l'aéroport.

- C'est faisable.

- Alors, fais-le.

Billie jeta un regard inquiet vers l'enfant. Bern devina ses pensées.

- Il ne risque rien.

En effet, avec son père, il serait à l'abri.

S'asseyant en face de Larry, Billie déclara :

- Je ne veux pas que tu ailles à l'école aujourd'hui.

- Et mes cours de natation ! protesta-t-il.

- Peut-être que papa t'emmènera nager.

- Je ne suis pas malade !

- Je sais, mon chéri, mais tu as eu une dure matinée et tu as besoin de te reposer. Il faut que maman parte maintenant.

- ¿ plus tard, dit-elle en s'efforçant de prendre un ton désinvolte.

Cinquième partie

10 h 45

La fusée décolle à la verticale, puis suit une trajectoire inclinée de 40

degrés par rapport à l'horizon. Durant le vol propulsé, le premier étage est guidé par des surfaces aérodynamiques et par les volets mobiles en carbone qui se trouvent dans la tuyère.

¿ peine eut-il bouclé sa ceinture que Luke s'endormit. Il ne se rendit même pas compte qu'ils avaient décollé de Newport News. Il ne fut réveillé que par des trous d'air au-dessus de la Virginie et de la Caroline du Nord.

quand il ouvrait les yeux, une bouffée d'angoisse le poussait à consulter sa montre pour s'assurer du nombre d'heures et de minutes qui le séparaient encore du lancement de la fusée. Pendant que le petit appareil roulait sur la piste, il s'agitait sur son siège. quelques personnes descendaient, une ou deux autres embarquaient, puis l'avion repartait, comme lors d'un voyage en car.

L'appareil refit le plein à Winston-Salem, ce qui permit aux passagers de sortir quelques minutes. De l'aéroport, Luke appela le personnel de Redstone, et on lui passa sa secrétaire, Marigold Clark.

- Docteur Lucas ! Vous allez bien ?

- Très bien, mais je n'ai qu'une ou deux minutes. Le lancement est-il toujours prévu pour ce soir ?

- Oui, à 22 h 30.

- Je suis en route pour Huntsville, mon avion arrive à 14 h 23. J'essaie de comprendre pourquoi je suis allé là-bas lundi.

- Vous n'avez toujours pas retrouvé votre mémoire ?

- Non. Dites-moi, vous ne savez vraiment pas pourquoi j'ai entrepris ce voyage ?

- Hélas, non.

- qu'aide fait là-bas ?

- Laissez-moi réfléchir. Je suis venue vous prendre à l'aéroport dans une voiture de l'armée pour vous emmener à la base. Vous êtes parti pour le bureau des calculs, puis pour le secteur sud.

- qu'y a-t-il donc au secteur sud ?

- Des pas d'essais statiques. J'imagine que vous vous êtes rendu au Bureau d'étude -vous y alliez quelquefois -, mais je n'en suis pas s˚re car je ne vous accompagnais pas.

- Ensuite ?

- Vous m'avez demandé de vous conduire chez vous. (Luke perçut dans sa voix un léger embarras.) Vous y avez passé une ou deux minutes pendant que j'attendais dans la voiture. Puis je vous ai déposé à l'aéroport.

- C'est tout?

- C'est tout ce que je sais.

Luke enrageait : il était persuadé que Marigold lui fournirait un indice.

Il cherchait désespérément un détail qui puisse le mettre sur une piste.

- De quoi avais-je l'air ?

- Vous étiez plongé dans vos pensées. Comme tous les scientifiques...

- Je portais mes vêtements habituels ?

- Une de vos jolies vestes en tweed.

- Je n'avais rien d'autre avec moi ?

- Seulement votre petit sac de voyage. Ah si... «a me revient, un dossier.

- Un dossier ? interrogea-t-il, la voix étranglée. Une hôtesse l'interrompit :

- Docteur Lucas, c'est l'heure d'embarquer. Posant sa main sur le micro, il dit :

- J'en ai pour une minute. Puis, s'adressant à Marigold :

- Un dossier particulier ?

- Un classeur de l'armée standard, cartonné, couleur beige, assez grand pour ranger des lettres.

- Vous n'avez aucune idée de ce qu'il renfermait ?

- Apparemment, de simples papiers.

- Combien de feuilles ? Une, dix, cent ?

- ¿ mon avis, quinze ou vingt.

- Savez-vous par hasard ce qu'il y avait sur ces feuilles ?

- Non, docteur, vous ne les avez pas sorties.

- Et avais-je toujours ce dossier quand vous m'avez conduit à l'aéroport ?

¿ l'autre bout du fil, un silence.

- Docteur Lucas, insista l'hôtesse, si vous n'embarquez pas maintenant, nous allons devoir partir sans vous.

- J'arrive, j'arrive... Avais^e toujours le dossier ?

- Je ne pourrais vous dire si vous l'aviez à la maison.

- ¿ l'aéroport ?

- Je n'en ai pas l'impression. Je vous vois me quittant pour entrer dans le terminal, avec votre sac de voyage dans une main et dans l'autre... rien.

- Vous êtes certaine ?

- ¿ présent, oui. Vous avez d˚ laisser ce dossier par ici, soit à la base, soit chez vous.

Les pensées se bousculaient dans l'esprit de Luke. Il aurait juré que c'était à cause de ce dossier qu'il avait fait son voyage à Huntsville. Il contenait le secret qu'il avait découvert, celui qu'Anthony tenait tant à

lui faire oublier. Peut-être s'agissait-il d'une photocopie de l'original qu'il avait caché quelque part pour le mettre en s˚reté. Voilà pourquoi il avait demandé à Marigold de ne parler à personne de sa venue. Cela lui semblait une précaution un peu excessive, mais il avait sans doute acquis ce réflexe durant la guerre.

L'hôtesse avait renoncé, et il la vit traverser la piste en courant. Les hélices de l'avion tournaient déjà.

- Je crois que ce dossier pourrait avoir une très grosse importance.

Pourriez-vous jeter un coup d'oil pour voir si vous le trouvez ?

- Docteur Lucas, c'est l'armée ici ! Vous ne savez donc pas qu'il y a, au bas mot, un million de dossiers beiges dans le secteur ? Comment distinguer le vôtre ?

- Regardez quand même. Peut-être y en a-t-il un qui n'est pas à sa place ?

Dès que j'aurai atterri à Huntsville, j'irai fouiller à la maison. Ensuite, si je ne mets pas la main dessus, je me rendrai à la base.

Luke dut piquer un sprint pour embarquer dans l'avion.

11 heures

Le plan de vol est programmé à l'avance. Après le lancement, des signaux envoyés par télécommande vers l'ordinateur de bord actionnent le système de guidage afin de maintenir la fusée sur sa trajectoire.

Le vol de l'Air Force à destination de Huntsville était bourré de généraux.

¿ l'arsenal de Redstone, on ne se contentait pas de concevoir des fusées spatiales. C'était aussi le quartier général du Centre de matériel de missiles de l'armée. Anthony, qui surveillait ce domaine, savait qu'on y réalisait et expérimentait toute une série d'armes - depuis le Red Eye, gros comme une balle de base-bail, destiné à la défense aérienne des troupes au sol, jusqu'à l'énorme missile sol-sol Honestjohn.

Anthony portait des lunettes de soleil pour dissimuler les deux coquards dont Billie l'avait gratifié. Sa lèvre ne saignait plus et on ne voyait sa dent cassée que lorsqu'il parlait. Bien qu'endolori, il ne tenait pas en place : Luke était à portée de

main.

Devrait-il l'abattre à la première occasion ? Il n'eut pas le temps de s'interroger davantage. Lui aussi manquait de sommeil. Et s'endormit avant le décollage. Il rêva qu'il avait de nouveau vingt et un ans, que de nouvelles feuilles poussaient sur les grands arbres de la cour de Harvard et que la vie s'ouvrait devant lui comme une route sans fin. C'est alors que Pète le secoua tandis qu'un caporal ouvrait la porte de l'appareil. La brise tiède de l'Alabama acheva de le réveiller.

Les vols du MATS se posaient sur la piste de l'arsenal de Redstone et non sur l'aéroport civil. L'aérodrome ne comportait qu'un baraquement en bois.

Un portique métallique abritait la tour de contrôle et un unique petit bureau.

Anthony s'ébroua en foulant le sol herbeux. Il avait emporté avec lui une sacoche contenant son pistolet, un faux

passeport et cinq mille dollars en espèces. Un viatique sans lequel il ne prenait jamais l'avion.

Son objectif était de découvrir o˘ Luke comptait se rendre et de l'y devancer pour lui tendre une embuscade. Cette fois, il ne le raterait pas.

- Je vais me renseigner à la base, déclara-t-il à Pète. Je veux que vous alliez vous poster à l'aéroport. Si Luke arrive ou s'il se passe quoi que ce soit d'autre, t‚chez de me joindre ici.

Au bord de la piste, un jeune homme en uniforme de lieutenant attendait, exhibant un carton sur lequel on pouvait lire : " M. Carroll, Département d'…tat ". Anthony lui tendit la main.

- Avec les compliments du colonel Hickam, monsieur, déclara cérémonieusement le lieutenant. Nous avons mis une voiture à votre disposition, comme l'a demandé le Département d'…tat, ajouta-t-il en désignant une Ford vert olive.

- C'est parfait, dit Anthony.

Avant de prendre son avion, il avait appelé la base en affirmant qu'il était envoyé en mission par le directeur de la CIA, Allen Dulles, et qu'il réclamait la coopération de l'armée pour une opération d'une importance vitale dont les détails devaient rester confidentiels. C'était un mensonge énorme, mais il avait marché : ce petit lieutenant avait l'air tout dévoué.

- Le colonel Hickam serait heureux que vous passiez au quartier général, quand cela vous sera possible.

Le lieutenant remit à Anthony une carte. La base était gigantesque, elle s'étendait sur plusieurs kilomètres, jusqu'au Tennessee.

- Les b‚timents du qG y sont indiqués, poursuivit l'officier. Nous avons également un message vous demandant d'appeler M. Cari Hobart à Washington.

- Merci, lieutenant. O˘ se trouve le bureau du Dr Claude Lucas ?

- Certainement au Bureau d'étude. (Il prit un crayon et fit une croix sur la carte.) Mais, cette semaine, tous ces gens-là sont descendus à Cap Canaveral.

- Le Dr Lucas a-t-il une secrétaire ?

- Oui, Mme Marigold Clark. Il s'en souviendrait.

- Bien. Lieutenant, voici mon collègue, Pète Maxell. Il a besoin de se rendre à l'aéroport civil pour accueillir un passager.

- Je me ferai un plaisir de le conduire là-bas, monsieur.

- Je vous en remercie. S'il a besoin de me contacter ici, à la base, quel est le meilleur moyen ?

- Monsieur, fit l'officier en se tournant vers Pète, vous pourriez toujours laisser un message au bureau du colonel Hickam et je m'arrangerai pour le faire parvenir à M. Carroll.

- Excellent, conclut Anthony.

Il monta dans la Ford, consulta la carte et démarra. Comme dans toutes les bases militaires, des routes rectilignes traversaient un paysage jalonné de pelouses taillées au cordeau et d'édifices en briques sombres. Il n'eut aucune peine à trouver le Bureau d'étude, un b‚timent de deux étages en forme de T. Anthony se demandait pourquoi il leur fallait autant de place pour faire des calculs, puis il réalisa que ces locaux abritaient certainement un puissant ordinateur.

Il se gara devant l'entrée et réfléchit quelques instants. O˘ Luke se rendrait-il à Huntsville ? Marigold détenait peut-être la réponse, mais ce devait être un cerbère attaché à défendre son patron en toute circonstance.

Elle se méfierait d'un inconnu, plus encore d'un inconnu avec deux yeux au beurre noir. Mais, la plupart de ses collègues étant partis pour Cap Canaveral, il ne serait pas dérangé. Il entra et franchit trois bureaux exigus, vides. Le troisième était occupé par une Noire d'une cinquantaine d'années arborant une robe de cotonnade et des lunettes.

- Bonjour.

Elle leva la tête. Il ôta ses lunettes de soleil. Son aspect dut la surprendre.

- Bonjour. Puis-je vous aider ?

- Madame, je cherche une femme qui ne va pas me rosser.

Marigold éclata de rire.

Anthony prit une chaise et vint s'asseoir à côté de son bureau.

- Je suis du bureau du colonel Hickam, annonça-t-il. Je cherche Marigold Clark. O˘ est-elle ?

- C'est moi.

- Oh non... La Mme Clark que je cherche est une femme m˚re. Vous êtes une jeune fille.

- Allons, assez de baratin, dit-elle en riant.

- Le Dr Lucas est en route. Je pense que vous le saviez.

- Il m'a appelée ce matin.

- ¿ quelle heure l'attendez-vous ?

- Son avion arrive à 14 h 23. Précieux renseignement.

- Il sera donc ici vers 15 heures.

- Pas nécessairement.

- Pourquoi donc ?

Elle lui fournit l'information dont il avait besoin :

- Le Dr Lucas m'a dit qu'il passerait d'abord à son domicile.

Anthony n'en croyait pas ses oreilles. De l'aéroport, Luke irait directement chez lui. Il n'avait plus qu'à le guetter là-bas. Et l'abattre dès qu'il aurait franchi la porte. Sans témoin. S'il utilisait le silencieux, on n'entendrait même pas la détonation. Comme Elspeth était en Floride, des jours se passeraient avant qu'on retrouve le cadavre.

- Ravi de vous avoir rencontrée.

Il quitta le bureau avant même qu'elle ait eu le temps de lui demander son nom. Il retourna à la voiture et se dirigea vers le quartier général, un bloc de trois étages qui ressemblait à une prison. Il trouva sans difficulté le bureau du colonel Hickam. Ce dernier était sorti, mais un sergent le fit entrer dans une pièce déserte équipée d'un téléphone.

Il appela le b‚timent q mais sans parler à son patron, Cari Hobart. Il préféra demander George Cooperman, le supérieur de Cari.

- quoi de neuf, George ?

- Tu as tiré sur quelqu'un hier soir ? demanda Cooperman, de sa voix rauque de fumeur.

Anthony endossa le personnage de fanfaron qui plaisait tant à Cooperman.

- qui t'a raconté ça ?

- Un colonel du Pentagone du nom de Tom Ealy, du bureau du directeur. Il a tout raconté à Cari Hobart, qui en a eu une attaque.

- Il n'y a aucune preuve, j'ai ramassé les douilles.

- Ce foutu colonel a découvert un trou d'environ neuf millimètres dans un mur... Tu as blessé quelqu'un ?

- Malheureusement, non.

- Maintenant, tu es à Huntsville, c'est ça ?

- Ouais.

- Tu es censé revenir illico.

- Alors, c'est une chance qu'on ne se soit pas parlé.

- …coute, Anthony, je t'ai toujours laissé la bride sur le cou parce que tu as des résultats. Sur ce coup-là, tu m'oublies. Et tu te débrouilles seul.

- Tout ce que j'aime.

- Bonne chance.

Il était temps d'en finir. On commençait à se lasser de le voir jouer les grandes gueules.

Il appela Cap Canaveral et eut Elspeth en ligne.

- As-tu parlé à Luke ? lui demanda-t-il.

- Il m'a appelée ce matin à six heures et demie.

- D'o˘ ?

- Il ne me l'a pas dit. Il craignait qu'on ne m'ait placée sur écoute. Il m'a raconté cependant que tu étais responsable de son amnésie.

- Il est en route pour Huntsville. quant à moi, je suis à l'arsenal de Redstone et je m'apprête à me rendre chez vous pour l'y attendre. Crois-tu que je pourrais entrer ?

- Tu essaies toujours de le protéger ?

- …videmment.

- Il ne lui arrivera rien ?

- Je m'y emploierai.

Elle marqua un temps d'hésitation avant de dire :

- Il y a une clé sous le pot de bougainvillée, dans la cour.

- Merci.

- Fais attention à Luke, veux-tu ?

- J'ai dit que je m'y emploierai !

- Ne me parle pas sur ce ton, veux-tu ?

Il raccrocha.

Le téléphone sonna au moment o˘ il allait se lever.

- Billie Josephson est ici ! lui annonça Pète.

- Elle vient de débarquer ?

- Oui, elle a d˚ prendre un vol direct. Elle est assise dans le hall de l'aéroport comme si elle attendait quelqu'un.

- La barbe ! Elle est venue l'avertir de notre présence. Arrangez-vous pour qu'elle foute le camp !

- Comment ?

- Débarrassez-vous d'elle !

