effectue une autopsie. J’ai bon espoir que nous tirions l’affaire au clair relativement vite.
Miranda hocha la tête. Ses yeux se posèrent sur chacun des membres de sa famille et elle sembla penser la même chose que Martin. C’était comme si elle les voyait pour la première fois. Puis elle observa sa mère et eut de nouveau une expression étrange. Le regard de Vivi se posa sur Martin et il y lut une sérénité qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Elle n’avait plus l’air nerveuse et ce changement soudain attisa la curiosité de Martin. Il décida de l’interroger.
— Vivi… est-ce que je pourrais vous parler un peu ? Dans le bureau ?
Elle hocha la tête et se leva. Ils s’installèrent dans le petit cabinet de travail pour la seconde fois au cours de ce dramatique week-end. Vivi ne semblait plus être la même femme.
— J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose, commença-t-il, puis après une seconde d’hésitation, il poursuivit : je n’arrive pas à mettre le doigt sur quoi que ce soit de concret, mais je sens que…
Martin cherchait toujours ses mots lorsque Vivi l’interrompit.
— Vous êtes plus perspicace que je ne l’aurais cru.
Le calme dont elle faisait preuve semblait lui procurer une toute nouvelle personnalité, et Martin se rendit compte qu’il l’aimait bien. Quelle que fût la cause de ce changement, il lui était profitable.
— Si je vous dis qu’il s’agit d’une affaire de famille qui n’a rien à voir avec les meurtres, est-ce que cela vous suffit ?
Elle inclina la tête sur le côté et l’observa en attendant sa réponse.
— Non. En ce moment, je voudrais être le seul à déterminer ce qui concerne les meurtres ou non. Je vous saurais gré de me mettre au courant même si vous auriez préféré le garder pour vous.
— C’est bien ce que je pensais. Bon, de toute façon, la boîte de Pandore est déjà ouverte, alors je peux tout aussi bien informer la force publique.
Elle rit et Martin l’appréciait davantage à chaque minute qui passait. C’était comme si elle s’était réveillée. Vivi était désormais une femme forte et vivante qui s’était débarrassée de sa fragile carapace.
— Ce que vous avez vu entre Miranda et moi était le contrecoup de la révélation que je lui ai faite. Je l’ai informée qu’elle n’est pas la fille de Gustav, mais celle de Harald.
Martin en fut bouche bée. Il ne s’attendait à rien de tel et laissa Vivi poursuivre son explication.
— J’ai eu une brève aventure avec Harald et je suis tombée enceinte. De Miranda.
— Et Bernard ? demanda Martin, passablement ébranlé.
— Non, Bernard est de Gustav, aucun doute là-dessus, c’est son père tout craché. Alors que Miranda a toujours eu quelque chose qui rappelait Matte, dit Vivi, et pour la première fois depuis qu’elle s’était mise à parler, sa voix trembla. C’est pour ça que je… Eh bien, je trouvais qu’elle était en droit de savoir que c’est son frère qui est mort et non son cousin.
— Et Gustav ? Il le sait ?
Martin n’était toujours pas sûr de vouloir croire ce qu’il venait d’apprendre. Tout cela semblait tiré d’un sitcom de bas étage.
— Gustav… non, il ne pourrait jamais imaginer que j’aie le courage d’agir dans son dos. Je n’ai jamais compté pour lui. En quoi que ce soit. Je pense qu’il serait surtout étonné et fou furieux contre Harald, évidemment.
— Mais Harald est au courant ?
— Oui, il était présent au moment de la conception si je puis dire, dit Vivi avec un petit rire. Mais je crois qu’il n’en a jamais été vraiment sûr. Cela dit, il a toujours su que c’était possible.
— Vous avez dû avoir très peur qu’on l’apprenne.
La voix de Martin était pleine de sympathie et le visage de Vivi s’adoucit. Elle hocha la tête.
— Oui, j’ai eu ma part de nuits blanches. Mais surtout… Je m’inquiétais pour l’héritage…
— L’héritage ? L’argent ? demanda Martin perplexe. Vous voulez dire que Ruben n’aurait pas apprécié s’il…
Vivi secoua énergiquement la tête.
