XII

 

Malgré son antipathie croissante pour Alek Hardun, Ren était maintenant obligé de se rendre régulièrement au spatioport pour poursuivre les transactions commerciales de la compagnie, car il ne faisait confiance ni à la ligne ni à la liaison par micro-ondes. Mais bien qu'il essayât de ne pas se trouver sur le chemin de Hardun, celui-ci était au courant de ses venues et finit par venir le trouver. 

« Vous n'essaieriez pas de m'éviter, par hasard, Tito ? »

 « Pourquoi le ferais-je ? » La réponse de Ren était enrobée d'un air d'innocence peinée. « J'étais très occupé, c'est tout. » 

 « Je me demandais seulement…» Hardun essayait de le sonder. « Je veux dire, nous n'avons toujours pas terminé notre petite conversation sur les moyens d'écarter l'Imaiz. Et on me dit que le Directeur Vestevaal est parti précipitamment pour le Central du Libre-Échange. Je me demandais naturellement ce qui se tramait. » 

 « Je n'en sais rien. Le Directeur m'a parlé d'une visite à Terra, mais je ne suis pas exactement dans ses confidences. » 

C'était un mensonge si évident que Hardun ne fit même pas mine de le croire.

 « Très bien, Tito ! Si vous voulez jouer en secret, c'est votre affaire. Les services de renseignements de Rance me donneront tous les renseignements dont j'ai besoin ; que le Directeur ne se croie donc pas trop malin. » 

 « Je ne vois pas ce que vous pourriez en savoir, » dit Ren d'un ton sarcastique. « Vous n'êtes certainement pas à sa hauteur. » 

Une flamme de colère s'alluma un instant dans les yeux de Hardun. Puis, avec une maîtrise surprenante, il mit de côté l'expression de violence et la recouvrit d'un vernis de charme bienveillant.

 « Écoutez, Tito, je sais que nous avons des idées différentes sur la façon de faire le travail, mais nous sommes quand même ici dans un but commun. Nous ne devons pas oublier que l'Imaiz est un ennemi rusé. Rien ne pourrait mieux lui convenir que de nous voir divisés. Ne jouons pas son jeu. Comment va votre campagne ? » 

 « Lentement, mais je pense que nous le tenons. Les Queues Pointues ont élaboré un plan pour perturber l'économie de Dion à travers toute la province de Magda. Je l'ai étudié en détail et je ne vois pas comment ils pourraient échouer. En neuf mois, nous aurons réduit l'Imaiz à mendier dans les rues. » 

 « Neuf mois ! » Le vernis bienveillant s'était tendu à se rompre. « Et Vestevaal est d'accord ? Il ne devrait pas falloir plus de neuf jours pour régler une petite affaire comme celle-là. Quelqu'un se ramollit. » 

 « C'est votre point de vue, Alek. Mais vous n'avez pas étudié les conditions locales comme je l'ai fait. Croyez-moi, il nous faut jouer cela en douceur. » 

 « J'accepte le fait que c'est votre combat, Tito, mais j'aimerais frapper une fois, juste pour vous montrer que je peux faire comme je l'ai dit. » 

 « Alors faites-le, Alek. Il ne semble pas que je puisse vous en empêcher, » dit Ren d'une façon inattendue. « Mais je ne vous soutiens pas et je ne veux en aucune façon y être impliqué. De plus, si vous en faites un gâchis et que toute l'histoire dégénère en querelle interplanétaire, je déchaînerai une telle tempête sur votre dos que même Rance sera obligée de vous jeter aux loups. En ce qui me concerne, vous êtes une unité de combat de Rance et n'avez rien à faire avec le Libre-Échange légitime. » 

 « Je vois que vous avez bien appris vos leçons. » La constatation de Hardun était une acceptation rancunière des termes. « Je frapperai ce soir et je vous garantis un accès indisputé au Château Magda demain matin. J'aurai même un commando de Rance prêt à faire le nettoyage si nécessaire. Il est temps que vous, les marchands, appreniez qu'il est préférable de laisser ce genre de travail à des professionnels. » 

 

Dès que la nuit fut tombée, Hardun se rendit sur la plaine avec son équipe meurtrière. L'illégalité flagrante de tout l'épisode au regard des lois de Roget rendait essentiel le secret absolu. Pour cette raison, ils ne pouvaient utiliser le site le plus pratique, entre la Via Arena et le Canal Spatial, de crainte d'être observés par accident. Le seul autre endroit favorable se trouvait sur les pentes abruptes d'une contrée plus sauvage, presque à mi-chemin entre la Route Provinciale et la Vieille Route Côtière. Là, ils ne couraient pratiquement aucun risque d'être observé pendant les heures d'obscurité, bien qu'en plein jour ils eussent été en vue des tours de guet et du grand donjon du Château Di Guaard. La trajectoire de la fusée passait donc légèrement au-dessus du coin nord-ouest de Première-Colline, mais la précision des appareils était telle que le risque d'une chute prématurée sur la ville était négligeable.

Les techniciens de Hardun avaient passé toute la journée à calculer les coordonnées de la trajectoire et à ajuster l'équipement pour assurer la précision nécessaire à l'envoi de la fusée ; celle-ci devait tomber exactement dans les limites du château sans risques de dispersion sur Troisième-Colline et sa commune. La position du point central du château avait été déterminée à l'aide de micromètres par triangulation laser. Un radar à bord du croiseur de combat et un autre porté à dos d'homme sur la pente nord de Seconde-Colline fournissaient les références nécessaires à un guidage infaillible du missile depuis son lanceur mobile jusqu'au château. Tous ces préparatifs avaient pris du temps. La rapidité n'était pas importante mais il était absolument vital que la sinistre cargaison tombe avec précision à l'intérieur des murs du château.

La toxine provenait d'un stock d'armes terrifiantes entreposées sur Rance. Ses vitesses de diffusion, dans l'air immobile ou mouvant, étaient connues avec précision. Le débit et la dispersion pouvaient être contrôlés au plus juste pour assurer une étendue exacte d'efficacité avant que l'oxydation destructive de l'atmosphère ne l'ai rendu non seulement inoffensif mais pratiquement indétectable. En cas de largage à l'intérieur d'une citadelle isolée comme Magda, les hauts murs serviraient dans une certaine mesure à limiter la dispersion, de sorte qu'il y aurait très peu de chances pour que l'effet déborde des murs du château. À l'intérieur des murs, son potentiel meurtrier était estimé à sept mille pour cent. Le matin venu, les meilleurs bactériologues de l'univers, même s'ils avaient des soupçons, seraient incapables de prouver la nature intentionnelle du fléau qui disparaissait après avoir frappé et dont le seul symptôme était la mort immédiate. La tête de dispersion elle-même était auto-destructive et ne laisserait aucune trace accusatrice.

Ren n'avait aucune sympathie pour le projet. Il avait heureusement maintenu sa résolution et refusé de prendre aucune part dans l'entreprise. Pour protéger le nom de la compagnie (en cas d'enquête future sur l'atrocité en suspens) il avait jugé nécessaire de s'assurer un alibi inattaquable en se montrant dans Anharitte au moment où l'acte serait commis. Il quitta donc le spartioport, en avance sur le groupe de tueurs, et remonta la Via Arena afin d'engager une équipe de porteurs de perches juste avant le crépuscule.

Des lueurs crues illuminaient déjà les éventaires autour de l'arène quand il y passa. Ren s'arrêta et fit quelques achats afin d'établir sa position à cette heure-là. Les rues, comme d'habitude à ce moment de la journée, étaient encombrées d'une foule nonchalante dans laquelle personne ne paraissait partager son besoin de vitesse. Les charrettes à mules, chargées à des hauteurs ridicules de paniers de paille, semblaient se trouver éternellement sur son chemin et il lui fallut presque une heure pour parcourir en hovercraft les deux kilomètres qui séparaient le Roc Noir du pied de la Route Commerciale. Ren supporta patiemment l'épreuve sans oser montrer son anxiété ni le désir criant qu'il avait de se trouver dans un endroit où les gens capables de le reconnaître et de confirmer sa présence ce soir-là seraient plus nombreux. Heureusement, la Route Commerciale était plus dégagée et le véhicule fut guidé rapidement le long de la côte jusqu'au large sommet de Première-Colline.

C'est là qu'il entendit les premières explosions. Sa première réaction fut de penser que la fusée avait dû sauter prématurément sur le lanceur. Mais une seconde explosion lui fit noter que l'origine du bruit était trop à gauche pour provenir des plaines provinciales et venait plus probablement des canons de Di Guaard. Se rappelant le formidable canon à chaînes avec lequel Di Guaard couvrait le delta de l'Aprillo contre de mythiques Tyrènes, Ren devina que Hardun avait des ennuis. Au sommet du donjon, le vicieux canon se déchaînait toujours sur une cible située à l'ouest – fait qu'il put vérifier quand sa position lui permit de distinguer les éclairs des salves. Il n'avait pas besoin de réfléchir beaucoup pour deviner que la seule cible existante sur les plaines à cette heure-là était Hardun et son lanceur de fusées, avec la fusée meurtrière qui devait anéantir la population humaine du Château Magda.

Ren atteignit son cabinet dans un terrible état d'indécision et souffrant d'un manque embarrassant de renseignements. Il fut tenté de contacter Alek Hardun par la liaison micro-ondes, mais il courait le danger d'un enregistrement qui l'impliquerait lui-même ainsi que la compagnie. En y réfléchissant, les canons du dément Delph Di Guaard avaient peu de chances d'atteindre un objectif sur la plaine obscure. Néanmoins, l'influence de l'Imaiz dans le Château Di Guaard – et la présence du lanceur de fusées sur la plaine balayée par les canons – étaient une coïncidence trop obsédante pour être ignorée. 

 

Après avoir parqué l'hovercraft, Ren se rendit à la Loge des Queues Pointues où des renseignements discrets étaient toujours disponibles. Il n'y avait personne à la loge, à part un gardien solitaire qui semblait penser que le clan était déjà occupé par les affaires de Ren et se montrait surpris que l'agent n'en eût pas connaissance. Lui non plus n'avait aucune idée de ce qui pouvait motiver le feu des canons de Di Guaard, mais il promit d'envoyer un coureur pour contacter le clan et rapporter des nouvelles aussi vite que possible. Ren retourna à son bureau et s'assit dans l'attente d'informations.

Il s'écoula une bonne heure avant que Catuul Gras ne frappât à sa porte.

« Nous vous avons cherché plus tôt, Tito. Sonel Taw avait envoyé un messager pour vous. Quand il n'a pu vous trouver, il a été assez sensé pour venir me chercher. »

 « J'ai été retardé au spatioport, » dit Ren. « Quel était le message ? » 

 « L'Imaiz était attendu au Château Di Guaard ce soir. » 

 « Ah ? » Cela jetait un jour nouveau sur l'entreprise de Hardun, et Ren ne put cacher sa surprise. C'était un point sur lequel même Hardun s'était trompé. 

 « J'ai établi des plans pour une embuscade immédiate, » dit Catuul Gras, « mais l'Imaiz nous a glissé entre les doigts. » 

 « Dion est déjà là-bas, alors ? » 

 « Oui. Il a dû venir par la Route Provinciale ou la Vieille Route Côtière. Il est monté par le Sentier Latéral et se trouvait déjà dans le Château Di Guaard avant que nous ne soyons prévenus. » 

 « Y avait-il quelqu'un avec lui ? » 

 « Seulement Zinder et Barii, je crois. » 

 « Savez-vous sur quoi tire Di Guaard ? » 

Catuul sourit. « Je suppose que c'est l'Imaiz qui l'a encouragé. On dit que Dion rapporte à Di Guaard d'étranges histoires sur les Tyrènes. Je parie que ce fou de Delph est en ce moment même au sommet de sa tour, tirant sur des pirates imaginaires et se prenant pour le sauveur d'Anharitte. Enfin, il vaut mieux qu'il tire sur les plaines ; personne ne risque d'être atteint. C'est moins dangereux que de tirer sur la navigation fluviale. » 

Ren avait froid et se sentait plutôt mal. En raison de la nature atroce de l'arme que Hardun avait emportée sur la plaine, les Queues Pointues avaient été tenus à l'écart du projet. La présence sur Roget d'un instrument étranger aussi meurtrier n'était pas une chose que Ren voulait dévoiler, et cette connaissance n'aurait pas été très favorable à ses relations avec le clan, loyal mais indigène, dont il utilisait si fréquemment les services. Sa seule consolation était que, sans radar et sans instruments de visée, Di Guaard avait peu de chances d'atteindre effectivement le lanceur de fusées. Il était plus probable que Hardun abandonnerait l'entreprise et se retirerait à l'abri du spatioport. Mais s'il poursuivait l'application de son plan et lançait le bio-missile sur Magda, il manquerait le seul homme sur Roget capable de découvrir la vérité sur la mort de la garnison de Magda. Le dommage que pourrait causer l'Imaiz en utilisant cette vérité à la fois sur Roget et au Conseil Fédéral Galactique ne signifierait pas seulement la fin du port franc mais aurait une action néfaste contre le Libre-Échange à travers toute la galaxie. 

L'agent eut conscience que le scribe l'observait avec curiosité.

« Qu'avez-vous en tête, Tito ? »

 « Rien, » mentit Ren. « Mais jusqu'à présent notre vendetta contre l'Imaiz a été une continuelle série d'échecs. Je ne peux m'en permettre plus. Nous savons que l'Imaiz est dans le Château Di Guaard et qu'il faudra qu'il en sorte à un moment ou un autre. Peu m'importe ce qu'il en coûte, Catuul, ou le nombre de sociétés qu'il vous faudra pour renforcer vos propres hommes, mais je veux que l'Imaiz soit pris en embuscade – et je veux qu'il soit tué. Je veux que vous en fassiez un point d'honneur et qu'il ne retourne jamais à Magda. » 

Les yeux intelligents de Catuul le scrutaient avec douceur, mais il n'émit aucun commentaire sur ses conclusions.

