1

La nuit se referma sur eux…

Tous les jeunes gens levèrent les yeux en même temps, tandis que la ligne floue de l’horizon avalait le soleil et qu’une lumière grise les enveloppait. Rires et bavardages se turent soudain, faisant place à un lourd silence.

Leur véhicule, tombé en panne deux heures plus tôt, se trouvait encore à l’endroit où ils l’avaient laissé, à quelques kilomètres de là… Impossible de redémarrer ce maudit engin ! Avec l’optimisme de la jeunesse et enhardis par la poussière de cristal, ils avaient décidé de se rendre à la réunion à pied, sans songer que le crépuscule allait tomber. Lorsqu’ils étaient sortis de leur van déglingué, ils s’imaginaient encore que tout était possible.

Mais maintenant…

Les bâtiments, des ruines couvertes de mousse qui offraient quelque abri dans la journée, se dressaient autour d’eux, sinistres, menaçants, leur base rongée par les racines des arbres, leurs corniches brisées par la vigne vierge. Au milieu de ce qui avait été autrefois des rues s’élevaient de gigantesques arbres. Le sol était constellé de traces laissées par des animaux dans leur fuite.

Le coin était inquiétant, et la poussière de cristal ne faisait qu’accentuer cette impression.

La voie était encombrée d’épaves de voitures aux vitres brisées, dévorées par les plantes grimpantes qui leur donnaient d’angoissantes proportions. Aucun de ces véhicules abandonnés près de panneaux de signalisation brisés, de parcmètres tordus, n’avait roulé depuis des décennies. Ils étaient désormais inutiles, morts.

Ce qui avait été autrefois un immeuble d’une vingtaine d’étages s’était effondré et formait désormais des amas irréguliers de briques, des débris de verre et de métal mêlés. Il s’était replié sur lui-même. Une épaisse couche de lichen et de mousse adoucissait ses angles aigus. Les larges trottoirs d’antan étaient craquelés et leur revêtement se brisait sous leurs pieds, rendant chaque pas périlleux dans l’effrayante pénombre.

Ils n’avaient pas connu le monde tel qu’il avait été : les hauts bâtiments scintillants, illuminés la nuit, grouillants, les rues encombrées de voitures, les bruits de la vie.

—C’est encore loin, Geoff ? demanda l’une des filles.

Les effets de la poussière de cristal commençaient à se dissiper, remplacés par un sentiment de peur qui grandissait de minute en minute. Qu’avaient-ils fait ?

Depuis l’enfance, ils étaient prévenus. Ils savaient qu’en un clin d’œil le soleil pouvait disparaître, emportant chaleur et lumière, et ne laissant derrière lui que terreur et chaos.

—Ça ne peut plus être très loin, assura-t-il, omettant de préciser qu’il avait oublié la carte dans le van.

Aucune importance. Il se rappelait bien le chemin.

—Nurmikko sera là, continua-t-il. Il nous attend, et il nous conduira à Hemps Point. Vers la sécurité, la liberté… et la poussière de cristal à foison.

C’était pour cela qu’ils étaient venus.

Une autre adolescente, Linda, poussa un cri quand elle vit cligner des yeux orange. D’autres yeux apparurent aussitôt au pied d’un mur démoli. Puis d’autres. Et d’autres encore… Ils surgissaient de l’ombre, sortant du sous-sol où ils vivaient dans les ténèbres pour se répandre dans les rues, libérés par le coucher du soleil. Les yeux orange de ces êtres à la stature de colosse, aux membres massifs, qui se dirigeaient sans hâte vers eux, les fixaient sans les voir. Des hommes ? Pas vraiment. Ils avaient la peau grise, un simple trou à l’emplacement du nez, des bouches béantes et des mains munies de serres. D’affreuses copies des humains qu’ils avaient été.

Les gangas…

Les adolescents se regroupèrent, paralysés par la peur, incapables de se sauver. En un instant, ils venaient de perdre ce qui leur restait d’enthousiasme et d’optimisme, et n’étaient plus que de pauvres gosses glacés de terreur, agglutinés contre un grand véhicule au toit écrasé et au capot soulevé par des lianes.

L’une des créatures gronda.

Geoff réunit tout son courage et chercha fébrilement des yeux quelque chose à jeter. Un caillou, un morceau de fer… Il se pencha, puis se releva, armé d’un morceau de parpaing qu’il lança sur la créature la plus proche tout en criant à ses amis, le cœur battant à tout rompre :

— Filez !

Le projectile s’abattit sur la poitrine du ganga. Sans résultat. Les autres étaient maintenant assez proches du groupe pour que leur odeur envahisse l’air. Les adolescents se bousculèrent en hurlant pour tenter d’esquiver les gigantesques mains qui se tendaient vers eux. Ils chancelaient, se heurtaient les uns les autres, réduisant ainsi à néant leurs chances de fuir.

Benji hurla. Ses jambes la trahirent et elle tendit le bras en avant pour se protéger. Marcus attrapa une pierre, la jeta et atteignit l’une des créatures à l’épaule, suscitant de nouveaux grognements et une ardeur renouvelée chez son adversaire, qui fondit sur lui. Zac tomba et fut agrippé par deux mains squelettiques de la taille d’une assiette. Sous les yeux horrifiés de Geoff, il fut broyé par les dents et les doigts de la créature, comme dans une effroyable parodie de film d’épouvante. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une parodie… L’odeur âcre du sang et des entrailles mises à nu monta dans l’air. Geoff sentit une répugnante nausée s’emparer de lui.

Benji fut également capturée, mais la créature ne la déchiqueta pas à coups de dents et de griffes. Elle la jeta par-dessus son épaule comme s’il s’était agi d’une poupée de chiffons. Benji martela le dos tendu de peau grise avec l’énergie du désespoir sans cesser de hurler. Geoff saisit un autre caillou et l’expédia sur la meute qui grandissait en nombre.

Un cri jaillit soudain, comme en écho à un bruit de sabots sur le bitume défoncé. Un mustang arriva au grand galop, chevauché par une femme. Elle montait à cru, et guidait la bête en tirant sur sa crinière. Ses cheveux incroyablement longs flottaient derrière elle, telle une bannière. Elle lança sa monture au beau milieu de la mêlée et dispersa brutalement les monstres.

—Courez ! cria-t-elle.

Geoff la reconnut. Elle fit reculer son cheval puis chargea de nouveau le groupe de créatures aux yeux orange qui se rapprochaient. L’une d’elles lui agrippa la jambe. Elle piqua des talons les flancs du mustang et la bête rua. Frappé en pleine face, le monstre s’effondra sous le choc, mais les autres s’agglutinèrent autour du cheval, de plus en plus déterminés.

—Courez, bon sang ! répéta-t-elle.

Pétrifiés, les adolescents n’avaient pas bougé.

— Par ici ! Tout de suite !

Cette fois, la voix était masculine. Geoff fouilla la pénombre du regard puis s’avança en titubant vers l’endroit d’où elle provenait, à l’opposé de celui où se trouvaient la femme et le cheval. Ses amis lui emboîtèrent le pas du mieux qu’ils purent.

Pendant ce temps, Benji continuait à lutter contre son ravisseur.

Tous l’entendaient. Mais il n’y avait rien qu’ils puissent faire pour elle, ni d’ailleurs pour la cavalière cernée de toutes parts.

Soudain, un éclair jaillit dans la nuit. Telle une flèche lumineuse, il alla s’abattre entre les humains et les monstres et explosa avec une telle force que la créature la plus proche fut soufflée. Le cheval rua mais la femme ne se laissa pas désarçonner, alors que d’immenses flammes s’élevaient tout autour d’elle.

L’explosion avait réduit plusieurs créatures à l’état d’amas sanguinolents. Leurs vêtements, leur peau brûlaient. Le mustang sortit du cercle de feu. Un autre éclair, une autre explosion, et la seconde vague d’attaquants fut anéantie.

Les cris de Benji vrillaient toujours la nuit mais se faisaient de plus en plus faibles : le ravisseur s’éloignait avec sa proie. Une troisième flèche de lumière, une nouvelle explosion… Les monstres s’égaillèrent en grognant : les humains avaient disparu de leur champ de vision.

2

—Zut, elle est allée les aider ! déclara Elliott Drake en se laissant tomber sur le vieux sofa à côté de deux de ses quatre compagnons.

Les deux autres étaient partis en courant à la poursuite de la fille enlevée et de l’inconnue.

—D’où diable est-elle sortie ? demanda Quent en regardant par la fenêtre envahie de lierre, dont les vitres avaient disparu depuis une éternité.

—Aucune idée mais, bon sang, elle monte comme une reine de rodéo ! répondit Elliott, les yeux rivés sur la direction prise par la cavalière.

Couchée sur l’encolure de son mustang lancé au grand galop, les cheveux volant comme un glorieux étendard, l’héroïne sans visage avait disparu dans la nuit – après lui avoir laissé entrapercevoir un morceau de peau d’un blanc de nacre, entre son jean et sa ceinture.

Les zombies s’étaient également fondus dans le noir, abandonnant derrière eux leurs six proies potentielles tremblotantes, désespérément accrochées les unes aux autres jusqu’à ce qu’Elliott aille les chercher et les fasse entrer.

Ne distinguant plus le moindre mouvement, il se détourna de la fenêtre et se dirigea vers la pièce où les rescapés avaient été regroupés. Apparemment, aucun d’eux n’était blessé, mais tous étaient morts de peur.

Même s’il brûlait d’envie de faire la leçon à ces gamins qui étaient sortis au crépuscule sans protection, Elliott leur décocha son plus beau sourire de bon docteur. Celui qui avait le don de calmer et de rassurer. Pauvres gosses… Ils avaient fait une énorme sottise, mais ils avaient désormais retenu la leçon : l’une de leurs amies avait été atrocement mutilée et l’autre enlevée.

Si Elliott et ses compagnons n’étaient pas intervenus, les dégâts auraient été bien pires. D’ordinaire, ce qui restait après une attaque de gangas n’était pas beau à voir.

—Quelqu’un est blessé ? s’enquit-il avec douceur.

Tous avaient les yeux écarquillés, sous le choc. Mais ils tenaient debout, il n’y avait pas de sang. Un bon signe.

Il s’approcha d’eux et par réflexe, ils se regroupèrent. Il s’arrêta et leva les mains en signe de paix.

—Vous allez bien ?

Il s’était adressé à une fille qui semblait avoir conservé davantage de sang-froid que son compagnon gémissant et reniflant. Ainsi qu’il l’avait fait un nombre incalculable de fois en salle d’urgences, mon Dieu, il y avait mille ans de ça, il s’efforça de prendre une voix apaisante et un peu autoritaire, afin d’arracher la fille à sa prostration.

Dardant sur lui d’immenses yeux sombres, elle hocha la tête.

Fugacement, le souvenir de sa nièce préférée, Josie, traversa l’esprit d’Elliott. La gamine lui ressemblait, avec sa jolie frimousse ronde, son regard innocent noyé de larmes. Le cœur serré, il déglutit avec peine. Josie était partie. Tous étaient partis. Il ne restait plus rien de sa famille. Ni de son travail, de ses espoirs ou de ses rêves. Ni d’ailleurs quoi que ce soit de ce fichu monde, à part une bande de potes qu’il appelait ses amis.

Ce qui était arrivé était incroyable. Et il ne voulait pas y songer.

Il s’empressa donc de chasser ces pensées de son esprit.

Il demanda de nouveau aux adolescents si l’un d’eux était blessé. Tous secouèrent la tête. Leur expression était moins effarée.

—Vous avez froid ? Faim ? Soif ?

Quelle question, bien sûr qu’ils avaient faim ! Les ados avaient toujours faim. Il n’y avait peut-être plus de You Tube, de téléphones mobiles, de concerts de rock ni de galeries marchandes, mais certaines choses ne changeaient jamais.

Il leur offrit de la viande séchée, des pommes et des bouteilles d’eau, geste qui acheva de dissiper leur peur et leur méfiance.