Midi

L'orbite de Y Explorer sera inclinée de 34 degrés par rapport à la ligne d'équateur. Elle suivra une direction sud-est au-dessus de l'océan Atlantique jusqu'à la pointe méridionale de l'Afrique avant de remonter vers l'océan Indien et l'Indonésie jusqu'au Pacifique.

L'aéroport de Huntsville était modeste mais fréquenté. Il proposait un comptoir de location de véhicules, quelques distributeurs de boissons et une rangée de cabines téléphoniques. ¿ peine arrivée, Billie se renseigna sur le vol de Luke. Il avait près d'une heure de retard. L'appareil se poserait à Huntsville à 15 h 15. Il lui restait trois heures à perdre.

Elle acheta une barre de chocolat et un soda à la menthe, posa par terre le porte-documents qui contenait son coÔt et s'adossa à un mur pour réfléchir.

Comment allait-elle s'y prendre ? D'abord, prévenir Luke de la présence d'Anthony : il serait sur ses gardes mais devrait agir à visage découvert.

Comment pourrait-elle assurer sa protection ?

Elle se creusait la cervelle quand une fille en uniforme de Capital Airlines s'approcha.

- Vous êtes le Dr Josephson ?

- Oui.

- J'ai un message téléphonique pour vous. Billie fronça les sourcils. qui pouvait connaître sa présence ici ?

- Merci.

- Je vous en prie. N'hésitez pas à nous demander quoi que ce soit d'autre dont vous pourriez avoir besoin.

Billie leva les yeux en souriant, retrouvant avec plaisir cette politesse des gens dont elle avait perdu l'habitude.

- Je n'y manquerai pas. Je vous remercie infiniment. La jeune femme s'éloigna et Billie lut son message : " Veuillez appeler le Dr Lucas à

Huntsville JE 6-4231. "

Elle était abasourdie : comment Luke pouvait-il être déjà ici et comment avait-il su o˘ la trouver ?

Il n'y avait qu'une seule façon de résoudre cette énigme : jetant sa bouteille de soda dans une poubelle, elle se dirigea vers un téléphone.

Une voix d'homme répondit aussitôt au numéro qu'elle composa :

- Bureau d'étude.

Luke était déjà à l'arsenal de Redstone ! Par quel miracle ?

- Le Dr Claude Lucas, s'il vous plaît.

- Je me renseigne. (Un silence, puis l'homme revint.) Le Dr Lucas s'est absenté pour un instant. qui est à l'appareil ?

- Le Dr Bilhah Josephson, j'ai reçu un message demandant que je le rappelle à ce numéro. L'homme prit aussitôt un autre ton.

- Ah, docteur Josephson ! Je suis content que nous ayons réussi à vous contacter ! Le Dr Lucas y tenait beaucoup.

- que fait-il ici ? Je croyais qu'il n'était pas encore arrivé.

- La sécurité militaire l'a fait descendre à Norfolk, en Virginie, et a affrété un avion spécial. «a fait plus d'une heure qu'il est ici.

Elle se sentit soulagée de le savoir sain et sauf, mais quand même intriguée.

- que fait-il là ?

- Je pense que vous le savez.

- Bon, d'accord. Comment cela se passe-t-il ?

- Bien, mais je ne peux pas vous donner de détails, surtout au téléphone.

Pouvez- vous nous rejoindre ?

- O˘?

- ¿ environ une heure de la ville, sur la route de Chatta-nooga. Je pourrais vous envoyer un chauffeur de l'armée, mais ce serait plus rapide si vous preniez un taxi ou louiez une voiture.

Billie sortit un carnet de son sac.

- Indiquez-moi le chemin.

13 heures

Le moteur du premier étage doit être stoppé brusquement et la séparation s'opérer aussitôt. Si la poussée diminuait progressivement, le premier étage risquerait de rattraper le second en le devançant dans sa trajectoire. Dès qu'une chute de pression est détectée dans les lignes de carburant, les vannes sont fermées, et le premier étage détaché 5 secondes plus tard par les boulons explosifs munis de ressort. Ces derniers augmentent la vitesse du second étage d'environ 0,7 m-seconde, assurant ainsi une séparation nette.

Anthony savait comment se rendre au domicile de Luke pour y avoir séjourné

un week-end, deux ans plus tôt. Il atteignit Echols Hill en moins d'un quart d'heure. La rue était bordée de demeures cossues. Anthony rangea sa voiture à distance de façon à n'être pas repéré et poursuivit son chemin à

pied. Il n'en menait pas large, bien qu'il bénéfici‚t de l'effet de surprise. ¿ deux reprises, Luke avait déjà réussi à lui échapper.

Il ignorait encore pourquoi celui-ci avait choisi de prendre l'avion pour Huntsville plutôt que pour Cap Canaveral. Cette décision, qu'il ne s'expliquait pas, lui faisait craindre l'existence d'un paramètre inconnu.

Construite au début du siècle, la maison blanche, de style colonial, était beaucoup trop somptueuse pour un scientifique employé par l'armée ; mais Luke n'avait jamais prétendu vivre uniquement de son salaire de mathématicien. Anthony n'aurait pas à commettre d'effraction. La clé se trouvait bien sous la jarre contenant le plant de bougainvillée.

L'aspect désuet de la maison ne permettait pas d'en imaginer l'aménagement intérieur : d'un design résolument moderne. Anthony préférait le mobilier traditionnel.

Debout au milieu du salon, le regard fixé sur un canapé en vinyle rosé, il se rappelait fort bien le week-end qu'il avait passé là. Il avait vite décelé la fragilité de leur mariage. Elspeth papillonnait auprès de ses invités, ce qui dénotait toujours chez elle un signe de tension, tandis que Luke jouait les boute-entrain, ce qui ne lui ressemblait guère.

Le samedi soir, ils avaient donné un cocktail en l'honneur de jeunes résidents de l'arsenal de Redstone. Dans le salon se pressait une foule de scientifiques mal fagotés qui discutaient fusées, d'officiers subalternes évoquant leurs perspectives d'avancement et de jolies femmes échangeant les cancans habituels d'une vie de garnison. Les 33 tours déversaient une musique aux accents lugubres. Luke et Elspeth étaient ivres

- ce qui ne leur arrivait pas souvent -, l'humeur de Luke s'assombrissant au fur et à mesure qu'Elspeth en rajoutait dans la provocation. Anthony s'en attristait car il éprouvait envers ses amis une réelle affection et une admiration sincère ; ce séjour l'avait déprimé. Aujourd'hui, l'histoire de leurs destins entremêlés touchait à sa fin.

Il décida de fouiller la maison, à tout hasard. Il enfila une paire de gants en caoutchouc qu'il dénicha dans la cuisine : si un jour on menait une enquête pour meurtre, il ne voulait pas qu'on puisse relever des empreintes.

Il commença par le bureau, une petite pièce littéralement tapissée d'ouvrages scientifiques. Il s'assit à la table de travail de Luke, qui donnait sur la cour arrière, et ouvrit les tiroirs.

Durant deux heures, il passa la maison au peigne fin. Sans rien trouver.

Il inspecta chaque poche des vêtements accrochés dans la penderie de Luke.

Il ouvrit chaque livre de son bureau au cas o˘ il y aurait des papiers dissimulés entre les pages. Il souleva le couvercle de tous les récipients en matière plastique entassés dans l'énorme réfrigérateur. Il se rendit dans le garage et, des phares carénés jusqu'aux ailerons, il examina à la loupe la superbe Chrysler noire 300C - la limousine de série qui passait pour être la plus rapide du monde. Au passage, il découvrit quelques petits secrets de leur intimité. Elspeth se teignait les cheveux, prenait des somnifères et souffrait de constipation. Luke utilisait un shampooing antipelliculaire et était abonné à Playboy.

Sur la table du vestibule s'entassait du courrier. Rien d'intéressant : Newsweek, une carte postale envoyée d'Hawaii et signée Ron et Monica, ainsi que des prospectus.

Il ne savait toujours pas ce que mijotait Luke.

De retour dans le salon, il s'installa dans le canapé rosé. De cet emplacement, il pouvait surveiller à la fois le jardin de devant et le vestibule. Il prit son pistolet, vérifia le chargeur et ajusta le silencieux.

15 heures

Logé à l'arrière du compartiment des instruments, un système de tuyères actionné par de l'air comprimé contrôlera les mouvements de la section haute dans l'espace.

Billie s'était perdue. Voilà une demi-heure qu'elle le savait. Peu avant treize heures, elle avait quitté l'aéroport au volant d'une Ford de location et gagné le centre de Huntsville avant de prendre la nationale 59

en direction de Chattanooga. qu'il y e˚t une telle distance entre le laboratoire d'essais et la base l'avait intriguée ; à moins que ce ne f˚t pour des raisons de sécurité, les éléments de la fusée risquant d'exploser au moment des essais. Mais elle n'y avait pas réfléchi davantage.

D'après les indications qu'on lui avait données, elle devait bifurquer sur une route de campagne, à cinquante-cinq kilomètres exactement de Huntsville. Elle avait donc mis son compteur à zéro, mais, quand il afficha cinquante-cinq, elle ne vit pas le moindre chemin. Un peu surprise, elle continua et s'engagea sur la droite dès que cela fut possible, trois kilomètres plus loin.

L'itinéraire, qui lui avait paru précis quand elle l'avait noté, ne correspondait jamais au parcours qu'elle suivait.

Le paysage devint plus sauvage, les fermes plus délabrées, les routes parsemées d'ornières et les clôtures mal entretenues.

Elle fit demi-tour et tenta de revenir sur ses pas, mais elle réalisa rapidement qu'elle tournait en rond. Et toujours pas de base militaire en vue.

Elle finit par tomber sur une épicerie décrépie avec un téléphone public devant la porte. Elle introduisit une pièce de dix cents dans l'appareil et appela le numéro noté sur le message de Luke.

La voix d'un jeune homme lui répondit immédiatement :

- Allô?

- Puisse parler au Dr Claude Luke ?

- Vous avez fait un faux numéro, ma jolie. Elle jouait décidément de malchance.

- Ce n'est pas Huntsville JE 6-4231 ? Il y eut un silence.

- Ouais, c'est ce qui est écrit sur le cadran. Elle vérifia le numéro noté

sur le message : c'était bien celui-là.

- J'essayais d'appeler le numéro du labo d'essais.

- Eh bien, vous tombez sur une cabine publique de l'aéroport de Huntsville.

Je décroche pour appeler ma mère, expliqua la voix à l'autre bout du fil, et j'entends quelqu'un demander un nommé Claude...

- Merde ! cria Billie en raccrochant.

Luke n'avait jamais été invité à monter dans un avion de l'armée. Il n'était pas au laboratoire du bureau d'essais. On lui avait servi un bobard pour l'éloigner.

Elle consulta sa montre. Luke avait déjà d˚ atterrir, et Anthony avait le champ libre. Pour ce qu'elle avait fait d'utile, elle aurait tout aussi bien pu rester à Washington !

Comment prévenir Luke ? Plus question de laisser un message à l'aéroport.

¿ moins que... Cela lui revenait soudain : sa secrétaire... avec un nom de fleur... Marigold !

Elle appela l'arsenal de Redstone et demanda à parler à la secrétaire du Dr Lucas.

- Laboratoire du bureau d'essais, puis-je vous aider ?

- Vous êtes Marigold ?

- Oui, fit-elle d'un ton méfiant.

- Je suis le Dr Josephson, une amie du Dr Lucas. Billie tenait à ce que cette femme lui fasse confiance.

- Nous nous sommes déjà parlé, je crois. Mon prénom est Billie.

- Oh, bien s˚r, je me souviens. Comment allez-vous ?

- Je suis inquiète. J'ai un message urgent pour Luke. Est-il avec vous ?

- Non, madame. Il s'est rendu chez lui.

- que fait-il là-bas ?

- Il cherche un dossier.

Billie comprit ce que cela signifiait.

- Un dossier qu'il aurait laissé ici lundi, peut-être ?

:

- Je ne suis au courant de rien, dit Marigold.

- Si vous voyez Luke ou s'il vous appelle, auriez-vous la gentillesse de lui transmettre un message de ma part ?

- Bien s˚r.

- Dites-lui qu'Anthony est en ville.

- C'est tout?

- Il comprendra. Marigold... ne me prenez pas pour une folle, mais, à mon avis, Luke est en danger.

- ¿ cause de cet Anthony ?

- En effet. Me croyez-vous ?

- J'ai vu des choses plus bizarres. Tout cela a-t-il un rapport avec son amnésie ?

- Oui. Lui transmettre ce message, c'est lui sauver la vie.

- Je vais faire mon possible, docteur.

- Merci.

V.

A qui Luke pouvait-il s'adresser encore ?

¿ Elspeth.

Elle appela la standardiste et demanda Cap Canaveral.

15 h 45

Après avoir largué le premier étage, la fusée poursuivra sa trajectoire dans l'espace, tandis que le système de contrôle d'attitude en orbite l'alignera de sorte qu'elle se trouve exactement à l'horizontale par rapport à la surface terrestre.

v

A Cap Canaveral, l'alerte de sécurité décrétée par le Pentagone avait mis tout le monde à cran. Ce matin-là, impatients de procéder aux dernières vérifications avant ce lancement capital, tous les membres du personnel avaient d˚ faire la queue devant la grille. Certains y piaffaient depuis trois heures, en plein soleil. Les réservoirs d'essence étaient à sec, l'eau des radiateurs avait atteint le point d'ébullition, les climatiseurs ne fonctionnaient plus, et les moteurs refusaient de redémarrer. Chaque voiture avait été inspectée : on avait soulevé les capots, retiré des coffres les sacs de golf, ôté les roues de secours de leurs housses. Malgré

l'irritation croissante, on ouvrait les porte-documents, on déballait les paniers-repas, et les femmes devaient vider le contenu de leur sac à main pour permettre à la police militaire du colonel Hide de tripoter leur b‚ton de rouge à lèvres, leurs lettres d'amour et leurs tampons hygiéniques.

Mais la fouille ne s'arrêtait pas là. Une fois dans leur laboratoire, leur bureau ou leur atelier, les gens se voyaient de nouveau aux prises avec des équipes d'hommes qui exploraient tiroirs et classeurs, examinaient oscillateurs et boîtiers sous vide et retiraient le plateau de leurs machines-outils. " Nous nous esquintons à lancer une putain de fusée, ici !

" s'insurgeait-on, mais les hommes de la sécurité n'en poursuivaient pas moins leur besogne. En dépit de ce chambardement, le lancement restait prévu pour 22 h 30.

Elspeth n'était pas f‚chée d'un tel remue-ménage. Ses propres soucis lui faisaient commettre des erreurs dans les horaires et la mettaient en retard dans la distribution des mises

à jour, mais personne ne l'avait remarqué ; Willy Frederickson était bien trop énervé pour la réprimander.

Elle ignorait o˘ se trouvait Luke et commençait à se méfier d'Anthony.

Le téléphone sonna sur son bureau peu avant 16 heures.

Elle se rua vers l'appareil.

- Oui?

- C'est Billie.

- Billie ? O˘ es-tu ?

- Je suis à Huntsville pour essayer de contacter Luke.

- que fait-il là-bas ?

- Il recherche un dossier qu'il a laissé lundi. Elspeth ne comprenait plus.

- Il est allé à Huntsville lundi ? Je l'ignorais.

- Personne n'était au courant, sauf Marigold. Elspeth, tu te rends compte de ce qui se passe ?

- Plus vraiment...

Elle avait une fêlure dans la voix.

- Je crois que la vie de Luke est en danger.

- qu'est-ce qui te fait dire ça ?

- Anthony a tiré sur lui à Washington la nuit dernière.

- Mon Dieu !

- Ce serait trop long à raconter pour l'instant. Si Luke t'appelle, veux-tu lui dire qu'Anthony est à Huntsville ? Elspeth essayait de se ressaisir.

- Oh... bien s˚r, bien s˚r que je le ferai.

- «a pourrait lui sauver la vie.

- Je comprends. Billie... encore une chose.

- Oui?

- Occupe-toi de Luke, s'il te plaît.

- que veux-tu dire ? s'alarma Billie après un silence. ¿ t'entendre, on croirait que tu dictes tes dernières volontés.

Elspeth ne répondit rien. Un sanglot la secoua et elle fit un effort désespéré pour se maîtriser. Les larmes ne l'avanceraient à rien, se dit-elle sévèrement.

Puis elle appela son domicile, à Huntsville.