— Non, pas cet héritage-là. Je parle de l’héritage génétique. En pensant à tout ce que Matte a traversé au fil des ans… toutes ces dépressions. J’ai eu peur que Miranda soit frappée du même mal.
— Mais elle n’a rien eu ?
— Non, Dieu soit loué. Seul ce pauvre Matte en a souffert.
— Ces dépressions, quelle était leur réelle gravité, au fait ? Personne ne veut vraiment m’en parler.
— Ça ne m’étonne pas ! Ça n’a pas été facile pour lui, pauvre garçon. Britten a tout essayé, mais les hommes de la famille ont toujours préféré tout minimiser. Même Ruben, qui tenait tant à Matte, ne voulait pas voir la gravité de ses troubles. Il aurait eu besoin d’aide médicale bien plus tôt, et d’une aide bien plus importante qu’elle n’a été. Même quand il…
Un grondement lointain se fit entendre et elle regarda par la fenêtre.
— On dirait que le brise-glace est en chemin, constata Martin avant d’encourager Vivi à reprendre le fil de ses pensées. Vous disiez “même quand il”…
— Oui. Je veux dire, il a essayé de se suicider à plusieurs reprises et même ça ne semble pas les avoir alertés sur son état. Il a fait un bref séjour à l’hôpital pour “se reposer”, mais il n’a jamais été question de véritable traitement. Je crois même avoir entendu Harald dire qu’il “espérait que son fils en aurait bientôt terminé avec ces bêtises”, dit-elle d’une voix indignée.
Un coup frappé à la porte les interrompit. C’était Börje.
— Le brise-glace arrive. Ce serait bien de faire vos valises et de descendre au ponton assez rapidement.
— Je pense que nous avons terminé, dit Martin en regardant Vivi, qui hocha la tête et se leva.
— Je vais préparer mes affaires. Je dois dire que ce sera un vrai bonheur de partir d’ici.
Martin la laissa sortir en premier de la pièce, puis monta dans la chambre qu’il partageait avec Lisette. Elle était déjà en train de boucler ses bagages. Ses yeux étaient cernés de rouge.
— Comment ça va ? demanda-t-il en la prenant dans ses bras. Pendant un instant, elle se détendit et se serra contre lui. Puis elle le repoussa doucement en disant : Je suppose que c’est un au revoir. Pas vrai ?
Elle le regardait droit dans les yeux et Martin ne put que répondre :
— Oui, j’imagine. Je crois que tu as raison.
Elle prit son visage entre ses mains et l’embrassa sur la joue.
— Bah, les circonstances ont été… disons stressantes. On s’en est tous rendu compte, d’une façon ou d’une autre.
— Tu es quelqu’un de bien, Martin.
Elle lui fit encore une bise, puis elle prit sa valise et sortit de la chambre sans se retourner. Martin demeura un long moment immobile. Il ressentait surtout du soulagement, mais aussi une petite pointe de tristesse. Il venait de nouveau de voir une relation tomber à l’eau et commençait à en avoir assez. N’y avait-il donc personne pour lui en ce monde ?
Avec un soupir, il fourra ses affaires dans son sac et le hissa sur son épaule. Il avait glissé le portable de Bernard et le livre de Sherlock Holmes dans deux sacs en papier qu’il avait roulés dans un pull et posés sur le dessus. Le verre qui avait contenu du poison était bien à l’abri au milieu du sac. Il n’aurait pas été prudent de le laisser ici.
Avant de suivre les autres, il retourna dans la chambre de Matte. Il observa la pièce depuis la porte comme pour la supplier de lui révéler ce qui s’y était déroulé. La marque sur le manteau de la cheminée le narguait toujours. Il ne parvenait absolument pas à savoir pourquoi elle lui semblait si importante.