Le plus grand du groupe, celui qui le premier avait eu assez de jugeote pour ramasser un caillou et le jeter sur les gangas, se décida à parler.

—Qui êtes-vous ? D’où venez-vous, tous ?

Qui êtes-vous ? C’était une sacrée bonne question. D’où venez-vous ?

Encore mieux.

Lui aussi se demandait tout cela depuis des mois, depuis qu’il était sorti avec ses amis d’une caverne à Sedona pour trouver le monde complètement bouleversé… et plus vieux d’un demi-siècle.

C’était incompréhensible.

De la main, il dégagea ses cheveux qui retombaient sur ses yeux et qui étaient de la même longueur que six mois auparavant quand, avec Quent et Wyatt, ils étaient partis pour ce qu’ils pensaient être un week-end de spéléologie, guidés par un gars du coin surnommé Fence et son copain.

Elliott avait rencontré Quent et Wyatt lors d’une mission humanitaire en Haïti, en 2004, peu de temps après avoir fini son internat. Wyatt, un aide-soignant, ancien de la Garde nationale du Colorado, et Quent, un riche play-boy qui s’ennuyait et ne s’était engagé que pour contrarier ses parents, avaient été assignés à l’équipe d’Elliott.

En dépit de leurs origines très différentes, ils étaient vite devenus amis, très liés, ainsi que c’était souvent le cas chez les hommes aux prises avec l’adversité. Leur travail, qui consistait à aider les populations misérables après les dégâts causés par l’ouragan Jeanne, avait bouleversé leurs existences. Les horreurs dont ils avaient été témoins, les malheureux dont ils s’étaient occupés avaient resserré leurs liens, et leur amitié perdurait depuis des années.

L’expédition à Sedona, Arizona, n’était qu’une des multiples aventures dans lesquelles s’était lancé le trio. Quent, en tant qu’héritier des industries Brummel, disposait de fonds illimités.

Il était aussi fasciné qu’Indiana Jones par les antiquités et les trésors. Il organisait leurs voyages en fonction de ses théories sur l’emplacement de tel ou tel objet perdu. Elliott et Wyatt étaient enchantés de l’accompagner car ses projets se révélaient toujours excitants, exotiques et… dangereux. La visite à Sedona aurait dû être leur aventure la moins passionnante. Et surtout la plus courte. Pourtant, elle était devenue la plus longue.

Cinquante ans !

— Je suis Elliott Drake, dit-il aux adolescents. Là, avec les cheveux noirs, c’est mon ami Wyatt. Le blond avec le bandana, c’est Quent. Nos autres deux compagnons sont partis à la poursuite des gangas qui ont enlevé votre copine.

Ces explications-là étaient faciles à comprendre. Quant à expliquer ce qu’ils faisaient ici, à raconter que pendant qu’ils exploraient une caverne tout s’était effondré, que la terre avait tremblé, que des rochers s’étaient abattus sur eux, et qu’ensuite tout était devenu noir… Qu’ils s’étaient réveillés, un demi-siècle plus tard, en compagnie des deux guides, et qu’ils n’avaient pas changé… Enfin, presque pas.

Avec leurs guides, Fence et Lenny, auxquels s’était ajouté un homme découvert dans la caverne, Simon, ils avaient passé six mois à errer, incrédules, furieux et désespérés, à chercher à comprendre ce qui s’était passé.

—Comment t’appelles-tu ?

Elliott s’était adressé à celui qui semblait être le chef du groupe.

—Geoff.

—As-tu une idée de l’endroit où les gangas auraient pu l’emmener ?

Il perdait sans doute son temps, avec cette question. Depuis six mois, ils n’avaient quasiment parlé à personne qui sache quoi que ce soit sur les gangas… excepté qu’il fallait à tout prix éviter de les croiser après le crépuscule.

—Je ne sais pas, avoua Geoff, l’air désolé.

—Mes potes feront de leur mieux, lui assura Elliott en regardant Quent, penché à la fenêtre.

La vitre tenait encore. Craquelée, couverte de terre, elle était presque opaque. Quent avait gratté la crasse sur quelques centimètres carrés et il scrutait ce qui était autrefois une avenue.

—Tu vois quelque chose, Quent ?

Elliott était épuisé. Voilà ce qui arrivait quand on dormait six mois d’affilée et qu’on se réveillait en sueur, suffoquant à cause des cauchemars.

—Rien. Tout est calme, annonça Quent. Je ne vois bouger que des rats.

Dans une autre vie, un autre monde, Quent était connu sous le nom de Quentin Brummel Fielding III, un garçon né avec une cuiller d’argent dans la bouche. Aujourd’hui, il était tout simplement Quent. Néanmoins, il n’y avait rien de simple chez lui. Ni chez aucun d’entre eux, d’ailleurs.

—Ils devraient être rentrés, commenta Elliott. Sauf s’ils ont fait de mauvaises rencontres. Le cheval de la femme filait comme une fusée. Les gangas n’ont pas pu aller bien loin. Ils sont relativement véloces, mais pas très agiles.

Cette femme, d’où venait-elle ? Connaissait-elle ces gamins ?

Que faisait-elle dans la nuit, exposée aux gangas ? Il brûlait de parler à cette cavalière rapide comme l’éclair, qui avait osé affronter les monstres et dont il avait aperçu un petit bout de peau blanche, à hauteur de la taille. Une taille fine, sexy, surmontant un derrière qui ne l’était pas moins.

Contiens-toi, mon vieux ! s’admonesta-t-il. Ce n’était qu’un bout de peau. N’avait-il pas vu assez de corps nus sous les blouses d’hôpital pour être blasé ?

Pour se changer les idées, il balaya la pièce du regard. Ses amis et lui n’avaient pas prévu d’y dormir, mais maintenant que les gosses étaient là, ils étaient coincés dans ce bâtiment, dont ils ignoraient à quoi il avait servi par le passé. Un bâtiment construit dans une quelconque ville d’un quelconque comté de l’Arizona du nord, par exemple, et dont il ne restait plus rien.

Juste un coin dévasté et envahi par la végétation…

—Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à la fille qui lui rappelait Josie.

—Linda.

Elle eut un petit sourire timide.

—Joli nom, dit-il en lui rendant son sourire. Tu es loin de chez toi ? Vous habitez tous dans le même secteur ?

—Oui. Nos parents doivent être aux cent coups. On a filé sans rien leur dire, et maintenant, on est très loin de la maison.

Elle avait soudain les larmes aux yeux. Elliott lui tapota gentiment le bras.

—On va vous ramener chez vous, sains et saufs. Dites-nous simplement comment y aller.

Il n’avait noté récemment aucun signe de civilisation, et pas davantage au cours des derniers jours de voyage. Ils étaient arrivés par le sud, ce qui signifiait qu’ils devaient s’être beaucoup éloignés de chez eux.

—Tu es d’Envy ? demanda Elliott, comme il le demandait à chaque personne qu’il rencontrait.

Linda opina, et il se sentit frémir d’excitation.

—Et tu pourrais nous y conduire ?

Elle acquiesça et dans la seconde il ne ressentit plus aucune sensation d’épuisement. Ils avaient retrouvé Envy !

Après être sortis de la grotte, Elliott et ses amis avaient marché, épouvantés par la vision apocalyptique du paysage. Ils avaient fouillé dans les ordures pour se nourrir, et étaient restés cachés pendant une bonne semaine avant de trouver enfin des êtres vivants. Quand ils avaient appris que cinquante ans s’étaient écoulés depuis leur disparition, ils étaient restés prostrés pendant un long moment, incapables d’envisager l’inimaginable. Comment admettre que le monde qu’ils connaissaient avait été détruit ? La plupart des représentants de la race humaine, les infrastructures, la civilisation… Tout était annihilé. Cela dépassait l’entendement.

À force de chercher à comprendre ce qui s’était passé, Elliott et ses amis s’étaient rendus à l’évidence : il n’y avait plus personne ayant traversé ce demi-siècle et survécu à la destruction qui soit susceptible de leur répondre. Au cours des mois d’errance en cercles concentriques autour de Sedona, ils avaient découvert de loin en loin des camps de fortune. Finalement, trois semaines auparavant, ils avaient rencontré quelqu’un qui leur avait suggéré de se rendre à Envy, la plus grande colonie, presque une ville, où vivaient des rescapés.

Apparemment, ils touchaient au but.

—Ils reviennent, Elliott ! lança Wyatt.

À l’extérieur, on perçut le bruit d’une échelle de corde contre la façade, puis des sanglots étouffés. Immédiatement, Elliott pensa qu’il pouvait s’agir de l’inconnue, puis il écarta cette idée. Elle n’était pas du genre à pleurer…

Bien vu, se dit-il quand la blonde adolescente apparut au sommet de l’échelle. Elle poussa un cri en découvrant ses amis, enjamba l’appui de la fenêtre et se précipita vers eux. Fence, l’athlétique guide, surgit derrière elle. Il portait d’un seul bras la mystérieuse cavalière comme si elle n’avait pesé plus qu’un chaton. Inerte, en sang, couverte de marques de coups, elle avait l’air d’avoir été battue à mort.

Mais les gangas ne frappaient pas : ils déchiraient et dévoraient.

—Installe-la là, dit Elliott à Fence. Que s’est-il passé ?

Il fixait la femme, obnubilé par le souvenir du morceau de peau blanche.

—On dirait bien qu’elle est tombée de cheval en se battant contre ces enfoirés. Le cheval s’est enfui, et elle s’est retrouvée entre les griffes de toute une meute de gangas.

Elliott posa l’index sur sa jugulaire et perçut un pouls. Il ne put alors se retenir de sourire.

—Pas très loin d’elle, on a trouvé Blondie, enfin, Benji, poursuivit Fence. Elle avait réussi à s’échapper et cherchait de l’aide parce qu’elle n’était pas arrivée à soulever la cavalière.

Elle nous a conduits à elle. Il y avait une flopée de gangas en miettes. Son œuvre. On n’a pas eu à faire grand-chose, pas même à se servir des bouteilles explosives.

Une excellente chose, dans la mesure où entrer dans une droguerie pour se procurer de l’acide sulfurique, l’ingrédient principal, relevait désormais de la gageure.

—Benji a l’air d’être OK, dit Elliott, les doigts serrés autour du poignet de la femme : il sentait des battements de cœur bien réguliers.

Du bout du pouce, il caressa sa peau. Tiède. Pas de température, donc. Dans un moment, il saurait ce qui n’allait pas chez elle. Il savait encore établir un diagnostic, Dieu merci, malgré les cinquante ans où le temps avait été suspendu.

Il remarqua soudain une petite sacoche de cuir autour de la taille de la femme, qu’il retira délicatement. C’était lourd, plein d’objets métalliques qui cliquetèrent. Puis il détacha la ceinture qui l’avait maintenue, révélant ainsi de jolies courbes sous le chemisier. Elliott s’obligea à penser en médecin. Patiente de sexe féminin, plus près de trente ans que de vingt et dotée d’un corps à damner un saint… Là, il pensait en homme. D’ordinaire, le médecin au travail reléguait l’homme à mille lieues, mais il avait été privé de sexe pendant cinquante ans ! Enfin, pendant six mois, plutôt.

—La nana, Benji, a fait sur elle, remarqua Fence en riant de toutes ses belles dents blanches, mais si tu veux t’en occuper, ne t’en prive pas. Elle adorerait certainement qu’un charmant toubib dans ton genre se penche sur son cas.

—Un peu trop jeune pour moi, répliqua Elliott.

Ce qui n’était pas le cas de la cavalière. Pour ce qu’il en voyait, elle avait même l’âge idéal.

—Oui, pour un type de quatre-vingts ans, ironisa Wyatt.

—Je suis un jeune octogénaire, répliqua Elliott en souriant. J’ai deux ans de moins que toi ! Maintenant, laissez-moi trouver ce qu’elle a.

Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux pour se concentrer : il n’était pas encore habitué. Ensuite, il passa les mains au-dessus du corps de la femme, puis attendit que les images jaillissent dans son esprit, comme des rayons X en couleur.

Non, il ne s était pas encore habitué à cet extraordinaire pouvoir qu’il avait acquis au cours de son hibernation, cryogénisation, voyage dans le temps ou Dieu seul savait ce que c’était, et qui avait duré un demi-siècle. Dommage qu’il n’ait pas eu ce don autrefois. Il aurait pu sauver tellement de vies…

Autrefois…

Les images mentales se fondirent dans le brouillard. Il s’empressa de chasser ces pensées parasites et perçut l’étrange bourdonnement qui grondait soudain en lui. Il fixa son attention sur les images qui réapparaissaient dans son esprit.

Pas de blessure à la tête, pas d’hémorragie interne… Seulement le cubitus fracturé, et la cinquième côte fêlée. Dans l’estomac, de la viande et des herbes. Et elle était au milieu de son cycle menstruel.

Comme s’il avait besoin de cette information-là !

Il se rendit tout à coup compte que les adolescents le fixaient, et il comprit que ces derniers, incapables d’imaginer ce à quoi il se livrait, le croyaient sur le point d’abuser de la femme. Il lança à la cantonade :

—Vous la connaissez ?

Pas de réponse. Mais il les vit échanger des regards furtifs. Ils semblaient plus troublés et nerveux qu’après l’attaque des gangas. De nouveau, il baissa les yeux sur la femme.

—Que diable fichait-elle ici toute seule ? marmonna- t-il.

Le médecin qu’il était nota les hématomes et les égratignures sur son visage. Mais l’homme remarqua l’épaisse chevelure emmêlée par la folle chevauchée, les longues jambes fines qui devaient être bien musclées pour serrer ainsi les flancs du cheval monté à cru.

La bouche brusquement sèche, il la revit sur sa monture.

Du calme, Elliott !

Cinquante ans et sept mois sans poser les mains sur un corps féminin, c’était long… Même s’il avait dormi quasiment tout le temps.

Sois professionnel ! C’est ta patiente, tout de même !

Prenant une profonde inspiration, il regarda le bras gauche de la femme, celui qui était fracturé. Conscient, trop sans doute, de la chaleur de sa peau, il s’efforça de ne pas y penser.

La femme se crispa sous la touche légère de ses doigts lorsqu’il effleura le cubitus cassé. Il faudrait placer une attelle. Elle aurait des difficultés pour monter à cheval dans l’avenir. Quel dommage pour la cavalière émérite qu’elle était !

Il la revit sur le mustang, et s’interdit aussitôt de faire défiler ces images dans son esprit.

Il parvint rapidement à les effacer. Ses hormones en ébullition étaient sous contrôle, désormais.

Les yeux fermés, il examina mentalement la fracture.

L’alignement des os était décalé. Une bouffée d’énergie monta en lui, le prenant par surprise. C’était une nouveauté, cette énergie positive. Lui était-elle venue parce qu’il s’était concentré de toutes ses forces ?

Mais sa capacité de scanner l’intérieur d’un corps humain était nouvelle, elle aussi. Jamais auparavant il n’avait fait l’expérience de ce phénomène.

Sans prêter attention aux murmures des adolescents, il fixa son attention sur le bras endommagé et ressentit une douleur dans le sien. Il réprima un cri et rouvrit les yeux. Oui, il avait mal au bras gauche. Sacrément mal.

Il regarda la femme. Elle n’avait pas bougé. Néanmoins, ses traits semblaient plus détendus. Elliott comprit qu’il était en train d’attirer sa douleur en lui.

Il était doté de pouvoirs bien plus grands encore qu’il ne l’avait cru…

Peut-être la femme se sentirait-elle mieux s’il la déchargeait du poids de la souffrance pendant un moment. Il ramena son attention sur son bras et constata, effaré, qu’il ne distinguait plus le trait de la fracture. L’os s’était ressoudé ! Se pouvait-il qu’il l’ait… réparé ? Voilà qui dépassait l’entendement. Lui, en revanche, souffrait toujours. Son bras l’élançait. Que se serait-il passé si elle avait eu une crise cardiaque ? Un cancer ? Était-il en mesure de s’approprier tous les maux ?

Un miracle…

La découverte de sa capacité de voir l’intérieur d’un corps humain avait été accidentelle. Et maintenant, il venait de comprendre qu’il pouvait également soigner les blessures… Une excitation mêlée d’incrédulité s’empara de lui.

— C’est un Coursier, déclara soudain Linda.

Il se tourna vers la jeune fille. Elle semblait terrifiée.

Un Courrier ? Quelle était la fonction d’un Coursier ?

Certainement pas celle qu’il connaissait. Décidément, il y avait bien des choses qu’il ignorait à propos de son nouveau monde.

Mais six mois après s’être réveillé dans cet enfer post-apocalypse, il avait cessé de chercher à comprendre. Il avait également cessé de s’interroger sur ces pouvoirs extraordinaires dont Quent et lui bénéficiaient désormais. Lui était une IRM

vivante et Quent était capable, en touchant n’importe quel support inerte, un mur par exemple, d’en « lire » la mémoire.

En revanche, Wyatt, Fence et Simon, coincés avec eux dans la caverne au moment de la catastrophe, en étaient sortis tels qu’ils y étaient entrés.

Si seulement ils avaient pu trouver quelqu’un qui ait traversé les événements, ils auraient eu les réponses qu’ils cherchaient.

Peut-être seraient-ils obligés, finalement, de renoncer à chercher plus loin et se contenter de vivre au jour le jour, dans l’ignorance.

Linda secouait la tête en silence, comme si quelqu’un l’avait fait taire d’un seul coup. De grosses larmes roulaient sur ses joues.

Tout à coup, Elliott se mit à détester les autres membres du groupe de jeunes. Ils préservaient un secret, il en était certain…

Le bras toujours douloureux, il s’assit. Ses hanches étaient en bien meilleur état que six mois plus tôt. Une activité physique ininterrompue, des centaines de kilomètres de marche, des bagarres avec les gangas rencontrés au fil du chemin, des conditions de vie extrêmes avaient fait du jogger occasionnel qu’il était autrefois une digne recrue des Forces spéciales.

Lesquelles n’existaient plus, d’ailleurs. Du moins le supposait-il.

—Faut pas faire attention, dit l’un des adolescents. On a juste entendu ce mot : Coursier. Des fois, on dit aussi « Traqueur ».

—Mais elle n’était pas en train de traquer un bandit, remarqua Elliott avec douceur.

Il s’approcha de Linda, posa la main sur celle de la jeune fille et riva ses yeux aux siens. Il y discerna une expression d’effroi.

—Qui est cette femme ? demanda-t-il. Comment se fait-il que tu la connaisses ?

Elle baissa la tête sans répondre, tout en se mordillant la lèvre.

Bon sang, mais quel était donc ce secret qu’ils gardaient tous ?

Frustré, Elliott revint vers sa patiente. Ses yeux étaient légèrement bridés, ses paupières frangées de longs cils recourbés. Pas de pattes-d’oie mais quelques rides d’expression, dues au soleil. Une belle femme, en dépit des bleus et des écorchures. Avec un sacré cran, qui plus est. Que faisait-elle ici, seule ?

Le garçon de haute taille, le chef du groupe, s’enquit :

—Elle va s’en sortir ?

Soit ils ignoraient réellement qui elle était, soit ils se méfiaient, et préservaient donc leur secret. Elliott hocha la tête. Il n’avait pratiquement plus mal au bras. Quel prodige ! Il avait un peu souffert, puis le tour avait été joué : l’os cassé s’était réparé…

—Oui, elle va se rétablir, assura-t-il. Mais nous avons besoin que vous nous guidiez jusqu’à Envy : je vais l’y emmener.

—Je ne sais pas si on peut vous faire confiance, dit le garçon.

—Dites-moi au moins son nom.

À la seconde, la jeune femme ouvrit les yeux, pivota sur le côté et poussa un petit grognement, avant de regarder Elliott, qui constata qu’elle était en état de choc.

—Jade. Mon nom est… Jade.

Ses lèvres craquelées, couvertes de sang séché, s’ourlèrent dans un sourire. À moins que ce ne soit une grimace de douleur ? Elle détacha les yeux d’Elliott pour examiner la pièce, les visages, puis revint à lui.

—Qui êtes-vous ?

Le regard égaré et brumeux s’éclaircit. Elliott sursauta imperceptiblement : il ressentait soudain des ondes de chaleur dans tout le corps, qui se diffusaient en lui, puissantes, envoûtantes.

—Êtes-vous… un ange ? lui demanda la femme. Raphaël, peut-

être ?

Sa voix était sourde, rauque. Celle de quelqu’un qui sortait d’un profond sommeil.

—Navré de vous décevoir, mais je ne suis qu’un médecin.

—Mmm…

Elle s’intéressa brièvement aux adolescents, puis reprit entre deux inspirations saccadées à cause de sa côte fêlée :

—Vous n’êtes pas un ange ? Dommage !

Elliott nota le sourire esquissé sur les lèvres au dessin ensorcelant que ne masquaient pas les croûtes de sang. La pointe de sa langue apparut, qu’elle passa sur une entaille. Ses yeux étaient maintenant largement ouverts et limpides.

—Un médecin ? Mais… il n’y a plus de médecins.

L’embryon de sourire avait disparu. Si vite

qu’Elliott crut l’avoir rêvé. Quant à la voix, elle n’était plus enrouée, mais marquée d’une intonation de mécontentement.

—Qui êtes-vous ? Enlevez votre chemise !

Pourquoi diable… Elle était sérieuse ! Et très lucide, c’était évident. L’ordre avait claqué, sans appel. L’air soupçonneux, la jeune femme attendait qu’il s’exécute. Elle avait le souffle court, le cœur qui battait sans doute follement.

—Aaaah ! cria Linda.

Elliott se retourna. La jeune fille se tenait le bras. Elle avait l’air de souffrir. Son voisin immédiat semblait perplexe, et Elliott en déduisit qu’il ne l’avait pas touchée.

—Que t’arrive-t-il ?

—Je ne sais pas ! C’est mon bras, dit-elle dans un sanglot. Il me faisait un peu mal, et maintenant, c’est affreux !

Les sourcils froncés, Elliott tâta le bras et sentit une fracture sur le cubitus. Grands dieux, non, ce n’était pas possible ! Incrédule, il se concentra et scanna l’os.

Par quelque sortilège démoniaque, il avait transféré la fracture du bras de Jade au sien puis à celui de Linda.

3

—Ça va ? demanda Quent.

Elliott fit signe que oui, l’air distrait. Il essayait toujours de comprendre ce qui s’était passé : il avait tenté en imposant ses mains de réparer la cassure, d’absorber la douleur qui martyrisait Linda, mais ce qui avait marché sur Jade un moment auparavant ne fonctionnait apparemment plus.

Incrédule, il avait posé une attelle de fortune et quitté le groupe d’adolescents. Maintenant, il étendait et détendait ses doigts, les examinait, s’efforçant de distinguer un changement quelconque.

Était-ce lui qui avait abîmé le bras de la jeune fille simplement en le frôlant ? Y avait-il eu quelque magie cosmique qui, dans un premier temps, lui avait fait réaliser un miracle et dans un second temps, un dommage ?

—Elliott ?

Wyatt et Quent l’observaient avec attention, et il leur fit un petit signe de la tête. Il leur dirait, mais plus tard. Il n’était pas disposé à parler tant qu’il n’aurait pas compris ce qu’il lui arrivait.

—Ils viennent d’Envy, dit-il.

—Les gamins ? C’est une chance, ça, remarqua Quent.

—J’espère qu’ils connaissent le chemin pour rentrer chez eux, ajouta Wyatt.