16 heures

L'orbite elliptique d'Explorer va l'entraîner jusqu'à 2 900 kilomètres dans l'espace, puis la ramener à 200 kilomètres de la surface terrestre. La vitesse orbitale du satellite sera alors de 29 000 kilomètres-heure.

Anthony entendit une voiture : un taxi de Huntsville s'arrêtait devant la maison. La bouche sèche, il retira le cran de s˚reté de son pistolet.

Au même instant, le téléphone sonna.

Anthony lança un regard haineux vers l'appareil placé sur un guéridon, à

côté du canapé rosé. La sonnerie retentit une nouvelle fois. Pétrifié, il regarda dehors : Luke descendait du taxi. Cet appel pouvait contenir une information capitale.

Il ne savait comment réagir. Impossible de répondre au téléphone et, dans le même temps, de tirer sur quelqu'un.

Troisième sonnerie. Affolé, il décrocha.

- Oui?

- C'est Elspeth.

- quoi ?... quoi ?

Elle parlait d'une voix sourde et tendue.

- Il cherche un dossier qu'il a planqué à Huntsville, lundi.

Anthony comprit aussitôt. Luke ne s'était pas contenté de faire une seule copie des plans qu'il avait trouvés dimanche ; il en avait un deuxième jeu qu'il avait apporté à Washington, avec l'intention de le remettre au Pentagone - celui qu'Anthony avait déjà intercepté. Malheureusement, il avait oublié que, jadis, Luke poussait le respect des procédures jusqu'à la paranoÔa.

- qui d'autre est au courant ?

- Sa secrétaire, Marigold. Et Billie Josephson : elle me l'a dit. Il y en a peut-être d'autres.

Luke était en train de régler la course. Anthony ne disposait plus que de quelques secondes.

- Il faut que j'aie ce dossier, déclara-t-il à Elspeth.

- C'est ce que je me suis dit.

- Il n'est pas ici, je viens de fouiller la maison de la cave au grenier.

- Alors, il doit être à la base.

- Il faudra donc que je le suive quand il ira le chercher. Luke approchait de la porte d'entrée.

- Je n'ai plus de temps, dit Anthony, et il raccrocha brutalement.

Il se précipitait vers la cuisine quand il entendit la clé de Luke s'introduire dans le verrou. Il sortit par la porte de derrière et la referma sans bruit. La clé était toujours dans la serrure. Il la tourna silencieusement, se pencha et la remit sous le pot de fleur.

Il s'accroupit et rampa le long de la véranda. Il parvint devant la maison.

De là jusqu'à la rue, il serait à découvert. Pas le choix.

Serrant les dents, Anthony prit son élan et réussit à atteindre sans encombre son véhicule. Luke ne l'avait pas vu s'enfuir.

16 h 30

Le satellite contient deux minuscules émetteurs radio alimentés par des piles au mercure de la taille d'une pile de torche électrique. Chaque émetteur comprend quatre canaux de télémétrie simultanés.

Posé sur le gros téléviseur du salon, près d'une lampe en rotin, un cadre assorti contenait un cliché en couleurs : la photographie d'une superbe rousse en robe de mariée de soie ivoire avec, auprès d'elle, Luke en jaquette grise et gilet jaune. Il examina le portrait d'Elspeth : elle ressemblait à une vedette de cinéma - grande, distinguée, avec une silhouette voluptueuse. " Heureux homme, songea-t-il, qui a pour épouse une femme pareille. "

Leur maison lui plaisait moins. Son aspect extérieur, avec la vigne vierge qui s'enroulait autour des piliers de la véranda, l'avait enchanté. Mais, à

l'intérieur, tout n'était qu'angles droits, surfaces étincelantes et couleurs criardes. Il réalisa soudain qu'il aurait aimé vivre dans une maison aux rayonnages débordant de livres, le chien dormant au beau milieu de l'entrée, avec des ronds de café sur le piano et un tricycle en travers de l'allée, qu'il faudrait chaque fois déplacer pour accéder au garage.

Cette maison n'abritait pas d'enfants. Pas d'animaux non plus. Rien n'en g

‚chait la froide élégance. On se serait cru dans un magazine de décoration ou un décor de feuilleton télévisé.

Il entama ses recherches. Un classeur beige de l'armée ne devait pas passer inaperçu, à moins qu'il n'en e˚t retiré le contenu et jeté le classeur.

S'installant au bureau de son cabinet de travail, il inspecta les tiroirs.

En vain.

Au premier étage, il passa quelques secondes devant le grand lit à la courtepointe jaune et bleue. Il avait du mal à croire que chaque nuit il avait partagé ce lit avec la ravissante créature de la photo de mariage.

Il découvrit dans la penderie, avec un petit frisson de plaisir, les costumes bleu marine et gris, les vestes de sport en tweed, les chemises à rayures ou à carreaux, les chandails entassés et les chaussures bien cirées sur leurs embauchoirs. Cela faisait plus de vingt-quatre heures qu'il était affublé de ce costume volé et il fut tenté de prendre cinq minutes pour se doucher et passer ses propres vêtements. Mais il y renonça.

Il n'avait pas de temps à perdre.

Il perquisitionna la maison avec minutie. Chaque endroit o˘ se posait son regard lui révélait un détail sur sa femme et sur lui. Ils aimaient Glenn Miller et Frank Sinatra, lisaient Hemingway et Scott Fitzgerald ; ils buvaient du scotch Dewar, mangeaient des céréales Ail-Bran et se brossaient les dents avec du Colgate. Il constata en inspectant sa penderie qu'Elspeth dépensait beaucoup d'argent en lingerie fine. Luke devait être un grand amateur de crèmes glacées car le congélateur en était rempli ; Elspeth, qui était très mince, n'avalait certainement pas grand-chose.

Il finit par redescendre.

Dans un tiroir de la cuisine, il trouva les clés de la Chrysler. Il ne restait plus qu'à se rendre à la base pour y poursuivre son enquête.

Avant de partir, il prit le courrier dans l'entrée et jeta un coup d'oil aux enveloppes. Rien de très intéressant : des circulaires, des prospectus et quelques lettres. Pourtant, cherchant désespérément un indice, il les ouvrit et lut chacune d'entre elles.

La dernière provenait d'un médecin d'Atlanta : Chère Madame Lucas,

Nous avons reçu du laboratoire le résultat de vos analyses de sang, tout est normal. Toutefois...

Luke s'interrompit. Lire le courrier d'autrui devait lui répugner.

Cependant, comme il s'agissait de sa femme et que le mot " toutefois "

l'intriguait, il poursuivit sa lecture.

Toutefois, vous êtes trop maigre, vous souffrez d'insomnies et, quand vous êtes venue me consulter, vous aviez manifestement pleuré, même si vous prétendiez que tout allait bien. Il s'agit là de symptômes dépressifs.

Luke redoubla d'attention.

La dépression peut être provoquée par des modifications chimiques de l'organisme, par des problèmes d'ordre psychologique restés sans solution, des difficultés conjugales par exemple, ou bien par un traumatisme remontant à l'enfance, comme le décès prématuré d'un des parents. On peut prescrire des antidépresseurs et/ou un traitement psychiatrique.

De pire en pire. Elspeth souffrait-elle d'une affection mentale ?

Dans votre cas, je ne doute pas que votre état soit lié à la ligature des trompes qu'on a pratiquée sur vous en 1954.

qu'était-ce donc qu'une ligature des trompes ? Luke passa dans son bureau, alluma sa lampe, prit sur le rayonnage VEncyclopédie médicale des familles et consulta l'ouvrage. La réponse le laissa stupéfait. C'était la méthode la plus répandue pour les femmes qui ne souhaitaient pas avoir d'enfants.

Tout en reposant l'encyclopédie sur le bureau, sa conversation du matin avec Elspeth lui revint en mémoire. Il lui avait demandé pourquoi ils ne pouvaient pas avoir d'enfants. Elle avait répondu : " Nous ne savons pas.

L'an dernier, un endocrinologue t'a examiné, mais il n'a rien trouvé

d'anormal. Il y a quelques semaines, j'ai vu une gynécologue d'Atlanta.

Elle a demandé certaines analyses. Nous attendons les résultats. "

Tout cela n'était que mensonges. Elle savait pertinemment pourquoi ils ne pouvaient pas avoir d'enfants : elle s'était fait stériliser.

Elle était bien allée chez une gynécologue d'Atlanta, non pour dépister une stérilité, mais pour un simple contrôle de routine.

Pourquoi avait-elle menti ? Il lut le paragraphe suivant.

Cette méthode peut à tout ‚ge provoquer une dépression, mais, dans votre cas, pratiquée six semaines avant votre mariage...

Luke en eut le souffle coupé.

Comment s'y était-elle prise ? …videmment, il était incapable de s'en souvenir, mais il pouvait l'imaginer. Elle lui avait probablement dit qu'elle devait subir une petite opération, insinuant vaguement que c'était un " truc de femme ". Il lut l'ensemble du paragraphe.

Cette méthode peut à tout ‚ge provoquer une dépression, mais, dans votre cas, pratiquée six semaines avant votre mariage, le résultat était quasi inévitable, et vous auriez d˚ par la suite consulter votre médecin régulièrement.

Elspeth avait souffert. Une véritable torture.

Il n'empêche, leur mariage reposait sur un mensonge. En pensant à la maison qu'il venait de fouiller, il comprit pourquoi il s'y sentait étranger.

Seuls son petit bureau et sa penderie lui avaient procuré une impression familière. Cette batterie d'appareils électroménagers et cet élégant mobilier moderne ne l'intéressaient pas. Il aurait préféré de vieux tapis et des meubles de famille. Et, surtout, il aurait voulu des enfants - et des enfants, c'était précisément ce qu'elle lui avait obscurément refusé

depuis quatre ans.

Cette révélation le paralysait. Il resta prostré à son bureau tandis que le soir tombait sur les arbres de la cour. Comment avait-il pu laisser sa vie prendre une telle tournure ? Il songea à tout ce qu'il avait découvert sur lui-même au cours des dernières trente-six heures : à ce que lui avaient révélé Elspeth, Billie, Anthony et Bern. Avait-il peu à peu perdu son chemin, comme un enfant s'éloignant de chez lui ? Ou bien avait-il pris un jour la mauvaise décision ? ¿ moins qu'il ne manqu‚t de force de caractère ?

Il se méprenait sur les gens : il était resté proche d'Anthony, celui-là

même qui avait tenté de le tuer, tandis qu'il avait rompu avec Bern, un ami fidèle. Il s'était querellé avec Billie et avait épousé Elspeth, qui lui avait menti, alors que Billie, elle, avait tout l‚ché pour lui venir en aide.

Un gros papillon heurta la vitre de la fenêtre et tira Luke de ses pensées : il était 19 heures passées.

S'il espérait démêler l'énigme de sa vie, il fallait commencer par le dossier disparu. Il ne l'avait pas trouvé ici : il devait donc être à

l'Arsenal de Redstone. Il allait éteindre les lumières, fermer la maison puis sortir du garage la voiture noire et se rendre à la base.

Le lancement de la fusée était prévu pour 22 h 30. Il ne lui restait que trois heures pour vérifier l'hypothèse d'un complot visant à saboter l'opération. Pourtant, il restait assis à son bureau, contemplant sans rien voir le jardin qu'envahissait la nuit.

19 h 30

L'émetteur radio le plus puissant cessera d'émettre dans deux semaines.

Tandis que le signal émis par le second, plus faible, continuera deux mois.

La maison de Luke n'était pas éclairée quand Billie passa en voiture.

Pourquoi ? Soit la maison était déserte, soit Anthony, tapi dans l'obscurité, attendait Luke pour l'abattre, soit encore Luke gisait à

l'intérieur, sans vie. L'incertitude la rendait folle d'inquiétude.

Elle se sentait responsable d'un terrible g‚chis. Elle avait perdu des heures à regagner Huntsville et à trouver le domicile de Luke. Elle ignorait si ses messages lui avaient été transmis. Elle était furieuse de s'être montrée d'une telle incompétence et terrifiée à l'idée que Luke était peut-être mort par sa faute.

Elle tourna au coin de la rue et s'arrêta. Elle s'obligea à réfléchir avec calme. Il fallait savoir qui se trouvait dans la maison. Et si Anthony était là ! Elle songea à se glisser à l'intérieur pour le surprendre, mais ce n'était jamais une bonne idée d'effrayer un homme qui avait un pistolet à la main. Elle pourrait aller jusqu'à la porte et sonner. Et s'il lui tirait dessus de sang-froid simplement pour s'être trouvée là ? Il en était capable. Elle n'avait pas le droit de risquer sa vie ainsi : elle avait un enfant qui avait besoin d'elle.

Son porte-documents était auprès d'elle, à la place du passager. Elle l'ouvrit et y prit le coÔt. Le contact de cet acier froid sur la paume de sa main lui faisait horreur. Pendant la guerre, ses compagnons d'action étaient fiers de manier des armes. Un homme éprouvait un plaisir sensuel à

serrer dans son poing la crosse d'un pistolet, à tourner le barillet d'un revolver ou à caler un fusil au creux de son épaule ; sensations qu'elle n'avait jamais éprouvées. Pour elle, les armes lacéraient la chair et broyaient les os d'êtres humains.

Le pistolet sur ses genoux, elle fît demi-tour et revint devant la maison de Luke. Elle freina brutalement, ouvrit grande la portière de la voiture, saisit son pistolet et bondit. Sans laisser à personne à l'intérieur le temps de réagir, elle franchit le petit muret et traversa la pelouse à

toute allure.

Aucun bruit ne venait de l'intérieur.

Elle fit en courant le tour de la maison, se pencha pour éviter la porte et regarda par la fenêtre. La faible lueur d'un lampadaire lui permit de voir qu'il ne s'agissait que d'un simple loquet. La pièce semblait déserte.

Empoignant le coÔt par le canon, elle brisa la vitre. Elle s'attendait à

chaque instant à entendre la détonation qui mettrait fin à sa vie. Mais rien ne survint. Elle plongea la main par le carreau cassé, actionna le loquet et ouvrit la fenêtre. Elle enjamba l'appui, tenant le pistolet dans sa main droite, et vint se coller contre une cloison. Elle distinguait vaguement le mobilier : un bureau et des rayonnages. Son instinct lui dit qu'elle était seule dans ce petit cabinet de travail.

Son regard accoutumé à l'obscurité, elle traversa la maison, prête à tirer, redoutant à chaque pas de buter sur le cadavre de Luke. Pas ‚me qui vive.

Sa perquisition terminée, elle s'arrêta dans la chambre, le regard fixé sur le grand lit o˘ Luke dormait avec Elspeth. O˘ était-il ? Avait-il modifié

ses plans ? ¿ moins qu'Anthony, son coup réussi, n'ait fait disparaître le corps ? Marigold était la seule personne capable de la renseigner.

Billie revint dans le bureau de Luke et fit de la lumière. Un dictionnaire médical était posé sous la lampe, ouvert à la page concernant la stérilisation des femmes. Billie s'en étonna mais ne s'y arrêta pas. Elle appela les renseignements pour demander le numéro de Marigold Clark. La voix de l'opératrice lui en donna un à Huntsville.

- Elle est allée à une répétition, répondit une voix d'homme, probablement le mari de Marigold. Mme Lucas étant en Floride, elle assure la direction de la chorale.

Elspeth avait dirigé une chorale, à Radcliffe, se rappela Billie, et plus tard un orchestre de petits Noirs à Washington. Et voilà qu'elle avait repris cette activité à Huntsville, avec Marigold pour l'assister.

- Je dois impérativement parler à Marigold, insista Billie. Croyez-vous que je pourrais interrompre la répétition une minute ?

- Je pense que oui. Ils sont à l'église de l'…vangile du Calvaire, à Mill Street.

- Merci, merci beaucoup.

L'église en brique se trouvait dans un quartier déshérité. Les choristes, une trentaine d'hommes et de femmes, groupés tout au fond, interprétaient avec une puissance surprenante : " Nous allons tous avoir des moments formidables là-haut... oh ! gloire au Seigneur, alléluia ! ", battant des mains et dansant sur place. Un pianiste les accompagnait et une grosse femme, qui tournait le dos à Billie, dirigeait l'ensemble avec vigueur.

Billie s'assit au dernier rang, consciente d'être la seule Blanche de cette assemblée ; malgré l'angoisse qui l'étreignait, elle vibrait à cette musique qui la ramenait à son enfance. Elle était née au Texas, et ces harmonies exprimaient toute l'‚me du vieux Sud.

Les choristes s'interrompirent sur une note aiguÎ, et la femme jeta un regard autour d'elle.

- Je nie demandais ce qui était venu nous distraire, lança-t-elle aux chanteurs. Nous allons faire une petite pause. Billie s'avança.

