ÉPILOGUE
Bolitho enfonça son chapeau et regarda la grande maison grise. La tempête soufflait sur la Manche, une pluie glacée vous gelait les membres. Tous ces longs mois, toute cette attente… et voilà qu’il revenait enfin chez lui. Le voyage de Plymouth avait été pénible. Les chemins étaient en fort mauvais état et la boue recouvrait les vitres, au point qu’il avait eu du mal à reconnaître des endroits qui lui étaient pourtant si proches depuis sa plus tendre enfance.
Voilà, tout était terminé, il était de retour. Il ne pouvait cependant se dissimuler une certaine gêne, comme si quelque chose lui manquait. Pourtant, la vieille demeure n’avait pas changé, et il la retrouvait telle qu’il l’avait quittée, un an plus tôt.
Stockdale était du voyage. Il dansait d’un pied sur l’autre, plutôt mal à son aise.
— Mais vous êtes sûr que je ne vais pas déranger, monsieur ?
Bolitho se tourna vers lui. Ç’avait été le dernier geste de Dumaresq lorsqu’ils s’étaient quittés, avant de laisser la Destinée aux mains des ouvriers et des calfats pour un carénage qui n’était pas du luxe : « Emmenez Stockdale avec vous ! Vous allez recevoir une nouvelle affectation, et un homme comme lui vous sera précieux, j’en suis sûr. »
— Mais non, répondit tranquillement Bolitho, vous êtes le bienvenu dans ma demeure, vous verrez.
Il monta lentement les marches de pierre usées par le temps. La grande porte s’ouvrit à deux battants devant lui. Bolitho ne manifesta nul étonnement : il sentait confusément que la vieille demeure lui tendait les bras en silence, comme à chacun de ses retours.
Première surprise, la vieille Mrs Tremayne n’était pas là pour l’accueillir. À sa place, il aperçut une jeune servante qui lui était inconnue.
Elle rougit en le voyant.
— Bienvenue, m’sieur ! Le cap’taine James vous attend, m’sieur, ajouta-t-elle dans le même souffle.
Bolitho essuya soigneusement la boue de ses semelles et lui tendit son chapeau.
Il traversa le hall lambrissé et pénétra dans la grande pièce qui lui était si familière. Un grand feu brûlait dans la cheminée, comme pour tenir l’hiver à l’écart, et de fort délicieuses senteurs filtraient depuis la cuisine.
Le capitaine James Bolitho était assis au coin du feu. Il se leva pour accueillir son fils et lui posa la main sur l’épaule.
— Mon Dieu, Richard, tu n’étais qu’un gamin d’aspirant la dernière fois que je t’ai vu et te voilà devenu un homme !
Bolitho ressentit un choc en voyant son père. Il savait bien qu’il avait perdu un bras, et il s’y était préparé, mais il avait tant vieilli ! Ses cheveux étaient tout gris, ses yeux délavés. La manche pliée et cousue à mi-hauteur disait assez son état, mais il se tenait bizarrement en retrait. Bolitho avait déjà vu ce phénomène chez d’autres amputés qui se conduisaient comme s’ils ne voulaient pas que l’on s’approchât du membre disparu.
— Assieds-toi donc, mon garçon.
Il le fixait étrangement, comme s’il avait peur d’en perdre une miette.
— Tu as une bien belle cicatrice, je veux que tu me racontes comment cela t’est arrivé.
Sa voix était pourtant terne, dénuée de l’enthousiasme auquel on se serait attendu à l’occasion de semblables retrouvailles.
— Et qui est donc ce géant que tu as amené avec toi ?
Bolitho serrait les accoudoirs de son fauteuil.
— Il s’appelle Stockdale.
Quelque chose le mettait mal à son aise, c’était peut-être ce silence étrange, inhabituel dans cette demeure.
— Dites-moi, père, quelque chose ne va pas ?
Son père s’approcha de la fenêtre et resta là à regarder dans le vide.
— Je t’ai expédié des courriers… Naturellement, tu les recevras bien un jour ou l’autre – il se retourna brusquement : Ta mère est morte voici un mois. Richard.
Bolitho le regarda fixement, incapable de faire le moindre mouvement. Non, ce n’était pas possible, pas cela.
— Morte ?
— Après une courte maladie, oui, une sorte de fièvre. Nous avons fait l’impossible.
— Je le savais, dit calmement Bolitho. J’ai eu cette impression en arrivant, devant la maison, sa présence n’illuminait plus la demeure comme autrefois.