—Ils disent que oui. Et ils vont nous le montrer. Ils m’ont confirmé ce que nous soupçonnions : que les gangas ne s’en prennent qu’aux blonds, hommes comme femmes. Tu as intérêt à te coller un chapeau sur la tête, Quent. Sinon, on sera obligés de se battre pour te défendre.

—S’ils ont déjà vu les gangas, pourquoi n’ont-ils rien appris ? A rester à l’intérieur la nuit, pour commencer ? demanda Wyatt en regardant le groupe de jeunes.

—Laisse tomber, ce sont des gosses, dit Elliott en songeant à ses nièces et à tous les mauvais pas dont il les avait tirées, sans que leur mère, c’est-à-dire sa sœur, en ait vent.

Cela allait des petits ennuis, par exemple aider discrètement Trudi à remplacer son nouvel iPod, son cadeau d’anniversaire gagné de haute lutte et qui avait fini sous un pneu de voiture, à de plus gros – comme arracher Josie, lors d’un match de football, aux griffes de son petit ami complètement ivre. Cela leur avait valu de se faire gronder par leur oncle Elliott, mais elles avaient préféré cela aux foudres de leur mère, qu’elles adoraient, mais qui se montrait parfois impitoyable.

Il ne verrait jamais ses nièces adultes, mariées à des types bien, et heureuses. Elles n’avaient pas eu la chance de grandir.

Au diable ce genre de pensée… Il avait appris à les chasser promptement de son esprit. Comme il était impossible de changer les choses, mieux valait se consacrer aux problèmes immédiats.

—Le van des gamins est tombé en panne, dit-il à Wyatt. Il est là-bas, plus loin dans la rue. Je leur ai dit qu’on allait y jeter un coup d’œil.

—Une voiture ? demanda Quent, incrédule.

Ils n’en avaient pas vu rouler une seule depuis leur sortie de la grotte. Rien d’étonnant, car on ne trouvait plus de carburant.

Les pompes à essence n’étaient plus que des tas de rouille et, de toute façon, les routes étaient tellement défoncées que conduire aurait été infernal. Pire que de piloter un quad en pleine brousse.

—Crois-le ou non, ils ont roulé cinq heures à dix ou vingt à l’heure. Si nous ne réussissons pas à faire redémarrer ce fichu engin, nous sommes bons pour marcher au moins une journée entière. Mais si on démarre, on n’aura pas à rester ici cette nuit.

Les gangas ne nous arrêteront pas.

—Quel est le plan ? demanda Simon.

Simon était un type tranquille et taciturne, qu’ils connaissaient mal. Ils l’avaient trouvé dans la grotte de Sedona, à peu de distance de là où ils se trouvaient quand ils s’étaient réveillés…

Lui aussi avait passé cinquante ans sous terre, seul. Il ne leur avait rien dit d’autre. Elliott et ses amis n’avaient pas insisté pour en apprendre davantage : quelle importance avait son histoire ? Pas plus que la leur, c’est-à-dire aucune.

—Ces gosses ont de la chance qu’on ait fait halte ici, dit Elliott.

D’ordinaire, ils marchaient jusqu’au coucher du soleil, humant perpétuellement l’air, attentifs au moindre son qui aurait trahi la présence de gangas. Mais aujourd’hui, Simon s’était entaillé la jambe avec un morceau de métal et Elliott avait insisté : il fallait nettoyer la plaie et faire un pansement. Simon avait protesté, mais Elliott avait tenu bon. Ils avaient déjà perdu l’un de leurs compagnons à cause d’une infection, et il fallait absolument qu’il se soigne.

Lenny, le guide, s’était blessé avec un morceau d’aluminium trois mois après qu’ils furent sortis de la grotte mais ne l’avait dit que vingt-quatre heures plus tard. Elliott s’était occupé de la coupure qui le lendemain présentait un bon aspect. En chemin, ils avaient fait une halte dans la petite colonie de Vineland et Elliott avait soigné un vieil homme atteint d’une grave infection.

Ils étaient repartis et, quelques jours plus tard, contre toute attente, Lenny succombait à une septicémie. Depuis, tous montraient à Elliott la moindre écorchure et ils veillaient à ne jamais se déplacer sans une ou deux bouteilles d’alcool fort trouvé dans un bar ou une épicerie dévastée. Elliott considérait comme un cadeau du ciel la découverte de flacons de whisky rescapés des séismes et des incendies. Il était également enchanté quand il mettait la main sur des bocaux de cornichons intacts et, par-dessus tout, de sous-vêtements encore dans leur emballage : marcher, courir, escalader, se battre avec les gangas mettait à mal les caleçons. Surtout quand, comme le disait Fence en riant, on était comme lui-même très généreusement doté par la nature.

Elliott sourit : tant qu’à être coincé dans un monde nouveau et hostile, autant que ce soit avec des types qu’il connaissait et auxquels il faisait confiance.

—Allons voir ce van, proposa Wyatt. Sinon, on ne bougera pas d’ici ce soir. J’y vais avec Quent. Pas la peine qu’on sorte tous pour que les gangas sachent qu’on est dans le coin si l’engin ne peut pas démarrer. Ce sont peut-être des abrutis, mais ils hument l’odeur de la chair humaine mieux que des chiens de chasse.

—OK. Emporte quelques bouteilles explosives.

Elliott avait compris que ce que voulait Wyatt, c’était bricoler le van sans les gamins autour de lui : leur inconséquence avait mis à mal son indulgence. Pourtant, avec ses propres enfants, Wyatt était très patient et tolérant. Il avait une femme intelligente et hypersexy, deux gosses, un chien, et une jolie maison écolo. Exactement ce dont Elliott avait toujours rêvé. Mais c’était Wyatt qui, le premier, avait trouvé ce trésor…

Il fit la grimace : plaisanter, même intérieurement, n’était pas aisé, car le chagrin et la lassitude étaient là, et ne le lâchaient pas. Que pouvait-il espérer de ce monde, désormais ?

Certainement rien de ce qu’il avait souhaité. Pas de gratifiante carrière hospitalière, pas de coquette maison où l’aurait attendu avec impatience une ravissante épouse au terme d’une épuisante mais passionnante journée de travail aux urgences.

Les jours où il aurait eu le moral en berne, son épouse l’aurait écouté s’épancher pendant le dîner. La soirée se serait poursuivie avec un verre de bon vin ou deux après avoir couché les enfants, devant un feu de cheminée, et un moment coquin…

Oui, il avait tout planifié. Et ces plans étaient partis en fumée le jour où le monde était mort.

Pour ne rien arranger, il avait maintenant un problème supplémentaire : comment avait-il pu soigner Jade en transférant sa blessure à Linda ? S’il touchait quelqu’un d’autre, lui fracturerait-il le cubitus aussi ? Avait-il déjà fait cela sans s’en apercevoir ? Voyons, qui avait-il touché, en plus de Jade et de Linda ?

Lenny.

Bon sang… Lenny ! L’avait-il… tué ?

Jade bougea de façon à ce que sa main entre en contact avec les bracelets autour de son poignet gauche. Ils étaient toujours là.

Tous les trois, avec leurs douze nœuds qui symbolisaient ses mois de captivité. Trois ans…

Elle les aligna soigneusement. C’était une sorte de thérapie, de méditation, une façon de s’organiser mentalement, de clarifier ses pensées quand elles s’obscurcissaient. Un souvenir du long chemin parcouru depuis le jour où elle avait confectionné ces bracelets.

Lorsqu’elle avait retrouvé toute sa lucidité et s’était rendu compte qu’elle était en compagnie d’hommes inconnus, elle avait cédé à la panique. Une panique effroyable. Puis elle s’était résignée à leur présence. Personne ne saurait jamais combien elle avait eu peur. Elle avait rajusté ses bracelets, apaisé les battements de son cœur puis ouvert les yeux.

Et découvert un homme qui la fixait…

Tendue comme un arc, le visage inexpressif, elle s’était préparée au pire. Mais ce n’était pas Preston, devant elle. Ni Raul Marck.

Ce qui ne l’avait pas empêchée d’avoir envie de prendre ses jambes à son cou. Mais fuir l’aurait trahie. L’homme aurait compris qu’elle était terrifiée. Donc elle avait souri, avait même dit son nom…

Dans la pénombre, elle ne distinguait pas les détails de ses traits. Des cheveux sombres, d’épais sourcils bruns, un beau menton carré dépourvu de fossette – cela lui aurait donné un air efféminé. En pleine lumière, il devait être très beau, conclut-elle avant de serrer les mâchoires : elle venait de ressentir un élancement dans le bras.

Elle réfléchit, tenta de démêler, parmi ses souvenirs, rêve et réalité : l’homme l’avait-il menacée en paroles ou physiquement ? Pourvu qu’elle ne lui ait pas demandé s’il était un ange, et n’ait exigé qu’il retire sa chemise !

Dans un premier temps, elle s’était crue morte et partie au ciel.

Quel fiasco c’eût été, après tout ce qu’elle avait enduré pour survivre ! N’avoir gagné que trois ans de liberté après dix ans d’enfer !

Non, elle n’était pas au paradis, décida-t-elle. On n’avait pas mal, là-haut. Et elle ne souffrait pas assez pour être… en bas.

Cela arriverait probablement un jour ou l’autre, mais pas tout de suite.

Et l’ange, l’homme qui s’était penché sur elle… ? Elle avait l’impression qu’il avait écouté son corps par le biais de ses mains. Devait-elle le craindre ou, au contraire, lui faire confiance ? Ce n était pas un ange mais un humain. Du moins l’avait-il affirmé. Il avait prétendu être médecin. Un mensonge, évidemment. Les seuls toubibs qu’elle connaissait ne lui ressemblaient pas. C’étaient ceux qu’elle voyait dans les vieilles séries en DVD, qui ne s’occupaient que de patients éclatants de santé, ne présentant pas la moindre écorchure. Mais même si l’homme avait puisé son savoir médical dans des bouquins moisis et en lambeaux, il en avait fait son profit : de fait, elle n’avait presque plus mal.

Combien de temps s’était écoulé entre sa perte de connaissance et son réveil, où elle avait découvert l’homme penché sur elle ?

Un coup d’œil par une fenêtre lui apprit qu’il faisait toujours nuit. Elle n’était donc pas restée inconsciente longtemps. Son bras, qui l’avait mise au supplice, n’était quasiment plus douloureux et il lui semblait qu’elle pouvait le bouger. Elle essaya de le soulever pour s’en assurer. Plus d’élancements. Pas plus que dans les autres parties de son corps, d’ailleurs.

Elle regarda les hommes réunis dans un angle de la pièce autour d’une petite lampe. Ils discutaient calmement. Elle en compta trois. N’étaient-ils pas cinq, tout à l’heure ? Où étaient les deux autres ?

Bien que floues dans la pénombre, leurs silhouettes indiquaient qu’ils étaient athlétiques et malgré la distance, elle perçut leurs particularités. Ces hommes étaient différents de ceux qu’elle connaissait. Il y avait en eux quelque chose de très puissant, de dynamique.

Elle eut soudain la gorge nouée : était-elle tombée entre les mains d’Étrangers ? Elle ne distinguait pas de cristal phosphorescent sous leurs chemises. Peut- être ne faisait-il pas assez sombre, ou l’étoffe était- elle trop épaisse ?

Ou peut-être n’étaient-ils pas des Étrangers.

Des Chasseurs de primes ? Non. Elle ne sentait pas en eux l’inflexibilité, la cruauté et la hargne, comme chez Raul Marck.

Évoquer Raul Marck fit surgir dans son esprit le visage de ce dernier. Un visage anguleux, à l’expression cupide et rageuse.

Elle chassa bien vite cette vision. Elle était en sécurité, maintenant. Du moins, l’espérait-elle.

Mais ces hommes, elle ne les avait jamais vus, à Envy. Elle ne les aurait pas oubliés, sinon. Alors qui étaient-ils ? Et, plus important, savaient-ils qui elle était, elle ?