- Pardonnez-moi de vous interrompre. tes-vous Marigold Clark ?

- Oui, mais je ne vous connais pas.

- Nous nous sommes parlé dans l'après-midi, je suis Billie Josephson.

- Oh, bonjour, docteur Josephson. Elles s'éloignèrent de quelques pas.

- Avez-vous eu des nouvelles de Luke ? demanda Billie.

- Pas depuis ce matin. Je m'attendais à le voir débarquer à la base cet après-midi, mais non. Croyez-vous qu'il lui soit arrivé quelque chose ?

- Je ne sais pas. Je suis passée chez lui, mais il n'y avait personne. J'ai peur qu'il ne se soit fait tuer.

Marigold secoua la tête d'un air stupéfait.

- «a fait vingt ans que je travaille pour l'armée, mais je n'ai jamais rien entendu de pareil.

- S'il est encore en vie, il court un grand danger. Pourriez-vous m'aider ?

Il le faut.

Marigold hésita longuement. Puis elle sembla convaincue.

- Je vous écoute, ma petite dame.

1

21 h 30

Le signal radio provenant de l'émetteur le plus puissant peut être capté

par des radioamateurs du monde entier. Le signal, plus faible, émis par le second, n'est reçu que par des stations munies d'équipements spéciaux.

Assis dans sa Ford prêtée par l'armée, Anthony scrutait avec angoisse, dans l'obscurité, la porte du laboratoire du bureau d'essais. Il stationnait sur le parking de l'arsenal de Redstone, à proximité du b‚timent de la direction.

Luke était dans le labo, cherchant son dossier. Anthony savait qu'il ne l'y découvrirait pas. Mais il n'était plus en mesure de prévoir ses mouvements.

Il ne pouvait qu'attendre et tenter de le suivre.

Le temps travaillait pour Anthony. Chaque minute qui passait rendait Luke moins dangereux. Dans une heure aurait lieu le lancement de la fusée. Luke parviendrait-il à tout faire échouer dans ce court laps de temps ? L'homme avait du ressort.

Soudain, la porte du labo s'ouvrit : un rectangle de lumière jaune se découpa dans la nuit, et une silhouette apparut qui s'approcha de la Chrysler noire garée le long du trottoir. Comme le prévoyait Anthony, Luke avait les mains vides. Il se mit au volant et démarra.

Anthony reprit sa traque.

La route filait droit vers le sud. Un kilomètre et demi plus loin, Luke vint se garer devant un b‚timent. Anthony passa sans s'arrêter, fonçant dans la nuit avant de faire demi-tour, hors de sa vue. Luke avait disparu.

Anthony coupa le moteur.

Luke, sorti bredouille du labo, s'était dirigé vers l'atelier de mécanique o˘, selon Marigold, il s'était également rendu lundi. Il devait y avoir une raison à cela. En tout cas, c'était son dernier espoir. De toute façon, dans quelques minutes, la fusée allait être lancée

- ou sabotée.

Il régnait à l'atelier une ambiance différente de celle du Bureau d'étude.

Loin de la propreté impeccable exigée par la présence des gigantesques ordinateurs chargés de calculer poussées, vitesses et trajectoires, il ne régnait ici qu'un indescriptible désordre au milieu des odeurs d'huile et de caoutchouc.

Luke s'engouffra dans un couloir. Aucune porte n'était munie de plaque mentionnant son nom. Peut-être ne lui avait-on attribué dans ce b‚timent qu'un simple poste de travail.

Il finit par atteindre un laboratoire avec des paillasses de granit posées sur des tiroirs métalliques ; plus loin, une grande porte à deux battants semblait donner sur une plate-forme de déchargement.

Le long du mur, juste sur sa gauche, s'alignait une rangée de placards.

L'un d'eux était à son nom.

Il prit son trousseau de clés et finit par trouver la bonne. L'armoire renfermait un casque, un bleu de travail suspendu à une patère et des bottes en caoutchouc. Et à côté des bottes, un dossier beige de l'armée !

Le classeur contenait des papiers qui se révélèrent être, au premier coup d'oil, les plans des éléments d'une fusée.

Le cour battant, il alluma une lampe et s'approcha d'une des paillasses pour y étaler les documents. Aucun doute n'était permis. Il s'agissait du système d'autodestruction de la fusée Jupiter C.

L'épouvante le saisit.

Chaque fusée comportait un mécanisme d'autodestruction. En cas d'erreur de trajectoire pouvant mettre en danger des vies humaines, l'engin éclaterait en vol. Un cordon courait sur toute la longueur de l'étage principal de la fusée Jupiter. ¿ son extrémité était fixée la capsule d'un détonateur d'o˘

partaient deux fils. D'après ces plans, il suffisait de faire passer un courant par les fils pour que la capsule explosive mette le feu au cordon, déchirant la cloison du réservoir ; le carburant se répandrait alors, prendrait feu, et la fusée partirait en fumée.

La déflagration était déclenchée par un signal radio codé. Les schémas montraient des plots jumeaux, l'un pour l'émetteur au sol et l'autre pour le récepteur du satellite : le premier

transformait le signal radio en un code complexe, le second captait le signal et, si le code était correct, faisait passer le courant entre les deux fils. Un autre dessin, non pas un plan mais un croquis h‚tivement esquissé, détaillait les branchements ; quiconque ayant en sa possession ce croquis serait en mesure de reproduire le signal.

Une idée géniale. Les saboteurs n'avaient pas besoin d'explosifs ni de mécanismes à retardement : ils n'avaient qu'à utiliser ce qui existait déjà. Pas besoin non plus d'avoir accès à la fusée ; dès l'instant o˘ ils connaîtraient le code, ils n'auraient même pas à pénétrer dans l'enceinte de Cap Canaveral. Le signal radio pouvait être envoyé à partir d'un émetteur situé à des kilomètres de là.

Le dernier feuillet était la photocopie d'une enveloppe adressée à Théo Packman, au Vanguard Motel. Luke avait-il réussi à empêcher l'expédition de l'original ? Il n'en était pas certain. La procédure habituelle du contre-espionnage consistait à laisser en place un réseau afin de l'utiliser pour la désinformation. Mais, si Luke avait confisqué l'original, l'expéditeur avait d˚ faire parvenir un autre jeu de plans. Dans un cas comme dans l'autre, Théo Packman se trouvait maintenant quelque part à Cocoa Beach avec un émetteur radio, prêt à faire sauter la fusée quelques secondes après son lancement.

Luke avait désormais les moyens de s'y opposer. Il jeta un coup d'oil à

l'horloge électrique fixée au mur : 22 h 15. Il avait le temps d'appeler Cap Canaveral et de faire retarder le lancement. Il saisit le téléphone posé sur le bureau.

- Pose ça, Luke, dit une voix.

Le combiné à la main, Luke se retourna lentement. Anthony se tenait sur le seuil, dans son manteau en poil de chameau, les yeux au beurre noir et une lèvre enflée, pointant vers Luke un pistolet muni d'un silencieux.

¿ contrecour, Luke raccrocha le téléphone.

- C'est toi qui étais dans la voiture derrière moi.

- Je me suis dit que tu étais trop pressé pour vérifier. Luke étudia l'homme qu'il avait si mal jugé. quel détail lui avait échappé ? Le visage d'Anthony était ingrat mais pas fourbe.

- Depuis quand travailles-tu pour Moscou ? Depuis la guerre ?

- Bien avant. Depuis Harvard.

- Pourquoi ?

Un étrange sourire apparut sur les lèvres d'Anthony.

- Pour un monde meilleur.

L'époque o˘ des personnes de bonne foi pouvaient rejoindre le camp soviétique paraissait révolue. La révélation des crimes commis sous Staline avait mis fin à bien des illusions.

- Tu y crois toujours ?

- Un peu. «a reste notre meilleure chance, en dépit de tout ce qui s'est passé.

Luke n'entrerait pas dans ce débat. En revanche, il ne comprenait pas la trahison personnelle d'Anthony.

- Voilà vingt ans que nous sommes amis et ça ne t'a pas empêché de me tirer dessus la nuit dernière.

- Oui.

- Tu tuerais ton plus vieil ami ? Pour une cause à laquelle tu n'adhères qu'à moitié ?

- Oui, et toi aussi. Pendant la guerre, nous avons tous les deux risqué nos vies, la nôtre et celle d'autres gens, pour notre cause, parce que nous estimions que c'était bien.

- Je ne pense pas que nous nous soyons menti l'un à l'autre, encore moins que nous ayons échangé des coups de feu.

- Si c'avait été nécessaire, nous l'aurions fait.

- «a m'étonnerait.

- …coute, si je ne te tue pas maintenant, tu essaieras de m'empêcher de m'enfuir... n'est-ce pas ?

Luke avait peur, mais il n'hésita pas à lui assener la vérité.

- Bien s˚r.

- Même en sachant que, si on m'attrape, je finirai sur la chaise électrique.

- J'imagine que... oui.

- Toi aussi, tu es donc prêt à tuer ton ami. Luke fut pris au dépourvu. On ne pouvait quand même pas le classer dans la même catégorie qu'Anthony.

- Je pourrais te livrer à la justice, ce ne serait pas un meurtre.

- Ce serait quand même ma fin.

- Probablement.

D'une main ferme, Anthony leva le pistolet pour le braquer sur la poitrine de Luke, à l'endroit du cour. Dans un réflexe instantané, Luke s'accroupit derrière la table.

Il y eut une détonation étouffée par le silencieux, puis un claquement métallique au moment o˘ la balle heurta la table. Le mobilier était de piètre qualité et le plateau d'acier peu épais, mais il avait suffi à

dévier le projectile.

Luke plongea sous la table et la souleva violemment pour la projeter vers Anthony. Ce dernier l'esquiva.

Dans sa tentative, Luke heurta de la tête un des pieds en métal. Sonné, il roula sur le flanc et vit Anthony debout devant lui, ses deux mains serrant le pistolet. Luke n'avait plus qu'une seconde à vivre.

- Anthony ! Arrête !

Billie venait de faire irruption dans la pièce.

Anthony se figea, son pistolet toujours braqué sur Luke. Celui-ci pivota lentement sur lui-même. Elle se tenait dans l'encadrement de la porte, son chandail formait comme une tache rouge sur le mur kaki. Les lèvres serrées, elle braquait d'une main ferme un pistolet sur Anthony. Derrière elle, une Noire entre deux ‚ges, effarée.

- L‚che ce pistolet ! hurla Billie.

Luke s'attendait à ce qu'Anthony, en communiste convaincu, refuse d'obtempérer, lui tirant dessus malgré la menace et sacrifiant sa vie du même coup. Mais Billie aurait les plans, la preuve du complot.

Anthony baissa les bras, son arme toujours à la main.

- L‚che-le, ouje tire !

Anthony retrouva son sourire crispé.

- Non, tu ne tireras pas. Pas de sang-froid.

Le canon du pistolet toujours braqué vers le sol, il commença à reculer vers le laboratoire dans lequel, Luke s'en souvint, une porte donnait sur l'extérieur.

- Arrête ! cria Billie.

- Tu ne crois pas qu'une fusée vaille plus qu'une vie humaine, même celle d'un traître !

Il était maintenant à deux pas de la porte.

- Ne me mets pas au défi !

Luke la dévisagea, se demandant si elle allait l'abattre ou pas.

Anthony bondit par-dessus une paillasse, puis se jeta sur la porte qui céda sous le choc. Il disparut dans la nuit.

Billie n'avait pas tiré.

Luke et Billie tombèrent dans les bras l'un de l'autre. La pendule marquait 22 h 19. Plus qu'une minute pour avertir Cap Canaveral.

Luke se précipita vers le téléphone.

22 h 29

Les instruments scientifiques installés à bord du satellite ont été conçus pour résister, lors du décollage, à une accélération supérieure à 100 g.

¿ son interlocuteur, présent dans le blockhaus, Luke déclara :

- Ici Luke, passez-moi le directeur du lancement.

- Pour l'instant, il est en train...

- Je sais ce qu'il est en train de faire ! Passez-le-moi, vite !

Il entendait distinctement une voix donner le compte à rebours : " Vingt, dix-neuf, dix-huit... " Puis quelqu'un se saisit du téléphone :

- Ici Willy... qu'est-ce que c'est que ce foutoir ?

- quelqu'un possède le code d'autodestruction.

- qui ça ?

- Un espion. Ils vont faire sauter la fusée. Il faut arrêter le lancement.

La voix continuait d'égrener les secondes : " Onze, dix... "

- Comment le savez-vous ? demanda Willy.

- J'ai trouvé des dessins du branchement des plots codés et une enveloppe adressée à un certain Théo Packman.

- Pas question d'annuler, donnez-moi une preuve. Luke se sentit à bout d'arguments.

- Oh, bon Dieu, qu'est-ce que je peux dire ? ¿ vous de décider.

- Cinq, quatre...

- Bon sang ! rugit Willy. Stoppez le compte à rebours ! Luke se laissa retomba sur son siège. Il avait réussi.

- Ils ont arrêté le compte à rebours.

Billie, soulevant le bord de son chandail, glissa la crosse du pistolet dans la ceinture de son pantalon.

- «a alors ! fit Marigold.

Dans le combiné, Luke entendit le brouhaha qui avait empli le blockhaus.

Puis on lui parla de nouveau.

- Luke ? Ici le colonel Hide. Bon Dieu, qu'est-ce qui se passe ?

- J'ai enfin découvert pourquoi je suis parti lundi pour Washington. Savez-

vous qui est Théo Packman ?

- Euh... Je crois que c'est un journaliste indépendant qui suit les lancements de missiles. Il travaille pour des journaux européens.

- J'ai mis la main sur une enveloppe qui lui était adressée et qui contenait des plans du système d'autodestruction de l'Explorer, avec un croquis du branchement des plots codés.

- Nom de Dieu !

- C'est pour ça que j'ai persuadé Willy d'arrêter le compte à rebours... Il faut retrouver immédiatement ce Packman. L'adresse mentionnée était celle du Vanguard Motel, il y réside s˚rement.

- Compris.

- Packman travaillait avec quelqu'un de la CIA, un agent double du nom d'Anthony Carroll. C'est lui qui m'a intercepté à Washington avant que je puisse communiquer l'information au Pentagone.

- Je lui ai parlé ! fit Hide, incrédule. J'appelle la CIA pour les prévenir.

Luke raccrocha, conscient d'avoir fait tout ce qui était en son pouvoir.

- Et maintenant ? fit Billie.

- Je vais aller à Cap Canaveral. Le lancement est reprogrammé pour la même heure demain. J'aimerais être présent.

- Moi aussi.

- Tu le mérites. Tu as sauvé la fusée.

- C'est ta vie que j'ai sauvée, abruti. Marigold toussa discrètement.

- Vous avez manqué le dernier avion qui part de l'aéroport de Huntsville.

Luke et Billie se tournèrent vers la secrétaire.

- Le prochain est un vol militaire qui quitte la base à 5 h 30, poursuivit Marigold. ¿ moins que vous n'attrapiez un train du Southern Railway System qui part de Cincinnati pour

Jacksonville : il s'arrête à Chattanooga vers 1 heure et, avec votre belle voiture, vous y seriez en deux heures.

- J'aime bien l'idée du train, dit Billie.

- D'accord, acquiesça Luke. (Il jeta un coup d'oil à la table renversée.) Il va falloir que quelqu'un explique à la sécurité militaire la raison de ces impacts de balles.

- Je ferai ça demain matin, dit Marigold. Sauvez-vous ! Ils sortirent. La voiture de Luke et celle qu'avait louée Billie étaient sur le parking. Mais celle d'Anthony avait disparu.

- Merci, dit Billie en embrassant Marigold. Vous avez été formidable.

Très gênée, Marigold revint aux problèmes pratiques.

- Vous voulez que je rende la voiture chez Hertz ?

- Oh, merci.

Billie et Luke montèrent dans sa Chrysler et démarrèrent.

Tandis qu'ils roulaient, Billie remarqua :

- Il y a une question que nous n'avons pas abordée.

- Je sais. qui a envoyé les plans à Théo Packman ?

- Ce doit être quelqu'un de Cap Canaveral, quelqu'un qui appartient à

l'équipe des scientifiques.

- Exactement.

- Tu as une idée ?

- Oui.

- Pourquoi n'en as-tu pas parlé à Hide ?

- Parce que je n'ai aucune preuve, rien même qui justifie mes soupçons. Ce n'est qu'une intuition.

- qui?

- Je crois qu'il s'agit d'Elspeth.

