KEITH ABLOW

L'amour à mort

PAYOT SUSPENSE

¿ Pat Hass, mon amie et éditrice

Će que le lecteur retiendra de ces pages, il le devra en grande partie aux conseils et encouragements que j'ai reçus de Dan Frank, Pat Hass, Clau-dine O'Hearn et Beth Vesel. ª

Titre original : Déniai

Translation published by arrangement with Panthéon Books, a division of Random House, Inc.

© 1997, Keith Ablow

© 1999, …ditions Payot & Rivages

pour la traduction française

© 2002, …ditions Payot & Rivages pour l'édition de poche 106, boulevard Saint-Germain - 75006 Paris ISBN : 2-228-89667-5

Mardi, 5 h 30

J'ai sursauté, le visage ruisselant de sueur. J'ai cherché à percer l'obscurité, à

localiser mon père, et le reflet de sa boucle de ceinture en argent m'a affolé. J'ai voulu m'échapper, mais ses doigts se sont refermés sur mon bras, me ramenant vers ce que je tentais de fuir. Je me suis débattu, faiblement, sachant que c'était perdu d'avance, jusqu'à ce que la sonnerie du téléphone me tire du sommeil.

Cathy me secouait le bras.

- Allez, décroche !

J'ai attrapé le combiné en t‚tonnant.

- Clevenger, ai-je dit dans un souffle.

- Frank, c'est Emma Hancock. Désolée de vous réveiller.

- Faut pas...

Je suis retombé sur le matelas. Je haletais.

L'oreiller, trempé de sueur, me glaçait le cou.

- Comment ça va ?

Je me suis frotté les yeux avec mon poignet.

- Je suppose que vous ne m'avez pas appelé

pour me parler de mon moral ?

- Je crains que non. J'ai un nouveau cas pour vous, un SDF qui a tué une jeune femme dans les bois, derrière l'hôpital de Stonehill.

- Et alors ?

- Et alors quoi ?

- C'est vous qui m'appelez, Emma. qu'est-ce que ça a d'extraordinaire ?

- Il lui a coupé les seins. Au ras des côtes. Une vraie boucherie. Il nous a appelés d'une cabine en hurlant comme un fou qu'il avait tué une vierge, puis il est retourné nous attendre près du corps.

quand nous sommes arrivés, il était couvert de sang.

Au fond de moi j'ai eu envie de raccrocher sans en entendre davantage. Mon dernier meurtre remontait à trois semaines et avait mis un terme à six mois de sobriété. J'avais envisagé d'abandonner la médecine légale et de rouvrir un cabinet de psychothérapie, mais je savais que je n'étais pas en état de soigner qui que ce soit. Je n'en avais peut-être jamais été capable.

- que savez-vous de lui ? ai-je demandé.

- Je sais que c'est un cinglé. C'est tout. quand on l'a ramassé, on a trouvé sur lui une bouteille de Dipipéron, vieille de deux ans et encore pleine. Et il dit qu'il s'appelle, tenez-vous bien, William Westmoreland. Comme le général. Encore une preuve de débilité mentale, hein Frank ?

Je n'ai pas bronché. Les flics de la criminelle comme Hancock doivent rester à l'écart de la psychiatrie. Sinon, ils pourraient se demander pourquoi ils rôdent autour des tueurs. Ils pourraient être tentés de franchir le pas.

- qu'y a-t-il d'urgent ?

- L'urgent, c'est qu'il me faut votre tampon certifiant qu'il est sain d'esprit. Suffisamment en tout cas pour faire sa déposition. Il dit qu'il veut se confesser; je ne veux pas qu'il réfléchisse trop longtemps.

- Confesser quoi ?

- Hein?

- Il veut confesser quoi ?

- tes-vous bien réveillé ? Je viens de vous dire que j'ai une femme à la morgue avec deux trous béants à la place des seins.

- qui est-ce?

- Elle n'avait pas de papiers d'identité, Frank.

Elle était nue. Okay ? Vous arrivez quand ?

- Donnez-moi deux heures.

J'ai raccroché, allumé la lampe de chevet et reposé de nouveau ma tête sur l'oreiller trempé, attendant l'inspiration pour me lever.

- Tu me fausses encore compagnie pour un cadavre ? a murmuré Cathy.

Elle s'est serrée contre moi, à moitié endormie, et a posé sa tête sur ma poitrine.

- Je lui ai dit deux heures.

- Bien, a-t-elle souri.

Elle a rejeté le drap afin que je puisse la contempler. La couleur café de son corps rendait plus appétissantes encore les parties que son maillot de bain avait dérobées au soleil.

- Encore un sale meurtre. Je ne sais pas si j'ai...

- Chut!

Lentement et doucement ses lèvres ont exploré

mon corps.

Nous sommes fréquemment réveillés en pleine nuit par un coup de fil de la maternité annonçant à

Cathy qu'une de ses patientes va accoucher. Le fait d'imaginer Cathy donnant la vie provoque chez moi un sentiment proche de l'excitation ; il en va de même lorsqu'il s'agit de la mort. J'ai besoin de me fondre en Cathy pour apaiser cette fièvre.

Comme mille autres matins, j'ai vu le monde changer complètement de visage en dix minutes, le temps de rouler de mon quartier victorien de Près-ton Beach, qui domine Marblehead, jusqu'à Lynn.

Petit à petit les maisons du bord de l'eau ont perdu leurs stores et leurs numéros en laiton, puis leurs peintures, puis leurs fenêtres. Sous mes pneus, les nids-de-poule ont remplacé la chaussée lisse. En pénétrant dans Lynn, je savais d'avance qu'il me fallait actionner le système de recyclage d'air de ma Rover pour repousser l'odeur pestilentielle d'une fuite d'égout qui a répandu sur plus d'un kilomètre une algue tenace et nauséabonde. J'ai glissé le CD

des B-52s dans mon lecteur, sniffé une pincée de cocaÔne prise dans la fiole cachée dans ma boîte à

gants et monté le volume.

Dans Lynn, j'ai pris la première sortie de la voie express qui longe la mer, m'éloignant de la côte en direction d'Union Street, une rue bordée d'immeubles aux devantures de magasins condamnées par des planches, aux murs couverts de graffitis et aux voitures à l'état d'épaves. La tension de mon cou et de mes épaules s'est rel‚chée. J'ai respiré

plus lentement. Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti bien dans la crasse, signe que j'ai grandi dans un Lynn en pleine décadence.

Presque au bout d'Union Street je me suis garé

devant la morgue. Paulson Levitsky, le médecin légiste de la ville, est sorti comme moi de l'école de médecine de Tufts en 1981. Nous n'étions pas copains-copains à cette époque, mais toute la classe reconnaissait son adresse à disséquer son cadavre, qu'il avait appelé Ad' Patres. Il avait méticuleusement séparé chaque muscle, avec des étiquettes rouges, vertes et violettes indiquant chaque point d'origine et de rattachement. Les organes ressemblaient parfaitement aux dessins de l'Anatomie de Gray. Mon propre macchabée, Abra-Cadavra, ressemblait à un hachis quand j'en ai eu fini avec elle.

- Ah! tiens, regardez qui voilà, s'est écrié

Levitsky à mon entrée dans la salle des autopsies.

quand je l'ai vue, j'ai su tout de suite que j'allais vous voir.

Il montrait du doigt un corps gris allongé sur une table en Inox étincelant. Kevin Malloy, un flic de Lynn sur qui j'avais rédigé une fois un rapport pour brutalité, suivait l'autopsie.

- C'est un métier, dis-je. Un drôle de métier, mais un métier.

J'ai souri en voyant que la blouse de Levitsky était immaculée en dépit de son travail. Et pas un cheveu de travers. Je me suis approché de la table.

L'odeur de la mort me submergea, mélange d'ex-créments, d'urine et de sang répandu.

- C'était s˚rement un bon coup, vous ne croyez pas ? a dit Malloy en faisant un clin d'úil.

Je la regardais, sans réagir.

- Je veux dire, avec des nichons, a ajouté

Malloy.

Levitsky a posé une main sur mon épaule.

- C'est une des pires blessures que j'ai observées, Frank. Et j'en ai vu pas mal.

- Frankenstein se ramollit, a répliqué Malloy.

(Le sourire de ses lèvres sèches et craquelées découvrait ses dents jaun‚tres.) De plus en plus de gens l'émeuvent, surtout ceux qui sont capables d'allonger cent dollars de l'heure pour une consultation.

- Un peu de respect, s'il vous plaît.

La tête me tournait.

- Elle ne va pas vous raconter sa vie, toubib, vous pouvez toujours attendre.

Malloy a ri, faisant tressauter sa graisse.

- Fermez votre gueule ! s'est écrié Levitsky.

Je me suis accroché au rebord de la table de dissection pour rester debout.

- Je la connais, ai-je dit.

Pendant un moment, on n'a plus entendu que le bourdonnement des néons.

- Vous la connaissez? a finalement demandé

Malloy.

J'avais toujours les yeux fixés sur ces trous inouÔs, de chaque côté de sa poitrine. Puis, bien que j'aie essayé de me retenir, mon regard a glissé vers son pubis. Il était rasé de frais.

- C'est Sarah Johnston. Une infirmière en psychiatrie de l'hôpital de Stonehill. Section des internés.

Malloy a frappé de son poing sa paume ouverte.

- C'est du g‚teau. ¿ dix contre un, je parie que notre général Westmoreland y a été soigné.

- C'est une amie de Cathy, ai-je murmuré.

- Je suis désolé que vous soyez engagé sur cette affaire, a dit Levitsky. Pourquoi n'appellerait-on pas Chuck Sloan ? J'ai entendu dire qu'il s'occupe de médecine légale, maintenant.

- Non. Je veux rester.

- Vous êtes s˚r ? a demandé Levitsky.

J'ai quitté Sarah des yeux pour me tourner vers lui.

- Je reste sur cette affaire.

- Prévenez-moi si vous changez d'avis.

J'ai hoché la tête.

- Bon, d'accord. Je vous mets au courant.

(Levitsky a sorti de la poche de sa blouse une baguette télescopique en acier Inox, l'a entièrement déployée d'un geste vif et s'est mis à parler d'une voix forte pour le micro suspendu au-dessus de la table.) L'aspect extérieur des blessures montre qu'elles sont dues à une lame aiguisée et rigide, probablement un couteau de poche, ou une lame de rasoir. On constate beaucoup de petites lacérations à des niveaux multiples, ce qui indique que la lame n'était pas assez longue pour pénétrer profondément. Mais chaque coupure est nette, propre, et non pas tailladée.

Il a pointé sa baguette vers moi.

- Vous savez que nous n'avons pas les seins.

On ne les a pas retrouvés.

- Westmoreland a d˚ les cacher, a dit Malloy.

Ou les bouffer.

- Bouffer? ai-je dit. Soit vous voyez trop de mauvais films, soit vous ne vous êtes toujours pas remis d'avoir été nourri au biberon.

- L‚chez-moi, a grogné Malloy. Je n'ai pas le temps d'écouter vos conneries de psy.

- Et l'arme du crime ? Vous l'avez trouvée ?

- Pas encore. Il a d˚ l'enterrer également.

- Il l'a peut-être bouffée.

Levitsky a fendu l'air entre nous deux de sa baguette. Son visage exprimait clairement que nous étions en train de violer son sanctuaire.

- Vous êtes mes hôtes dans ce laboratoire, à

ma discrétion, a-t-il dit. (Il a laissé passer quelques secondes, puis a pointé le sommet de la tête de Sarah.) On ne trouve qu'un seul enfoncement cr‚nien, fait par un objet contondant, et cause probable de la mort. (Il s'est mis à tourner lentement autour de la table.) De multiples contusions appa-raissent au dos des avant-bras, ce qui donnerait à penser que la victime a essayé de détourner les coups. On remarque la présence d'ecchymoses parallèles sur les bras et les épaules, comme celles que provoque une puissante étreinte. (Il s'est arrêté au pied de la table et a placé le bout de sa baguette entre les jambes de Sarah.) Les parties génitales avaient déjà été rasées quand le corps a été présenté à l'autopsie. Il est prouvé qu'il y a eu un rapport sexuel récent, et du sperme a été prélevé à l'orifice et à l'intérieur du vagin. (Il a marqué

une pause.) Mais rien n'indique que le vagin ait été

forcé. (Il s'est approché du plateau d'instruments au bord de la table et a saisi des ciseaux géants.) «a devient un petit peu salissant à partir de maintenant, messieurs, a-t-il prévenu. Vous pouvez rester ou partir. Je ne sais pas si nous apprendrons grand-chose en examinant l'intérieur, mais tout sera noté

dans mon rapport.

- J'en ai assez vu, ai-je dit. (Je ne tenais pas à

voir Sarah découpée en morceaux et j'avais besoin de remettre ça avec ma fiole.) Je dois aller voir Westmoreland.

- Moi, je reste, a dit Malloy.

Levitsky l'a regardé.

- Vous vous intéressez particulièrement à la pathologie ?

- La preuve.

- En effet. (Levitsky s'est tourné vers moi en levant les yeux au ciel.) Dites bien à Cathy que je suis désolé pour son amie.

- Je n'y manquerai pas. (Je me suis dirigé vers la porte, mais je me suis arrêté et retourné avant de sortir.) ¿ propos, Kevin, c'est cent quatre-vingts, ai-je dit.

- Cent quatre-vingts quoi? De quoi parlez-vous?

- De mon tarif. Cent quatre-vingts de l'heure.

Je ne veux pas qu'on raconte que je travaille au rabais, vous pigez ?

Et je suis sorti.

J'ai attrapé la fiole dans la boîte à gants, fait une ligne de coke sur ma carte Visa Premier et j'ai sniffé. Puis j'en ai pris encore une pincée que j'ai étalée sur mes gencives. Elles sont devenues insensibles en quelques secondes, et mon anxiété

s'est évanouie dans la minute qui a suivi. Je me suis regardé dans le rétro, j'ai attaché mes cheveux en arrière avec un catogan et j'ai pris le chemin du commissariat.

J'avais peur d'annoncer la nouvelle à Cathy. Elle connaissait Sarah depuis un an, quand une jeune mère admise à la maternité de Stonehill avait fait une grave dépression et avait d˚ être transférée en service psychiatrique. Ces deux-là avaient tout de suite sympathisé. Elles étaient toutes les deux intel-ligentes et jolies, la trentaine, vivant avec des hommes plus vieux qu'elles et pas décidés à se marier. J'étais le souci de Cathy. Celui de Sarah, c'était Ben Carlson, chef du département de chirurgie cardiaque à Stonehill. On passait la plus grande partie de nos loisirs ensemble jusqu'à ce que, au bout de quelques mois, Carlson déménage subitement, et tout seul, pour un poste d'ensei-gnant à l'université du Texas.

Une autre raison me faisait craindre que Cathy réagisse mal à la nouvelle : elle avait perdu sa petite súur dans l'incendie de leur maison. Le souvenir de cette tragédie de son enfance ne l'avait jamais réellement quittée et remontait à la surface, désormais, chaque fois qu'elle perdait un proche.

J'ai appuyé sur le bouton ńumérotation automatique ª du téléphone de voiture.

- Allô ? a répondu Cathy.

- C'est moi.

- Dommage que tu ne sois pas là. Je sors de la douche.

Je l'ai imaginée toute mouillée, assise au bord du lit.

- Cathy, j'ai une triste nouvelle. Très triste.

- C'est toi qui fais la cuisine ce soir.

- Sérieusement. (J'ai pris ma respiration.) C'est à propos du meurtre.

- Un meurtre n'est-il pas toujours triste ?

Je n'ai rien répondu.

- Tu es toujours là ?

J'ai garé ma voiture.

- «a va l'être encore plus quand tu sauras qui est la victime, ai-je dit.

Silence.

- Tu la connais ?

- On la connaît tous les deux. (Je ne savais pas comment m'y prendre.) La femme qui a été tuée, c'est Sarah Johnston.

- Non... Non, ce n'est pas possible.

- C'est bien Sarah, ai-je confirmé. Je l'ai vue.

Elle est morte.

- Mon Dieu, a-t-elle suffoqué. qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je ne sais pas exactement. Je suis en route pour le commissariat o˘ j'en saurai plus. (Je l'ai entendue sangloter.) «a va aller ?