Une chance, cette pénombre. Ses cheveux devaient paraître foncés, et non cuivre, ses yeux d’une couleur banale et non d’un vert éclatant. Mais elle avait dit s’appeler Jade. Pour ce qu’en savaient Preston et Raul Marck, Diane Kapiza était morte depuis plus de trois ans.

Bon, ces hommes ne semblaient pas menaçants, mais elle n’allait pas leur faire confiance pour autant. Moins ils en sauraient à son sujet, mieux ce serait : un seul mot qui reviendrait aux oreilles de Preston lui apprendrait que la femme aux yeux verts dont les cheveux cuivrés avaient repoussé était en vie.

Elle devait s’en aller d’ici, en emmenant Geoff, Linda et les autres. Mais ils la ralentiraient. Pourquoi diable s’étaient-ils autant éloignés d’Envy ? Elle interrogerait ce petit imbécile de Geoff, qui avait dû être l’instigateur de cette maudite escapade.

En tout cas, elle devait regagner Envy pour voir si Théo était revenu.

Ils avaient rendez-vous à l’est d’ici, mais il ne s’était pas montré.

Elle était donc partie à sa recherche et avait découvert le van déglingué. Immédiatement, elle avait compris que Geoff avait fait une sottise.

Le temps qu’elle capture un mustang et devine quelle direction avaient prise les gamins, les gangas l’avaient attaquée. Jamais elle n’aurait songé que des inconnus la sauveraient. Maintenant, ses plans étaient bouleversés, d’autant, elle en était sûre, que c’était vendredi soir. Cela impliquait que demain, samedi, il fallait qu’elle soit à Envy. Si elle manquait à l’appel, elle serait obligée de s’expliquer. Car elle était partie en catimini. Personne là-bas n’était au courant.

Et zut ! Il fallait vraiment qu’elle s’en aille, et vite.

Elle nota que les ados s’étaient regroupés dans un autre coin de la pièce pour dormir. Discrètement, elle tâtonna autour d’elle en quête de son havresac, qui n’était plus accroché à ses épaules.

L’avait-elle perdu en tombant de cheval ? Ou bien Elliott et ses amis l’avaient-ils trouvé, et fouillé ? Si c’était le cas, avaient-ils compris ce qu’il contenait ? La plupart des gens n’auraient pas été capables d’identifier les objets. Mais eux…

Du calme. Une chose à la fois. Trouver le havresac, ensuite un moyen de s’échapper, puis emmener les gamins et les mettre en sécurité.

Quitter ce bâtiment pouvait se révéler périlleux, mais elle n’entendait plus les gangas. Il lui suffisait de guider les ados jusqu’à un endroit sûr pour y passer le reste de la nuit. Cette pièce était en étage et il n’y avait pas d’escalier. Les gangas étaient donc dans l’impossibilité de venir jusque-là. Dès le lever du soleil, elle reprendrait la route pour Envy avec ses protégés.

Elle tendit l’oreille pour entendre ce que disaient les trois hommes. Elle capta quelques mots. Apparemment, ils estimaient que se reposer ne serait pas superflu. Trois d’entre eux du moins. Elliott se chargerait de monter la garde devant la fenêtre située à l’est.

Le moment semblait bien choisi pour s’échapper.

Elle s’empressa de fermer les yeux quand elle vit Elliott venir vers elle. Elle s’obligea à respirer calmement et se détendit.

— Jade ? Êtes-vous éveillée ?

Oh, cette voix de basse mélodieuse, enveloppante comme un velours précieux, chaude et empreinte de gentillesse… Ne pas regarder cet homme exigeait toute sa volonté. Elle n’ouvrirait pas les yeux. Sauf pour se lever d’un bond et s’enfuir le plus loin possible.

Elle feignit donc de dormir, mais souleva ses paupières de quelques millimètres, de manière à voir l’homme sans qu’il le remarque. Il était agenouillé à côté d’elle. Le clair de lune éclairait son visage. Elle scruta sa poitrine : pas la moindre luminescence sous sa chemise.

Peut-être n’était-il pas un Étranger. Et s’il avait été un Chasseur de primes, il aurait déjà parlé de récompense.

Soudain, il la toucha, mais elle réussit à ne pas bouger.

Quelques instants plus tard, il se releva. Elle distingua son impressionnante carrure et ses mouvements fluides lorsqu’il alla vérifier que les adolescents allaient bien. Elle perçut quelques murmures, puis ce fut le silence. Elle ouvrit carrément les yeux quand Elliott éteignit la petite lampe puis s’installa par terre, devant la fenêtre, s’adossant au mur et croisant les bras sur la poitrine pour regarder la nuit, que l’approche de l’aube bleuissait. Ses traits portaient la marque d’une infinie lassitude.

En sécurité dans son coin encore sombre, Jade conclut que si elle voulait s’enfuir, c’était maintenant ou jamais, sinon elle ne bénéficierait plus de la protection de l’obscurité. Elle était capable de se déplacer furtivement et sans bruit, mais les gamins, c’était une autre histoire…

Elle sortirait d’abord seule du bâtiment, irait chercher une bonne cachette puis créerait une diversion qui attirerait les hommes à l’extérieur. Ensuite, elle rentrerait, toujours à la dérobée, et récupérerait les gosses. Oui, cela pouvait marcher !

Elle était sur le point de se redresser quand elle entendit des voix et un grincement régulier. Elliott se mit debout. Quelques instants plus tard, une tête apparut dans l’ouverture. Les deux autres hommes étaient de retour.

La chance venait de tourner.

8 juin ( ?)

Deux jours plus tard

Je ne sais même pas avec certitude quelle date écrire pour commencer ce journal. Je tiens à le rédiger pour laisser une trace derrière moi si je meurs.

Incroyable… La fumée, la poussière, les incendies, les ondes de choc. Les effroyables orages et la foudre, les tornades, la grêle, le vent pendant des heures et des heures. Des jours, peut-être.

Est-ce le Big One dont on avait dit qu’il nous menaçait ? Mais alors, pourquoi le temps est-il lui aussi détraqué ?

Il a fait trop sombre pour que je sache combien de jours se sont vraiment écoulés, mais je crois que c’est deux. Deux jours depuis que l’enfer s’est déchaîné. Donc, nous devons être le 8

juin.

Je me demande ce qu’il faut faire : rester à l’intérieur avec le risque que le bâtiment s’effondre sur moi, ou sortir et me faire balayer par la tempête ? Dans le doute, je reste dedans. Je me dis que si cet immeuble a tenu le coup face au tremblement de terre, il ne va pas tomber maintenant. Enfin, je l’espère…

Les seuls sons qu’on perçoit sont le souffle du vent et le grondement du feu. De temps en temps, aussi, le craquement d’un bâtiment qui s’effondre.

Je n’arrive pas à trouver Théo, mais je sens qu’il est en vie. Ce qui relèverait du miracle.

Je ne peux pas trouver âme qui vive. Les téléphones mobiles ne fonctionnent pas. J’ai essayé de me servir du PC portable, mais il n’y a pas d’Internet. Les batteries sont presque mortes.

Pas de bruit des équipes de secours, pas d’avions, ni d’hélicoptères. Rien.

Où sont les gens ?

Extrait du journal de Lou Waxnicki.

4

Elliott interrompit sa contemplation de la lune et cessa de songer que s’il se baladait en étant porteur de maladies graves ou de blessures, alors il était une véritable bombe à retardement ambulante… Il entendit crisser l’échelle de corde contre la façade du bâtiment : Quent et Wyatt étaient de retour.

Dès qu’ils avaient compris que les gangas étaient trop maladroits, ou trop stupides, pour se servir d’une échelle, Elliott et Fence avaient tressé une corde bien solide et l’avaient arrimée au mur avec des crochets. Lorsqu’ils campaient pour la nuit, ils détruisaient les escaliers, s’installaient dans les étages supérieurs et déroulaient l’échelle.

—Tu es de nouveau de garde ? demanda Quent. Tu ne dors toujours pas ?

Elliott secoua la tête. Aucun d’eux ne dormait bien. Soit à cause des désordres dus au traumatisme d’un coma de cinquante ans, soit à cause des images du passé qui les hantaient.

—Tu me connais, Quent : toujours prêt !

—Ouais. Quand t’es-tu reposé pour la dernière fois ?

—Il y a cinquante ans. As-tu trouvé le van ?

—Il est encore plus mort qu’un téléphone mobile. Pas la moindre chance de le faire redémarrer. Les gamins l’avaient bricolé, et je me demande comment cet engin a pu rouler cinq heures, dit Wyatt.

Quent s’accroupit à côté d’Elliott.

— - Pendant qu’on essayait de réparer la panne, une bande de gangas est arrivée. Juste avant qu’on jette une bouteille explosive, un mystérieux Robin des Bois a balancé des flèches et liquidé les monstres. J’ai extrait ça du crâne de l’un d’eux. C’est une pointe de flèche ou d’arbalète. Regarde. Sacrément bien fichue, tu ne trouves pas ?

La flèche était munie de piques autour de sa tête. En cas de résistance, par exemple un crâne de ganga, un système de déploiement des pointes s’activait – cinq pointes acérées et mortelles auxquelles rien, semblait-il, ne pouvait résister.

—Un peu plus innovant que nos archaïques bombes explosives, commenta Elliott sans toucher le bras ni la main de son ami de peur de les fracturer.

Indéniablement, l’arme était astucieuse. Son concept, intelligent.

—Ça ne se limite pas à pénétrer : une fois dedans, ça fait le boulot d’un mixer !

Le seul moyen de liquider définitivement un ganga.

—Trois impacts, trois victimes, expliqua Quent. Je n’ai eu à lancer qu’une de nos bombinettes. Ce Robin des Bois ne serait pas de trop dans notre petit groupe de joyeux compagnons.

—Tu n’as vu personne ?

—Non.

—Tu n’as rien perçu de ce mystérieux personnage en touchant la flèche ? demanda Elliott, sachant que son ami s’entraînait à développer ses pouvoirs cognitifs par contact.

—Un peu, mais pas grand-chose, répondit-il en fourrant les mains dans ses poches. Si tu veux dormir, Elliott, je vais prendre le relais.

—Non, ça va, assura Elliott alors qu’il était si tendu que la nuque et les épaules lui faisaient mal. Toi, tu dors.

Un moment plus tard, il regarda de nouveau par la fenêtre.

Appuyé au mur, il bougea la tête pour décontracter les muscles de son cou. Les seuls sons qui lui parvenaient étaient le friselis des feuillages agités par la brise et le menu trottinement de quelques créatures nocturnes. Le clair de lune baignait d’une lumière opaline le paysage chaotique.

Marrant, ça… C’était le même clair de lune qu’il regardait à Chicago, cinquante ans plus tôt. Celui sous lequel il se promenait main dans la main avec Mona tout en écoutant les échos lointains de la fête du blues. Il pensait alors que Mona était la femme de sa vie. C’était cette même lune qui brillait lors de la fin d’un match de basket-ball acharné, quand il avait quitté le terrain mouillé de sueur. Elle brillait aussi dans le ciel déjà pâli par l’aube quand il était rentré chez lui après une nuit de garde au cours de laquelle il avait sauvé la vie d’une femme qui se vidait de son sang.

Difficile de croire que cette lune n’avait pas changé alors que tout autour était bouleversé.

Un son différent capta son attention. Figé, il écouta mais ne se retourna pas : le son provenait du coin où dormait Jade. Ou plutôt, où elle feignait de dormir.

Son ouïe autrefois fine était désormais très performante, aussi sut-il qu’elle s’était subrepticement levée. Si elle avait eu mal ou besoin de lui, elle l’aurait appelé.

Un infime tintement métallique lui apprit qu’elle avait récupéré son havresac. Se préparait-elle à partir ou cherchait-elle simplement quelque chose ? Il attendit qu’elle se soit éloignée de sa couche pour tourner la tête.

—Jade ? Ça va ?