23 heures

Le crypteur du système de télémétrie utilise des matériaux à effet d'hystérésis permettant d'établir une série de paramètres d'entrée des instruments du satellite.

Elspeth n'arrivait pas à y croire. quelques secondes à peine avant la mise à feu, on avait retardé le lancement.

Elle ne se trouvait pas dans le blockhaus - l'accès en était réservé au personnel strictement indispensable -, mais sur le toit en terrasse du b

‚timent administratif. Là-haut, un petit groupe de secrétaires et d'employés observait à la jumelle le pas de tir éclairé par les projecteurs. La nuit de Floride était douce, chargée d'humidité à cause de la proximité de l'océan. ¿ mesure que les minutes s'écoulaient et que la fusée restait au sol, tous avaient senti croître leur appréhension avant de soupirer à la vue des techniciens jaillissant de leurs abris pour entamer la procédure complexe d'arrêt des systèmes. La confirmation de l'ajournement vint quand la tour de service s'avança lentement sur les rails pour enserrer à nouveau la fusée blanche dans ses bras d'acier.

Elspeth était horriblement déçue.

Elle regagna le hangar R, ses longues jambes foulant le sol d'un pas décidé. Le téléphone sonnait quand elle entra dans son bureau. Elle décrocha précipitamment.

- que se passe-t-il ? fit la voix d'Anthony.

- On a interrompu le compte à rebours. J'ignore pourquoi... Et toi ?

- Luke a découvert les documents. Il a d˚ appeler.

- Tu ne pouvais pas le neutraliser ?

- Je le tenais enjoué, mais Billie a surgi, elle était armée. Elspeth sentit son estomac se serrer à l'évocation de la scène. que Billie f˚t intervenue rendait les choses encore plus pénibles.

- Luke n'a rien ?

- Non... et moi non plus. Mais le nom de Théo figure sur les papiers.

- Oh non !

- Ils doivent déjà être en route pour le stopper. Il faut que tu le contactes avant eux.

- Attends que je réfléchisse... il est sur la plage... je peux y être dans dix minutes... je connais sa voiture, c'est une Hudson Hornet...

- Alors, file !

Elle traversa le parking et sauta dans sa voiture, une Corvette blanche dont elle n'ouvrait jamais la capote à cause des moustiques qui étaient la plaie du Cap. Elle franchit la porte du site sans encombre : on contrôlait les entrées, pas les sorties. Aucune route ne menait à la plage. Elle devait emprunter le premier sentier qui conduisait au rivage à travers les dunes. Elle longerait la grève pour ne pas manquer la voiture de Théo. Elle scruta les broussailles le long de la route, cherchant un chemin praticable dans la lueur des phares. Soudain, elle vit surgir une voiture, suivie d'une autre, et d'une autre encore. Elspeth fit signe qu'elle tournait à

gauche et ralentit. Un flot constant de véhicules arrivait de la plage, ramenant chez eux lés spectateurs qui avaient deviné que le lancement était annulé.

Furieuse, elle dut patienter pour couper la file, car le chemin était trop étroit pour que deux voitures puissent se croiser. Derrière elle s'éleva un concert d'avertisseurs. Elle fut obligée de renoncer et renouvela sa tentative à l'embranchement suivant. Pareillement encombré.

Malgré la climatisation, elle se mit à transpirer. Impossible d'atteindre la plage. Il ne lui restait plus qu'à se rendre au Van-guard Motel pour guetter Théo.

Il avait encore une chance de br˚ler la politesse au colonel Hide et aux hommes de la sécurité militaire. Ils auraient besoin d'un mandat pour agir et, s'ils passaient outre, ce qui était probable, il leur faudrait quelques minutes pour s'organiser.

Le Vanguard faisait partie d'un petit centre commercial bordant la route, entre une station d'essence et un magasin d'articles de pêche.

Pas de policiers en vue. Elle se gara près de l'entrée du motel.

Elle n'eut pas longtemps à attendre. La Hudson Hornet de Théo apparut deux minutes plus tard. En sortit un petit homme aux cheveux clairsemés, en pantalon de toile et chemise de plage.

Elspeth s'apprêtait à l'interpeller quand deux véhicules, portant l'écusson de la police du comté de Cocoa, arrivèrent à vive allure, sans clignotants ni sirènes, précédant deux voitures banalisées. Le convoi stoppa devant le motel, bloquant le passage. Elspeth ne bougea pas.

Théo ne les remarqua pas tout de suite. Il traversa le parking en se dirigeant vers Elspeth et le bureau de la réception.

Elle décida de risquer le tout pour le tout et se porta à sa rencontre.

La reconnaissant enfin, il lança d'une voix claire :

- Bon sang, que s'est-il passé ? On a arrêté le compte à rebours ?

- Donnez-moi vos clés de voiture, murmura Elspeth en tendant la main.

- Pour quoi faire ?

- Regardez derrière vous.

Il jeta un coup d'oil par-dessus son épaule et aperçut les voitures de police.

- Putain, qu'est-ce qu'ils veulent ?

- Restez calme et donnez-moi les clés. Il les déposa dans le creux de sa main.

- Continuez à marcher, dit-elle. Le coffre de ma voiture n'est pas fermé à

clé. Glissez-vous à l'intérieur.

- Dans le coffre ?

- Oui, fit Elspeth en passant devant lui.

Elle reconnut le colonel Hide et un autre visage qui lui était vaguement familier. Deux grands jeunes gens bien habillés les accompagnaient. Peut-

être des agents du FBI. Aucun d'eux ne regardait dans sa direction. Ils entouraient Hide. De loin, Elspeth l'entendit dire : " II nous faut deux hommes pour vérifier les numéros des voitures garées ici pendant que les autres entrent à l'intérieur. "

Arrivée devant la voiture de Théo, elle ouvrit le coffre. ¿ l'intérieur se trouvait la valise en cuir contenant l'émetteur radio : un appareil volumineux qu'il lui serait difficile de déplacer. Elle fit basculer la valise, qui heurta le sol avec un bruit sourd.

Hide continuait à donner ses instructions. ¿ l'autre extrémité du parking, Théo grimpait dans le coffre de sa propre voiture. De ce côté-là, le problème était résolu.

Serrant les dents, elle agrippa la poignée de la valise et la souleva.

Aussi lourde qu'une caisse de plomb. Elle avança de quelques mètres avant de l‚cher ce fardeau pour le reprendre de l'autre main.

Derrière elle, le colonel Hide et ses hommes se dirigeaient vers la réception. Dans la pénombre, il était peu probable qu'il la reconnaisse.

Sinon, il lui faudrait justifier sa présence sur les lieux. Et peut-être ouvrir la valise.

Elle changea encore de prise, sa main droite s'emparant de la poignée.

Cette fois, elle ne réussit même pas à la faire bouger. Elle y renonça et se mit alors à la traîner sur le ciment en espérant que le bruit n'attirerait pas l'attention des policiers.

Elle parvint enfin à sa voiture. Au moment o˘ elle ouvrait le coffre, un des flics en uniforme s'approcha avec un grand sourire.

- Je peux vous donner un coup de main, ma petite dame ? ¿ l'intérieur du coffre, le visage de Théo la fixait, terrifié.

- Non merci, ça ira.

Des deux mains, elle prit la valise et la glissa à l'intérieur. Théo étouffa un gémissement. Un coin lui avait enfoncé les côtes. D'un geste rapide, Elspeth referma le coffre et s'appuya dessus.

Elle se tourna vers le policier. Avait-il aperçu Théo ?

- Mon papa m'a appris à ne jamais faire une valise que je ne serais pas capable de porter, déclara Elspeth.

Le flic acquiesça avec un sourire ironique.

Les autres avançaient toujours. Elspeth prit soin d'éviter le regard de Hide. Le policier s'attardait.

- Vous partez ? fit-il.

- Oui.

- Toute seule ?

- Comme vous le voyez.

Il se pencha par la vitre, jeta un oil à l'intérieur de la voiture et se redressa.

- Roulez prudemment.

Elspeth s'installa au volant et mit le moteur en marche. Deux autres policiers en uniforme, restés en arrière, contrôlaient les plaques.

Elle s'arrêta près de l'un d'eux.

- Vous allez me laisser sortir ou bien faut-il que je moisisse là toute la nuit ? demanda-t-elle en arborant un sourire aimable.

On contrôla son numéro.

Elle retint son souffle pendant qu'on vérifiait la banquette arrière.

- Vous pouvez passer.

Elspeth put se dégager de la file et reprendre la route.

- Dieu tout-puissant, murmura-t-elle, les bras tremblants. On l'a échappé

belle.

Minuit

quatre antennes à fouet dépassant du cylindre des satellites émettent des signaux radio destinés aux stations réparties tout autour du globe.

L'Explorer émet sur une fréquence de 108 MHz.

Anthony devait quitter l'Alabama. Dans les prochaines vingt-quatre heures, tout se jouerait en Floride, à Cap Canaveral. C'est là-bas qu'il allait recueillir les fruits d'un travail engagé depuis vingt ans.

L'aéroport de Huntsville était encore ouvert et la piste éclairée. Un avion décollerait ou atterrirait encore ce soir. Il gara sa Ford militaire devant le b‚timent d'accueil, derrière une limousine et deux taxis. Sans prendre la peine de fermer sa portière à clé, il s'engouffra à l'intérieur.

L'endroit était calme. Derrière le comptoir d'une compagnie aérienne, une fille remplissait un registre et deux femmes noires nettoyaient le carrelage. Trois hommes attendaient, l'un en livrée de chauffeur, les deux autres portant les vêtements froissés et les casquettes à visière des conducteurs de taxi. Pète était assis sur un banc.

Anthony devait se débarrasser de Pète dans son propre intérêt. La scène à

l'atelier de Redstone avait eu deux témoins, Billie et Marigold ; l'incident serait vite signalé. L'armée se plaindrait à la CIA. Anthony n'étant plus couvert par George Cooperman, il devrait renoncer à se prétendre en mission officielle. Le scandale allait éclater. Pète ferait mieux de rentrer chez lui avant d'avoir des ennuis.

Celui-ci se montrait nerveux.

- quel est le prochain vol ? demanda sans préambule Anthony.

- Aucun. On attend encore un avion en provenance de Washington, mais plus aucun départ avant 7 heures du matin.

- quelle guigne ! Il faut que je parte pour la Floride.

- Un appareil militaire décolle de Redstone à 5 h 30 pour la base aérienne de Patrick, près de Cap Canaveral.

- Il faudra s'en contenter.

Pète avait l'air gêné. Il marmonna :

- Vous ne pouvez pas vous rendre en Floride. Voilà pourquoi il était si tendu.

- Et pourquoi donc ? demanda calmement Anthony.

- J'ai eu une conversation avec Washington. Cari Hobart m'a parlé

directement. Il nous a ordonné de rentrer. Il a ajouté : " Sans discussion

".

Anthony était fou de rage, mais il s'efforça de paraître seulement déçu.

- Les connards... On ne peut pas diriger une opération depuis son bureau !

- M. Hobart dit que nous devons accepter le fait que l'opération est terminée. ¿ partir de maintenant, c'est à l'armée de prendre les choses en main.

- On ne peut pas faire ça. La sécurité militaire est incompétente.

- Je le sais, monsieur, mais nous n'avons plus le choix.

Tôt ou tard, cela devait arriver. La CIA n'avait pas encore la conviction qu'il était un agent double, mais il avait franchi les bornes. Plus de marges de manouvre.

Anthony entretenait avec soin la loyauté de ses hommes. Il espérait disposer encore d'un certain crédit.

- Voici ce que nous allons faire, expliqua-t-il à Pète. Tu retournes à

Washington. Tu leur annonces que j'ai refusé d'obéir aux ordres. Désormais, tu n'es plus dans le coup... cela relève de ma seule responsabilité.

Il fit mine de s'éloigner comme s'il ne doutait pas un instant du consentement de Pète.

- Bien s˚r, je ne vais pas vous kidnapper. Anthony dissimula son soulagement. Pète ne se mettrait pas en travers.

- Mais il y a autre chose, ajouta ce dernier.

- quoi encore ?

Pète s'empourpra et, sur son visage, sa tache de naissance devint cramoisie.

- On m'a demandé de vous retirer votre arme.

La situation se compliquait. Pas question de rendre son pistolet.

- Tu leur raconteras que j'ai refusé.

- Désolé, monsieur. Mais M. Hobart a été très net. Si vous n'obtempérez pas, je dois appeler la police locale ".

Anthony comprit alors qu'il allait devoir tuer Pète. C'était consternant.

Voilà donc o˘ l'avait conduit son engagement. Puis il se ressaisit. En temps de guerre, il n'y avait d'autre option que de survivre et de vaincre.

- J'ai l'impression que c'est fini, dit-il avec un soupir qui n'était pas feint. J'aurai fait de mon mieux.

- Merci. Je suis bien content que vous le preniez comme ça.

- Ne t'en fais pas, je ne t'en veux pas. Tu obéis aux ordres. Pète arbora un air déterminé.

- Alors, vous voulez bien me donner votre arme maintenant ?

- Bien s˚r, elle est dans mon coffre. Je vais la chercher. Le pistolet était dans sa poche de manteau, mais il voulait que Pète l'accompagne jusqu'à la voiture.

- Je vous suis.

- Comme vous voudrez.

Il se dirigea, Pète sur ses talons, vers la voiture garée le long du trottoir, à trente mètres de l'entrée de l'aéroport. Personne en vue.

Anthony pressa le déclic et ouvrit le couvercle du coffre.

Pète se pencha pour regarder à l'intérieur.

Anthony sortit de sa poche le pistolet muni de son silencieux. Un court instant, il fut tenté de pointer l'arme contre lui-même et d'en finir.

Encore une erreur.

- Je ne vois pas de pistolet, dit Pète en se retournant.

Sa réaction fut foudroyante. Sans laisser à Anthony le temps d'ajuster son tir, Pète se jeta de côté et porta un coup de poing au visage d'Anthony.

Celui-ci trébucha et reçut un nouvel uppercut à la m‚choire. En chutant, Anthony braqua le pistolet devant lui. Pète dut voir ce qui allait arriver.

Son visage se crispa de terreur. Il leva les mains comme si elles pouvaient le protéger, tandis qu'Anthony pressait la détente à trois reprises.

Les trois balles atteignirent Pète à la poitrine, et du sang jaillit de son costume de mohair gris. Il s'écroula sur la chaussée.

Anthony se redressa aussitôt et rangea le pistolet dans sa poche. Il scruta les environs. Personne. ¿ ses pieds, Pète agonisait, les yeux grands ouverts.

Luttant contre la nausée, Anthony ramassa le corps ensanglanté et le fit basculer dans le coffre. Puis il reprit son arme. Affalé, convulsé de douleur, Pète le contemplait, terrifié. Les blessures au torse n'étaient pas toujours fatales : si on l'emmenait sans perdre de temps à l'hôpital, Pète pourrait s'en tirer. Anthony braqua son pistolet sur la tête de Pète.

Lorsque ce dernier essaya de parler, du sang jaillit de sa bouche. Anthony pressa la détente.

Anthony claqua le couvercle du coffre et s'effondra dessus. C'était la seconde fois de la journée qu'il prenait des coups. Il avait une migraine atroce, mais c'était surtout sa conscience qui le torturait.

- «a va, mon vieux ? fît une voix.

Anthony se redressa, fourra le pistolet dans son manteau et se retourna. Un taxi s'était arrêté derrière lui et le chauffeur, un Noir aux cheveux grisonnants, s'approchait, l'air inquiet.

qu'avait vu cet homme, au juste ? Anthony ne savait pas s'il aurait le courage de commettre un autre meurtre.

- Je ne sais pas ce que vous chargiez dans votre coffre, mais ça avait l'air rudement lourd.

- Un tapis, répondit Anthony, le souffle rauque. L'homme le toisa avec curiosité.

- quelqu'un vous a collé un oil au beurre noir ? Peut-être même deux ?

- Un petit accident.

- Entrez prendre une tasse de café ou quelque chose.

- Non, merci. «a va.

- Comme vous voudrez, fit le chauffeur en se dirigeant lentement vers le terminal.

Anthony monta dans sa voiture et démarra.

Ih30

La première t‚che des émetteurs radio est d'envoyer des signaux suivis par les stations au sol, pour prouver que le satellite se maintient en orbite.

Le train démarra lentement de Chattanooga. Dans la minuscule cabine du wagon-lit, Luke ôta sa veste pour l'accrocher à un cintre, puis s'installa sur le bord de la couchette inférieure et délaça ses chaussures. Assise en tailleur sur le matelas, Billie l'observait. La locomotive fonçait dans la nuit à destination de Jacksonville, en Floride.

