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La Nouvelle Jérusalem

« Bienvenue dans mon palais ! » a lancé Stan Gould en ouvrant la porte de son studio, une boîte à chaussures dans une nouvelle résidence près de Wapping. C’était au bord de la Tamise, mais sans vue sur le fleuve : à la place, une énorme fosse creusée dans le sol de la banlieue est de Londres, le début des fondations d’un autre complexe luxueux qu’un promoteur malchanceux avait dû abandonner en catastrophe et qui était devenu une vaste décharge d’ordures. C’était aussi l’image que donnait l’appartement de Stan. Bien que l’équipement soit des plus modernes, de la cuisine intégrée dernier cri au système de vidéosurveillance en passant par les spots encastrés au plafond, le mobilier se résumait à un bric-à-brac récupéré dans des vide-greniers ou chez des amis charitables : un canapé-lit en skaï vert déchiré, une table en aluminium et formica rouge, un bout de moquette Axminster, une télévision vieille d’au moins quinze ans et une pile de journaux qui faisait office de table basse.

D’autres quotidiens et magazines traînaient par terre, ainsi qu’une dizaine de tasses dans lesquelles végétaient des sachets de thé et des mégots noyés. Deux paquets de sucre entamés côtoyaient une bouteille de lait qui commençait à ressembler à une culture de bacilles sur la table de la cuisine. Et au milieu de ce désastre domestique se tenait un type de quarante-trois ans dans un costume Armani qu’il aurait dû porter au pressing depuis longtemps, avec un sourire aux lèvres mais tous les signes d’un état dépressif dans les yeux.

Nous n’étions que des connaissances, des amis d’amis qui s’étaient retrouvés deux ou trois fois en quelques années pour un rapide verre ensemble. Je l’avais perdu de vue et c’est seulement en tombant sur un copain commun à une soirée et en entendant qu’il traversait un moment difficile que je m’étais résolu à l’appeler. Il avait été agréablement surpris par mon coup de fil et m’avait tout de suite proposé de passer chez lui.

— C’est classe, tu ne trouves pas ? m’a-t-il demandé en m’invitant à m’asseoir sur le bout de canapé qui n’était pas couvert de cendres de cigarette. J’ai vraiment gravi un échelon dans la vie…

— Le costard aussi, ai-je constaté. Tu travailles ?

— J’ai des entretiens d’embauche.

— Des pistes ?

— Personne n’embauche des traders sur le déclin, de nos jours.

— Comment tu paies ton loyer ici ?

— Un petit boulot de consultant pour l’un de mes vieux clients. Ça couvre la pension alimentaire et cette piaule, mais pas de quoi assurer des meubles dignes de ce nom, comme tu peux voir.

— Bon, tu as l’air de t’en tirer, en tout cas…

— J’imagine, vu la situation. Mais je continue à me réveiller en sursaut aux aurores, le cœur dans les chaussettes, en me disant que je vais encore merder un deal de folie… Pourtant, je n’ai pas mis les pieds à la Bourse depuis des mois. Enfin, ce qui est bien dans tout ça, c’est que je ne pense plus au désert, quand j’ouvre les yeux le matin.

— Au quoi ?

— Au désert. Cela a été un des trucs annonciateurs de ce qui allait arriver, le désert…

 

Tous les matins pendant deux ans, de 1988 à 1990, Stan se réveillait à cinq heures du matin en voyant le désert. Sur le grand écran de son esprit se déroulait un film dans lequel il descendait à l’infini un ruban de macadam qui coupait en deux une étendue de sable plate comme la main. Il était quelque part en Afrique du Nord, très smart sur une vénérable Triumph et avec sa tenue d’« homme d’action », vieux blouson en cuir, jean élimé, lunettes d’aviateur, écharpe en soie blanche nouée au cou… Curieusement, il n’y avait pas de scénario, pas d’intrigue. Il n’était pas pourchassé par des commandos libyens, il ne fonçait pas à la rescousse d’une jeune archéologue scandinave enlevée par des Bédouins à l’autre bout de cette route : il n’y avait que cette image de lui propulsé à travers un vide sans fin, le vent du désert lui fouettant le visage tandis qu’il roulait à tombeau ouvert vers nulle part.

Soudain, à cinq heures du matin, la projection s’interrompait, l’écran était envahi de lumière et Stan était brutalement ramené à sa chambre de Little Venice et à sa torpeur groggy. Juste après, une bulle d’acide explosait dans son estomac, son organisme lui rappelant sans pitié la quantité de whisky qu’il avait ingurgitée dans la nuit, alors qu’il tentait de se préparer psychologiquement à une nouvelle journée dans l’arène du trading.

Stan était spécialisé dans les matières premières sur le marché à terme. Un gros joueur, donc. Un battant qui, comme l’un des meilleurs de sa branche, raflait dans les trois cent mille annuels avant les primes. Plus encore, tandis que la plupart des collègues de son âge avaient déjà capoté professionnellement à l’approche de la quarantaine, ou avaient été mis au rebut par leurs employeurs, il s’était débrouillé pour rester sur la file de gauche, avec des rendements qui demeuraient un sujet de conversation dans la City, manœuvrant avec aisance à travers les redoutables écueils de la concurrence.

Il se targuait depuis toujours de connaître la vie comme « un petit gars de la rue », ainsi qu’il s’était décrit à notre première rencontre, « un cas classique de thatchérisme réussi ». De fait, son parcours personnel correspondait assez fidèlement à ce portrait. Né dans le quartier de Stepney, en plein East End, d’un père chauffeur de bus et d’une mère qui travaillait à l’hôpital du coin, il était entré dans la corbeille boursière à dix-huit ans seulement et avait connu depuis une ascension permanente. En 1980, stagiaire à la salle de trading, il gagnait fièrement douze mille cinq cents livres sterling ; huit ans après, il était le principal broker de la société qui l’employait et avait multiplié son salaire par vingt-cinq.

Le secret de son succès ? Une virtuosité sidérante quand il s’agissait de percer les arcanes de la négociation financière internationale, sûrement, et aussi le coup de chance que sa firme ait été rachetée par un grand groupe américain en 1981. Son nouveau manager, un « gars du Colorado » du nom de Jack Jasper, avait tout de suite été charmé par le « gars de Stepney », lui déclarant peu après avoir commencé à travailler avec lui : « Toi, tu n’es pas comme tous ces fils de bonne famille à la con qu’on a dû récupérer à Londres. Tu sais ce que ça signifie s’imposer, se battre… La gagne, quoi ! En deux mots, tu es un British comme je les aime ! »

Ce que Jasper n’avait pas compris, c’est que Stan enviait en secret le genre de Britanniques que lui-même méprisait. Il jalousait leur assurance, leur invraisemblable arrogance, leurs diplômes d’Oxford ou de Cambridge – Stan avait dû arrêter ses études très tôt –, leurs potentats de pères qui, d’un seul appel téléphonique, pouvaient leur ouvrir des portes à la City que lui-même avait mis douze ans à atteindre. Plus que tout, il convoitait cette mentalité de club fermé, ce sentiment d’appartenance à une élite aristocratique hors du commun, et tout en sachant qu’ils le respectaient pour ses aptitudes financières il mesurait toujours la distance qui le séparait d’eux : à leurs yeux il resterait toujours un type de la zone, le fils d’un chauffeur de bus.

Angela, sa femme, lui conseillait fréquemment d’ignorer ces faiseurs, qui pouvaient avoir l’accent le plus gourmé que l’on puisse imaginer mais qui n’arriveraient jamais à gagner autant d’argent. Que lui importait qu’ils le snobent ? Ce qui définissait quelqu’un de nos jours, c’était son salaire, non la manière dont il sirotait son thé… Elle l’épaulait volontiers face aux doutes que son avenir professionnel lui inspirait, l’encourageait par des remarques de bon sens, un pansement verbal sur les plaies de son anxiété. Lorsqu’il se plaignait de la férocité de certains de ses opposants sur le champ de bataille du marché à terme, elle répondait : « Si tu vas dans la jungle, tu dois t’attendre à tomber sur des bêtes sauvages. »

D’après ce qu’il m’a raconté, leur vie conjugale s’était rapidement dégradée. Angela lui reprochait de se refermer sur lui-même et sur ses problèmes. Leur mariage faisait penser aux paroles éculées d’une lamentation « country », une succession de reproches amers et d’incompréhensions. Presque tous les matins, en pinçant le rouleau de graisse qui était apparu au-dessus de la ceinture de son pantalon de pyjama devant le miroir de la salle de bains, il se demandait quelle logique infernale les avait entraînés tous deux dans une impasse sentimentale et sexuelle à laquelle il ne voyait pas d’issue.