Morte, elle était morte ! Et lui qui avait si longuement mûri dans sa tête tout ce qu’il allait lui raconter, qui avait construit mille raisonnements tortueux pour lui faire accepter sa balafre…
— Cela fait déjà plusieurs jours qu’on a annoncé l’arrivée de ton bâtiment, fit son père, un peu pincé.
— C’est vrai, mais nous sommes tombés dans la brume et avons dû attendre au mouillage.
Cela lui remémorait tous ceux qu’il venait de quitter. Ah, qu’il aurait aimé les voir autour de lui en ce moment ! Dumaresq, qui s’était rendu à l’Amirauté pour rendre compte de la perte du trésor – peut-être l’avait-on tout de même félicité d’en avoir au moins privé un ennemi potentiel ; Palliser, qui venait de prendre le commandement d’un brick à Spithead ; le jeune Jury, si bouleversé lorsqu’ils s’étaient dit adieu…
— J’ai entendu parler de tes exploits, mais j’ai l’impression que Dumaresq a tiré la couverture à lui. J’espère en tout cas que l’Amirauté verra les choses ainsi. Quant à ton frère, il est en mer avec l’escadre.
Bolitho essayait de surmonter son émotion. Des mots, tout cela, des mots. Mais il avait prévu la chose, il savait bien que son père réagirait ainsi. L’amour-propre d’abord et avant tout, tout était question d’amour-propre chez cet homme-là.
— Et Nancy, est-elle ici ?
Son père se fit plus distant.
— Ah oui, c’est vrai, tu n’es pas au courant de cela non plus. Ta sœur a épousé le fils du seigneur, ce jeune Lewis Roxby. Ta mère disait que c’était mieux ainsi, après la déception qu’elle a connue – il poussa un grand soupir. Ainsi va la vie.
Sous le coup, Bolitho se tassa un peu plus dans son fauteuil. Il serrait à s’en faire mal les accoudoirs sculptés.
Son père ne prendrait plus jamais la mer. Désormais, il était seul, lui aussi, dans la grande maison. Tout en ces lieux lui rappellerait éternellement ce qu’il venait de perdre, ce qui lui avait été irrémédiablement arraché.
— La Destinée m’a rapporté gros, vous savez, fit doucement Bolitho, je pourrais très bien rester ici.
Que n’avait-il pas dit !
— Ne redis plus jamais une chose pareille, tu m’entends bien ?
Le capitaine James quitta sa fenêtre et s’approcha lentement, les yeux rivés sur son fils.
— Je ne veux plus jamais entendre ce genre de phrase ! Tu es mon fils, sais-tu bien, tu es officier du roi ! Pendant des générations, nous avons quitté cette maison pour prendre la mer, et beaucoup n’en sont jamais revenus. Il y a des rumeurs de guerre dans l’air, nous avons besoin de tous nos enfants – il se tut, avant de reprendre plus doucement : Un messager est venu ici, voici deux jours. Tu as déjà reçu une nouvelle affectation.
Bolitho se leva, il avait besoin de marcher. Tout en déambulant, il effleurait çà et là quelque bibelot familier.
— Il s’agit du Trojan, ajouta son père, un quatre-vingts canons. Si tu veux savoir à quel point la guerre menace, regarde : on réarme le Trojan !
— Je vois.
Il ne s’agissait plus là d’une modeste frégate, mais d’un vaisseau de ligne, un nouvel univers à explorer, à maîtriser. Peut-être était-ce aussi bien ainsi, après tout. Voilà qui allait au moins lui occuper l’esprit, l’aider à oublier tout ce qui s’était passé.
— Et maintenant, Richard, prenons un verre. Appelle donc la servante. Je veux que tu me racontes en détail tout ce qui s’est passé, ta frégate, l’équipage, absolument tout. C’est tout ce qu’il me reste à présent, tu sais, des souvenirs.
— Très bien, père, comme vous voudrez, commença Bolitho.
» C’était il y a tout juste un an, et j’ai embarqué sur la Destinée, capitaine Dumaresq…
Quand la servante arriva, une bouteille et des verres à la main, elle vit le vieux capitaine installé en face de son fils. Ils parlaient navires, pays lointains… Mais aucune trace d’irritation ou seulement d’amertume dans leurs propos, non. Elle surprit quelques mots auxquels elle ne comprit pas grand-chose. Il était question de fierté, d’amour-propre…
FIN DU TOME 2