- Je n'arrive pas à y croire.

- La rumeur va se répandre au boulot. Je voulais que tu sois prévenue.

- Je te vois quand ?

- Je m'arrête à l'hôpital en sortant du commissariat.

- Promis?

- Promis.

J'ai raccroché et regardé passer les voitures.

qu'est-ce que ça me ferait, me suis-je demandé, si on me téléphonait pour m'annoncer que Cathy avait été assassinée ? J'ai fermé les yeux et l'ai imaginée les seins arrachés. Mais j'ai rapidement chassé

cette image de mon esprit et j'ai mis le pied au plancher.

quand je suis arrivé au commissariat vers 10 heures, Emma Hancock avait déjà téléphoné au père de Sarah à San Francisco.

- Je n'ai jamais pu m'habituer à prévenir les familles, même à la millième fois, a-t-elle soupiré.

(Elle était assise derrière son bureau métallique, faisant cliqueter l'un contre l'autre ses deux longs ongles rouges du pouce et de l'index.) Cet homme a perdu sa femme il y a deux ans, et maintenant son unique enfant. Il m'a dit en pleurant qu'il était sur le point de venir la voir parce qu'ils ne s'étaient pas vus depuis un an et que peut-être elle serait encore vivante s'il était venu plus tôt. que dire à quelqu'un qui vient de perdre ce qu'il a de plus cher au monde ? Comment le saurais-je ?

Difficile question. Hancock se consacrait entièrement à son boulot, et était devenue la première femme capitaine de police de l'…tat. On disait qu'elle allait être nommée commissaire. La cinquantaine, cheveux bruns coupés court tournant au gris, sans mari, sans enfants, et apparemment sans autre violon d'Ingres que la collecte de fonds pour sa paroisse.

- Vous savez que vous ne savez pas, ai-je dit.

C'est déjà une chose.

- Eh bien... ça m'aide beaucoup, docteur Freud.

Je me sens tout de suite mieux. (Elle a secoué la tête.) Il y a autre chose que je n'arrive pas à com-

prendre : le monstre qu'on a enfermé là derrière est tout prêt à confesser son crime quand on voudra, mais il n'accepte pas de me donner son vrai nom.

Il dit toujours s'appeler général William C. Westmoreland.

- Il préfère peut-être être connu pour génocide que pour ce qu'il est vraiment, ai-je dit.

- Profond. Vous avez réponse à tout.

Hancock s'est levée et s'est dirigée vers les cellules, puis s'est retournée et m'a fixé dans les yeux.

C'était une femme solide, bien en chair, d'un mètre soixante-cinq environ, mais qui semblait prendre plus de place qu'elle n'en occupait réellement.

quand elle m'a saisi par l'épaule, elle m'a fait mal.

- Personne ici n'a oublié l'affaire Prescott. Je continue à faire appel à vous parce que je pense que vous n'étiez pas le seul fautif. Et parce que vous êtes devenu raisonnable depuis. Mais je suis dans mes petits souliers à chaque fois.

Marcus Prescott était un de mes premiers cas en médecine légale, un avocat qui avait violé une élève de terminale à Lynn. quand Prescott avait plaidé la folie, prétendant n'avoir aucun souvenir de l'agression, j'avais attesté qu'il avait les symptômes corres-pondant à un éclatement de la personnalité. Il avait été déclaré non coupable et transféré à l'hôpital d'…tat de Bridgewater. Après quatre ans de traitement les médecins de Bridgewater l'avaient rel‚ché, et il avait retrouvé la trace de la fille jusqu'à l'université de Brown, l'avait de nouveau violée puis étranglée.

- «a fait longtemps, ai-je répliqué.

- Une jeune fille est morte.

J'ai serré les m‚choires.

- Alors pour quelle véritable raison continuez-vous à faire appel à moi, Emma ? «a vous amuse de me tenir ferré à votre hameçon ?

- Tout le monde a droit à une seconde chance.

Nous sommes tous pécheurs, après tout.

- Arrêtons de déconner. Prescott n'a rien à

voir avec cette affaire. La vérité, c'est que vous n'avez pas envie qu'un psy libéral au cúur tendre comme moi vous attire de mauvais titres dans les journaux. Pas à quelques mois de votre nomination au grade de commissaire.

- que Dieu vous entende !

- En ce qui me concerne, votre promotion me ferait plaisir. Sincèrement. Ce serait bon pour nous deux. Et même pour la ville. Mais je crois que le bon Dieu s'en bat l'úil.

Hancock a resserré son étreinte.

- Ne jurez pas. (Elle s'est tue pour marquer le coup, puis a souri.) Il faut se renvoyer l'ascenseur.

Moi, j'ai toujours fait le nécessaire pour que vous soyez payé en temps et en heure... Bien. (Elle a l‚ché mon épaule.) Zangota va vous conduire au général.

Angel Zangota, un flic débutant, m'a emmené

jusqu'à la cellule de Westmoreland. J'ai senti son odeur avant de le voir. Il était assis en tailleur sur le bord de sa couchette et portait des vêtements cras-seux les uns par-dessus les autres. quand on a déverrouillé la porte, il s'est levé avec effort et est allé se placer contre le mur du fond en traînant les pieds. Il paraissait avoir quarante-cinq ans environ, famélique, des cheveux emmêlés poivre et sel et des yeux d'un bleu acier profondément enfoncés dans leurs orbites.

Zangota a posé la main sur la crosse de son pistolet dès qu'il a ouvert la porte.

- Voulez-vous que je reste avec vous? a-t-il demandé.

Je ne pensais pas pouvoir obtenir quoi que ce soit de Westmoreland en présence d'un flic en uniforme.

- Restez simplement dans le couloir, ai-je dit.

Zangota s'est retiré, je suis entré et je me suis appuyé contre un des murs latéraux ; ma première règle est de ne jamais me placer entre un prisonnier et la sortie. Westmoreland m'a jeté un coup d'úil, puis a marmonné quelque chose. J'ai remarqué qu'il lançait plusieurs regards vers un coin vide de la pièce.

- Il y a là quelque chose qui vous dérange ? ai-je demandé.

Il m'a scruté de la tête aux pieds.

Je me suis accroupi contre le mur pour lui faire comprendre que j'avais l'intention de rester là un moment.

- La police m'a dit que vous vous appeliez Westmoreland.

- William C. Westmoreland, né en 1914, a-t-il déclaré.

- Vous êtes allé au Vietnam ?

Il est resté silencieux un instant, puis a émis un petit rire.

- J'ai tué là-bas. (J'ai hoché la tête.) Prêtre ?

Je portais un chandail noir à col roulé.

- Non. Psychiatre.

- C'est pareil, a-t-il répondu calmement. (Il s'est assis doucement. Ses yeux se sont reportés vers le coin de la pièce et s'y sont attardés.) Je le confesse, mon père. J'ai succombé.

- Succombé?

- ¿ l'épreuve divine. J'ai violé son dessein.

- Comment?

- ¿ dessein.

Les schizophrènes se servent des mots pour masquer leur pensée. Je voulais percer cette défense.

- qu'est-ce que vous avez fait pour violer le dessein de Dieu ?

- Je l'ai violée.

- Comment ça ?

Il a grattouillé sa manche comme si quelque chose y était collé.

- De façon normale. De façon anormale. De toutes les façons.

J'ai décidé de m'y prendre autrement.

- O˘ est le coutelas ? ai-je demandé.

Westmoreland m'a fixé droit dans les yeux pour la première fois.

- Il n'y a pas de coutelas, a-t-il dit. Mais il y a trépas.

Faire des rimes est un autre moyen qu'utilisent les schizophrènes pour empêcher la communication.

- Avez-vous caché le coutelas ? ai-je insisté.

Il a levé les yeux vers le plafond, juste au-dessus de ma tête, puis les a ramenés sur moi. Il s'est mis debout péniblement et a fait quelques pas hésitants dans ma direction. J'étais prêt à me lever aussi quand il s'est arrêté.

- Elle aurait pu être ma femme ! a-t-il crié.

Mais j'ai tué son ‚me avec cette lame !

Il s'est mis à déboutonner son pantalon militaire.

J'ai sauté sur mes pieds, craignant que la police ne l'ait pas fouillé à fond.

Westmoreland a laissé tomber son pantalon et a saisi son pénis.

- Je l'ai tuée avec ça ! a-t-il gueulé. C'est du granit !

Puis il s'est jeté sur moi, les mains tendues en direction de mon cou. J'ai reçu l'impact de son corps avec l'épaule, ai réussi à l'attraper par les cheveux et lui ai plaqué le visage contre le sol cimenté. Son nez et ses lèvres se sont mis à saigner. J'ai entendu Zangota arriver en courant. J'ai approché ma bouche de l'oreille de Westmoreland.

- Désolé, ai-je murmuré. Vous m'avez fait peur.

Deux secondes plus tard, Zangota l'avait menotté

et je me rendais dans le bureau d'Emma Hancock.

Elle était en train de nettoyer son revolver quand j'ai franchi la porte.

- Dites-moi qu'il ne va pas y avoir de problème entre nous, a-t-elle dit sans lever les yeux. Il est assez lucide pour passer aux aveux, n'est-ce pas ?

- Vous savez que je ne dis jamais non par plaisir.

- Alors ne le faites pas.

- Il s'est exhibé et m'a attaqué.

Elle a scruté un des logements du barillet, puis a soufflé dedans.

- D'accord, vous n'êtes pas exactement mon genre, mais j'imagine assez bien qu'il ait pu avoir le béguin pour vous.

- Il délire.

Hancock a levé les yeux de son arme.

- Allons, Francis. Il n'y a pas de doute possible.

Il était couvert du sang de la victime. (Elle a refermé

le barillet d'un coup sec et a jeté son arme dans le tiroir du bureau.) Laissez-moi faire.

- Si je pouvais, je le ferais. Vous le savez. Mais ce type raconte n'importe quoi.

- Vous voulez me faire casquer ? (Elle a levé les mains.) qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Vous pouvez me facturer cinq heures. (Elle a haussé les épaules.) Même dix si vous voulez, à condition que vous vous en souveniez quand je collecterai des fonds.

J'ai failli la prendre au mot. J'avais pas mal perdu aux courses et, avec le gramme de coke à cent dollars, je galérais pour payer mon emprunt. Mais Levitsky avait dit quelque chose qui m'avait frappé;

- Je ne peux pas faire ça, ai-je répondu. Pas encore.

- Vous me chagrinez. C'est vous que je voulais sur cette affaire. Mais je vois que ce n'est pas possible.

- Vous n'allez pas changer d'expert après qu'il a rencontré l'accusé. La défense va s'engouffrer là-dedans pendant le procès.

- Cette brute peut avoir des visions ou entendre des voix ou les deux. Je ne dis pas le contraire. Mais il savait ce qu'il faisait quand il a découpé la fille. Il savait qu'il enfreignait la loi. Il le savait même suffisamment pour appeler ensuite les autorités. Il s'est senti coupable parce qu'il est coupable.

- Certaines personnes se sentent coupables pour ce qu'elles pensent, pas pour ce qu'elles font.

Vous devriez le savoir; l'…glise catholique en est remplie.

Elle s'est raidie.

- Je vous ai prévenu : on ne critique pas l'…glise dans mon bureau. (Puis elle s'est détendue.) Malloy m'a dit que vous connaissiez la victime.

- C'était une amie de Cathy.

- Donc je peux vous renvoyer. Vous êtes impliqué personnellement.

- …coutez. Tout ce que je vous demande, c'est de me laisser le remettre sous Dipipéron et de le revoir demain. Il aura peut-être retrouvé un peu de raison.

- Non merci.

- qui allez-vous appeler ? Chuck Sloan ? Il est légèrement plus à gauche que Lénine. George Schwartz enverrait le type à l'hôpital sous le prétexte qu'il est habillé de manière bizarre.

- Je ne peux pas le garder à vue plus de soixante-douze heures sans aveux ou autorisation du juge. Et vous savez que le juge Katzenstein enverra directement notre boucher à l'hôpital d'…tat de Bridgewater. Je ne le permettrai pas.

- Donnez-moi deux jours.

- Pourquoi le ferais-je ?

- Parce que vous savez qu'il y a des choses que vous ignorez.

Hancock a froncé un peu plus les sourcils. Elle s'est remise à faire cliqueter ses ongles. Je l'imaginais luttant en vain pour éliminer les restes de morale acquis pendant les douze ans qu'elle avait passés à l'école des filles du Sacré-Cúur. Elle a secoué la tête, puis m'a finalement regardé.

- Je vous accorde trente-six heures.

Je suis arrivé à l'hôpital exactement une heure après. J'ai pris l'escalier pour rejoindre le bureau de Cathy au service d'obstétrique-gynécologie, mais elle était partie faire un accouchement. J'avais une heure devant moi et j'ai voulu en profiter. Je suis allé au service des archives.

C'était une longue pièce qui ressemblait à un immense tiroir de rangement bourré de dossiers.

Ray, un petit homme noir qui dirigeait le service depuis peut-être trente ans, triait le tas de feuilles volantes qui couvraient en permanence son bureau.

Je l'ai interrompu pour lui demander de bien vouloir vérifier s'il existait un dossier sur un Westmoreland soigné à Stonehill.

Il m'a examiné par-dessus ses demi-lunes.

- qu'est-ce qu'il a fait?

- qui a dit qu'il avait fait quelque chose ?

- Un policier du nom de Malloy m'a appelé pour que je lui sorte le dossier. Il arrive avec un mandat.

- Donc Westmoreland a bien été soigné ici.

- Il serait très surprenant d'avoir un dossier ici sans avoir été hospitalisé, a-t-il dit sèchement.

- Puis-je le voir?

Il s'est remis à fouiller dans ses papiers.

- qu'est-ce qu'il a de si extraordinaire ?

- Il a peut-être tué quelqu'un.

Il m'a jeté un nouveau coup d'úil par-dessus ses lunettes.

- «a n'a rien d'extraordinaire. Ni à notre époque. Ni à Lynn.

J'ai failli l‚cher qu'il avait coupé les seins de Sarah Johnston, mais je me suis retenu.

- Ray, il me faut ce dossier.

- Je vous l'ai dit : la police vient le chercher.

- Mais ils ne sont pas encore passés, pas vrai ?

- Non, mais...

- J'en ai pour un quart d'heure.

Il m'a regardé avec méfiance.

- Je vous connais bien, toubib. Dossiers en retard. Dossiers perdus. Café renversé. Trous de cigarette...

- Je le consulte sur place. Vous pourrez me surveiller.

- Vous croyez vraiment que je n'ai rien de mieux à faire ? Toutes ces infirmières qui vous cou-rent après vous ont monté à la tête. Je les entends à la cafétéria : Úne chevelure de star du rock. ª

´ Des épaules de footballeur. ª ¿ les entendre vous ne ressemblez en rien à un psychiatre. (Il a sorti le dossier de sous son bureau et me l'a tendu.) Ne vous éloignez pas, m'a-t-il prévenu.

- Vous êtes mon rayon de soleil.

- N'en rajoutez pas.

J'ai emporté le dossier sur une table de lecture à

l'autre bout de la pièce et je me suis mis à le lire. La feuille d'admission rédigée par le psychiatre datait du 11 décembre 1992 :

R…F…RENCE : Le patient est un homme d'‚ge moyen, sans adresse connue, amené aux urgences par la police et enfermé en unité psychiatrique. Il a donné comme nom général William C. Westmoreland.

…TAT ACTUEL : Selon la police, M. ´ Westmorelandª a volé sur l'autel de l'église des Anges un buste en marbre de la Madone pendant la messe de ce jour. La police l'a retrouvé dans le parc de Lynn assis sur un banc et le serrant dans ses bras.

Interrogé par les policiers il a déclaré être amou-

reux de la statue, vouloir lui donner la vie et se marier avec elle.

Au moment de son admission, le patient a répété qu'il se croyait capable ´ d'insuffler la vie ª

à la madone. Il était extrêmement perturbé parce qu'on lui avait confisqué la sculpture. Son humeur passait alternativement de la rage au désespoir.

Plusieurs fois, pendant l'interrogatoire, il a fondu en larmes.

M. Westmoreland n'a pas répondu aux questions relatives à ses perceptions, mais a semblé

soumis à des stimuli internes. Il était probablement sous le coup d'hallucinations auditives et visuelles.