—Je ne voulais pas vous déranger, dit-elle d’une voix basse et enrouée. C’est juste que… il me fallait…

—Je ne dormais pas. Navré, mais nous ne disposons pas de salle de bains à l’étage, ironisa-t-il.

Il affectait de n’avoir pas compris ce qu’elle s’était apprêtée à faire. Le T-shirt blanc qu’elle portait semblait agir comme un aimant sur le clair de lune, qui soulignait ses courbes et la finesse de sa taille. Une vision dont Elliott se serait bien passé…

Les traits de la jeune femme étaient décontractés, et elle ne paraissait pas souffrir. L’avait-il donc vraiment guérie ?

—J’ai bien peur que vous ne soyez obligée de sortir, continua-t-il. Je vous accompagne.

Elle posa à ses pieds son havresac.

—Vous n’avez pas besoin de venir. Je n’aurai pas de problème. Il n’y a pas de gangas. On les entend, quand ils sont là.

—Ou on les sent.

Elle opina en riant sans bruit. Elliott pointa le doigt sur l’ouverture et l’échelle de corde.

—Que ça vous plaise ou non, je viens avec vous.

—Si vous voulez…

Puis elle commença à descendre les échelons, et Elliott la suivit.

Une fois dans la rue fantomatique, il resta à distance pendant qu’elle s’éclipsait dans l’ombre. Il scanna les environs, en quête d’yeux de gangas ou de loups, et se résigna à attendre alors que tout en lui le poussait à rejoindre la jeune femme.

Il lui semblait que cet endroit était autrefois le centre-ville, ou la rue principale d’une petite bourgade typiquement américaine.

Le genre de ville à moitié morte à l’époque, avec ses boutiques menacées par les centres commerciaux bâtis dans les faubourgs.

Petites boutiques ou mails démesurés étaient devenus des jungles où régnaient les herbes folles et les plantes grimpantes.

Quel était jadis le nom de cette ville ? Et qui donc y vivait ?

Il se rendit tout à coup compte que Jade était absente depuis un bon moment. Plissant les yeux, il scruta les ombres. Il perçut un bruit de pas. La jeune femme s’était-elle fondue à dessein dans l’obscurité, pour ne jamais revenir ? Exactement comme ce Robin des Bois dont avait parlé Quent ?

Elle était partie ? Et alors ? S’il faisait abstraction des gangas, des loups et autres menaces, et du fait qu’elle était une femme seule dans la nuit, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ?

Manifestement, elle avait l’habitude d’être seule. Son style à cheval le prouvait. Peut- être, maintenant que son bras allait bien, voulait-elle retourner auprès de ses compagnons…

Il ne put s’empêcher de l’appeler.

—Jade ? Vous allez bien ?

Il entendait son cœur battre à tout rompre. Il s’inquiétait pour elle et devait s’avouer qu’il n’avait aucune envie qu’elle s’en aille.

Qu’elle disparaisse comme dans un tour de magie.

Des feuillages bruissèrent, puis la jeune femme réapparut. Il ressentit un immense soulagement et un infini plaisir quand elle émergea de derrière un arbre.

—Je ne comptais pas m’absenter si longtemps.

—Je commençais à me dire que vous aviez saisi l’opportunité de partir.

Il essayait de river ses yeux aux siens, ce qui était malaisé dans la semi-obscurité. Il se sentait étrangement déstabilisé, hésitant.

—Partir ? Auriez-vous tenté de m’arrêter, si je l’avais fait ?

Ses hématomes et ses écorchures, dans l’ombre, ressemblaient à des traces noires, mais son regard était brillant, vif et aigu, et sa nervosité presque palpable.

—Peut-être. Mais simplement parce que je m’inquiète pour votre sécurité, pas parce que vous n’êtes pas libre de… de vos mouvements.

—Vraiment ? Alors si je vous disais que je veux m’en aller tout de suite, vous ne lèveriez pas le petit doigt ?

Les mains sur les hanches, elle le défiait, mais sa voix était douce. Elle était prête pour l’affrontement, mais pas là, et pas maintenant. Elle lui lançait un avertissement.

—Je penserais que c’est de la folie, mais je n’ai aucune raison de vous garder ici. J’ai assisté à vos exploits, cette nuit. Quand vous avez surgi pour sauver les gamins. C’était beau et courageux…

Très imprudent, aussi.

Elle sembla se détendre un peu. Ses mains quittèrent ses hanches, ses épaules se firent moins raides.

—Imprudent ? répéta-t-elle en riant.

Un son qui fit à Elliott l’effet de la plus enchanteresse des musiques.

—Oui. Bon, alors, vous partez ?

Elle haussa les épaules.

—Possible. Si j’en ai envie.

Elle ne fit pas mine de s’en aller.

—Vous semblez en bonne forme, continua Elliott. Avez-vous encore un peu mal quelque part ?

Tant qu’il lui parlerait, elle ne se fondrait pas dans l’ombre de nouveau.

—Pour quelqu’un qui a fait un vol plané et atterri sur les fesses, je me sens étonnamment bien. Finalement, vous êtes peut-être un vrai toubib.

—Je vous ai dit que j’en étais un.

Il regrettait que la pénombre l’empêche de voir l’expression de la jeune femme.

—Si ma mémoire est bonne, la dernière fois que nous avons discuté de mes qualifications de médecin, vous m’avez demandé d’ôter ma chemise. J’avoue n’avoir pas su si je devais être flatté… ou inquiet.

Elle leva les yeux sur lui et il frissonna lorsque la lune éclaira ses traits, les magnifiant. Qu’elle était belle… Une chevelure luxuriante, des pommettes hautes, un front altier et un nez fin…

—J’avais espéré vous avoir demandé ça en rêve, dit-elle.

—Alors faisons comme si c’était le cas, et n’en parlons plus.

—Ce serait bien, oui.

—Voilà qui est réglé.

—Donc… vous vous appelez Elliott ?

—Elliott Drake. Mais mes amis ont fait un raccourci : Dr E.

Drake, ce qui a donné Dred.

—Oh… Et qui êtes-vous ?

De nouveau cette question maudite. Pourtant, il se sentait moins embarrassé que précédemment, alors que l’explication n’était pas plus aisée, cette fois-ci. Il éluda.

—Vous aviez le cubitus fracturé. Comment va votre bras, maintenant ?

Elle posa la main sur son bras gauche, enserrant les bracelets de cordelette tressée autour de son poignet.

—Il n’est plus cassé. Il me semble tout à fait normal.

—Je vous avais bien dit que j’étais médecin.

Et aussi, un guérisseur qui extirpait les maux et la souffrance pour les transmettre à quelqu’un d’autre.

Elle s’approcha, tendit la main, prête à la poser sur celle d’Elliott, qui cria :

—Non !

Elle recula vivement et darda sur lui des yeux écarquillés.

—Pardon…

—Ne vous excusez pas. C’est ma faute. Je ne voulais pas vous effrayer. Mais vous m’avez surpris et…

Bon sang, comment se sortir de ce pétrin ? Il ne pouvait pas révéler la vérité.

—Je… j’ai peur d’avoir un truc contagieux, poursuivit-il, et je crains que vous ne l’attrapiez.

Il s’était efforcé d’être convaincant, mais se rendait compte qu’elle ne croyait pas un mot de sa fable. Qu’arriverait-il si elle le touchait ? Son bras se casserait-il ? Il fallait qu’il sache, mais comment ? Il brûlait d’envie de la toucher, de l’enlacer, de la serrer contre lui, de la prendre… Elliott, l’homme qui était privé de sexe depuis six décennies, avait pris le pas sur Elliott le médecin, lequel était bien décidé à fouler aux pieds toutes les règles déontologiques de sa profession. Une situation sans issue.

Il entendit soudain un son, hélas bien trop familier. Un grondement…

—Ils sont là, souffla-t-il en se plaçant devant Jade, mais sans la toucher. Vous entrez ?

—Oui, et vous aussi, dit-elle d’un ton ferme comme si elle était en mesure de le protéger.

Tout en la regardant passer devant lui pour s’accrocher à l’échelle, il songea qu’il se consumait de désir pour elle. Elle avait posé le pied sur le premier échelon, se trouvant ainsi juste au-dessus de sa tête. La position avait fait glisser son jean bas sur ses hanches, dénudant sa taille. Que la vue de cette portion de peau le mette dans un tel état était incompréhensible.

D’accord, il aurait pu être excité, mais de là à ce que ce spectacle déclenche une érection pareille, non ! Si, à l’époque lointaine où il travaillait à l’hôpital et avait constamment sous les yeux des corps nus, il avait réagi de la sorte, il aurait été obligé d’enfiler une blouse taille XXXL ! De surcroît, qu’il s’enflamme ainsi alors que des gangas accouraient était vraiment absurde.

Il atteignit la fenêtre. Jade était déjà à l’intérieur. Il remonta l’échelle et l’enroula sur le sol. Les sons poussés par les gangas se précisaient. Les fichus monstres n’étaient plus très loin. Jade se posta à la fenêtre pour surveiller leur avancée. Il alla voir comment allaient les adolescents.

Tous les six paraissaient dormir profondément.

Tous les six ?

Il recompta. Oui, six. Zut, il en manquait un. Geoff…

Peut-être était-il en train de se soulager par l’une des fenêtres, à l’arrière de la pièce ? Il scruta la pénombre. Pas de Geoff.

— Jade ! murmura-t-il.

Elle se retourna, la silhouette en ombre chinoise sur le clair de lune. Elliott déglutit avec peine, la bouche soudain sèche. Son visage semblait de délicate porcelaine, ses cheveux étaient parés de reflets pourpres.

Soudain, un long cri aigu perça la nuit.

Les gangas avaient trouvé leur proie.

De son poste d’observation situé en hauteur, Zoë Kapoor entendit le hurlement de terreur qui couvrait les grondements des gangas. Stupide gamin ! Elle allait être obligée de sacrifier une autre de ses précieuses flèches.

Elle accommoda sa vision, plaça la flèche sur son arc et se rapprocha du bord de son perchoir. Cinq gangas commençaient à converger vers l’adolescent. Elle calcula quel serait le meilleur angle pour en liquider au moins un. Elle bandait l’arc quand un groupe d’hommes sortit du bâtiment. Elle se dissimula dans l’embrasure de la fenêtre couverte de lichens et abaissa son arme, soulagée d’économiser une flèche.

Bon sang, l’un des cinq hommes portait un bandana ! C’était le type qu’elle avait suivi, celui qui se trouvait à côté du van déglingué au moment où elle fouillait le véhicule un peu plus tôt. Son compagnon à l’air mauvais était là aussi. Dès qu’ils avaient surgi, elle s’était cachée dans l’ombre. L’homme au bandana avait arraché les flèches qu’elle avait fichées dans le crâne de deux gangas et maintenant, il s’en servait comme d’armes de poing pour frapper les créatures, et les détourner du gamin.

L’arc bien en main, elle resta immobile, rassurée par le poids de son carquois chargé de flèches sur son épaule. Elle observa les environs. Cinq hommes solides et agiles contre cinq gangas lourdauds et maladroits. La lutte était inégale…

De son poste d’observation situé de l’autre côté de la rue, elle avait vu le gosse sortir du bâtiment, mais aussi remarqué le couple sur un autre flanc de l’immeuble. Elle s’était demandé s’il lui serait possible d’approcher en catimini et de récupérer ses flèches lorsque les deux s’étaient éloignés du véhicule qu’ils essayaient de remettre en marche. La raison qui avait poussé celui qui portait un bandana à s’emparer de ses flèches lui échappait. Qu’il les lui ait volées la mettait en rage. Elles étaient tellement difficiles à fabriquer ! Elle les voulait, elles étaient à elle.

D’ailleurs, pourquoi cet homme en avait-il besoin ? Ses copains et lui possédaient de beaux et bien bruyants explosifs.

Un mouvement attira son regard vers une autre rue. Un autre groupe de gangas approchait, leurs yeux orange brillant dans le noir. Ils étaient au moins une douzaine, voire une vingtaine, et ils avançaient en hâte pour rejoindre leurs copains.