Était-ce… l’argent ? Peut-être. N’avaient-ils pas été plus heureux, au début de leur histoire, quand ils vivaient sur les émoluments encore modestes de Stan et les rentrées irrégulières d’Angela, alors intérimaire, dans leur petit appartement près du parc de Clapham ? Depuis, ils avaient amassé l’argent et « des trucs », comme disait Stan. Des biens matériels, des signes extérieurs de richesse comme une maison de quatre cent trente mille livres sterling, une nouvelle Volvo 480SE – en plus de la Jaguar de fonction que sa firme payait à Stan –, la nounou vénézuélienne qui s’occupait de Jason, leur fils de sept ans, et de Jennifer, leur fille de cinq, le mobilier David Linley, les costumes Paul Smith et Armani pour lui, les robes Jasper Conran pour elle, les vacances à Sainte-Lucie, les leçons d’équitation pour les enfants, le coach de fitness pour Angela…

Des « trucs ». Que l’on accumulait, que l’on convoitait. Mais, une fois qu’on les possédait, une fois par exemple que l’on avait sorti sa carte American Express Gold à l’aéroport de Zurich pour se payer une grosse Rolex dont on n’avait pas besoin, « ces trucs » vous laissaient un étrange arrière-goût de vacuité. Oui, c’était découvrir que l’on avait au poignet la montre convoitée et que cela ne changeait rien, que l’on ne se sentait pas plus fort, ni plus rassuré, ni regonflé. Ou du moins cela se passait ainsi pour Stan chaque fois qu’il dépensait pour le plaisir de dépenser.

Et pourtant, et pourtant, ce n’était pas ce que lui, un trader de première bourre, aurait « dû » ressentir, se disait-il en se regardant toujours dans la glace et en saisissant son rasoir ultra-coupant – acier de Sheffield et manche en ivoire, une petite fortune claquée au magasin Trumpers, un jouet de plus ? – pour attaquer ses joues couvertes de mousse à raser. À quoi bon assurer des journées de travail harassantes, évoluer au milieu des pires requins de Londres, vivre à un rythme qui garantissait l’ulcère si l’on ne jouissait pas des gâteries que l’argent autorisait ? Mais non : la magie ne fonctionnait plus. Elle avait disparu.

Mais pas pour Angela, se corrigeait-il. Elle continuait à apprécier le fait que leur couple soit plein aux as, et elle savait fort bien dépenser ce qu’il gagnait, au point qu’ils étaient arrivés à avoir vingt mille livres de dettes à la banque.

— Quoi, je ramassais plus de trois cent mille par an et j’avais un découvert de vingt mille ? Pourquoi ? Parce que Angela ne cessait d’acheter, acheter, acheter. L’impératrice du shopping, cette fille ! Une nana de la banlieue, elle aussi, de Romford, qui voulait jouer les duchesses. Trois séances d’UV par semaine, institut de beauté tous les vendredis. Elle m’empêchait de la toucher pendant des mois et après elle disait que j’étais « distant », que je ne m’intéressais plus à elle, que je me prenais trop au sérieux… Et pendant ce temps, elle couchait avec un autre mec.

Il avait compris sans qu’elle le lui dise. Peut-être était-ce dû à son embarras de quelques secondes lorsqu’il lui demandait ce qu’elle avait fait dans la journée, ou à une certaine dureté dans le regard qu’elle posait parfois sur lui et qui semblait dire : « J’ai besoin de toi pour l’argent, c’est tout. » À moins que cela ne tienne à la distance qu’elle maintenait entre eux au lit. Quoi qu’il en soit, il « savait » et il ne savait que faire, tout comme il ne trouvait rien à répondre quand Angela exigeait plus de dialogue entre eux, plus d’échange… Quel « échange » ?

 

À la Bourse de Londres, Stan pratiquait le hurlement permanent. Autour de la corbeille, un tas de courtiers se réunissaient chaque jour afin de beugler des chiffres et des ordres dans un assaut de tapage hystérique. C’était le capitalisme le plus basique, à l’ancienne, et des millions passaient de main en main dans ce jeu potentiellement dangereux, et aucunement enfantin, qui recommençait chaque matin à neuf heures.

Vers cette heure-là, Angela jetait un coup d’œil à l’horloge de la cuisine et imaginait Stan planté au milieu de l’arène en manches de chemise, s’époumonant à acheter et à vendre des tonnes de sucre ; un peu plus tard, il s’échapperait au pub le plus proche afin de s’envoyer deux Glenfiddich derrière la cravate, les premiers de la dizaine de « remontants » qu’il avalerait durant la journée. Car Stan était alcoolique, même s’il refusait de le reconnaître.

Elle aimait cette idée de gagner (très bien) sa vie en hurlant, Angela. Elle enviait le fait que Stan puisse s’adonner à la « criée », qu’il puisse vociférer pour la bonne cause du commerce international et ainsi se libérer de ses frustrations étouffées, du bruit et de la fureur intérieurs. Elle aurait adoré hurler un peu, elle aussi ! Pour faire comprendre à Stan qu’elle ne supportait plus de le voir rentrer tous les soirs après dix heures abruti par le whisky ; qu’elle en avait assez qu’ils passent à peine deux heures chaque jour ensemble, pendant lesquelles elle ne cessait de se demander s’il devinait quelque chose ; qu’elle était révulsée par ses piètres tentatives de manifestations d’affection au lit, qui se limitaient à un Stan complètement imbibé essayant de lui faire ouvrir les jambes avec son genou.

Était-il étonnant qu’elle ait fini par le trouver à peu près aussi attirant qu’une décharge municipale ? Au début de leur relation, Stan s’était pourtant montré très attentionné. Jamais très doué pour exprimer ses émotions, certes, mais quel homme l’était, à part ces nombrilistes de Yankees ? En tout cas, il était présent à la maison. Du temps où il n’avait pas encore été réduit en esclavage par ses revenus mirobolants, avant qu’il immole douze heures par jour les derniers vestiges d’un semblant de vie conjugale sur l’autel du travail. Et en cet âge d’or, il buvait sec, déjà, mais il ne semblait pas aussi dépendant de la bouteille qu’il l’était maintenant. Angela se demandait combien de temps il arriverait encore à dissimuler son alcoolisme galopant à son manager. Stan répétait qu’il tenait très bien la boisson, que ça n’affectait pas ses facultés mentales, qu’il était capable de descendre dans la corbeille après avoir sifflé une demi-bouteille de whisky et de continuer à jongler avec des cargaisons de café qui valaient des millions. Mais pour elle ce n’était plus que de la vantardise macho, la proclamation qu’il pouvait toujours bander et ramasser de la thune malgré une monstrueuse gueule de bois.

Elle se rendait compte que c’était elle qui l’avait poussé à voir plus loin sur le plan professionnel, au début de leur vie commune, à tout faire pour passer dans la division supérieure, la salle de trading. Stan, qui n’avait jamais brillé par l’ambition, qui était plutôt quelqu’un de réservé, avait réagi aux encouragements de sa femme : sa carrière avait pris son envol. Trois cent mille annuels… Comme elle aimait mentionner cette somme coquette dans les conversations, lorsqu’elle retournait à Romford ! Mais l’argent avait fini par devenir tout ce qui définissait leur couple, les enfermant dans son cercle. C’est pour cette raison qu’elle s’était mise à dépenser sans compter : l’argent s’était mué en l’unique vecteur de communication entre eux. Elle pouvait demander n’importe quoi à Stan, elle l’obtenait, ce qui la rendait furieuse et la poussait à dilapider encore plus. Où étaient passées les tripes de ce type ? Lui qui ne connaissait que l’affrontement quotidien avec d’autres traders semblait incapable de lutter afin de conserver l’amour de sa femme. C’était en boxeur épuisé qu’il rentrait à la maison, trop exténué pour prêter attention au monde autour de lui.

Il sait que je jette l’argent par les fenêtres pour le faire réagir, sortir de sa coquille, se disait Angela. Il sait que chaque matin, une fois que la nounou est allée accompagner les enfants à l’école, je me demande ce que je vais pouvoir faire de ma journée. Trouver un travail ? Dans quoi ? Je n’ai jamais eu de vrai métier. Une année de remplacements par-ci par-là avant la naissance de Jason, c’est tout. Vraiment impressionnant sur un CV, non ? En plus, Stan se serait mis dans tous ses états si j’avais accepté du boulot de secrétariat, il aurait eu l’impression de ne pas assurer, de ne pas ramener suffisamment d’argent à la maison. C’est peut-être pour ça que je devrais le faire, justement. Pour lui arracher enfin une réaction. Cela dit, je m’attends toujours à ce qu’il finisse par réagir à… l’autre chose. Il a deviné, j’en suis sûre, mais il ne dira jamais rien là-dessus. Jamais.