Le patient a nié toute idée d'homicide mais est resté muet quand on lui a demandé s'il avait eu des pensées de suicide.

Les tests de sang et d'urine pour la recherche d'alcool et de drogues se sont révélés négatifs.

Le fait que le patient ait adopté le nom d'un général célèbre laisse supposer qu'il est un ancien combattant du Vietnam, mais il ne le confirme pas. De même qu'il ne répond pas aux questions sur son numéro de sécurité sociale, sa dernière adresse ou son véritable nom.

PASS… PSYCHIATRIqUE : Inconnu. Cependant, le patient a une série de cicatrices horizontales au poignet gauche qui laissent supposer une tentative de suicide.

PASS… M…DICAL : Inconnu.

DIAGNOSTIC ET TRAITEMENT : Le patient est dans un état nettement psychotique pouvant révéler une schizophrénie paranoÔaque chronique ou une dépression hallucinatoire. Dans un cas comme dans l'autre, des médicaments antipsychotiques sont indiqués et seront prescrits. Des médicaments antidépresseurs seront envisagés. Il faut veiller de près à la sécurité de M. Westmoreland en raison de son refus de répondre aux questions relatives au suicide.

Tom Klein, docteur en médecine

psychiatre de garde

Stonehill 3

Selon le suivi journalier rapporté dans son dossier, Westmoreland avait refusé de prendre les médicaments qu'on lui avait prescrits. Le Dr Klein avait présenté une demande d'ordonnance auprès du tribunal de Lynn et obtenu l'autorisation de lui injecter trois fois par jour une préparation intra-musculaire de Dipipéron.

Westmoreland s'était débattu contre les injections pendant des jours, passant jusqu'à six heures attaché par une camisole de force sur un chariot dans une salle d'isolement. Mais, au bout d'une semaine, le Dr Klein notait úne grande amélioration ª ; d'abord, il avait accepté les piq˚res, puis il avait bien voulu prendre ses médicaments par voie buccale. Dix jours après son admission, il assurait à

l'équipe médicale qu'il ne ressentait plus rien pour la statue. Il avait été orienté vers le centre d'accueil de Lynn avec une provision de Dipipéron et un rendez-vous en consultation externe dans une clinique locale. La bouteille de Dipipéron inutilisée, vieille de deux ans, trouvée sur lui sur le lieu du crime semblait indiquer qu'il n'avait pas donné

suite.

J'ai eu un sourire moqueur en repensant à ´la guérison spectaculaire en dix joursª d'une ´réaction parano-schizophrénique ª que Klein avait consignée sur la fiche de sortie de Westmoreland.

Il y avait une sacrée paille dans son raisonnement : il faut environ trois semaines avant que le Dipipéron agisse sur les pensées psychotiques.

Soudain, j'ai pris conscience que quelqu'un se tenait derrière moi. J'ai levé les yeux et vu Kevin Malloy.

- Tout se tient à merveille, pas vrai? a-t-il ricané. Il était couvert du sang de la victime. Il a été

soigné dans son service. Et, votre pote Levitsky vient de nous l'apprendre, on a prélevé sur elle du sperme d'un individu du même groupe sanguin que Westmoreland. Mais, bien s˚r, on n'est jamais trop attentif aux droits d'un tueur. Peut-être devrions-nous attendre pour enregistrer ses aveux que quelqu'un nous amène une putain de bande vidéo le montrant en train de la découper en morceaux.

Je me suis levé, me suis mis à trente centimètres de lui et l'ai fixé droit dans ses yeux noirs.

- Vous aimeriez sans doute visionner un film salace dans ce genre-là, n'est-ce pas ? Vous pren-driez votre pied devant l'expression de panique de la femme au moment o˘ elle se rend compte qu'on va la saigner à mort, qu'elle voit un visage pour la dernière fois. Vous rêvez d'en faire autant.

Il m'a dévisagé pendant quelques secondes.

- Vous ne savez rien de moi, a-t-il dit.

Je lui ai tendu le dossier.

- Vous pouvez toujours le croire, ai-je répliqué, et je suis parti.

J'ai trouvé Cathy dans l'espèce de grand cagibi qui sert de salle de garde aux médecins. Elle était en tunique opératoire, assise sur le lit et rédigeant son rapport d'obstétrique.

- Trois kilos huit cents, a-t-elle déclaré en me jetant un coup d'úil. Je jure que je l'ai vu sourire à

sa mère quand elle l'a pris dans ses bras.

Je me suis assis à côté d'elle sans rien dire. Je faisais à peine deux kilos et demi à la naissance parce que ma mère était tellement mortifiée par l'aspect que lui donnait sa grossesse qu'elle ne mangeait rien pour préserver sa ligne. Les images de félicité

maternelle ne m'ont jamais ému.

- Je suis désolé pour Sarah, ai-je dit.

Elle a glissé son stylo dans la poche de sa chemise et s'est pris la tête dans les mains.

- qui a fait ça ? a-t-elle demandé.

- Un schizophrène s'est livré à la police.

Elle a contemplé le plafond.

- Est-ce qu'il lui a tiré dessus ?

- Il s'est servi d'un couteau.

Une larme a coulé le long de sa joue.

- Est-ce qu'il, tu sais... Est-ce qu'il... a fait autre chose ?

- Oui. Il l'a violée.

- Il l'a violée?

Elle m'a regardé fixement, et son expression est passée de la tristesse à la surprise. Elle s'est tellement penchée vers moi que son souffle m'a caressé

le visage et puis, tout à coup, elle a reculé comme si elle avait senti quelque chose de rance.

- Tu as pris de la coke !

La salle de garde donne sur le couloir principal de l'hôpital.

- Moins fort, merde, ai-je dit.

- Ne parle pas comme un petit morveux ! (Elle s'est levée.) Je n'arrive pas à y croire. «a ne fait même pas cinq mois que tu es sorti de détox.

Je me suis levé et me suis regardé dans la glace.

J'avais de la poudre blanche sous le nez. Je l'ai essuyée et me suis tourné vers elle.

- Tu ferais un bon flic.

- Sale petit con, a-t-elle bredouillé. Tu penses que je ne suis pas assez malheureuse ? Vais-je me réveiller un matin pour te trouver raide mort à côté

de moi dans le lit ?

- Je ne mourrai pas allongé sur toi, Cathy.

Elle a essayé de forcer le passage.

Je me suis adossé à la porte.

- J'arrête dès que j'aurai résolu cette affaire.

Promis.

- Ne gaspille pas ta salive. Je me fiche complètement de ce que tu peux raconter.

- Comme toujours.

- Oh ! Pauvre gosse incompris. C'est bien ça : tu te shootes parce que je ne fais pas assez attention à toi. (Elle a pincé les lèvres.) quelle connerie.

J'ai fait un pas vers elle et j'ai gentiment posé

mes mains sur ses épaules.

- On en reparlera à la maison.

- Je ne rentre pas à la maison. J'ai eu largement ma dose il y a cinq mois.

J'ai craqué.

- Tu as eu largement ta dose de moi, ou de Trevor Lucas? La moitié de ce putain d'hôpital raconte encore que tu étais à la colle avec cet egomaniaque pendant que je me crevais le cul à redevenir clean.

- C'est marrant, avant que tu redeviennes clair j'aurais juré que ça t'intéressait plus de te procurer de la drogue que de coucher avec moi.

- Et tu t'es dit qu'un chirurgien plasticien pourrait s'occuper de ton cas pendant ce temps-là. Voilà

qui est loyal, Cathy. Esprit pratique. Tu as une autre spécialité en vue maintenant ? Un urologue, peut-être ?

Elle a pris un air provocant.

- Au moins Trevor, lui, n'était pas trop défoncé

pour se conduire en homme.

J'ai eu envie de lui en coller une, mais j'ai pensé

que c'était ce qu'elle cherchait, pour substituer une douleur à une autre. J'ai inspiré profondément.

- Nos prises de bec ne ramèneront pas Sarah.

- J'ai pas besoin d'un psy pour m'apprendre que je ne ramènerai pas mon amie à la vie. Vu ? Et si tu étais moins con, tu saurais que tu es le seul que j'ai jamais voulu ramener. Mais tu es trop camé

pour réfléchir.

Elle s'est approchée et a tendu la main vers la poignée de la porte.

Je me suis interposé.

- Je n'ai pas fini.

Elle a reculé de deux pas et a sorti son stylo de sa poche, le tenant comme une dague. Elle tremblait.

- Ecarte-toi de mon chemin. Tout de suite.

Je connaissais assez le caractère de Cathy pour savoir que ça pouvait se terminer tout aussi bien par une facture de teinturerie que par de la chirurgie oculaire. Je me suis poussé vers le lit.

Elle m'a lancé son stylo mais elle m'a raté. Il a rebondi sur le mur.

- Ne m'appelle plus, ne me laisse plus de messages, ne me cours plus après, a-t-elle dit les dents serrées. C'est fini.

Elle est sortie en trombe.

Au fond de moi, j'avais envie de m'élancer derrière elle. Mais je me suis dit que sa colère allait retomber toute seule et laisser de nouveau place au chagrin. J'ai vérifié dans le miroir que je n'avais plus de poudre sous le nez, j'ai rentré mon pull dans mon pantalon et je suis sorti.

Les intuitions ne sont pas dues au hasard. Elles cristallisent des perceptions subtiles, des choses vues sans avoir été vues, entendues sans avoir été

entendues. Comme je n'arrivais pas à me sortir de la tête une remarque de Levitsky au sujet de l'autopsie, je me suis alors écouté avec ma ´troisième oreilleª : Sarah, avait-il noté, ne présentait pas de traumatisme vaginal. Je suis revenu à la morgue et je me suis pointé à son labo.

Il ne m'a pas entendu entrer. Il était penché au-dessus d'un microscope, en train d'examiner des lamelles de chair qu'il avait prélevées - récoltées, comme il disait - sur la poitrine de Sarah.

- Il y a de sérieuses altérations des fibres sur les bords de la plaie, a-t-il déclaré dans son micro.

- Peut-être une tache, ai-je murmuré.

Il a levé les yeux vers moi et a fait rouler sa chaise sur le côté.

- Voyez vous-même.

J'ai jeté un úil dans le microscope, mais je ne savais pas ce que j'étais supposé découvrir. J'avais été trop content de laisser tomber la pathologie après avoir failli la rater à l'examen.

- Affreux. C'est d˚ à quoi ?

- ¿ première vue, un cas grave de maladie fibrocystique. Les dég‚ts sont suffisamment importants pour que l'on puisse penser à une modification progressive des tissus, comme dans le cas d'une sclérodermie qui peut transformer les membranes en cuir. Mais je n'en trouve pas trace ailleurs. Son úsophage, par exemple, est souple et rose.

- Je suis s˚r qu'elle serait soulagée de vous entendre, Paulson. Avez-vous déterminé l'heure de sa mort ?

- Minuit, à une heure près.

- Westmoreland a appelé la police juste après 3 heures du matin. «a lui aurait laissé tout le temps de se débarrasser du couteau... et des seins.

- Íl les a fait bouillir à la marmiteª, a dit Levitsky en riant. Ce Malloy a l'air d'être une belle ordure.

- C'est une belle merde, en effet. Mais je pense à autre chose.

- ¿ quoi ?

- Vous avez dit qu'on ne trouvait aucune trace de viol.

- Exact.

- Pas de déchirures. Pas d'hématomes. Pas de bleus. Rien du tout.

- Tout à fait.

- Et...

- Et quoi?

- Westmoreland ne m'a pas dit grand-chose, mais il a semblé clair sur un point : il a eu un rapport sexuel avec elle. Et on m'a dit que vous aviez trouvé que son groupe sanguin correspond à celui de l'homme qui l'a pénétrée. Est-il fréquent de trouver une anatomie génitale parfaitement normale en cas de viol ? Viol et meurtre ?

- C'est rare.

Levitsky détestait plus que quiconque les incertitudes. Il a soupiré.

- Alors dites-moi : pourquoi n'y a-t-il pas de traumatisme vaginal ?

- Elle était peut-être tellement effrayée qu'elle n'a pas résisté et l'a laissé faire. Peut-être qu'elle en pinçait pour les clodos, et qu'il l'a tuée après qu'ils ont pris leur pied.

- Comment donc !

- Hé ! «a s'est déjà vu.

- C'est votre conclusion? Elle était consen-tante ?

Il a haussé les épaules.

- qu'est-ce que vous cherchez à me faire dire ?

C'est vous l'expert en comportement humain. Je note simplement ce que je vois.

- Donc l'affaire est réglée, en ce qui vous concerne. Dossier bouclé.

Levitsky a lissé un pli de sa blouse.

- Vous oubliez à qui vous parlez? Depuis quand m'avez-vous vu laisser tomber? Je suis un acharné, Frank. Une tête chercheuse. Parfois la réponse me vient pendant mon sommeil. J'ai litté-ralement rêvé d'aorte. Et d'appendice. Une fois j'ai rêvé que j'étais une bactérie, un Ćlostridium difficileª pour être précis, et je perforais l'ulcère au colon de mon cadavre. Le lendemain matin, j'ai teinté mes microbes pour faire apparaître le Clos-tridium, et il était bien là. (Il commençait à s'exci-ter.) J'ai été un putain de cytomégalovirus pendant une sieste de cinq minutes sur mon canapé entre deux feuilletons, mon ami. Et ça ne m'arrive pas que pendant mon sommeil. Je peux être en train de manger des rigatonis...

J'ai levé la main.

- J'ai compris. Vous ne concluez pas.

- Non. Mais nos amis policiers aimeraient bien.

Malloy m'a déjà appelé trois fois pour me demander quand mon rapport final - soulignez, final -

serait prêt.

- Emma Hancock ne veut pas que des pauvres types retardent sa nomination au grade de commissaire. Elle m'a accordé un jour et demi pour lui trouver une raison quelconque justifiant que Westmoreland ne soit pas envoyé dare-dare devant un tribunal. Et ça fait déjà plusieurs heures.

- Il n'a pas ses capacités mentales ?

- Recueillir ses aveux maintenant serait comme si on recueillait un cauchemar d'enfant. Il ne sait même pas ce qui lui arrive. Il est perdu dans un brouillard de voix et de visions psychotiques.

- De telles opinions ne vont pas faire de vous le chouchou des partisans du renforcement de la loi.

- Non, ai-je reconnu. Hancock était chauffée à

blanc. Je ne suis même pas s˚r qu'elle va respecter notre accord.

- Vous avez beaucoup à perdre dans cette affaire. La police recommence à vous faire confiance.

Elle vous donne régulièrement du boulot. Depuis un moment je n'entends plus personne dire que...

- Je sais. Je sais. J'ai besoin de travailler. Vous pouvez me croire. Et je veux qu'ils me fassent confiance, Paulson. Sincèrement. Je ne peux vous dire à quel point. (J'ai marqué une pause.) Mais il est encore plus important que mes patients puis-sent me faire confiance. Même quand le patient est accusé d'un crime.

Il a froncé les sourcils et hoché la tête.

- Emma Hancock ne va peut-être pas apprécier, a-t-il dit. Mais moi, oui.

La nuit tombait quand j'ai quitté le labo de Levitsky. J'ai téléphoné au poste de police depuis la Rover en donnant des instructions pour qu'on administre à Westmoreland sa dose de Dipipéron, tout en sachant que ça n'aurait guère plus qu'un effet sédatif. Et qu'il finirait par bredouiller ses aveux au lieu de les exprimer clairement. De toute façon, tout ce que je pouvais faire pour lui avant de le revoir le lendemain matin, c'était de lui permettre de se détendre pendant la nuit.

J'étais à court d'énergie et d'argent, ce qui est souvent lié quand on cherche de la coke. J'ai sniffé

ce qui me restait et je me suis dirigé vers l'appartement de ma mère à Héritage Park. On avait prévu de dîner ensemble depuis plusieurs jours, et je lui avais laissé un message lui disant que j'avais besoin de liquide.

Héritage Park est un ensemble d'immeubles de quatre étages en verre et acier donnant sur la jetée de Lynn et qui était supposé rehausser le standing de la commune. Au lieu de cela, le projet, victime de la dégradation de la ville, avait été transformé

en logements subventionnés pour retraités, handicapés et nécessiteux. Ma mère entrait dans la première catégorie. Elle avait soixante-dix ans. quant à sa santé, en dépit des ravages causés par quinze ans de diabète, elle prétendait ne jamais avoir été

malade de sa vie. Et elle était loin d'être pauvre ; l'assurance sur la vie de mon père lui avait rapporté près d'un demi-million de dollars.