Zut ! Pourvu que les hommes aient vraiment assez d’explosifs.

Zoë entendit un cri d’alerte, poussé par une femme qu’elle ne localisa pas. Comme elle armait son arc, les hommes se dispersèrent prestement sous ses yeux admiratifs : ils étaient astucieux, cela ne faisait aucun doute.

Elle tira, et la flèche fendit l’air en sifflant. Encore une de perdue… Maintenant, son carquois lui semblait d’une légèreté inquiétante. Pourtant, elle prit une nouvelle flèche. Pendant ce temps, l’homme à la stature de colosse projeta sur l’une des créatures un… un quoi ? Elle dut étrécir les yeux pour identifier l’objet : un de ces appareils dans lesquels les humains mettaient autrefois de la monnaie pour se garer. Bon sang, l’homme s’en servait comme d’une masse, il le balançait autour de lui et faisait éclater les crânes, les chairs…

Les quatre autres, ou plutôt les trois autres, y compris celui qui portait le bandana, n’étaient pas maladroits non plus : tout ce qui leur tombait sous la main se muait en arme et ils abattaient allègrement des créatures du double de leur taille. Ces hommes étaient très rapides, forts et intelligents. Ils plongeaient, esquivaient, feintaient si vite que les gangas n’avaient aucune chance.

L’homme au bandana réalisait de redoutables prodiges avec les flèches de Zoë dans les mains. Visant les têtes, il entaillait, transperçait les crânes des monstres. Mais trois d’entre eux tentaient maintenant de le prendre à revers, l’obligeant à reculer… Il ne paraissait pas se rendre compte de la manœuvre et ses amis, en pleine bataille, non plus. Un ganga le frappa par-derrière et arracha son bandana, révélant une chevelure blonde qui scintilla soudain dans le clair de lune.

Les trois gangas s’agglutinèrent autour de lui. Chancelant, il fut violemment propulsé contre un mur. Le pensant acculé, les créatures commencèrent à s’exciter. Zoë n’hésita pas : elle décocha une flèche qui se ficha dans la nuque de l’une d’elles.

Hélas, il était trop tard. L’homme était entouré, et affaibli par le choc. Néanmoins, il n’avait pas lâché les flèches et s’en servait avec fureur. Le groupe se trouvait à l’angle d’un immeuble en ruines, hors de la vue des amis de l’homme. S’il se déplaçait encore, il sortirait également du champ de vision de Zoë.

Elle descendait rarement au niveau du sol quand des gangas étaient là, mais cette fois, elle n’hésita pas. Il fallait absolument sauver cet homme ! Elle arriva au rez-de-chaussée par le côté opposé du bâtiment puis se fia à son odorat et son ouïe, hypersensibles à la présence de gangas, pour se guider dans le noir.

Ce qui avait été un étroit passage des dizaines d’années auparavant était devenu un caniveau encombré de débris, ténébreux à cause des toits des immeubles bordant la ruelle, et qui se rejoignaient presque. Le son de la bagarre parvint jusqu’aux oreilles de Zoë, qui avança dans sa direction en longeant au plus près le mur du bâtiment.

De l’herbe et des roseaux poussaient à foison là où de l’eau s’accumulait, une faune mystérieuse grouillait certainement dans les trous mais elle portait de robustes bottes, et elle était très déterminée. Un rat heurta son mollet puis plongea. Elle fit la grimace, écœurée. Tous ces êtres qui peuplaient désormais le monde la dégoûtaient. Jamais elle ne s’habituerait à eux.

Elle arriva au bout du passage, qui débouchait sur un vaste espace éclairé par la lune. Elle aperçut l’homme au bandana. Un ganga le traînait derrière lui. Elle se plaqua contre le mur gluant de mousse. Où était le deuxième ganga ?

Elle écouta, concentrée, et attendit, mais brièvement : impossible de s’attarder. Le Chasseur de primes qui accompagnait souvent les monstres était peut-être là. Si c’était le cas, elle ne pourrait pas aider l’homme au bandana, ni récupérer ses flèches.

Mais elle ne sentait aucune autre présence, et ne voyait pas d’autres yeux orange. La seule odeur qui montait à ses narines était celle de l’herbe mouillée et de l’eau putride. Elle repartit à pas pressés… et trébucha sur une masse à demi immergée. Elle chancela, se rétablit et regarda : un ganga, le crâne transpercé d’une de ses flèches. Indéniablement, l’homme en faisait bon usage, songea-t-elle en souriant. Elle arracha la flèche, la rinça dans l’eau et la rangea dans son carquois.

Deux à terre, un debout…

A cause du temps passé à observer le champ de bataille, elle avait perdu de vue le troisième ganga. Mais en arrivant à un croisement, elle entendit la démarche lourde et traînante de la créature. Elle n’était pas loin…

Elle n’aimait pas monter dans des immeubles inconnus à cause des escaliers branlants, des planchers pourris, des toits prêts à s’effondrer et des repaires d’animaux. Pourtant, elle se glissa dans la porte la plus proche et traversa en courant le rez-de-

chaussée, sans cesser de prier pour que le sol ne se dérobe pas sous ses pieds. Elle louvoya entre les amas de planches, les meubles brisés, et s’approcha suffisamment du ganga pour qu’il devienne une cible idéale.

Il marchait à l’extérieur, dans sa direction. Il portait l’homme, qui ne bougeait plus.

Voilà qui ne présageait rien de bon : les gangas, d’ordinaire, n’attaquaient jamais les humains blonds.

Sans perdre une seconde, elle mit sa flèche en place, banda l’arc, et tira. Droit dans le mille !

Le ganga se pétrifia, puis vacilla, un horrible rictus de douleur se peignit sur sa face grotesque, et il tomba, entraînant avec lui sa proie humaine. La tête de l’homme heurta si bruyamment le sol que Zoë fit la grimace.

Elle patienta, le temps de quelques soupirs. Tout était tranquille, et elle sortit du bâtiment, tous les sens en alerte. À

découvert, elle était totalement vulnérable. Néanmoins, elle avança jusqu’aux deux corps inertes.

5

Par la fenêtre, Jade regardait la bagarre qui faisait rage dans la rue. Dred – ou plutôt, Elliott – et ses compagnons s’étaient tous rués dehors pour attaquer le petit groupe de gangas. Elle aurait voulu les suivre ; mais Elliott lui avait enjoint de veiller sur les adolescents.

— Oui, je reste avec eux, lui avait-elle répondu d’un ton péremptoire, afin qu’il comprenne que c’était sa décision et non un ordre auquel elle obéissait.

Pas question que les gamins prennent peur et s’enfuient n’importe où. De surcroît, si l’affrontement tournait mal pour Elliott et ses amis, s’ils étaient défaits, une hypothèse aberrante à en juger par ce qu’elle voyait, elle prendrait le relais auprès des enfants.

Mais que diable était-il passé par la tête de Geoff ? D’abord, il avait quitté la ville, et maintenant, ça ? Si elle parvenait à le ramener à Envy, il aurait droit à la correction de sa vie : ce petit crétin avait bouleversé tous ses plans.

Comment ni Elliott ni elle avaient-ils pu ne pas le voir ni l’entendre ? Il avait dû quitter le bâtiment par une autre issue que la fenêtre. Avait-il filé à l’anglaise, ou bien s’était-il simplement éclipsé pour satisfaire en toute discrétion un besoin naturel, avec l’intention de revenir ?

À coup sûr, ce serait ce qu’il raconterait. Et elle n’en croirait pas un mot. Geoff manquait de bon sens, mais il n’était pas stupide.

Il était même très intelligent, même s’il se croyait immortel.

Les. autres adolescents s’étaient réveillés et réunis autour d’elle pour observer la bataille. Le dernier ganga affrontait le grand ami d’Elliott, celui qui était si bronzé, quand le regard de Jade accrocha des silhouettes en mouvement dans les hautes herbes, à proximité.

Mon Dieu… D’autres gangas ! Une quinzaine, peut- être davantage !

Allons, s’exhorta-t-elle, pas de panique. Les hommes se battaient avec intelligence et se montraient redoutables. Ils avaient tous les atouts dans leur jeu – force, agilité, technique –et jamais elle n’avait assisté à pareille performance : un seul homme qui bravait deux ou trois gangas en même temps, les anéantissait et passait au groupe suivant.

La faiblesse des gangas résidait dans leur poids et leur maladresse. Ils ne parvenaient pas à attaquer à plusieurs, à coordonner leurs mouvements. Les hommes venaient donc aisément à bout d’eux. Ils les abattaient un par un.

Jade était frappée par la grâce et la puissance des cinq hommes.

Non, quatre. Celui qui portait un bandana, Quent, était invisible. De toute façon, c’était Elliott qui la captivait, à tel point qu’elle retenait son souffle. Même de là où elle se trouvait, en surplomb, en dépit de la chiche lumière de la lune, et bien qu’il fût cerné par d’imposantes créatures qui le masquaient partiellement, elle l’identifiait aisément. Et était incapable de détourner son regard de lui.

Elle se rendit compte qu’elle avait agrippé le cadre de la fenêtre.

Lentement, elle desserra ses doigts. Elliott allait l’emporter, elle en était sûre. Elle renonça à son idée de lui crier des conseils ou des avertissements. Il tenait un long pieu, plus épais que son poignet, dont il se servait comme d’une batte de base-bail. Puis il en fit une épée, ensuite un bélier pour forcer le front de ses adversaires.

Le spectacle que représentait cet athlétique corps d’homme, le travail des muscles en action, mettait Jade en ébullition. Mais la force d’Elliott, ses dons au combat ne signifiaient pas qu’il fût un type bien. Pas du tout.

Et puis… Oh, mon Dieu, un ganga venait de déchirer sa chemise.

Quand elle fut réduite en lambeaux, Jade eut sous les yeux les pectoraux et les épaules luisants de transpiration, comme enduits d’une pellicule nacrée. Elle sut alors avec certitude qu’il n’avait pas de cristal incrusté dans la poitrine.

Elle soupira de soulagement. Il n’était pas un Étranger !

Maintenant, elle tenait à regagner Envy le plus tôt possible. Pas seulement pour y faire son tour de chant et confirmer à Théo qu’il avait raison, mais pour lui parler, ainsi qu’à Lou, d’Elliott et de ses amis. S’il était des gens susceptibles de les aider dans leur lutte contre les Étrangers, c’étaient bien le fascinant Elliott et ses non moins fascinants compagnons.

Quent sentit quelque chose lui toucher le visage. Une main, comprit-il. Chaude, pleine de vie. Qui portait une odeur de terre et d’autre chose aussi, qu’il ne reconnut pas. Il fit pivoter sa tête et la main retomba. Il ouvrit alors les yeux et vit une silhouette penchée sur lui. Les contours d’un visage se découpaient sur le clair de lune. Seul élément net de ce visage : des yeux immenses, des pommettes hautes et altières. Il distingua aussi une chevelure en désordre.

—Ça va aller, dit une voix basse et enrouée. Maintenant, voulez-vous bien me rendre mes flèches ?

Quent tenta d’accommoder sa vision, de préciser l’image de la personne accroupie à côté de lui, mais sa tête lui faisait un mal de chien et tout lui semblait nimbé de brume.

—Merci.

Il comprenait que c’était cette personne, homme ou femme, qui l’avait aidé à se débarrasser des gangas. Après un court temps de réflexion, il pencha pour une femme. À cause du petit, et délicieux, picotement qu’il ressentait au creux de l’estomac.

Deux gangas s’étaient acharnés sur lui. Il avait fracassé le crâne du premier, mais le second lui avait écrasé la figure de son énorme main glacée et… et c’était tout ce dont il se souvenait.

—Mes flèches, répéta la voix.

Puis, comme si la femme s’était rendu compte qu’elle manquait de prévenance, elle ajouta :

—Pouvez-vous vous asseoir ?