L’autre « chose », c’était Martin. Originaire de Dagenham, âgé de vingt-trois ans et videur dans une boîte de nuit de West Wend. Angela avait fait sa connaissance au cours de l’une de ses nombreuses sorties avec deux filles de Romford dont elle voulait encore croire qu’elles étaient amies. Moitié apollon, moitié catcheur professionnel, c’était le jouet sexuel par excellence : un pois chiche dans le cerveau mais assez beau gosse et plutôt satisfaisant au lit, ce qui était loin de ce qu’elle pouvait dire de Stan. Pas très distingué, certes, mais de quoi la distraire. Comme le shopping.

Le shopping, voilà ce qui avait tout fait craquer, en fin de compte. Le collier en diamants qu’elle avait tant désiré pour son trente-cinquième anniversaire et que Stan avait accepté de lui payer à contrecœur, sans daigner mettre les pieds à la bijouterie pour l’aider à le choisir, bien entendu, parce que ça, c’était le « boulot » d’Angela, c’était à elle de puiser dans leurs fonds afin de financer un caprice aussi coûteux. Et elle, elle avait pensé : C’est comme ça qu’il me voit, alors. Une accro du shopping. C’est le seul rôle qu’il me concède : être celle qui prouve qu’il est quelque chose en claquant son argent. Cela justifie à ses yeux le fait qu’il se tue au travail. C’est triste, franchement. D’une telle tristesse et d’une telle connerie que je vais m’acheter ce collier juste pour me remonter le moral.

 

Lagavulin, Laphroaig, Glenmorangie, Cardhu… Lagavulin, Laphroaig, Glenmorangie, Cardhu… Le jour du trente-cinquième anniversaire d’Angela, assis à son bureau, Stan a entonné dans sa tête la litanie de ses whiskys préférés, un chant liturgique en l’honneur des vertus curatives de l’orge et de l’eau de source des montagnes écossaises. Lagavulin, Laphroaig, Glenmorangie, Cardhu… Ses amis les plus chers, ses compagnons, fidèles jusque dans les moments les plus noirs de l’existence. Et Dieu sait si la journée qui s’achevait avait été noire pour lui, avec les positions sur le cacao qu’il avait prises la semaine précédente, devenues soudain précaires, et Jack Jasper, son boss, excessivement inquiet à propos de toutes les initiatives qu’il avait prises ces derniers temps. Inquiet au point de l’avoir invité à déjeuner ce jour-là dans le seul but de le sonder quant à sa « stratégie d’achat », un repas pendant lequel Jasper s’était contenté de Perrier tandis que Stan avait commandé trois petits whiskys, puis une demie de bordeaux et enfin un double cognac en guise de digestif. Mauvaise idée, se disait maintenant Stan en repensant au regard glacial que son manager lui avait lancé lorsque sa langue avait brièvement fourché sur deux ou trois mots. Non, une très mauvaise idée, en fait.

Son téléphone a sonné. Stan savait qui c’était et il a décidé de ne pas répondre. Il avait fait de même des heures plus tôt lorsque Fiona, sa secrétaire, était entrée dans son bureau, peu après qu’il était revenu de déjeuner sur des jambes flageolantes, et lui avait annoncé que sa femme attendait en ligne, désireuse d’obtenir son approbation avant d’acheter un collier qui lui plaisait. « Aucun appel », avait-il répondu d’une voix pâteuse, mais trente minutes plus tard Fiona était de retour : son épouse voulait lui parler sans tarder. « Aucun appel », avait-il répété en se versant un doigt de la bouteille de malt qu’il gardait sur son bureau, vaguement conscient du ton suppliant que son assistante adoptait en insistant :

— Mais elle dit que le prix du collier va encore monter si elle ne donne pas une réponse tout de…

— Dites-lui que je suis en réunion, l’avait coupée Stan en levant son verre à sa santé. En réunion avec ma pomme.

Un entretien personnel qui avait duré trois heures, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que tout le monde avait quitté les lieux, y compris Fiona, laquelle avait finalement renoncé à le convaincre de répondre à sa femme. Les pieds sur la table, fasciné par les lueurs ambrées qui tournaient dans son verre, il s’est abandonné à la béatitude que lui inspirait l’inactivité : pour la première fois depuis des semaines, non, des mois, il s’autorisait à ne penser à rien. Absolument à rien. Plus trace des inquiétudes quant au cours du cacao, ni des plans spéculatifs sur le sucre, ni du souvenir de la mine désapprobatrice de Jack Jasper, ni de la froideur d’Angela dans la chambre à coucher, ni de…

À nouveau la sonnerie du téléphone. Cinq, huit, douze sonneries. Tandis qu’il contemplait le combiné, Stan repensait à une fameuse chanson de Frank Sinatra, « Let’s face the Music and Dance ». Faire face à l’orchestre et continuer à danser. Qu’y avait-il au bout du mariage, sinon ce moment inévitable où, quel que soit son désir de ne pas le faire, on sait qu’il faut décrocher le fichu combiné ? Se doutait-il de ce qui l’attendait, Stan ?

C’était Angela, bien sûr, mais malgré tout le ton de sa voix l’a pris de court. Précis, détaché, presque celui d’une présentatrice des infos à la télé. Froidement, elle lui a annoncé qu’elle venait d’acheter un collier, pour la somme de six mille livres sterling. Au départ, elle aurait pu l’avoir pour trois fois moins mais, chaque fois qu’elle avait téléphoné afin d’avoir son avis, sa secrétaire lui avait répondu qu’il ne pouvait pas être dérangé, oui, même son épouse n’avait pas été autorisée à le joindre. Elle avait prié Fiona de dire à son mari qu’elle resterait à la bijouterie jusqu’à ce qu’il la rappelle ; et qu’elle avait décidé, elle, que le prix du collier augmenterait de cinq cents livres à chaque demi-heure qui passerait.

C’était il y a quatre heures, donc ça va te coûter quatre mille de plus que ce que tu aurais payé si tu avais daigné me parler, lui a-t-elle annoncé avant d’ajouter : Qu’est-ce que tu penses de ça ?

Un silence profond comme le Grand Canyon s’est installé entre eux, et Stan s’est creusé la tête, sans doute, mais tout ce qu’il a pu répondre a été :

— Rien.

Elle a raccroché. Faire face à l’orchestre et continuer à danser ? Il n’en était même plus là, Stan, et donc il est revenu à une autre chanson, qui était : Lagavulin, Laphroaig, Glenmorangie, Cardhu…

 

Était-ce sa trentième cigarette de la journée, sa trente-cinquième ? Angela avait perdu le compte, aussi bien des clopes que des carats du collier qui reposait maintenant devant elle. Elle en était venue à la détester, cette breloque. Elle ne la porterait jamais, elle le savait, mais cela n’allait pas l’empêcher de remplir un chèque de six mille livres à l’instant. Que cela lui serve de leçon, à ce salaud ! Il devait comprendre qu’il ne pouvait pas l’ignorer de cette façon.

Mais quel mélodrame idiot, aussi… En vérité, ce chèque ne ferait ni chaud ni froid à Stan, et à cette idée sa main a un peu tremblé lorsqu’elle a commencé à écrire « six mi… ». Elle a senti que le bijoutier avait perçu son émoi, et qu’il détournait le regard par discrétion.

— Merci d’être resté ouvert aussi tard pour moi, a-t-elle dit afin de se donner une contenance.

— C’est un plaisir, madame, a répondu l’homme d’un ton froidement poli.

Quel poseur ! s’est-elle dit. L’Angleterre, pays de l’arrogance laconique. Une nation de maîtres d’hôtel chinois. Mais je sais ce qu’il pense ! Que je suis une pétasse d’épouse de nouveau riche en train de plumer son mari crédule. Évidemment, il n’exprimera jamais rien de tout ça. Ce sera « Oui, madame », « Bien sûr, madame ». Tout le monde me traite comme ça. À commencer par Stan. Non mais regarde ce fichu collier ! Pourquoi ai-je voulu acheter un machin pareil ? Pourquoi Stan ne m’a même pas répondu au téléphone ? Qu’est-ce qu’il faut faire pour le tirer de sa torpeur ?

Une idée lui est venue, soudain, qu’elle a envisagée avec une joie sombre.

 

Pas un ni deux, mais trois chauffeurs de taxi ont refusé de le laisser monter à bord dès qu’ils ont reniflé son haleine.