Je me suis penché pour l'embrasser. Ses lèvres minces et fraîches ont effleuré ma joue. Elle a reculé et m'a toisé.

- Tu as l'air malade.

J'ai toujours été p‚le ou malade aux yeux de ma mère. …tant gosse, je la croyais, si bien que j'ai fini par me sentir infirme. Elle avait s˚rement le même effet corrosif sur mon père.

- Je vais très bien, ai-je répondu. (Je suis passé

devant elle pour entrer dans le séjour.) Tes yeux te font toujours souffrir?

Elle est restée près de la porte pendant que je m'asseyais sur le canapé. Ses yeux n'étaient plus que des fentes. Des pattes d'oie profondes partaient en éventail sur ses tempes. Avec son mètre cinquante-cinq et ses cinquante kilos, elle me faisait l'effet d'une plante bien enracinée.

- Le Dr Fine m'a parlé d'un traitement au laser pour tes rétines.

- Il a envie de se faire un peu d'argent, ton copain. (Elle a réajusté une rangée de perles qui avait glissé et a saisi son petit sein, puis s'est traînée en boitant jusqu'à la cuisine. Le diabète avait détruit la plupart des nerfs de son pied gauche.) Mes yeux vont très bien. Je vois tout ce que je veux.

J'ai souri devant cette vérité, me souvenant de l'habitude qu'elle avait de s'enfermer dans sa chambre et de monter le son de la télé quand mon père se mettait dans une de ses crises de rage.

- Tu as eu mon message ? ai-je crié en direction de la cuisine.

- Non...

- J'ai laissé un message sur ton répondeur.

- Ah?

J'ai saisi un morceau de verre soufflé, vrillé pour ressembler à un bonbon. Ce n'était qu'un des faux-semblants qui encombraient la pièce. Le décor

- livres jamais ouverts sur la table de salon, vieilles lunettes posées sur la desserte, bouquet de fleurs artificielles sur le manteau de la fausse cheminée -

était la caricature d'un chez-soi. J'avais l'impression d'être dans un magasin de meubles genre Lévitan.

- C'était à propos de mon emprunt, ai-je crié

de nouveau.

- Celui-là ? Ah oui, je l'ai eu. (Elle a posé nos assiettes sur la table.) J'espère que tu aimes toujours le thon. Il y en avait du beau au Star Market.

Je n'ai jamais aimé le poisson, et j'étais s˚r que ma mère, au moins inconsciemment, s'en souvenait.

- Du thon, c'est très bien, ai-je dit.

- Allez. Assieds-toi.

Je me suis assis à table avec elle, essayant d'igno-rer l'odeur de poisson mélangée à son parfum, et j'ai mis de côté les morceaux de tomate de ma salade (ça me provoque une allergie cutanée).

- Comment va ta Cathy ? a demandé ma mère, tout en découpant son poisson en petits dés.

- Très bien.

- Elle ne m'a jamais envoyé de mot pour me remercier du bracelet que je lui ai envoyé pour son anniversaire. Depuis un mois. (Elle me dévisageait tout en m‚chant un morceau de poisson.) Alors je me suis demandé si quelque chose n'allait pas.

- Elle a eu beaucoup de travail à l'hôpital.

- Tout le monde fait des gosses. Tu aurais probablement été plus heureux en étant obstétricien toi-même. Tu te torturerais moins l'esprit.

Elle a mis deux pleines cuillerées de sucre dans son thé et en a bu une petite gorgée.

- Si tu ne te limites pas en sucre, ton pied va empirer.

- Je n'ai pas de problème avec le sucre.

J'ai avalé une bouchée de thon sans m‚cher ni respirer.

- Excellent poisson, ai-je approuvé. Alors, que dis-tu à propos de ma traite ?

- quelle traite ?

- Dans mon message...

- Mais oui, bien s˚r. L'emprunt.

- C'est ça. L'emprunt, quelques billets de mille me remettraient à flot. Je te les rendrai dans un mois.

- Tu ne manges pas. Tu n'as pas faim ?

J'ai avalé une autre bouchée de thon.

Elle a lancé un regard vers les bouts de tomate que j'avais mis de côté.

- Pourquoi tu as tellement tenu à habiter Marblehead m'échappe. Franchement, à deux mille par mois tu payes l'adresse. qu'est-ce que ça t'apporte ?

Du stress.

Elle a tamponné ses lèvres avec sa serviette.

Mes traites approchaient les cinq mille dollars par mois.

- Je ne peux plus me dédire, ai-je répondu.

- Dieu merci, Cathy t'aide. Vous ne pourriez pas avoir ce train de vie avec ce que tu gagnes.

Ma mère n'a jamais travaillé. J'ai souri en repensant à l'argent de l'assurance que mon père avait souscrite.

- Ce n'est plus comme au bon vieux temps, hein?

Elle s'est arrêtée de manger.

- Ce qui veut dire ?

- Ce qui veut dire que tu as tout à fait raison.

Cathy et moi nous devons nous battre.

- De toute façon, n'ayant pas de ses nouvelles, je l'ai appelée aujourd'hui.

- Tu as appelé Cathy ?

Elle a acquiescé.

- Elle m'a dit que tu avais replongé.

- Elle ment.

- Pourquoi mentirait-elle ?

- Je ne sais pas. Demande-le-lui.

- Alors j'ai fait le rapprochement : l'emprunt et la drogue.

Sans que ce soit vraiment voulu, j'ai raclé les dents de ma fourchette sur la table en acajou. Les paupières de ma mère se sont mises à battre en voyant la fourchette rayer le vernis.

- Si tu ne veux pas m'aider, tu n'as qu'à le dire, ai-je tranquillement déclaré. Je trouverai ailleurs.

Vite dit.

- Ton père et moi avons travaillé dur pour avoir cet argent.

- C'est l'argent de son assurance. Pas le résultat de son travail. Il s'est contenté de mourir.

Elle a tendu la main pour me prendre ma fourchette, puis a mouillé sa serviette et a essayé d'ef-facer les rayures que j'avais causées. Ses doigts s'activaient. Ses joues se sont colorées.

- Il a fait tout ce qu'il a pu de son vivant. (Elle s'est arrêtée, a posé ma fourchette dans mon assiette et s'est servie d'un coin sec de sa serviette pour faire reluire la table. Les rayures étaient à

peine visibles. Elle a soupiré et enfourné un autre morceau de poisson.) Je peux te donner quelques centaines de dollars, si ça peut t'aider.

J'ai eu envie d'enfoncer ma fourchette dans l'acajou, mais j'avais besoin d'argent, si peu que ce soit.

- La moindre somme m'aidera, ai-je dit en souriant.

- Tu prends du dessert, alors ?

- Bien s˚r.

- Je sais que tu aimes le g‚teau de riz.

Je déteste le g‚teau de riz.

- Parfait, ai-je répondu.

Elle a semblé se détendre.

- Je pourrais peut-être aller jusqu'à trois cents.

Plus tard ce soir-là, accoudé à mon balcon, un verre de scotch à la main, regardant l'océan se briser contre la digue, je me suis senti de plus en plus mal à

l'aise. Cathy m'avait menacé de partir au moins une douzaine de fois au cours des dix mois que nous avions passés ensemble, à cause de la drogue, des femmes ou du jeu, mais il était 23 heures, et mon instinct me disait qu'elle n'allait pas rentrer.

Je devais reconnaître que si elle rompait finalement les ponts, j'étais en partie responsable. On ne peut pas exiger d'une femme qu'elle reste avec vous lorsqu'elle ne vous connaît pas. J'avais essayé

d'expliquer à Cathy à quel point Lynn était différent quand j'étais gamin, que la plage était propre, que les fabriques de cuir étaient florissantes et que les gens faisaient vingt kilomètres depuis Boston pour faire les magasins d'Union Street. Mais je ne lui avais pas révélé à quel point voir la ville se transformer en l'ombre grise et chaotique d'elle-même avait assombri mon existence. Je ne lui avais pas raconté que j'avais vu mon père, représentant en gros des tanneries J. L. Handbury, travailler de plus en plus dur et gagner de moins en moins. Ni qu'il ne me prêtait attention que pour me battre avec la maladresse d'un ivrogne, un souvenir que j'ai gardé à jamais dans un mélange de douleur et de plaisir.

De toute façon, elle ne m'aurait guère écouté.

Elle avait toujours vite fait de réduire ma souffrance à une mauvaise excuse pour mon style de vie.

Je suis rentré avec mon verre de scotch et je me suis baladé dans le couloir, jetant un coup d'úil dans les pièces pleines de canapés capitonnés, de vieux fauteuils à oreilles en cuir usé, d'antiques coffres en bois, de vieilles peintures marines, de vases remplis de fleurs coupées, tout ce que Cathy avait choisi et arrangé. Elle semblait absente de la maison et partout présente en même temps, ce qui me rappelait un souvenir douloureux sans pouvoir mettre le doigt dessus. J'avais la gorge serrée, mais j'ai retenu mes larmes et je me suis rappelé que le départ d'une femme ressemble à un sevrage de drogue. On se sent mal et on en réclame, mais finalement le besoin s'estompe et on se sent mieux.

Ma solitude était banale, de toute manière. Un type comme Westmoreland était vraiment coupé

des autres, entendant des voix que personne n'en-tendait et voyant des choses que personne d'autre ne pouvait voir. Une sorte d'horreur indicible l'avait enfermé dans une forteresse de pensées ter-rifiantes, et il aurait fallu un thérapeute exceptionnel pour l'aider, avec de la chance, à trouver la sortie. Heureusement, mon boulot consistait seulement à dire s'il était apte à comprendre ce que signifiait l'aveu d'un crime.

Je suis allé dans notre chambre et je me suis allongé sur le lit à colonnes. Cathy l'avait acheté

chez Ethan Allen, puis l'avait garni avec des taies d'oreillers en dentelle et un couvre-lit en coton satiné rayé blanc sur blanc qu'elle avait trouvé chez Pierre Deux dans Newbury Street à Boston. Une vague de désespoir m'a envahi. Je me suis senti profondément seul.

Je me suis relevé et j'ai laissé un message à mon dealer sur son Alphapage, mais il ne m'a pas rappelé, probablement parce que je lui devais déjà

mille dollars. J'ai essayé encore deux fois sans plus de succès.

Je n'avais pas envie de passer toute la nuit aussi déprimé. J'ai fait un saut en voiture au Surf Lounge, mais je n'y ai pas trouvé de vendeur. Alors, tout en essayant de me persuader que je bifurquerais avant, je suis retourné à Lynn dans Union Street et je me suis garé devant l'hôtel Emerson, un pucier à quarante-cinq dollars la nuit. Des tapineuses de quinze à cinquante ans faisaient les cent pas. Des maque-reaux et des artistes de la carambouille traînaient autour des cabines téléphoniques. En moins d'une minute, un adolescent en survêtement de coton velouté violet avec une demi-douzaine de chaînes en or s'est approché furtivement de ma portière. Il a jeté un úil dans la voiture.

- Une caisse comme ça vaut un paquet de pognon, a-t-il remarqué.

- Cinquante-deux mille.

J'ai tendu la main vers le poignard que je gardais entre les deux sièges avant. La poignée avait la forme d'une patte de biche, et la lame mesurait quinze centimètres. Je l'ai gardé hors de vue sur mes genoux.

Il a traînassé autour de la voiture.

- quelles roues !

Mon pouls s'est accéléré.

- Je ne suis pas là pour parler bagnoles.

Je caressais la lame avec mon pouce.

- J'ai une frangine à l'hôtel. Elle a treize ans.

Elle est étroite comme une fillette, mais y a du monde au balcon. quarante dollars et vous faites ce que vous voulez avec elle.

- Je me fous également de la baise familiale.

- Elle marchera pour trente dollars.

- Baise familiale, tu piges ?

- Hein?

- C'est rien.

- Vingt-cinq, mais c'est le prix plancher.

- Pour tout ce qu'on veut ?

- Absolument. Elle fait ce que vous dites, ou je lui flanque moi-même une raclée.

Ma respiration s'est accélérée. J'ai levé mon poignard pour qu'il le voie.

- Je veux la regarder te trancher la gorge.

Il a valsé deux pas en arrière et a souri nerveusement.

- Arrête ça, mec, tu me fous la trouille.

J'ai rabaissé le poignard.

- T'aurais pas autre chose à me vendre que des petites filles ?

Il a regardé à droite et à gauche tout en énumé-rant ses autres marchandises.

- Hasch, trois biffetons. Héro, dix le paquet.

De la blanche, cent le gramme. Aiguille, cinq biffetons.

- Cent soixante les deux grammes.

- C'est de la bonne came.

J'ai commencé à démarrer.

- Attends ! a-t-il crié.

Il m'a rattrapé, mais est resté à distance de la portière. Il a mis la main à la poche et m'a montré

deux petits sachets de poudre blanche dans de la Cellophane.

J'ai sorti de ma poche huit billets de vingt.

- Cent soixante.

- Tu as dit cent quatre-vingts.

J'ai ouvert brusquement la portière.

- Tu me traites de menteur ? ai-je gueulé.

Il a reculé.

- Je te traite de rien, mec. Cent soixante, comme tu as dit.

J'ai tendu l'argent et il s'est rapproché juste le temps et la distance nécessaires pour faire l'échange.

J'ai roulé sur cent mètres et je me suis garé. Tout mon corps se sentait ragaillardi. J'ai respiré lentement et profondément. Lorsque mon cúur a cessé

de cogner, j'ai sniffé une grande ligne sur la lame de mon poignard. C'était de la bonne et elle a chassé Cathy de mon esprit.

J'ai repris la pénétrante de Lynn et l'ai suivie de Marblehead à la Route n∞ 1, jusqu'à la boîte de strip-tease du Lynx Club.

quand je suis entré, Śmooth Operatorª, de Sade, se déversait par des enceintes d'un mètre vingt. L'air dégageait une odeur de bière, mélangée à la sueur et à la fumée. Je me suis assis juste devant la piste - la rangée des pervers, comme ils l'appellent - et ai plié un dollar en deux que j'ai tenu comme un app‚t sur l'estrade devant moi. La danseuse, une jolie rouquine avec ce genre de corps souple qui me fait rêver, s'est approchée non-chalamment et s'est campée devant moi. Elle a souri et fait glisser le dollar sur la piste avec son orteil. Puis elle s'est tournée et penchée pour que je puisse contempler son entrejambe. J'ai hoché la tête, sans raison particulière, et souri involontairement. J'ai plié un billet de cinq et le lui ai montré.

- Donne-toi la fessée, ai-je dit à ce visage à

l'envers. Elle s'est relevée et s'est frappée durement trois fois, puis m'a lancé un clin d'úil et a raflé mon billet de cinq avec son pied. Je la regardais danser tour à tour devant chaque homme, pour un ou deux dollars. quand j'ai vu qu'elle souriait et clignait aussi de l'oeil à l'intention d'un so˚-lot de cent cinquante kilos, je suis allé aux toilettes, j'ai sniffé un petit coup, puis je suis allé au bar et j'ai commandé un scotch.

Je n'avais pas fini mon verre qu'elle se tenait devant moi, en robe moulante de satin. Je me suis dit que le billet de cinq dollars me valait après tout quelque attention particulière.

- J'ai soif, a-t-elle dit en souriant.

- Je t'invite.

J'ai désigné le tabouret à côté de moi. Sans l'ap-

port des lumières rouges de la piste, sa peau était p‚le, et ses taches de rousseur apparaissaient. Mais ses lèvres étaient pleines, et ses yeux marron doré.

Je lui donnais à peu près vingt-cinq ans.

- Comment t'appelles-tu ?

- Tiffany.

- C'est ton vrai nom ?

Elle a ri et rejeté ses cheveux auburn en arrière.

- Je ne porte pas mon vrai nom ici. C'est plus prudent.

- Pour toi, ou pour les clients ?

Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, le bar-man, une sorte de bouledogue, s'est approché.

- Une petite bouteille de Champagne pour la dame ? a-t-il susurré.