Il obéit. Même si un marteau lui pilonnait l’intérieur de la tête.

Il saisit le bras de la femme. Il était fin, musclé, délicat. La peau en était veloutée, et très mate, ainsi qu’il le constata grâce à la chemise sans manches que portait la femme. Car oui, c’en était bien une. Un garçon d’une corpulence aussi délicate aurait été bien vulnérable.

Si besoin était d’une preuve supplémentaire, il l’avait sous les yeux : les courbes du buste gracieux, le joli décolleté entre les seins généreux.

Une femme, donc, et la propriétaire de la flèche dont il s’était servi. La femme qui avait fait naître en lui, quand il l’avait touchée, des images et des souvenirs d’impatience, de colère et de détermination. De solitude, aussi…

—Vous êtes seule ? demanda-t-il, en espérant qu’elle ne le prendrait pas pour un violeur.

En même temps, songea-t-il, cette femme-là était du genre à assurer sa propre sécurité. Elle s’était assise à croupetons, et il s’aperçut qu’elle avait fermé les doigts sur la flèche.

—J’aime être seule. Ma flèche, s’il vous plaît.

—Prenez-la. Vous m’avez sauvé la vie. Merci.

—C’est mon métier, de sauver les gens…

Elle se redressa et commença à reculer dans l’ombre.

—Attendez !

Il se leva à son tour, instable sur ses jambes. Les élancements dans son crâne se firent térébrants, l’odeur des gangas tout proches lui donnait la nausée.

—Ça va s’arranger, lui assura-t-elle. La sensation d’étourdissement et de faiblesse. Mettez donc ceci.

Elle lui lança son bandana.

—Où habitez-vous ? A Envy ? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas. Il scruta la semi-obscurité, en direction de l’endroit d’où était parti le bandana, qu’il ajusta autour de sa tête.

—Accompagnez-nous, continua-t-il, nous pourrions avoir besoin de vous.

—Non.

En entendant un clapotis, il comprit qu’elle était partie. Il envisagea un instant de la suivre, amorça même un pas, puis renonça en se rappelant un détail d’importance.

—J’ai toujours l’une de vos flèches. Vous pourrez la récupérer quand vous le voudrez…

Il attendit. Il ne percevait toujours que le bruit des pas de la jeune femme dans l’eau et le piétinement pressé de petits animaux.

—Nous ramenons ces gamins chez eux, à Envy…

—Bon sang, mais qu’est-ce que tu fais ? gronda soudain une voix, derrière lui. Tu donnes notre itinéraire aux gangas ?

Quent se retourna. Simon était là. Son air amusé démentait la brutalité de son intonation.

—Ils sont incapables de le suivre, ces abrutis, répliqua Elliott.

D’où sors-tu, Simon ?

Son ami haussa les épaules. Il tenait un énorme bâton à la main.

Sa seule arme.

—Je me suis rendu compte que tu avais disparu. J’en ai eu un, tu sais, mais après qu’il m’ait touché.

Simon montra son bras entaillé d’une longue estafilade, tout comme sa jambe, blessée un peu plus tôt dans la journée.

—Les ongles de ces bestioles sont sacrément tranchants. Tu vas bien, toi ?

—L’archer qui a liquidé une paire de gangas pendant que Wyatt et moi on s’occupait du van m’a sauvé, expliqua Quent alors que Simon lui montrait d’un geste dans quel sens ils devaient repartir.

Ce qui était une excellente chose dans la mesure où, inconscient à l’aller, il aurait été bien en peine de retrouver le chemin du retour…

« Récupérer flèches…»

Tiens, il venait de s’exprimer en mode télégraphique ! Voilà qui ne lui ressemblait pas.

Simon, qui portait ses cheveux noirs jusqu’aux épaules, marchait à son côté. À longues foulées. Quent, lui, boitait un peu. Il connaissait mal son compagnon mais il songea que quand votre vie changeait aussi radicalement, vous aviez intérêt à faire au plus vite la connaissance de ceux qui vous entourent, parce que le temps pressait et qu’il fallait faire face à mille problèmes… Tout ce qu’il avait appris sur Simon, c’était qu’il était intelligent, secret et calme, parfois cinglant, courageux, et qu’il se battait comme un lion. On pouvait lui faire confiance, aussi.

—Tu les lui as rendues, ses flèches ?

—Oui.

Sauf celle qu’il tenait toujours. Celle-là, il la garderait jusqu’à ce qu’elle revienne la chercher.

Les gangas étaient partis. Geoff avait regagné le bâtiment, où il se trouvait à l’abri. Elliott et ses amis lui avaient épargné les reproches. Même Wyatt avait résisté à l’envie de le corriger sérieusement. Le garçon prétendait n’être sorti que pour uriner et s’être trompé d’immeuble au retour.

À peine arrivé en haut de l’échelle, Elliott s’était trouvé face à Jade. Poisseux de transpiration, exultant à cause de la poussée d’adrénaline qu’avait provoquée la bataille et furieux que sa chemise soit abîmée, il trouva la jeune femme en pleine discussion avec Linda et une autre fille. Elle lui jeta un coup d’œil mais ne s’interrompit pas. Ce qui lui convenait très bien. Il fallait qu’il s’occupe de la blessure de Simon, et réfléchisse à la suite des événements…

Au moins, il avait la réponse à une question. Après l’affrontement avec les gangas, il n’avait pas eu le temps de se dérober à la vigoureuse poignée de main que lui avait donnée Wyatt pour célébrer la victoire. Et rien ne s’était passé.

Enfin, pour le moment !

Cela pouvait signifier qu’une fois qu’il avait transmis la blessure ou l’affection qu’il voulait soigner à quelqu’un d’autre, le phénomène ne se reproduisait plus. À moins que le processus ne s’affaiblisse au bout d’un moment. Ou qu’il doive se concentrer lorsqu’il absorbait le mal, condition sine qua non de la transmission.

Autant d’interrogations qui allaient lui tourner longtemps dans la tête, et auxquelles il fallait intégrer une hypothèse : que Jade ait en elle une sorte de catalyseur favorisant le transfert d’un corps à l’autre. La fracture était passée en un éclair de Jade à Elliott, puis d’Elliott à Linda…

Il regarda la jeune femme à la dérobée, à l’instant où elle le regardait aussi. Elle détourna aussitôt les yeux, mais trop tard pour ne pas l’avoir vu sourire.

Oui, indéniablement, la mystérieuse Jade avait quelque chose de très spécial.

—Regarde ce que j’ai trouvé…

L’intonation vibrante de satisfaction de Simon arracha Elliott au plus beau rêve qu’il eût fait depuis une éternité. Un rêve qui mettait en scène la cavalière censée être sa patiente, et où il jouait au docteur…

Il chassa les dernières exquises images, mais son érection, qui le faisait se sentir à l’étroit dans son jean, perdura. Au moins, il était rassuré : cette partie de son corps était en bon état de fonctionnement. Il frotta ses yeux trop secs puis les ouvrit.

Manifestement, il avait dormi longtemps : le soleil était haut dans le ciel.

Il regarda ce que lui montrait Simon.

—Du papier collant ! Bon sang, six rouleaux ! Intacts, s’exclama Elliott, radieux. On pourrait construire une baraque avec ce truc. Et faire tenir le moteur du van en un seul morceau.

Simon lâcha l’un de ses rares rires.

—Tu l’as dit, mec !

Elliott avait attendu que ses sens en ébullition se calment avant de poser les yeux sur Jade. Il se tourna vers sa paillasse : personne.

—Où est Jade ? demanda-t-il d’un ton neutre en scannant la pièce illuminée de soleil.

La vive lumière révélait la poussière levée par l’agitation humaine et les taches de moisi sur ce qui avait été autrefois des cloisons sèches, aujourd’hui ravagées par les plantes grimpantes, les terriers de rongeurs et les insectes. Les adolescents avaient commencé à se réveiller. C’était certain, Jade n’était pas là.

Elliott se leva et s’approcha de la paillasse. Le havresac de la jeune femme avait disparu. Il résista avec peine à l’envie de décocher un coup de pied dans les couvertures qui portaient certainement son odeur, et revint vers les autres.

Piètre consolation, elle avait été assez maligne pour attendre l’aube avant de s’en aller. Il en était sûr, lui-même ne s’étant endormi qu’au moment où le ciel bleuissait, alors que Jade était encore allongée.

Dieu seul savait où elle était partie. Il ne la reverrait sans doute jamais. Sauf si…

Il se tourna vers Geoff, qui semblait désolé. Manifestement, le gamin connaissait Jade. Une raison de plus de lever le camp pour gagner au plus vite Envy.

Il regroupa les adolescents. À la lumière crue du grand jour, ils semblaient fatigués et anxieux. Très jeunes, aussi. Aucun d’entre eux n’avait plus de dix- sept ans. Tous avaient certainement des parents qui se rongeaient d’inquiétude.

Ils prirent la route en direction du nord-nord- ouest. Ils empruntèrent une chaussée couverte de végétation, qui s’étirait jusqu’à une chaîne de montagnes au dessin flou.

Autrefois bitumée, la route, sans doute un axe important dont les panneaux de signalisation avaient succombé sous les attaques de la rouille, avait rendu ses droits à la nature. Arbres et buissons jaillissaient des fentes dans le goudron. Bosquets et chiendent couvraient les talus. Ce n’était pas encore une forêt, mais d’ici peu de temps, les arbustes auraient atteint leur taille maximale. Elliott s’émerveilla de la vitesse à laquelle le monde tel que l’avaient façonné les humains revenait à son état originel. Un demi-siècle seulement suffisait… Dame Nature était sacrément rapide.

10 juin ( ?)

Quatre jours plus tard

Suis sorti pour la première fois depuis le début des tremblements de terre. Vision d’apocalypse. Destruction incroyable. Cadavres, voitures réduites à l’état d’épaves, bâtiments effondrés. Gravats partout, poussière dans l’air, dans mes poumons. Ai vomi trois fois.

Pas cru ce que je voyais. Et ça m’a rendu malade : la moitié du Strip est sous l’eau.

Ai trouvé d’autres bouteilles d’eau. En plastique. De la nourriture aussi, dans un frigo. Ai aussi trouvé un autre survivant. Une femme. Diane. Bras cassé, mais sinon, elle va bien. On a fouillé ensemble et découvert un endroit où s’installer. Ai calculé que quatre jours ont passé. Donc on est le 10 juin 2010.

Les immeubles ont pratiquement fini de s’effondrer. On entend qu’un ou deux fracas par jour. Les tempêtes continuent. Je ne vois pas grand-chose à travers la pluie, mais elle va nettoyer la poussière en suspension. Ne suis pas resté longtemps dehors. Juste le temps d’appeler. Personne n’a répondu.

Où sont les secours ?

Ai mis la main sur un téléphone mobile intact. Ai essayé d’avoir le 911. Pas de réseau. Rien.

Je sens toujours la présence de Théo. Comment arriver à le trouver ?

Extrait du Journal de Lou Waxnicki.

6

Jade était penchée sur l’encolure du mustang, dont les longs crins lui balayaient la joue au rythme de son galop. Une main accrochée à la crinière, un bras autour de l’encolure, le havresac arrimé sur l’épaule, elle traversait de grasses prairies et ce qui autrefois avait été de petites villes. Même si la nuit dernière elle n’avait quasiment pas dormi, elle ressentait une merveilleuse sensation : elle était libre…

Elle adorait le souffle du vent sur son visage, le soleil sur sa peau, le parfum de l’air, encore humide de rosée, la chaleur et le mouvement du cheval sous elle. Des plaisirs qu’elle ne considérerait plus jamais comme acquis.

Avec un petit pincement de regret, elle avait abandonné Elliott et les autres à l’aube. Au moment où les gangas recherchaient l’obscurité protectrice des bâtiments ou celle des profondeurs de l’océan.

Si aucun impondérable ne survenait, elle atteindrait Envy juste à temps pour procéder à une toilette sommaire avant la représentation. