IV
L’OR D’ESPAGNE
Le lieutenant Charles Palliser referma soigneusement les deux portières de toile donnant sur la chambre du capitaine :
— Tout le monde est là, monsieur, annonça-t-il.
Officiers et officiers mariniers supérieurs de la Destinée s’étaient assis pour patienter. On était en fin d’après-midi, cela faisait deux jours qu’ils avaient quitté Madère. La vie à bord avait repris le train-train et un petit vent de nord-est poussait doucement le bâtiment tribord amures au milieu de l’Atlantique.
Une silhouette passa sur le fond du ciel : sans doute le maître de quart.
— Fermez donc ce rideau, ordonna Dumaresq.
Bolitho regardait ses camarades, curieux de savoir s’ils montraient la même anxiété que lui.
Cette réunion était indispensable, mais Dumaresq avait pris grand soin de la repousser le plus tard possible après l’appareillage.
Le capitaine attendit que Palliser se fût assis à son tour, puis examina tour à tour le fusilier, le médecin, le maître d’équipage et le commis, et enfin les trois lieutenants.
— Vous avez tous appris la mort de mon secrétaire, commença-t-il. C’était un homme en qui l’on pouvait avoir confiance, en dépit de certaines excentricités. Et il ne sera pas facile à remplacer. Quoi qu’il en soit, ce meurtre dont les auteurs sont inconnus soulève bien d’autres questions. J’ai reçu des ordres confidentiels, et l’heure est venue de vous en dire un peu plus sur ce qui nous attend. Un secret n’en est plus un dès que deux personnes sont au courant. Notre pire ennemi à bord, ce sont les rumeurs diffuses qui sèment le trouble dans les esprits.
Le capitaine arrêta son regard sur Bolitho qui cilla imperceptiblement.
— Voici trente ans, continua Dumaresq, bien avant la naissance de ceux qui sont présents à bord, un certain commodore Anson emmena une expédition au cap Horn et dans les mers du Sud. Son intention était de harceler les colonies de l’Espagne, pays avec lequel, comme vous le savez, nous étions alors en guerre, une fois de plus.
Bolitho songeait au vieil homme dans la maison de Funchal, à tous ces mystères, à la sacoche qui avait causé la mort d’un homme.
— Une chose est sûre : le commodore était certainement un homme courageux, mais ses notions d’hygiène étaient des plus limitées. Ce n’est pas notre cas, ajouta-t-il, une lueur d’humour dans son regard posé sur le chirurgien, avec les praticiens particulièrement avisés dont nous disposons.
Petits rires dans l’assistance. La remarque était sans doute destinée à détendre l’atmosphère.
— Quoi qu’il en soit, au bout de trois ans, Anson avait perdu la moitié de ses hommes et il ne lui restait plus que son Centurion. Trois mille hommes avaient payé ses diverses facéties et ornaient le fond de la mer. La plupart étaient morts de maladie, du scorbut ou de mauvaise alimentation. Il est probable que, si Anson était rentré en Angleterre, il eût encouru la cour martiale, voire pis.
Rhodes se trémoussait sur sa chaise, l’œil brillant.
— Je le savais bien, Dick, murmura-t-il.
Mais un regard glacé de Dumaresq le fit taire et il ne put en dire davantage.
Le capitaine chassa quelque poussière invisible de son gilet écarlate avant de poursuivre.
— Anson tomba un jour sur un espagnol qui rentrait au pays, chargé d’un butin invraisemblable. Il y en avait pour plus de trois millions de guinées.
Bolitho se souvenait vaguement d’avoir entendu cette histoire. Anson s’était emparé du vaisseau après un combat farouche, mais il avait rompu alors que le feu de l’espagnol était sur le point de lui démolir son gréement, tant il était soucieux de le capturer intact. Il s’agissait de Nuestra Senora de Covadonga. Les tribunaux de prise comme l’Amirauté considéraient depuis toujours qu’une prise d’une telle valeur méritait bien la mort de quelques hommes.
Dumaresq secoua impatiemment la tête : Bolitho entendit la vigie crier pour annoncer une voile en vue loin dans le nord. Ils l’avaient déjà aperçue deux fois au cours de la journée, et il semblait assez improbable que plusieurs bâtiments aient emprunté cette route ordinairement peu fréquentée.
— Nous verrons bien, fit le capitaine en haussant les épaules.