— Très humiliant, m’a raconté Stan le jour de ma visite chez lui. Surtout quand ils ont déclaré qu’ils ne tenaient pas à ce que je repeigne leur banquette arrière en technicolor. Aucun risque, d’ailleurs, puisque j’avais déjà gerbé dans la cour derrière l’immeuble. Finalement, il a fallu que je graisse la patte d’un minibus pour que le gars consente à me ramener à la maison. Tout juste débarqué de la Sierra Leone, avec des notions très relatives de la géographie londonienne… Cela a pris deux plombes, dont je ne me rappelle pas grand-chose parce que j’ai pioncé pendant presque tout le trajet. Et quand ce primitif a enfin trouvé ma piaule, il m’a extorqué vingt livres pour m’avoir offert le privilège de ronfler dans sa caisse pourrie ! J’étais trop pété pour protester. Plus aucune combativité…

À son retour, la maison était vide, plongée dans l’obscurité. Stan avait négocié sa route à travers la pénombre des couloirs, gagnant la chambre conjugale sur pilote automatique. Pas d’Angela, mais un mot, laissé sur l’oreiller. Attends que je devine ce qu’elle a écrit, s’est-il dit en envoyant valdinguer ses chaussures de l’autre côté de la pièce. J’ai amené les enfants chez ma sœur pour le week-end parce que tu ne m’aimes plus, bouh, bouh ! ou une connerie de ce style. La putain de martyre. Tellement prévisible, tellement…

À l’instant où sa tête a touché le matelas, il est tombé dans les pommes. En reprenant conscience quelques heures plus tard, il a eu la nette impression que son crâne avait servi de terrain d’essai nucléaire durant la nuit… Son état de confusion mentale s’est encore aggravé lorsque ses yeux se sont arrêtés sur l’enveloppe intacte à côté de lui. Ah ! faire face à l’orchestre et continuer à danser, hein ? Et ouvrir cette foutue lettre ! Stan en a sorti une carte blanche sur laquelle avait été rédigé non les plaintes gémissantes auxquelles il s’était attendu mais le plus sec des communiqués : « Les enfants sont chez ma sœur. Je suis au Grand Hotel, à Eastbourne. Si tu ne me retrouves pas sur la plage en bas de l’hôtel à neuf heures précises demain matin, notre mariage est terminé. »

« Demain », c’était aujourd’hui. Et il était onze heures et demie.

 

Surmontant des bouffées de nausée et de colère, Stan a conduit à tombeau ouvert. La salope ! Vraiment typique : toujours à faire des scènes, toujours à essayer de se rendre intéressante avec des manigances de ce genre… Pourtant, il y avait dans cet ultimatum une sorte de distance qui le tarabustait, le même ton définitif que celui sur lequel elle lui avait parlé au téléphone, la veille.

La route vers la mer a été prise de congestion, devenant une artère bouchée qui annonçait l’infarctus imminent. Bientôt, Stan s’est traîné avec une lenteur désespérante dans les embouteillages tandis que son estomac faisait des bonds. Il a aussitôt regretté le coup d’œil qu’il s’est jeté dans le rétroviseur : des yeux rouges surplombant deux demi-lunes noires, une mosaïque irrégulière de début de barbe sur les joues et le menton, les cheveux en pétard… Et, pour couronner le tout, il portait toujours le costume fripé dans lequel il avait dormi. Une vraie catastrophe…

Une heure s’est écoulée, puis une autre. L’après-midi était bien entamé quand il a finalement aperçu le front de mer d’Eastbourne. Garant la Jag en stationnement interdit, il s’est rué dans l’hôtel. Après l’avoir toisé d’un air dégoûté, le réceptionniste a daigné l’informer qu’il venait de manquer la dame qu’il cherchait : sortie un peu avant neuf heures, elle était revenue à onze, avait demandé s’il y avait des messages pour elle et était sortie à nouveau, environ dix minutes auparavant.

Stan s’est précipité dehors, a évité de justesse les voitures sur la chaussée qu’il a traversée en trombe, et a bientôt senti les galets de la plage rouler sous ses chaussures de ville. Il a observé la longue étendue grisâtre à droite, puis à gauche. Pas d’Angela en vue. Il s’est mis à trotter sur le rivage, à peine conscient des regards étonnés que lui jetaient les promeneurs. Il savait ce qu’il devrait faire, lorsqu’il la retrouverait enfin : la supplier, demander pardon de s’être aussi mal conduit, débiter les promesses absurdes que les hommes sont parfois obligés de formuler, jurer qu’il passerait désormais plus de temps avec elle et les enfants, proclamer qu’elle était tout ce qui comptait vraiment dans sa vie…

Bingo ! Il l’a aperçue à une cinquantaine de mètres devant lui. Il a crié son prénom, elle s’est retournée et a aussitôt levé une main dans sa direction. Ce qu’il avait d’abord pris pour un geste de bienvenue s’est révélé être celui d’un agent de la circulation intimant l’ordre de s’arrêter à un véhicule.

— Tu veux me parler, adresse-toi à mon avocat ! lui a-t-elle hurlé.

— Tu es folle, ou quoi ? a beuglé Stan en se jetant de plus belle en avant, sans remarquer la chaise longue inoccupée qui barrait son chemin et dans laquelle il s’est pris les pieds, s’affalant sur le sable mouillé.

Une petite foule s’est amassée autour de ce vagabond hirsute dans un costume à huit cents livres sterling, voulant prendre de ses nouvelles. « Ça va, ça va », a grommelé Stan en scrutant ces visages penchés sur lui dans l’espoir d’y découvrir celui d’Angela. Elle n’était pas là. On l’a aidé à se remettre debout. Il n’a même pas regardé autour de lui. Il savait qu’elle était partie pour de bon. Il n’y avait que du sable à perte de vue, du sable qu’il a continué à voir après avoir fermé les yeux. Le sable du désert, cette toile immaculée et sans limite… Il était à nouveau sur sa belle moto, fonçant droit devant lui, mais cette fois l’impression de désolation complète du paysage l’a fait se crisper. Cette immensité solitaire était tout à coup effrayante. Il avançait sur une route qui ne menait nulle part.

 

Une semaine après leur rencontre frustrée sur la plage, Stan et Angela ont décidé de se séparer. Un mois plus tard, il se retrouvait sans travail. On lui a dit qu’il était victime d’une baisse inexorable des profits, de la morosité économique grandissante, mais on lui a fait aussi entendre qu’il aurait intérêt à mettre fin à son histoire d’amour avec le whisky pur malt, s’il voulait un jour retrouver un poste de trader.

Encore cinq mois ont passé et Stan, toujours sans emploi, a dû abandonner l’appartement qu’il avait loué à Butler’s Wharf. Il est allé vivre chez sa mère, à Stepney.

Neuf mois après la scène sur la plage, Stan et Angela se sont donné rendez-vous pour une véritable explication, le premier semblant de conversation digne de ce nom depuis leur séparation. Ils sont parvenus à deux points d’accord : un, Stan ne s’opposerait plus à la demande de divorce engagée par Angela ; deux, leur maison de Little Venice serait mise en vente dès que possible, car les lettres réclamant le paiement de huit mois d’hypothèque non perçus se faisaient de plus en plus menaçantes et la perspective de la saisie devenait réelle.

Il y avait un an qu’il l’avait manquée au bord de la mer quand la maison a été vendue trois cent quatre-vingt-sept mille livres, soit quarante-trois mille de moins qu’ils ne l’avaient achetée au plus fort du boom immobilier de 1987. Après avoir épongé leurs diverses dettes, ils ont englouti presque tout le reste dans l’achat d’un pavillon à Walthamstow pour Angela et les enfants.

Quinze mois après la scène de la plage, Angela s’était transformée en l’une de ces femmes extrêmement maquillées qui arpentent les rayons cosmétiques au rez-de-chaussée des grands magasins et s’efforcent de conserver un sourire permanent au milieu des parfums et des masques exfoliants.

— C’est un boulot comme un autre, déclarait-elle quand on lui demandait si elle se plaisait dans sa nouvelle vie. Ça paie une partie des factures et ça occupe.

Et pendant ce temps, Stan, juché sur une pile de vieux journaux dans son studio proche de Wapping, me racontait qu’il n’avait pas encore opéré son come-back sur le marché à terme mais qu’il avait été sauvé de la soupe populaire par l’emploi de consultant que lui avait offert un ancien client.

— Il me paie deux mille par mois, moins du dixième de ce que je gagnais avant, mais c’est quand même de la thune, de quoi payer la pension alimentaire des gosses et les cent vingt livres hebdomadaires que me coûte cette piaule. Tu sais, j’ai beau adorer ma mère, neuf mois à Stepney avec elle, cela a failli me faire replonger dans le whisky…

— Tu as arrêté de boire ?

— Depuis près d’un an, oui.

— Ça te manque ?

— Seulement quand je suis réveillé… Mais enfin, pas de picole, pas d’argent, un studio grand comme un mouchoir de poche, il faut croire que je suis devenu un vrai type des années 1990 : la vie simple, la modération, tout ce baratin… En tout cas, je vais te confier une chose : quand je repense à la décennie 1980, j’ai l’impression que c’était il y a un siècle. Ou que cela a été une sorte de rêve.

— Un bon rêve, ou un mauvais ?

Stan Gould a réfléchi un moment.

— Un rêve coûteux, a-t-il fini par répondre.

 

Dans le Londres d’aujourd’hui, quand les gens évoquent les années 1980 et leur éthique ultra-consumériste, ils adoptent presque un ton d’historien, comme s’il s’agissait d’une ère depuis longtemps révolue, d’un souvenir lointain.

Certes, le découpage en décennies est une simplification qui nous plaît mais qui ne rend pas toujours compte des véritables phases de l’histoire. Ainsi, la décennie 1960 reste à jamais un symbole de contestation libertaire alors que ses cinq premières années ont été fortement marquées par le conformisme antérieur. De même, les années 1980 sont perçues comme l’ère de l’argent roi, même si la course au gain n’a atteint toute son intensité qu’à partir de 1985. Et maintenant que nous entamons la décennie 1990, on nous en parle comme de l’aube d’un nouvel âge, celui de la prise de conscience collective, un temps où nous allons rejeter toutes les vanités produites par une prospérité en trompe l’œil pour nous concentrer sur le développement durable, l’alimentation macrobiotique et le respect de l’environnement. Puisque des préoccupations existentielles domineront notre vie quotidienne, nous oublierons les ambitions corporatistes effrénées, les combats au couteau dans la corbeille boursière, les voitures à la consommation monstrueuse. La volonté de s’enrichir sera désormais atténuée par le souci de ménager la planète et les autres. Être plein aux as ne sera tolérable que si cela s’accompagne de responsabilité sociale…

Je dois dire qu’après douze mois passés à visiter différentes places financières du monde ce discours omniprésent sur la « nouvelle morale des années 1990 » m’a paru des plus spécieux, notamment parce que, après mon périple, je suis revenu dans une capitale britannique en plein désarroi économique. La récession battait son plein, à la City les licenciements étaient devenus monnaie courante et nombre d’acteurs du miracle financier d’hier se disaient qu’il devait faire froid sur le trottoir… Bien sûr, les principaux brasseurs d’affaires continuaient à gagner des sommes plus que respectables mais pour les autres, ceux qui étaient entrés sur le marché du travail à une époque où à peu près n’importe qui semblait pouvoir s’improviser trader et en vivre superbement, l’ambiance était celle d’un lendemain de fête trop tapageuse. D’où la question : qui pouvait se payer le luxe de faire son métier d’une manière « humaniste et responsable » à un moment où sa propre survie professionnelle semblait désormais incertaine ?

Louise Yew le pouvait, visiblement.

 

Au début de l’année 1985, elle avait pensé acheter des dollars et avait donc consulté les astres. Ce que le ciel lui avait indiqué n’était pas rassurant : Mercure était en mouvement rétrograde à la mi-mars, un phénomène annonciateur de sérieux changements. Ainsi mise en garde, Louise Yew avait aussitôt changé d’avis, achetant à la place des livres sterling. Un excellent coup, puisque le 17 mars la caisse de crédit de l’Ohio allait s’effondrer, soulevant une vague de panique à travers tout le système financier mondial et provoquant la dégringolade de la devise américaine, alors presque à parité avec la livre. Au cours de ce seul mois, Louise Yew avait réalisé un joli bénéfice simplement en supposant que le mouvement rétrograde de Mercure signifiait que le moment était venu de spéculer sur la progression de la monnaie britannique.

Dans sa stratégie à long terme de trader indépendante en devises et matières premières, Louise Yew étudiait toujours les cieux avant de prendre une décision. Début 1989, par exemple, le fait que Saturne soit dans le Capricorne l’avait poussée à acheter de l’or, la présence de cette planète dans un signe aussi terrestre indiquant qu’il fallait se fier aux minerais extraits des entrailles de notre bon vieux globe. De même, l’arrivée de Saturne dans le Verseau après le 6 février 1991 avait convaincu Louise que la fin de la guerre du Golfe approchait à grands pas, puisque le Verseau, ainsi que tout rescapé des années 1960 s’en souvient, est le signe de la paix. La dimension à la fois pacifique et terrestre du phénomène laissait entendre également que des investissements dans des opérations à vocation sociale seraient fructueux : résultat, elle avait misé gros sur des titres liés à l’industrie médicale et biotechnologique, des choix qui se sont tous révélés, selon ses termes, « des générateurs de profit exceptionnels ». A posteriori, elle a calculé qu’elle avait récolté cent cinquante pour cent de ses placements d’alors, ce qui montre qu’il y a beaucoup d’argent à ratisser lorsque Saturne rencontre le Sagittaire au-dessus de nos têtes.

— Investir en Bourse revient à faire un pari, m’a-t-elle expliqué. C’est pour cette raison que tous ceux qui jouent sur les marchés sont toujours à la recherche d’indications qui augmenteront leurs chances. Moi, les planètes, c’est devenu mon journal de pronostic aux courses, ma liste de favoris.

Louise Yew n’était pas du tout une évaporée, encore moins une diseuse de bonne aventure penchée sur ses feuilles de thé dans une arrière-boutique lui servant de cabinet de consultation. C’était une quadragénaire dans une forme physique quasi olympique qui rayonnait d’énergie et d’efficacité. Lorsqu’elle m’a reçu chez elle à Belgravia, elle m’a annoncé qu’elle n’aurait que trois quarts d’heure pour notre entretien car elle voulait être de retour à temps devant ses écrans d’ordinateur afin de suivre le principal « jeu » de l’après-midi, à savoir l’ouverture des cotations à la Bourse de New York.

Sa demeure dans ce quartier chic de Londres était somptueuse. En arrivant devant la maison blanche de style Regency qui s’élevait tout près d’Eaton Square, l’un de ces imposants bâtiments qui abritent souvent des consulats étrangers ou des missions commerciales de pays du golfe Persique, j’ai pensé que son mari et elle devaient occuper l’un de ses étages. Mais non, Louise Yew était l’heureuse propriétaire de « toute » la superbe bâtisse et de ses cinq étages. Après m’avoir accueilli à la porte, elle m’a précédé dans un immense escalier en marbre, puis un salon de réception digne d’un palais. Louise Yew semblait non seulement riche mais même « très » riche. Riche au point que sa fortune personnelle, ainsi que j’allais l’apprendre par la suite, était supérieure au PNB du Burundi. Elle avait des résidences dans cinq villes des deux hémisphères et prenait le Concorde comme moi le métro. Elle employait aussi volontiers des tournures de phrase comme « La dernière fois que je parlais avec Henry… », ou « Sans doute grâce au charme irrésistible de François… », et il me fallait une ou deux minutes pour m’apercevoir qu’elle venait de mentionner Henry Kissinger ou François Mitterrand. Bref, elle appartenait à la sphère où les hommes d’État les plus éminents et les maîtres de l’économie globale se croisent pour prendre des décisions qui, le plus souvent, affectent le cours de ce monde.

Et c’était cette femme d’exception qui avait recours à l’astrologie pour définir ses positions financières… Quand je lui ai demandé comment elle en était venue à cette pratique, elle a répondu que les astres avaient toujours fait partie de sa vie et que son père, un important entrepreneur de Singapour, avait en son temps consulté les cartes célestes afin de prévoir les grandes tendances économiques à venir et d’adapter ses priorités d’investissement.

— Mon père se servait des planètes comme d’indicateurs de profit, a-t-elle poursuivi, mais il croyait aussi beaucoup à l’influence du « karma » dans le monde des affaires, à cette idée que vos actes et vos choix d’hier modèleront ce que vous serez demain. Pour lui, un marché qui n’était pas juste pour les différentes parties concernées était impensable. Sinon, vous créez une mauvaise énergie qui reviendra inévitablement vous affaiblir, puisque l’énergie est une force cyclique…

Elle m’a dévisagé durant quelques secondes avant de reprendre :

— Je n’ignore pas que toutes ces histoires de karma et business peuvent paraître stupides à certains. Un constat, cependant : regardez l’Amérique, où l’éthique commerciale dominante est en gros « Pas de prisonnier ! ». Eh bien, la plupart des cadres supérieurs ou des hommes d’affaires ont des parcours professionnels extrêmement instables et chaotiques. Pourquoi ? À cause de toute l’énergie négative qu’ils créent avec leur compétitivité impitoyable. Prenez ensuite la Chine ou l’Inde, des sociétés et des cultures qui sont entièrement définies par l’idée de karma, ou de tao : là, les grands acteurs de l’économie ont des trajectoires beaucoup plus stables, loin des carrières en dents de scie des Donald Trump ou des Michael Milken. Pour une raison très simple : qui dit bon karma dit bonnes affaires.