- Une boisson au gingembre fera l'affaire, a répondu Tiffany.

- Tiffany, tu adores les bulles. Pourquoi pas un petit mousseux ? a-t-il insisté.

- Non merci, Max.

- Ce monsieur veut te traiter comme une dame.

Conduis-toi en dame.

- Vous n'y êtes pas du tout, Max, l'ai-je interrompu. Il n'y a pas dix minutes je l'ai payée pour qu'elle me montre son cul et se donne une fessée.

Du gingembre me convient parfaitement.

Il m'a dévisagé.

- Tu te prends pour un caÔd ? Je devrais peut-

être te botter...

- …coute, l'a coupé Tiffany, j'ai rempli mon contrat au bar il y a une heure. Alors sers-moi cette putain de boisson au gingembre.

- Je t'emmerde, toi aussi. (Il a saisi le robinet de boisson sans alcool.) Toi et ce petit connard, vous imaginez que le monde est à vous. Moi, je saurais s˚rement quoi faire avec quelques dollars de plus en poche. Tu y as pensé ?

Il a posé le verre devant elle et s'est éloigné en se dandinant.

- Il prend cinq pour cent, a-t-elle dit.

- Il a l'air d'y tenir.

Elle a haussé les épaules, a sorti un paquet de Marlboro et en a allumé une. Elle avait des doigts longs et fins.

- Et toi ? qu'est-ce que tu fais ?

- Je suis psychiatre.

- Tu n'as pas l'air d'un psychiatre, ni le comportement.

- Je prends ça pour un compliment.

J'ai posé la main sur son genou.

Elle a retiré ma main.

- Tu ne dois pas me toucher, a-t-elle prévenu.

Le patron surveille de là-haut. (Elle m'a montré

face à nous une rangée de miroirs en haut du mur.) Il te ferait virer.

- C'est ton ange gardien ?

- Si on veut.

- Mieux vaut tard que jamais.

- «a veut dire quoi ?

- qu'il t'en aurait peut-être fallu un plus tôt.

- Fais-moi plaisir. Ne joue pas au psy avec moi.

D'accord?

- Pas de problème. (J'ai fini mon verre.) Parfois je me laisse aller à m'intéresser aux autres.

Je me suis levé et je suis retourné m'asseoir au bord de la piste pour assister au numéro d'une blonde qui ne devait même pas avoir dix-huit ans.

Je lui ai jeté un dollar, puis je me suis levé pour partir. Comme je passais devant le bar, Max m'a appelé et m'a donné une serviette de papier pliée.

- De la part de Tiffany, a-t-il glapi.

Je lui ai refilé mon dernier billet de dix et je suis sorti.

J'ai déplié la serviette dans la Rover. Elle y avait écrit le nom de Rachel et son numéro de bippeur.

Les gens sont bizarres. Je l'ai fourrée dans ma poche et j'ai démarré. Comme je sortais du parking, j'ai aperçu dans le rétroviseur la Ferrari rouge de Trevor Lucas qui arrivait - du moins l'ai-je cru.

Mais de la blanche mélangée à l'alcool peut vous jouer des tours.

Je suis rentré chez moi, j'ai avalé trois Valium et me suis mis au lit. Avant, un seul comprimé me suffisait pour tenir à distance les cauchemars, mais plus maintenant. Je suis resté tendu, ne voulant pas l‚cher la bride à mes pensées. Il s'est peut-être passé

une heure avant que la lutte entre sédatifs et stimu-lants finisse par me faire entrer de force dans le royaume intermédiaire entre le sommeil et l'éveil.

Dans ce purgatoire, o˘ je priais pour ma délivrance, je me suis entendu m'étonner qu'un homme assez brutal pour massacrer une femme puisse s'intro-duire en elle si délicatement qu'il ne froisse la chair ni ne déchire la moindre membrane de sa tendre intimité.

Mercredi, 2 h 30

Je me suis assis d'un bond, les bras

repliés devant le visage pour repousser le prochain coup. Mes jambes ont pédalé sur le mate-

las jusqu'à ce que je sois blotti contre la tête du lit, me balançant comme un enfant. Mes yeux scru-taient l'obscurité. Je savais que j'étais sorti de mon rêve, mais je sentais encore le mélange d'alcool et de tabac qui s'exhalait de mon père. Mon nez me br˚lait, mes m‚choires étaient endolories tant j'avais grincé des dents. Ma bouche était affreusement sèche.

J'ai allumé la lampe. Je ne m'étais pas déshabillé

et j'avais encore mes chaussures. Cette odeur de scotch et de fumée que j'avais sentie venait de moi, et de personne d'autre. Je me suis péniblement levé, déshabillé et suis allé me désaltérer au lavabo.

Le contact de l'eau froide sur mes dents était douloureux, mais ma bouche et mon gosier en ont été

apaisés. J'ai allumé une Marlboro que j'ai prise dans un paquet rangé dans la pharmacie et je me suis assis dans le fauteuil à côté du lit. Je me sentais anxieux et vidé. Les nerfs à vif.

En quoi étais-je plus équilibré, vraiment, qu'un type comme Westmoreland ? ¿ première vue, en tant que médecin, avec une Rover, habitant Marblehead avec un autre médecin, je n'avais rien de commun avec un paumé psychotique. Mais au fond de moi je savais que je n'étais pas totalement différent de lui. Il était à la rue ; je ne me sentais pas à

l'aise dans ma propre maison, ni dans ma peau. Il était assailli de voix et de visions ; j'étais torturé par des souvenirs qui me privaient de sommeil et me jetaient dans les brumes de la drogue. quel degré

et quelle sorte de souffrance pouvais-je endurer, me demandais-je, avant de sombrer dans la démence ?

Plus du tiers du délai que m'avait accordé Emma Hancock était passé, et je n'en savais guère plus sur Westmoreland qu'au début.

J'étais sur le point de me verser un verre de scotch quand le téléphone a sonné. J'ai pensé que c'était Cathy, et j'ai hésité entre répondre ou la laisser se demander o˘ j'avais bien pu aller. Il y a une séquence à la fin de The Verdict o˘ Paul Newman laisse le téléphone sonner encore et encore, subodo-rant que c'est son ex-maîtresse qui l'a trompé qui l'appelle, et je voulais faire pareil. Mais je ne suis pas Paul Newman et j'avais vraiment envie de lui parler.

- Clevenger, ai-je dit.

- Je l'ai ! s'est exclamée la voix à l'autre bout du fil.

- Allô?

- Je l'ai.

- Paulson, vous rendez-vous compte qu'il est trois heures du mat ?

- N'avez-vous pas entendu? Je vous ai dit : ´je l'aiª.

On aurait cru entendre un malade mental.

- Calmez-vous. qu'est-ce que vous avez ?

- Prêt?

- Je n'ai rien d'autre à faire pour l'instant.

- Okay. On y va. Vous m'écoutez ?

- Paulson...

Il gloussait.

- C'était tout simple, voilà pourquoi c'était si compliqué. Comme tout ce qui est passionnant en science. J'ai eu du mal à le voir parce que je l'avais sous le nez. Jusqu'à ce que je fasse ce rêve. Je peux vous le dire parce que vous êtes un psy, donc je sais que vous en avez entendu des vertes et des pas m˚res. Vous vous rappelez que Malloy, ce connard, a dit de Sarah qu'elle avait l'air d'être un bon coup, même morte ?

- Bien s˚r.

- Eh bien, j'ai d˚ ranger ça dans un coin de ma tête. Et il devait avoir raison parce que moi...

disons... j'ai profité d'elle dans le labo. Je lui ai fait l'amour après l'autopsie.

- En rêve ?

- …videmment, en rêve. Vous me prenez pour un détraqué ?

- Continuez.

- Voilà. Je lui ai fait l'amour alors qu'elle était morte. Tout comme Westmoreland. Il ne l'a pas violée, puis tuée. Il l'a d'abord tuée puis violée.

C'est pour ça qu'elle n'a pas lutté, ni ne s'est crispée là o˘ vous savez. Elle n'a pas pu parce qu'elle était déjà morte. («a semblait incroyable. J'ai tiré

sur ma cigarette.) Vous êtes toujours là? a-t-il demandé.

- Peut-on faire un test qui puisse le prouver?

- Rien de très probant, mais il y a une chose qui va dans ce sens. Normalement, de légères et involontaires contractions musculaires font remonter le sperme jusqu'au-delà du col, même en cas de viol. Chez Sarah, je n'ai pas trouvé de sperme en dehors du vagin. J'imagine qu'au moment o˘ Westmoreland l'a violée, ses muscles n'avaient plus que des tremblements.

- Pas mal, mon ami. Pas mal du tout.

- Je me demande pourquoi je n'y ai pas pensé

tout de suite.

- Vous ne pouviez pas y penser consciemment.

- Pourquoi?

- Parce que ça relève du fantasme.

- Comment ça ?

- Notre inconscient dissimule certains aspects les plus noirs de notre libido. Et la nécrophilie en fait partie. Mais cette idée s'est insinuée dans votre esprit de façon sournoise. Par le rêve. L'inconscient est une saloperie tenace, Paulson. Vous pouvez me croire.

- Vous parlez à un pathologiste, Frank. Malgré

la quantité de cerveaux que j'ai disséqués, je n'ai jamais trouvé trace de cet inconscient. Et ce que je ne vois pas, il est très difficile de me convaincre que ça existe.

- On a tous confiance en votre pensée concrète.

- que vous inspire le fait qu'elle était rasée?

- C'était joli... bien plus que vos diapos de ses seins fibrosés.

- Je suis ravi de vous l'entendre dire. (Il s'est éclairci la gorge.) L'ennui, c'est que je doute que ça change grand-chose pour Westmoreland.

- Peut-être. Peut-être pas.

- La dernière fois que j'ai vérifié, la condamnation pour viol, puis meurtre était la même que pour meurtre, puis viol.

Je me suis essuyé le nez et j'ai remarqué un filet de sang sur mes doigts.

- Pourquoi êtes-vous si s˚r que c'est lui qui l'a tuée?

- Je n'en suis pas s˚r. Pas s˚r du tout. Mais je suis réaliste. De la façon dont Malloy et Hancock manúuvrent, tout ça ne semble plus avoir beaucoup d'importance, d'autant plus que maintenant, Sam Fitzgerald est sur le coup.

Sam Fitzgerald était un psychiatre en médecine légale dont on pouvait prévoir les conclusions d'expert en fonction de qui le payait.

- qu'est-ce que ça veut dire, Sam Fitzgerald est sur le coup ? ai-je demandé.

- Je croyais que vous le saviez. Hancock a fait appel à lui. J'y suis passé hier soir pour remettre mon rapport préliminaire et Fitz arrivait tout juste pour voir Westmoreland. Il a dit qu'il allait vous appeler dès qu'il aurait fini.

- Bravo pour l'école de filles du Sacré-Cúur.

- Sacré quoi ?

- Rien. (J'ai rejeté une volute de fumée et je l'ai regardée flotter dans l'air.) Je devrais savoir que la voie du devoir ne mène que là o˘ quelqu'un d'autre a envie de vous conduire.

J'avais encore sommeil, mais le temps pressait.

Heureusement, j'avais encore des réserves. J'ai ramassé mon jean par terre, j'ai péché un des petits sachets de Cellophane dans ma poche et j'ai aspiré

ce qui restait dedans. Puis je suis allé prendre une douche.

L'eau chaude qui coulait le long de mon dos m'a détendu. Je me suis penché contre l'un des angles du mur et j'ai laissé mon visage se reposer contre les parois de marbre frais. L'image de Rachel, assise sur son tabouret, la robe de satin fendue jusqu'en haut des cuisses, m'est venue à l'esprit. J'étais troublé.

Ma main s'est attardée sur mon corps comme si c'était le sien que je frôlais. Je l'imaginais me sup-pliant de lui faire l'amour...

- Je t'en prie, je t'en prie..., murmurait-elle.

¿ présent c'était elle qui guidait ma main, c'était elle qui m'implorait. La puissance de mon désir était au rythme de ses supplications.

- Viens, disait-elle, viens...

Je me suis appuyé contre le mur et j'ai fermé les yeux puis, tout doucement, j'ai éloigné Rachel de mon esprit.

Je me suis remis sous le jet de la douche et j'ai rejeté mes cheveux en arrière. La coke faisait son effet, et mes pensées devenaient plus claires et plus rapides. Il fallait que je rentre dans la tête de Westmoreland. Je n'avais pas cinq ans devant moi pour le psychanalyser et déterrer les racines de sa psychose. Je ne disposais même pas des quinze jours nécessaires pour que le Dipipéron calme ses voix.

Emma Hancock n'accepterait jamais, mais je savais que le Penthotal était le seul moyen.

Le Penthotal dissout les défenses mentales et libère les souvenirs traumatisants. Je m'en suis servi pour la première fois en tant qu'interne en psychiatrie au centre médical des anciens combattants de Boston. Nous étions un des trois centres nationaux vers o˘ étaient orientés les patients atteints des troubles nerveux post-traumatiques les plus graves, les íncurablesª laissés par le Viêt-nam, des gens qui avaient vu des atrocités telles qu'ils ne pouvaient même pas se les rappeler, et encore moins les raconter. Le signe le plus évident de ce par quoi ils étaient passés était leurs tentatives de suicide. Chaque jour il y en avait un qui essayait de se détruire avec n'importe quoi : une fourchette en plastique, un bout de fil de fer, un pantalon avec un núud coulant accroché à une cabine de douche. Comme un chirurgien donnant un coup de bistouri dans un abcès, on leur injectait du Penthotal et on les écoutait, tandis que leurs horreurs refoulées suintaient. C'était une méthode comme une autre pour les dépouiller de leur camouflage; on savait ainsi quels spectres nous combattions.

Administrer à Westmoreland une injection de Penthotal ne guérirait pas sa schizophrénie, mais ça pouvait vaincre sa résistance à raconter ce qui s'était passé dans les bois de Lynn.

J'ai coupé l'eau chaude et retenu mon souffle.

Chaque fois que Cathy et moi prenions notre douche ensemble, c'était à qui tiendrait le plus longtemps sous l'eau froide. Elle gagnait presque toujours parce que le seuil de tolérance de la douleur était plus élevé chez elle que chez moi ; plus élevé, en fait, que chez aucune autre de mes connaissances. Je ne l'avais jamais vue prendre ne serait-ce qu'un comprimé d'aspirine, même le jour o˘ elle avait donné un coup de poing dans le mur après une de mes fredaines et s'était cassé deux doigts. Je me suis adossé au marbre et j'ai essayé de l'imaginer nue devant moi, riant d'un rire espiègle tandis que je grelottais. O˘, me suis-je demandé, allait-elle prendre sa douche ce matin ?

J'étais au commissariat à 6 h 15. Tobias Lucey, une autre nouvelle recrue, était de garde derrière le guichet à l'entrée des cellules. Il lisait le Boston Herald.

- Je suis le docteur Clevenger, ai-je annoncé, le psychiatre de M. Westmoreland.

Il m'a jeté un coup d'úil et a repris sa lecture.

- Il me faut un laissez-passer du capitaine Hancock pour vous permettre d'entrer.

Il était plutôt gringalet pour un flic, avec une certaine arrogance dans la voix.

- Je sais que vous êtes débutant, ai-je dit en souriant. Je rends sans arrêt visite aux suspects.

- Je n'ai pas été prévenu.

Il a tourné sa page.

- Vous croyez que je suis venu si tôt juste pour vous casser les couilles ?

Il m'a finalement regardé dans les yeux.

- Westmoreland est interdit de visite. Il est sous haute surveillance. Il a attaqué quelqu'un hier.

- Je le sais. Et vous savez pourquoi? (Il n'a rien répondu.) Parce que c'est moi qu'il a attaqué.

Et il peut piquer une nouvelle crise si je ne lui donne pas son médicament.

J'ai montré ma fiole de Penthotal.

- Je ne peux vous laisser voir personne tant que le capitaine Hancock n'est pas arrivée. Pas d'exceptions. (Il a regardé sa montre, puis repris la lecture de son journal.) Elle sera là à 7 h 30.

- Très bien. Je vous laisse ça, ai-je dit. (J'ai glissé le Penthotal sous la vitre du guichet.) Vous n'aurez qu'à dire à tata Emma que je suis venu pour lui faire sa piq˚re à 6 h 30 comme convenu. Si Westmoreland perd les pédales et se fracasse la tête contre le mur, je ne veux pas que ça me retombe sur la poire. J'aurais fait ce que j'aurai pu.

Je me suis dirigé vers la sortie.

- Euh, docteur...

Je me suis retourné.

- Clevenger. Frank Clevenger.

- On est à une heure près ?

J'ai fait semblant de me calmer.

- «a, officier Lucey, c'est difficile à dire. Westmoreland peut rester tranquille jusqu'à 7 heures.

Peut-être jusqu'à 7 h 30. Ou même jusqu'à 8 heures.

Mais, encore une fois, il peut se sectionner un doigt d'un coup de dent ou s'arracher un úil dans vingt minutes.

- Je ne savais pas, a-t-il dit en haussant les épaules.

- C'est un premier pas.

- Pardon?

- Un premier pas vers la compréhension. Vous savez que vous ne savez pas.

- Evidemment... (Il m'a regardé comme on regarde un fou.) Filons-lui son médicament.

Westmoreland n'avait pas pris son Dipipéron avant minuit et il était pelotonné sur le sol de sa cellule, dormant d'un sommeil à la fois profond et agité, vêtu seulement d'un T-shirt et d'un short souillé. Le reste de ses vêtements était étendu sur sa couchette de façon à simuler un corps allongé.

Le soleil se levait, et les barreaux de sa fenêtre pro-jetaient sur lui des lignes d'ombre. Ses membres s'agitaient par saccades.

- Il pue comme une poubelle, a dit Lucey.

Il a attrapé son trousseau de clés et en a fourré

une dans la serrure.

J'ai pris son poignet et l'ai serré vigoureusement.

- Doucement, ai-je dit.

Il a tressailli et a essayé de se dégager.

- Doucement, ai-je répété.

Je l'ai l‚ché et j'ai mis un doigt sur mes lèvres. Il m'a dévisagé, mais a ouvert la porte en silence.

Je suis entré seul et je me suis agenouillé devant Westmoreland. Ses yeux s'agitaient sous ses paupières. Il respirait en haletant. J'ai rempli une seringue de Penthotal et je lui ai fait avec précaution un garrot au bras. Une de ses veines a gonflé.

J'y ai enfoncé l'aiguille. Westmoreland a grimacé

mais ne s'est pas réveillé. J'ai doucement vidé la seringue.

Le Penthotal donne une sensation de br˚lure et, comme je terminais l'injection, Westmoreland a ouvert les yeux. Il a fixé pendant quelques secondes la petite goutte de sang sur sa peau, puis la seringue dans ma main. Son visage a pris une expression de terreur. Sans un mot, il s'est frappé le visage.

- Tenez-le ! ai-je crié à Lucey.

Westmoreland s'est mis à se frapper sauvagement. Je n'ai pu immobiliser qu'une de ses mains.

Il s'est donné un coup de poing sur le nez.

Lucey restait debout, l'air effrayé.

Je l'ai saisi par la ceinture et l'ai obligé à se baisser.

Ensemble on a lutté pour maîtriser les bras de Westmoreland, mais pas avant qu'il ne se soit fendu une lèvre et ouvert l'arcade sourcilière. Il continuait à se battre contre nous... ou contre lui-même... tant qu'il pouvait.

- qu'est-ce qui lui arrive ? a demandé Lucey.

quelle merde lui avez-vous refilée ?

- La merde c'est la sève ! a gueulé Westmoreland. L'arbre c'est moi !

- «a va s'arrêter, ai-je dit tranquillement.

Westmoreland a réussi à se dégager de la poigne de Lucey et s'est donné un grand coup de poing dans l'oreille.

- Il est devenu cinglé ! s'est écrié Lucey.

- Fermez-la et tenez-le.

- Bon Dieu de merde !

Lucey s'est jeté sur le bras de Westmoreland et l'a maintenu au sol.

- La Sainte Vierge est venue, venue, venue à

moi, a craché Westmoreland.

Il a arqué le dos dans une dernière tentative pour se dégager, puis s'est affaissé sur le sol.

- S'il est mort, c'est vous qui l'aurez dans le cul, a dit Lucey.

- Il n'est pas mort.

Il m'a regardé avec méfiance.

- Je vais immédiatement informer le capitaine Hancock.

- Vous seriez plus utile ici.

- Ne lui faites plus rien, a-t-il prévenu. (Il s'est relevé et s'est dirigé vers la sortie. La porte de la cellule s'est refermée à clé.) Enfoiré de dingue, at-il marmonné.

Même avec des filets de sang dégoulinant sur son visage, Westmoreland semblait plus apaisé. Il restait couché sans bouger, les yeux fermés. J'ai gardé

le silence une bonne minute, puis je lui ai pris la main. Il avait la peau sèche et calleuse.

- Monsieur Westmoreland, ai-je dit, je suis psychiatre. Je m'appelle Frank Clevenger. Vous souvenez-vous m'avoir parlé hier ?

Pas de réponse.

- Le médicament que je vous ai administré va vous aider à me parler, ai-je indiqué. On l'appelle le sérum de vérité. (Il a remué silencieusement les lèvres.) «a va vous aider.

- D'accord, a-t-il murmuré.

Je voulais commencer par des choses simples.

- Savez-vous o˘ nous sommes ?

- Oui.

- O˘ ça?

- En enfer, mon père. Dans les tripes de l'univers. Je suis un excrément de l'humanité.

- Et comment vous appelez-vous ?

Westmoreland a grimacé sans répondre.

Je ne voulais pas perdre le contact en l'entraî-nant sur un terrain o˘ il ne voudrait pas céder.

- Pourquoi êtes-vous là, mon fils ? ai-je demandé.

- Dieu me l'a donnée, a-t-il dit en commençant à pleurer. La plus pure entre les pures.

- Vous avez reçu un cadeau de Dieu ?

- C'est la Vierge Marie qui m'a été livrée dans les bois. (Il a ouvert les yeux et son regard m'a trans-percé.) Je l'ai détruite. Le fils de Dieu ne reviendra plus jamais sur la terre.

Je me suis souvenu des hallucinations de Westmoreland avec la statue de la Madone qu'il avait volée à Notre-Dame-dés-Anges.

- Comment avez-vous détruit la Vierge ? ai-je demandé.

Il est resté silencieux un instant.

- Le serpent, a-t-il dit finalement. J'ai introduit le serpent en son sein.

- Elle a essayé de vous résister ?

- Elle n'a rien fait contre moi.

- A-t-elle crié ?

- Elle ne s'est pas réveillée. Mon ange dormait sur un nuage de feuilles.

- Sur un nuage de feuilles...

- Elle m'a seulement tendu la main. Mais je ne me suis pas contenté de sa main, mon père. Non, non. Même si c'était la plus sainte des mains. J'ai dénudé ses jambes et sa féminité. Je suis un pécheur qui mérite Sa colère. Je suis le démon le plus mépri-sable jamais venu sur terre. Je dois être jugé.

- Comment vous êtes-vous aperçu que la Madone était morte ?

Westmoreland s'est mis à respirer fort.

- Je l'ai soulevée dans mes bras... Dieu avait laissé Sa marque terrible... du sang... poisseux...

mouillé... partout.

- quelle marque a laissée Dieu ?

- Il a pris... il a pris son lait.

J'ai entendu la porte de la cellule s'ouvrir.

- Assez discuté, Frankenstein, a dit une voix.

Vous avez abusé de notre hospitalité.

J'ai levé les yeux et vu Malloy campé les mains sur les hanches, jambes écartées. Lucey l'accompa-gnait.

- Vous avez vraiment charrié cette fois, a ricané

Malloy. Le capitaine Hancock va servir votre tête sur un plateau. Elle a demandé que vous l'attendiez dans son bureau.

- Il faut le surveiller, ai-je dit en désignant Westmoreland. L'effet du Penthotal ne dépassera pas vingt minutes.

- Vous voulez que je vous dise ? D'ailleurs je vous l'ai déjà dit : j'en ai ras-le-bol de votre baratin psychologique de merde. Sortez de là.

- qui va le surveiller ?

Il a posé ses doigts grassouillets sur sa matraque.

- Vous voulez peut-être que je vienne vous chercher ?

Je me suis levé.

- Venez me chercher, lui ai-je dit en le regardant droit dans les yeux. Ou est-il vrai que vous n'aimez la bagarre que lorsque l'adversaire a déjà

les menottes ?

Il a soutenu mon regard une seconde ou deux puis a détourné les yeux.

- J'ai dit śortez ! ª

Je suis sorti lentement de la cellule et suis allé

droit vers lui.

- Maintenant écoutez-moi bien, Malloy. Vous ou l'officier Lucey feriez mieux de rester auprès de M. Westmoreland. S'il a l'impression que quelqu'un lui a volé ses pensées, il peut complètement paniquer. Compris ?

Il s'est tourné vers la cellule.

- Hé, général ! a-t-il crié, tout va bien ?

Westmoreland n'a pas bougé.

J'aurais facilement pu venir à bout de Malloy d'un bon coup de genou dans son ventre mou, mais Lucey n'était pas loin, et on ne sait jamais comment peut réagir un flic débutant avec son arme.

J'ai respiré un bon coup et secoué la tête.

- Je ne sais pas ce qui vous est arrivé pour que vous soyez aussi con, mais vous feriez mieux d'y réfléchir.

- J'en tremble de peur.

- Continuez. C'est un début, ai-je dit en passant devant lui. Maintenant vous pouvez m'emmener chez Emma.

Il m'a poussé pour repasser devant moi.

- Encore une ou deux séances, et vous n'aurez plus besoin ni des bottes ni de l'insigne, ai-je dit.

Trois heures de sommeil ne m'avaient pas suffi.

J'avais envie de piocher dans mon second gramme, mais je me suis dit que le commissariat n'était pas le bon endroit pour ça. J'ai fait les cent pas dans le bureau d'Emma, regardant les photos d'elle avec les personnalités locales. On la voyait avec le maire McGinnis, le député DeTuleo, le superintendant des collèges Coughlin, le conseiller municipal Caldwell, le commissaire Rollins. C'était elle qu'on remar-quait sur chaque photo, d'une part parce qu'elle tenait de la place et d'autre part parce qu'elle était la seule femme. J'ai souri amèrement. L'attendre me rappelait un peu le temps o˘, petit garçon, je restais dans ma chambre de Sheperd Street qui me rendait claustrophobe, à lire des albums de BD de Spider Man pour essayer de ne pas penser à

mon père. Celui-ci, après son cinquième bourbon, arpentait la salle de séjour en gueulant des ordres qui dataient de la guerre de Corée, un souvenir dont il ne parlait jamais à jeun. Je l'entendais qui commençait à monter, et je passais en revue une liste de solutions foireuses. Je pouvais me planquer sous le lit ou dans l'armoire, mais il me battrait encore plus fort après m'avoir trouvé. Je pouvais me précipiter vers la fenêtre et l'escalier de secours, mais j'étais persuadé qu'il me rattraperait.

Je pouvais appeler ma mère, mais je savais qu'elle se cachait probablement déjà de son côté. Alors j'attendais en silence, attentif aux pas lents de mon père dans l'escalier de bois. De plus en plus proches. Par instants j'arrivais presque à me convaincre que Spider Man était en train de grimper sur le mur extérieur, prêt à me lancer une toile sur laquelle je m'évaderais. Mais, comme une mécanique bien huilée, lorsque mon père atteignait la quatorzième marche, j'entendais se détacher sa boucle de ceinture, suivi du frottement horrible du cuir glissant dans les passants. Le pire, c'était l'expression de mon père quand il franchissait la porte.

Il n'avait pas l'air en colère. Il avait l'air fatigué

et désabusé, comme quelqu'un qui doit faire le ménage. Je ne comprenais pas son détachement et j'étais terrifié. Je sais maintenant qu'il n'avait rien contre moi, qu'il ne savait même pas d'o˘ lui venait cette violence, et c'est sans doute pourquoi ça durait tellement longtemps.

Je terminais mon tour des murs d'Hancock quand elle est entrée. Elle était en pétard. Son visage rou-geaud était devenu écarlate.

- Bonjour, Frank, a-t-elle dit sans me regarder.

- Désolé de vous compliquer la vie.

Elle est allée à son bureau et a ouvert sa serviette.

- Je suis arrivée aussi vite que j'ai pu après l'appel de Malloy. Mais je suis contente que vous ayez pu rester seul ici un moment. (Elle a posé une liasse de papiers sur son sous-main, puis a sorti une série de dossiers qu'elle s'est mise à ranger dans son armoire.) Ce n'est pas vraiment un bureau, rien à voir avec celui d'un docteur ou d'un avocat, mais j'en suis assez fière, malgré tout. (Elle a refermé son armoire, est venue se mettre devant son bureau et s'est assise sur le rebord. Elle a fait un signe de tête vers les photos au mur.) J'ai plaisir à me dire qu'en regardant ces photos on se rend compte que chacun de ceux qui travaillent dans une ville, du flic au professeur, dépend des autres.

Il est très important que personne ne se considère comme indépendant. Parce que sans travail d'équipe cette ville, toute ville d'ailleurs, disparaî-trait.

J'ai levé les mains.

- Je comprends ce que vous voulez dire.

- Je n'en doutais pas, a-t-elle répondu, mais je n'en suis plus aussi s˚re. Sauf erreur, vous avez injecté derrière mon dos un narcotique à mon prisonnier. Si vous appelez ça travailler en équipe...

- Laissez-moi vous expliquer.

- Je vous en prie. (Elle a gratté ses ongles les uns contre les autres. Un éclat de vernis rouge a sauté en l'air.) Expliquez-moi.

- …coutez, il fallait faire vite. Les gars comme Westmoreland, les vrais paranoÔaques schizophrènes, s'imaginent constamment attaqués. Ils pensent qu'on veut s'insinuer en eux, espionner leurs pensées, leur imposer des idées. Il faudrait qu'on le bourre de Dipipéron pendant des semaines pour espérer venir à bout de sa paranoÔa. Et on a besoin des réponses tout de suite.

- C'est sans doute que vous n'êtes pas d'accord avec nos propres réponses. Mais ce n'est pas vous qui dirigez ce service. C'est moi. Et je vous ai posé

une seule question : si je pouvais enregistrer les aveux de mon prisonnier. Est-ce que je vous ai jamais demandé de mener votre propre enquête?

- Emma, il y a quelque chose qui me gêne dans cette affaire, et le Penthotal est le seul moyen de voir ce qu'il y a dans la tête de Westmoreland. Si c'est lui qui a tué Sarah, il peut nous dire o˘ trouver l'arme du crime et... (Emma se tapotait le pied.)... et les seins. Si ce n'est pas lui le meurtrier, il l'a peut-être vu. Ce qu'il m'a raconté signifierait qu'il est tombé par hasard sur Sarah couchée sur un tas de feuilles. Il a eu des relations sexuelles avec son cadavre.

- quelle horreur. C'est tout ?

- Elle était déjà morte.

- Elle était déjà morte. Savez-vous combien d'assassins m'ont juré qu'ils avaient trouvé le corps ? Et le sang dont il était couvert ?

- Il n'a pas vu tout de suite les blessures de Sarah. Pas avant de l'avoir violée et de l'avoir soulevée dans ses bras. Il a cru que c'était la Madone. quand il a appelé ici d'une cabine, il n'a pas braillé à propos d'une vierge; il a braillé en parlant de la Vierge. La Sainte Vierge. Un don de Dieu.

- Un don de Dieu... Il ne manquerait plus que ça vienne aux oreilles du Boston Evening. (Elle a secoué la tête.) Avez-vous remarqué combien de psychopathes se revêtent des habits du Seigneur?

C'est le déguisement favori du démon.

J'avais envie de demander à Hancock ce qu'elle-même masquait derrière sa religion.

- Westmoreland n'est pas le diable, ai-je dit. Ni même un criminel de droit commun. Ce n'est qu'un clodo cinglé qui s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

- Il s'est livré lui-même à la police. Depuis il n'a pas arrêté de déclarer qu'il voulait faire des aveux.

Et maintenant vous concoctez tous les deux une autre version pendant qu'il est drogué par le Penthotal. Vous me surprenez. J'aurais pensé qu'après que Prescott a tué cette étudiante, vous feriez vraiment attention. Mais vous n'avez pas changé.

- L‚chez-moi un peu, avec Prescott... (J'ai senti que j'allais perdre mon sang-froid et j'ai attendu une seconde pour me reprendre.) Le Penthotal est une technique fiable pour faire remonter les souvenirs traumatisants.

- Fiable? Je croyais qu'ils n'utilisaient plus cette saloperie depuis dix ans. Vous pouvez faire avouer à quelqu'un tout ce que vous voulez avec ça.

- Pas quand l'entretien est mené...

- Par vous. Le maître. Je vois. Eh bien, les tri-bunaux ne vous suivent pas. Et moi non plus. Tout ce que Westmoreland a pu dire dans ces conditions ne peut être retenu. Mais ce n'est pas encore ça qui me déplaît le plus. Ce qui me fait vraiment mal, c'est que vous ayez agi dans mon dos.

J'ai eu une poussée d'adrénaline.

- Dans votre dos? Pourquoi agirais-je dans votre dos ? Nous faisons équipe. Non ?

- Ne tournez pas autour du pot. Je sais que votre ami le Dr Levitsky a vu le Dr Fitzgerald ici.

Et alors? J'ai le droit de demander un deuxième avis quand je veux. Je vous ai dit que vous aviez trente-six heures avant que la porte ne se referme sur Westmoreland et c'était vrai. «a ne signifie pas que je renonce à agir en attendant. (Elle a pointé le doigt vers moi.) Attention, Frank. Je devrais vous signaler à l'ordre des médecins. Vous n'aviez pas de mandat judiciaire pour faire cette injection à

Westmoreland, et vous n'aviez s˚rement pas son consentement.

- Combien donnez-vous à Fitz ?

- Moins que ce que je vous donnais pour me poignarder dans le dos. Vu ?

- Je ne vous poignarde pas dans le dos. Je sais qu'un meurtrier en cavale ça fait de mauvais titres dans les journaux, mais imaginez les dég‚ts si l'homme que vous avez arrêté n'est pas le bon et que vous vous retrouviez avec un autre cadavre sur les bras. Vous pourriez dire adieu au grade de commissaire.

- Croyez-moi sur parole : je n'ai pas besoin de conseils pour ma carrière. Tout est réglé.

- Je n'en doute pas. ¿ moins qu'il n'y ait un autre cadavre. Et alors tout s'écroule.

- C'est évident. Mais croyez-moi : ça n'arrivera pas. Je fais ce métier depuis un certain temps...

bien plus longtemps que vous. Westmoreland sera jugé pour le crime qu'il a commis et reconnu coupable.

- La défense me fera convoquer et je témoigne-rai. Ce sera moi contre Fitz. Westmoreland n'est pas en état de faire des aveux. Et je déclarerai que je ne pense pas qu'il en a fait.

- Vous n'aurez peut-être plus l'autorisation d'exercer dans cet …tat au moment du procès.

Mon pouls battait à cent à l'heure. J'ai pris une profonde inspiration.

- Arrêtez de me menacer, Emma. Je réagis mal quand je suis poussé à bout.

- C'est peut-être à cause de vos emplettes noc-turnes devant l'hôtel Emerson, s'est-elle moquée.

Le manque de sommeil rend nerveux. Votre jugement peut être troublé. Encore une chose dont je devrais avertir le conseil de l'ordre.

- qu'est-ce que vous...

- Ne vous fatiguez pas, Frank. «a fait des mois qu'on a placé des caméras de surveillance devant l'Emerson. Vous devriez être plus discret.

C'est alors que l'officier Lucey est entré précipitamment. Il avait l'air affolé.

- Nous avons besoin d'aide. Westmoreland se remet à dérailler.

J'ai couru jusqu'à la cellule avec les deux autres.

Westmoreland était collé au mur du fond, Malloy face à lui. Il avait sorti sa langue et il la mordait. Le sang coulait sur son menton et son cou.

Malloy agitait les mains.

- Relax, disait-il.

Westmoreland s'est mis à hurler, postillonnant du sang. Il a de nouveau pris sa langue entre ses dents et s'est mordu sauvagement.

- Merde, a dit Malloy.

Il avait l'air d'essuyer le sang sur son visage.

- quelqu'un peut-il m'expliquer? a réclamé

Hancock.

Malloy ne s'est pas retourné.

- Je lui ai posé une simple question, et il a piqué sa crise.

Je me suis dirigé vers Malloy.

- quelle question ?

Il a haussé les épaules.

- Son vrai nom. Voilà.

- Il vous l'a dit ? a demandé Hancock.

- Pas tout de suite. Il a fallu que je lui demande une douzaine de fois pour lui faire cracher Georges La-quelque-chose. Et là il a pété les plombs.

Westmoreland a serré les m‚choires. Le sang a coulé encore plus fort.

- Georges, vous vous faites du mal, a dit Hancock.

C'était idiot de dire ça et Westmoreland s'est remis à crier, puis s'est remordu encore plus fort.

Mais ça m'a donné une idée. J'ai pensé que la seule personne à qui Westmoreland voulait faire mal, c'était à lui-même. Je me suis éloigné de Malloy et me suis mis contre le mur à trois mètres environ de Wesmoreland. J'ai sorti un petit canif en argent dont je me sers pour couper la coke et je l'ai ouvert.

- Virez-moi ça, a gueulé Hancock.

J'ai regardé Westmoreland. Ses yeux ont rencontré les miens. J'ai levé mon arme pour qu'il la voie et je l'ai appuyée contre mon poignet.

- Ta souffrance est ma souffrance, ai-je murmuré. Dis-moi quand on s'arrête.

Westmoreland gardait les m‚choires serrées.

J'ai fait courir la lame sur ma peau, provoquant l'apparition d'une ligne blanche en travers de mon poignet.

Ses yeux se sont agrandis, mais ses m‚choires sont restées serrées.

J'ai grincé des dents et appuyé la lame juste assez pour fendre la peau. Une ligne claire s'est dessinée, qui est devenue rouge de sang.

- Oh ! Bon Dieu, a murmuré Malloy.

Westmoreland a contemplé mon poignet, puis le sien.

J'ai ramené la lame au début de la coupure, fermé les yeux, et enfoncé la pointe de quelques millimètres. J'ai ressenti une vive douleur pendant une seconde, puis une sensation douloureuse profonde qui gagnait toute ma main. Je me tortillais contre le mur.

Westmoreland s'est mis à sangloter.

J'ai regardé et j'ai vu qu'il n'avait pas rel‚ché sa langue.

J'ai enfoncé un peu plus la lame.

Il est tombé à genoux. Ses m‚choires se sont finalement rel‚chées.

- Assez, mon père, a-t-il plaidé. Mes péchés sont assez grands.

Je me suis appuyé contre le mur quelques instants, puis j'ai retiré la lame de mon poignet et je suis allé vers lui. Je lui ai tendu la main. Il l'a prise et m'a laissé le guider jusqu'à sa couchette.

- Faites-le examiner aux urgences, ai-je dit à

Hancock une fois sorti.

- quelle démonstration, Frank, a-t-elle dit.

Comment saviez-vous qu'il allait arrêter ?

- Parce que ce n'est pas un tueur.

Elle s'est raidie.

- Vous n'avez pas transformé beaucoup d'es-sais, ces derniers temps.

- quand il s'agit de la vie des gens, je ne compte pas les points, ai-je répliqué.

Je suis passé devant elle et j'ai quitté le commissariat.

Après m'être traîné jusqu'au parking, je me suis affalé dans ma voiture. J'ai laissé

tourner le moteur et je suis resté là, les yeux fermés. J'étais épuisé, et sur la corde raide. Si Hancock donnait suite à sa menace de me dénon-cer à l'ordre des médecins, mon autorisation d'exercer pouvait être suspendue. Dans ce cas je ne pourrais pas garder la maison, ni sans doute la Rover, juste au moment o˘ mes relations avec Cathy battaient de l'aile. Mais je n'allais pas renoncer à cause de ça. J'étais la seule chance de Westmoreland, et je ne pouvais pas encaisser qu'on laisse un homme attaqué sans défense. Impossible d'imaginer les horreurs qui, dans sa captivité, devaient tourbillonner dans sa tête. ¿ ses yeux, les barreaux de sa cellule pouvaient être des rasoirs aff˚tés pour le déchiqueter, et les policiers des fous l'utilisant pour pratiquer des expériences bizarres.

J'avais vu un prisonnier psychotique se fendre le cr‚ne en se jetant contre le mur de sa cellule, convaincu que des asticots pullulaient dans son cerveau. Et l'enfermement de Westmoreland n'était qu'une partie du problème. S'il était emprisonné à

tort, ça voulait dire que le vrai tueur avait le champ libre pour récidiver.

J'ai déchiré le second sachet de coke et j'en ai aspiré à peu près un quart de gramme. J'avais des élancements dans le poignet et le sang coulait sur ma main. J'ai attrapé un bout de tissu sur la banquette arrière pour l'appuyer sur la blessure. La partie superficielle s'est cicatrisée au bout d'une minute, mais le point o˘ j'avais enfoncé le couteau plus avant continuait de saigner. La cocaÔne est un puissant anesthésique et un vasoconstricteur accep-table. J'ai essuyé la plaie pour la nettoyer et sau-poudré la coupure. La sensation de br˚lure a disparu et le saignement s'est ralenti, mais seulement pour un court instant. Il me fallait quelques points de suture. J'ai démarré et pris la direction du service des urgences de l'hôpital de Stonehill.

Nels Clarke, un médecin généraliste qui ressemblait à un b˚cheron, était de garde. Je l'ai trouvé en train de consulter des résultats d'analyses sur un ordinateur. Il a levé les yeux et vu le tissu ensanglanté.

- qu'est-ce qui t'est arrivé ? a-t-il demandé.

- Ce n'est rien. Une petite coupure. Mais qui n'a pas l'air de vouloir se refermer toute seule.

- T'es-tu présenté à l'accueil ?

- Me suis-je...

- Présenté. Tu n'espères pas que je vais tout laisser tomber pour m'occuper de ton égratignure au bras ?

Je n'avais même plus la force de me f‚cher.

- Je vais le faire moi-même. O˘ y a-t-il une aiguille et du Nylon de 5 ?

- Frank.

- Je vais trouver tout seul.

J'ai fait demi-tour.

- Frank!

- quoi?

- C'était pour rire. (Il a froncé les sourcils.)

«a va?

- Rude journée.

- Rude journée ? Il est 8 h 15.

- Du matin ou du soir ?

Il m'a lancé un clin d'úil.

- Suis-moi. (Il m'a emmené dans un box fermé

par des rideaux, m'a fait asseoir et a attrapé un plateau de chirurgien.) Voyons voir ça. (Il a recouvert la table d'un linge vert et posé mon poignet dessus.) Je pense pouvoir sauver la main, a-t-il plaisanté.

Il a aspergé ma peau de Bétadine, puis d'alcool.

J'ai sursauté.

- «a pique, a-t-il souri.

- Merci de me prévenir.

Il a reposé mon bras.

- Tu veux un peu de LidocaÔne avant que j'y aille?

- Non.

- Ah ! Un stoÔque.

«a m'a forcé à rire.

- J'en veux pas un peu. Mais une bonne dose.

Si je ne me trompe pas, tu as étudié la médecine générale, pas la chirurgie.

Il a ri sincèrement, et j'ai compris à nouveau pourquoi ses patients l'adoraient. Il n'avait que la trentaine, mais avait la chaleur d'un vieux médecin de campagne. Il a rempli une seringue et adroite-

ment piqué autour de la blessure. La peau s'est gonflée puis aplatie, tandis que l'anesthésiant se diffusait. quand il a fait le premier núud, ça a juste tiré un peu.

- qu'est-ce qui s'est passé? a-t-il demandé.

Une beauté t'a attaché trop serré ?

- Je ne dirai pas beauté.

Il a de nouveau enfoncé l'aiguille.

- Des noms ?

- Pourquoi pas ? Le général William Westmoreland.

- Je ne te savais pas à voile et à vapeur. Et tu as tombé un militaire. Félicitations.

- En réalité, il s'agit d'un schizophrène paranoÔaque. Je faisais son bilan à la prison, et on s'est battus avec des objets tranchants.

- Routine, j'imagine. La tienne, en tout cas. (Il a fait un deuxième núud.) Ce n'est pas celui qui a tué Sarah Johnston...

- Les rumeurs vont vite.

- Première page du Boston Evening hier soir. Je ne la connaissais pas, mais j'ai d˚ l'apercevoir une ou deux fois à la cafétéria. Tant mieux qu'ils aient pris ce salaud. (Il a aspergé mon poignet de sérum physiologique pour nettoyer le sang.) Il paraît que la moitié des infirmières en psychiatrie se sont fait porter p‚les. On a des absentes ici aussi. Je n'imagine même pas o˘ on en serait si le type était encore en cavale.

- Espérons que ça va s'arranger.

- C'est un vrai dingue, hein? Le journal dit qu'il l'a découpée en morceaux.

Je n'avais pas envie de continuer.

- Nous n'avons parlé que quelques minutes.

- Oh!

Il a levé la tête, puis baissé à nouveau les yeux. Il a fait un autre point de suture, puis un núud, et a coupé le fil.

- Cela étant un accident du travail, je suppose que je n'ai pas à poser les questions habituelles.

J'ai regardé l'aiguille percer à nouveau ma peau.

- Les questions habituelles ?

- Tu sais bien. Il y a tout un protocole en cas de lacération du poignet. Je devrais même demander une consultation psychiatrique. Mais puisque tu es psychiatre... et un copain... j'imagine que tu me le dirais si tu avais un problème.

- Problème ? Tu ne me crois pas suicidaire ?

- question de routine.

- Nels, je n'ai pas essayé de me foutre en l'air.

Je suis trop narcissique pour seulement y penser.

J'essayerais plutôt de me cloner.

Il a souri et coupé le fil de Nylon au dernier núud.

Il m'avait fait cinq points de suture.

- Je voulais seulement être s˚r, à cause de Cathy et tout ça. (Il a jeté l'aiguille sur un plateau en plastique et a retiré ses gants.) Encore que vous ayez déjà eu des hauts et des bas ensemble.

- Je ne savais pas que les ragots circulaient aussi par ici.

- Trevor est aussi discret qu'un pétard.

- Trevor ? Vieille histoire.

Il a replié les linges opératoires, les a jetés dans le panier et est allé se laver les mains au lavabo.

- quel enculé, celui-là.

- Nels...

Il s'est retourné et m'a regardé.

- Si on allait se prendre un café ? m'a-t-il proposé.

- Pas le baratin pour parents éplorés. La simple vérité.

- La vérité. (Il a soupiré bruyamment, puis s'est adossé au lavabo.) Très bien. J'ai pris le tour de garde à la place de Buck Berenson hier soir. Un gosse est arrivé avec une mauvaise coupure au visage, il était passé à travers une porte vitrée.

Alors j'ai appelé Trevor pour de la chirurgie plastique. Il se trouve que je ne l'aime pas. ¿ mon avis il est cinglé. Mais c'est un chirurgien adroit, on ne peut pas dire le contraire. Si j'étais blessé, je le réclamerais. Toujours est-il qu'il s'est pointé vers 20 heures ou 21 heures et a commencé à me bousculer... Tu ne veux vraiment pas un café vite fait?

- Non merci.

- Très bien. (Il a regardé le sol.) J'ai appelé

Trevor, et quand il est arrivé ça a été pour me dire qu'il voulait se débarrasser rapidement du gosse parce que...

- Crache le morceau.

- Parce que Cathy l'attendait chez lui.

Il m'a regardé comme s'il venait de m'annoncer que j'avais un cancer.

- J'aurais d˚ voir venir le coup.

- Je me sens merdeux, a-t-il dit en secouant la tête. C'était pas à moi de te le dire.

- Je préfère le savoir.

- Tu veux qu'on en parle ?

- Y a rien à dire. Cathy était une amie intime de Sarah Johnston. Elle trouve du réconfort o˘ elle veut.

J'ai redescendu ma manche et me suis levé pour partir.

- Je ne peux rien faire pour toi ?

- Si, une chose.

- Vas-y.

- Préviens-moi si tu vois arriver quelque chose d'anormal. Des griffures. Des morsures. Des traces de lutte.