Dix minutes plus tard, tous pataugeaient dans la neige en direction de l’appontement et le poids de leurs bagages ne facilitait pas leur progression. Börje était parti avant les autres et avait réussi à démarrer le moteur du bateau sans problème. Ils seraient bientôt sur le continent. Après une brève concertation, ils s’étaient mis d’accord pour descendre tous les bagages au ponton, les hommes remonteraient ensuite chercher les corps dans la chambre froide. C’était une tâche dont personne ne se réjouissait, et Martin avait conscience que d’un point de vue professionnel, il aurait dû ordonner qu’ils y restent. Le regard de Britten lorsqu’elle avait demandé s’ils emporteraient Matte l’avait déterminé. Qu’il en soit ainsi.
Alors qu’il remontait vers la maison, les pensées se bousculaient dans sa tête. Le pistolet, le livre, les entretiens qu’il avait eus avec les membres de la famille Liljecrona, et lors du dîner du premier soir, les sous-entendus et les piques qui avaient volé comme des flèches empoisonnées. Tout se confondait en un bourbier innommable dans son esprit. Matte et Ruben. Grand-père et petit-fils. Plus proches l’un de l’autre que d’aucun autre membre de la famille. Ils se voyaient tous les vendredis pour discuter et partager quelque chose de particulier. Un vieux, un jeune. L’un malade du corps et l’autre de l’âme. Leur intérêt pour Sherlock Holmes. Martin en avait seulement vu des adaptations à la télé et il avait du mal à comprendre qu’on puisse à ce point se prendre de passion pour… Il interrompit net sa réflexion. Quelque chose se mit en branle à la périphérie de sa conscience. Il s’arrêta si brusquement dans la neige profonde que Bernard lui rentra involontairement dedans.
— Putain, qu’est-ce que…
— Pardon, dit Martin d’un air absent avant de continuer son chemin.
Ils avaient presque rejoint le ponton lorsqu’il secoua la tête comme pour faire ressurgir l’idée qui l’avait effleuré. C’était un éclair qui avait fusé au moment où il pensait aux adaptations de Sherlock Holmes pour le cinéma… Oui ! C’était ça ! Il sentit la certitude et un sentiment de triomphe grandir en lui et il se précipita vers la maison.
— Merde, qu’est-ce qui se passe ? cria Bernard derrière lui.
Martin l’ignora. Il ne se donna pas la peine d’ôter ses chaussures pleines de neige, glissa et faillit tomber à la renverse. Au dernier moment, il put se retenir grâce à la rampe de l’escalier et rétablir son équilibre. Il monta les marches quatre à quatre et se rua dans le couloir en direction de la chambre de Matte. Derrière lui, les autres l’appelèrent, mais il était si absorbé par ce qu’il avait en tête qu’il le remarqua à peine. Il fallait qu’il ait raison ! Il savait qu’il avait raison. Cela expliquerait tout !
En ouvrant la porte de la chambre de Matte, il ralentit le pas. Son cœur s’était emballé, tant sous l’effet de la course dans l’escalier que sous celui de l’excitation quant à ce qu’il pensait avoir deviné. Il entra prudemment dans la pièce, contourna la flaque de sang et se dirigea droit sur la cheminée. Il observa l’entaille sur la bordure, tendit la main et la glissa à l’intérieur du conduit. Sa main ne rencontra que la pierre froide et un sentiment de doute s’immisça en lui. Pouvait-il se tromper ? Il continua à tâtonner sur la paroi et sentit soudain quelque chose de dur et de froid sous ses doigts. Une sensation de bienêtre se répandit alors dans tout son corps. Il avait raison. Il entendit des voix derrière lui.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Bernard apparut à la porte, déconcerté et les cheveux en bataille, ce qui ne lui ressemblait pas. Derrière lui, Harald et Gustav semblaient tout aussi perplexes.
Sans un mot, Martin saisit l’objet qu’il avait trouvé et tira dessus. Les hommes à la porte furent estomaqués en voyant ce qu’il tenait à la main.
— Le revolver ? dit Harald incrédule. Mais ? Où ? Comment est-ce qu’il a pu se retrouver là ?
Martin tira plus fort pour qu’ils le voient, toujours sans rien dire. Le pistolet était attaché à un ruban élastique.
— Je… je ne comprends pas…, bredouilla Gustav en fixant l’arme et l’élastique.
Ce n’était pas encore le bon moment pour leur faire part de ses conclusions, et Martin leur tourna le dos et continua son inspection dans la hotte de la cheminée. Une nouvelle expression de satisfaction parcourut son visage lorsque ses doigts sentirent un autre élément. C’était du plastique. Il tira dessus, entendit un petit bruissement, mais l’objet ne vint pas. Alors il essaya de le pousser vers le haut, et le sac se détacha. Il s’agissait d’un sac plastique de supermarché. Il était lourd et il le posa doucement à terre. Il contenait deux choses : une caméra vidéo et une enveloppe.
Les hommes de la famille Liljecrona étaient à présent entrés dans la chambre et formaient un cercle autour de lui, tous les trois totalement abasourdis.
— Une caméra ? A l’intérieur de la cheminée ? Pourquoi ? demanda Gustav.
— C’est ce qu’on va voir, répondit Martin en allumant l’appareil. La caméra se mit à bourdonner, et il appuya sur Rewind puis sur Play. L’écran devint noir et après quelques secondes, des voix familières se firent entendre. Celles de Matte et de Ruben. Ruben était assis dans son fauteuil roulant face à la caméra, Matte le filmait. Ruben s’éclaircissait la voix.
— Lorsque vous verrez ceci, je serai mort.
Harald en eut le souffle coupé. Gustav pâlit soudain tandis que Bernard avait presque l’air de s’amuser, comme s’il savait ce qui les attendait.
Ruben poursuivait :
— D’après les médecins, il me reste six mois à vivre. Je n’ai pas pour habitude d’abandonner, si bien que j’ai consulté tous les spécialistes possibles, mais leur pronostic est toujours le même. C’est fini. Et ce sera douloureux. Et indigne. Comme vous le savez, je peux vivre avec la douleur. Mais une fin indigne… Jamais. Alors j’ai décidé de prendre les choses en main. Et je ne résiste pas à l’opportunité de vous donner une petite leçon. Vous m’avez trahi, grossièrement, et vous n’avez pas été à la hauteur de mes attentes. Mais rassurez-vous, vous aurez mon argent. Tels que je vous connais, il ne vous apportera pas le bonheur, bien au contraire, il vous mènera à votre perte. Soit. Mais je n’ai pas l’intention de vous le donner sans vous faire souffrir un peu.
Ruben souriait et tendait la main vers quelque chose hors champ. Martin reconnut le lit à baldaquin à l’arrière-plan. C’était filmé dans la chambre de Ruben, ici sur l’île de Valö. Ruben tenait un sachet rempli de poudre à hauteur de son visage.
— Voici du cyanure de potassium. Il n’est pas très difficile de s’en procurer si on a de l’argent et des contacts. Je vais moi-même le verser dans mon verre au cours du dîner, et vous offrir un spectacle inoubliable, je l’espère. Je répète, je vais moi-même le verser dans mon verre. Matte n’aura rien à voir avec ma mort, autrement que comme soutien et observateur. Je veux aussi souligner qu’il a tout fait pour me dissuader. Puis, il a peu à peu compris que je suis totalement déterminé, et a fini par accéder à mon dernier souhait en acceptant de m’aider avec ce petit rappel à l’ordre. J’espère que pour quelque temps vous allez vivre dans les soupçons, la crainte et le désespoir d’être déshérités. Lors de la lecture de mon testament, il sera révélé que ce n’est pas le cas. Et Matte veillera à ce que cette vidéo soit projetée. L’énigme diabolique digne d’un polar dont vous avez été les acteurs involontaires – et innocents – trouvera son explication. Elémentaire, mon cher Watson, comme aurait dit mon ami Sherlock Holmes.
Ruben poussa un petit rire après son mot d’esprit. Il semblait satisfait du plan qu’il avait concocté pour son départ dans l’au-delà. Matte tenait la caméra en silence, mais sa forte respiration trahissait son état.
Ruben se tortillait dans son fauteuil et semblait se préparer pour une salve finale.
— Je vous souhaite à tous un Noël infernal et une nouvelle année véritablement calamiteuse. Que mon argent ne vous profite pas.
Il gloussait. L’image s’éteignit.
— Quel putain de… salaud, cracha Gustav.
Harald fixa l’écran éteint de la caméra d’un regard vide, comme s’il n’avait toujours pas compris ce qu’il venait d’entendre. Bernard se mit à rire. Un rire qui devint de plus en plus fort, jusqu’à ce que les larmes se mettent à ruisseler sur ses joues et qu’il soit obligé de se tenir les côtes. Il se tordait de rire et son père finit par lui donner un coup de coude.
— Arrête maintenant, Bernard, tu te ridiculises.
— Quel vieux filou, beugla Bernard qui semblait incapable de calmer son fou rire. Il nous a tous eus !
Les larmes continuaient à couler le long de ses joues et il s’essuya les yeux avec le dos de la main. Harald se laissa tomber sur le lit. Il n’esquissait pas le moindre sourire.
— Mais Matte… pourquoi ?
Martin lui tendit l’enveloppe blanche.
— Ceci donnera peut-être une explication.
Harald prit l’enveloppe, l’ouvrit et sortit la lettre d’une main tremblante. Ils le regardèrent lire en silence. Après un instant, il posa la feuille sur ses genoux et dit à voix basse :
— Il ne pouvait pas vivre avec ça, savoir qu’il avait aidé son grand-père à se donner la mort. Ruben l’a persuadé, il l’a supplié de l’aider à mettre en scène cette farce macabre. Matte a hésité, tout en espérant être assez fort. Mais il ne l’était pas. Il écrit qu’il ne supporte pas l’idée d’avoir aidé Ruben à mourir. Puis il te présente ses excuses, Bernard. C’est lui qui a mis le livre dans ta chambre et il a pris ton portable et l’a posé dans sa chambre pour diriger les soupçons sur toi. Mais il savait que tu serais innocenté dès qu’on aurait compris qu’il s’agissait d’un suicide. Il dit qu’en cela, il est bien le petit-fils de Ruben. Il ne pouvait pas laisser passer une telle occasion de se venger et voulait te rendre la pareille.
— Un suicide ?
Gustav semblait ne toujours pas très bien comprendre, et Martin lui expliqua.
— Je me suis subitement rappelé avoir vu cela dans un film de Sherlock Holmes. Matte a attaché le pistolet à un élastique et il a fixé l’autre bout à l’intérieur de la hotte. Puis il s’est tiré une balle dans le cœur. Dès que sa main a lâché l’arme, l’élastique l’a remontée dans le conduit de la cheminée, à l’abri des regards. Abracadabra – ni vu, ni connu ! Nous avons cru qu’il avait été assassiné. C’est le pistolet qui a fait cette marque sur le manteau de la cheminée en remontant avec l’élastique.
— Je n’aurais jamais cru qu’il puisse être aussi finaud, dit Bernard qui avait cessé de rire mais qui conservait tout de même un petit air amusé. Bon, maintenant qu’on a tiré tout ça au clair, je vous propose d’y aller, le bateau nous attend.
Même si Martin n’approuvait pas son ton insouciant, il savait que Bernard avait raison. Ils n’avaient plus rien à faire sur cette île.
Une demi-heure plus tard, le bateau quitta le ponton. C’était une soirée sans lune avec un ciel étoilé. Les projecteurs de la vedette éclairaient la neige épaisse sur la glace de part et d’autre du chenal ouvert par le brise-glace. Tous savaient désormais ce qui s’était déroulé pendant ces vingt-quatre heures à Valö. Il n’y avait plus rien à dire. Le silence s’était installé parmi les passagers. Martin tournait le dos à l’île qui s’éloignait lentement derrière eux. Devant lui, Fjällbacka scintillait dans l’obscurité. Deux corps recouverts d’une bâche étaient étendus dans la cabine du bateau.
Il restait cinq jours avant Noël.