Livre Quatrième

Règlement de comptes à Upper Plot

Lundi 16 Septembre 1895, monastère d'Oswestry, près du village d'Upper Plot

Hubert arrêta son fiacre devant le monastère. Ce dernier, gigantesque masse sombre dressée dans la nuit, était construit en pierres et d'un seul bloc : aucune dépendance ne se trouvait en dehors de l'enceinte. Extérieurement, il ressemblait à un pavé avec un décrochement de trois ou quatre mètres au niveau de l'entrée qui atténuait quelque peu son aspect mastoc. La double porte en bois était ouverte et semblait ne pas avoir servi depuis très longtemps, les araignées ayant largement envahi les lieux. Hubert fit claquer les rênes en douceur et son attelage avança au pas, comme si les chevaux avaient senti l'hésitation de leur maître. Le fiacre franchit les portes, passant sous les pièces aménagées au-dessus du porche, et le médecin ne put s'empêcher de trouver désagréable la façon dont les sabots résonnaient sur les pavés. Il déboucha dans une cour où l'herbe avait réussi à repousser au milieu de la pierre et le puits, situé en son centre, était à présent recouvert en grande partie par de la mousse deux fois centenaire. Hubert stoppa le fiacre, serra le frein et sauta de son perchoir, aussitôt imité par Boon. Du côté des passagers, Arthur fut le premier dehors et Ruppert, qui le suivait, aida Ann à descendre en lui donnant la main. Le petit groupe regardait autour de lui, impressionné par la beauté du lieu et la majesté qui s'en dégageait. Arthur manifestait toutefois de l'inquiétude.

— Je croyais que cet endroit avait cramé... » fit-il en se tournant vers Ruppert.

— D'après nos informations, c'est parfaitement exact, mon cher Arthur. Pourtant, ce monastère semble en bon état, même pour une bâtisse abandonnée depuis deux cent ans. Il serait intéressant de savoir ce qui s'est passé ici, au juste.

— Je propose de faire une visite rapide des lieux. » dit Hubert. « Pour le reste, nous verrons demain.

— Il serait plus prudent de fermer les portes, non ? » dit Ann un peu timidement, mal à l'aise devant l'écho produit par leurs voix.

— Et comment ! » répondit Arthur en se dirigeant aussitôt vers ces dernières.

Elles ne résistèrent pas longtemps à la force du vampire et elles finirent par accepter de bouger, non sans avoir émis de très nombreux et sinistres grincements. Arthur s'essuya les mains sur son pantalon et rejoignit ses compagnons, occupés à explorer les bâtiments édifiés contre les murs de la cour. À l'Ouest, il y avait deux entrepôts et des écuries tandis qu'à l'Est, ils trouvèrent un fournil et les appartements dévolus à l'abbé et au prieur. Le mur Sud était équipé de nombreux anneaux qui devaient permettre d'attacher les chevaux, pour des visites courtes ou afin de faciliter le travail des palefreniers. Le côté Nord menait vers la seconde partie du monastère, un peu plus large, et possédait trois accès différents : un long passage couvert qui menait jusqu'au cloître – autour duquel étaient disposées les cellules des moines – et deux portes qui donnaient l'une sur les chambres d'hôtes et l'autre sur le chœur de l'église. Les vampires, désireux de s'installer au plus vite, choisirent d'occuper le premier bâtiment et commencèrent à nettoyer les chambres, étape durant laquelle Ruppert regretta amèrement l'absence de Byron. Puis ils vérifièrent le bon état des volets avant de revenir dans la cour chercher leurs bagages. Ceci fait, Hubert mit son fiacre aux écuries et s'occupa de ses chevaux, sous l'étroite surveillance de Boon, avant de se rendre dans ce qui serait désormais la chambre de Ruppert. Au moment où le médecin entra, le Lord passait avec application un doigt sur une commode, souriant devant la qualité de son travail.

— Qu'en pensez-vous, mes chers amis ?

— Que tu es un drôle de maniaque, » lâcha Arthur.

— Personnellement, » fit Ann « je trouve cet endroit très étrange.

— De quel point de vue ? » demanda Ruppert.

— La végétation a poussé partout, prouvant que ce monastère est abandonné depuis longtemps. Mais c'est tout... pour le reste, on dirait que le vieillissement n'a pas d'effets. Seule la poussière a réussi à se dénicher une petite place.

— Ann, ma chère, je suis sans cesse étonné par vos capacités d'observation ! C'est parfaitement exact : voyez cette commode. » Ruppert tapa du plat de la main sur le meuble. « Estimez-vous qu'elle fait ses deux cent ans bien tassés ?

— C'est comme ça partout... » souffla Hubert « Maintenant que vous en parlez, je viens de me rendre compte qu'il y avait de l'eau dans l'auge des écuries... et elle était loin d'être croupie.

— Comme si les moines étaient partis depuis peu. » dit Arthur. « C'est louche. Vous ne croyez pas qu'on devrait camper en dehors des remparts ?

— Ne connaissant pas les autochtones, » répondit Ruppert « j'aimerais mieux éviter. Contrairement à ce que je craignais, je ne me sens pas trop mal ici et je ne crois pas qu'il y ait un danger quelconque. J'ai dans l'idée que le problème vient de l'extérieur. Demain matin, nous ferons une inspection poussée des lieux, puis nous irons au village pour appeler notre chef bien aimé, en espérant que nous aurons des choses intéressantes à lui apprendre. En attendant, un peu de repos ne nous fera pas de mal.

Hubert et Arthur souhaitèrent le bonsoir avant de sortir, l'un pour rejoindre les écuries, l'autre pour regagner sa chambre afin de terminer son installation. L'ancien militaire ouvrit son sac et en sortit un cadre double qui contenait une photo du mariage de son fils et une de Mary, prise pendant le mois d'août. La gamine lui souriait, faisant étalage de ses petites dents légèrement écartées, et il se demanda comment il allait tenir plusieurs semaines loin de sa petite-fille. Tendant l'oreille, il écouta les conversations d'Ann et Ruppert, dans la chambre voisine, et il sourit tristement en constatant que le Lord, une nouvelle fois, parvint à se soustraire à la présence de la jeune femme. Arthur posa le cadre sur sa table de chevet, s'assit dans un fauteuil qui craqua à peine sous la pression de son imposante carcasse, et se plongea dans la contemplation du portrait de Mary. Ses doigts se crispèrent sur les accoudoirs lorsque, désireux d'être rassuré, il tenta un contact mental avec Walter : son Servant était trop loin pour pouvoir lui transmettre la moindre pensée. Arthur ferma les yeux, luttant contre une envie furieuse de rentrer chez lui.

Le lendemain matin, Arthur, Hubert et Ruppert se retrouvèrent dans la cour tandis qu'Ann dormait toujours paisiblement, sous la surveillance discrète de Boon. Les trois vampires, profitant d'une matinée bien nuageuse, examinaient leur nouvel habitat sans être entravés par les chapeaux ou les lunettes de soleil qu'ils devaient porter habituellement pour se protéger de la lumière du jour. Hubert, le plus sensible des mousquetaires, plissait de temps à autre les yeux mais, malgré tout, il ne ressentait pas le besoin de s'abriter et soupira d'aise en pensant que la période estivale, détestée de tous les vampires, était enfin terminée. Le médecin regardait autour de lui, observant avec attention les bâtiments et le matériel abandonné sur place ; puis il se tourna vers ses compagnons pour savoir s'ils partageaient son malaise. À voir le pli soucieux au coin des lèvres d'Arthur et la moue contrariée de Ruppert, Hubert sut que c'était bien le cas. Cependant, il préféra attendre que l'un d'eux exprime son sentiment. Ce fut l'ancien militaire qui céda le premier, fidèle à son habitude.

— Le point positif, c'est qu'on n'aura pas beaucoup de travaux à faire.

Hubert voulut sourire, sans y parvenir. Regardant à nouveau autour de lui, le médecin essaya de résumer tout ce qui ne tournait pas rond : les murs et les toitures étaient en parfait état, aucune vitre ne manquait à l'appel, le seau au bord du puits semblait avoir servi la veille et l'outillage disponible dans les écuries, de même que le fournil, témoignaient d'une activité récente. Pourtant, la hauteur de l'herbe – qui avait poussé entre les pavés – prouvait que personne n'était venu ici depuis longtemps. Arthur renifla bruyamment, ramenant les autres sur terre.

— Visitons le reste... et soyez sur vos gardes.

Ils choisirent d'explorer en premier lieu les bâtiments accessibles depuis la cour et qu'ils n'avaient pas encore vus. Ils pénétrèrent donc dans l'église par le chœur et inspectèrent rapidement le sanctuaire, la sacristie et la salle capitulaire ; juste pour s'assurer que leur état général était similaire au reste. Ensuite, ils sortirent pour se retrouver sous un grand porche par lequel on accédait au réfectoire, aux cuisines, ainsi qu'au cloître. Si le réfectoire n'avait aucun intérêt – juste des bancs et des tables correctement alignés – ce n'était pas le cas des cuisines. Ils s'y arrêtèrent un long moment, partagés entre la fascination et l'inquiétude, leurs regards allant des cageots de fruits aux jambons accrochés aux poutres de la charpente en passant par les jattes de lait ou de fromage ; le tout dans un excellent état de conservation. Arthur s'empara d'une pomme au hasard et la croqua sans retenue, sous les regards perplexes de ses compagnons. L'ancien militaire sourit.

— Excellente ! On croirait qu'elle vient d'être cueillie.

— Ce n'est pas très rassurant. » fit Hubert, mal à l'aise. « Que s'est-il passé ici, bon sang ?!

— Je n'en sais rien, mais il n'y a pas eu de bagarre, c'est certain.

— Continuons, mes amis, » conclut Ruppert.

Le petit groupe quitta les cuisines, traversant le porche pour rejoindre le cloître. Les portes des cellules des moines étaient ouvertes, si bien que les vampires se contentèrent de jeter un œil à l'intérieur sans s'arrêter ; le contenu étant facilement visible et sans aucun intérêt pour eux. Ils firent tout de même le tour complet pour emprunter, de l'autre côté, le passage couvert qui menait à la cour ; visitant au fur et à mesure les pièces accessibles depuis celui-ci. Il y avait, appuyé sur le mur Ouest, un grand bâtiment qui abritait la bibliothèque ainsi que les salles de travaux et, là aussi, ils constatèrent que tout le matériel avait été abandonné sur place et qu'il était en excellent état. Grâce aux outils, ils comprirent que les moines effectuaient des travaux de reliure, d'enluminure, de peinture, de sculpture sur bois et d'orfèvrerie. De l'autre côté de la galerie, ils découvrirent les salles d'eau ainsi que quelques pièces où étaient stockés du bois et divers denrées non périssables. Il y avait une autre bâtisse, qui donnait sur la cour, mais ils la connaissaient déjà puisqu'il s'agissait des chambres d'hôtes ; ils cessèrent donc la visite et revinrent à leur point de départ. Ruppert se frotta le menton, pensif.

— Nous voici devant un mystère, mes amis, car force est de constater que cet endroit est habitable ; aucun incendie n'ayant détruit quoi que ce soit. On dirait que les moines sont simplement partis faire une course et qu'ils ne vont pas tarder à rentrer.

— Il ne manquerait plus que ça ! » lâcha Arthur.

— Sérieusement, il va nous falloir découvrir ce qui leur est arrivé... de même qu'au monastère. » dit Hubert. « Je propose d'aller au village, certains habitants doivent en savoir long sur cet endroit. Il faut aussi prévenir Jedediah que ça risque de prendre du temps.

Le médecin avait fini sa phrase en regardant Arthur et, dès qu'il le vit redresser ses imposantes épaules, il devina ce que ce dernier allait dire.

— Ne comptez pas sur moi pour rester ici pendant des lustres !

— Mon cher Arthur, » dit solennellement Ruppert, « il est capital que nous comprenions le passé de ce lieu afin de pouvoir lui offrir un avenir qui nous convienne. Nous avons grand besoin de vos inestimables talents.

— Moi aussi je veux la paix, nom de Dieu ! » Arthur serra les poings. « Mais Cardiff n'est que l'un de nos problèmes ! J'ai envie de me tirer d'ici... aller chercher Mary et partir loin de toute cette folie !

— Vous savez comme moi, pour y avoir déjà réfléchi de nombreuses fois, que cette solution n'est guère raisonnable.

— Raisonnable !? On est paumé à Trifouilli-les-oies pour faire on ne sait même pas quoi, et tu me parles d'être raisonnable !? Tu nous as laissé croire qu'on pourrait tirer quelque chose de cet endroit ! J'ai promis à Mary... » Arthur serra les mâchoires, en colère, et il se sentit prêt à taper sur Ruppert. Ce dernier sourit.

— Si vous croyiez que cela peut vous soulager, n'hésitez pas, mon ami.

Arthur était à deux doigts de céder à la tentation lorsqu'Hubert s'interposa, repoussant l'ancien militaire à une distance convenable tout en adressant à Ruppert un regard lourd de reproches.

— Ça suffit tous les deux ! Vous êtes malades ou quoi ?! On ne s'est jamais battu entre nous, vous n'allez pas commencer maintenant ? » Le médecin patienta un moment, histoire que les deux autres se calment, puis il reprit d'une voix plus douce. « Ruppert, tu as une idée derrière la tête, je le sais, Arthur aussi. Tu ne veux pas nous en parler en détails, c'est d'accord, mais dans ce cas n'espère pas que nous te suivions en aveugles. » Il se tourna vers Arthur. « Quant à toi, tu connais notre ami : jamais il ne te ferait souffrir pour rien, même si tu ne comprends pas où il veut en venir. » Hubert regarda Ruppert, puis à nouveau Arthur. « Je vais préparer le fiacre, essayez de ne pas vous étriper pendant ce temps.

Joignant le geste à la parole, le médecin s'éloigna d'un pas rapide en direction des écuries, sous les regards un peu honteux de ses deux compagnons. Lorsqu'il fut hors de vue, Arthur et Ruppert se retrouvèrent face à face, l'un n'ayant pas envie de parler, l'autre ne sachant pas quoi dire. Finalement, le Lord sourit tristement.

— Je suppose qu'il est trop loin, n'est-ce pas ?

Arthur fronça les sourcils et mit quelques secondes à assimiler les paroles de Ruppert. En tant que spécialiste des pouvoirs mentaux, il connaissait très exactement les limites de ces derniers en matière de distance et il avait compris que, même si Walter était un Servant, les kilomètres n'en diminuaient pas moins la puissance du lien qui l'unissait à son Maître. Arthur se frotta les mains, mal à l'aise.

— Je n'ai jamais été hors de sa portée : c'est la première fois. Et il y a Mary...

— Elle est en sécurité dans votre Domaine et Walter va veiller sur elle de son mieux, vous le savez.

— Je sais. Mais j'aime bien entendre ses pensées, je trouve ça rassurant.

— En le suivant, je ne suis que moi-même... [1]

— Ça faisait longtemps... » soupira Arthur en souriant.

Ruppert lui rendit son sourire et lui donna une tape amicale sur l'épaule. Il se doutait que la rupture mentale dont il était victime provoquait une réelle souffrance car il était habitué à la présence permanente de l'esprit de Walter. Son absence soudaine s'avérait être un véritable traumatisme, d'autant plus qu'Arthur ne voulait pas rester sans nouvelles de Mary. Les deux vampires, perdus dans leurs pensées respectives, sursautèrent lorsque le fiacre d'Hubert dérapa sur les pavés à moins d'un mètre d'eux. Le médecin s'inclina en une parfaite imitation du serviteur dévoué.

— En voiture, messieurs !

Ruppert prit place en premier dans le fiacre et Arthur le suivit mais s'immobilisa sur le marchepied en s'accrochant au toit d'une main.

— Essaie de conduire calmement, pour changer.

Arthur venait à peine de terminer sa phrase qu'Hubert fouettait ses chevaux, lesquels partirent au galop sans demander leur reste, l'obligeant à se cramponner pour ne pas tomber à la renverse. L'ancien militaire parvint à se glisser à l'intérieur juste à temps pour éviter de raser d'un peu trop près le mur d'enceinte, puis pesta contre le cocher avant de s'interrompre, soudain tendu. Il fixa un instant Ruppert, auquel il demanda doucement :

— C'est toi qui a ouvert les portes ?

— Non, je n'ai...

Arthur passa la tête par la portière et se mit à crier.

— Hubert ! Tu as ouvert les portes !?

— Non, pourquoi ?

— D'après toi, tête d'œuf ?!

Il reprit une position moins périlleuse, laissant Hubert cogiter au problème qu'il venait de soulever, puis il considéra Ruppert en silence. Le monastère paraissait de plus en plus insolite et ils allaient certainement y demeurer bien plus longtemps qu'il ne le souhaitait. Il se demanda combien de jours, au juste, il allait pouvoir tenir seul ici... parce que le problème était là : Arthur se sentait seul.

Le fiacre trembla un peu moins lorsqu'il atteignit la route mais Hubert força l'allure, annulant ainsi le gain de confort pour les passagers, qui abandonnèrent l'idée même de protestation. Au bout d'un moment, l'attelage s'arrêta net, envoyant Ruppert dans les bras d'Arthur qui fit aussitôt le nécessaire pour remettre le Lord à sa place, avec son habituel doigté. À sa grande surprise, l'ancien militaire n'obtint aucun commentaire, pas même un reproche, et il fut surpris de la vitesse à laquelle Ruppert sortit du fiacre pour rejoindre Hubert sur le siège conducteur. Revenu de son étonnement, Arthur l'imita en passant par l'autre côté et, une fois à la gauche du cocher, il observa le paysage alentour.

Ils étaient immobilisés en haut d'une légère côte depuis laquelle ils pouvaient voir l'intégralité d'Upper Plot, niché au creux d'un vallon. La veille, ils l'avaient traversé de nuit et n'y avaient prêté aucune attention, toutes leurs pensées étant tournées vers le monastère. Aujourd'hui, les vampires considéraient le village avec une sorte de lassitude, comme s'ils savaient à l'avance qu'ils n'en tireraient rien de bon. Ruppert, un mouchoir sur la bouche, regardait autour de lui en plissant les yeux.

— Par tous les Saints, d'où vient cette épouvantable odeur ?

— C'est l'épandage, Ruppert, » répondit Hubert en souriant.

— Une coutume locale ?

— Si on veut : c'est typique de la campagne. » Le médecin engloba la bourgade d'un geste ample. « Mes amis, bienvenue à Upper Plot, environ quatre cents habitants... avec un nom pareil, il ne faut pas s'attendre à un miracle.

— Les émotions que je perçois vous donnent raison, mon cher Hubert.

— Alors allons-y ! Fouette cocher ! À fond et sonnons la charge ! » lâcha Arthur en pointant leur objectif du doigt.

Uniquement pour le contrarier, Hubert mit ses chevaux au pas et le fiacre chemina sans se presser vers Upper Plot, laissant aux trois amis tout le loisir d'observer le paysage. Arrivés à la moitié de la descente, des maisons apparurent des deux côtés de la route jusqu'à un grand lavoir et la rivière locale, qu'un petit pont de pierre enjambait. L'attelage le traversa et passa à proximité d'une bâtisse cossue avant d'entrer dans le village proprement dit : là, quelques commerces émergèrent parmi les habitations et, sur la gauche, s'étendait la place où débouchaient les trois rues principales. Hubert ralentit et immobilisa son fiacre en douceur le long du trottoir. Ils regardèrent autour d'eux en souriant aux quelques villageois qui leur adressaient des coups d'œil soupçonneux. Ruppert plia avec application son mouchoir avant de le ranger.

— Mes amis, les habitants vont certainement nous poser problème mais nous n'avons pas le choix : il n'y a qu'ici que nous obtiendrons des renseignements utiles. Je vois une bibliothèque, de l'autre côté de la place, je vais y aller. Regardez en face, nous avons là une charmante église.

Arthur sortit de sa poche une pièce d'un shilling et adressa à Hubert un haussement de sourcil interrogateur.

— Face, » dit ce dernier avec assurance.

L'ancien militaire lança la pièce en l'air et la rattrapa avec habileté avant de la retourner sur le dos de sa main ; puis il montra le résultat à son ami.

— Et merde... » fit Hubert.

— Je prends la mairie. » dit Arthur en rigolant. « On se retrouve où ?

— On dirait qu'il y a un pub juste là. Ruppert ?

— C'est d'accord pour moi. Soyez sur vos gardes mes amis, j'ai rarement perçu autant de pensées violentes et négatives que dans ce lieu.

— Upper Plot ! » renifla Arthur avec mépris. « Tu t'attendais à quoi ?

— À l'un de ces petits villages sympathiques et accueillants décrits dans les guides touristiques, fit Ruppert en sautant souplement du siège avant de remettre de l'ordre dans son costume qui n'en avait nul besoin.

Dans le fiacre, il prit sa canne et son chapeau dont il se coiffa puis marcha d'un pas décidé vers la bibliothèque.

Arthur descendit à son tour, prenant pied sur le trottoir, et il n'eut que quelques mètres à parcourir pour arriver devant la mairie, dans laquelle il pénétra sans s'attarder sur son architecture.

Hubert, toujours sur son siège, contemplait l'église, située à l'opposé du bâtiment municipal, avec un mélange de répulsion et d'appréhension. Il n'avait jamais été croyant et n'avait aucune considération particulière pour les prêtres, qu'il trouvait souvent prétentieux et trop moralisateurs. Même s'il savait qu'il n'avait rien à craindre ici, les quelques fois où il avait affronté un chasseur de vampires armé d'eau bénite lui avaient laissé un goût amer : il se méfiait instinctivement de tous les lieux de culte. Ruppert n'avait émis aucune mise en garde concernant l'édifice religieux, c'est donc que celui qui y officiait ne possédait pas la Foi nécessaire pour repousser un vampire. Prenant une grande inspiration inutile, Hubert descendit de son fiacre et traversa résolument la place, maudissant sa malchance.

Arthur ferma la porte derrière lui et avança jusqu'à l'accueil, situé au rez-de-chaussée de la mairie. Il appuya sans ménagement sur la sonnette prévue à cet effet. Une voix féminine répondit aussitôt, depuis un bureau attenant.

— Je suis là ! Venez !

Arthur obéit et contourna la table pour entrer dans une pièce qui servait au classement des archives municipales. Debout sur un tabouret, pieds nus, une jeune femme blonde tentait de remettre en place un dossier récalcitrant. Arthur s'approcha en silence.

— Un coup de main ?

La préposée sursauta avant de se retourner, surprise d'entendre une voix qu'elle ne connaissait pas encore ; et son étonnement se transforma en plaisir lorsqu'elle rencontra les beaux yeux verts d'Arthur. Même de sa position surélevée, elle pouvait constater que son visiteur était très grand et sa carrure, en adéquation avec sa taille, amena sur ses lèvres un sourire sans équivoque. Elle s'appuya sur l'épaule d'Arthur pour descendre de son perchoir et, une fois au sol, elle dut lever les yeux pour continuer à admirer son visage viril. Toutefois, elle prit soin de ne pas s'éloigner de lui.

— Je m'appelle Georgia... Georgia Farrow, » fit-elle en caressant la barbe de trois jours d'Arthur.

— Arthur Ruterford.

— Vous désirez ? » demanda-t-elle avec un sourire exagéré.

Arthur se pencha vers elle et il la sentit frissonner. Il nota que tout, dans la tenue de Georgia, était une invitation à la draguer et il ne se gêna pas pour lui faire comprendre qu'il avait une superbe vue sur son chemisier entrouvert.

— J'aimerais... », Arthur fit une pause, dévisageant sans retenue la jeune femme, « obtenir des renseignements sur le monastère situé tout près d'ici. Georgia se tendit brusquement et elle recula jusqu'à s'adosser au meuble derrière elle.

— Je ne peux pas, je suis désolée.

— Allons... » Arthur s'approcha, bloquant toute possibilité de fuite. Il riva son regard au sien. « Vous pouvez me parler, non ?

Georgia avait l'impression de suffoquer, tout son espace vital occupé par ce géant au pouvoir d'attraction indiscutable. Elle ferma les yeux, essayant de reprendre ses esprits.

— Je vais avoir des ennuis... » gémit-elle.

— Je pourrai passer vous voir plus tard... chez vous.

Arthur effleura la joue de la préposée, suivit la courbe de son cou avant de descendre sur son épaule mais il interrompit son geste, la laissant tremblante de frustration. Affolée à l'idée que le maire puisse la surprendre avec son visiteur, elle tenta de se dégager en douceur, sans succès : ses efforts étaient aussi vains que si elle avait été une enfant. Arthur la prit par le menton et l'obligea à le regarder à nouveau. Georgia avait toujours eu un problème avec les beaux mâles, c'était pour cette raison qu'elle était venue s'enterrer dans ce trou : pour être à l'abri de la tentation. Jusqu'ici, elle avait réussi à n'avoir qu'un seul amant à la fois – l'actuel étant le maire en personne – et voilà qu'aujourd'hui... elle sentait les muscles d'Arthur à travers sa chemise et ce fut beaucoup plus qu'elle ne pouvait en supporter.

— Après le pont... prenez la petite route à gauche, c'est la troisième maison... » souffla-t-elle.

— Ce soir ?

— Ce soir...

Arthur embrassa avidement Georgia qui dut lutter contre une envie fulgurante de le déshabiller. Elle essaya de prolonger le baiser aussi longtemps que possible mais Arthur ne l'entendait pas ainsi et abrégea brutalement son plaisir. Lorsque leurs lèvres se séparèrent, Georgia ressentit une terrible impression de froid et elle cligna plusieurs fois des yeux lorsqu'elle se rendit compte, sans toutefois comprendre comment c'était possible, qu'elle était seule dans la salle des archives. Avait-elle rêvé ?

Arthur quitta la mairie en silence et demeura un instant sur le trottoir, souriant aux nuages, avant de se décider à rejoindre le pub où il avait donné rendez-vous à ses amis. Il s'arrêta un moment devant l'enseigne et eut une grimace de dépit en lisant le nom de l'établissement : Chez Garrett. C'était un choix du plus mauvais goût et cela n'augurait rien de bon quant à la qualité des alcools que l'on pourrait y trouver. Arthur poussa la porte, se baissa pour entrer et, lorsqu'il se redressa, sa tête heurta des grelots. Il resta un moment immobile, jetant un regard mauvais autour de lui, ce qui eut pour effet d'obliger les quelques habitués présents à se détourner. Puis il écarta les grelots et s'avança vers le comptoir derrière lequel le propriétaire des lieux était réfugié. Garrett Turner, un quarantenaire bedonnant de taille moyenne, sourit en essayant de paraître enjoué, malgré la mine sombre de son nouveau client.

— Eh ! Voilà c'que c'est d'être grand !

Le visiteur s'appuya sur le bar et se pencha en avant, obligeant Garrett à reculer pour éviter un malheureux accident.

— Une bière, trou du cul.

Garrett avisa les muscles du cou d'Arthur, particulièrement bien mis en évidence par sa posture, et décida de ne pas relever l'insulte, tout à fait anodine en réalité. Il servit une bière plus rapidement qu'à l'accoutumée avant de la déposer en tremblant devant l'imposant personnage. Arthur s'installa et but une gorgée puis releva brusquement la tête, Garrett n'ayant toujours pas bougé.

— Qu'est-ce que tu regardes ? » fit-il d'un ton aimable.

— Rien, monsieur, » répondit Garrett en s'empressant de vaquer à une occupation urgente et, de préférence, éloignée du comptoir.

Arthur le suivit des yeux avant de se tourner vers les autres clients qui reprirent aussitôt leurs activités en essayant d'afficher un air le plus naturel possible. Il fronça les sourcils et se tassa sur son siège. Il n'aimait vraiment pas ce pub.

Ruppert pénétra dans la bibliothèque, s'arrêta dans le hall pour constater que l'établissement public était de petite taille et, surtout, que seul le rez-de-chaussée semblait dévolu au stockage des livres ; l'étage étant réservé à un ou plusieurs membres du personnel. Le Lord fit quelques pas en direction des rayonnages et nota, contrarié, l'absence totale de pancartes qui auraient pu le renseigner sur la méthode de classement en vigueur.

— Vous désirez, monsieur ?

Il pivota d'un bloc vers la voix cristalline qui l'interpellait et se décoiffa en apercevant une jeune fille, une pile de livres dans les bras, qui le regardait en souriant. Elle était assez grande, toute menue et possédait une tignasse rousse en bataille, a priori difficile à coiffer. Ruppert la salua et s'approcha, la débarrassant de son fardeau sans même qu'elle ne s'en rende compte.

— Chère miss, je me nomme Ruppert Haversham et je suis à la recherche d'ouvrages sur l'histoire de ce village et ses alentours. Malheureusement, il semble que vos étagères ne soient pas très garnies.

— Je suis Winnifred Green, la bibliothécaire. Tout le monde m'appelle Winnie. Vous êtes un citadin, n'est-ce pas ?

— En effet. » Ruppert posa les livres sur un bureau et entreprit de les ranger par thème. « Je viens de Londres.

— Nous sommes à la campagne ici, et ce n'est pas la même chose. Toutefois, j'ai quelques ouvrages d'histoire locale, c'est un domaine important pour une bibliothèque. Vous recherchez quelque chose en particulier ?

— Oui : il y a un monastère pas très loin d'ici et...

Ruppert s'interrompit devant l'expression de la jeune fille : son visage était crispé par la peur. Soudain consciente d'attirer inutilement l'attention, Winnie se précipita vers la pile de livres et s'affaira pour les remettre à leur place tout en essayant de répondre à son visiteur d'un ton qui se voulait détaché.

— Oh, le monastère... je n'ai rien le concernant, je suis désolée.

Ruppert souhaitait vérifier l'exactitude de cette réponse, il pénétra donc en douceur dans son esprit et découvrit qu'elle disait la vérité, pour une bonne raison : quelqu'un l'avait débarrassée des documents concernant le monastère. À part ce détail, elle ne semblait pas avoir d'informations valables et Ruppert se contenta de l'apaiser pour que sa venue laisse un souvenir moins traumatisant. Il aurait pu l'effacer totalement mais il souhaitait voir quels événements sa présence allait engendrer car il était évident que certains villageois ne resteraient pas sans réaction. Il se rapprocha de la sortie, l'air désinvolte.

— Quel dommage ! Je trouvais cet endroit si pittoresque !

— Pittoresque ? » Winnie retrouva son sourire devant l'expression de Ruppert. « Ce n'est qu'une ruine... vous avez tellement de belles choses, à Londres.

— Vous y êtes déjà allée ?

— Oui, une fois, pour ma grand-mère. Le médecin local n'est pas très doué... » Winnie pinça les lèvres, se demandant pourquoi elle racontait sa vie à un étranger.

— Rien ne vaut les spécialistes de Londres, chère enfant, et vous avez bien raison d'en faire profiter votre grand-mère. » Ruppert attendit qu'elle se détende à nouveau. « Cette ruine, comme vous dîtes, à qui appartient-elle ?

— À la Couronne. C'est du moins ce que tout le monde affirme.

— Je vois. Je vous remercie, miss Green, et je vous souhaite une bonne et agréable journée.

— Merci.

Ruppert salua avec son chapeau avant de le coiffer puis sortit en dirigeant vers l'esprit de Winnie des ondes mentales positives et, ce, le temps qu'il traverse la place. Il était contrarié par son manque de réussite et espérait que ses compagnons aient obtenu de meilleurs résultats.

Hubert monta quatre à quatre les marches de l'église, traversa le parvis et poussa la lourde porte comme si elle ne pesait pas plus qu'une plume. Il entra dans la nef et s'arrêta un moment, notant la présence du pasteur et de quelques fidèles. Sur sa gauche, il aperçut un bénitier et s'en approcha avec détermination. Observant avec circonspection le contenu, il réfléchit un instant avant de plonger sa main dedans. Il ne se passa rien de fâcheux et il agita l'eau bénite en ricanant bêtement. Le médecin devenait franchement hilare devant la totale inefficacité du liquide lorsqu'il sentit le poids d'un regard malveillant posé sur lui. La main toujours immergée, Hubert tourna la tête pour se trouver face à une vieille femme de petite taille, particulièrement potelée et tassée sur elle-même, à croire qu'elle essayait de rentrer toute entière dans ses chaussures. Ses lèvres tirées vers le bas lui donnaient un air mauvais et sa tenue, stricte aux couleurs sombres, indiquait clairement son rôle dans la communauté : grenouille de bénitier. Hubert lui sourit d'un air moqueur et, sortant la main de sa pataugeoire, en expulsa le liquide en la secouant énergiquement vers le sol. La vieille lui lança des éclairs par regard interposé mais le médecin, toujours jovial, s'avança dans la nef et traversa le transept pour rejoindre le chœur où le pasteur était occupé à allumer un gigantesque cierge.

— Bonjour, mon Père, » dit-il d'un ton rieur en pensant à la grandeur de la Foi de son futur interlocuteur.

L'homme se retourna et considéra avec un certain étonnement le nouveau venu. Hubert fit de même et pouffa devant la physionomie de l'homme d'église : plutôt grand, il était grassouillet et, malgré sa petite quarantaine, il souffrait d'une calvitie bien avancée. Le médecin caressa d'un air moqueur son abondante chevelure grisonnante, ce qui ne manqua pas d'amener un pincement aux coins des lèvres du pasteur, très sensible sur le sujet.

— Bonjour, mon Fils. » fit-il d'un ton sec. « Vous désirez ?

— J'ai vu le monastère tout prêt d'ici, j'ai été impressionné par son état de conservation. Je suis architecte, voyez-vous et je me disais...

— Ces lieux sont sacrés, ils ne sont pas à vendre.

— Je comprends. Mais peut-être pourriez-vous me donner quelques informations le concernant : son histoire, celle des moines qui l'ont occupé, ce genre de choses.

Le pasteur se passa une langue nerveuse sur les lèvres, regardant autour de lui apeuré par l'éventualité que quelqu'un ne l'espionne dans sa propre église. Même s'il n'y avait pas de risque, il préféra baisser la voix.

— Je suis désolé, mais ce n'est pas possible.

— Vraiment ? Pourquoi cela ?

— Ce n'est pas possible, voilà tout.

À présent, il se mettait à suer, des gouttes roulaient lentement le long de ses tempes dégarnies, et sa nervosité augmentait crescendo, si bien qu'Hubert, qui n'avait pas vraiment les compétences pour un interrogatoire plus poussé, préféra abandonner. Il s'éloigna sans même le saluer. Le médecin croisa la grenouille de bénitier et lui sourit stupidement puis il poussa la porte pour sortir au grand jour. Au milieu de la place, Ruppert l'attendait et Hubert se dépêcha de le rejoindre, désireux de s'éloigner au plus vite de l'imposant édifice. Ensemble, sans dire un mot, ils se dirigèrent vers le pub Chez Garrett où ils pénétrèrent sans se préoccuper de la devanture, contrairement à leur ami Arthur.

Le pasteur sortit un mouchoir de sa poche pour s'éponger le front et laissa échapper un profond soupir de soulagement lorsque les portes de l'église se refermèrent sur l'étranger. Il n'avait même pas eu le réflexe de lui demander son nom mais, du moment qu'il quittait le village, il n'en avait cure. Plongé dans ses réflexions, il sursauta lorsqu'une voix de crécelle lui adressa la parole.

— Méfiez-vous de cet homme, Père Thomas, il est malsain.

— Je pense que vous exagérez, madame Ransom, il s'agit juste d'un citadin venu se distraire à la campagne. Ces gens n'ont pas les mêmes préoccupations que nous.

— De mauvaises gens ! » renifla la vieille. « Vous croyez qu'il va s'installer ici ?

— Non, c'est un architecte. Il va faire quelques croquis et repartir d'où il vient, vous pouvez me croire.

— Si vous le dites, mon Père. » Lottie hésita. « Il vaudrait peut-être mieux avertir monsieur Crowden-Thomas.

— Inutile, pour le moment. On ne va pas lui signaler tous les étrangers qui traversent notre village, tout de même !

Thomas rangea son mouchoir d'un geste ferme, essayant de paraître plein d'assurance, mais il regardait en coin Lottie Ransom pour tenter de deviner ses pensées. La vieille femme lui était fidèle : toutefois, si elle estimait nécessaire de rapporter l'incident, il craignait qu'elle le fasse sans l'informer ni lui demander son avis. Décidé à lui faire oublier leur visiteur, le pasteur l'invita à prendre le thé et lui offrit une large part de son gâteau préféré.

Hubert et Ruppert restèrent un instant sur le seuil, étudiant avec défiance l'intérieur du pub, puis ils rejoignirent le comptoir pour prendre place de chaque côté d'Arthur, affalé sur son tabouret. Le médecin adressa un regard mauvais aux habitués qui les dévisageaient sans retenue tandis que Ruppert, à l'aide de son indispensable pochette, nettoyait un petit coin du bar pour pouvoir y déposer son chapeau. Le barman s'approcha, hésitant, et la seule expression de son visage témoignait du fait qu'il avait déjà dû affronter le caractère peu conciliant d'Arthur. Ruppert lui sourit, aimable.

— Bonjour, mon brave. Un thé et un café noir, je vous prie.

Garrett s'empressa de préparer la commande et, lorsqu'il la servit, il commit une terrible erreur qui lui valut un regard foudroyant de la part de Ruppert. Il avait posé le café devant le Lord et le thé devant l'autre étranger. Bégayant une excuse aussi sincère qu'incompréhensible, il se dépêcha de corriger sa bévue en déployant tout un trésor de savoir-faire pour ne pas renverser les précieux liquides. L'affront balayé, Ruppert porta son attention sur son thé et y déposa précautionneusement deux sucres avant de remuer l'ensemble avec application. Hubert avala une gorgée de café puis reposa la tasse sur le comptoir en poussant un soupir à fendre l'âme.

— Décidément, il n'y a pas beaucoup d'Anglais qui savent faire du bon café. Ruppert, Byron me manque vraiment, dans ce domaine.

— Il me manque aussi, mon cher Hubert, et ce dans tous les domaines. » Le Lord s'assura que Garrett était allé voir ailleurs avant de poursuivre. « Comme je le craignais, je n'ai rien obtenu à la bibliothèque : la jeune personne qui s'en occupe était terrorisée. Toutefois, elle ne sait rien de ce qui se passe ici. Avez-vous appris quelque chose ?

— Non. » dit Hubert. « Si ce n'est que le pasteur local est aussi croyant que moi. Pour le reste, il transpire de trouille. Arthur ?

— La préposée de la mairie est un beau brin de fille, vous pouvez me croire ! Complètement nymphomane en plus, ce qui va nous aider.

— Vraiment ? Et lequel d'entre nous va être aidé ? » sourit Hubert.

— Très drôle ! Ce que je veux dire, c'est qu'elle a des informations, j'en mettrais ma main à couper. Elle semblait avoir peur, elle aussi. Par contre, je crois que son besoin va l'amener à parler.

— Et quand vas-tu la voir ?

— Ce soir, chez elle.

— Je me demande si c'est la meilleure solution. Ruppert...

— Non, mon ami, je sais à quoi vous pensez et je ne crois pas que ce soit bénéfique pour nous. Tout le village semble impliqué dans cette histoire et je devrai rencontrer beaucoup de personnes pour obtenir des éléments valables, c'est une dépense d'énergie que je ne peux pas me permettre en ce moment. Le monastère exerce toujours sur moi son pouvoir.

— Je ne te dis pas d'interroger tout le monde. Si cette femme a des renseignements...

— Mais lesquels ? Va-t-elle nous donner des réponses ou amener plus de questions ? Non, je préfère jouer la prudence. De plus, j'ai toute confiance en notre ami Arthur pour venir à bout de cette personne... en douceur.

— Ah ! » s'exclama l'intéressé en se redressant de toute sa hauteur. « Enfin une parole sensée !

— Bien. » soupira Hubert en jetant une pièce sur le comptoir, abandonnant l'idée de vider sa tasse. « On rentre ?

— Je vois que ce charmant établissement est équipé du téléphone. » répondit Ruppert. « Je vais appeler monsieur Meakham avant de partir.

— Ne dis rien de fâcheux, » fit Arthur « tu vas passer par une standardiste qui écoutera toute la conversation.

— Oui, je m'en doute, ne vous inquiétez pas.

Ruppert termina rapidement son thé et se leva, dirigeant ses pas vers un coin de la salle où un téléphone trônait sur une petite table. Il s'installa sur la chaise prévue à cet effet et décrocha l'écouteur. Aussitôt, une voix féminine d'un certain âge se fit entendre.

— Vous désirez ?

— J'aimerais appeler un numéro à Londres, chère madame.

— Je vous écoute, » répondit la standardiste après un moment d'hésitation.

Ruppert donna son numéro et attendit quelques minutes avant que la communication avec le quartier général de la Maison de Londres ne soit établie. C'est Jedediah qui répondit en personne et il s'empressa de lui faire comprendre qu'il ne pouvait pas parler librement. Heureusement pour lui, le chef des vampires étaient loin d'être un imbécile et il réagit au quart de tour. Les deux hommes échangèrent quelques nouvelles avant que le Lord ne raccroche, promettant de rappeler dès que possible. Puis il rejoignit ses compagnons au comptoir et, comme ces derniers étaient toujours seuls, il se permit de les tenir aussitôt informés.

— J'ai dit à monsieur Meakham que nous n'avions rien de concluant. Quant à lui, il m'a appris le décès – à titre définitif – de ce cher monsieur Crump.

— Ah tout de même ! » lâcha Arthur. « Comment ce débile est-il mort ?

— Apparemment, ce triste personnage a cru qu'il pourrait survivre à un petit séjour dans les pales d'un navire à moteurs.

— Tu veux rire ? » s'étonna Hubert.

— J'ai toujours dit que ce type était un branque, » soupira Arthur.

— Et vous aviez entièrement raison, mon cher ami.» répondit Ruppert avec sérieux. « À présent, partons, je ne veux pas laisser Ann seule trop longtemps.

— Elle est avec Boon, » dit Hubert.

— Malgré les qualités indéniables de monsieur Boon, je préfère être absent le moins possible.

— C'est un chien, Ruppert... » fit Arthur, souriant devant la politesse exagérée du Lord.

L'intéressé leva des sourcils interrogateurs et Arthur préféra ne pas insister, faisant signe à ses amis de le suivre. Les trois mousquetaires sortirent du pub et rejoignirent le fiacre où ils prirent place sur le siège conducteur, observant les alentours. Ruppert leur indiqua une jeune fille qui passait devant l'église, le pas souple et rapide.

— Messieurs, voici Winnifred Green, la bibliothécaire. Elle me semble très pressée.

— Tu devrais peut-être la filer, » fit Hubert.

— Non, mon ami, je sais à quoi elle pense et cela ne nous intéresse pas. Rentrons, si vous le voulez bien.

— D'accord, mais reprenez vos places, vous me rendez nerveux.

En une seconde, Arthur et Ruppert s'étaient exécutés, s'installant sur les banquettes passagers, à l'abri du vent. Hubert fouetta ses chevaux et le fiacre quitta Upper Plot, direction le monastère abandonné d'Oswestry.

Winnie traversa rapidement la place du village, essayant de ne pas tourner la tête vers les trois hommes qui l'observaient depuis un fiacre garé en face de la boulangerie des Osgood. Elle se dirigea vers l'une des sorties du village puis pénétra dans une échoppe ouverte à tous vents. Se guidant au bruit du marteau, Winnie se fraya un chemin au milieu des charrettes et autres attelages en réparation. Enoch Hardwick, maréchal-ferrant de son état, stoppa son activité lorsque la jeune femme lui posa la main sur l'épaule.

— Bonjour, Winnie.

— Bonjour, Enoch. » fit-elle en regardant nerveusement autour d'elle. « Il y a des étrangers au village : l'un d'eux m'a posé des questions sur le monastère.

— Que lui as-tu raconté ?

— Rien ! Que voulais-tu que je dises ?

— Calme-toi, Winnie, tu n'as rien à craindre.

— Je pourrais avoir des ennuis. Ces livres qu'on m'a pris...

— Tu n'auras qu'à prétendre qu'on te les a volés... mais je doute qu'un inconnu s'intéresse à ça. » Il sourit et lui caressa tendrement la joue. « Allons, personne ne te fera de problèmes.

Winnie oublia ses préoccupations, comme à chaque fois qu'Enoch posait sa main sur elle. Dès qu'elle le voyait, elle mourait d'envie de se jeter dans ses bras, de se réfugier contre lui, de se sentir si petite au creux de son épaule... mais Enoch, bien que célibataire, n'avait jamais montré plus que de l'amitié à son égard. Winnie se contentait donc de ce qu'il voulait bien lui donner, essayant de maîtriser sa frustration et son désir de faire le premier pas elle-même, au risque de tout gâcher. Lorsqu'Enoch annonça qu'il devait se remettre au travail, la jeune bibliothécaire le quitta en traînant les pieds, comme à chaque fois.

Jedediah Meakham fixait la porte de son bureau, songeur. Depuis plusieurs jours, le quartier général de la Maison de Londres bourdonnait d'activité : la totalité des vampires de la région était venue se réfugier dans ses murs ; amenant son lot inévitable de frictions et autres problèmes liés à une telle promiscuité. Pour compliquer les choses, ils étaient au courant de ce qui se passait dehors : ils ressentaient comme une véritable blessure la destruction de leurs refuges personnels. Jedediah ne pouvait qu'être admiratif devant l'efficacité d'Andras Llwyd, qui coordonnait l'action de Cardiff, et il devait bien admettre que, chaque jour, il attendait avec anxiété de savoir combien de terrain il allait perdre au bénéfice de ses ennemis. Pour le moment, la situation n'était pas catastrophique, peu d'abris étaient tombés, et Llwyd finirait bien par se tourner vers une autre méthode d'agression. Il fallait juste espérer qu'il ne découvre pas un moyen plus efficace de nuire à ses ennemis. Pour couronner le tout, Jedediah n'avait eu que très peu de nouvelles des trois mousquetaires ; il savait seulement qu'ils étaient arrivés à bon port et qu'ils mettaient tout en œuvre pour parvenir à une solution. Ironiquement, Meakham était dans une position où le temps jouait contre lui et il ne pouvait s'empêcher de trouver cela risible, étant immortel. C'était une situation d'autant plus intolérable qu'il ne pouvait pas faire grand chose pour y remédier : simplement attendre. Jedediah soupira et ferma les yeux. Les années lui avait enseigné la patience, à défaut d'autre chose.

Andras Llwyd et ses hommes n'avaient pas eu de chance : aucun vampire londonien ne semblait décidé à montrer le bout de son nez. C'était frustrant de devoir se contenter de tourner en rond dans la capitale en espérant tomber sur un ennemi et Andras prenait soin d'aller souvent dans un bureau de poste pour téléphoner au pub Le Trèfle afin de se tenir informé des progrès de ses compagnons. Il voulait mettre tous les atouts de son côté et ne négligeait aucune piste.

En fin d'après-midi, il répétait cette opération pour la dixième fois de la journée lorsque, enfin, son interlocuteur lui transmit une bonne nouvelle : un informateur avait déniché l'adresse d'un serviteur important de la Maison de Londres. C'était presque trop beau pour être vrai. Andras donna l'ordre à son collègue de transmettre les coordonnées à un maximum de vampires et il décida de partir seul en éclaireur. Sa destination était une rue minable de Whitechapel mais cela n'inquiétait pas Llwyd : il se sentait prêt à affronter n'importe quelle difficulté pour parvenir à ses fins. Le Gallois se trouvait dans le quartier de Limehouse, dans la partie Est de Londres, et il commença par rejoindre Commercial Road, une longue avenue encombrée de passants et de véhicules divers ; afin d'atteindre le plus vite possible son objectif. Il se mêla à la foule, ignorant les gamins qui hurlaient les dernières dépêches, esquivant les vendeuses d'allumettes et les cireurs de chaussures, évitant les groupes qui se formaient parfois autour d'un étal et, agacé, il songea un instant à prendre un fiacre pour continuer sa route. Mais ce n'était pas une bonne idée. À cette heure-ci, le trafic était dense sur Commercial Road : entre les charrettes de livraisons et les différents cabs qui tentaient de se faufiler dans la circulation, c'était une perte de temps assurée. Andras continua donc à pied, marchant toujours d'un bon rythme, et c'est avec un mélange de soulagement et de dégoût qu'il arriva en vue de Whitechapel Hight Street. De sa position, le Gallois pouvait sentir les odeurs abominables typiques de ce quartier de Londres. Les tanneries, les fonderies, les abattoirs et autres activités malodorantes déversaient sur Whitechapel une puanteur particulièrement insupportable pour un vampire. Andras ne comprenait pas comment des humains pouvaient vivre ici et regrettait, dans ces moments-là, sa terre natale. Il traversa Whitechapel Hight Street, remonta Commercial Street sur une centaine de mètres en changeant de trottoir régulièrement pour s'éloigner des commerces les plus puants avant de bifurquer dans Thrawl Street, une petite rue crasseuse où, tout à coup, on avait la sensation de pénétrer dans un autre univers. À cette heure-ci, il n'y avait pas grand monde, la principale activité étant assurée par les prostituées. La rue était donc étrangement calme après l'effervescence de Commercial Street, et les hauts bâtiments sombres qui la bordaient n'amélioraient pas les choses. Une menace semblait peser sur les quelques passants qui osaient pénétrer dans cette ruelle et Andras dut admettre que c'était une excellente cachette pour un serviteur des vampires de Londres. Sans donner l'impression de s'intéresser à une bâtisse en particulier, Llwyd parcourut toute la rue avant de revenir lentement sur ses pas. Il sourit en apercevant deux de ses compagnons venir vers lui et, sur un simple geste de la main, il leur ordonna de converger directement vers l'objectif. Au pas de course, les trois vampires pénétrèrent dans le bâtiment que leur collègue leur avait indiqué, montèrent quatre à quatre – mais dans un silence total – les escaliers sales et branlants puis, parvenus au cinquième étage, ils forcèrent aussitôt une porte qui n'avait ni nom, ni numéro. Ils entrèrent dans l'appartement tel un ouragan furtif et, sans que le locataire ait pu émettre le moindre son, ils le maîtrisèrent et le bâillonnèrent avant de le ligoter. Ils venaient de capturer le faussaire de la Maison de Londres.

Bonne Pioche mâchonnait sans conviction l'un des marrons chauds qu'il était sensé vendre pour vivre. C'était une activité qui ne rapportait quasiment rien et le jeune garçon ne la pratiquait que durant les heures creuses. Le reste du temps, il l'occupait à faire les poches des passants inattentifs, dans tout le quartier de Whitechapel et, si cette dangereuse besogne était devenue son quotidien, Bonne Pioche savait aussi tirer des revenus de ce qu'il voyait. Et ce qu'il regardait en ce moment valait de l'or : trois étrangers, plutôt baraqués, emmenaient quelqu'un de force. Bonne Pioche connaissait cet homme et il était sûr que la nouvelle de son enlèvement pouvait se monnayer à bon prix. Feignant l'indifférence, il suivit des yeux le quatuor jusqu'à ce qu'il disparaisse à l'angle de Thrawl Street. Dans ce quartier, ce genre d'incident n'intéressait personne et les kidnappeurs allaient pouvoir prendre la fuite sans que quiconque n'envisage d'appeler un bobbie. Bonne Pioche attendit quelques instants, histoire d'être sûr qu'ils ne feraient pas demi-tour puis, poussant un petit cri de joie, il partit en courant, abandonnant ses marrons sur le trottoir. Il remonta presque toute la rue, ses sabots usés claquant sur les pavés, et pénétra comme un boulet de canon dans le plus beau bâtiment du secteur. Il monta plus calmement jusqu'au cinquième, conscient qu'il pouvait tomber dans les escaliers branlants puis, arrivé sur place, il frappa trois petits coups à une porte. Lorsque le locataire ouvrit, Bonne Pioche fit étalage de son affreuse dentition et l'homme l'autorisa à entrer. Le gamin obéit aussitôt et enleva sa casquette, regardant autour de lui, partagé entre la fascination et l'envie. Il adorait cet endroit. Les meubles étaient si jolis, les murs étaient décorés avec tellement de goût, le parquet était si propre...

— Tu veux manger quelque chose ? demanda son hôte.

Bonne Pioche sursauta légèrement, revenant à la réalité, et se retourna pour être face à celui qui allait embellir ses prochaines semaines. Il passa une main dans son abondante chevelure crasseuse, soudain honteux de se présenter ainsi, et adressa un sourire reconnaissant à son hôte.

— Oh oui ! » s'exclama-t-il, sincère. « Merci m'sieur Nuit !

Nuit Saint Georges sourit à son tour, aimable, et invita le gamin à le suivre. Ensemble, ils s'installèrent dans la cuisine où Bonne Pioche s'attabla, impatient. Nuit plaça devant lui une assiette remplie de cookies au chocolat et un grand verre de lait mais, avant d'attaquer sa collation, le jeune garçon lui raconta la scène dont il venait d'être témoin. Puis, pendant que Nuit réfléchissait à la situation, Bonne Pioche dévora le contenu de l'assiette et vida son verre sans reprendre son souffle. Lorsqu'il eut terminé, Nuit sortit de son portefeuille deux billets de cinq livres et les lui tendit.

— Tu devrais aller voir ailleurs pendant quelques temps, mon garçon.

Bonne Pioche prit lentement les billets. Il n'avait jamais vu – et surtout jamais eu – une somme pareille. Conscient qu'il devait mettre son trésor à l'abri, il le dissimula dans une petite pochette, sous sa chemise. Il remercia chaleureusement son bienfaiteur et, persuadé qu'une telle récompense signifiait qu'il était en danger, il quitta l'appartement en vitesse sans même se retourner.

Nuit Saint Georges fixa un long moment la porte d'entrée qui s'était refermée sur Bonne Pioche. Il caressa lentement son crâne chauve, méditant sur son épineuse situation. Il ne fallait pas être devin pour comprendre que les trois étrangers étaient des vampires de Cardiff, Nuit devait donc s'assurer de sa sécurité et, avec la sienne, celle de son matériel et les documents qui pouvaient dénoncer son activité. Ayant pris sa décision, il ouvrit un placard et sortit ses valises.

Ann s'était réveillée vers neuf heures, affamée mais en pleine forme. L'air de la campagne semblait étonnamment bien lui réussir car elle se sentait prête à refaire le monde, surexcitée et bourrée d'une énergie débordante. Après sa toilette, la jeune femme entama une visite du monastère, toujours sous la surveillance indéfectible de Boon, et ils firent tous deux une halte bien méritée aux cuisines où ils trouvèrent des denrées apparemment comestibles. Ce n'est qu'après avoir mangé qu'Ann se dit qu'aucun de ses trois compagnons n'avait eu le temps de rapporter de la nourriture. Cela signifiait donc qu'elle venait d'ingurgiter un petit déjeuner vieux de deux cent ans. Estimant qu'il était de toutes manières trop tard pour faire machine arrière, la jeune institutrice poursuivit son exploration et, lorsque Boon s'arrêta en tendant l'oreille, elle comprit que les trois mousquetaires étaient de retour. Ann, le Rottweiler toujours sur les talons, courut à la rencontre du fiacre et arriva dans la cour au moment où Hubert serrait le frein en criant : « Monastère d'Oswestry, tout le monde descend ! »

Ses passagers, visiblement de moins bonne humeur, obéirent en bougonnant et ce n'est qu'en l'apercevant que Ruppert retrouva son sourire. Ann se précipita vers lui et l'embrassa sur les lèvres sans qu'il ne puisse se défiler. Lorsque la jeune femme le libéra, elle décida d'ignorer sa gêne et le bombarda de questions.

— Qu'avez-vous trouvé ? Des informations intéressantes ? Comment sont nos voisins ? C'est grave si j'ai mangé ce qu'il y avait dans la cuisine ?

— Doucement, ma chère, une chose à la fois. Commençons par le plus important : la nourriture est consommable même s'il est clair qu'elle est ici depuis longtemps. Il y a des choses étranges...

— Oui, je sais. Tout revient à sa place. Ruppert adressa un regard étonné à ses deux amis avant de revenir vers Ann, décidément bien plus observatrice qu'il ne l'avait cru au départ.

— Que voulez-vous dire ?

— Dans ma chambre, j'avais bougé la commode, je la trouvais mieux sous la fenêtre. Ce matin, elle était de nouveau à son ancien emplacement. La poussière, elle, n'est pas revenue, c'est déjà un bon point. Mais je me demande, pour la nourriture...

— Rassurez-vous, Arthur a mangé une pomme. S'il y avait un problème, nous le saurions, à présent.

— J'ai dit que j'avais comme une crampe d'estomac ? » dit ce dernier en se massant l'abdomen. Devant le regard noir de Ruppert, il haussa les épaules. « Je rigole, bien sûr.

— Venez avec moi, » fit Ann « j'ai peut-être déniché quelque chose.

Elle prit Ruppert par la main et l'entraîna à sa suite, Hubert, Arthur et Boon suivant le mouvement quelques pas derrière eux. Ann revint dans la dernière salle qu'elle avait visitée : la bibliothèque. Elle se dirigea vers l'un des murs où était accroché un gigantesque cadre contenant une carte. En réalité, en l'examinant de plus près, les trois mousquetaires constatèrent qu'il s'agissait de plusieurs cartes dessinées les unes à côté des autres.

— Il s'agit d'une chronologie. » expliqua Ann. « On peut voir la progression de la région au cours des siècles. Comme vous pouvez le constater, le village n'apparaît que sur la dernière carte, datée de 1600. C'est assez étonnant, quand on y pense. Un monastère comme celui-ci, sans aucun village alentour... il dépendait de la ville d'Oswestry, c'est bien cela ?

— Oui, » répondit Ruppert « et c'est toujours le cas, du moins selon nos informations qui ne sont, il faut bien l'avouer, pas très fiables. Les habitants d'Upper Plot ne sont guère désireux de nous éclairer sur ce lieu, nous allons devoir nous débrouiller avec ce que nous avons.

— Ne comptez pas sur la bibliothèque : j'ai parcouru les rayonnages, quelqu'un s'est donné du mal pour ne laisser aucune trace, vous pouvez me croire.

— C'est impossible, » dit Arthur.

— Pardon ?

— Vous avez dit vous-même que tout revenait en place.

— Sauf si ce nettoyage date d'avant l'apparition du phénomène, » fit Ruppert, pensif.

— Ce qui voudrait dire que ce sont les moines qui ont dissimulé les livres ou bien... » commença Hubert.

— ... ce sont les villageois de l'époque qui les ont gentiment délestés, » termina Arthur.

— Il va nous falloir entreprendre des fouilles plus approfondies. » reprit Ruppert. « Il nous reste une partie importante du monastère à visiter : les appartements des responsables. Nous pourrons peut-être y découvrir des choses dignes d'intérêt... » Le Lord fronça les sourcils. « Hubert ?

Le médecin avait la tête relevée, le regard dirigé vers le plafond, son visage exprimant la plus sincère perplexité et ce n'est que lorsque Boon commença à grogner qu'il pensa à fournir une explication.

— J'entends des bruits pour le moins étranges... un genre de trompette, il me semble.

Ruppert tendit l'oreille et fut contraint de forcer son acuité auditive pour percevoir avec suffisamment de netteté le son dont parlait son ami. Il sourit, indulgent.

— C'est un cor de chasse à courre, mon cher Hubert, un sport peu pratiqué dans votre pays d'origine.

— Encore heureux ! Comment pouvez-vous oser appeler ça un sport ?!

— Stop. » fit Arthur en levant une main péremptoire. « Évitons ce genre de discussion. » Il écouta à son tour. « Ils viennent par ici, non ?

— C'est vrai. » répondit Hubert en fronçant les sourcils. « Ils s'approchent de la muraille Ouest à vive allure.

— Allons voir, » dit Ruppert « nous pourrons peut-être leur parler et obtenir des renseignements valables s'ils sont de meilleure composition que les villageois. Ann, restez ici.

Ruppert posa une main sur les lèvres de la jeune femme au moment où cette dernière s'apprêtait à protester et il les caressa tendrement.

— Soyez raisonnable, pour une fois.

Ann prit la main de son soupirant et l'embrassa avant de lui sourire, consciente que son comportement pouvait parfois être à la limite du supportable.

— Prenez garde, on ne sait jamais. Les habitants du coin semblent un peu...

— ... dérangés, » compléta Arthur, imperturbable.

Ann accueillit le jugement de l'ancien militaire avec une moue amusée et elle accepta sans rechigner la compagnie de Boon pour veiller sur elle. L'institutrice et son garde du corps accompagnèrent les trois mousquetaires jusque dans la cour où ils attendirent qu'ils soient hors de vue pour continuer la visite du monastère.

Les vampires passèrent les portes, suivirent l'enceinte Est jusqu'à son extrémité et s'arrêtèrent pour contempler le spectacle des champs s'étirant à perte de vue. La forêt, qui bordait le chemin menant au monastère, n'avait plus sa place ici et il était clair que c'était le fait d'une intervention humaine. Au pied de la muraille Nord, les trois amis découvrirent le cimetière et, un peu plus loin, les jardins du monastère, revenus à l'état de friche. Ils empruntèrent le sentier qui les séparait et, au passage, relevèrent quelques dates sur les croix branlantes surmontant les tombes. Arrivés au bout de ce dernier, ils avaient à leur gauche l'enceinte Ouest et, devant eux, une nouvelle étendue de prairie. Là, une meute de chiens Bloodhound courait dans leur direction, une dizaine de cavaliers dans leur sillage. Les mousquetaires adoptèrent une attitude désinvolte, ignorant les aboiements furieux qui se rapprochaient. Ruppert, les mains dignement croisées dans le dos, regardait autour de lui comme si de rien n'était.

— C'est tout de même original cette idée de placer le cimetière et les jardins hors de l'enceinte du monastère. À l'époque, il était de coutume que tout soit protégé par les fortifications afin d'éviter le pillage, très répandu en ces temps troublés.

— C'est vrai. » fit Hubert en mettant un peu plus de désordre dans sa tignasse grise. « Personnellement, je n'ai pas vu de tombes qui puissent correspondre aux moines sensés être morts durant l'incendie.

— On sait maintenant qu'il n'y a pas eu d'incendie. » répondit Arthur, un peu brusque. « La question est : où sont passés ces fichus moines ? » Il reporta son attention sur les chiens, à présent tout près. « Ils sont drôlement moches, ces cabots.

— Rien à voir avec mon Boon, c'est certain.

— Ton ? Fais gaffe, tu vas finir zoophile.

— Oh ! Je vous en prie ! » s'exclama Ruppert en grimaçant. Il se tourna lui aussi vers les Bloodhound. « Ils arrivent. Je dois avouer que physiquement, ils n'ont rien pour eux, les pauvres.

Les chiens avaient visiblement l'habitude d'emprunter le chemin occupé par les trois vampires et ils voulurent s'y précipiter sans se préoccuper de la présence d'importuns. Parvenus à cinq mètres d'eux, les premiers Bloodhound pilèrent net, provoquant un carambolage monstre ponctué de jappements de douleur. Ruppert leva un sourcil étonné, Hubert regarda innocemment autour de lui tandis qu'Arthur souriait devant l'amoncellement de pattes et de museaux qui se tortillaient en essayant de recouvrer une position un peu plus proche de la normale. L'ancien militaire ricana.

— Vraiment très moche : ça pendouille de partout, ça nettoie le sol avec le bide. Jamais vu un chien aussi laid.

— Le Bloodhound, mon cher Arthur, est un excellent chien de chasse, très habile, très efficace et...

— ... très moche.

— Soit. » Ruppert reporta son attention sur les chiens puis sourit aimablement en apercevant leurs propriétaires qui stoppaient leurs chevaux. « Messieurs, bien le bonjour. Je me nomme Ruppert Haversham et voici mes amis, Arthur Ruterford et Hubert Michel. Nous venons juste d'arriver dans votre charmante région...

Ruppert s'arrêta en captant les pensées négatives et agressives des cavaliers. Pour éviter tout problème, il fit aussitôt savoir à ses compagnons ce qu'il ressentait. Les chasseurs, dans leur impeccable tenue blanche et rouge, les regardaient comme s'ils étaient un simple gibier inopinément placé sur leur route. Celui qui semblait être l'organisateur de la chasse s'avança un peu, écartant les chiens sur son passage à coups de cravache. Les vampires estimèrent qu'il avait la cinquantaine : sa grande taille, sa carrure plutôt sèche et son visage sévère aux cheveux très courts lui donnaient un air éminemment hautain et dédaigneux. Il n'accorda aucune attention à Arthur et Hubert, se concentrant sur celui qui paraissait être de la même classe sociale que lui.

— Je suis Hiram Crowden-Thomas, je possède un manoir dans les environs. Que faites-vous sur ces terres ?

— Nous sommes venus procéder à un état des lieux, » mentit Ruppert « afin de voir dans quelles conditions ce monastère pourrait être réhabilité afin de servir d'attraction touristique.

— Qui vous envoie ?

— Le bureau des monuments historiques, à Londres. Nous sommes à la recherche de personnes pouvant nous apporter quelques précisions et...

— Ce monastère est sur mes terres, vous ne pouvez pas y accomplir de travaux.

— Je vous demande pardon, cher monsieur, il appartient à la Couronne, ainsi que tout le domaine qui y est rattaché.

— C'est ce que nous verrons !

Hiram cravacha sa monture et partit au galop, évitant de passer trop près des vampires, bientôt suivi par le reste des chasseurs. Les chiens firent un écart beaucoup plus important pour maintenir une distance raisonnable entre eux et le danger que représentaient ces trois étranges bipèdes. Les mousquetaires les regardèrent s'éloigner et Arthur ne put s'empêcher de pouffer.

— Vous avez vu leur tenue ? Ils ont conscience d'être ridicules, j'espère ?

— Je n'en ai pas l'impression, répondit Hubert avec un sourire en coin.

— Je viens de découvrir que cet endroit a plus d'influence sur moi que je ne le pensais : j'ai plus de mal à pénétrer l'esprit des gens. » dit Ruppert, sérieux. « Cet Hiram est la personne dont les villageois ont peur, j'en suis certain. Je crois qu'il a la région sous sa coupe et je peux vous dire qu'il a des projets pour le monastère.

— Voilà qui est clair pour nous. » dit Arthur. « C'est un adversaire. Comment on procède ?

— Allons voir quelle découverte cette chère Ann a pu mettre au jour. Pour la suite, nous devrons attendre le résultat de votre rendez-vous galant de ce soir, mon cher Arthur.

— Ce Hiram, il est dangereux ?

— Certainement. Pourquoi cette question ?

— Je ne veux pas causer d'ennuis à la préposée, même si elle est un peu à l'Ouest.

— Je suis certain que vous ferez au mieux, mon ami.

Arthur sourit à demi, un peu gêné par la confiance que Ruppert plaçait en lui. Lorsqu'ils firent demi-tour, Hubert attira leur attention sur les jardins – si toutefois ce nom pouvait encore leur convenir – revenus à l'état de friche.

— Je suppose que vous avez remarqué ?

— Oui. » répondit Ruppert « On dirait que les murailles forment une limite au phénomène que nous avons observé : c'est intéressant.

— Il est midi, » lâcha brutalement Arthur après avoir consulté sa montre.

Un long silence suivit cette déclaration, Hubert et Ruppert ne voyant absolument pas le rapport entre l'heure qu'il était et la discussion en cours puis, comme Arthur ne semblait pas décidé à fournir une explication, Hubert se risqua à l'interroger.

— Et ?...

— Et quoi ? » fit Arthur d'un ton bourru.

— Il est midi, c'est parfait, mais...

— J'ai dit ça tout haut ?

— Oui.

— Ah bon.

Les deux mots sonnèrent comme une fin de non recevoir, un commentaire définitif et qui n'appelait pas de nouvel échange. Hubert et Ruppert attendaient des précisions, ils furent donc déçus de cette réponse. Un nouveau silence s'instaura et ce n'est que lorsque les trois amis pénétrèrent dans la cour du monastère que Ruppert essaya à son tour de comprendre la remarque d'Arthur.

— Il est donc midi... passé de quelques minutes, à présent. Ne m'obligez pas à fouiller votre esprit, mon ami, ce n'est guère l'endroit, et dites-nous à quoi vous pensiez.

L'ancien militaire s'arrêta et regarda autour de lui, comme s'il cherchait quelque chose qu'il avait perdu un instant plus tôt. Hubert le trouva fatigué et Ruppert estima que, sans même faire référence au Domaine de son ami, ce dernier semblait égaré, privé de tous ses repères. Arthur shoota dans un caillou et le regarda voler au loin.

— On est mardi : c'est le jour des crêpes. » Il mit les mains dans ses poches, l'air sombre. « Mary aime beaucoup ça, les crêpes.

Hubert et Ruppert eurent beau chercher, ils ne trouvèrent aucun argument susceptible de le réconforter. Ils savaient que leur absence allait être beaucoup plus longue qu'ils ne l'avaient cru au départ et le Lord s'en voulut d'avoir insisté pour qu'Arthur vienne alors qu'il n'était pas certain de pouvoir lui offrir ce qu'il avait implicitement promis : une nouvelle vie. Pour couronner le tout, il avait la chance d'avoir à ses côtés la personne qui occupait depuis longtemps toutes ses pensées et il comprit, à cet instant, l'aubaine qu'était la sienne. Ann était là, pour lui, et Arthur était seul, inquiet et malade à l'idée que quelque chose puisse arriver à sa petite-fille.

— Hé Ho !

Les trois vampires levèrent la tête comme un seul homme, heureux de cette diversion inespérée, et firent un signe de la main à la jeune institutrice qui les appelait depuis l'étage d'un bâtiment situé au fond de la cour, contre le mur Est du monastère. Ann leur demanda de venir la rejoindre et ils s'exécutèrent aussitôt, parcourant la distance qui les séparait de l'entrée en quelques grandes enjambées.

Lorsqu'ils arrivèrent sur place, ils trouvèrent Ann installée dans ce qui était sans nul doute possible le bureau du responsable des lieux. Elle était très excitée, telle une enfant qui vient de découvrir un nouveau jouet, et elle leur désigna des papiers soigneusement étalés sur la table.

— Regardez ça ! » dit-elle joyeusement. « Ce sont les documents personnels de l'abbé qui dirigeait ce monastère : ils sont en parfait état, on pourrait croire qu'ils viennent d'être rédigés.

— Vous avez fait des trouvailles ? » demanda Hubert.

— Oh, pour l'instant, j'ai juste eu le temps de me faire une idée de son système de classement ; c'était quelqu'un de très ordonné. Il va malheureusement falloir lire en partie chaque document pour savoir s'il peut contenir des éléments importants : il n'y a ni titre, ni index.

— Excellent travail, ma chère, » répondit Ruppert en souriant, l'air sibyllin.

La jeune femme le regarda, prête à le remercier, mais ses paroles moururent dans sa gorge en découvrant l'expression de son visage. C'était un peu comme s'il la voyait pour la première fois et s'extasiait devant sa simple présence. Lorsqu'il était dans la cour avec ses amis, quelques minutes plus tôt, elle avait bien eu conscience d'interrompre une conversation délicate : elle se rendait compte, à présent, que cette dernière allait changer son comportement. Peut-être allait-il enfin l'accepter à ses côtés. Ann sourit à son tour, heureuse.

— Bien. » fit Hubert en se raclant discrètement la gorge. « On devrait peut-être se mettre au travail.

Joignant le geste à la parole, le médecin s'empara d'une pile de documents et entama sa lecture, aussitôt imité par ses compagnons. Très rapidement, Arthur rejeta ce qu'il avait pris sur le bureau en bougonnant, son humeur descendant d'un nouveau cran vers le bas.

— Un problème, mon ami ? » demanda Ruppert.

— Ces trucs sont en latin, voilà le problème.

Sans attendre de réponse, Arthur quitta la pièce d'un pas lourd, laissant derrière lui un long silence embarrassé. Ann attendit qu'il soit sorti du bâtiment avant d'interroger Ruppert.

— Que lui arrive-t-il ?

— Il est très inquiet pour une enfant à laquelle il est fortement attaché. C'est difficile à expliquer mais...

— Il y a des choses que vous devrez forcément m'expliquer, Ruppert.

Ann resta un moment à regarder son soupirant dans les yeux puis, prenant un document au passage, elle se leva pour partir à la recherche d'Arthur. Étrangement, elle se sentait proche des amis du Lord et elle n'aimait pas les voir tristes ou mal à l'aise. Parvenue dans la cour, Ann localisa aussitôt Arthur : il était assis par terre, adossé au puits. L'institutrice s'approcha et s'installa à côté de lui, bien décidée à lui remonter le moral.

— Vous savez, » commença-t-elle d'un ton enjoué « je suis venue ici sur un coup de tête. En réalité, j'ignorais où se trouvait ce ici, je savais seulement que Ruppert allait partir et que je voulais être avec lui. Je ne sais pas grand-chose, ni ce que vous venez chercher dans cet étrange endroit, ni même ce que vous êtes au juste. Mais peu importe, du moment que je suis auprès de l'homme que j'aime.

— Ruppert a une chance de pendu, » répondit Arthur, l'air sombre.

— Il m'a parlé d'une enfant : votre fille ?

— Ma petite-fille. Elle s'appelle Mary, elle est tout ce qui me reste. » Arthur se tourna vers la jeune femme. « Que vous a dit Ruppert... à notre sujet ?

— Rien, mis à part que l'on vous surnomme les trois mousquetaires... et je suppose, dans ce cas, que vous devez être comme lui, même si j'ignore ce que cela signifie.

— C'est-à-dire ?

— Que votre cœur ne bat pas.

— Vous avez remarqué ça ?

— Oui. » Ann regarda Arthur pendant un long moment avant de poser sa main sur la sienne. « J'ignore ce que veut entreprendre Ruppert, mais je sais qu'il a un projet qui vous concerne, vous et Hubert. Faites-lui confiance, il ne veut que votre bonheur. Malgré ses grands airs, il a un cœur d'artichaut.

Arthur sourit malgré lui, amusé par la comparaison.

— Mais si vous lui répétez mes paroles, je vous assomme ! » termina Ann en riant.

— Je ne prendrai pas ce risque.

— Bien... sur ce, vous devriez vous occuper l'esprit, histoire de ne pas trop ruminer de sombres pensées.

— Comment ?

— Voici une liste des moines morts et enterrés ici, vous pourriez la comparer aux tombes du cimetière. Ce n'est pas très drôle mais...

— C'est une bonne idée, merci, » s'empressa-t-il de répondre en prenant la feuille.

Arthur se leva et aida la jeune femme à en faire autant. Ann lui sourit, l'embrassa sur la joue et repartit en trottinant jusqu'aux appartements de l'abbé. L'ancien militaire la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse et il ne put s'empêcher de trouver injuste que Ruppert ait à ses côtés la femme qu'il aimait alors que lui... il secoua la tête, chassant sa jalousie, conscient qu'amener Mary dans cet endroit aurait été une idée dangereuse ; surtout lorsque l'on connaissait les habitants d'Upper Plot. Il devait prendre son mal en patience et, Ann avait raison sur ce point, s'occuper un maximum l'esprit pour ne pas trop penser à Mary. Sa liste à la main, Arthur quitta à nouveau l'enceinte pour rejoindre le cimetière.

Jedediah Meakham faisait les cent pas dans son bureau, inquiet. En laissant vagabonder son esprit dans le bâtiment, il s'était rendu compte qu'il lui manquait un vampire et, à présent, il se demandait si Andras Llwyd ne l'avait pas capturé. Au cas où ses pouvoirs lui feraient défaut, Jedediah avait ordonné une fouille minutieuse du bâtiment mais, en réalité, il était sûr de lui. Toutefois, il valait mieux vérifier. En attendant, il cherchait une solution à un autre problème : quelques échauffourées avaient déjà éclaté parmi ses hommes et la situation allait empirer avec le temps. Jedediah ne voyait pas comment il pourrait gérer cette promiscuité pendant encore plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Ce n'était pas possible. Il se laissa tomber dans son canapé Chesterfield en poussant un soupir à fendre l'âme. Si ses mousquetaires ne trouvaient pas très vite une solution... deux coups très nets furent frappés à la porte de son bureau et Jedediah donna mécaniquement l'autorisation d'entrer. Il fut néanmoins surpris en voyant Nuit Saint Georges pénétrer dans la pièce et tiqua devant son air préoccupé. D'autres mauvaises nouvelles n'allaient pas tarder à venir noircir le tableau déjà trop sombre à son goût.

— Bonsoir, monsieur. » dit Nuit de son habituel ton calme. « Je suis désolé, j'ai été obligé de quitter mon appartement : les vampires de Cardiff ont trouvé mon appât.

— Et merde ! » lâcha Jedediah, dégoûté. « Ils commencent à devenir envahissants !

— J'ai amené avec moi mon matériel et mes documents : vous pouvez être rassuré sur ce point. Par contre, j'ai croisé votre secrétaire, il m'a demandé de vous confirmer que George Rampkin manquait bien à l'appel.

Jedediah se prit la tête à deux mains. C'était le bouquet. Si jamais les vampires de Cardiff capturaient George, ils parviendraient à lui soutirer les informations dont ils avaient besoin. Meakham ne savait plus par quel bout prendre ses problèmes. Finalement, il se redressa et se leva pour venir se planter devant Nuit Saint Georges. Le faussaire était un homme de valeur – comme tous ceux qui travaillaient sous les ordres de Lord Haversham – et sa présence pouvait être un atout précieux. Jedediah prit soudain une décision.

— Vous allez m'aider, monsieur Saint Georges. » fit-il en souriant. « Je dois empêcher mes hommes de se battre, ce qui n'est guère évident : ils n'ont pas l'habitude d'être les uns sur les autres, si je puis m'exprimer ainsi.

— Je ferai de mon mieux, monsieur Meakham. » répondit Nuit sans même prendre le temps de réfléchir. « Je suppose qu'en premier lieu, vous pourriez les isoler par groupes, suivant leurs affinités, et leur interdire la libre circulation dans le bâtiment. Jedediah leva les sourcils, impressionné. Submergé par des problèmes dont il n'était pas coutumier, il n'avait même pas songé à cette solution, si simple et pourtant si pratique. Bien sûr, rien ne disait que ses vampires obéiraient au doigt et à l'œil mais, pour les convaincre, Jedediah était prêt à leur démontrer l'étendue de ses pouvoirs. S'il fallait recourir à la force pour établir une situation stable dans le quartier général, il n'hésiterait pas un seul instant.

— Vous êtes un bijou d'organisation, monsieur Saint Georges, » dit-il avec un petit sourire en coin.

Andras Llwyd regardait l'homme couché par terre avec un mélange de colère et de frustration. Ses deux collègues buvaient le sang du soi-disant faussaire du clan londonien avec d'autant plus de délectation qu'ils savaient qu'ils s'étaient trompés de cible. Celui qui occupait réellement cette fonction avait pris de nombreuses précautions pour couvrir ses traces et Andras était prêt à parier qu'il était désormais au courant du kidnapping de son appât. Il était donc plus que probable qu'il se soit mis à l'abri. Ils pouvaient toujours retourner dans Thrawl Street pour tenter de récolter quelques renseignements, mais cela ne les mènerait à rien. Andras émit un grognement sourd et frappa violemment dans ses mains.

— Ça suffit ! » dit-il, un peu brusque. « Repartez dans la rue et ouvrez grands vos yeux et vos oreilles. Il nous faut capturer quelqu'un !

Ses deux acolytes ne cherchèrent pas à discuter et abandonnèrent leur victime. Elle avait était vidée de son sang jusqu'à la dernière goutte et Andras se demanda ce qu'il devait en faire. Il était hors de question de la transformer en vampire sans l'autorisation de son supérieur et, de toutes manières, elle ne serait d'aucune utilité. Il pouvait peut-être la laisser ici : Andras et ses hommes avaient pénétré dans le premier bâtiment abandonné de Whitechapel qu'ils avaient trouvé, et personne ne se soucierait de savoir comment cet homme était mort. Mais la discrétion devenait vite la seconde nature d'un vampire, aussi Andras décida-t-il de camoufler au mieux les preuves de leur passage. Il réunit suffisamment de bois pour produire un bon feu, passa de longues minutes à l'allumer à une intensité suffisante, puis il ramassa le corps et le jeta dans les flammes. Andras contempla le spectacle pendant un long moment puis, satisfait de sa besogne, il quitta le bâtiment pour aider ses compagnons dans leur difficile chasse.

Arthur avait parcouru le cimetière dans son intégralité trois fois de suite, histoire d'être certain de ses informations et, surtout, de s'occuper pendant suffisamment longtemps. En début de soirée, il rejoignit ses amis, ces derniers étant toujours installés dans le bureau de l'abbé, et déposa sa liste devant Ann en lui souriant gentiment.

— Tous les moines de cet inventaire sont au cimetière : pas plus, pas moins.

— C'est intéressant. Il date de 1695, l'année du soi-disant incendie. Cela signifie que ceux encore présents à cette époque ont tout bonnement disparu.

— Ils pourraient être partis.

— Non, Arthur. Nos lectures indiquent, pour le moment, que le monastère était toujours en pleine activité l'année de son abandon...

— ... et que les moines rencontraient des problèmes avec les habitants d'Upper Plot, » continua Hubert.

— Tiens, je suis vachement étonné ! » railla Arthur.

— Nous devons envisager, » dit Ruppert « que les moines aient été assassinés par les villageois de l'époque et que cette action a eu une répercussion inattendue sur le monastère, pour une raison qu'il nous faudra déterminer. Nous devons comprendre ce qui s'est passé en ces lieux si nous voulons rétablir la frontière.

— La frontière ? » demanda Ann.

Ruppert allait répondre comme si la jeune femme appartenait à leur clan mais il se rattrapa à temps. Il la considéra, un peu gêné, et se demanda comment il allait pouvoir lui dire ce qu'il était inévitable qu'elle apprenne. Il sursauta lorsqu'Arthur lui donna une bonne claque dans le dos.

— Tu vas devoir y passer, de toutes manières ! » rit-il. « Je vais vous abandonner, j'ai une jolie préposée qui m'attend au village.

— Je t'emmène ? » proposa Hubert.

— Non merci, je tiens à rester en bonne condition.

Ruppert et Ann sourirent, Hubert haussa les épaules en bougonnant mais accompagna tout de même Arthur jusque dans la cour avant de rejoindre les écuries, histoire de se reposer un peu. Restés seuls, Ruppert et Ann laissèrent le silence s'établir jusqu'à ce que le Lord se décide, à contrecœur.

— Je me dois de vous donner quelques explications, Ann. » Il s'interrompit un instant, espérant qu'elle lui répondrait que c'était inutile. Mais elle patientait, attentive. « Je crains malheureusement de n'être pas doué pour ce genre de choses, » soupira-t-il.

— Allez droit au but.

Le Lord secoua la tête, certain qu'Ann serait dégoûtée par ce qu'il allait lui révéler. Elle ne pourrait pas comprendre et encore moins accepter sa nature, avec toutes les contraintes qu'elle impliquait. Il se trouvait devant un choix douloureux : lui dire la vérité ou la perdre pour de bon. Conscient qu'il avait déjà pris sa décision, il chercha le meilleur moyen d'annoncer une si terrible nouvelle, sans toutefois y parvenir. Incapable d'imaginer une autre méthode, il mit du temps à articuler des mots qu'il rejetait par principe depuis longtemps.

— Je suis mort, Ann.

Cette simple phrase secoua profondément Ruppert car il n'avait jamais accepté la malédiction dont il avait été l'innocente victime. Il avait toujours refusé sa mort et tout ce qui avait suivi : la perte de son rang social, de sa fortune, de son nom... Ruppert avait travaillé dur pour tout reconstruire, recréer sa vie passée, à quelques détails près, bien entendu. Mais aujourd'hui, il admettait enfin l'évidence, et la douleur fut telle qu'il se mit à pleurer comme un enfant. Ann s'approcha pour lui permettre de déposer sa tête au creux de son épaule et elle caressa son crâne quasiment chauve en répétant sans cesse des mots de réconfort, jusqu'à ce qu'il les entende. Lorsqu'il se redressa, Ruppert se sentait honteux et Ann lui essuya tendrement les joues avant de l'embrasser. Le Lord était à présent amer.

— Une vie à mes côtés n'en serait pas vraiment une, Ann : je ne vieillirai pas, je ne vous épouserai pas et je ne pourrai pas vous donner d'enfant.

— Je vous aime, Ruppert, le reste n'a pas d'importance.

Il allait ajouter quelque chose, mais elle posa un doigt sur ses lèvres.

— Ne dites rien, laissez-vous le temps de la réflexion, s'il le faut... » Elle sourit. « Expliquez-moi plutôt pourquoi Hubert tient absolument à dormir dans les écuries.

Ruppert contempla un moment la jeune femme, rêveur, et lui rendit son sourire en lui effleurant la joue.

— C'est un souvenir de son mariage, si je ne m'abuse, mais je n'ai pas de précisions. C'est un sujet qu'Hubert n'aime guère aborder.

— Il était marié ? Oh ! Le pauvre... des enfants ?

— Non, heureusement, ce qui n'était pas le cas d'Arthur. Il avait un fils, Hugh, récemment décédé.

— Ce qui explique sa volonté farouche de sauvegarder sa relation avec sa petite-fille.

— Exactement. C'est pour cette raison que je compte m'employer à rendre notre existence... moins désagréable.

— Et je vous y aiderai, même contre votre volonté, monsieur Haversham. » Ann fit une petite moue moqueuse avant de redevenir sérieuse. « Je peux vous poser une question ?

— Bien sûr.

— Quand êtes-vous mort ?

Désarçonné par cette interrogation qu'il trouvait pour le moins étrange, Ruppert resta un moment songeur, assailli par les réminiscences de cette douloureuse période. Obtenir une réponse semblait important pour sa dulcinée et il supposa, maintenant qu'il la connaissait assez bien, qu'elle avait besoin de cela pour comprendre sa situation. Il soupira, mélancolique.

— Cela remonte à vingt ans... j'ai l'impression que c'était hier.

— Arthur et Hubert ?

— Dix-neuf et dix-sept ans, si je ne commets pas d'erreur.

— Les trois mousquetaires...

— Un surnom donné par notre chef vénéré.

— Votre chef ?

Ruppert sourit. Cette nouvelle question, et le fait qu'il répondait à chacune de celles que posait Ann, était le signal qu'il allait se confier, peut-être au-delà de ce qui était raisonnable. Leur conversation s'éternisa et ce n'est que lorsque Boon se mit à gémir qu'ils se rendirent compte de l'heure ; celle du repas étant largement passée. Ann et Ruppert, le chien sur les talons, allèrent jusqu'aux cuisines afin de remédier à cet oubli pour le moins fâcheux.

Georgia Farrow arpentait son salon dans tous les sens, au comble de l'impatience. À chaque fois qu'elle passait devant sa fenêtre, elle regardait dehors pour tenter d'apercevoir, malgré les ténèbres grandissantes, l'étranger rencontré le matin même. Elle se baissait pour avoir dans son champ de vision le pont de pierre, situé à proximité de sa maison. Rien. Il ne viendrait pas. Georgia quittait tout juste son poste d'observation lorsque deux coups secs retentirent. Elle sursauta, tétanisée par la peur. Était-ce lui ou quelqu'un au courant de sa conversation avec un inconnu ? Tremblante, elle s'approcha de la porte et, après un moment d'hésitation, elle l'ouvrit brusquement en grand, dévoilant la masse imposante du dénommé Arthur. L'homme était habillé comme dans la matinée, sauf qu'il ne portait plus de veste et que sa chemise était à moitié ouverte, dévoilant l'étonnante musculature de sa poitrine. Georgia voulut dire quelque chose mais elle en fut incapable, son esprit complètement obnubilé par cette apparition pour le moins sensuelle.

— Bonsoir.

La voix chaude de son visiteur nocturne la fit tressaillir et elle essaya de trouver ses mots, le souffle court. En vain.

— Vous ne m'invitez pas à entrer ?

Georgia hésita, étonnée par la question, car elle avait reculé dans son salon pour permettre à Arthur de pénétrer dans la maison ; mais ce dernier restait sur le seuil, attendant sa permission.

— Entrez...

Sa voix n'était qu'un souffle et elle redouta un instant qu'il ne l'ait pas entendue et qu'il reparte comme il était venu. Mais il sourit, se baissa pour passer la porte sans se cogner et entra avant de refermer derrière lui ; le tout dans un silence irréel. Georgia sentait son cœur battre de plus en plus vite, au fur et à mesure où Arthur l'approchait, et elle frémissait d'impatience à l'idée qu'il la touche. Il se pencha vers elle et Georgia tendit les lèvres, subjuguée. Arthur les évita et se contenta de frôler sa joue, puis son cou pour venir lui mordiller l'épaule. Même au travers du chemisier, Georgia sentit les dents de son partenaire et son désir ne fit qu'augmenter ; alors qu'Arthur ne semblait pas pressé d'attaquer les choses sérieuses. Elle avait envie de lui forcer la main mais, dans le même temps, elle avait conscience qu'il ne faisait qu'accentuer son plaisir alors elle préféra le laisser continuer. Arthur revint vers sa nuque, la suivant avec le bout de la langue pour remonter jusqu'à l'oreille qu'il mordit légèrement avant de continuer sa course jusqu'à ses lèvres. Il l'embrassa doucement et la jeune femme résista au désir de transformer ce baiser en quelque chose de plus sauvage. Les amants qu'elle avait eus au village avaient tendance à faire dans la bestialité et elle découvrait grâce à Arthur que ce n'était pas forcément synonyme de plaisir. Lorsqu'il glissa une main sous son chemisier, Georgia eut la sensation qu'elle était aussi brûlante qu'un fer rouge et elle gémit de satisfaction, encourageant Arthur à poursuivre.

Il était quatre heure du matin lorsque l'ancien militaire regagna le monastère et, se rendant dans les appartements de l'abbé, il y trouva Ann et Ruppert, installés dans un canapé ; la jeune femme endormie au creux de l'épaule du Lord. Toujours aussi silencieux qu'à son habitude, Arthur s'approcha, un sourire aux lèvres.

— On dirait que tu as fait des progrès, mon petit Ruppert.

— Je ne sais si l'on peut qualifier cela de progrès, mais je découvre de nouvelles choses, c'est certain, mon ami. À propos de découverte...

Hubert entra à son tour, interrompant le Lord, et il salua ses amis avant de porter son attention sur Arthur.

— Alors bourreau des cœurs, cette préposée ? » fit-il, un brin moqueur.

— Une sacrée fille, c'est clair.

— Avant que vous ne vous lanciez dans un récit peu convenable de vos ébats amoureux, » dit Ruppert de son ton professoral habituel « pourriez-vous commencer par le plus urgent, à savoir le monastère ?

Arthur sourit, goguenard, et s'apprêtait à raconter ce qu'il savait lorsque Ann se réveilla. Elle s'étira, bailla et donna le bonjour à Arthur et Hubert. Devant l'hésitation de l'ancien militaire, Ruppert lui signifia d'un geste qu'il pouvait parler, non sans avoir formulé de plates excuses à la jeune femme pour le réveil inopportun. Arthur leva les yeux au ciel et, finalement, coupa le Lord au milieu d'une phrase.

— Donc, le monastère. » dit-il en prenant place dans un fauteuil, imité par Hubert. « Il appartient effectivement à la Couronne : le nobliau que nous avons rencontré, Hiram, le veut pour lui. Georgia ignore pourquoi mais le maire du village est dans le coup. Elle sait qu'ils font tout le nécessaire pour éloigner les curieux et pense que notre présence va déclencher une expédition punitive. » Arthur reprit son souffle, peu habitué à débiter des phrases aussi longues.

— Une expédition punitive ? » fit Ann, étonnée.

— Oui : elle croit aussi qu'Hiram vient ici de temps à autre, pour fouiner.

— Cette jeune femme avait peur ? » demanda Ruppert.

— Oh oui ! Hiram a la main mise sur beaucoup de villageois, par divers moyens. Par exemple, le maréchal-ferrant : il est criblé de dettes et doit bosser pour lui. J'ai dressé une liste, si vous voulez.

— C'est une excellente idée, mon cher Arthur, nous allons en prendre connaissance et la mémoriser, pour plus de sûreté.

— Et la fille ? » demanda Hubert.

— J'ai trafiqué ses souvenirs. » Il jeta un coup d'œil gêné vers Ann. « Elle saura juste qu'on a fait l'amour. » L'institutrice sourit. « Et maintenant ? » dit-il précipitamment.

— Nous allons attaquer les choses sérieuses. » déclara sévèrement Ruppert. « Ann, ma chère, vous sentez vous en forme pour nous aider ?

— Un bon petit déjeuner et ce sera parfait.

— Bien. Je vais donc vous demander de bien vouloir continuer la lecture des documents de l'abbé, jusqu'à ce que vous tombiez sur quelque chose d'intéressant pour nous.

— J'ai compris. » La jeune femme se leva. « Je vais manger maintenant, à plus tard. Viens, Boon. »

Les trois vampires se levèrent et attendirent que l'étrange couple ait quitté la pièce avant de se rasseoir. Ruppert, la liste fournie par Arthur à la main, essaya de mettre de l'ordre dans ses idées.

— Je vais devoir contacter monsieur Meakham pour lui dire que la situation risque de durer. » Il fronça les sourcils. « Mais d'abord, je crois que nous devrions prendre contact avec certaines personnes pour former des alliances. Je m'occuperai du maréchal-ferrant, je doute qu'il apprécie beaucoup monsieur Crowden-Thomas. Arthur, allez trouver le maire et travaillez-le au corps, si je puis me permettre cette expression. Il me semble judicieux d'énerver un peu tout ce beau monde, histoire d'en apprendre plus. Hubert, le médecin du village semble être un personnage intéressant.

— Quand tu dis ça sur ce ton, j'ai peur. C'est quel genre ?

— Un poivrot. » fit Arthur en grimaçant. « Georgia dit qu'il a commis des bourdes et qu'Hiram le tient à cause de ça.

— Des bourdes ? Des erreurs médicales ?

— Tout juste. Il serait aussi... attiré par les hommes, si tu vois ce que je veux dire.

— Génial ! » Le médecin se tourna vers Ruppert. « Merci, tu n'as pas mieux à proposer ?

— Si cela vous gène tellement, vous prenez le maréchal-ferrant et je...

— Non. » Hubert soupira. « C'est plus logique que je prenne le médecin. »

Ruppert observa un instant son ami et fronça les sourcils, inquiet.

— N'ayez pas trop d'espoir quant à ses chances de rédemption, mon cher Hubert, il paraît bien mal parti.

— Parce que c'est un mauvais médecin, alcoolique de surcroît ? » répondit-il, de la colère dans la voix.

Sur ces mots un peu brusques, Hubert se leva et sortit, sous les regards perplexes de ses deux amis. Arthur siffla doucement.

— Le sujet est toujours sensible à ce que je vois : j'espérais qu'avec le temps...

Ruppert, la mine triste, resta un long moment les yeux rivés sur la porte.

— Lorsque, aux assises de la douce pensée silencieuse, j'assigne le souvenir des choses d'autrefois, je soupire sur le manque de maintes choses que j'aimai, et, songeant à la ruine d'un temps cher, de mes douleurs anciennes, je me fais un chagrin nouveau. [1]

— Nous en sommes tous là, il me semble, répondit Arthur, mélancolique.

Ruppert sourit à son ami puis reporta son attention sur sa liste sans pouvoir s'empêcher d'être soucieux pour Hubert. Son état vampirique avait – entre autres choses – brisé sa carrière de médecin alors qu'il avait en la matière, il fallait bien l'avouer, un avenir des plus prometteurs. Le confronter à son parfait contraire n'était peut-être pas une bonne idée, cela risquait de le rendre encore plus morose. Toutefois, Ruppert espérait un déclic, quelque chose qui puisse donner envie à son ami d'accepter véritablement sa vie de vampire avec, pourquoi pas, des objectifs à atteindre. Parce qu'Hubert ne pouvait pas continuer à vivoter comme il l'avait fait jusqu'à maintenant.

Les trois vampires quittèrent le monastère vers huit heures du matin, après avoir pris un peu de repos et, lorsque le fiacre arriva au village, ils purent constater que la nouvelle de leur présence s'était répandue dans tout Upper Plot. Les visages étaient hostiles, les mines renfrognées, et lorsqu'Hubert stoppa son attelage sur la place, plusieurs villageois s'arrêtèrent à quelques mètres d'eux en les observant d'un air mauvais. Arthur descendit, déployant son imposante carcasse, et leur adressa un bonjour tonitruant qui dispersa le petit groupe telle une volée de moineaux effrayés. Ruppert rejoignit son compagnon et, après avoir salué ses amis, il se dirigea vers l'échoppe du maréchal-ferrant.

Arthur s'approcha d'Hubert et lui désigna d'un mouvement de tête la rangée de maisons situées de l'autre côté de la place, à l'opposé de la destination de Ruppert.

— Le médecin est dans celle qui est juste en face de l'église.

— D'accord, à toute à l'heure.

Arthur lui donna une claque dans le dos pour l'encourager et pénétra dans la mairie, devant laquelle Hubert s'était garé. Georgia était à son bureau et, lorsqu'elle le vit, elle poussa un petit cri mêlant joie et surprise. Tout sourire, il vint s'immobiliser devant sa table et se pencha, appuyant ses deux poings sur le meuble qui craqua légèrement sous son poids.

— Bonjour... » dit-il d'un ton langoureux.

Elle bégaya une réponse qu'elle oublia aussitôt après l'avoir formulée, ravie de revoir son amant d'une nuit.

— Je peux voir le maire ?

Ces quelques mots firent beaucoup de mal à Georgia, persuadée qu'Arthur était venu pour elle, et elle envisageait de lui donner une réponse cinglante lorsqu'il s'inclina davantage.

— J'ai deux mots à lui dire, à ce peigne-cul.

Georgia retrouva aussitôt sa bonne humeur, enchantée à l'idée de voir quelqu'un remettre en place le maire, son amant officiel. Elle se leva pour prendre la main d'Arthur. Le couple monta au premier étage et enfila le couloir jusqu'aux doubles-portes du cabinet de l'élu. Georgia se tourna vers son amant. Ce dernier la remercia en lui donnant un sulfureux baiser puis, encore sous le choc, elle frappa à la porte.

Orville Perkins, maire presque démocratiquement élu d'Upper Plot, était vautré dans son fauteuil de fonction et faisait le minimum légal pour paraître plongé dans une tâche administrative complexe. Relevant les yeux d'un document quelconque, il donna l'ordre d'entrer et fut surpris de voir sa secrétaire pénétrer dans la pièce, suivie par une montagne de muscles à l'air peu aimable. Georgia sourit, aux anges.

— Monsieur Arthur Ruterford, de Londres.

L'ancien militaire s'avança d'un pas ferme tandis que Georgia battait en retraite, ne voulant pas être accusée de non assistance à personne en danger. Orville, inquiet, se leva pour accueillir son visiteur et tenta de lui adresser un sourire accueillant. L'homme s'arrêta devant le bureau et Orville estima que son regard vert, particulièrement agressif, était dépourvu d'humanité.

— C'est vous le maire ? » dit Arthur de son légendaire ton aimable.

Orville avala sa salive, conscient qu'il se trouvait seul face à un homme très certainement capable de le tuer en quelques secondes.

— Ouuiii ? » couina-t-il.

— Moi et mes amis habitons désormais au monastère. Celui qui voudra nous déloger a intérêt à y réfléchir à deux fois, pigé ?

— Je ne vois pas ce que...

Arthur tendit le bras, saisit Orville par sa chemise et le souleva avant de le faire passer au-dessus de sa table, renversant par-terre une bonne partie de ce qui s'y trouvait. Il amena le visage du maire à quelques centimètres du sien.

— Je sais que tu comprends. Pas vrai ?

— Oui... » Orville paniquait. « Oui, oui, tout à fait ! » Il battait des pieds, comme si cela pouvait lui donner une chance de toucher à nouveau le sol.

— Bon. » Arthur eut un rictus moqueur. « Alors il va être gentil, oui-oui, et il va transmettre le message.

Orville, qui commençait à avoir du mal à respirer, se contenta de hocher énergiquement la tête. Arthur le jeta par-dessus son bureau pour l'envoyer valser dans son fauteuil de fonction qui tourna sur lui-même comme une toupie avant de l'expédier sur la moquette. Lorsqu'Orville se releva péniblement, s'appuyant à sa table, il constata que l'étranger était parti, bien qu'il était certain de ne pas avoir entendu la porte s'ouvrir ni même se fermer. Les jambes flageolantes, il alla jusqu'au bar et se servit un whisky bien tassé, malgré l'heure matinale. Arthur, sifflotant et à moitié plié de rire, descendit quatre à quatre les escaliers pour rejoindre le hall de la mairie où il trouva Georgia occupée à ranger des documents. En un instant, il fut derrière elle et il chuchota à son oreille.

— Je repasserai plus tard.

Georgia se retourna aussitôt, mais il n'y avait personne. Avait-elle rêvé ? Tremblante, elle alla jusqu'à la porte et vit Arthur entrer au pub, juste sur sa gauche. La jeune femme avait envie de le rejoindre et elle sursauta lorsqu'elle sentit une main sur ses fesses. Pivotant sur elle-même, Georgia poussa un soupir de frustration en voyant le visage rondouillard d'Orville. Maintenant qu'elle connaissait Arthur, elle se demandait comment elle avait pu faire l'amour avec un homme comme Perkins. Ce dernier lui sourit.

— Alors, ma belle, tu m'as amené un gorille ?

— Il paraissait très correct, à l'accueil, » répondit Georgia en se retenant de pouffer.

— Tu m'en diras tant ! Je dois aller voir Hiram de toute urgence : garde la boutique.

La préposée ne prit même pas la peine de répondre et regarda son supérieur s'éloigner, la tête haute. Quel crétin ! Georgia consulta sa montre et maudit le temps qui passait avec une lenteur si exaspérante. Que signifiait exactement plus tard ?

Ruppert pénétra dans l'échoppe du maréchal-ferrant et enleva son chapeau lorsque l'homme s'approcha de lui. Enoch Hardwick, la trentaine, grand et large d'épaules était encore plus chauve que le Lord. Ruppert sourit, aimable.

— Bien le bonjour, mon brave. Je souhaiterais vous engager pour quelques travaux urgents, si cela vous est possible, bien entendu.

— De quoi s'agit-il ? Votre fiacre ?

— Oh non ! Le propriétaire de cet attelage en prend grand soin et le répare lui-même, à l'occasion. Non, il s'agit de travaux à effectuer au monastère situé à six kilomètres d'ici. Vous le connaissez ?

— Vous n'avez pas le droit, cet endroit ne vous appartient pas, » fit Enoch, soudain renfrogné.

— Certes, mais cela ne va pas tarder à changer, je vous l'assure, et je tenais à prendre rendez-vous afin de ne pas mettre en péril votre planning. » Ruppert regarda autour de lui. « Je suppose que vous travaillez essentiellement pour monsieur Crowden-Thomas ?

— Qui vous a dit ça ?

— Je l'ai rencontré et il m'a fait comprendre... un certain nombre de choses.

— Alors il n'a sûrement pas été assez clair : vous devriez partir.

— Allons donc ! » Ruppert infiltra l'esprit d'Enoch, en douceur, et récolta une information précieuse. « Le fait que votre famille ait toujours été sous la coupe des Crowden-Thomas, monsieur Hardwick, n'est pas une raison valable pour continuer sur cette voie peu glorieuse.

Enoch avala sa salive, surpris que l'homme debout devant lui en sache aussi long et, désireux de sauvegarder le peu qu'il lui restait, il tendit la main vers son marteau.

— Je vous déconseille de commettre pareille erreur, mon brave, car je doute que je puisse vous maîtriser sans vous blesser d'une quelconque manière.

Enoch n'en croyait pas ses oreilles. Cet homme, plus petit, plus mince et beaucoup plus vieux que lui se sentait de taille à l'affronter et, pire, ne semblait pas envisager un instant qu'il puisse perdre. Il hésitait, déstabilisé par l'inébranlable confiance que Ruppert avait en ses capacités.

— Enoch !

Il sursauta et, avant d'avoir réalisé ce qui se passait, Winnie était dans ses bras. Ruppert salua la jeune bibliothécaire avant de s'avancer davantage vers eux.

— Mes enfants, vous devriez réfléchir à la possibilité de modifier votre avenir. Monsieur Hardwick, je maintiens ma proposition et, je vous le dis, vous serez payé largement pour ce travail. » Ruppert se tourna vers la jeune fille. « Quant à vous, charmante demoiselle, vous devriez faire preuve de franchise envers monsieur Hardwick, il le mérite amplement. Sur ce, je vous souhaite une agréable journée.

Ruppert remit son chapeau et sortit, suivi du regard par Enoch et Winnie. Lorsqu'il fut hors de vue, le maréchal-ferrant se tourna vers son amie.

— Qu'est-ce qu'il a voulu dire ?

Winnifred baissa les yeux et Enoch lui releva le menton pour l'obliger à le regarder à nouveau.

— Alors ?

Elle était perdue : comment un étranger pouvait-il connaître ses sentiments pour Enoch ? Qui étaient ces gens à la fin ?

— Winnie ?

Sans trop savoir pourquoi, elle se mit soudain à pleurer et Enoch la serra dans ses bras, lui murmurant des paroles réconfortantes comme à une enfant. L'homme au costume trois pièces était riche, pas vraiment en bons termes avec Hiram et c'était peut-être là l'occasion qu'Enoch attendait depuis longtemps. Pour lui et pour celle qui pleurait contre sa poitrine.

Hubert considéra un instant la maison du docteur Franklin Thorpe, visiblement peu entretenue, et ce n'est que lorsqu'il s'estima prêt qu'il frappa à la porte. Pas de réponse. Deuxième tentative ; sans plus de succès. Il sentait la présence d'un être vivant à l'intérieur, il l'entendait respirer et percevait aussi son rythme cardiaque, assez rapide, d'ailleurs. Le vampire posa la main sur la clenche et l'actionna : la porte était ouverte. Un peu tête en l'air, il oublia un instant son état et fit un pas en avant : il se heurta aussitôt à une barrière invisible. Bougonnant et pestant à la fois, il prit un moment pour recouvrer ses esprits et se mit à brailler, debout sur le seuil.

— Eh ! Là-dedans ! Répondez !

— Qu'est-ce qu'y a ? » fit une voix pâteuse.

— Je peux entrer ?

— Ben évidemment ! C'te question !

Hubert sentit l'obstacle disparaître comme par enchantement et avança d'un pas ferme, se dirigeant aussitôt vers la source de la voix. Le docteur Franklin Thorpe, puisque c'était bien lui, était vautré dans son fauteuil, un verre à la main. Il salua son visiteur en agitant ce dernier.

— Vous avez besoin qu'on vous dise d'entrer ?

— Toujours, simple politesse. Vous attaquez de bonne heure, à ce que je vois.

— Qui êtes-vous pour me parler comme ça ? Saint Christophe ?

— Je ne connais pas les Saints et je n'en ai cure. Je suis le docteur Hubert Michel, de Londres.

— Ben retournez-y, alors.

— Je suis venu ici pour évaluer votre implication dans plusieurs affaires concernant monsieur Crowden-Thomas.

Franklin, qui venait d'avaler une nouvelle gorgée de whisky, la recracha aussi sec sur sa table et se redressa, fixant son interlocuteur avec ahurissement.

— Quoi ?!

— Vous avez parfaitement compris. Je vous conseille de vous asperger le visage d'eau froide et de vous faire un café bien noir avec un peu de sel.

Hubert s'assit dans un siège face au bureau, croisa les jambes et attendit calmement. Franklin, sonné par les paroles de son confrère, se leva et exécuta ses ordres à la lettre. Lorsqu'il revint à sa place, il avala une gorgée de café et grimaça, essayant de ne pas tout recracher. Hubert, pendant ce temps, l'observait. Il ne devait pas avoir la quarantaine mais, l'alcool aidant, son visage paraissait plus vieux et il commençait à avoir de la bedaine. Seule sa fantastique tignasse blonde amenait une sorte de gaieté juvénile et sauvait quelque peu ce triste tableau. Hubert le fixa, sévère.

— J'ai bien envie d'aller décrocher la plaque de votre maison, celle qui ose proclamer que vous êtes médecin, et ce sans même vous parler.

Franklin, ramené sur terre par l'atroce mixture qu'il avait réussi à ingurgiter, regarda son confrère comme s'il le voyait pour la première fois. Il émanait de lui un mélange de calme et de tristesse qui lui donna presque envie de pleurer, sans qu'il puisse en expliquer la raison. Le dénommé Hubert le regardait comme s'il était en train de se noyer et Franklin se dit que, quelque part, il n'avait pas tout à fait tort. Il trouva les yeux bleus du médecin londonien délavés, presque morts... c'était effrayant et fascinant à la fois. Franklin avala une nouvelle gorgée de café, essayant de trouver le courage d'affronter la situation.

— Qu'est-ce que vous voulez ? » fit-il au bout d'un moment.

— La question est plutôt de savoir ce que vous voulez, vous.

— Je ne comprends pas.

— Je suis persuadé du contraire. Votre ami Hiram va bientôt vouloir nous chasser d'ici : serez-vous à ses côtés, comme les autres fois ?

Franklin baissa les yeux sur son café. Que savait son collègue au juste ? Quel risque pour lui ? Il ne pouvait pas lutter contre Hiram, sa vie serait totalement fichue ; elle ne ressemblait déjà pas à grand-chose...

— S'il a des preuves de vos erreurs, je les lui volerai.

Franklin releva brusquement la tête, convaincu qu'il disait la vérité. Même si cet homme était pour lui un parfait étranger, il faisait naître un nouvel espoir auquel il ne croyait plus depuis longtemps.

— Vous pouvez tout recommencer, Franklin, » renchérit Hubert.

— Non. » Le médecin secoua la tête. « Plus personne n'a confiance en moi, ici... et ce sera pareil ailleurs.

— Parce que vous êtes homosexuel ?

— Bon sang ! » Franklin avala sa salive. « Est-ce qu'il y a quelque chose que vous ne savez pas ?

— Oui, au moins une. » Hubert se leva. « Si vous ferez le bon choix, ou non. » Il laissa s'écouler un moment avant de conclure. « Ne laissez pas Hiram vous maintenir la tête dans l'eau, Franklin, vous valez mieux que cela.

Le médecin londonien fixa son homologue un moment en silence avant de se détourner pour quitter la pièce. Franklin le suivit des yeux, submergé par d'innombrables questions qui restèrent sur ses lèvres. Dehors, Hubert croisa un jeune homme – garçon boucher, à en croire sa tenue – qui pénétra chez Franklin non sans lui avoir jeté un regard agressif. Le médecin le salua et continua sa route, direction le pub Chez Garrett.

Tim Lockwood passa à côté de l'étranger et faillit s'arrêter pour savoir ce qu'il voulait à son ami. Mais, de peur d'être surpris par ses parents, dont la boutique donnait sur la place, il préféra s'abstenir. Franklin était assis à son bureau, le visage entre les mains. Tim contourna le meuble et lui toucha l'épaule, le faisant sursauter, à mi-chemin entre l'étonnement et la peur. Lorsqu'il reconnut son visiteur, Franklin poussa un profond soupir de soulagement.

— Bon sang, Tim ! Tu pourrais frapper !

— J'étais inquiet quand j'ai vu ce type sortir de chez toi... qu'est-ce qu'il voulait ?

— Voilà une excellente question. » Franklin se passa une main dans les cheveux et grimaça en constatant qu'ils étaient gras. Il poussa un nouveau soupir. « J'ai l'air d'un clodo, Tim.

— C'est clair que tu aurais grand besoin d'un bon bain ! » Il lui caressa la joue. « Mais je te trouve toujours aussi sexy.

— S'il te plaît...

— Oui, je sais : c'était un accident, tu n'arrêtes pas de me le répéter. Je suis trop moche pour toi, je présume.

Franklin considéra Tim, honteux de sentir dans sa voix qu'il l'avait blessé. Plus jeune que lui, il était grand, bien bâti et doté de superbes cheveux roux. Les taches qui parsemaient son visage lui donnaient un air d'éternel adolescent que Franklin adorait car cela contrastait fortement avec ce qu'il voyait dans la glace tous les matins. La semaine passée, alors qu'il était ivre – une fois de plus – Franklin avait osé draguer ouvertement Tim qui, à sa grande surprise, avait réagi favorablement. Ils avaient fait l'amour... du moins Franklin le croyait-il, ses souvenirs étant pour le moins embrumés, déformés par l'alcool. Que s'était-il passé au juste ? Le médecin regarda autour de lui, dégoûté par ce qu'était son cadre quotidien. Reportant son attention sur Tim, il soupira.

— Tu as quelques heures à m'accorder ?

— Bien sûr. Que veux-tu faire ?

— Prendre un bain, ranger et nettoyer cette maison et si après ça tu n'es pas parti en courant...

Franklin laissa sa phrase en suspens, ne sachant pas trop ce qu'il voulait en réalité, mais il sourit à Tim. Ce dernier l'imita, les joues en feu, espérant que ce nouvel élan allait être enfin le bon, et les deux hommes se mirent au travail en sifflotant, soudain de bien meilleure humeur.

Ruppert passa devant la boucherie Lockwood et eut une moue contrariée en voyant ses propriétaires le nez collé à la vitrine. Ils semblaient prendre un malin plaisir à espionner les moindres faits et gestes des étrangers qui croisaient leur chemin. Juste à côté de la boutique, il y avait le bureau de poste et Ruppert y pénétra sans se départir de sa gaieté, ôtant son chapeau à peine la porte passée. Il se dirigea vers le comptoir où siégeait une femme d'une cinquantaine d'années, toute menue et à l'allure plus stricte que celle d'un militaire. Il s'inclina légèrement, pénétrant l'esprit de la préposée.

— Bien le bonjour, chère madame. Je suis Ruppert Haversham, de Londres, et j'aimerais téléphoner à plusieurs personnes. Est-ce possible, madame... ?

— Crawford. Je suis la responsable. Oui, vous pouvez téléphoner, la cabine est là-bas. Donnez-moi les numéros, je vais vous établir la communication, » répondit-elle d'un ton sec.

— Vous êtes bien aimable. » Il écrivit les numéros sur le bloc qu'elle lui tendait. « Vous habitez un charmant village, chère madame, et je suis sûr qu'il y fait bon vivre.

Tout en la fixant, le Lord poussa le bloc vers Hortence Crawford, qui sentit une agréable confusion l'envahir, comme lorsqu'étant jeune, des hommes s'intéressaient à elle. Sans pouvoir contrôler sa réaction, elle rougit et s'empara avec fébrilité de la liste. Quelques secondes après que Ruppert ait pénétré dans la cabine, elle obtenait son premier appel et l'écouta – fidèle à son habitude – mais avec une distraction dont elle n'était pas coutumière. Ruppert appela d'abord Jedediah, pour l'informer que leur progression était difficile et qu'il devrait encore patienter, puis la gare d'Oswestry afin d'organiser la livraison de ses bagages au monastère. Son troisième appel fut pour Richard Lowrie, dont la voix se métamorphosa lorsqu'il reconnut celle de Ruppert.

— Lord Haversham, quelle agréable surprise ! » Richard était proche de la crise de larmes. « Je commençais à être inquiet.

— Il ne fallait pas, mon ami. Je crois qu'il est temps que vous vous mettiez au travail, au sujet de ce fameux monastère. Je me fais bien comprendre ?

— Parfaitement, Lord Haversham. Vous pouvez compter sur moi.

La communication fut brutalement coupée avant que Ruppert ait eut le loisir de répondre et, tournant la tête, il constata l'arrivée au bureau de poste d'un personnage à l'allure débraillée. Il devait être à peu de choses près du même âge qu'Hortence mais Ruppert savait qu'il n'était pas son mari ; c'est donc par pur esprit de taquinerie qu'il l'interpella à sa sortie de la cabine.

— Monsieur Crawford, je présume ? J'ai fait la connaissance de votre charmante femme, un bijou d'efficacité !

— Quoi ?! » Le type cligna des yeux plusieurs fois tandis qu'Hortence rougissait à nouveau. « Je suis pas marié. Qui êtes-vous ?

— Ruppert Haversham, de Londres. Monsieur ?

— Oscar Pennyman, je suis le garde-chasse. Alors attention, je vous ai à l'œil vous et vos copains.

Ruppert ne put s'empêcher de sourire devant cet homme de taille moyenne, assez âgé et doté d'autant d'énergie qu'une tortue asthmatique. Il l'imaginait face à Arthur et, durant un bref laps de temps, il fut tenté de l'emmener auprès de son ami, juste pour voir. Tout en se retenant avec difficulté de rire, il paya Hortence, la salua avant de sortir pour se laisser aller à son hilarité dans la rue, sous les regards étonnés du couple Lockwood.

Lorsque Ruppert pénétra dans le pub Chez Garrett, Arthur et Hubert étaient déjà au comptoir. Il les rejoignit, s'installa et commanda une tasse de thé. Nancy Turner, la femme du tenancier, le servit puis resta à proximité pour écouter leur conversation. D'un coup d'œil, Arthur fit comprendre à son ami que c'était ainsi depuis qu'ils étaient arrivés et le Lord se leva donc, prenant sa tasse pour aller s'asseoir à une table à l'écart des propriétaires et des quelques clients du pub. Arthur et Hubert suivirent comme un seul homme et, une fois attablés, ils purent entamer une discussion à voix basse.

— Alors, mes amis, » dit doucement Ruppert « avons-nous réussi à jeter quelques pavés dans la marre ?

— Et comment ! » rigola Arthur. « Le maire a filé dare-dare chez son copain. À mon avis, on aura de la visite dès ce soir.

— C'est parfait. Quant à moi, je pense que nous pourrons obtenir l'aide de monsieur Hardwick, le moment venu. Hubert ?

— Le docteur Thorpe veut s'en sortir, j'en suis certain, et je lui ai proposé mon assistance. Comme vous n'aurez pas besoin de moi en cas d'affrontement, j'irai visiter la demeure de ce Crowden-Thomas pendant qu'il sera occupé avec vous.

— Excellente idée. Cherchez tout ce qui pourra nous éclairer sur la situation, et pas seulement des documents concernant monsieur Thorpe. D'accord ?

— Ne t'inquiète pas. » Hubert adressa un coup d'œil à Nancy, qui s'approchait à nouveau, feignant de nettoyer les tables. « Je peux savoir pourquoi on se réunit ici ? » Il commençait à s'énerver un peu.

— Mais certainement. » Ruppert éleva un peu la voix, juste ce qu'il fallait pour que la tenancière puisse comprendre de quoi il parlait. « J'ai appelé Londres, nous avons l'autorisation de dresser des plans préliminaires ; les premiers travaux devront débuter avant la mauvaise saison. Tout va aller vite, à mon avis.

Arthur et Hubert acquiescèrent, l'air sérieux, ajoutant quelques commentaires sur le prix des matériaux, la main d'œuvre, et autres détails techniques. Ceci fait, ils payèrent leurs consommations et quittèrent le pub, le visage emprunt de gravité. Arthur était au supplice mais il parvint à se retenir d'éclater de rire jusqu'à ce que lui et ses compagnons soient revenus sur la place, à côté du fiacre. Les larmes aux yeux, il fit signe à ses amis de partir sans lui et il pénétra à nouveau dans la mairie en se tamponnant les yeux avec son mouchoir.

Georgia était dans le bureau du maire et rangeait des documents lorsqu'elle fut perturbée par l'impression de ne pas être seule. Elle se retourna brusquement pour constater qu'Arthur était assis dans le fauteuil d'Orville, les pieds sur son bureau, occupé à fouiller dans sa boîte à cigares. Elle était certaine de ne pas l'avoir entendu entrer, et pourtant, il était bien là. Arthur releva la tête et lui sourit. Elle dut résister à l'envie de se précipiter dans ses bras.

— Je t'avais dit que je repasserai. » dit-il de sa voix chaude. Georgia avala sa salive, incapable de répondre.

Il jeta dédaigneusement la boîte de cigares sur la table avant de se lever pour venir se planter à un mètre d'elle. Il regardait autour de lui, curieux, et bougea négligemment quelques livres avant de poser sa question.

— Il garde des papiers personnels ici, le clown ?

— Non. » Georgia commençait à ressentir la distance qui la séparait encore d'Arthur comme une blessure. « Chez lui...

— Ah, dommage. » Il réfléchit un instant aux informations utiles qu'il pouvait récolter dans la mairie. « Les plans du cadastre ?

— Au sous-sol.

— Le sous-sol, hein ?

Sa voix avait quelque chose d'excitant et lorsqu'il s'approcha, Georgia retint inconsciemment son souffle. Il fit courir ses doigts sur les bras nus de la jeune femme, un étrange sourire aux lèvres.