- Voilà qui est inquiétant de la part de quelqu'un qui travaille sur le dernier crime de Lynn. Ils ont bien le coupable, au moins ?

- On risque de le savoir bientôt.

Je suis allé aux toilettes et j'ai tiré le verrou. Je me suis aspergé le visage à l'eau froide, encore et encore. Il fallait que je reste éveillé et maître de moi, mais des images de Trevor et de Cathy ensemble virevoltaient dans ma tête. Même en tenant compte de la disparition subite de Sarah, je ne voyais pas pourquoi elle faisait encore un tel foin à propos de la cocaÔne. quelle sorte de rempart contre un univers chaotique espérait-elle trouver en passant la nuit avec un play-boy ? ¿ moins que le chaos - la vie et la mort aléatoires des relations amoureuses - soit exactement ce qu'elle voulait rejouer. Mais je déli-rais probablement. Nels se trompait peut-être ; Trevor avait peut-être enjolivé un coup de fil de Cathy en rendez-vous avec elle. Je n'étais pas en condition pour la voir, mais il fallait que j'entende l'histoire de sa bouche. J'ai ouvert mon sachet, réparti une pincée sur mes gencives et je me suis fait une ligne sur ma clé. Puis j'ai foncé jusqu'au quatrième au service d'obstétrique-gynécologie.

Le bureau de Cathy se trouvait avec six autres derrière un comptoir de réception semi-circulaire.

La secrétaire, Kris Jerold, une jeune homosexuelle militante avec des cheveux blonds décolorés coupés en brosse, m'a fait signe d'attendre qu'elle ait fini de répondre au téléphone.

- Elle n'est pas encore là, a-t-elle dit en raccro-chant. (Elle a tripoté ses trois boucles d'oreilles en or.) Elle m'a appelée pour me dire qu'elle arrive-rait à 9 heures.

- Je vais l'attendre dans son bureau.

Elle a hoché la tête, hésitante. J'ai pris la mouche.

- Est-ce que ça pose un problème que je l'at-tende ici ? ai-je demandé.

- Aucun auquel je puisse penser.

- Bon, y en a-t-il un auquel vous ne puissiez pas penser ?

- J'adore les psychiatres, a-t-elle souri, puis elle a marqué une pause. «a ne pose aucun problème que vous l'attendiez dans son bureau. Je voulais juste vous demander comment allait le Dr Singleton après la perte de son amie.

- C'est la question que je me pose. Comment vous semble-t-elle ?

- Je l'ai très peu vue. Elle est partie tôt hier. Et là elle manque la moitié de ses consultations mati-nales. (Elle a secoué la tête.) Elles étaient presque comme des súurs...

- Oui. (J'ai repensé à l'incendie qui avait co˚té

la vie à la súur de Cathy.) Je crois que c'est vrai.

- Je ne lui passerai pas de communications quand elle sera là.

- Merci.

Je suis entré dans le bureau de Cathy et me suis affalé dans son fauteuil. Son parfum flottait dans l'air. J'ai souri en regardant ma photo dans un cadre perlé en argent que je lui avais donné pour NoÎl. Je paradais sur une Harley Davidson noire que j'avais achetée quelques semaines après notre rencontre, devant un boui-boui de Lynn qui s'appelait l'Irish Mist. J'ai rigolé en me souvenant que j'avais payé la moto avec l'argent que j'économisais pour recommencer une analyse.

- Vous feriez mieux de savoir o˘ vous voulez aller avant de vous exciter sur la façon d'y aller, m'avait conseillé mon psychiatre, Ted Pearson, quand j'avais annulé les rendez-vous que nous avions pris.

- Je pense m'en sortir tout seul, lui avais-je dit.

- C'est que vous allez encore plus mal que je ne le supposais. Appelez quand vous aurez besoin de moi.

Il y avait bien eu quelques moments depuis un an o˘ j'avais été tenté d'aller voir Pearson et d'ad-mettre combien je me sentais perdu, mais il avait pris la direction du programme d'…tat en faveur des médecins en difficulté, dont le but était d'identifier et de soigner les médecins en proie à l'alcoolisme, à l'abus de drogues et à la maladie mentale, et je n'avais pas envie de pointer mon nez par là-bas.

Au mobilier hospitalier standard de son bureau, Cathy avait ajouté sa touche personnelle. Son canapé

en tissu ruche était disposé en face de son bureau.

Des poupées en porcelaine étaient alignées sur une bande de dentelle couleur ivoire étalée sur une crédence. ¿ la place de la collection habituelle de diplômes et récompenses, les murs étaient couverts de peintures à l'huile représentant des enfants qui jouaient. Un vitrail ancien masquait la vue des habitations en vis-à-vis et projetait des lumières jaunes, orange et rouges sur le tapis gris.

J'ai remarqué un cheveu blond de Cathy enroulé

dans un coin de son sous-main, je l'ai pris et déroulé entre mes doigts. Les muscles de mon cou et de mes épaules se sont détendus. Je me suis renversé dans le fauteuil et j'ai fermé les yeux. Si j'étais ému par un seul de ses cheveux, ai-je pensé, pourquoi ne pas sauter le pas et me marier avec elle? De quoi avais-je peur?

Je me suis endormi un moment, et c'est la main de Cathy me massant doucement l'épaule qui m'a réveillé. Je baignais dans son parfum. J'ai gardé les yeux fermés et je n'ai pas bougé. Si c'était le prolongement d'un rêve, je n'avais pas envie de le faire s'évanouir.

- Frank, a-t-elle murmuré.

J'ai pris une grande inspiration, mais j'ai gardé le silence.

Elle a repris sèchement :

- Frank. Tu t'es endormi.

Elle a frotté la jointure de ses doigts sur ma cla-vicule.

- Ha ! Merde ! ai-je juré en me dégageant.

J'ai levé les yeux et l'ai vue qui me dominait, l'air mi-amusé, mi-ennuyé. Elle portait une tunique bleue qui accentuait l'éclat de ses yeux. Ses cheveux étaient humides.

- qu'est-ce que tu fais là? a-t-elle demandé.

- Bon Dieu !

Je me frottais l'épaule.

- qu'est-ce que tu fais là ?

- Je te cherchais. C'est bon ?

- Pourquoi?

- Tu m'as manqué cette nuit.

- Vraiment. (Elle s'est assise sur le canapé.) Pourquoi ?

Je me suis redressé dans le fauteuil.

- Oh ! J'en sais rien, Cathy. ¿ force de dormir avec quelqu'un, on en prend l'habitude.

Elle a haussé les épaules.

- Est-ce que j'arrive avant ou après la cocaÔne dans la liste de tes habitudes? (Elle a remarqué

mon poignet.) qu'est-ce qui t'est arrivé ?

J'ai regardé le bandage. Il était taché de sang.

- Ce n'est rien. J'avais un entretien avec l'homme qui... C'est arrivé à la prison.

- L'homme qui a tué Sarah, a-t-elle dit d'une voix sans timbre. Tu peux en parler. Je ne vais pas m'effondrer. J'espère qu'ils vont l'électrocuter. Je serais prête à pousser la manette.

- L'effondrement est permis, ai-je dit. La rage aussi.

- Tu en sais quelque chose. Montre-moi ton poignet.

- Tout va bien. Nels m'a fait une suture.

Elle a pris un air ennuyé.

- Hier soir ?

J'ai souri.

- Normalement, Nels est plutôt de permanence le matin. Je viens de le quitter. Mais c'est exact. Il était de garde hier soir, à la place de Buck Berenson. Je crois qu'il était gêné de t'avoir dérangée.

- Moi?

- Toi et Trevor.

Elle s'est redressée.

- Tu veux que je te dise. Je n'apprécie pas d'être questionnée... ou critiquée... surtout par quelqu'un d'aussi digne de confiance que toi.

- Tu as couché avec lui ?

- Si j'ai... ? (Ses yeux se sont remplis de larmes.) Je n'arrive pas à croire que tu me demandes ça.

- Oui ou non ?

Elle a pris un air de petite fille incomprise.

- Non.

- Vous vous êtes juste rendu visite? Je dois croire ça ?

- Crois ce que tu veux.

- Tu n'es pas rentrée chez nous.

- Je n'ai pas de chez-nous.

- O˘ as-tu dormi ?

- Chez ta mère. (Elle a essuyé une larme.) Elle m'a montré les rayures que tu as faites sur sa table de salle à manger.

- Vous vous entendez de mieux en mieux.

Je me suis levé, j'ai saisi sa tunique pour l'attirer vers moi et l'ai embrassée dans le cou.

- L‚che-moi, a-t-elle exigé.

Je la tenais serrée contre moi. J'ai défait la ceinture de sa blouse de chirurgien et j'ai caressé ses seins. Elle s'est amusée à me repousser comme pour attiser notre désir. Sa respiration s'est accélérée et elle a commencé à se laisser aller. Puis tout à

coup son corps s'est contracté et elle m'a planté ses ongles dans le bras.

- Non, a-t-elle dit.

J'ai tenté de la retenir.

Mais elle m'a échappée.

Elle avait l'air troublé, en colère et elle était très, très belle. J'ai balayé les cheveux de son visage.

- J'en ai envie, Frank. Tu le sais. Mais je ne veux plus tant que tu n'accepteras pas d'être aidé.

Je ne veux pas vivre avec quelqu'un qui peut mourir demain.

- N'importe qui peut mourir demain.

- Eh bien! Imagine ce que ça fait. (Elle a fourré le haut de sa tunique dans son pantalon et pris la direction de la porte.) Mes patientes m'at-tendent. Appelle-moi quand tu te seras débarrassé

de cette merde. Si tu te mets à faire un peu plus attention à toi, j'en ferai peut-être autant.

- O˘ seras-tu ?

- Dans un endroit plus s˚r.

J'ai quitté l'hôpital et je suis parti pour Boston, espérant que le centre médical des anciens combattants d'Huntington Avenue aurait des informations complémentaires sur Westmoreland. ¿ mi-chemin, mon regard s'est fixé sur le lévrier géant en néon rose à l'entrée du champ de courses de Wonderland.

Je savais qu'il ne fallait pas que je m'arrête. Un pari gagnant serait une autre sorte de drogue et je n'avais pas de temps à perdre à m'éclater. Mais clairvoyance n'est pas synonyme de maîtrise de soi.

Parfois ça ne sert qu'à être lucide sur sa propre autodestruction. J'ai quitté l'A1, garé ma voiture au milieu de quelque mille autres et acheté le programme pour deux dollars sur le chemin des guichets.

Je ne savais pas si Cathy avait couché avec Trevor. Je ne savais pas si elle allait revenir avec moi.

Je ne savais pas si Emma Hancock allait faire un rapport sur moi au conseil de l'ordre. Je ne savais même pas avec certitude si j'étais officiellement dessaisi du cas Westmoreland. Je ne savais pas du tout o˘ trouver les 4 815 dollars pour la traite que je devrai payer en septembre à l'Eastern Bank. Je savais en revanche que Pompano Beached, dont le nom m'avait tout de suite plu, était engagée dans la quatrième, et se jouait gagnante à vingt-cinq contre un.

Le visage de Manny, l'employé du guichet, s'est éclairé à ma vue.

- Besoin d'aide, toubib ?

C'était un petit homme obèse, aux épaules vo˚-tées, avec des dents en or qui étincelaient quand il parlait.

- Toute aide est bienvenue, lui ai-je répondu en lui adressant un clin d'úil.

- Vous m'avez manqué, samedi. Trifecta est sorti. Vingt-trois mille dollars de gains pour vingt de mise.

- Ne me dites pas : une petite vieille de Révère qui vit dans un trois pièces et parie sa chemise.

- Pas du tout. Le type se promenait avec une Rolex en or et diamants. On ne gagne jamais quand on en a vraiment besoin.

- Ne dites pas ça, Manny. Moi, j'en ai besoin.

- Alors retournez à votre voiture.

- Je mets cinquante biffetons sur Pompano Beached gagnante.

- Hum... Pompano? (Il a passé ses doigts sur sa tête chauve comme s'il avait encore des cheveux.) Cinquante ?

- Mauvaise idée ?

- Il n'y a pas de mauvaises idées, a-t-il gloussé.

Pas ici, au ´ Pays des Merveilles ª. (Il a jeté un coup d'úil derrière moi, à droite et à gauche.) Je dois avoir mieux que ça.

J'ai glissé un billet de cinq dollars sous la vitre.

C'était le tarif habituel de Manny. Il a tendu la main vers une série de boutons mais n'a appuyé sur aucun.

- Si j'en avais cinquante à jouer, a-t-il dit en tapotant sa bague de diamant rose sur le guichet, je les mettrais sur Belle Dango. (Ses yeux se sont mis à briller.) J'ai observé cette chienne à l'entraînement ce matin. Je n'ai jamais vu un lévrier pareil.

Chaque muscle semble sculpté dans la pierre, toubib. Un poème en mouvement. (Il a secoué la tête.) Pompano est bien b‚tie, mais elle a une trop jolie tête. Une jolie chienne n'a pas besoin de courir, et elle le sait.

- «a c'est bien vrai. quels sont les rapports sur Belle ?

- quatre contre un.

Je n'allais pas négliger un tuyau de ce gnome aux dents en or, mais je n'avais pas non plus envie de me foutre des baffes pour avoir laissé passer un vainqueur.

- Vingt-cinq sur Belle gagnante, vingt-cinq sur Pompano placée.

- Je ferais trente-cinq et quinze, a-t-il insisté.

- Vendu.

Il m'a retourné le billet de cinq dollars.

- Dix pour cent pour moi.

- «a marche.

Manny a enregistré les paris juste avant le départ.

J'ai entendu le coup de pistolet du starter et me suis avancé face aux écrans de télévision près des guichets. Le lapin s'est enfui sur la piste. Pompano était distancée dès le premier virage. Belle était coincée au milieu du peloton.

- Coincée, ai-je murmuré.

- Elle règle son allure depuis le milieu, a dit Manny avec confiance. Elle cache son jeu. J'adore.

Superbe petite chienne. (Je lui ai jeté un coup d'úil et me suis aperçu qu'il ne parlait qu'à lui-même.) Attends... attends... attends... attends... maintenant ! Vas-y !

Le poitrail tacheté de Belle a commencé à dépasser les autres levrettes. Mon cúur s'est mis à battre.

Mes paumes étaient moites. Elle a atteint la deuxième position, a perdu un peu de terrain, puis s'est rapprochée. Les deux chiennes semblaient n'en faire qu'une. Elles ont pris le virage à l'entrée de la dernière ligne droite.

Du coin de l'úil j'ai vu que Manny ne regardait plus les écrans, mais le programme.

- Dernière ligne droite ! lui ai-je crié.

- Belle est imbattable dans la dernière ligne droite. Venez chercher l'argent.

Je n'ai pas bougé. Belle a pris la tête et l'a gardée. Pompano Beached a fini avant-dernière. Mon pouls me battait les oreilles. J'ai attendu que les quelques parieurs en aient fini avec Manny, puis je suis retourné à son guichet.

- Bon Dieu, quelle chienne ! J'ai pensé qu'elle allait paniquer au milieu de la mêlée. Elle ne semblait pas pouvoir s'échapper.

- Vous et moi, on se serait effrayés au milieu de cette cohue, a dit Manny en secouant la tête.

Une chienne comme Belle anticipe toute la course avant le départ. Je sais que c'est difficile à croire, mais elle voulait se trouver là o˘ elle était à chaque moment de la course. (Il a compté sept fois vingt et les a glissés sous la vitre.) Je prendrais cette chienne pour épouse.

J'ai repoussé un billet vers lui.

- Votre cadeau de fiançailles.

- C'est trop.

- Vous l'avez mérité. Et ensuite ?

- Ensuite vous devriez vous en aller, a-t-il plaisanté. Achetez-vous un joli sweat-shirt ou ce que vous voudrez à la boutique cadeaux.

- La chienne suivante.

- J'aime bien Maiden Voyage.

J'ai glissé sous la vitre mes six billets plus quatre tirés de mon portefeuille.

- Gagnante.

- Vous êtes s˚r ?

- Pas trop.

- Jouez-la placée. Elle a du mal à franchir la ligne. La peur du succès.

- Heureusement que je ne cours pas après les lapins. Je crois que j'ai encore plus peur qu'elle.

- Tout le monde court après des lapins, toubib.

Deux cents placés ?