« Bon karma » ? Aux yeux de tous ceux qui avaient percé en plein triomphe de « la raison du plus fort » caractéristique des années 1980, écraser son adversaire pour aussitôt s’inquiéter des effets cycliques de cette « mauvaise énergie » alors générée pouvait en effet paraître « stupide ». Tout comme l’attitude consistant à prendre des actions dans le secteur de la biotechnologie simplement parce que Saturne rencontrait le Sagittaire leur aurait sans doute paru d’une bêtise sans bornes.

C’est que le vocabulaire des projections astrologiques et des faisceaux d’énergie sonne terriblement new age, et que l’idéologie new age s’est transformée en une sorte de contre-culture pour une nouvelle génération, réduite mais en constante expansion, de professionnels ambitieux. Voici un petit univers où un courtier gardera précieusement des cristaux magiques dans ses poches tout en bramant devant le panneau des obligations, où des chefs de pub diront à leur secrétaire : « Ne me passez pas d’appel dans la demi-heure qui suit, je serai en méditation » et où un comptable assermenté vous coincera dans une soirée afin de vous vanter les miracles produits sur son « équilibre interne » par les cours de « Vie consciente » qu’il s’est mis à suivre assidûment…

Hormis le fait d’évoquer sa relation personnelle avec Jésus-Christ, le plus sûr moyen de jeter un froid dans un dîner est de commencer à discourir sur sa découverte des vertus thérapeutiques de l’énergie taoïste, ou de la « chirurgie psychique ». De telles proclamations sont souvent justement condamnées à être tournées en ridicule. Grâce à Shirley MacLaine et à sa conviction d’être habitée par l’esprit d’un guerrier préhistorique, ou à David Icke et à ses théories du complot impliquant des extraterrestres, la nébuleuse new age s’est acquis une réputation de grand cirque mysticonaïf. Et comme les néochrétiens, les adeptes de ce bric-à-brac conceptuel ont plutôt tendance à manifester tous les signes de la bigoterie la plus douteuse. Les tenants du fondamentalisme chrétien et du new age partagent en effet la conviction absolue que leurs doctrines respectives permettent à un individu de refaire sa vie de A à Z, d’éliminer radicalement son passif spirituel pour se réinventer. Et cette idée d’une panacée aux vicissitudes de la vie est tellement séduisante que les nouveaux convertis se comportent comme s’ils détenaient enfin la vérité capable de dissiper tous leurs maux, voire ceux des autres.

Alors, était-ce plus qu’une mode du moment, une pose spiritualiste ? Apparemment oui, puisqu’un nombre grandissant de poids lourds de la finance londonienne semblaient décidés à se servir des techniques new age comme d’outils de travail fiables, comme un moyen légitime de gagner de l’argent.

— Le marché a sans conteste une dimension cosmique, m’a assuré Louise Yew, en ce sens qu’il est entièrement régi par des forces qui nous dépassent. Je suis persuadée que nous pouvons nous servir de l’horoscope dans le but d’utiliser ces forces à notre avantage. Et je crois tout aussi fermement que l’une des principales causes des retombées négatives des années 1980 sur l’économie mondiale est que la plupart des transactions menées à cette époque étaient pétries de mauvaise foi. Or, comme toute autre énergie, la mauvaise foi est une force cyclique : une fois que vous l’infligez à autrui, elle vous revient obligatoirement un jour au visage…

— Donc, le principe des années 1990 sera : rien que de la bonne foi en affaires ? ai-je risqué.

— Le principe des années 1990, ce sera encore de gagner de l’argent, a rétorqué mon interlocutrice. La différence, c’est que les gens essaieront de le faire d’une façon beaucoup moins agressive, beaucoup plus en harmonie avec la terre.

 

Shelley von Strunckel était l’astrologue attitrée de Louise Yew.

— Beaucoup de gens comme Louise viennent me voir pour connaître mes prédictions à partir des astres, m’a-t-elle assuré. Cela dit, la prédiction, pour moi, c’est avant tout se faire une idée du monde auquel on va faire face. Un astrologue fiable, qui accomplit sa tâche correctement, dira à son client ou sa cliente : « Bon, je pense que le contexte dans lequel nous sommes actuellement va se maintenir six mois encore mais là, cette planète qui apparaît à l’horizon, ça représente un changement certain. » En d’autres termes, il faut utiliser un horoscope comme un outil d’analyse. Moi, je suis consultée par des gens qui me demandent de m’en servir pour examiner les forces et les faiblesses de leurs investissements.

Shelley von Strunckel était américaine, native de Los Angeles et donc éblouie depuis le berceau par les vives lumières d’Hollywood. Pourtant, là, dans son cabinet de Chelsea, cette femme sûre d’elle et de sa remarquable intelligence, à peu près du même âge que Louise Yew, m’a semblé avoir depuis longtemps coupé les ponts avec les mirages de Beverly Hills. Son mari était avocat au barreau de Londres, son mobilier edwardien et sa clientèle plus qu’aisée.

— En plus de ceux qui me consultent pour avoir une meilleure vision de l’avenir, m’a-t-elle expliqué, je reçois une catégorie d’individus très différente, même si eux aussi sont généralement très favorisés. Ceux-là veulent appliquer l’astrologie et les techniques new age à la résolution de certains problèmes personnels, ou de certaines interrogations. Dans ce cas, ma fonction se rapproche beaucoup de celle d’un psychanalyste. Alors qu’un psy en vient à connaître son client ou sa cliente par l’écoute professionnelle, j’utilise pour ma part l’horoscope afin d’entrer dans la construction psychologique de l’individu, de la disséquer. Un peu comme si je prenais sa tension, mais de façon interne.

En établissant une carte des cieux d’après la date, l’heure et le lieu de naissance de ceux qui la consultaient, Shelley von Strunckel traçait un portrait psychologique de l’intéressé qui lui permettait, selon elle, de repérer les conflits à l’œuvre dans son psychisme.

— Les gens viennent me demander un bilan général. S’il s’agit d’un problème de nervosité excessive, par exemple, je peux proposer certaines techniques comme la méditation transcendantale, qui non seulement réduit le stress mais apprend aussi à tirer le meilleur parti des ressources psychologiques. Contrairement à bien des charlatans new age qui promettent à leurs clients de les débarrasser de tous leurs maux, j’insiste sur le fait que ces techniques ne sont qu’un moyen pouvant aider quelqu’un à assumer sa destinée. Vous savez ce que dit la Bible ? Il y a « un temps pour chaque chose sous les cieux ». En ce qui me concerne, le caractère, c’est le destin de chacun. J’essaie seulement d’aider un individu à évaluer quel moment est le plus favorable pour tenter telle ou telle chose. Voyez-vous, l’essence de la pensée new age, c’est l’idée d’autodétermination. Dans ses meilleures applications, cette pensée propose un mélange équilibré de rationnel et de magique, un dosage qui permet de mieux se comprendre soi-même, de dépasser ou, au contraire, d’assumer certains aspects de l’existence.

Elle n’était pas du tout surprise qu’un nombre croissant de financiers vienne la consulter, convaincue que nous assistions à la naissance du « businessman inspiré », une formule qu’elle m’a précisée en ces termes :

— Par là, je n’entends pas un homme ou une femme d’affaires qui donne des leçons de morale à tout le monde, assiste à des petits déjeuners de prière ou se promène en affectant un air mystique. Un businessman inspiré, pour moi, c’est quelqu’un qui est capable de saisir les relations de cause à effet dans ce qu’il entreprend, de prendre en considération l’influence complémentaire ou conflictuelle des facteurs extérieurs et des motivations intérieures, et qui est prêt à examiner ce qu’il a en lui afin d’améliorer ses chances de succès. C’est de l’initiation à la spiritualité pour des personnes qui, par définition, sont immergées dans la matérialité.

 

Quand j’ai rencontré Anthony Cummings à son club de Pall Mall et que je l’ai entendu commander d’un ton sec au serveur un double whisky pour chacun de nous, je me suis dit qu’il ne pouvait en aucune manière entrer dans la catégorie des « businessmen inspirés ». Très loin de la dégaine new age spiritualiste, ce patricien à la voix de stentor et à l’air ultra-compétent manifestait un goût prononcé pour les cigares Davidoff et les costumes d’un célèbre tailleur de Jermyn Street, attributs du solide financier de la vieille école. Et pourtant…

— Pour moi, c’est soit blanc, soit noir, m’a-t-il annoncé tout de go en allumant un gros havane. En affaires, ma devise est : sens pratique. C’est vous dire si j’étais sceptique quand Shelley m’a lu mon horoscope, la première fois ! Je l’étais tout autant lorsque je l’ai chargée de préparer celui de certaines personnes que j’envisageais d’engager. Elle a littéralement mis dans le mille, en termes d’analyse de leur caractère. À ce moment, j’étais en pleines négociations plutôt complexes autour du rachat d’une entreprise, alors je l’ai priée de me faire une évaluation de la personnalité des gens avec qui j’étais en compétition et là encore elle a vu juste, au point de m’éviter de me faire rouler dans la farine par eux ! Depuis ce jour, je suis un adepte convaincu de la prédiction astrologique… même si je ne sais toujours pas comment ça marche !

Anthony Cummings, un nom important à la City, directeur de cinq sociétés, mécène de comédies musicales du West End, membre généreusement rétribué de plusieurs conseils d’administration… et tenant du « bon karma » en affaires ? Pas exactement. Pourtant, à l’instar de nombreux magnats auxquels on avait conseillé une consultation avec Shelley (ou d’autres astrologues), il avait découvert que garder l’œil sur les mouvements célestes pouvait être très rentable.

— Je le répète, je me méfiais énormément de l’astrologie avant de rencontrer Shelley, et d’ailleurs je dois dire que je ne serai sans doute jamais entièrement convaincu de sa fiabilité. Cela étant précisé, elle m’a donné des conseils pour étendre mon spectre d’activité qui ont largement payé. Pour être clair, je dirais qu’une visite à mon astrologue fait désormais partie de ma vie professionnelle au même titre que mes réunions avec mon conseiller fiscal ou mon avocat, bien que, bon, ce ne soit pas une chose que je reconnaîtrais facilement en public.

 

Andrew Merchant, lui, admettait sans la moindre réticence qu’il consultait régulièrement un astrologue. Il reconnaissait avec la même franchise qu’il avait longtemps pensé être en mesure de mener sa vie privée comme on mène des affaires, mais qu’à la suite d’une crise personnelle assez grave il avait recours depuis un an et demi à des techniques new age afin de reprendre le dessus. Ce qui expliquait en partie pourquoi il était maintenant capable d’une totale sincérité quand il s’agissait d’assumer ses défauts.

Je l’ai rencontré dans un café à l’aéroport de Heathrow, à sa demande car il n’aurait pas eu le temps de me recevoir à son bureau. Il avait pensé que nous pourrions prendre un verre et disposer d’« un créneau de trente minutes » avant qu’il saute dans le dernier avion de la journée pour New York.

Les termes de « créneau », de « fonds alternatifs » ou de « langage phatique » revenaient souvent dans sa conversation, de sorte qu’il était un lexique vivant du dialecte technico-psychologique à la dernière mode. On voyait également qu’il avait organisé son existence avec la précision d’un exigeant analyste du rendement. La recherche de la perfection, c’était l’ambition que proclamait l’apparence de cet homme de quarante ans sans un pouce de graisse, avec l’un de ces visages virilement taillés à la serpe qu’affectionnent les créateurs de campagnes publicitaires pour after-shave, habillé en Cerruti de pied en cap, un bagage de la toute dernière ligne de Coach à côté de son fauteuil. Son attention aux détails et à son image révélait quelqu’un qui vivait à cent à l’heure, de toute évidence, et cependant, sur ce parcours de formule 1, il avait récemment subi une série de carambolages spectaculaires.

— Ces derniers dix-huit mois ont été un cauchemar, m’a-t-il expliqué. J’ai rompu avec ma femme, mon frère est mort, mon cabinet d’investissements s’est mis à battre de l’aile et une relation que j’avais commencée après la séparation conjugale s’est effondrée, elle aussi. Un vrai Beyrouth affectif. Toutefois, ce pire moment de ma vie, justement parce qu’il était à ce point atroce, m’a amené à reconsidérer plein de choses et à faire le bilan.

« Faire le bilan », pour Andrew, cela avait été quelques séances chez un psy. Néanmoins, un tel fanatique des résultats immédiats aurait difficilement pu se satisfaire de passer trois ans sur le divan d’un disciple de Freud qui ne desserrait jamais les dents. Ayant tenté une consultation astrologique, il avait constaté que les résultats de son horoscope reflétaient avec précision la tempête émotionnelle qu’il était en train de traverser. Quand l’astrologue lui avait fait remarquer que la méditation transcendantale pourrait l’aider à se reprendre en main, il avait mis de côté ses doutes et s’était inscrit à un cours d’initiation.

— Ce que j’ai appris de la MT, c’est que ça consiste essentiellement à rester assis tout seul dans une pièce pendant vingt minutes, deux fois par jour, et à laisser son corps et son esprit se détendre. Totalement passif, le machin, et pour quelqu’un comme moi qui n’a jamais eu de patience, pas facile à accepter, au départ. La MT m’a appris à ralentir un peu et aussi, peut-être, à écouter plus attentivement ce que disent les autres. Bon, même si mon affaire a beaucoup souffert en 1990, j’ai gagné assez d’argent ces dernières années pour ne plus avoir à travailler, ce dont je ne me plains pas ! La MT et maintenant le yoga que je pratique en plus m’ont fait comprendre que je ne devais plus essayer de « maintenir le score » en permanence. Ça m’a aussi conduit à la grande question : vais-je enfin contrôler ma vie ou est-ce ma vie qui va continuer à me contrôler ?

Je n’ai pu m’empêcher de penser à la béatitude exaltée qu’affichent les convertis de fraîche date au néochristianisme quand ils décrivent leur soudaine illumination spirituelle. Comme je lui en faisais la remarque, il n’a pas cherché à esquiver la comparaison.

— Laissez-moi vous dire qu’il existe une énorme différence entre un chrétien « revenu à la foi » et un adepte du new age. La voici : le premier dit « Je suis à Son service », le second « Je suis à “mon” service ». C’est pour cette raison que beaucoup d’hommes d’affaires que je connais en viennent au new age : ils découvrent que c’est tout bénef, que c’est le succès sans le stress.

Andrew Merchant personnifiait-il le financier de demain, expert en gestion du stress et en management du psychisme ? Ou n’était-il que l’un des rares chanceux à avoir survécu à la brutalité des années 1980 et à pouvoir désormais s’offrir le luxe de la recherche de « voies alternatives » dans la course à l’argent ? Je n’étais pas loin de penser qu’il représentait sans doute cet idéal du « businessman inspiré » lorsqu’il m’a raconté une petite fable qui prouvait à elle seule que, même si la décennie de la cupidité était derrière nous, les affaires restaient les affaires. Que le jeu de la finance avait maintenant des règles plus humaines, peut-être, mais qu’il n’en continuait pas moins à battre son plein.

— Tout le monde connaît l’histoire des deux taureaux, un jeune et un vieux, qui sont sur une colline et qui regardent un champ avec plein de vaches en bas. Le jeune taureau tourne la tête vers le vieux et lui dit : « Allez, on court là-bas et on s’en tape quelques-unes. » À quoi le taureau qui a de la bouteille répond : « Non, on marche jusque là-bas et on se les tape toutes. » Voilà résumé l’esprit années 1990 du business, mon cher.

Sur ce, il a pris congé et s’est dirigé vers le comptoir d’enregistrement de la classe affaires. En marchant, non en courant.

 

Stephen White croyait lui aussi au vieil adage selon lequel il vaut mieux marcher que courir.

— Ma philosophie professionnelle, vous voulez la connaître ? m’a-t-il dit. « Lentement mais sûrement. » Ne pas essayer d’aller plus vite que la musique, ne pas chercher à être le premier du peloton quand il s’agit de gagner de l’argent. Maintenir sa marge de profit et ne pas se faire remarquer. C’est la base pour survivre à la City, de nos jours.

Il incarnait bien ses idées, Stephen White. Trente-cinq ans et presque chauve, costume gris passe-partout, une paire de lunettes des plus discrètes, chemise blanche amidonnée et cravate noire pompes funèbres. Sa voix était mesurée, uniforme. La personnification de la retenue et de la prudence. En le rencontrant, on se demandait comment on pouvait façonner aussi méticuleusement une apparence aussi ordinaire. Tout cela était une armure, comme je l’ai découvert en parlant avec lui. Une façon d’échapper aux ennuis que l’on s’attire à coup sûr en se faisant remarquer.