 « Comme vous le désirez, Tito. Je vais prendre toutes les mesures nécessaires. Nous allons sceller le Château Di Guaard comme un piège. Quand Dion-daizan se montrera, de bonnes flèches et du bon acier l'attendront. S'il revoit jamais Magda, ce sera seulement grâce à sa sorcellerie. » 

Comme il n'y avait rien d'autre qu'il pût faire, Ren se coucha et essaya de dormir. En cela il eut du mal car il n'avait aucune idée des nouvelles qui l'accueilleraient le jour suivant. Les possibilités s'étageaient du succès éclatant à l'échec tragique, avec entre les deux un éventail complexe de permutations dont un grand nombre sous-entendaient des questions extrêmement embarrassantes pour lui. Même la certitude d'un échec lui aurait permis de se reposer plus facilement, mais il était plongé dans un vide sans réponses d'où il n'osait émerger pour poser des questions de peur que sa prescience ne se fît jour. Sa méthode de défense la plus sûre serait de prétendre une ignorance complète des événements qui s'étaient déroulés cette nuit.

 

Il finit pourtant par s'endormir et se réveilla aux premières lueurs de l'aube, misérable et poussé par la curiosité à contacter le spatioport sur micro-ondes. Alors qu'il venait de s'habiller et se traînait vers le rez-de-chaussée, le système d'appel de son transmetteur émit un cliquètement qui le fit s'immobiliser de surprise. Plusieurs secondes s'écoulèrent avant qu'il pût se résoudre à prendre le combiné.

« Tito ? »

 « Alek !… Que s'est-il passé ? » 

 « Passé ? » Le ton de Hardun à lui seul laissait présager un désastre. « Le canon de Di Guaard a frappé le lanceur. La cartouche de toxine a explosé prématurément et les six membres de l'équipe sont morts dans les cinq minutes. Il n'y avait rien que je puisse faire pour les aider. » 

 « Et vous ? » 

 « J'ai eu de la chance. Je suivais dans le camion radio. L'une des salves de Di Guaard avait frappé la tourelle et je m'étais arrêté pour vérifier les dégâts. Quand je me suis remis en route, le lanceur était renversé sur le côté et l'équipage essayait de s'enfuir. J'ai fait demi-tour et j'ai appelé l'équipe médicale du spatioport. Ils sont arrivés en vingt minutes, mais quand ils ont appris ce que contenait la cartouche, ils ont refusé d'y aller. Ça n'aurait pas été très utile, de toute façon. Une fois que cette toxine est libérée, il n'y a aucune protection contre une d'exposition ; seul le temps annule les effets. » 

 « Alors nous avons un lanceur de fusées détruit et six cadavres sur la plaine, en pleine vue des tours de guet de Di Guaard dès qu'il fera jour. Bon Dieu ! Di Irons va nous écorcher, pour cela. » 

 « Il y a encore de la brume, ici. Je crois que nous serons couverts jusqu'à ce que le soleil passe par-dessus la colline. Cela nous laisse encore une heure pour nettoyer le terrain. J'ai des tenders de secours sous la main, mais nous avons essayé d'attendre aussi longtemps que possible pour que la toxine soit complètement inoffensive. Je n'ose pas risquer de perdre encore des hommes. Mais par Jupiter, qu'est-ce qui a pris à Di Guaard d'ouvrir le feu comme cela ? » 

 « Vous ne savez pas le pire, » dit Ren. « Même si vous aviez réussi, vous auriez quand même eu des ennuis. L'Imaiz n'était pas à Magda. Il était avec Di Guaard. Je le soupçonne d'avoir dirigé les opérations, après avoir d'abord évalué la situation par lui-même. Je parie que tous vos préparatifs avaient été observés, et que vous vous êtes jetés dans un piège. » 

 « Cela m'en a l'air, » dit amèrement Hardun. « Nous avons été victime d'un bon espionnage, d'un chronométrage parfait et d'une précision de tir diabolique. J'ai eu l'impression que si les tirs de chaînes ne nous avaient pas arrêtés, ils auraient été suivis d'explosifs à haute puissance. En fait, le bombardement a cessé peu de temps après la destruction du lanceur, comme s'ils savaient avoir touché quelque chose de vital. Y a-t-il une chance pour qu'ils aient un télémètre à infrarouge au Château Di Guaard ? » 

 « Toutes les chances – avec l'Imaiz derrière eux. » 

 « Tito, nous devons détruire cet homme – et vite – ou nous n'avons aucun espoir de garder le port franc d'Anharitte. » 

 « Je le tiens coincé dans le Château Di Guaard, » dit Ren. « Catuul est en train de rassembler toute une armée et nous la garderons en position aussi longtemps qu'il le faudra. Personnellement, je ne pense pas que Dion tentera de sortir. Je crois qu'il restera là-bas en attendant que nous partions. » 

 « Il me semble que c'est le moment opportun d'essayer un raid de reconnaissance sur Magda. J'ai un commando rassemblé, mais je serai trop occupé sur la plaine pour en prendre la direction. Pouvez-vous vous en occuper à ma place, Tito ? » 

 « Je n'ai pas grande objection à une reconnaissance. Et elle pourrait nous apporter des renseignements utiles. » 

 « Bon. Je vais dire aux hommes de vous retrouver au Passage de Magda dans une heure. » 

— « J'y serai, » dit Ren, et il se mit pensivement en quête de son petit déjeuner.

 

 

XIII

 

Vu de près, Château-Magda était sans nul doute la plus formidable forteresse des trois collines. Il était plus étendu que l'installation de Di Guaard, et pourtant conçu selon les mêmes principes paranoïaques : la supposition que tout le monde était un ennemi. Les murs extérieurs composés de blocs de granit massif devaient avoir au moins vingt mètres d'épaisseur à la base et jaillissaient à pic des eaux d'une douve peu accueillante. Les veinures sombres du granit elles-mêmes contribuaient à donner à l'endroit un air d'endurance inattaquable.

Celui qui avait conçu et bâti Magda était un génie dans son genre. Il n'y avait pas un pouce de mur qui ne fût sous le feu d'une tour flanquante, et tous les angles d'approche possibles passaient sous une douzaine de points depuis lesquels un défenseur pouvait tirer sans danger. Il n'était même pas possible de savoir si l'on était observé, tant étaient sombres et nombreuses les positions de défense. 

Bien qu'ils fussent armés, les trente-cinq hommes du commando avaient l'ordre strict de ne rien faire de plus que de tester les défenses. Ils pouvaient se permettre une certaine provocation afin de vérifier la viabilité des hypothèses d'attaque, mais ne devaient procéder à aucune action offensive d'importance à moins d'instructions expresses de Ren. L'agent avait un autre but en conduisant une action ouverte contre Magda : il espérait que la nouvelle pousserait l'Imaiz à essayer de sortir du Château Di Guaard. Il avait assez de confiance dans les Queues Pointues pour penser que Dion-daizan avait peu de chances de rentrer vivant chez lui. 

Château-Magda était situé sur le point le plus élevé de Troisième-Colline, dans un endroit éloigné de la commune attenante. Il se dressait sur un plateau rocheux dont les extrémités, sur trois côtés, ne donnaient accès qu'au versant d'une colline accidentée et inhospitalière. Progressant sous le couvert des pentes, les petits hommes secs du commando étaient divisés en trois groupes, dirigés chacun par un officier. 

Seul Ren, connu dans la région, ne craignait pas de se montrer. Sa présence sur Troisième-Colline en plein jour ne pouvait être ignorée et il saisit l'opportunité d'étudier de plus près le terrain qu'il avait évalué sur les relevés photographiques de Magda pris à haute altitude.

Il avait l'intention, une fois terminée son estimation du potentiel défensif de Magda, de rejoindre le commando pour une attaque simulée, afin de voir quelle sorte de réponse leur offrirait la garnison en l'absence de l'Imaiz. Mais, en approchant du poste de garde principal, il fut surpris de voir le pont-levis abaissé et les grandes portes ouvertes sans garde apparente. Intrigué, il s'aventura plus près, jugeant que, en l'absence du maître, l'attitude de la garnison semblait remarquablement naïve. 

Était-ce vrai ? Si l'Imaiz avait quitté Magda, sachant plus ou moins ce qui se tramait sur la plaine, il avait peut-être évacué toute la garnison pour plus de sûreté. Dans ce cas, l'arme meurtrière de Hardun n'aurait eu aucun succès, même s'il l'avait lancée. L'idée semblait plausible. Si la force de l'Imaiz résidait principalement dans l'éducation de ses esclaves, les laisser dans le château eût été un risque impensable. 

Il était probable que la garnison se trouvait maintenant dispersée dans la commune de Magda, attendant le retour du maître et l'assurance que tout était tranquille. Redoutant un piège, Ren rejoignit le commando derrière la crête et se servit de leur radio pour appeler son bureau. Son serviteur répondit et envoya un coureur pour contacter Catuul Gras. Au lieu d'envoyer un message, Catuul vint répondre lui-même.

« Avez-vous trouvé quelque chose, Tito ? »

 « Oui. Autant que je puisse en juger, Magda a été évacué. Il n'y a même pas un seul garde. Êtes-vous absolument sûr que l'Imaiz est toujours enfermé dans le Château Di Guaard ? » 

 « Tout à fait sûr. Même un rat ne pourrait sortir de là sans se faire remarquer. Nous avons surveillé chaque pouce des murs depuis que l'Imaiz y est entré. À quoi pensiez-vous ? » 

 « À occuper Magda. J'ai quelques hommes de Hardun avec moi. Ce serait assez drôle si la garnison, lassée d'attendre le retour de l'Imaiz, revenait pour me trouver installé à sa place. » 

 « Trop risqué, » dit gravement Catuul. « Cela ne ressemble pas à l'Imaiz de laisser la moindre chose au hasard. » 

 « Il n'a sans doute pas eu le temps de faire de préparatifs une fois qu'il a réalisé ce qui se passait. » 

 « Et que se passait-il ? » 

Ren se rendit compte qu'il en avait trop dit. Les Queues Pointues n'avaient pas été informés de la raison probable pour laquelle l'Imaiz avait trouvé nécessaire de visiter Di Guaard. 

 « Nous lui avions tendu un piège, » dit Ren vaguement. « C'est pour cela qu'il a quitté Magda. C'est peut-être risqué, mais je vais essayer d'y entrer. J'ai besoin de savoir de quelles facilités il dispose dans Magda – et si nous parvenons à tenir la forteresse, je crois que notre combat sera terminé. Un seigneur dépossédé de son château ne trouvera pas beaucoup d'appui dans Anharitte. » 

 « Laissez-moi disposer de quelques Queues Pointues pour essayer de localiser d'abord la garnison. » 

 « Non. Nous n'avons pas le temps. Et il ne faut laisser à l'Imaiz aucune chance de s'échapper de Di Guaard. Vous vous occupez de l'Imaiz et je tente ma chance avec Magda. De cette façon, nous avons chacun une chance d'en finir pour de bon. » 

 

Ren expliqua son plan à l'officier supérieur du commando. Celui-ci estimait également que Magda était inoccupé et hocha la tête en signe d'acceptation. Les hommes qu'il commandait étaient des combattants professionnels entraînés, peu habitués à rester assis dans un coin pendant qu'un groupe de marchands et de guerriers indigènes menaient le combat à leur place. Que Magda soit défendu ou non, ils avaient là une chance de démontrer ce que seule pouvait faire une unité parfaitement entraînée et équipée.

On conseilla à Ren de ne pas prendre part à la première partie de l'excursion. Il réalisa la sagesse du conseil lorsqu'il vit les petits hommes nerveux se lancer à l'action, se fondant presque dans le paysage tandis qu'ils se dirigeaient vers les sinistres tours du château. Chacun de leurs mouvements était d'une merveilleuse précision, chaque homme savait quelle portion de terrain il devait couvrir et ce qui ne devait pas le concerner jusqu'au moment où la mort prendrait son voisin. Avec la mobilité rapide et trompeuse des lézards, ils franchirent le cheminement principal. Certains s'aventurèrent sur le pont-levis, quelques-uns le traversèrent, d'autres restant en réserve en terrain abrité. À chaque fois qu'ils avançaient, ils ne laissaient rien au hasard. Si une résistance quelconque s'était déclenchée, ils n'offraient à chaque instant qu'un minimum de cibles exposées.

Tout le groupe finit par franchir la porte après s'être assuré que le tunnel n'était pas gardé. Le dernier à entrer fut l'officier supérieur, qui fit signe à Ren de les suivre. Ren monta rapidement, saisi d'un sentiment de solitude maintenant que les autres n'étaient plus visibles. Toute l'affaire s'était passée jusque-là en silence, mais il réalisa soudain combien ce silence était absolu. Il pressa le pas et pénétra dans le long tunnel sombre de l'entrée, s'attendant à trouver un ou deux membres du commando pour le guider et légèrement inquiet de n'en voir aucun. Un soupçon insinuant lui disait que tout avait été trop facile. C'est sur cette pensée que les lourdes herses s'abattirent aux extrémités du tunnel, l'emprisonnant comme une bête sauvage dans une cage.

Pour ses compagnons qui étaient entrés dans la cour intérieure, la fin fut rapide. Une bombe étourdissante à haute puissance explosa au-dessus de leurs têtes. Son effet de souffle fut négligeable mais le choc biologique, concentré entre les hauts murs de pierre, fut un désastre. Les trente-cinq membres du commando de Rance se raidirent comme des piquets puis s'écroulèrent sur le sol. Ceux qui n'avaient pas été tués étaient sévèrement commotionnés. Certains des survivants resteraient sourds pour la vie. D'autres souffriraient de dommages cérébraux plus ou moins permanents dus à la pression fracassante causée par l'onde de choc de la bombe. Emprisonné dans sa cage, Ren était à l'agonie. Les mains pressées sur les oreilles, il pensait que le coup qu'il avait reçu au creux de l'estomac était au moins aussi sévère. Heureusement, l'entrée étroite du tunnel et sans doute les portes elles-mêmes l'avaient protégé de la plus grande partie du choc. Il roula sur lui-même et se tordit sur le sol poussiéreux, oublieux de tout ce qui n'était pas lui-même jusqu'au moment où la douleur s'atténua un peu. Il se mit alors sur pied, secouant la tête pour essayer de calmer le bourdonnement de ses oreilles et pensant confusément aux moyens de s'enfuir. Mais un bref coup d'œil aux herses lui montra que sa liberté, s'il la recouvrait jamais, devrait lui être donnée par ses ravisseurs. Il ne pouvait rien faire par lui-même.

 

Entre les lourds barreaux de la herse intérieure, Ren vit apparaître un par un les occupants de Magda. Certains se mirent en devoir de trier les morts des vivants. D'autres examinaient le matériau des murs à la recherche des dommages éventuels causés par l'explosion. Ren contempla piteusement la scène en se demandant quand on allait s'occuper de lui et quelle sorte d'attention lui serait donnée. Il avait son déflagrateur sous sa tunique mais se rendait compte qu'il serait détruit comme un chien enragé s'il tentait de l'utiliser. Il pourrait peut-être s'en servir plus efficacement quand on l'approcherait personnellement, mais pour l'instant sa fonction ne pouvait être que celle d'un catalyseur pour un suicide ignoble.

Finalement, ce qui semblait être une équipe médicale se mit à transporter avec précaution ceux qui pouvaient être sauvés. Personne ne s'occupait encore de Ren et, se demandant s'ils étaient conscients de sa présence, il finit par crier pour attirer leur attention. Plusieurs esclaves levèrent la tête et sourirent dans sa direction. Il en déduisit qu'on connaissait sa situation et que son incarcération était intentionnelle.

C'est seulement de nombreuses heures plus tard que la herse intérieure fut levée, et il sortit du sombre tunnel pour émerger en clignant des yeux dans les rayons du soleil déclinant. Ni gardes vicieux ni peloton d'exécution ne l'attendaient. Au contraire, une silhouette à l'allure fière, drapée de tissus somptueux, lui tendit la main dans un geste réservé de bienvenue. Cela aussi était inattendu.

« Bienvenue à Magda, Agent Ren. » 

 « Zinder… Je…» 

 « Vous pensiez que j'étais avec Dion au Château Di Guaard. C'est ce que vous alliez dire ? Pour vous dire la vérité, nous sommes rentrés tard hier soir. » 

 « Nous ? Dion-daizan aussi ? » Ren ne put s'empêcher de poser la question, bien qu'il ne sût pas pourquoi il attendait une réponse. Il trouvait sa franchise déconcertante. 

 « Et Barii. » Elle le taquinait tranquillement. « Il y avait une vraie partie chez Di Guaard hier soir. Mais c'était un peu bruyant pour nous. Nous sommes partis tôt. » 

 « Bon Dieu ! » Ren contempla tristement la poussière sur ses chaussures. « Je dois avoir au moins trois cents hommes postés pour vous empêcher de quitter Première-Colline. Vous gagnez toutes les levées de la partie. Savez-vous que c'était un commando d'élite de Rance que vous venez de détruire ? La compétence est un péché tolérable, mais l'omnipotence est un peu passée de mode. » 

Zinder tourna la tête pour observer la scène du récent carnage dans la cour.

 « Ce n'est pas de l'omnipotence, Agent Ren. Des plans bien conçus, une bonne organisation, des communications rapides, une volonté résolue et un brin de chance. Les ingrédients habituels pour faire d'une entreprise importante un succès. Nous offrons des blessures à ceux qui essayent de nous blesser et le ridicule à ceux qui tentent de nous ridiculiser. Nous prenons un œil pour une dent et une vie pour un œil – et si cela vous semble immoral, rappelez-vous que la querelle n'est pas notre fait. » 

Ren haussa les épaules. « Alors qu'avez-vous l'intention de faire de moi ? »

Elle parut légèrement amusée. « Je pense que nous allons vous offrir à dîner et vous rendre la liberté. »

 « Je ne peux objecter à cet arrangement, mais la logique m'en échappe. » 

 « Oui ? Si vous étiez à notre place, qui préféreriez-vous avoir pour ennemi : vous-même ou le Boucher de Turais ? » 

 « Le Boucher de Turais ? » 

 « Alors ils ne vous ont rien dit ! Je n'en suis pas surprise. Alias Alek Hardun. C'est un spécialiste de la dépopulation des endroits gênants. Le pogrom de Turais n'est que l'un de ses accomplissements. Ce n'est pas par accident qu'il a eu accès aux toxines de Rance. Et ce n'est pas la centième partie de l'équipement meurtrier qu'il transporte sur son engin de mort. Franchement, nous pensons que vous et le Directeur Vestevaal avez été abusés en l'acceptant si facilement. Et l'un de vous doit l'arrêter ou nous serons obligés de le faire nous-mêmes. Si Hardun prenait le dessus, Roget deviendrait à son tour une autre planète à population clairsemée. » 

 « Je ne peux croire littéralement ce que vous affirmez, » dit Ren. « Mais je sais que le Directeur s'inquiète à son sujet et essaye d'agir. » 

 « Essayer n'est pas suffisant. Nous n'avons pu contrer Hardun sous Di Guaard la nuit dernière que parce que nous savions qui il était et ce dont il était capable. Mais s'il était parvenu à détruire Magda, qui aurait pu l'arrêter ensuite ? Ne pouvez-vous imaginer la suite ? Ici un seigneur devient fou, là un autre oublie de se réveiller. Une rouille mutante détruit les récoltes et le siège du gouvernement central est frappé d'une épidémie sans précédent. Rance envoie des milliers d'assistants aux victimes de désastres et, pour étayer une économie croulante, désigne un gouvernement fantoche. Et c'en est terminé, sauf pour la persécution et l'exploitation. » 

 « Qu'en avez-vous dit à Vestevaal ? » 

 « Tout cela et plus. Je pense qu'il était convaincu. Mais il a aussi son propre travail – et cela nous le comprenons. C'est un homme important, votre directeur, mais je me demande s'il est assez important pour combattre la coalition des mondes marchands. Seuls les Libre-Échangistes le peuvent, mais ils sont divisés, indécis et eux-mêmes enclins aux manipulations. Mais venez ! Dion vous expliquera beaucoup mieux que moi. Vous devriez pourtant me donner votre épée et votre déflagrateur avant de le rencontrer. » 

 

 

XIV

 

Il était minuit quand Ren se mit en route d'un pas incertain par les rues tortueuses de Troisième-Colline. Zinder lui avait pris son déflagrateur mais lui avait rendu son épée à la porte, de sorte qu'il pouvait assurer sa défense. Son irrésolution émanait de la somme de renseignements inquiétants que lui avait fournis Dion-daizan au sujet d'Alek Hardun, le Boucher de Turais.

Ren était venu à Magda plein de la conviction qu'il avait de remplir une tâche nécessaire. Il se sentait maintenant réduit au statut de dupe et de complice involontaire d'un cartel de mondes marchands dont les méthodes devenaient infâmes à travers tout l'univers. Il se rappela le nombre de fois où il avait mentalement applaudi les annonces des nouvelles projetées : Des équipes de secours de Combien et de Rance ont été envoyées sur la planète pour apporter une assistance immédiate… Une fois que ces équipes étaient arrivées, il le savait maintenant, les désastres se multipliaient et le besoin d'assistance se changeait en celui de dépendance forcée. 

D'un autre côté, néanmoins, Hardun avait prévenu Ren que l'Imaiz tenterait de diviser l'opposition afin d'assurer la poursuite de ses propres plans. Cet aspect possible de la démonstration experte de Dion n'échappait pas à Ren, bien que la documentation qu'on lui avait présentée était sans conteste en faveur d'une évacuation immédiate de Hardun. Ren sentait que seul l'Imaiz s'interposait entre Roget et la main diabolique de Rance et de ses agents. Avec cela en tête, il n'était plus du tout sûr que ses propres plans pour contrer l'Imaiz étaient encore justifiés. Il réalisa que Vestevaal, une fois convaincu de la réalité de la situation, avait aussitôt quitté la planète pour porter la bataille directement auprès du puissant Conseil du Libre-Échange. Ren acquit une certitude : s'il voulait regagner la force de sa conviction, Alek Hardun et son vaisseau meurtrier devaient partir. 

Devant lui, parmi les bruits de la nuit, Ren reconnut un son qu'il connaissait. Pour le non-initié, c'était le cri d'un oiseau de nuit ; Ren savait que c'était le signal des Queues Pointues.

Il répondit maladroitement et quelques instants plus tard Catuul Gras était à son côté.

« Que s'est-il passé, Tito ? » demanda anxieusement le scribe. « Nous avons appris que les choses avaient mal tourné à Magda et que vous étiez captif. »

 « J'étais captif. Mais Dion-daizan a décidé de me laisser partir, je pense que c'est parce qu'il aime la nature sportive de notre opposition. » La phrase de Ren s'acheva sur un ton lourd d'ironie. 

Catuul Gras le regarda comme s'il avait été transpercé par une lame.

 « Dion-daizan à Magda ? Mais il ne peut…» 

 « Il y est sans aucun doute. Ainsi que Zinder et Barii. Je viens de dîner avec eux trois. » Une soudaine colère le saisit. « Sont-ils plus petits que des souris, qu'ils aient pu tromper votre surveillance à Di Guaard et m'attendre pour me prendre au piège quand je suis arrivé ? » 

Dans la lumière indistincte, le visage du scribe passa de l'étonnement à une soudaine relaxation.

 « Alors vous devez admettre maintenant que Dion est un sorcier. Il est impossible que quiconque se soit échappé de Di Guaard sans que nous le sachions. Non seulement nous avons surveillé le château et les sorties, mais nous avions aussi des hommes sur les routes et aux traversées des rivières. Si Dion a atteint Magda, il a dû voler comme un oiseau. » 

L'absurdité première de la suggestion fit aussitôt place à une nouvelle ligne de spéculation dans l'esprit de Ren. « Je me demande si vous n'avez pas raison, Catuul. Il n'a pas pu voler comme un oiseau, mais il a pu voler quand même. Dans quelle direction soufflait le vent la nuit dernière ? »

 « Il n'y avait pas beaucoup de vent, mais il y a une brise persistante du sud-ouest jusqu'aux grands changements de saison. Cela vous donne-t-il une indication ? » 

 « J'ai des soupçons. Dion n'a pu utiliser un avion conventionnel car vous auriez entendu le bruit des moteurs. Mais s'il avait disposé de quelque sorte de ballon, il aurait pu l'utiliser sans danger après la tombée de la nuit. La dérive naturelle du vent les aurait portés vers Troisième-Colline ou tout au moins dans la province de Magda. Et les lumières du fleuve leur auraient indiqué à quel moment ils pouvaient atterrir sans danger. » 

 « Qu'est-ce qu'un ballon ? » demanda Catuul. 

 « Un appareil qui figure presque exclusivement dans l'histoire de Terra. C'est un sac d'air chaud ou de gaz, plus léger que l'air dans lequel il flotte. Un grand ballon peut emporter un panier contenant plusieurs personnes. Il aurait pu les transporter tous les trois hors du Château Di Guaard et vous ne l'auriez jamais vu partir si vous ne vous y attendiez pas. De cette façon, l'Imaiz aurait pu échapper à tous vos pièges sans avoir recours à la sorcellerie. Il suffisait d'appliquer quelques principes de physique et un peu de savoir-faire technique. » 

 « Sorcellerie ou connaissances techniques, c'est la même chose pour moi, » dit Catuul. « Ce que vous appelez sorcellerie sont les choses qui sont au-delà des limites que votre éducation admet comme possibles. Mais la même chose s'applique pour moi. La différence entre nos points de vue est une question de degré, pas de genre. » 

 « D'accord, Catuul. Mais jusqu'à maintenant, l'Imaiz n'a rien fait qui soit au-delà de la compréhension d'un extraplanétaire moyennement instruit. Cela rend certain le fait qu'il n'est pas natif de Roget, et certaines associations historiques à propos de ses plans renforcent ma conviction que c'est un Terrien. » 

 

Le scribe scrutait l'obscurité derrière eux comme s'il cherchait quelque chose. De temps à autre, il répondait aux appels discrets du clan qui fusaient dans la nuit. Finalement, il se tourna vers Ren.

« Les hommes de Hardun qui étaient avec vous n'ont-ils pas été relâchés également ? »

 « Non. Ils ont tous été tués ou blessés. » 

 « Je vous avais prévenu que c'était dangereux, » Le visage du scribe était sévère. « L'Imaiz ne prend jamais de risques. Et cela soulève une question que nous devons résoudre entre nous, ami Tito. Rien dans notre contrat ne prévoyait l'utilisation au combat d'unités extraplanétaires. Ni l'usage d'armes étrangères à longue portée. Si nous devions présenter ces faits aux Anciens des clans, ils relèveraient les Queues Pointues de toute obligation ultérieure à votre égard, et vous ne pourriez obtenir les services d'aucun autre clan. Les Anciens ne toléreraient jamais qu'un clan s'associe à un plan d'agression extraplanétaire. Vous me décevez, Tito. J'avais pensé que vous nous compreniez mieux que cela. » 

Ren s'arrêta et regarda le scribe en face.

 « Je vous comprends et j'admets avoir commis une erreur. Mais les circonstances m'ont dépassé. J'ai été abusé quant aux raisons qui ont amené Alek Hardun sur Roget. Il est venu en tant que conseiller, mais il semble maintenant avoir une fonction indépendante. Quand je m'en suis aperçu, j'ai réalisé que je n'avais aucun pouvoir pour l'arrêter. Le directeur est allé trouver le conseil pour régler les choses. » 

 « C'est pourtant vous qui avez mené les soldats à Magda, » objecta Catuul. 

 « C'est vrai. Ils étaient disponibles et l'exercice devait être purement une reconnaissance. Mais quand j'ai cru Magda abandonné, j'ai pensé que ce coup décisif pouvait abréger toute la bataille. C'est une erreur classique qui a coûté trente-cinq hommes au Docteur Hardun. » 

 « Je n'aurais pas estimé le prix à moins, » dit le scribe d'un ton acerbe. « Si l'Imaiz ne s'en était pas occupé, il y a deux cents hommes des clans de toutes les provinces qui nous entourent maintenant et se seraient assurés qu'aucun des hommes de Rance ne quitterait Troisième-Colline. » 

 « Quoi ? » Ren était sidéré. « Vous les détestez tant que cela ? » 

 « Nous pouvons avoir nos dissensions internes dans Anharitte, mais une intervention étrangère armée dépasse n'importe quel acte normal de vendetta. S'il n'en était pas ainsi, Roget tomberait sous le joug de quelque autre planète. Pensez-y, Tito. Vous verrez pourquoi il doit en être ainsi. Et votre rôle en cela est une transgression fondamentale. » 

 « Je ne peux le nier. C'était une triste erreur à la fois de jugement et de politique. L'équipement de Hardun et ses tactiques sont devenus un embarras et ne faisaient pas partie de mes intentions originales. Et je suis encore plus peiné d'avoir trompé la confiance de votre société. » 

 « Mais à la lumière de l'expédition d'aujourd'hui, dans quelle mesure pouvons-nous nous fier à votre parole ? Réfléchissez soigneusement avant de répondre : il se peut encore que j'aie à parler en votre nom aux Anciens des clans. » 

 « Les Anciens doivent décider comme ils l'entendent. Et vous aussi, Catuul. Vous me connaissez mieux que beaucoup et devez décider par vous-même. Je rejette Alek Hardun parce que je suis personnellement incapable de soutenir ses vues sur le bon marché qu'il fait des vies humaines. Je ne pourrais parler autrement, même pour sauver le spatioport ou ma situation, qui en dépend. » 

 « C'est précisément ce que je voulais entendre, » dit le scribe. « Mais je n'ai pas été tout à fait franc avec vous. Les Anciens ont déjà discuté l'affaire en conseil. Ils ont pris deux décisions. La première est que tous services des sociétés seront refusés aux étrangers tant que Hardun et son vaisseau n'auront pas été retirés…» 

 « Et la seconde ? » 

 « Que vous soyez tué, à moins que je ne sois personnellement satisfait de vos intentions et de votre intégrité. » 

 « Et en avez-vous décidé ainsi ? » Ren sentait le poids de l'épée à son côté. 

 « Bien sûr. » Le sourire de Catuul s'élargit dans la lumière diffuse du ciel nocturne. « Ou vous seriez mort quelques minutes après avoir quitté Château-Magda. Venez, ami Tito, votre hovercraft nous attend de l'autre côté de la traversée. » 

 

« Les trente-cinq hommes ? » Le ton de Hardun était au sommet de l'incrédulité.

 « Ils auraient pu être cent que cela n'aurait rien changé, » dit Ren. « L'Imaiz est plus que votre égal en tout ce que vous pouvez lui opposer. Franchement, vos tactiques sont devenues une calamité. J'ai envoyé un spatiogramme au Conseil du Libre-Échange en exprimant l'opinion que si vous étiez autorisé à rester sur Roget, l'usage du spatioport serait certainement perdu. » 

 « Vous avez fait cela ? » Le nouveau sommet d'incrédulité qu'atteignit Hardun fut tempéré par un soudain soulagement. « Maintenant je sais que vous plaisantez, Tito. Je vois les copies de tous les spatiogrammes transmis d'ici. Je sais pertinemment que vous n'avez rien envoyé de tel. » 

 « Vous aviez l'habitude de voir toutes les copies, » corrigea Ren. « Le Conseil du Libre-Échange a déjà ordonné au personnel du spatioport de ne pas coopérer avec vous et ils insistent auprès de Rance pour que vous soyez évacué. Je le sais parce que j'ai eu une conversation personnelle avec le Directeur au Central du Libre-Échange. Et vous ne recevrez pas un enregistrement de cela non plus. Il a confirmé tout ce que j'avais appris au sujet du Boucher de Turais. » 

 « Turais ? Cette vieille rengaine de propagande…» dit Hardun avec véhémence. « Si vous croyez cela, vous croiriez n'importe quoi. » 

 « Je croirais n'importe quoi à votre sujet, Alek. C'est pour cela que j'ai fait appel au Conseil. On ne peut trop mettre l'accent sur l'urgence de votre évacuation. Ils doivent en débattre. J'imagine que le résultat consistera à appliquer des sanctions sévères contre Rance jusqu'à ce qu'ils soient obligés de vous retirer. Je ne pense pas que cela vous rendra très populaire auprès de vos maîtres non plus. Je vous conseille donc de quitter la planète avant que l'orage n'éclate vraiment. » 

 « Je vous rencontrerai plutôt en enfer, Tito. Il n'est pas question que je bouge d'un centimètre tant que je ne recevrai pas des instructions spécifiques du gouvernement de Rance. » 

 « Tout à fait conforme. Mais je ne vous demandais pas de partir : je vous mettais en garde. Votre départ est imminent de toute façon. Ou vous décampez de votre propre gré ou vous courez le risque très probable d'être chassé, peut-être violemment, par quelqu'un comme l'Imaiz. Et si cela arrive, Rance risquera moins de perdre la face, je ne pense donc pas qu'ils en seront trop chagrinés. » 

 « Le risque est négligeable. Il est absolument certain que rien sur Roget ne peut mettre en danger un croiseur de combat au sol. » 

 « Je ne partage pas votre certitude. Les sociétés nous ont supprimé tous leurs services jusqu'au moment où votre vaisseau aura été évacué. Non seulement l'Imaiz n'a aucune opposition, mais il peut probablement obtenir une assistance substantielle s'il en a besoin. Et je ne pense pas que Di Irons restera aveugle beaucoup plus longtemps, auquel cas le gouvernement planétaire serait également concerné. L'opposition alignée contre vous s'étage donc de Dion-daizan, en passant par le Conseil du Libre-Échange, jusqu'à une intervention possible de la Fédération Galactique. Si vous quittez la planète maintenant, vous arriverez peut-être à sauver votre peau. » 

 « Ou vous êtes brave ou vous êtes complètement idiot, » dit sauvagement Hardun. « J'ai tué des hommes pour moins que cela. Vos vues sont si éloignées des réalités de la vie galactique que vous êtes vraiment trop pathétique pour être vrai. » 

 « J'ai voyagé, Alek. Et où que j'aie été, j'ai regardé en profondeur aussi bien qu'à la surface. Ce n'est pas une perspective que vous puissiez comprendre, mais cela veut dire que je peux opposer mon jugement au vôtre avec une chance suffisante d'avoir raison. » 

Ren tourna les talons et sortit de la pièce à grands pas. Il était évident que sa tentative de persuader Hardun d'un départ volontaire n'avait rencontré aucun succès. Ce que Ren connaissait des mesures de sécurité du spatioport – et des capacités de détection et de défense d'un croiseur de combat au sol – ne l'inclinait pas à penser que l'Imaiz aurait beaucoup plus de succès avec ses propres méthodes. Ils devraient sans doute attendre que les pressions exercées sur Rance amènent son rappel officiel. Ren frissonna. Entre-temps, Hardun pouvait agir sans restriction – et s'il croyait sa période de libre action limitée, les prochaines vingt-quatre heures risquaient d'être un moment crucial dans l'histoire d'Anharitte. 

 

C'était peut-être son imagination qui affectait son interprétation de la scène, ou quelque reflet social de la décision des sociétés, mais Ren eut une impression distincte de malaise quand il revint dans la cité. Les marchés étaient tranquilles, presque désertés. Les rues étaient beaucoup moins grouillantes qu'à l'habitude et son propre bureau était désert et inactif. Ses serviteurs avaient été rappelés par les Queues Pointues (auxquels ils appartenaient légalement) et la maison habituellement affairée était anormalement calme. Ren fut même obligé de faire ses propres courses quand il voulut manger, et la préparation de ses repas solitaires l'amena à réfléchir sérieusement à ses prochaines actions.

Il ne pouvait pas revenir sur sa prise de position contre Hardun, et il ne pouvait rien faire de plus pour assurer le départ de celui-ci. Il ne semblait y avoir aucune base de pacte avec l'Imaiz qui ne fût pas compromettante par la suite – et de toute façon, Ren sentait qu'il n'avait rien d'intéressant à offrir. La meilleure solution à cette impasse serait sans doute une intervention rapide du Conseil du Libre-Échange auprès de Rance. Ren ne pouvait qu'espérer une action favorable du conseil avant que Di Irons n'examine de trop près les raisons qui avaient amené les Queues Pointues à retirer leurs services. Si le préfet devait apprendre la présence du lanceur de fusées sur la plaine, il n'aurait d'autre option que d'engager une chaîne de protestations qui atteindraient le gouvernement planétaire et finalement la Fédération Galactique elle-même. 

Di Irons constituait donc le problème principal pour le moment. Il essaya de mettre au point un canevas de bluff pour le cas où la sagacité du préfet conduirait celui-ci trop près de la vérité. Les réponses ne furent pas encourageantes. Il décida donc que le moment était choisi pour une visite aux installations commerciales de la compagnie les plus distantes. Par cette ruse, il pourrait sans doute repousser une confrontation jusqu'au moment où l'évacuation de Hardun serait un fait accompli. Il prépara ses bagages en conséquence pour un départ matinal et se mit au lit épuisé.

 

Une explosion, ou plutôt une série d'explosions, le sortirent brutalement de son sommeil. Il se réveilla en sursaut, entouré d'éclairs rapides renvoyés par les murs de sa chambre selon les motifs carrés de la fenêtre. Le tonnerre suivit aussitôt. Ren se rallongea, prêt à écouter l'orage, quand il réalisa lentement que les orages n'existaient pas sur Roget.

Dans un instant de panique, il sauta de son lit et se pencha à la fenêtre. Le ciel nocturne vibra sous une autre explosion fracassante venue des plaines. Sans prendre le temps de s'habiller, Ren courut au rez-de-chaussée vers le transmetteur à microondes. Alors qu'il l'atteignait, une secousse encore plus violente fit trembler le bâtiment. La distance indiquée par la qualité du son lui donna la certitude que l'explosion venait du spatioport. Il osait à peine considérer la nature et l'effet d'une déflagration aussi violente en cet endroit.

Il appela à la fois sur les fréquences de service et d'urgence, mais ne put obtenir de réponse de la direction du spatioport. Un tel silence était sans précédent et laissait supposer un état de crise si aigu que même le Centre de Secours ne pourrait obtenir aucune information. Cela confirmait l'ampleur de la catastrophe qu'il avait déduite de l'intensité des ondes de choc. Il était probable qu'un bon quart des installations du spatioport avaient été détruites. Sur une planète aussi peu développée que Roget, où les services civils de secours étaient pratiquement inexistants, le personnel du spatioport serait seul pour faire face au sinistre et s'occuper du sauvetage.

Ren s'habilla à la hâte. Il n'avait même pas besoin de lumière dans la pièce. Le ciel, illuminé par la fureur rougeoyante de l'incendie, lui procurait un éclairage plus que suffisant. Sachant que sa compétence ne lui permettrait pas d'offrir grand-chose en matière d'assistance, il avait seulement l'intention de marcher jusqu'aux limites de Première-Colline pour avoir une meilleure vue. Mais alors qu'il descendait les escaliers, deux gardes armés se mirent en travers de son chemin.

« Agent Ren, vous n'êtes pas autorisé à sortir. » 

 « Que voulez-vous dire ? » 

 « Ordre du Préfet Di Irons. Vous devez rester dans vos appartements jusqu'à ce qu'il ait le temps de s'occuper de vous. » 

 « Mais pourquoi diable ? Je n'ai rien à voir dans tout cela. » 

 « Vous devrez en discuter avec lui. Mais il vaudra mieux que vous soyez convaincant. Anharitte n'avait jamais connu de nuits comme celle-ci avant que vous ne vous mesuriez à l'Imaiz. » 

Ren se laissa escorter à l'intérieur de son cabinet où les gardes maintinrent une vigilance taciturne. Alors que les lueurs matinales étaient déjà bien avancées, il entendit d'autres bruits dans la maison et devina que ses serviteurs lui avaient été rendus, reprenant leur service comme s'il n'y avait pas eu d'interruption. Le plateau de son petit déjeuner fut bientôt déposé devant lui. Ses gardes furent complètement ignorés.

À de tels signes, il sut qu'Alek Hardun avait eu tort de présumer qu'aucune force sur Roget ne pouvait venir à bout d'un croiseur de combat à quai. À peu près un tiers du spatioport avait dû suivre le même chemin. Par quelque tour ingénieux de sorcellerie, quelqu'un avait trouvé un passage à travers toutes les défenses et les systèmes d'alarme et l'Imaiz avait tenu sa promesse. 

 

À une heure de l'après-midi, l'écho inhabituel de sabots de chevaux résonna devant sa porte. Le son était rare car les grands chevaux de Roget, au moins aussi gros que les anciens chevaux de trait terrestres, étaient des animaux impopulaires dans les rues grouillantes de la cité. Ils avaient leur place dans les grands domaines provinciaux, mais en ville ils étaient utilisés principalement par les forces civiles en signe d'autorité. Un message de Di Irons enjoignait à Ren de se joindre à la cavalcade jusqu'au spatioport. On lui jeta les rênes de la grande bête sellée et harnachée, avec l'ordre de se mettre en selle.

Ren avait peu d'expérience en ce domaine et la taille de son coursier était impressionnante. Il le fit remarquer, mais ses protestations furent sans effet.

« Voilà l'occasion d'apprendre, Agent. Le préfet n'attendra pas. » 

Il parvint néanmoins à monter l'animal et s'assit à contrecœur sur ce dos qui semblait aussi large et aussi chaud que le lit qu'il avait quitté au milieu de la nuit. Ayant maîtrisé l'art de rester au sommet de l'animal mouvant, il dut ensuite faire face au problème du contrôle. Il se trouva assisté par le fait que le cheval géant semblait savoir exactement ce qu'on attendait de lui en termes de vitesse et de destination. Il suivit obligeamment le messager et deux autres cavaliers à travers les rues de Première-Colline, sur la Route Commerciale et le long des pentes vers la Via Arena.

Le messager menait bon train, sans s'attarder pour plus d'explications. Le fait que son escorte était le plus souvent devant lui amena Ren à supposer que sa présence était requise dans un but constructif plutôt que punitif. Ils arrivèrent bientôt en vue du spatioport où, même en plein jour, les flammes des réservoirs de carburant en feu empourpraient les énormes colonnes de fumée.

La surprise initiale de Ren à être ainsi conduit d'une façon inhabituelle s'était bientôt dissipée quand il s'aperçut que c'était certainement là le moyen de transport disponible le plus rapide. Bien qu'un hovercraft fût capable d'aller plus vite sur la Via Arena, la progression laborieuse de l'appareil à l'intérieur de la cité laissait l'avantage aux chevaux. Le voyage fut accompli en moins d'une heure. Meurtri et courbatu, Ren se cramponnait au pommeau de la selle et ne tomba que lorsqu'il tenta de descendre.

 

 

XV

 

Di Irons, l'air encore plus farouche et sévère que d'habitude, attendit que Ren se fût relevé de la poussière puis s'éloigna à grands pas, faisant signe à l'agent de le suivre. Ren suivit avec peine, se demandant si sa rencontre avec le cheval n'avait pas causé un tort irrémédiable à ses jambes. Ils traversèrent le spatioport, obscurci en grande partie par de larges bancs de fumée, et le préfet s'arrêta lorsqu'ils atteignirent enfin la cuvette d'atterrissage numéro cinq où s'était trouvé le croiseur de combat. 

Ren eut le souffle coupé quand il réalisa l'ampleur de la catastrophe. Le haut vaisseau avait été complètement détruit et les morceaux éparpillés. Les éléments individuels eux-mêmes semblaient avoir été pulvérisés. Seule une petite partie de la masse du vaisseau restait encore en évidence. Le reste avait dû être volatilisé ou dispersé sur plusieurs kilomètres. Le matériau au tungstène de la cuvette d'atterrissage, pratiquement indestructible, avait été sérieusement crevassé, comme après un bombardement sévère. L'image était celle de la violence multipliée par la violence. C'était un travail consciencieusement fait.

« Comment cela s'est-il passé ? » demanda Ren.

Di Irons prit un air menaçant. « Pictor Don pense que le vaisseau a été renversé par une charge S.H.E. placée au voisinage de l'un des stabilisateurs. Les moteurs ont alors explosé et ont enflammé son magasin. Malheureusement le vaisseau était exagérément armé et certaines des dernières explosions ont emporté une bonne partie des bâtiments du spatioport. Je suis sûr que le Centre de Secours nous enverra un compte rendu détaillé des dommages en temps utile. C'est pour cela que je voulais vous voir ici. Vous allez me donner une vue objective de la façon dont cela a été fait, qui l'a fait, et pourquoi c'était nécessaire. »

 « Moi ? Mais je n'en sais rien. Je dormais à ce moment-là. » 

 « Ce n'est pas une excuse, » dit Di Irons. « Je parie que vous en savez long là-dessus. La simulation ne vous épargnera rien. Ne vous leurrez pas sur votre position. Depuis vingt-quatre heures, j'ai découvert assez de faits sur vous et les activités dans lesquelles vous avez été impliqué pour vous faire déclarer persona non grata sur à peu près toutes les planètes civilisées de l'univers. De plus, pour infraction à diverses lois de Roget sous la Convention Spatiale, je pourrais pousser notre gouvernement à réclamer des réparations qui ruineraient non seulement votre compagnie mais handicaperaient sérieusement une autre demi-douzaine de ses associés au sein du Libre-Échange. 

» Je vous avais conseillé de suivre l'avis de votre société sur la façon de mener une vendetta contre l'Imaiz, vous n'avez donc aucune excuse pour vos actes. Alors voulez-vous répondre à mes questions de bon gré ou dois-je vous briser, vous et votre compagnie ? » 

 « Que voulez-vous savoir exactement ? » demanda Ren d'un ton malheureux. 

 « Ce croiseur de combat… Il devait transporter assez d'armement pour déclencher une guerre majeure. A-t-il été placé là par le Conseil du Libre-Échange ? » 

 « Non. Il avait été offert par Rance, théoriquement comme aide technique. Je ne pense pas que la majorité du conseil ait cru qu'il en était autrement. » 

 « Alors pourquoi était-il équipé d'un matériel de guerre complet ? » 

 « C'était un des prétendus vaisseaux d'assistance de Rance… Bien que j'en sois venu à penser que leur fonction est de causer les désastres, pas de les soulager. » 

 « Ne le saviez-vous pas quand vous l'avez demandé ? » 

 « Je ne l'ai pas demandé. Il est venu de lui-même. Quand j'ai découvert quel genre d'équipement il transportait, j'ai prévenu le Directeur Vestevaal. Il est immédiatement parti pour le Centre du Libre-Échange afin de demander son évacuation. » 

 « Hmm ! » Di Irons hocha pensivement la tête. « Et je suppose que quelqu'un n'a pas pu attendre de le voir partir en paix. Votre ami l'Imaiz, peut-être ? » 

 « Je n'ai pas de preuve, » dit Ren. « Mais il savait à quoi s'en tenir. Et la perfection du travail est caractéristique. » 

 « Je le reconnais, » soupira Di Irons avec un regard circulaire à l'étendue des dégâts. « Et étant donné les circonstances, je ne pense pas que nous recevrons beaucoup de réclamations de la part de Rance, surtout si le Directeur Vestevaal est déjà en train de protester au centre du Libre-Échange. Mais il y avait plus que le vaisseau, ici. Une bonne quantité d'installations spatiales de valeur ont disparu avec lui. Quand la Commission Galactique des Spatioports l'apprendra, il y aura de graves répercussions. Je serai dans l'obligation de fournir de bonnes réponses. Franchement, je n'ai pas assez de compétence dans la technologie extraplanétaire pour fournir ces réponses. Mais vous l'avez. Et vous avez l'avantage additionnel de connaître à la fois l'Imaiz et la façon de vivre d'Anharitte, choses qu'un enquêteur étranger ignorerait. Je suis donc prêt à vous proposer un marché. » 

 « Quelle sorte de marché ? » 

 « Nous soupçonnons tous deux l'Imaiz d'avoir détruit ce vaisseau. Je veux savoir quelle quantité de preuves pourraient réunir contre lui des enquêteurs étrangers. » 

 « Vous choisissez prudemment vos paroles, Préfet. » 

 « Dans le cas présent, j'ai de bonnes raisons de le faire. » 

 « Et qu'ai-je à gagner dans cela ? » 

 « Donnez-moi de bonnes réponses, Ren, et je pourrais oublier d'enregistrer mes accusations contre vous ou la compagnie. » 

 « J'essaierai de bon gré, quoique vous ne me laissiez pas beaucoup de choix. Mais j'ai besoin de renseignements. Quelle aide puis-je escompter de la part du personnel du spatioport ? » 

 « Ils sont eux-mêmes en défaut pour avoir autorisé un vaisseau de guerre armé à rester à quai au-delà du temps de ravitaillement réglementaire. Leurs carrières sont donc également entre mes mains. Je suppose que vous les trouverez en fait très coopératifs. » 

Pictor Don, le chef du service de secours du spatioport, écarta les mains d'un air résigné.

« Je peux vous assurer, Tito, qu'un sabotage extérieur est tout à fait hors de question. Personne n'aurait pu s'introduire sans être détecté. À cause du danger permanent que représente pour le personnel la proximité des cuvettes d'atterrissage, tout le secteur est contrôlé par radar. Et la portée du radar s'étend bien au-delà du périmètre du spatioport. L'ordinateur surveille constamment toute activité dans le secteur et actionne des signaux d'alarme en cas d'événements inhabituels ou potentiellement dangereux. »

 « Quelles autres défenses avez-vous ? » 

 « Surtout les clôtures. La première et la seconde forment un corridor parcouru par une patrouille équipée de chiens de garde. Puis il y a une clôture électrique à l'intérieur de celles-là, et la clôture intérieure est en fil barbelé. Il faudrait vraiment être astucieux pour traverser le tout. » 

 « Nous soupçonnons justement quelqu'un d'astucieux. Ce que j'essaye d'établir est : est-il effectivement entré ou l'explosion est-elle un accident ? Et les portes ? » 

 « Il n'y en a que deux, toutes deux contrôlées à distance et ne répondant qu'aux ordres directs du surveillant. Celui-ci doit s'assurer par vérification des cartes d'identité sur l'ordinateur et par vidéo que la personne qui demande à être admise est autorisée à entrer. » 

 « Et a-t-il donné le passage à quelqu'un peu avant l'explosion ? » 

 « Non. Il n'y a pas eu d'admission pendant au moins quatre heures avant le sinistre. » 

 « Il faudrait donc que ce soit à travers la clôture. Tout le périmètre a-t-il été vérifié ? » 

 « Des vérifications électriques ont été opérées. Rien n'a été détecté. Il faudra un moment pour examiner le fil sur tout le périmètre. » 

 « Alors faites-moi connaître les réponses aussitôt que vous le pourrez, » dit Ren. « Si quelqu'un a traversé cette clôture, je veux savoir comment. Votre balayage radar ne vous a rien donné ? » 

 « L'ordinateur de surveillance n'a rien signalé d'inhabituel. » 

 « Quelle est sa précision ? » 

 « Suffisante pour un emploi normal. » 

 « Mais fait-il la distinction entre différents types de réponses radar ? » 

 « Nécessairement. Des animaux des plaines s'égarent fréquemment près de la clôture extérieure et déclenchent des alertes mineures. Des oiseaux et de petits animaux vivent aussi près des cuvettes. L'ordinateur a été programmé pour rejeter les mouvements de petits créatures et répondre principalement à l'approche d'objets de la taille d'un hovercraft ou de l'un des tenders à chenilles. » 

 « Alors comment fonctionne-t-il pour la protection du personnel sur les cuvettes ? » 

 « Le spectre est filtré pour donner une réponse maximum aux objets métalliques tout en restant relativement insensible aux matières organiques ou non métalliques. Les équipes qui travaillent sur les cuvettes portent naturellement des combinaisons thermo-réflectrices qui donnent une très bonne réponse radar. » 

 « Il est donc possible pour un homme sans combinaison d'avoir traversé les cuvettes sans être classé par l'ordinateur comme objet à signaler ? » 

 « C'est possible, mais je trouve la question purement théorique. Personne n'aurait pu endommager un croiseur de combat avec moins de cent kilos d'explosif S.H.E. Je doute sérieusement que quelqu'un se soit glissé à travers les clôtures et ait transporté cette charge à pied à travers les cuvettes. Un homme entraîné pourrait peut-être le faire, mais je ne crois pas que cela se soit passé. Je pense qu'ils auraient dû utiliser un véhicule, et s'ils l'avaient fait, l'ordinateur l'aurait détecté et aurait déclenché l'alarme. » 

 « Pourtant, » dit Ren, « j'aimerais bien savoir s'il y avait quelque chose sur le balayage radar au-dessous du seuil de détection de l'ordinateur. Avez-vous un enregistrement sur bande ? » 

 « Bien sûr. » Pictor Don haussa les épaules. « Je vais le faire repasser dans la salle d'opérations. Si vous voulez mon opinion, c'est du temps perdu. » 

 

« Que cherchez-vous, Ren ? » Le sévère et pensif préfet suivait Ren comme son ombre, écoutant chaque syllabe de son enquête. « J'aurais pensé que Don vous avait prouvé assez clairement que la clôture n'avait pas été franchie. »

 « Pas assez clairement. Si cela s'est passé ainsi, nous devons le savoir maintenant, pas le voir brandir à l'occasion d'une enquête extraplanétaire. Tous les défenseurs et tous les systèmes de défense ont des points faibles. Si quelqu'un a l'esprit et la possibilité de déterminer exactement où se trouvent ces points faibles, ils donnent un avantage positif à l'attaquant. Un peu d'ingéniosité alliée au savoir-faire nécessaire devraient produire une méthode d'attaque que les défenseurs n'escompteront pas parce qu'ils la savent impossible. Notre principal suspect en l'occurrence est un spécialiste notoire d'événements impossibles et également un technicien remarquable. Je ne vois pas en quoi des chiens, quelques clôtures de fil et un balayage radar pourraient décourager l'Imaiz. » 

 « On a parlé de fusées, » fit remarquer Di Irons. « Dion n'aurait-il pu en utiliser une sans avoir à traverser la clôture ? » 

 « Il est très possible qu'il dispose de ce genre de matériel à Magda, mais ce n'est pas de cette façon que cela s'est passé. À mon avis, le vaisseau a été renversé, comme vous l'avez déjà dit, par une charge S.H.E. placée sous un stabilisateur. Mais cela n'aurait pas suffi à entraîner toute la chaîne de catastrophes qui a suivi. Il est presque certain que le vaisseau a été renversé sur une seconde ligne de charges explosives, et la direction de chute du vaisseau a été calculée de façon que ces charges causent un maximum de dégâts. C'était un exercice raffiné de mathématiques, entrepris par quelqu'un qui avait une idée très claire de la constitution d'un tel croiseur de combat. » 

 « D'où vous concluez ? » 

 « Que l'opération a été menée par un extraplanétaire compétent, un familier des constructions spatiales. Et il aura fallu du temps et des mesures minutieuses pour placer ces charges avec précision. Celui qui l'a fait a dû travailler sur la cuvette à la faveur de l'obscurité et devait être pratiquement sûr qu'il ne serait pas détecté par le contrôle radar. C'est un assemblage de connaissances et de compétence difficile à égaler. Je pense que Dion doit être un saboteur entraîné, en dehors de ses autres talents. » 

Di Irons n'était toujours pas convaincu.

 « Si j'ai bien compris Pictor Don, il aurait fallu au moins cent kilos d'explosifs juste pour renverser le vaisseau. Si vous dites maintenant que des charges supplémentaires ont été posées : cela suppose un supplément de poids considérable. Tout cela a dû être transporté à travers la clôture et sur au moins cinq cents mètres de cuvettes d'atterrissage, sans être détecté. » 

 « Je ne connais pas grand-chose en matière d'explosifs, » dit Ren. « Mais je doute que moins de deux cents kilos de S.H.E. aient pu faire l'affaire. » 

 « Et apportés sans l'aide d'un véhicule ? Supposez-vous qu'ils ont utilisé des mules, ou de la magie ? » Le ton du préfet était sarcastique. 

 « Je ne sais pas comment ils l'ont fait, mais je suis prêt à parier que nous allons trouver quelques réponses dans l'enregistrement radar, au-dessous du seuil de réaction. » 

 

Le balayage radar, non trié par l'ordinateur, révélait un mouvement perpétuel de petits animaux autour de la clôture extérieure. Les fausses alarmes auraient été continuelles sans un filtrage spectral. Par opposition, les mouvements occasionnels du spatioport ou de véhicules étaient facilement discernables par la réponse radar plus élevée aux diverses substances métalliques qu'ils transportaient. C'était à peu près à ce niveau de discrimination qu'opérait l'ordinateur.

Pictor Don repassa le balayage à sa vitesse originale pour les deux heures qui avaient précédé l'explosion. Lui et Ren se concentrèrent sur l'écran tandis que Di Irons s'impatientait à l'arrière-plan, incapable de comprendre le symbolisme des images projetées. Une heure et demie s'écoula sans fournir de renseignements intéressants. Soudain, Ren poussa un cri.

« Le coin sud-est… Derrière l'ombre du cargo, sur la piste huit… Quelque chose se déplace sur les cuvettes ! »

Il n'y avait aucun doute. Émergeant de l'ombre radar du cargo, déjà bien à l'intérieur de la clôture, deux images filaient à travers les cuvettes vers le vaisseau condamné. Les réponses radar étaient faibles, bien en dessous du seuil programmé pour l'ordinateur. Les taches mouvantes ne révélaient ni leur forme ni leur composition. Pictor Don fit apparaître des bips de marquage sur l'écran pour mesurer la vélocité des points et fronça les sourcils au résultat des calculs. 

« Un peu plus de quinze kilomètres-heure, » dit-il étonné. « Des hommes qui courent, peut-être, mais certainement pas des hommes transportant deux cents kilos de poids mort. »

 « Peut-être des chevaux ? » suggéra Di Irons. 

Don secoua la tête. « Pas assez de masse pour des chevaux. »

 « Y a-t-il beaucoup de métal présent ? » demanda Ren. 

 « Un peu, mais pas très distinct. Plus comme une grille que comme une masse. Certainement pas assez pour être un véhicule. L'ordinateur ne pourrait pas le distinguer de la couche d'oxyde des cuvettes elles-mêmes. » 

 « Alors qu'est-ce qui a bien pu les transporter à travers le terrain à une telle vitesse ? » 

 « Avez-vous jamais pensé à la sorcellerie ? » La bouche grisonnante de Di Irons esquissait un sourire malicieux. 

 « Peu m'importe la sorcellerie, » dit Ren. « Il y a une explication physique à tout cela. Dion-daizan n'est pas plus sorcier que moi. » 

En moins de trois minutes, les deux points avaient franchi le demi-kilomètre qui séparait la clôture du vaisseau de Rance menacé. Leur passage avait dû être effectivement silencieux, ils ne parurent faire aucun effort pour éviter le verrou de contrôle qui se serait déclenché à l'approche d'un véhicule.

« Étaient-ils aussi invisibles ? » demanda Di Irons.

Quand les points s'arrêtèrent sous l'ombre radar du vaisseau, leur image se confondit avec la masse verticale. Moins d'une minute plus tard, néanmoins, les points se distinguèrent de nouveau et filèrent vers la clôture encore plus vite qu'à l'aller. Ils disparurent bientôt derrière l'ombre du cargo de la piste huit et la scène recouvra une tranquillité apparente tandis que le moment de l'explosion approchait.

« Eh bien, nous ne savons toujours pas ce qui est entré, mais nous savons au moins où, » dit Ren. « Allons regarder de plus près. »

 

Sur le périmètre sud-est, où la masse du cargo de la piste huit s'interposait entre eux et la tour radar endommagée, Ren examina le fil. Il n'était pas étonnant que la coupure n'eût pas été détectée auparavant. S'il n'avait pas su quoi chercher, il ne l'aurait pas trouvée lui-même. Les fils avaient été coupés à un niveau suffisant pour laisser passer quelque chose d'une taille peu supérieure à celle d'un homme. Chaque brin avait ensuite été soigneusement ressoudé en bout pour former une réparation pratiquement invisible. N'importe quel technicien compétent aurait pu le faire – avec l'équipement adéquat et le temps nécessaire.

« Mais nous avions des patrouilles avec des chiens entre les deux clôtures extérieures, » objecta Pictor Don quand on lui montra l'évidence.

 « Qui forme les patrouilles ? » demanda Ren. 

 « L'une des sociétés locales, très efficiente. » 

 « Peut-être ! Mais pendant la plus grande partie de la nuit, tous les services des sociétés affectés aux étrangers avaient été supprimés. En fait, il y a eu une période où l'Imaiz aurait pu agir sans opposition dans n'importe quelle direction. Il aurait même sans doute pu obtenir l'aide des sociétés. Je suis raisonnablement certain que s'il avait choisi de couper ces fils la nuit dernière, les chiens se seraient trouvés ailleurs d'une façon fort commode. » 

 « Mais pourquoi les sociétés coopéreraient-elles avec lui de cette façon ? » Pictor Don était perplexe. 

 « Parce que, » dit Ren, « Dion est sans doute la seule force qui s'élève entre Roget telle qu'elle est, et une domination éventuelle de Rance. Je le sais. Les sociétés le savent et je suspecte que le Seigneur Di Irons le sait également. Je suis peut-être un étranger, mais j'ai assez entendu parler des coups portés par Rance dans l'univers pour savoir que, si j'avais le choix, je me serais trouvé là la nuit dernière à tenir le fil pour permettre à Dion d'entrer. » 

Ren se détourna de la clôture et s'aventura parmi les broussailles qui bordaient la plaine environnante. Il revint bientôt et s'adressa à Di Irons.

« Bien, Préfet, je suis prêt à répondre à vos questions. »

Di Irons pinça les lèvres sous sa barbe. Les yeux qui rencontrèrent ceux de Ren étaient pleins de perspicacité et soulignés d'un léger sourire.

 « Et l'enregistrement radar ? » demanda le préfet. 

 « Quel enregistrement radar ? Il a dû être détruit dans l'explosion. » 

 « Et le fil ? » 

 « Il n'aurait jamais pu être manipulé. La technologie de Roget n'est manifestement pas assez avancée pour permettre ce genre de soudure électrique. » 

 « Et l'explosion ? » 

 « Qui sait ? » dit Ren. « Un accident peut toujours arriver sur un vaisseau de guerre super-armé. Je pense qu'on devrait insister fortement sur ce point auprès de la Commission des Spatioports. Ils doivent être incités à prendre plus grand soin des vaisseaux opérant en territoire étranger. Sans cela, il risquerait d'être peu commode d'avoir un spartioport aussi près d'Anharitte. » 

 « Et nous pouvons écarter positivement toute intervention extérieure ? » 

 « Je ne peux imaginer de quelle façon un homme, ou même deux hommes, auraient pu traverser un demi-kilomètre en trois minutes avec une charge d'au moins deux cents kilos. Une telle idée relève de la sorcellerie. » 

 « Qui, nous le savons tous, n'existe pas, » observa Di Irons. « Vous savez, Tito, j'ai l'impression que je vous avais mal jugé. Vous faites preuve d'une profondeur de perception que je n'aurais pas associée avec votre profession de mercenaire. Mon rapport suivra les lignes de votre sommaire, et vous et Pictor Don pouvez signer un témoignage de son exactitude. Vous m'avez prouvé qu'il ne pouvait pas y avoir eu d'intervention extérieure. Mais strictement en dehors du rapport (et puisque vous n'admettez pas que Dion soit un sorcier), comment imaginez-vous que la chose ait pu se faire ? » 

Ren hocha la tête et se tourna vers les buissons.

 « Venez par ici. Vous voyez ces marques dans la poussière ? Qu'est-ce qui les a faites, à votre avis ? » 

 « C'est très étrange. Je ne pense pas en avoir jamais vues de semblables. Supposez-vous que des serpents…» 

 « Je pense que ce sont des traces de serpents, » dit Ren, la langue dans la joue. « Mais elles ressemblent fortement aux traces d'un appareil que j'ai vu utiliser une fois sur Terra. » 

Di Irons se redressa comme un coureur d'une société approchait. L'homme avait longé la clôture depuis la porte pour lui remettre un message. L'effort qu'il avait fourni soulignait l'urgence de sa mission. Le préfet parcourut anxieusement le papier et le tendit à Pictor Don. Les deux hommes semblaient terriblement bouleversés.

« Des ennuis ? » demanda Ren.

On lui tendit la feuille. Avec une incrédulité croissante, il lut le message :

 

TRANSGALACTIC NEWSFAX 

DES PORTE-PAROLE DE RANCE ONT RÉVÉLÉ QUE DANS LE BUT DE CONTENIR DES DÉSORDRES CIVILS ÉTENDUS SUR ROGET ET SPÉCIALEMENT ANHARITTE ILS ENVOYAIENT IMMÉDIATEMENT TRENTE VAISSEAUX D'ASSISTANCE 

LE SPATIOPORT D'ANHARITTE A DÉJÀ ÉTÉ ATTAQUÉ PAR DES INSURGÉS ET UN VAISSEAU DE BONNE VOLONTÉ DE RANCE DÉTRUIT 

LE GOUVERNEMENT CIVIL EST MAINTENANT RECONNU INCAPABLE DE CONTENIR L'INSURRECTION 

LA PREMIÈRE TACHE DES ÉQUIPES D'ASSISTANCE DE RANCE SERA DE RÉTABLIR L'ORDRE CIVIL ET DE GARDER LE CONTROLE JUSQU'AU MOMENT OU LA LIBERTÉ DÉMOCRATIQUE SERA RESTAURÉE 

FIN DE MESSAGE 

 

« Donnez-moi une liaison PVL avec le Central du Libre-Échange, » demanda Ren avec colère quand il eut absorbé le choc. « Je vais demander au Directeur de détruire ce plan à partir du sommet : au Quartier Général de la Fédération Galactique si nécessaire. »

 « Cela risque de ne pas être facile, » dit Pictor Don d'un ton malheureux. « Notre liaison PVL dans n'importe quelle direction passe par le relais terminal de Rance. » 

 « Bon Dieu ! » Ren parcourut des yeux le spatioport éventré où des traînées de fumée persistaient encore sur la scène de dévastation. L'énormité des inventions de Rance lui donnait le vertige, mais son cœur se serrait sous l'emprise glacée de la peur. 

Si le fourgon meurtrier d'Alek Hardun était considéré comme un vaisseau de bonne volonté, Ren n'osait penser à ce qu'apporteraient trente vaisseaux d'assistance opérant ouvertement. Malgré son respect grandissant pour les ressources de Dion-daizan, il savait que leur sauvegarde dépendait cette fois de l'acquisition rapide d'une flotte spatiale armée. Et même le sorcier d'Anharitte avait peu de chance de pouvoir produire cela. Ou le pouvait-il ? Pour l'instant, Ren savait seulement d'après les traces dans la poussière que l'Imaiz possédait au moins deux bicyclettes. 

 

 

XVI

 

Une pluie approchante obscurcissait le ciel quand Ren revint du spatioport. Les nuages sombres et menaçants s'accordaient à son humeur. Di Irons lui avait proposé un cheval mais, encore endolori de sa dernière rencontre avec l'une de ces bêtes magnifiques, Ren avait décliné l'offre. Il n'avait pas non plus accepté l'hovercraft avancé par Pictor Don. Plus que tout, Ren voulait être seul. Il avait besoin de réfléchir. 

Rance s'apprêtait à débarquer sur Roget une trentaine de prétendues équipes d'assistance, ostensiblement pour rétablir l'ordre, dans une situation où aucune assistance n'était en fait nécessaire. Mais une fois que leurs vaisseaux auraient atterri, Ren était sûr qu'une série de « désastres » surviendrait pour justifier l'occupation continue de la planète par Rance. Rance proclamerait que ses actes étaient humains et désintéressés. Derrière la propagande, pourtant, se cachaient en réalité conquête et exploitation – les vrais motifs de l'expédition.

La préservation de l'indépendance de la planète était un droit fondamental garanti par la charte de la Fédération Galactique. Une flotte spatiale compétente existait pour faire respecter les décisions de la Fédération. Le problème était une question de communications. Seuls les transmetteurs PVL étaient capables de communiquer en temps réel avec la Fédération avant que l'occupation de Roget ne fasse partie de l'histoire. En raison des distances interstellaires impliquées, le transmetteur PVL de Roget, situé au spatioport, était retransmis par le relais terminal de Rance elle-même.

Ce n'était certainement pas par accident que l'appel de Ren pour le Central du Libre-Échange n'avait pu obtenir un canal de communication. Le relais de Rance n'avait même pas pris la peine de répondre. Rance proclamait sans doute déjà que l'absence de communications était due aux troubles civils sur Roget. Rien ne pouvait être plus éloigné de la réalité mais Ren, incapable de crier la vérité à travers l'univers, ne pouvait que se ronger d'anxiété et de frustration sous le ciel de plomb d'Anharitte.

Les vaisseaux de Rance apparaîtraient probablement dans l'orbite de Roget dans moins de deux semaines. Les « désastres » seraient une séquelle, plutôt qu'un prélude à leur venue. Son expérience avec Hardun avait appris à Ren ce qu'il pouvait en attendre. Un saupoudrage silencieux de mutagènes assurerait le dépérissement des récoltes. Des épidémies virulentes décimeraient les populations des villes. Puis viendrait la terreur des persécutions lorsque les « sauveurs » de Rance traqueraient les « traîtres » de Roget. Et finalement une autre planète s'ajouterait aux tristes colonies silencieuses des mondes marchands.

Ren se demanda si le Directeur Vestevaal se douterait de la vérité et si, l'ayant devinée, il affirmerait sa conviction avec une force suffisante pour mettre en action les flottes de la Fédération. Il lui faudrait certainement faire la preuve de ses arguments s'il voulait briser le barrage de propagande de Combien et Rance.

C'est avec ces préoccupations à l'esprit que Ren atteignit le Roc Noir et il ne se rendit compte de sa propre situation que lorsque la pluie se mit à tomber. Il haussa les épaules, releva son col et tourna le visage vers le ciel pour mieux apprécier le caractère rafraîchissant de la douche. Soudain conscient de lui-même, il fut surprit de découvrir qu'il avait parcouru la plus grande partie de la Via Arena sans s'en apercevoir.

La plupart des éventaires et des boutiques au-delà de l'Arena étaient fermés. Avec leur logique caractéristique, les Ahhn n'avaient vu aucune utilité à maintenir les horaires réguliers de leur commerce à un moment où les intempéries rendaient peu probable l'apparition d'une quelconque clientèle. Ren passa entre les baraques et les stands recouverts de bâches avec le sentiment qu'une race aussi indépendante n'accepterait sans doute pas aisément la domination de Rance. Ils méritaient certainement un meilleur sort, et il souhaita qu'il fût en son pouvoir de le leur assurer. 

Il s'arrêta à l'endroit où la route qui menait à la Traversée de Magda croisait la Route Commerciale, les yeux fixés sur la masse sombre de Troisième-Colline. Il se demanda si Dion-daizan était au courant des actions de Rance et si le sorcier pouvait y faire quelque chose. Légèrement au-delà de son champ de vision, le sombre château se nichait quelque part, enfermant un éventail de secrets qui semblait s'élargir à chacune de leurs entreprises. Était-il possible, se demanda Ren, que l'Imaiz eût une réponse, même à ce problème ? L'idée manquait un peu de conviction. L'Imaiz était un petit seigneur d'une province mineure sur un planète relativement peu développée. Il lui faudrait être réellement un puissant sorcier pour contrer la puissante armée de Rance. 

 

Le faible espoir persista pourtant et conduisit Ren hors de son chemin jusqu'à la berge. La pluie, qui tombait maintenant à verse, voilait le bras de Première-Eau dans un nuage de crachin. Il ne trouva aucun passage à la Traversée de Magda. Les fragiles pirogues avaient été tirées à l'abri et les passeurs étaient partis. La logique Ahhn typique leur disait que seul un fou ou un criminel risquait de voyager par un temps pareil. Ren fouilla la berge pendant un quart d'heure mais ne trouva personne pour l'emmener, et il n'aurait pu manœuvrer seul une pirogue contre la marée. 

La pluie finit par traverser ses vêtements et poser une emprise glacée sur son cou et ses épaules. Redoutant un refroidissement dans cette contrée dépourvue de médecine adéquate, Ren revint sur ses pas et gravit la côte de la Route Commerciale. Quand il atteignit enfin son cabinet, il était transpercé, complètement épuisé et déprimé. Son état était tel que ses serviteurs s'alarmèrent et insistèrent pour qu'il prît aussitôt un bain et se mît au lit.

Il était sur le point de céder à leurs désirs quand une pensée lui vint. Le terminal de l'ordinateur dont il disposait dans son bureau n'avait pas été utilisé depuis la découverte du branchement. La ligne avait été déconnectée au spatioport afin d'interdire à Dion-daizan un accès clandestin aux banques de données de l'ordinateur, mais Ren ne pouvait se rappeler si le branchement lui-même avait été détruit. Pour s'en assurer, il retira le couvercle du clavier et s'assit devant l'appareil. Dès qu'il eut frappé son code d'appel, le clavier accusa réception.

 

REN APPELLE MAGDA.

MAGDA REÇOIT. VEUILLEZ POURSUIVRE.

RANCE ENVOIE TRENTE ÉQUIPES D'ASSISTANCE. LIGNE DE COMMUNICATION AVEC LE MONDE EXTERIEUR COUPÉE AU TERMINAL DE RANCE. PENSE DEVOIR VOUS METTRE AU COURANT.

MESSAGE REÇU ET COMPRIS. DION SERA INFORMÉ.

FIN DE TRANSMISSION.

 

Quand les lumières s'éteignirent sur le panneau, Ren fut saisi d'un soudain frisson et se mit à trembler violemment. Inquiets pour lui, ses serviteurs l'entraînèrent et le débarrassèrent de ses vêtements humides.

Leur inquiétude s'avéra justifiée ; il s'éveilla le matin suivant avec la fièvre et des douleurs dans tous les muscles. Un médecin des Queues Pointues vint le voir et lui fit ingurgiter une infusion d'herbes piquantes – celle-ci calma la fièvre mais ne fut d'aucun effet sur les douleurs qui le tenaillaient quelle que fût la position dans laquelle il s'allongeât. Douze jours s'écoulèrent avant qu'il eût suffisamment récupéré pour reprendre ses affaires.

 

Le quatorzième jour, il reçut par le transmetteur à micro-ondes un message urgent de San Weba, le contrôleur du spatioport.

« Tito, nos écrans viennent de relever une flotte de vaisseaux à environ cent diamètres d'ici. Je suppose que c'est la flotte d'assistance de Rance. Ils gardent le silence radio et refusent de communiquer. »

 « Merci, » dit Ren. « Je vas passer le message à Di Irons. Il enverra sans doute un messager au gouvernement planétaire. En prenant un cheval, il pourra peut-être arriver à destination avant que la bataille ne soit perdue. Êtes-vous parvenu à quelque chose avec le relais PVL ? » 

 « Rance refuse de nous répondre et nous n'avons pas assez de puissance pour atteindre une autre station relais. Ils ont même cessé de nous transmettre les informations de Galactic Newsfax. Nous sommes effectivement isolés du reste de la galaxie jusqu'à ce que Rance décide qu'elle peut soulever le couvercle sans danger. » 

 « Et à ce moment, ceux d'entre nous qui savent à quoi s'en tenir ne seront plus là pour en parler. La destruction du spatioport était l'un des premiers « incidents » imaginés par Rance, parce qu'il leur fallait prétendre que nos moyens de communications étaient hors d'usage. Mais dès que leurs vaisseaux se seront posés, ils risquent de vouloir transformer le mythe en réalité. Je pense qu'ils frapperont d'abord le spatioport – et durement. Ne serait-il pas prudent de l'évacuer, juste en cas ? » 

 « Nous en avons discuté, Tito. Le sentiment général s'y oppose. Nous avons déconnecté le transmetteur PVL de son faisceau relais et nous nous servons d'une antenne chercheuse pour essayer de contacter un croiseur stellaire qui pourrait faire parvenir un message à la Fédération. » 

 « Cela vaut la peine d'essayer, » dit Ren. « Quoique les chances pour qu'un croiseur stellaire passe juste à portée du faisceau soient plutôt faibles. » 

Il coupa le contact et appela un coureur pour lui faire porter un message à Di Irons.

Une heure plus tard, il y eut un autre appel de San Weba. Cette fois, la voix du contrôleur se teintait d'excitation.

« Tito, il se passe quelque chose. Pouvez-vous descendre ici en vitesse ? »

 « Qu'arrive-t-il ? » 

 « Des vaisseaux, par douzaines, qui viennent de tous les côtés. Ils ne peuvent pas être tous de Rance. » 

Ren n'avait pas besoin d'une autre invitation. Sans le secours de l'un des chevaux de Di Irons, le moyen le plus rapide d'atteindre le spatioport était l'hovercraft, malgré le lent guidage par perches dans les limites de la cité. Il évalua la possibilité de descendre la Route Commerciale avec l'appareil sans attendre une équipe de porteurs de perches. Bien qu'une telle pratique fût illégale, il supposait que Di Irons fermerait les yeux en raison des circonstances. Mais il réalisa qu'il avait toutes les chances de détruire le véhicule et de se tuer s'il en perdait le contrôle sur les pentes et se trouvait obligé de dégonfler le coussin d'air à pleine vitesse. À contrecœur, il fit appeler une équipe et descendit la Route Commerciale de la façon la plus lente et la plus orthodoxe.

La chance lui sourit. Aucune charrette à bœufs ou véhicule similaire ne se trouva en travers de son chemin. Les porteurs de perches répondirent à sa hâte et coururent aussi vite qu'ils le pouvaient, n'utilisant leurs perches pour le guidage qu'en cas de nécessité absolue. Une fois passé le Roc Noir, il put se lancer à toute vitesse et la poussière de son passage sur la Via Arena n'était pas encore retombée quand il atteignit l'entrée du spatioport.

 

Les portes étaient grandes ouvertes. Les détails ordinaires de règlements et de sécurité avaient été abandonnés. Ren conduisit l'hovercraft tout droit à travers les cuvettes d'atterrissage vides jusqu'au centre de contrôle dont il franchit la porte en courant avant que le coussin d'air n'eût le temps de se dégonfler sous la coque de l'appareil.

Dans la salle de contrôle du trafic, tout le monde était rassemblé autour des écrans. San Weba nota l'arrivée de Ren et lui fit signe d'approcher à travers la foule de techniciens et de personnel du spatioport. Il lui montra l'écran de détection principal sur lequel l'activité du champ spatial autour de Roget était représenté par des douzaines de points lumineux qui se déplaçaient lentement.

« Vous voyez ce groupe-là, Tito – ce sont ceux que nous avons vus d'abord. Il y en a à peu près trente – nous présumons que ce sont les vaisseaux d'assistance de Rance. Mais ceux-ci » – ses doigts balayèrent une bonne centaine de points lumineux sur l'écran – « je ne sais pas ce qu'ils sont ni d'où ils viennent. Ils ont dû sortir d'une courbure de l'espace à l'intérieur de la portée de notre faisceau. »

Ren était incrédule. « Ils n'auraient pas pu sortir d'une courbure aussi près. »

 « Mais ils l'ont fait. Certains ont dû en sortir à moins de deux diamètres planétaires. Je n'ai jamais entendu parler d'une telle précision auparavant. Ni de quelqu'un prêt à en prendre le risque. Si un équipage de cargo commercial pouvait apprendre le truc, ils gagneraient une semaine sur chaque voyage. » 

 « Ceux-là ne sont donc pas des unités commerciales. Et si Rance en était capable, ses vaisseaux seraient arrivés il y a une semaine. Je pense que ce que nous voyons là doit être l'une des escadrilles d'élite de la Fédération. » 

 « Nous en sommes arrivés à la même conclusion, » dit le contrôleur. « Mais leur arrivée ici sans avoir été appelés est une étrange coïncidence. » 

Alors qu'ils observaient le lent ballet de points lumineux sur l'écran, une ordonnance commença à prendre forme. Le groupe de Rance parut se resserrer, tandis que les nouveaux arrivés tentaient de former une enveloppe autour d'eux. Le jeu des lumières sur l'écran donnait peu d'indications quant aux vitesses et aux distances réellement impliquées. Si les manœuvres avaient été visibles à l'œil nu, les préparatifs de la bataille auraient offert un spectacle impressionnant.

Retenant leur souffle, les spectateurs observèrent le groupe de Rance essayer désespérément d'éviter le piège qui se refermait. Il était évident qu'ils étaient surclassés. Ils étaient acculés dans un noyau serré tandis que les attaquants les encerclaient avec une apparence de symétrie croissante.

Puis vint le grand coup. Pendant un instant, l'écran devint blanc, les récepteurs surchargés par le jaillissement de radiations qui s'étendaient jusque dans les fréquences radio. Seuls les vaisseaux attaquants étaient visibles quand l'image reprit sa définition. Aucune trace significative ne subsistait des vaisseaux d'assistance. La destruction avait été complète et absolue.

 

Quelqu'un dans la salle poussa une acclamation. La réaction se propagea pour devenir une glorieuse clameur de jubilation et de soulagement. Le contrôleur du spatioport se rendit à la section de communications, où ses opérateurs s'étaient efforcés d'entrer en contact avec leurs libérateurs. Mais ils n'avaient pu obtenir aucune réponse. Les vaisseaux de la flotte mystérieuse s'éclipsèrent un par un jusqu'au moment où l'écran fut aussi vide que si aucune flotte n'avait jamais existé.

« Tactique de commando, » dit Ren. « Aucune trace et aucun survivant. La Fédération pourrait nier qu'une telle bataille a jamais eu lieu et personne sur Rance ne pourrait prouver le contraire. Nous sommes les seuls témoins et il y a peu de chances pour que nous en parlions. »

 « La Fédération est donc au courant des activités des mondes marchands. » San Weba était revenu au côté de Ren. « Je l'avais toujours pensé. Ce n'est pas la première fois que j'entends parler d'une flotte de Rance qui disparaît. » 

 « Tout de même, nous avons de la chance, » dit Ren. « L'espace est grand. Même la Fédération ne peut espérer en contrôler plus d'une petite fraction. Le problème doit être de savoir où les mondes marchands frapperont la prochaine fois. Plus que tout, c'est une question de bon espionnage. Il est tentant d'espérer que les services de renseignements de la Fédération s'étendent jusqu'à la Lisière, mais il n'y a pourtant aucun signe sur Roget d'un bureau fédéral. » 

 « Pensez-vous que nous entendrons encore parler de Rance ? » demanda Weba. 

 « Les mondes marchands doivent savoir qu'ils ne peuvent contrer la Fédération. S'ils soupçonnent son influence par ici, ils s'écarteront comme un banc de poissons effarouchés. Il y a dans la galaxie suffisamment de bonnes proies qui comportent un risque beaucoup moins grand. Pour ma part, je pense que Rance va oublier toute l'affaire. » 

 

 

XVII

 

Ren baignait encore dans une atmosphère d'événements inhabituels quand il arrêta l'hovercraft devant la porte de son cabinet. Un serviteur, manifestement posté là pour l'attendre, courut précipitamment à sa rencontre alors qu'il attendait que le coussin d'air se fût affaissé. 

« Maître, Dame T'Ampere est venue pour vous voir. Elle vous attend à l'intérieur. »

 « Pour me voir ? » Ren était légèrement surpris. Il était évident, cependant, que son serviteur était grandement impressionné par la visite. Dans l'effervescence des semaines passées, Ren avait oublié la maîtresse de Seconde-Colline. Le règlement des affaires d'Anharitte avait paru inextricablement lié aux caprices des Seigneurs Di Rode, Di Irons et Di. Guaard – et de l'Imaiz lui-même – et il semblait y avoir peu de place pour une participation féminine. 

La pièce semblait pleine de serviteurs Ahhn dont toutes les attentions étaient dirigées vers celle qui, assise royalement, attendait son arrivée. Sur un signe d'elle, toute activité cessa et la pièce parut presque vide tandis que Ren s'approchait. 

Intrigué, il gravit les escaliers et entra dans son cabinet.

« Dame T'Ampere ? »

 « Agent Ren, je suppose. » 

 « À votre service, madame. » 

Ren observa la richesse des voiles colorés, discernant sous leurs épaisseurs la paire d'yeux les plus brillants, les plus pénétrants et les plus intensément félins qu'il eût jamais rencontrés. Les voiles s'écartèrent et Dame T'Ampere se leva pour l'accueillir.

Elle était d'un âge mûr, mais en aucun sens vieille. Sa peau était beaucoup plus foncée qu'il n'était commun parmi les Ahhn et d'une texture sèche, mais une forte personnalité et ce qui avait été autrefois une grande beauté rayonnaient encore de son expression. Elle émettait une aura – une présence – qui arrêta Ren au milieu d'un pas et le fit retomber sur ses talons. Devant lui se trouvait une des aristocrates de la nature elle-même. 

Elle fit un geste vers lui.

« Je désirerais vous parler en privé, Agent Ren. » Sa voix avait le ton précis de quelqu'un qui a l'habitude de commander. « S'il vous plaît, faites sortir vos serviteurs. » 

Ren se retourna et fit signe à son personnel de sortir. Il jeta un regard à la suite de Dame T'Ampere, s'attendant à la voir congédiée de même. Quand il constata qu'ils restaient à leur place et se tourna vers sa visiteuse pour demander une explication, il fut accueilli par un sourire moqueur.

« Les domestiques de T'Ampere voient et entendent beaucoup, mais ils ne disent jamais un mot de ce qu'ils apprennent. Et savez-vous pourquoi, Agent Ren ? C'est parce qu'ils n'ont pas de langue. » 

 « Pas de langue ? » Sur le moment, il ne saisit pas l'implication de la phrase. Quand il comprit, il se sentit pris de nausée. 

 « Je vois à votre visage que vous me trouvez barbare. Mais la barbarie doit s'évaluer en fonction d'une norme. Pour la maison de T'Ampere, mes serviteurs sont la norme. Dion-daizan me tuerait pour cela s'il le pouvait – et c'est la raison qui m'amène ici. Je viens vous offrir une alliance dans votre combat contre Dion. » 

Sans se préoccuper de l'étiquette de la situation, Ren s'assit dans le fauteuil le plus proche, l'esprit encore plein d'horreur à l'idée de la vingtaine de muets qui entouraient leur maîtresse. Il n'était pas du tout sûr de vouloir s'adjoindre une alliance aussi effrayante.

 « Ma vendetta contre l'Imaiz est une affaire privée, » dit-il enfin. 

 « Vraiment ? Est-ce pour cela que vous avez essayé de gagner l'appui de Di Irons, Di Guaard et Di Rode ? Allons, Agent Ren ! Je connais mon Anharitte et il y a peu de ce que vous avez dit ou fait qui ne m'ait été relaté en détail. Comme vous l'avez supposé avec raison, Dion joue avec des forces très dangereuses. S'il réussit, l'ancien mode de vie s'écroulera. Le flot emportera l'aristocratie, les sociétés, la paix et la stabilité de notre époque et certainement la faveur pour le Libre-Échange dont vous bénéficiez vous-même. Ce que vous sous-estimez à mon avis, c'est la violence du raz de marée. » 

Ren fronça les sourcils. « De telles situations ne sont pas au-delà de mon expérience. »

 « Celle-ci le sera. Pensez à ce qui se passerait si mon cortège silencieux croyait soudain que les vieilles lois sont abolies. À quelles nuits d'horreurs sanglantes assisterions-nous ? » 

 « À quelles nuits d'horreur vos gens ont-ils déjà été exposés ? » demanda Ren avec froideur. « Tout en étant d'accord avec vous en principe, j'abhorre vos pratiques. » 

 « Je ne suis pas intéressée par votre idéalisme délicat. Je parle de faits tels qu'ils existent. » Ses yeux si brillants le fixèrent d'un regard presque hypnotique et sa voix était pareille à une lame d'acier. « Que vous en soyez heureux ou non, vous êtes engagé contre Dion-daizan. Votre lucratif Libre-Échange ne peut survivre s'il gagne. De plus, dans le bain de sang qui surviendra si on le laisse faire pencher la balance trop loin, vous paierez le même prix que ceux qui brûlent leurs esclaves ou leur coupent la langue. Vous faites autant qu'eux partie de l'ordre ancien. Ne vous y trompez pas, Agent Ren – vous êtes déjà parmi les damnés. » 

 « Vous avez une proposition ? » demanda enfin Ren. 

 « Je suis prête à mettre à votre disposition cinq cents hommes en armes pour monter à l'assaut de Magda. Je compte sur vous pour utiliser votre influence sur les sociétés afin de réunir une force similaire. Même Magda ne pourrait résister longtemps contre mille hommes. » 

 « Ça ne marchera pas, » dit Ren. « Di Irons n'autoriserait jamais une bataille rangée dans Anharitte. » 

 « Di Irons n'aurait aucun pouvoir contre une armée de mille hommes. Que pourrait-il faire – les arrêter tous ? Mais de toute façon, vous pouvez vous en remettre à moi pour le préfet. Vous marcherez sous ma bannière – et une maison noble a le droit aux armes n'importe où dans la cité à n'importe quel moment. Je peux vous assurer que le jour où nous agirons, le préfet et ses hommes regarderont d'un autre côté. » 

— « Je vais y réfléchir, » dit Ren. « Je veux d'abord voir quel est l'avis des sociétés. » 

 « Alors ne tardez pas trop. Dion a soumis un projet d'affranchissement au gouvernement planétaire. Les rumeurs disent qu'il sera favorablement accepté. Si la loi est passée, de nombreux esclaves auront le droit de devenir des hommes libres – sans que leurs sympathies en soient pour autant changées. Pour l'instant, nous pouvons marcher contre Dion sans opposition. Si le projet d'affranchissement se réalise, la tâche sera beaucoup plus difficile. Une véritable légion d'hommes libres s'efforcera de nous en empêcher. » 

 « Je vous promets de vous répondre aussi vite que possible. Je viendrai à Seconde-Colline dans les vingt-quatre heures et vous dirai sur quels appuis nous pouvons compter. Je pense que vous aurez gain de cause si je peux persuader les sociétés. » 

 « Alors je vous attendrai demain à la même heure, Agent Ren. Mais n'oubliez pas cette mise en garde – si Dion gagne, n'espérez pas survivre. Votre soutien pour et par l'aristocratie est trop connu pour que vous échappiez même à une rébellion mineure. Si les vannes du déluge s'ouvrent, vous ne serez qu'une autre épave charriée par le flot. » 

 

La soirée était belle. Caressant la large crête de Première-Colline, le souffle chaud de la mer s'était chargé de riches fragrances parmi les arbres et les buissons en fleurs qui abondaient autour des petites places et des squares. Ici l'appel d'un marchand, là un soupçon de musique posaient leur trame dans l'air et lui apportaient un semblant de vie.

Illuminées d'or par le soleil couchant, les constructions individuelles groupées au petit bonheur formaient une image qui toucha quelque veine artistique ignorée dans l'âme de Ren. Il ressentit le désir d'imprimer la perfection de cette image sous une forme plus permanente, de façon à pouvoir l'emporter dans le temps et revivre cette heure. Il ne connaissait malheureusement aucun procédé capable d'enregistrer avec la fidélité voulue les nuances de lumière, les parfums, les sons et le caractère d'Anharitte. Il pouvait seulement se promettre que, quelle que fût l'issue de la vendetta contre Dion-daizan, la cité telle qu'elle était maintenant ne devait jamais être détruite.

La loge des Queues Pointues, avec ses tourelles dorées et ses reliefs décoratifs rouges, était particulièrement impressionnante. Pénétrant dans le riche intérieur, Ren se perdit encore une fois parmi les images lyriques de la sanglante et glorieuse progression des Ahnn depuis la barbarie jusqu'à leur fière communauté actuelle. Le message n'était pas perdu pour lui. La civilisation des Ahnn était trop nouvellement acquise pour être devenue un précepte inné. Si elle était perturbée à ce stade, il était fort probable que toute la société retournerait à son état précédent de tribus guerrières sauvages et se retrouverait cinq cents ans en arrière dans l'histoire. 

Ren réalisa soudain qu'en s'opposant à Dion-daizan, il assumait lui-même une part de responsabilité dans le futur des Ahhn. Comme représentant d'une puissance extraplanétaire et contrôlant des ressources comparables à celles de la noblesse, il était également responsable avec Di Irons, Di Guaard et l'Imaiz de la préservation de l'essence d'Anharitte. Toute victoire, quelle qu'elle fût, ne pourrait être qu'amère si l'enjeu devait en être détruit dans le processus. 

Comme d'habitude, Catuul Gras l'attendait. Aucun mouvement de personnes ou d'intérêts ne restaient jamais ignorés du scribe. Lorsque Ren entra, Catuul se livrait à un combat d'ombres à l'aide de vieilles épées ornées et dentées. Il déposa soigneusement ces redoutables instruments sur la longue table et s'adressa aux armes plutôt qu'à l'agent.

« Alors Dame T'Ampere vous a fait une proposition ? »

Ren était fasciné par les épées barbares, modelées pour infliger dans la chair les plus terribles blessures et pourtant se dégager facilement – des armes à utiliser quand le combat était sans quartier, d'un côté comme de l'autre.

 « Oui. Qu'en savez-vous ? » 

 « Les serviteurs de Dame T'Ampere n'ont pas de langues mais ils savent parler avec leurs mains. Et nous aussi. Vous vous êtes bien sorti de cette conversation, ami Tito. Elle est l'une des abolii. » 

Ce dernier mot était le vieux vocable Ahhn pour détestable. Ren l'avait parfois entendu, mais rarement chargé d'une telle rancœur. Il était content de constater que la mutilation systématique des esclaves était impopulaire même parmi les sociétés. 

 « Il s'agit de savoir, » dit Ren, « si nous acceptons ou non sa proposition ? J'ai besoin de votre avis. Et j'ai besoin de savoir si les sociétés coopéreront. » 

 « Vous posez deux questions, ami Tito, et je vais vous donner deux réponses. » Catuul prit l'une des vicieuses épées et l'enfonça sauvagement dans le plâtre du mur. « Mon avis personnel est de ne vous associer à aucun prix avec T'Ampere de quelque façon que ce soit. La Maison de T'Empte avait commis cette erreur. T'Empte est maintenant une province déserte. Mais quoi qu'il en soit, les sociétés trouveront cinq cents hommes. Ils n'aiment pas beaucoup l'idée, mais si le projet d'affranchissement de Dion est accepté par le gouvernement planétaire, ce sera le début de la fin pour nous tous. Nous devons soutenir même les abolii si nous voulons préserver notre mode de vie. » 

Ren prit la seconde épée et en examina le fil denté. Vue de près, elle perdait son apparence pesante et la perfection des dents acérées fit sourciller Ren à la pensée de ses effets dans une bataille. Elle s'équilibrait parfaitement dans ses mains.

 « Les clans ont donc déjà parlé ? » 

 « Les Anciens ont siégé en conseil pendant des jours à propos du projet de Dion. Ils ont décidé qu'il ne fallait pas lui permettre d'en faire une loi. Obtenir cinq cents hommes de T'Ampere dans ce but vaut bien un pacte avec le diable. » 

 « Alors je peux confirmer à Dame T'Ampere que son offre est acceptée ? » 

 « Allez-y demain à l'heure convenue. S'il y a un changement quelconque dans la situation, je vous contacterai avant que vous n'y alliez. Si vous ne recevez rien de moi, considérez qu'il est raisonnable d'accepter l'offre de T'Ampere. » 

 « Pourquoi ces restrictions ? » 

 « Parce que Dame T'Ampere a reçu un visiteur plus tôt dans la journée – avant de venir vous voir. Sonel Taw, le gouverneur du Château Di Guaard. Nous ne savons pas encore ce qui s'est dit, mais il est absolument certain que le Seigneur Delph n'en connaissait rien. Il est peut-être fou, mais même lui ne se lierait pas avec T'Ampere. Avancez avec précaution, ami Tito. Il se trame de sombres machinations dans Anharitte, et T'Ampere en est l'âme. »