Refermant cette parenthèse, il poursuivit sa petite histoire.
— Jusqu’à une époque récente, tout le monde ignorait qu’il y avait un second bâtiment en route pour l’Espagne. Il s’agissait de l’Asturias, navire beaucoup plus gros que la prise d’Anson et par conséquent bien mieux armé.
Il s’arrêta pour regarder le chirurgien.
— Je vois à votre tête que vous en avez entendu parler ?
Bulkley s’enfonça un peu plus dans son siège et croisa les mains sur sa bedaine.
— C’est exact, monsieur. Il a été attaqué par un corsaire anglais commandé par un jeune capitaine originaire du Dorset, un certain Piers Garrick. Sa lettre de course l’a sauvé un certain nombre de fois de la potence, si bien qu’il est devenu Sir Piers Garrick, homme respecté s’il en est et qui a occupé plusieurs postes de gouverneur dans les Antilles.
Dumaresq esquissa un sourire.
— C’est exact, mais je vous suggère de garder vos autres déductions pour le carré ! On ne retrouva jamais l’Asturias et, quant au corsaire, il était tellement endommagé qu’on dut l’abandonner lui aussi.
Il s’arrêta, visiblement mécontent : le factionnaire l’appelait.
— L’aspirant de quart, monsieur !
Bolitho imaginait très bien les affres des hommes de quart : risquer d’interrompre la réunion et encourir les foudres du capitaine, ou se contenter de noter dans le livre de bord cette curieuse voile qui réapparaissait en espérant que les choses en resteraient là.
— Entrez, ordonna Dumaresq d’une voix toujours aussi basse, mais qui traversait les portes sans effort.
C’était l’aspirant Cowdroy. Agé de seize ans, le jeune homme avait déjà été puni par le capitaine pour sévérité excessive envers les hommes de son quart.
— Mr Slade vous présente ses respects, commença-t-il, et vous fait dire qu’une voile a de nouveau été repérée dans le nord.
Il déglutit un grand coup et se recroquevilla sous l’œil du capitaine en attendant la suite.
— Je vois, dit enfin Dumaresq. Eh bien, ne faisons rien.
Quand la porte fut refermée, il ajouta :
— Mais j’ai bien peur que cet inconnu ne nous suive pas par hasard.
La cloche tinta sur le gaillard d’avant.
— D’après des informations récentes, reprit Dumaresq, la plus grande partie de ce trésor serait intacte. Et il y en aurait pour un million et demi.
Ils le fixaient comme s’il venait de proférer une obscénité.
— Et nous allons essayer de le récupérer, monsieur ? s’exclama Rhodes.
— Vous voyez les choses bien simplement, répondit Dumaresq en souriant, dites plutôt que nous allons chercher où il est. Mais vous pensez bien qu’un tel trésor ne va pas sans susciter beaucoup d’intérêt. Les Espagnols considèrent qu’il leur appartient. Un tribunal de prise penserait sans doute que, le bâtiment ayant été pris par le corsaire de Garrick avant de s’enfuir, la cargaison appartient à Sa Majesté britannique.
Et un ton plus bas :
— J’en connais d’autres qui s’en empareraient pour soutenir une cause autrement dangereuse pour nous. Messieurs, vous savez tout. Notre objectif consiste à arrondir la fortune de Sa Majesté. Mais si des rumeurs concernant ce trésor devaient conduire à des révoltes, je saurais trouver le responsable.
Palliser se leva et dut se courber aussitôt pour tenir sous le plafond. Les autres l’imitèrent.
Dumaresq fit brusquement demi-tour pour contempler la mer infinie qui scintillait sur l’arrière.
— Pour l’instant, nous faisons route vers Rio de Janeiro. Une fois là-bas, j’en apprendrai davantage.
Alors qu’ils allaient quitter la chambre, le capitaine ajouta :
— Monsieur Palliser, monsieur Gulliver, je vous prie de rester un instant.
— Monsieur Bolitho, ordonna Palliser, prenez le quart jusqu’à ce que je vienne vous relever.
Tous les autres sortirent, plongés dans leurs pensées. Pour le matelot, cette destination si lointaine ne faisait pas grande différence. La nier était toujours sous ses pieds, et le bâtiment avec. Il fallait border les voiles ou prendre des ris, par tous les temps, et la vie du marin n’était pas moins dure, qu’on regagnât l’Angleterre ou que l’on fit route vers l’Arctique. Mais si le bruit d’un trésor venait à se répandre à bord, les choses risquaient de devenir très différentes.