Il était vendeur de titres dans l’agence londonienne d’une grande banque européenne. Quand je suis entré dans la salle de trading, j’ai retrouvé le désordre et le vacarme auxquels je m’étais habitué durant ma dérive à travers des locaux similaires. Autour du poste de travail de White, toutefois, c’était comme si un cercle invisible de calme ordonné s’était établi, un îlot de bon sens au milieu de l’hystérie générale. Tandis que ses collègues s’époumonaient dans plusieurs combinés téléphoniques à la fois, il appelait ses clients un par un, s’adressant à eux avec le volume sonore d’une conversation normale. Quand nous sommes descendus boire un verre pour bavarder et que je lui ai demandé comment il résistait au tourbillon de folie qui l’entourait au bureau, il a répété avec calme sa devise professionnelle :

— Lentement mais sûrement…

Si vous gardez votre sang-froid alors que tout le monde est en train de le perdre autour de vous, vous êtes sans doute de l’étoffe des survivants de la City dans la tourmente de la récession, tout comme Stephen White.

— Les plus jeunes de la salle m’ont surnommé le « Fossile », a-t-il déclaré avec le plus grand détachement. Pour eux, je suis dans cette banque depuis l’âge du paléozoïque.

— Vous travaillez là depuis combien de temps, au juste ?

— Cinq ans.

— Cinq ans, ça fait de vous un fossile ? me suis-je étonné.

— Les choses sont telles à la City en ce moment que survivre cinq ans dans n’importe quelle salle de trading vous donne une place attitrée au musée d’Histoire naturelle, je dirais…

Il a jeté un regard circulaire dans le bar à vin où nous nous trouvions pour s’assurer qu’aucun confrère n’avait pu surprendre une remarque aussi risquée. Il n’avait pas à s’inquiéter, l’établissement était presque vide.

— Vous n’avez qu’à prendre ce bar pour mesurer à quel point la situation a changé ici depuis le krach, a-t-il poursuivi. Il y a deux ans, c’était plein tous les soirs après la sortie du travail, on devait rester debout. Toute ma section venait boire du champagne payé avec une carte de crédit de la boîte. Maintenant, c’est le plus souvent comme maintenant, parce que toutes les sociétés que je connais ont réduit considérablement les notes de frais. De toute façon, les gens qui bossent ici préfèrent garder profil bas. Même chose pour les restaurants : hier, j’ai amené deux clients japonais déjeuner dans un endroit plutôt chic où il fallait réserver une table dix jours à l’avance, dans le temps, et là nous nous sommes retrouvés les seuls de la salle. Plutôt gênant, comme vous imaginez. Surtout que les Japonais aiment bien qu’il y ait de l’action autour d’eux, quand ils parlent affaires. En fin de compte, ce que je peux dire du contexte actuel, c’est que je m’estime heureux d’avoir un emploi. Plein de types qui se croyaient des princes de la finance se sont cassé la figure en beauté. La semaine dernière, j’ai pris un pot avec un ancien collègue qui se faisait facilement dans les deux cent cinquante mille annuels, à l’apogée des années 1980. D’autres boîtes ont essayé plein de fois de le débaucher de chez nous en lui proposant des rétributions mirobolantes. Eh bien, il se moquait toujours de moi, avant, il disait que j’étais un tâcheron du trading, que je ne risquais pas assez mes positions, etc. Mais avec la récession on a gardé ceux qui garantissent des bénéfices réguliers, même modestes, et on a viré les as de la voltige comme lui. Pourquoi ? Parce qu’ils n’arrivaient plus à rapporter les énormes profits qui justifiaient leurs salaires astronomiques. Ça fait deux ans qu’il n’a plus de boulot. Il est presque au bout du rouleau, maintenant.

N’avait-il jamais été tenté de jouer gros pour gagner gros ? À une époque, m’a-t-il répondu laconiquement avant de me résumer sa carrière. Vendre quelque chose à quelqu’un, telle avait été la constante de sa trajectoire professionnelle. Diplômé de l’université du Sussex, il avait commencé en sillonnant les routes pendant quatre ans, en tant que représentant de commerce pour un important laboratoire pharmaceutique. Fatigué de cette errance permanente – « et des repas sur le pouce dans des stations-service », a-t-il glissé au passage –, il avait décidé de mettre ses talents commerciaux au service de la City. Décrocher un poste de courtier à l’antenne londonienne de l’une des principales banques américaines l’avait transporté de joie. Selon lui, il y avait une dimension artistique à vendre des actions : séduire l’imagination du client potentiel en lui décrivant le potentiel fabuleux de telle ou telle société, inventer un avenir glorieux à tel ou tel titre…

— Je me suis défoncé au travail. Pendant les sept années où j’ai bossé pour eux, j’ai dû leur rapporter près de un million de livres annuel en ventes. Et puis, un matin de janvier 1986… le jour de mon retour des vacances de Noël, en fait, ma secrétaire m’a dit que j’étais attendu au Bureau 104. Là, un sous-fifre m’a tendu une lettre m’informant que la banque n’avait plus besoin de mes services. Devinez pourquoi c’est sur moi ou d’autres comme moi que c’est tombé ? La direction à New York voulait réduire ses dépenses à Londres, donc la DRH a décidé que ce seraient les vendeurs les mieux payés (parce que les plus performants !) qui seraient remerciés…

Il a bu une gorgée de vin.

— Comme vous vous en doutez, j’ai été assez affecté par la nouvelle. Surtout que ma femme avait accouché de notre deuxième enfant, quinze jours avant. Ce qui m’a le plus scié, et qui me scie encore aujourd’hui, c’est la logique de l’employeur : on leur avait fait gagner plein d’argent mais tout à coup ce n’était plus important, l’important était ce qu’on leur coûtait… Enfin, il restait encore plein d’occasions à la City, en 1987, et j’ai pu retrouver un travail en seulement un mois. N’empêche, ça m’a donné une leçon, dure et simplissime : si vous voulez rester en vie sur le marché financier, baissez la tête. Rapportez-leur juste assez pour que les patrons trouvent que le « coût-profit » que vous représentez est acceptable, et n’attirez jamais les regards sur vous. Soyez sans intérêt.

— Vous vous voyez vraiment comme ça, sans intérêt ?

— Oui. Je suis le type de la City standard, le même que celui qui bossait ici il y a cinquante ans, le même que celui qui bossera ici dans cinquante ans. J’ai un salaire raisonnable, des horaires raisonnables, des satisfactions raisonnables dans mon travail, j’ai une femme et deux gosses, j’ai une maison dans le Surrey et j’ai le choix entre le 18 h 20 et le 18 h 50 à Waterloo Station pour rentrer chez moi. Une vie ordinaire, comme on dit.

Quelques mois plus tôt, dans un club de Wall Street, un autre spécialiste de la finance à l’allure passe-partout avait lui aussi évoqué le caractère prévisible, « ordinaire » de son existence. Ces deux parcours, l’un à New York, l’autre à Londres, m’amenaient à me poser la question suivante : étaient-ce eux, les vrais survivants des excès de la décennie 1980, ces hommes en gris des marchés internationaux, ces agents discrets et tenaces qui, contre vents et marées, constituaient les rouages infatigables de toutes les Bourses du monde ? Et n’avaient-ils pas compris depuis longtemps quelque chose qu’un Andrew Merchant et ses semblables new age ne faisaient qu’entrevoir, que l’ambition débridée est dangereuse pour la santé ?

Le « succès sans le stress » : et si c’était là le désir secret de tous les hommes et les femmes qui font œuvre de commerce ? Mais cette tension permanente n’est-elle pas aussi un dispositif de survie indispensable, quand on opère sur les marchés financiers ? Si ma visite au pays des traders m’a fait parvenir à une conclusion, c’est que la poursuite de l’argent, en soi, est une expérience traumatisante. Pourtant, ce n’est pas de la dureté et de la complexité de la bataille financière que proviennent les blessures les plus graves. Non, le plus traumatisant demeure la façon dont l’argent est devenu notre principal moyen de donner une validité à notre passage sur terre, et de répondre aux demandes que nous impose notre environnement social. Comme je l’ai découvert à Casablanca, le marché financier moderne n’est rien de plus qu’un souk informatisé. Et dès que l’on s’engage dans n’importe quelle transaction, ainsi que tout commerçant avisé l’a bien compris, on prend le risque de s’exposer, de se révéler tel qu’on est au plus profond de soi-même.

— C’est tout ce que vous avez appris après une année dans tous ces centres financiers ? m’a demandé Stephen White alors que je lui avais résumé ces quelques idées.

— Non, il y a encore autre chose que j’ai appris.

— Quoi donc ?

— Tout le monde a un 18 h 50 à prendre.

— Très juste, a-t-il approuvé.

Puis il s’est hâté de partir pour ne pas rater son train.