Luke dénoua sa cravate.

- Si c'est un strip-tease, observa Billie, ça manque de pep.

Luke prenait son temps, ne sachant trop quelle attitude adopter. Ils s'étaient trouvés obligés de partager cette cabine : la seule disponible.

Il avait terriblement envie de Billie. Et, pourtant, il hésitait.

- ¿ quoi penses-tu ?

- Tout ça va trop vite.

- Dix-sept ans, ça ne te paraît rien ?

- Pour moi, cela ne fait que deux jours : avant, c'est le noir. Et... je suis toujours marié à Elspeth. Billie hocha gravement la tête.

- Elle te ment depuis des années. Il n'arrivait toujours pas à se décider.

- J'ai envie de te faire l'amour ce soir, reprit-elle. Je me souviens de ce que c'était, et j'en veux encore, tout de suite. Mais je te connais. Il te faut du temps pour réfléchir et te convaincre que tu as raison d'agir ainsi.

- C'est si terrible ?

- Non. Je t'aime comme ça. D'ailleurs, tu as besoin d'une douche.

C'était vrai. Il portait encore les vêtements qu'il avait volés trente-six heures auparavant.

- J'ai ce qu'il faut dans mon sac.

- Peu importe. Si tu grimpais là-haut, ça me ferait de la place pour me déchausser.

Docilement, il escalada la petite échelle et s'allongea sur la couchette supérieure. Il se tourna de côté, un coude sur l'oreiller, la tête posée sur sa main.

- Perdre la mémoire, c'est comme une renaissance. Tu peux réexaminer chacune de tes décisions.

Elle se débarrassa de ses chaussures et se redressa.

- Moi, j'aurais horreur de ça.

D'un geste précis et rapide, elle se coula hors de son pantalon de ski noir pour apparaître en chandail et petite culotte. Surprenant son regard, elle lui dit en souriant :

- «a va, tu peux regarder.

Elle passa les bras sous son chandail et, en un tour de main, dégrafa le soutien-gorge avant de le faire jaillir d'une manche.

- Bravo, l'artiste !

Elle lui jeta un regard songeur.

- Et maintenant, on dort ?

- On dort.

Elle grimpa sur le montant de la couchette inférieure et se hissa vers lui pour recueillir un baiser. Il se pencha en avant et sa bouche effleura la sienne. Elle ferma les yeux. Il sentit la pointe de sa langue passer brièvement sur ses lèvres, puis elle recula et son visage s'évanouit.

Il resta allongé sur le dos, songeant qu'elle était étendue quelques centimètres plus bas, avec ses jambes nues et lisses et ses seins ronds à

l'abri du chandail d'angora. quelques instants plus tard, le sommeil les prit.

Il fit un rêve érotique. Et s'éveilla, sa chemise déboutonnée, tout comme son pantalon : Billie s'était allongée près de lui pour l'embrasser.

Il la caressa, sa main courant le long de son corps. Elle avait toujours son chandail, mais la petite culotte avait disparu.

Il poussa un grand soupir de plaisir en se glissant en elle. Le roulis du train les berçait.

Sa main s'insinua sous son chandail pour lui toucher les seins.

- Tu leur as manqué, lui chuchota-t-elle à l'oreille.

Sixième partie

8 h 30

Afin de suivre avec précision le satellite, le Jet Propulsion Laboratory a mis au point une nouvelle technique radio dénommée Microlock. Les stations Microlock utilisent un système de poursuite en boucle phasée capable de capter un signal de seulement un millième de watt, à plus de 30 000

kilomètres de distance.

Pour gagner la Floride, Anthony emprunta un petit avion qui se cabrait à la moindre saute de vent. Il voyageait en compagnie d'un général et de deux colonels qui l'auraient abattu sur place s'ils avaient connu la raison de son voyage.

Il atterrit à la base aérienne de Patrick, à quelques kilomètres au sud de Cap Canaveral. Il imaginait déjà un détachement d'agents du FBI venus pour l'arrêter, mais seule Elspeth l'attendait.

Elle paraissait épuisée. C'était la première fois qu'il distinguait chez elle les signes annonciateurs de l'‚ge mur : quelques rides sur le visage diaphane et la longue silhouette un peu vo˚tée. Elle l'entraîna vers sa Corvette blanche garée sous le soleil br˚lant.

- Comment va Théo ?

- Assez secoué, mais ça ira.

- La police locale a-t-elle son signalement ?

- Oui... le colonel Hide l'a transmis.

- O˘ se cache-t-il ?

- Dans ma chambre, au motel. Il y restera jusqu'à la tombée de la nuit.

La voiture s'était engagée sur la route nationale.

- Et toi ? La CIA va-t-elle donner ton signalement à la police ?

- Je ne pense pas.

- Tant mieux, parce qu'il va falloir que tu achètes une voiture.

- L'Agence préfère laver son linge sale en famille. Ils me croient simplement dans l'illégalité et veulent me retirer du circuit avant que ça leur attire des ennuis. quand Luke leur apprendra qu'ils emploient un agent double depuis des années, ils ne songeront qu'à étouffer l'affaire.

- Comme personne n'a le moindre soupçon envers moi, nous demeurons opérationnels tous les trois. «a nous laisse une dernière chance.

- Luke ne se méfie pas ?

- Il n'a aucune raison.

- O˘ est-il en ce moment ?

- D'après Marigold, dans un train. Avec Billie.

- quand doit-il arriver ?

- Selon mes calculs, dans le courant de l'après-midi.

Ils roulèrent un moment sans échanger un mot. Anthony s'exhortait au calme.

Dans vingt-quatre heures, tout serait terminé. Soit leurs noms entraient dans les manuels d'histoire, soit il y aurait toujours deux concurrents dans la course à l'espace.

- que comptes-tu faire après ? dit Elspeth.

- quitter le pays. J'ai tout ce qu'il me faut : passeports, argent liquide, quelques postiches.

- Ensuite ?

- Moscou. Le KGB.

Anthony y portait le grade de commandant. Elspeth, plus ancienne - c'était elle qui avait recruté Anthony à Harvard -, celui de colonel.

- Tu penses que tu vas aimer la vie en URSS ?

- Tu veux dire au paradis des travailleurs ? Tu as lu George Orwell. Il y a des animaux plus égaux que d'autres. Je pense que ça dépendra beaucoup de ce qui va se passer ce soir. Si nous réussissons ce coup-là, nous serons fêtés comme des héros. Sinon...

- Nerveux ?

- Bien s˚r. Au début, je vais me sentir isolé : pas d'amis, pas de famille, et je ne parle pas russe. Mais peut-être que je me marierai... (Son ton désinvolte masquait mal une certaine angoisse.) Voici longtemps que j'ai tiré un trait sur ma vie personnelle.

- J'ai pris la même décision, mais l'idée de m'installer à

Moscou ne m'emballe pas.

- Cela ne risque pas de t'arriver.

- C'est vrai, ils veulent à tout prix que je reste en place.

De toute évidence, elle en avait discuté avec son officier traitant. La décision de maintenir Elspeth sur les lieux ne surprenait pas Anthony.

Depuis quatre ans, les savants soviétiques n'ignoraient aucun détail du programme spatial américain. Gr‚ce à Elspeth. Ce canal leur avait permis d'emporter la première manche sur les Américains. Elle incarnait une pièce essentielle sur l'échiquier de la guerre froide.

Anthony avait suivi toute son histoire. Elspeth avait épousé Luke pour espionner les travaux de recherche américains, mais elle l'aimait sincèrement et le trahir lui avait brisé le cour. Elle avait tout misé sur cette opération.

Agent soviétique, Anthony était, quant à lui, parvenu aux plus hautes sphères de la CIA. Le tunnel qu'il avait fait creuser à Berlin pour mettre sur écoute les communications soviétiques n'avait été en fait qu'un instrument de désinformation. Le KGB s'en était servi afin d'inciter la CIA à gaspiller des millions de dollars pour surveiller de faux espions, pénétrer des organismes qui n'avaient jamais été infiltrés par des communistes ou discréditer des hommes politiques du tiers-monde qui lui étaient en réalité favorables. De quoi le réconforter dans son exil moscovite.

Entre les palmiers qui bordaient la route, il vit une grande maquette de fusée spatiale au-dessus d'une enseigne annonçant le Starlite Motel.

Elspeth se gara le plus loin possible de la route. Les chambres étaient disposées dans un b‚timent pourvu d'un seul étage. Autour d'une piscine o˘

se baignaient déjà quelques nageurs matinaux. Plus loin, Anthony aperçut la plage.

Préférant ne pas être vu, il rabattit le bord de son feutre et traversa rapidement la cour pour gagner la chambre.

Théo se tenait dans l'encoignure de la fenêtre, face à l'océan. Elspeth fit les présentations, puis commanda du café et des beignets.

- Comment Luke m'a-t-il démasqué ? demanda Théo à Anthony.

- Il se servait de la machine Xerox du hangar R. Un registre de sécurité

est situé près de l'appareil. On doit noter la date, l'heure et le nombre de copies effectuées avant d'apposer sa signature. Luke a remarqué que douze copies portaient la signature : " WvB ", ce qui signifiait Wernher von Braun.

1

- J'utilisais toujours son nom parce que personne n'aurait osé lui poser de questions.

- Luke connaissait un détail ignoré d'Elspeth. Von Braun était ce jour-là à

Washington. Ce qui l'a mis en alerte. Dans la salle du courrier, il a retrouvé les exemplaires dans une enveloppe qui vous était adressée. Ne sachant pas qui avait fait cet envoi et se méfiant de tout le monde sur place, il a pris l'avion pour Washington. Heureusement, Elspeth m'a prévenu et j'ai pu l'intercepter avant qu'il ait le temps de parler à qui que ce soit.

- Et maintenant, fit remarquer Elspeth, nous voilà revenus à la case départ. Luke a réussi à redécouvrir ce que nous lui avions fait oublier.

- A ton avis, l'interrogea Anthony, que va faire l'armée ?

- On pourrait lancer la fusée en mettant hors service le mécanisme d'autodestruction. Mais, si cela venait à s'ébruiter, la note serait salée.

De quoi g‚cher leur succès. ¿ mon avis, ils vont changer le code.

- Comment ça ?

- Je n'en ai aucune idée.

On frappa à la porte. Elspeth les rassura :

- J'ai commandé du café.

Théo disparut dans la salle de bains. Anthony tourna le dos à la porte.

Pour avoir l'air naturel, il ouvrit la penderie et fit semblant d'examiner les vêtements accrochés à l'intérieur. Il y avait là un costume gris à

chevrons appartenant à Luke et un tas de chemises bleues. Sans laisser le garçon entrer, Elspeth signa la note, donna un pourboire, puis se saisit du plateau et referma la porte.

Théo réapparut et Anthony vint se rasseoir.

- que faire ? S'ils changent le code, impossible de déclencher l'autodestruction de la fusée. Elspeth posa le plateau.

- Il faut que je comprenne leur plan et le moyen de le déjouer. Achète une voiture. Dès la nuit tombée, va jusqu'à la plage. Gare-toi le plus près possible de la grille d'enceinte de Cap Canaveral. Je te rejoindrai là-bas.

Elle prit son sac à main et jeta sa veste sur ses épaules.

- Il faut au moins lui accorder ce mérite, observa Théo après son départ, elle ne manque pas de sang-froid.

- Elle en a besoin, acquiesça Anthony.

16 heures

Du nord au sud, sur une ligne correspondant à peu près à 65 degrés de longitude ouest, s'étend un réseau de stations de poursuite. Le satellite émet des signaux dans leur direction chaque fois qu'il les survole.

Le compte à rebours indiquait moins 390 minutes avant l'heure H.

Elspeth savait qu'au moindre incident il s'interromprait le temps nécessaire avant de reprendre. Plus l'instant de la mise à feu approchait, plus ce décompte s'éloignait du temps réel.

Il avait démarré aujourd'hui à 11 h 30, soit 660 minutes avant l'heure H.

Elspeth avait inlassablement sillonné la base, vérifiant son horaire, à

l'aff˚t du moindre changement de procédure. Elle n'avait aucune idée des contre-mesures prises par les scientifiques pour parer au sabotage.

Dorénavant, tout le monde avait compris que Théo Pack-man était un espion.

L'employé de la réception du Vanguard avait raconté la descente du colonel Hide à son motel avec quatre policiers et deux agents du FBI. Dans la petite communauté de Cap Canaveral, chacun avait fait le rapprochement avec l'annulation, à la dernière seconde, du lancement. L'explication avancée -

un récent bulletin météo avait indiqué un for-cissement du jet-stream -

n'avait convaincu personne. Ce matin, il n'était question que de sabotage.

Le reste était enveloppé de mystère. L'après-midi, Elspeth dut sortir de sa réserve et enquêter discrètement. Il lui fallait à tout prix connaître la parade imaginée par les ingénieurs.

Luke ne s'était pas encore montré. Elle br˚lait d'envie de le retrouver, tout en redoutant sa présence. Sa trahison avait empoisonné leur mariage.

Pourtant, elle avait besoin de voir son visage, d'entendre sa voix, de toucher sa main, de le faire sourire.

Les scientifiques du blockhaus s'accordaient une pause : assis derrière leurs appareils, ils mangeaient des sandwiches et buvaient du café. En général, quand une jolie femme entrait dans la salle, des blagues fusaient mais, ce jour-là, rien de tel. L'atmosphère était tendue. On guettait le pépin : pièce défectueuse, surcharge, panne système... Dès qu'un voyant s'allumait pour signaler le problème, l'ambiance changeait du tout au tout : chacun d'eux s'animait, improvisant ou bricolant des solutions. Leur plus grand bonheur consistait à retaper ce qui clochait.

Elle s'assit près de son patron, Willy Frederickson, qui grignotait un croque-monsieur, ses écouteurs autour du cou.

- Vous savez sans doute que tout le monde parle d'une tentative de sabotage de la fusée, lui dit-elle d'un ton détaché.

Il n'eut pas le temps de répondre. Un technicien du fond de la salle cria :

" Willy ! " en tapant son casque du doigt.

Ce dernier posa son sandwich, reprit ses écouteurs et dit :

- Ici, Frederickson... Bien. Tout de suite. Arrêtez le compte à rebours.

Elspeth se crispa. …tait-ce l'indice qu'elle attendait? Elle saisit son bloc et son crayon. Willy ôta ses écouteurs.

- Il va y avoir un retard de dix minutes. Son ton trahissait l'irritation normale que provoquait ce genre de contretemps. Puis il dévora à nouveau son sandwich. Elspeth demanda :

- Dois^je dire pour quelle raison ?

- Il faut remplacer un capacimètre qui a l'air de foirer.

Les capacimètres jouaient un rôle essentiel dans le réseau de traquage.

Mais elle n'était pas convaincue de la réalité du motif. Elle décida de s'en assurer.

Elle griffonna une note sur son bloc, puis se leva et partit en faisant un petit signe d'adieu. ¿ l'extérieur du blockhaus, l'après-midi s'avançait, étirant les ombres. La flèche blanche à.'Explorer I se dressait, balise pointée vers le ciel. On l'imaginait à l'instant du décollage, quittant le pas de tir et, avec une éprouvante lenteur, montant dans la nuit. Puis elle se représenta l'éclair aveuglant que produirait l'explosion de la fusée, les fragments de métal se dispersant comme des éclats de verre, et une boule de feu rouge et noir jaillissant dans le ciel nocturne avec un formidable grondement. Pour elle, ce fracas serait le cri de triomphe lancé par tous les damnés et les exploités de la terre.

Elle traversa la maigre pelouse d'un pas vif jusqu'à l'aire de lancement bétonnée, fit le tour du portique et entra dans la cabine d'acier qui abritait les bureaux et les appareils de contrôle. Harry Lane, le superviseur, parlait au téléphone tout en prenant des notes avec un gros crayon. quand il eut raccroché, elle demanda :

- Dix minutes ?

- Peut-être davantage.

Il ne la regarda même pas. Désagréable avec les femmes, comme d'habitude.

- Motif?

- Remplacement d'un élément défaillant.

- Voudriez-vous me dire quel élément ?

- Non.

C'était exaspérant. Impossible de deviner s'il faisait preuve de sa mauvaise volonté coutumière ou s'il avait reçu pour consigne de se taire.

Elle s'éloigna. Au même instant, un technicien en salopette maculée de cambouis entra.

- Voici la vieille pièce, Harry, annonça-t-il.

Il brandissait un connecteur.

Elspeth savait exactement de quoi il s'agissait : c'était le récepteur qui captait le signal codé d'autodestruction. Le c‚blage s'entrecroisait suivant un schéma complexe, si bien que seul le signal radio correct provoquait la mise à feu du détonateur.

Elle sortit pour regagner précipitamment sa jeep.

Assise au volant, elle se mit à réfléchir. Pour parer à toute tentative de sabotage, ils avaient remplacé la broche. La nouvelle aurait un branchement différent qui fonctionnerait selon un autre code. Il faudrait donc installer une broche correspondante sur l'émetteur. Sans doute avait-on fait venir le matériel de Huntsville quelques heures plus tôt, par avion.

L'hypothèse se tenait. Elle savait enfin ce qu'avait décidé l'armée. Mais comment déjouer les précautions prises ?

On montait toujours un jeu de quatre broches pour avoir une paire de rechange en cas de dysfonctionnement. C'était cette paire-là dont Elspeth avait dessiné le branchement afin de permettre à Théo d'imiter le signal codé, déclenchant ainsi l'explosion. Il lui faudrait recommencer : trouver la paire de connecteurs de rechange, démonter celles de l'émetteur et en reproduire le c‚blage.

Elle retourna vers les hangars. Mais, au lieu d'entrer dans le hangar R qui abritait son bureau, elle s'engouffra dans le hangar D et gagna la salle de télémétrie, o˘, le dimanche précédent, elle avait déniché la broche de rechange.

Penché sur une paillasse avec deux autres scientifiques, Hank Mueller examinait gravement un appareil électrique complexe. En l'apercevant, son visage s'épanouit et il lança :

- Huit mille.

Feignant la consternation, ses collègues s'éloignèrent.

Elspeth réprima son agacement : elle ne couperait pas au jeu des nombres.

- C'est le cube de 20, annonça-t-elle.

- Un peu court.

Elle réfléchit un moment.

- Bon, c'est la somme de quatre cubes consécutifs : 1P +

12S + 133 + 143 = 8 000.

- Très bien, fit-il en lui donnant une pièce de dix cents. A vous !

Elle se creusa la cervelle, puis lança :

- Le cube de 16 830.

Il fronça les sourcils, l'air vexé.

- C'est impossible sans machine à calculer !

- Vous ne connaissez pas ? C'est la somme de tous les cubes consécutifs de 1 134 à 2 133. quand j'étais au lycée, mes parents habitaient une maison au 16 830 : c'est comme cela que

je l'ai appris.

- C'est la première fois que vous empocherez mes dix cents.

Elle ne pouvait pas fouiller le labo : elle devrait le questionner. Par chance, les autres étaient restés à l'écart.

- Vous avez un double des nouveaux connecteurs envoyés de Huntsville ?

- Non. Il paraît que les mesures de sécurité ne sont pas assez strictes ici. On les a mis dans un coffre. Il lui parut sans méfiance. Elle s'enhardit.

- quel coffre ?

- On ne m'a pas dit.

- Peu importe.

Elle fit semblant de noter quelque chose sur son bloc, puis sortit.

Elle regagna en toute h‚te le hangar R, courant avec ses hauts talons sur le sol sablonneux. Elle entrevoyait une lueur d'espoir. Mais la nuit commençait déjà à tomber.

¿ sa connaissance, il n'existait qu'un seul coffre, celui du bureau du colonel Hide.

Elle prit sur sa table une enveloppe de l'armée, l'introduisit dans sa machine à écrire et tapa : " Dr W. Frederickson - Confidentiel ". Elle plia ensuite deux feuilles blanches, les glissa dans l'enveloppe et la cacheta.

Elle alla jusqu'au bureau de Hide, frappa à la porte et entra. Assis à son bureau, il était seul, en train de fumer une pipe. Il leva les yeux et sourit. Comme la plupart des hommes, il était plutôt content de voir un joli minois.

- Elspeth ! que puis-je faire pour vous ?

- Voudriez-vous garder ceci au coffre pour Willy ? Elle lui tendit l'enveloppe.

- Bien s˚r. qu'est-ce que c'est ?

- Il ne me l'a pas dit.

- Naturellement.

Il fit pivoter son fauteuil et ouvrit un placard placé derrière lui.

Elspeth aperçut une porte d'acier avec un cadran gradué de 0 à 99. Seuls les multiples de 10 étaient désignés par un chiffre, les autres nombres n'étaient indiqués que par un cran. Elle l'examina attentivement, mais, bien qu'ayant une bonne vue, elle repérait avec difficulté les endroits o˘

Hide arrêtait le bouton et elle dut se pencher en avant. Le premier numéro était simple : 10. Puis il stoppa juste au-dessous de 30 : 28 ou 29. Il tourna enfin le cadran entre 10 et 15. On arrivait à quelque chose comme 10-29-13, sa date de naissance probablement, soit le 28 ou 29 octobre, en 1911, 1912, 1913 ou 1914. Cela lui donnait un total de huit possibilités qu'elle aurait tôt fait d'épuiser si elle réussissait à pénétrer seule dans le bureau.

Hide ouvrit la porte, laissant apparaître les deux broches.

- Eurêka ! murmura Elspeth.

- Comment ? fit Hide.

- Rien.

Il grommela, lança l'enveloppe dans le coffre, referma la porte et fit tourner le cadran.

Elspeth s'apprêtait déjà à sortir.

- Merci, colonel.

- Je vous en prie.

Elle devait maintenant attendre qu'il quitte les lieux. Il serait obligé

d'emprunter le couloir et donc de passer devant le bureau d'Elspeth. Elle garda sa porte entrouverte pour guetter son passage.

Son téléphone sonna.

- Nous partons dans quelques minutes, annonça Anthony. Tu as ce qu'il nous faut ?

- Pas encore, mais je vais l'avoir. quelle voiture as-tu achetée ?

- Une Mercury Monterey vert clair, modèle 54, style limousine, sans ailerons.

- Je la reconnaîtrai. Comment va Théo ?

- Il me demande ce qu'il devra faire après.

- Je croyais qu'il s'envolait pour l'Europe et qu'il continuait à piger pour Le Monde.

- Il a peur qu'on ne retrouve sa trace là-bas.

- «a se pourrait. Mieux vaudrait qu'il parte avec toi.

- Il ne veut pas.

- Promets-lui n'importe quoi, mais assure-toi qu'il soit prêt pour ce soir.

- D'accord.

Au même instant, la silhouette du colonel Hide passa devant sa porte.

- Il faut que j'y aille.

Elle sortit, mais Hide était toujours dans les parages, bavardant avec les filles du pool des dactylos. Pis, il rejoignit son bureau et s'y enferma deux heures durant.

Elspeth crut qu'elle allait devenir folle : elle avait la combinaison du coffre, mais le colonel faisait du zèle. Il ne se rendit même pas aux toilettes. Elle commençait à envisager un moyen pour s'en débarrasser : dans l'OSS, elle avait appris à étrangler quelqu'un avec un bas de soie.

Sans être jamais passée à l'acte. D'ailleurs, Hide était un solide gaillard : il ne se laisserait pas

faire facilement.

Elle ne quitta plus son bureau, négligeant même de faire son travail. Willy Fredrickson serait furieux, mais quelle importance ?

Elle consultait sa montre sans arrêt. ¿ 20 h 25, Hide finit par apparaître dans le couloir ; elle se leva d'un bond et se précipita pour le voir se diriger vers l'escalier. On n'était plus qu'à deux heures du lancement : il gagnait sans doute le blockhaus.

- Elspeth ?

La voix provenait d'un nouvel arrivant. Une voix mal assurée qu'elle reconnut sur-le-champ. Le cour lui manqua.

C'était Luke.

20 h 30

Les informations recueillies par les enregistreurs du satellite sont transmises par radio suivant une tonalité musicale. Les différents instruments utilisent des sons de fréquences distinctes, si bien qu'on peut séparer les " voix " électroniquement à la réception.

Luke appréhendait depuis longtemps leur rencontre.

Il avait déposé Billie au Starlite. Elle voulait prendre une chambre et se rafraîchir, puis gagner la base en taxi assez tôt pour assister au lancement.

Il s'était rendu directement au blockhaus pour apprendre que le départ était maintenant fixé à 22 h 45. Willy Frederickson avait beau lui avoir expliqué les précautions prises pour prévenir le sabotage de la fusée, Luke n'était pas totalement rassuré. Il regrettait qu'on n'e˚t pas arrêté Théo Packman et il aurait aimé savoir o˘ se trouvait Anthony. Cela dit, aucun d'eux ne pouvait rien faire avec un code erroné. D'après Willy, les nouvelles broches étaient à l'abri dans un coffre.

Son inquiétude s'apaiserait quand il serait devant Elspeth. Il n'avait parlé à personne des soupçons qu'il nourrissait à son égard - la dénoncer lui répugnait et, par ailleurs, il n'avait aucune preuve formelle de sa culpabilité. Il avait besoin de l'avoir en face de lui et de lire dans ses yeux, pour comprendre. Il gravit l'escalier du hangar R. En haut des marches, il croisa un homme en uniforme de colonel, qui lui lança sans s'arrêter :

- Salut, Luke, content de vous revoir. ¿ tout à l'heure, dans le blockhaus.

Puis il aperçut une grande rousse qui sortait d'un bureau, l'air anxieux.

Plus belle encore que sur sa photo de mariage. Son visage diaphane reflétait une lueur douce comme la surface d'un lac au lever du jour. Cette vision l'ébranla.

Elspeth ne réalisa sa présence qu'après qu'il se fut adressé à elle.

- Luke ! fit-elle en accourant vers lui.

Son plaisir était sincère. Elle se jeta à son cou et lui plaqua un baiser sur les lèvres, dans un élan qui n'aurait pas d˚ le surprendre : après tout, c'était sa femme et il avait été absent toute la semaine. Elle ignorait tout de ses soupçons. Il écourta son baiser et se libéra. Son visage se rembrunit.

- qu'y a-t-il ? dit-elle.

Puis elle le flaira, et la colère déforma ses traits.

- Salaud, tu pues le sexe !... Tu t'es tapé Billie Josephson Tu l'as sautée dans ce putain de train.

Un scientifique qui passait eut l'air surpris d'entendre pareil langage mais elle ne broncha pas.

Il ne sut quoi répondre. Sa trahison était bien anodine, comparée à la sienne ; pourtant, il se sentit honteux.

Tout aussi brusquement, Elspeth changea d'attitude.

- Ce n'est pas le moment pour ça, lança-t-elle. Elle inspecta le couloir avec impatience. Luke se mit aussitôt sur la défensive.

- qu'as-tu donc à faire de plus important que cette conversation ?

- Mon travail !

- Ne t'inquiète pas pour ça.

- qu'est-ce que tu racontes ? Il faut que j'y aille. Nous discuterons plus tard.

- Je ne pense pas.

- Comment cela ?

- quand je suis passé à la maison, j'ai ouvert une lettre qui t'était adressée. Elle vient d'un médecin d'Atlanta. Il lui tendit l'enveloppe.

- Oh, mon Dieu, gémit-elle. Elle étouffa un sanglot.

- Je ne le voulais pas, reprit-elle. J'y ai été contrainte.

- Navré pour toi.

- N'essaie pas d'être gentil, je ne pourrais pas le supporter.

- Allons dans ton bureau.

Il lui prit le bras et l'entraîna dans la pièce, refermant la porte derrière eux. Machinalement, elle partit s'asseoir à sa table et chercha un mouchoir dans son sac ; Luke s'installa dans le grand fauteuil de Frederickson. Elle se moucha.

- J'ai failli ne pas me faire opérer. C'était trop pénible. Elle le regardait fixement.

- Tu leur as pourtant obéi, reprit-il. Le KGB ne voulait pas de problèmes avec les enfants.

Il lut dans ses yeux un profond désarroi et il comprit qu'il avait vu juste.

- Ne mens pas, s'empressa-t-il d'ajouter. Je ne te croirais pas.

- Très bien.

Elle avait avoué. Il se cala dans son fauteuil. C'était terminé. Il se sentait meurtri, le souffle coupé, comme s'il était tombé d'un arbre. Ce fut elle qui reprit la parole.

- Je n'arrêtais pas de changer d'avis, dit-elle, le visage ruisselant de larmes. Le matin, j'y étais décidée. Et puis, à l'heure du déjeuner, je t'appelais et tu parlais d'une grande maison pleine d'enfants et tout d'un coup, j'étais décidée à passer outre. Enfin, le soir, toute seule dans mon lit, je pensais qu'ils avaient terriblement besoin des renseignements que mon mariage leur permettrait d'obtenir, et une nouvelle fois j'étais résolue à faire ce qu'ils voulaient.

- Tu ne pouvais pas faire les deux ?

- ¿ vrai dire, j'avais du mal à supporter de t'aimer et de t'espionner en même temps. Si nous avions eu des enfants, je

n'aurais jamais tenu.

- Au bout du compte, qu'est-ce qui t'a décidée ? Elle renifla et s'essuya le visage.

- Tu ne vas jamais avaler ça. Le Guatemala. Tout ce que voulaient ces pauvres gens, c'étaient des écoles pour leurs enfants, un syndicat pour les protéger et la possibilité de gagner leur vie. Mais cela aurait fait augmenter de quelques cents le prix des bananes, et United Fruit refusait d'en entendre parler, alors qu'ont fait les …tats-Unis ? Ils ont chassé

leurs dirigeants pour les remplacer par un gouvernement fantoche. ¿ cette époque, je travaillais pour la CIA, je connaissais la vérité : à

Washington, des hommes cupides roulaient un pays pauvre et racontaient n'importe quoi à ce sujet. La presse disait aux Américains qu'il s'agissait d'une révolution déclenchée par les anticommunistes locaux. «a m'a mise hors de moi.

- Assez pour te mutiler ?

- Assez pour te trahir et g‚cher mon mariage. Mais quel espoir peut-il y avoir dans un monde o˘ une nation de paysans pauvres ne peut même pas essayer de s'en sortir sans se faire écraser sous la botte de l'Oncle Sam ?

Mon seul regret, c'est de t'avoir refusé des enfants. «a, c'était mal. Du reste, j'en suis fière.

- Je peux comprendre.

- que vas-tu faire ? Appeler le FBI ?

- Je devrais ?

- Si c'est le cas, je finirai sur la chaise électrique, comme les Rosenberg. Il tressaillit.

- Laisse-moi partir, supplia-t-elle. Je prendrai le premier avion. J'irai à

Paris, à Francfort, à Madrid, n'importe o˘ en Europe. De là, je trouverai un vol pour Moscou.

- C'est cela que tu veux ? Vivre là-bas jusqu'à la fin de tes jours ?

- Oui. Tu sais, je suis colonel du KGB. Jamais je n'aurais eu ce grade aux

…tats-Unis.

Elle eut un sourire narquois.

- Il faudrait que tu partes immédiatement.

- D'accord.

- Je vais te faire accompagner jusqu'à la grille et tu me donneras ton laissez-passer afin que tu ne puisses pas revenir.

Il la contempla, cherchant à graver dans sa mémoire les traits de son visage.

Elle prit son sac.

- Est-ce que je peux d'abord aller aux toilettes ?

- Bien s˚r.

21 h 30

La mission principale du satellite consiste à mesurer les rayons cosmiques dans le cadre d'une expérience conçue par le Dr James Van Allen de l'université de l'Iowa. L'instrument le plus important qu'il emporte est un compteur Geiger.

Elspeth sortit de son bureau, passa devant la porte des toilettes et s'engouffra dans le bureau du colonel Hide.

Personne.

Elle referma la porte derrière elle et s'y adossa un bref instant. Sous ses yeux brouillés de larmes, le bureau se mit à danser. Le triomphe de sa vie était à portée de main, mais elle venait de mettre un terme à son mariage avec le type le plus formidable qu'elle ait jamais rencontré ; elle s'était engagée à quitter sa patrie et à passer le reste de ses jours dans un pays qu'elle n'avait

jamais vu.

Elle s'efforça de surmonter son malaise. Puis, s'approchant du placard derrière le bureau de Hide, elle s'agenouilla devant le coffre. Elle parvint à réprimer ses tremblements. Un souvenir d'école lui revint à

l'esprit. Un proverbe latin : Festina lente (" H‚te-toi lentement ").

Elle répéta les gestes que Hide avait effectués devant elle, essaya la combinaison 10, 29, 14, crut toucher au but, mais la poignée refusa de lui obéir.

Derrière la porte se firent entendre des pas et une voix de femme. Ces bruits résonnaient dans sa tête comme dans un cauchemar. Puis ils cessèrent.

Deuxième essai : 10, 28, 14. La poignée résista encore.

Elle n'avait essayé que deux possibilités sur huit. Elle essuya ses doigts moites sur les pans de sa robe et recommença : 10, 29, 13, puis 10, 28, 13.

Le hurlement d'un klaxon retentit au loin : deux brèves, une longue, puis une série de trois. Cela signifiait que le personnel devait évacuer la zone de lancement. On était à moins d'une heure de la mise à feu. Elle reporta son attention sur le cadran.

10, 28, 12 : la cinquième combinaison fut la bonne.

Elle ouvrit la lourde porte.

Les deux broches n'avaient pas quitté leur place.

Il était trop tard pour les démonter et en recopier les branchements. Elle devrait les emporter jusqu'à la plage. Théo s'en débrouillerait.

Restait une inconnue : quelqu'un pourrait-il remarquer, avant l'heure du lancement, la disparition des broches de rechange ? Le colonel Hide était parti pour le blockhaus et ne reviendrait sans doute pas avant le lancement. Elle devait courir le risque.

On s'arrêta devant le bureau, et quelqu'un essaya de tourner la poignée de la porte qu'elle avait pris soin de fermer à clé.

Elspeth demeura pétrifiée.

- Hé, Bill, vous êtes là ? lança une voix d'homme qui semblait être celle de Harry Lane.

que lui voulait-il ? La poignée s'agita. Elspeth ne broncha pas.

- En général, Bill ne verrouille pas sa porte n'est-ce pas ? fit Harry.

Une autre voix répondit :

- Je ne sais pas. Après tout, le chef de la sécurité a bien le droit de le faire s'il en a envie.

Elle entendit les pas s'éloigner, puis la voix plus faible de Harry qui disait :

- La sécurité, mon oil, il ne veut pas qu'on lui pique son scotch !

Elle saisit les broches dans le coffre et les fourra dans son sac. Puis, après avoir remis les lieux en état, elle sortit.

Elle se trouva nez à nez avec Harry Lane.

- Oh ! fit-elle, surprise.

- que faisiez-vous là-dedans ?

- Rien, balbutia-t-elle en cherchant à passer devant lui. Il la saisit énergiquement par le bras, le serrant jusqu'à lui faire mal.

- Si ce n'était rien, pourquoi vous êtes-vous enfermée ? Furieuse, elle cessa déjouer les coupables.

- L‚chez-moi, espèce de brute sans cervelle, ou bien je vous arrache les yeux.

Surpris, il la libéra et fit un pas en arrière, mais en ajoutant :

- Je voudrais quand même savoir ce que vous faisiez là-dedans.

Elle eut une brusque inspiration.

- Mon porte jarre telles se détachait et, comme les toilettes étaient occupées, je me suis servie du bureau de Bill en son absence. Je suis certaine qu'il n'y verrait pas d'inconvénient.

- Oh, pardon.

Revenue dans son bureau, elle constata que Luke, l'air sinistre, n'avait pas bougé de son fauteuil.

- Je suis prête. Il se leva.

- En partant d'ici, tu te rendras directement au motel. Et, demain matin, tu iras à Miami et tu prendras un avion pour quitter les …tats-Unis.

- Oui.

Tous deux descendirent les marches et sortirent dans la tiédeur de la nuit.

Luke l'accompagna jusqu'à sa voiture. Comme elle ouvrait la portière, il dit :

- Maintenant, donne-moi ton laissez-passer.

Elle connut un moment d'affolement en ouvrant son sac : les broches étaient là, bien visibles sur une petite trousse à maquillage en soie jaune. Mais Luke ne les vit pas car, trop poli pour regarder à l'intérieur d'un sac de dame, il détourna les yeux. Elle prit son laissez-passer et le lui donna, refermant son sac avec un claquement sec.

Il empocha la carte.

- Je vais te suivre dans la jeep jusqu'à la porte.

Elle comprit que c'était un adieu. Il ne trouvait rien à ajouter.

Ravalant ses larmes, elle démarra. Les phares de la jeep de Luke s'allumèrent derrière elle. En passant devant le pas de tir, elle remarqua qu'on avait fait reculer le portique sur ses rails, en prévision du lancement. Puis la grande fusée blanche, éclairée par les projecteurs, quitta son champ de vision. Elle regarda sa

montre.

21 h 59 ; elle disposait encore de quarante-six minutes.

Les phares de la jeep de Luke disparurent de son rétroviseur, au détour d'un virage.

Tout en continuant à rouler sur la route côtière, elle sanglotait sans retenue. Aveuglée par les larmes, elle faillit manquer la chaussée et freina brutalement ; elle dérapa et coupa la file adverse. Un taxi fit une embardée dans le hurlement des klaxons, et manqua l'emboutir. Le sable du bas-côté freina sa course et elle finit par s'immobiliser, le cour battant.

Elle avait failli tout g‚cher.

Elle s'essuya le visage du revers de sa manche et repartit, plus calmement, en direction de la plage.

Après le départ d'Elspeth, Luke se posta à l'entrée, au volant de sa jeep, pour attendre Billie. Il était sonné. Elspeth avait tout avoué. Depuis vingt-quatre heures, il avait la certitude qu'elle travaillait pour les Soviétiques, mais en recevoir la confirmation l'avait quand même énormément choqué. Bien s˚r, il y avait des espions, tout le monde savait cela - Ethel et Julius Rosenberg étaient morts sur la chaise électrique -, mais entre lire le récit de ces événements dans les journaux et vivre depuis quatre ans auprès d'une épouse espionne, il y avait une réalité terriblement difficile à encaisser.

Billie arriva à 22 h 15 en taxi. Luke signa pour elle le registre de la sécurité, puis ils montèrent dans la jeep et partirent vers le blockhaus.

- Elspeth a disparu, dit Luke.

- Je crois l'avoir vue, répondit Billie. Elle n'est pas dans une Chrysler blanche ?

- Si, c'est elle.

- Mon taxi a failli heurter sa voiture. Elle a traversé la route juste devant nous. J'ai vu son visage à la lueur des phares. Il s'en est fallu de quelques centimètres.

- Pourquoi est-elle passée devant vous ?

- Elle tournait.

- Elle m'a dit qu'elle rentrait directement au Starlite.

- Non, elle se dirigeait vers la plage.

- La plage ?

- Elle s'est engagée dans un des sentiers qui sillonnent les dunes.

- Nom de Dieu ! explosa Luke. Il fit aussitôt demi-tour.

Elspeth roulait lentement le long de la plage en examinant les groupes de gens rassemblés pour le lancement. Les passionnés de fusées, en manches de chemise, armés de jumelles et de caméras, se tenaient debout à côté de leurs voitures ; ces voitures, précisément, qui retenaient l'attention d'Elspeth. Elle cherchait la Mercury Monterey verte d'Anthony, mais la lumière, trop faible, ne permettait pas de distinguer les couleurs.

Elle commença par la partie la plus encombrée de la plage, la plus proche de la base. Pas d'Anthony ni de Théo. Elle poursuivit vers une zone moins courue.

Elle aperçut enfin un homme de haute taille avec des bretelles à l'ancienne mode adossé à une voiture de couleur claire. Il observait à travers ses jumelles l'embrasement des projecteurs de Cap Canaveral. Elle stoppa aussitôt et sauta à terre.

- Anthony ?

Il abaissa ses jumelles ; ce n'était pas lui.

- Je vous demande pardon.

22 h 30. L'heure tournait : elle avait les broches, tout était prêt, mais les deux hommes demeuraient introuvables.

Les voitures se firent de plus en plus rares. Elspeth accéléra et passa près d'une voiture qui correspondait au signalement ; comme elle semblait vide, elle accéléra... quand un coup de

klaxon retentit.

Elle ralentit, regardant derrière elle : un homme descendu de la voiture lui faisait de grands signes. C'était Anthony.

- Dieu soit loué !

Théo sortit de l'autre voiture et ouvrit le coffre.

- Donne-moi les broches. Vite, bon Dieu !

22 h 48

Le compte à rebours atteint zéro.

Dans le blockhaus, le directeur de vol dit : " Feu ! " Un technicien tire sur un anneau métallique et le fait pivoter. Son geste déclenche la mise à

feu.

Des prévalves s'ouvrent pour laisser couler le carburant. On purge l'arrivée d'oxygène liquide, et l'auréole de fumée blanche qui entoure la fusée disparaît soudain.

Le directeur de vol dit : " Pressurisation des réservoirs de carburant. "

Pendant les onze secondes suivantes, rien ne se passe.

La jeep fonçait sur la plage, se faufilant au milieu des badauds. Sans se soucier des cris de protestation, Luke inspectait les voitures. Billie, debout, se cramponnait au pare-brise. Il cria dans le vent :

- Tu vois une Bel Air blanche ? Elle fit non de la tête.

- Elle devrait pourtant être facile à repérer !

Le dernier tuyau de connexion se détache. Une seconde plus tard, le carburant s'enflamme et le moteur du premier étage se met en marche dans un grondement de tonnerre. Tandis que la poussée monte, l'énorme flamme orange jaillit de la base de la fusée.

- Bon sang, Théo, dépêche-toi ! hurla Anthony.

- Boucle-la, lui intima Elspeth.

Penchés sur le coffre ouvert de la Mercury, tous deux observaient Théo qui tripotait son émetteur et branchait des fils aux plots d'une des broches que lui avait remises Elspeth.

Un grondement de tonnerre leur fit lever les yeux.

Avec une lenteur insupportable, Explorer I se détache du pas de tir.

Dans le blockhaus, quelqu'un crie : " Vas-y, Bébé ! "> Billie aperçut enfin une Bel Air blanche garée à côté d'une voiture plus sombre.

- Là!

- Je les vois !

Trois personnes se tenaient autour du coffre ouvert, parmi lesquelles Billie reconnut Elspeth et Anthony. L'autre homme était sans doute Théo Packman. Mais ce n'était pas le contenu du coffre qui semblait les intéresser : leurs regards étaient tournés vers Cap Canaveral.

Billie comprit aussitôt. L'émetteur était dans le coffre, sur le point de diffuser le signal commandant l'explosion. Mais pourquoi levaient-ils la tête ? Elle se tourna elle aussi vers Cap Canaveral. Rien n'était visible.

Mais un grondement sourd comme le ronflement d'un haut-fourneau dans une aciérie l'avertit que la fusée décollait.

- Nous arrivons trop tard !

- Accroche-toi ! prévint Luke.

Elle se cramponna tandis qu'il faisait décrire à la jeep un large virage.

La fusée soudain prend de la vitesse. D'abord, elle paraît vaciller au-dessus du pas de tir. Puis, brusquement, elle jaillit comme un obus de canon, traçant dans la nuit une traînée de feu.

Malgré le vacarme de la fusée, Elspeth repéra un autre bruit, un moteur de voiture poussé à fond. Une seconde plus tard, des phares les éblouirent.

Une jeep qui fonçait sur eux à toute allure, dans l'intention évidente de les renverser.

- Vite ! hurla-t-elle. Théo branchait le dernier fil.

Sur son émetteur, deux contacts, l'un marqué " Armer " et l'autre "

Destruction ". La jeep était sur eux. Théo abaissa le contact marqué "

Armer ".

Sur la plage, un millier de spectateurs se tordent le cou pour contempler la fusée qui s'élève à l'horizon. Une immense clameur l'accompagne.

Luke filait droit sur l'arrière de la Mercury.

Pour prendre le virage, la jeep avait ralenti, mais elle roulait encore à plus de 30 kilomètres à l'heure. Billie sauta à terre, toucha violemment le sol, fit quelques culbutes, puis s'immobilisa.

¿ la dernière seconde, Elspeth s'écarta, juste avant un fracas assourdissant.

La Mercury, dont l'arrière parut se replier, fit un bond d'un mètre ; le coffre se referma. Luke se dit que Théo ou Anthony avait d˚ être écrasé

entre les voitures, mais il n'en était pas certain. Il fut violemment projeté en avant. Le volant heurta sa poitrine et il ressentit la douleur fulgurante de côtes qui se brisent. Une fraction de seconde plus tard, son front cogna le haut du volant et du sang inonda son visage.

Il se redressa et se tourna vers Billie. Assise par terre, elle se frottait les avant-bras. Elle ne portait aucune blessure.

Par-dessus le capot de la jeep, Luke vit Théo qui gisait inanimé sur le sable, bras et jambes écartés. Anthony, accroupi, avait l'air secoué mais indemne, de même qu'Elspeth, qui s'était déjà relevée et se précipitait vers la Mercury pour tenter d'en rouvrir le coffre.

Sautant à terre, Luke se rua sur elle. Juste au moment o˘ le coffre s'ouvrait, il réussit à la pousser de côté et à la faire tomber.

- On ne bouge pas ! ordonna Anthony.

Luke vit avec horreur qu'il se tenait au-dessus de Billie, un pistolet braqué sur sa nuque.

Il leva les yeux vers le sillage de l'Explorer qui, telle une étoile filante, scintillait dans la nuit. Tant qu'il serait visible, l'engin serait vulnérable. quand le premier étage se consumerait, à cent kilomètres d'altitude, le système d'autodestruction cesserait d'être opérant. Cette section, qui contenait le détonateur, se détacherait de la fusée pour s'abîmer finalement dans l'Atlantique.

La séparation interviendrait deux minutes et vingt-cinq secondes après la mise à feu. D'après les estimations de Luke, environ deux minutes s'étaient écoulées depuis le lancement : il restait à peu près vingt-cinq secondes.

Un laps de temps suffisant pour presser une manette.

Elspeth se releva.

Luke regarda Billie : figée, un genou à terre, avec le long silencieux du pistolet d'Anthony enfoncé dans ses courtes mèches noires. La main d'Anthony ne tremblait pas. Allait-il

sacrifier la vie de Billie pour la fusée ! Luke estima que non. Mais qu'en savait-il vraiment ?

Elspeth se pencha de nouveau sur le coffre de la voiture ; au même instant, Billie bascula brusquement en arrière, heurtant des épaules les jambes d'Anthony. Luke se jeta sur Elspeth et l'écarta de la voiture. Anthony et Billie s'écroulèrent ensemble tandis qu'étouffée par le silencieux retentit une détonation.

Luke lança un regard horrifié : Anthony avait tiré. Billie roula sur le sol, apparemment sauve. Luke respira. Mais Anthony le tenait enjoué.

Luke regarda la mort en face. …trangement calme.

Soudain, une quinte de toux secoua Anthony, faisant jaillir du sang de sa bouche. Dans sa chute, il avait pressé la détente, se blessant lui-même. Sa main l‚cha le pistolet et il s'effondra, les yeux révulsés.

Elspeth se releva d'un bond et, toujours acharnée, s'inclina vers l'émetteur.

Luke vérifia la traînée lumineuse : ver luisant dans l'espace, elle s'éteignit brusquement, devant ses yeux. Le premier étage venait de se détacher de la fusée.

Elspeth abaissa la manette. Trop tard.

Luke poussa un soupir. C'était fini. Il avait sauvé la fusée.

Billie posa la main sur la poitrine d'Anthony, puis chercha son pouls.

- C'est fini. Il est mort.

Au même instant, Luke et Billie firent face à Elspeth.

- Tu m'as encore menti, dit Luke.

Elspeth le dévisagea, une lueur folle dansait au fond de ses yeux.

- Nous n'avions pas tort, cria-t-elle. Nous n'avions pas tort !

Derrière elle, spectateurs et touristes commençaient à emballer leurs affaires. Hypnotisés par le spectacle, aucun d'eux n'avait remarqué la bagarre.

Elspeth sembla vouloir ajouter quelque chose ; mais elle se détourna, monta dans sa voiture et démarra.

Au lieu de reprendre la route, elle se dirigea droit sur l'océan.

La voiture fut arrêtée par les vagues qui vinrent lécher la carrosserie ; Elspeth descendit. ¿ la lueur des phares, Luke et Billie la virent nager vers le large.

Luke allait se lancer à sa poursuite, mais Billie l'arrêta.

- Elle va se tuer ! s'écria-t-il.

- Toi aussi !

Luke insista, mais Elspeth, nageant vigoureusement, sortit du faisceau des projecteurs ; il comprit que jamais il ne la retrouverait dans l'obscurité.

Accablé, il baissa la tête.

Tout d'un coup, la tension des trois derniers jours s'abattit sur lui. Il trébucha et faillit tomber. Billie le soutint.

Assis sur la plage, blottis l'un contre l'autre, ils levèrent ensemble la tête.

Au-dessus d'eux, le ciel était limpide et semé d'étoiles.

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