Lorsqu’il regagna la dunette, Bolitho se rendit vite compte que les hommes rassemblés pour prendre leur quart l’observaient d’un air bizarre : ils évitaient de croiser son regard, comme s’ils reniflaient quelque chose.
— La relève est parée, monsieur, annonça Mr Slade en le saluant.
L’homme était dur et redouté de l’équipage, surtout de ceux qui ne lui arrivaient pas à la cheville en matière de connaissances nautiques.
Bolitho attendit la relève des timoniers, toute la routine d’un changement de quart. Coup d’œil en haut pour vérifier les voiles, coup d’œil au compas et à l’ardoise sur laquelle l’aspirant de service notait ses remarques à la craie.
Gulliver arriva, en proie au tic qui le prenait quand il n’était pas content : il frappait ses mains l’une contre l’autre.
— Des ennuis, monsieur ? lui demanda Slade.
Gulliver lui jeta un regard mauvais. Peu de temps avant, il était dans la même situation que Slade, si bien que tout commentaire de sa part n’était pas forcément innocent. Une faveur à demander ? Ou bien voulait-il lui faire remarquer qu’il n’avait pas vraiment sa place au carré ?
— Nous changeons la route au prochain tour de sablier, fit-il sèchement – il consulta le compas. Nous viendrons au sud-sud-ouest. Le capitaine désire établir les perroquets, encore que de ce vent de fond de culotte je doute qu’on puisse tirer un nœud de mieux.
Slade fit un clin d’œil en montrant la vigie.
— Ainsi, cette voile signifie bien quelque chose.
Mais Palliser qui arrivait dans l’échelle lui répondit :
— Cela signifie, monsieur Slade, que si cette voile est toujours là demain matin, sa présence n’est pas fortuite.
Bolitho remarqua que Gulliver se renfrognait : qu’avaient-ils bien pu se dire en bas chez le capitaine ?
— Mais enfin, on n’y peut rien. Après tout, nous ne sommes pas en état de guerre.
Palliser le fixait tranquillement :
— Oh que si ! Nous pouvons faire un tas de choses.
Et, soulignant sa pensée d’un coup de menton martial :
— Soyez prêt à tout.
Bolitho s’apprêtait à quitter la dunette, mais Palliser le rappela :
— Et je vais chronométrer tous les fainéants de votre division lorsque l’on rappellera pour établir les voiles.
— J’en suis extrêmement flatté, monsieur, répondit Bolitho en effleurant le bord de son chapeau.
Rhodes l’attendait sur le pont principal.
— Bien joué, Dick, si tu lui tiens tête, il te respectera.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers le carré, Rhodes ajouta :
— Notre seigneur et maître est fermement décidé à s’emparer de l’autre, tu en es bien conscient ?
Bolitho jeta son chapeau sur un canon et alla s’asseoir à la table.
— Je pense que tu as raison.
Mais ses pensées étaient ailleurs : il revoyait les petites criques et les falaises de sa Cornouailles.
— Tu sais, l’année dernière, j’ai embarqué quelque temps sur un garde-côte.
Rhodes était sur le point de lâcher une blague, mais l’ombre qui passait dans le regard de Bolitho l’en retint.
— J’y ai connu un homme, un gros propriétaire tout ce qu’il y a de respectable. Il est mort en essayant de fuir le pays. On a pu prouver qu’il faisait de la contrebande d’armes et qu’il essayait de monter un soulèvement aux Amériques[2]. Le capitaine soupçonne peut-être la même chose : si tout cet or n’attendait que l’occasion de servir ?
Il se força à sourire.
— Mais parlons plutôt de Rio, j’ai hâte de voir à quoi ça ressemble.
Colpoys fit irruption au carré et se cala confortablement dans un fauteuil.
— Dites-moi, Rhodes, le premier lieutenant aimerait que vous désigniez un aspirant pour remplacer l’écrivain. À propos, ajouta-t-il en croisant négligemment les jambes, je ne savais même pas que ces jeunes gens savaient écrire !
Leurs rires furent interrompus par l’arrivée du chirurgien. Il avait l’air soucieux, ce qui ne lui ressemblait guère. Il vérifia d’abord que personne ne pouvait les entendre.
— Le canonnier vient de me raconter quelque chose d’intéressant. L’un de ses matelots lui a demandé s’il faudrait déménager quelques douze-livres pour faire de la place au butin.
Il se tut pour savourer son effet.
— Et ça a tenu combien de temps ? Un quart d’heure ? Dix minutes ? En tout cas, on peut dire que c’est probablement le secret le plus rapidement éventé de toute l’histoire !
Bolitho n’écoutait déjà plus, captivé par les bruits du bord : craquements du gréement et des vergues, allées et venues du personnel de quart.
Soyez prêt à tout ! La phrase de Palliser prenait soudain toute sa valeur.
Le lendemain matin, la voile mystérieuse était toujours là.
Bolitho était de quart et sentait la tension monter au fur et à mesure que le jour se levait. Les visages eux-mêmes devenaient différents.
— Ohé du pont, cria la vigie ! Voile dans le nordet !
Dumaresq devait s’y attendre, car il apparut quelques instants plus tard. Après avoir consulté rapidement le compas et observé les voiles qui battaient, il laissa tomber un « Le vent tombe, fichu métier ! » avant de se ressaisir :
— Je descends déjeuner. Lorsque Mr Slade viendra prendre son quart, envoyez-le donc faire un tour dans les hauts, il a une vue d’aigle. Vous lui direz d’observer soigneusement notre inconnu, bien qu’il ait l’air assez malin pour rester à distance sans jamais nous perdre.
Bolitho le regarda s’éloigner, puis contempla la frégate qui s’offrait à ses yeux sur toute sa longueur. C’était l’heure où tout s’animait à bord, matelots occupés à briquer le pont, à astiquer les canons ou à vérifier courant et dormant sous l’œil sévère de Mr Timbrell. Les fusiliers se livraient à l’un de leurs exercices préférés et incompréhensibles sous les ordres de leur sergent, baïonnette au canon, tandis que Colpoys les observait d’un peu plus loin.
Beckett, le maître charpentier, surveillait ses aides, qui réparaient la coupée bâbord, endommagée par un ballot de vivres tombé malencontreusement pendant une corvée. Quant à la dunette, encadrée comme un mail par ses deux rangées de douze-livres, elle ressemblait à une place de foire, lieu privilégié de tous les bavardages ou des faveurs à quémander.
Lorsque le poste de lavage fut terminé, on rappela l’équipage à la manœuvre. Installé sur le gaillard, Palliser contemplait leurs efforts frénétiques pour gagner quelques secondes : établir une voile, prendre un ris et recommencer, indéfiniment.
Ainsi allait l’ordinaire d’un vaisseau de guerre. Et toujours cette voile qui ne les lâchait pas d’un pouce, moustique posé sur l’horizon. Quand la Destinée réduisait la toile et que l’étrave se pointait, l’inconnu réduisait à son tour. Que la frégate renvoyât de la toile, et l’autre en faisait autant.
Dumaresq remonta sur le pont au moment où Gulliver achevait de surveiller les aspirants qui prenaient une méridienne.
Bolitho se trouvait à proximité et l’entendit déclarer :
— Eh bien, monsieur Gulliver, pensez-vous que le vent nous sera favorable ce soir ?
Il semblait nerveux, presque contrarié que Gulliver parvînt à faire son travail.
Le maître d’équipage observa le ciel un instant, puis la flamme écarlate, avant de rendre son verdict.
— Le vent adonne un brin, monsieur, mais il ne forcit pas. On n’aura pas d’étoiles cette nuit, il y a trop de nuages.
— Le ciel vous entende, fit Dumaresq en se mordant la lèvre.
— Faites appeler Mr Palliser, dit-il en se retournant. Vous serez de quart cette nuit, fit-il à l’adresse de Bolitho, faites porter des fanaux au pied de l’artimon. Je veux que notre ami nous voie porter nos feux, cela le mettra en confiance.
Et voilà, se dit Bolitho, le capitaine se reprend. Toute son énergie était tendue vers un seul but : écraser l’impudent qui osait le pister.
Sur ce, Palliser arriva.
— Ah ! monsieur Palliser, j’ai du travail pour vous.
Dumaresq avait beau se forcer à sourire, on voyait bien qu’il était toujours aussi tendu.
— Je veux que le canot soit paré au crépuscule, et même avant, si la lumière tombe. Trouvez-moi un homme de confiance et assez de matelots pour établir les voiles dès qu’on le mettra à l’eau.
Palliser restait de marbre.
— Il faudra aussi leur donner quelques grands fanaux ; quant à nous, nous masquerons tous nos feux dès que le canot aura poussé. Quand ce sera fait, j’ai l’intention de serrer le vent pour me rapprocher, puis nous verrons bien.
Bolitho se retourna pour voir quelle tête faisait Palliser : aller titiller un autre bâtiment dans l’obscurité était une affaire délicate.
— Et je ferai fouetter le premier qui montrera ne serait-ce qu’un ver luisant, conclut le capitaine.
— Je m’en occupe, monsieur, et Mr Slade prendra l’embarcation. Il a tellement hâte d’être promu qu’il sera certainement ravi de l’aubaine.
À la grande surprise de Bolitho, le capitaine et son second se mirent à rire comme des fous. À les voir, on aurait dit que cela leur arrivait tous les jours.
Dumaresq observa un instant le ciel, puis ce qui se passait à la poupe : seule la vigie pouvait voir leur poursuivant, mais peut-être le capitaine avait-il l’œil assez perçant pour aller derrière l’horizon. En tout cas, il avait retrouvé tout son calme.
— Voilà une chose que vous pourrez rapporter à votre père, monsieur Bolitho, cela lui rappellera de bons souvenirs.
Un matelot passa, chargé d’une énorme glène qui lui donnait l’air d’un charmeur de serpents. C’était Stockdale. Quand le capitaine se fut évanoui dans l’ombre, il dit à Bolitho :
— Alors monsieur, on l’attaque ?
— Je crois bien que oui, répondit l’officier en haussant les épaules.
— Dans ce cas, je vais passer un coup de pierre à fusil sur mon couteau.
Voilà tout ce que cela évoquait pour lui.
Livré à ses pensées, Bolitho se dirigea vers la lisse de dunette pour surveiller les hommes qui préparaient le canot. Ils l’avaient déjà dessaisi pour le poser à côté des autres embarcations. Slade se rendait-il bien compte de ce qu’il risquait ? Si le vent forçait après la mise à l’eau, il pouvait fort bien se trouver entraîné à bonne distance, et il serait fort difficile de le récupérer.
Jury arriva. Après avoir un peu hésité, il finit par s’approcher.
— Mais je croyais que vous remplaciez ce malheureux Lockver… remarqua Bolitho.
— J’ai demandé au premier lieutenant, répondit le garçon, de prendre l’aspirant Ingrave à ma place – et un peu gêné : Je préfère rester dans votre équipe de quart, monsieur.
Plus content qu’il ne voulait bien se l’avouer, Bolitho lui donna une claque dans le dos.
— A vos risques et périls.
Les boscos passaient d’une écoutille à l’autre pour rameuter du monde à grands coups de sifflet. On allait mettre le canot à la mer.
— On dirait les rossignols de Spithead, monsieur, observa Jury.
Bolitho se força à ne pas sourire : voilà qu’il se mettait à parler comme un vieux loup de mer.
— Vous feriez mieux d’aller vérifier les fanaux, sans quoi Mr Palliser nous tombera dessus, c’est sûr.
La nuit était maintenant assez noire pour cacher leurs préparatifs. La vigie cria que la voile était toujours en vue.
— Tout est paré, annonça Palliser en saluant le capitaine.
— Parfait. Réduisez la toile et préparez-vous à mettre le canot à l’eau.
Il leva les yeux pour observer le grand hunier qui reprenait le vent.
— Quand ce sera fait, on met toute la toile dessus. Si ce gaillard est ami et qu’il recherche simplement notre protection, nous verrons. Dans le cas contraire, monsieur Palliser, il apprendra de quoi il retourne, parole !
— Le capitaine monte, monsieur, murmura une voix.
Palliser se retourna. Le capitaine vint le rejoindre à la lisse.
Gulliver s’approcha comme un fantôme.
— En route au sud-est, monsieur.
Dumaresq lui répondit d’un grognement.
— Vous aviez raison pour la nébulosité, monsieur Gulliver, mais je pensais que le vent serait moins fort.
Rhodes, Bolitho et les trois aspirants attendaient sous le vent les ordres qu’on pourrait leur donner. La tension était respirable et le petit commentaire de Dumaresq sonnait comme un reproche.
Bolitho fut pris d’un grand frisson. Plongeant dans les crêtes blanches, la Destinée était remontée dans le vent, comme ordonné par Dumaresq, sous une brise maintenant bien établie. Les embruns jaillissaient du bord au vent et douchaient copieusement les hommes accroupis.
La frégate ne portait plus que ses focs et huniers, ainsi que la grand-voile arisée, parée s’il fallait brusquement virer de bord.
— Dick, l’autre est quelque part dans le coin, murmura Rhodes.
Bolitho acquiesça d’un signe en essayant de ne pas trop penser au canot qui s’était évanoui dans l’ombre malgré tous les fanaux qu’il portait.
Tout était calme à bord, et l’ambiance féerique. Nul ne disait mot, la barre abondamment graissée ne faisait plus entendre ses grincements habituels. On n’entendait plus que le friselis de la mer le long du bordé ou les débordements d’un dalot lorsque la Destinée plongeait un peu trop.
Bolitho essaya d’oublier tout ce qui pouvait arriver pour se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Palliser avait choisi les meilleurs matelots pour constituer un détachement d’abordage si l’on en arrivait là. Mais le vent qui forcissait pouvait bien avoir conduit Dumaresq à modifier ses plans.
Il entendait Jury qui remuait sans arrêt contre un filet, ainsi que l’aspirant de Rhodes, Cowdroy, six ans de bord. C’était un garçon de seize ans, ombrageux et difficile. Dieu sait ce que cela pourrait bien donner quand il serait lieutenant. Rhodes s’en était plaint plus d’une fois au capitaine. Pour finir, il avait subi l’ignominie du fouet sur un six-livres. Mais rien n’y changeait. Le minuscule Merrett complétait le trio et cherchait comme d’habitude à se faire le plus petit possible.
— Ça ne va plus tarder, Dick, fit Rhodes à voix basse. Et si c’était un négrier ? ajouta-t-il, assurant son sabre dans son ceinturon.
— Y a pas de danger, m’sieur, répondit Yeames, qui était maître de quart, on l’aurait déjà senti à cette distance !
— Silence là-dedans ! ordonna Palliser.
Bolitho contemplait rêveusement l’écume qui déferlait le long de la coque. Rien au-delà, sinon quelques crêtes blanchâtres et la nuit noire, comme l’avait fait remarquer Colpoys. Ses fusiliers étaient en place dans la mâture et tentaient vaille que vaille de conserver leurs mousquets au sec.
Si le capitaine et Gulliver avaient calculé juste, l’autre devait apparaître sur tribord avant. La frégate aurait ainsi l’avantage du vent et l’inconnu ne pouvait lui échapper. La batterie tribord était parée, chefs de pièce à genoux près des canons et parés à mettre en batterie dès qu’on leur en donnerait l’ordre.
N’importe quel civil paisiblement installé au cœur de l’Angleterre aurait considéré l’ensemble de l’opération comme une folie. Mais pour le capitaine Dumaresq, tout cela avait un sens précis : quel qu’il fût, l’autre bâtiment se mettait en travers des intérêts de Sa Majesté, et il en faisait donc son affaire personnelle.
Bolitho frissonna en repensant aux mots du capitaine quand il l’avait accueilli à bord : « Envers moi, envers ce bâtiment, envers Sa Majesté britannique, et dans cet ordre ! »
La Destinée se souleva sur une vague avant de replonger brutalement dans une énorme gerbe, faisant jaillir une volée d’embruns jusqu’au gaillard d’arrière.
Bolitho vit soudain quelque chose qui tombait des hauts. L’objet déclencha une énorme explosion en touchant le pont.
Rhodes plongea pour éviter une balle qui passa à le raser et cria :
— Un de ces foutus cabillots a laissé choir son mousquet !
Brouhaha sur le pont principal, voix étouffées qui jetaient des accusations. Le lieutenant Colpoys monta quatre à quatre l’échelle de la dunette dans sa hâte de châtier le coupable.
Tout se passa très vite : l’incident avait distrait l’attention des officiers, Palliser dut rappeler tout le monde à l’ordre :
— Mais cessez donc ce boucan, bon Dieu !
Bolitho se retourna et resta pétrifié : émergeant soudain de la nuit, l’autre bâtiment venait droit sur eux comme un fantôme. Et il n’arrivait pas par tribord comme prévu, mais par bâbord.
— La barre dessus ! hurla Dumaresq de sa voix puissante qui gela les hommes sur place, du monde aux écoutes, paré sur le gaillard !
Rechignant, plongeant, voiles battant dans un fracas de tonnerre, la Destinée abattit lentement et s’éloigna de l’arrivant. Les équipes de pièces ne savaient plus que faire, puis se précipitèrent pour aider leurs camarades de l’autre bordée dont les douze-pouces faisaient face à des mantelets fermés.
Nouvelle lame, nouvelle douche. L’ordre revenait peu à peu, les hommes qui halaient sur les écoutes étaient presque couchés sur le pont.
— Derrière moi ! hurla Bolitho.
Il saisissait encore son sabre qu’il vit Rhodes et les aspirants se ruer sur l’avant.
— Il arrive sur nous, il arrive !
Un coup de fusil résonna brusquement sur l’eau, volontaire ou accidentel. Bolitho ne le savait pas ni n’en avait cure.
Il se retrouva à côté de Jury :
— Que fait-on, monsieur ?
Il avait l’air effrayé, tout comme il aurait pu l’être lui-même, se dit Bolitho. Merrett s’agrippait aux filets et apparemment rien n’aurait pu l’en arracher.
Bolitho appliquait toutes ses forces à se maîtriser. Il avait le commandement, personne d’autre que lui ne pouvait mener l’attaque, personne pour lui donner un conseil. Ceux du gaillard étaient trop occupés pour lui être de quelque secours.
— Regroupez-vous autour de moi ! parvint-il à crier enfin.
Il arrêta un homme qui courait :
— Toi, laisse-moi donc la batterie tribord et prépare-toi à les repousser !
Les hommes hurlaient et juraient de partout, dominés par la voix puissante de Dumaresq. Bolitho avait l’impression qu’il hurlait dans son oreille alors qu’il se trouvait de l’autre bord.
— A l’abordage, monsieur Bolitho ! Il ne faut pas qu’il nous échappe !
Palliser envoyait à la hâte des hommes réduire la toile dans l’espoir d’amortir le choc.
— Bien, monsieur, répondit Bolitho, les yeux rivés sur le capitaine.
Il allait dégainer lorsque le bâtiment les heurta dans un bruit de tonnerre. Sans le réflexe de Dumaresq, il aurait pris la frégate de front et l’aurait brisée en deux comme l’eût fait une énorme hache.
Les hurlements se changèrent en cris aigus quand les cordages et des débris d’espars commencèrent à pleuvoir entre les deux coques. Des corps étaient projetés, la mer souleva encore les deux navires, déclenchant une nouvelle chute de poulies et de morceaux de bois. Des hommes tombaient. Bolitho agrippa Jury par le bras en lui criant :
— Suivez-moi !
Il sortit son sabre, essayant d’oublier la mer qui bouillonnait entre les coques enlacées. Un pas de travers et tout était fini.
Il aperçut encore Little qui brandissait sa hache, Stockdale aussi bien sûr, son couteau à la main : à côté de son énorme carcasse, on eût dit d’un cure-dent.
Bolitho serra les dents un grand coup, sauta et essaya d’attraper les enfléchures de l’autre. Ses jambes battaient l’air alors qu’il essayait désespérément de trouver une prise, son sabre lui avait échappé et dansait dangereusement au bout de la dragonne. Les hommes affluaient autour de lui ; l’un deux tomba soudain et le cri de terreur fut brutalement interrompu lorsqu’il fut broyé entre les murailles.
En atterrissant violemment sur le pont de l’ennemi, il entendit les voix de leurs adversaires et aperçut de vagues silhouettes, sabre au clair. Un coup de pistolet claqua à l’arrière.
Ressaisissant fermement son sabre, il ordonna :
— Au nom du roi, jetez vos armes !
Mais il fut salué par un hurlement. Il s’attendait à se trouver face à des Français ou des Espagnols, mais surprise, ces gens parlaient le même anglais que lui.
Une vergue tomba sur le pont, écrasa une des silhouettes et sépara momentanément les groupes d’adversaires. Dans un dernier tremblement, les deux bâtiments se séparèrent. Un sabre se pointait sur lui, Bolitho comprit soudain qu’il était livré seul à son sort.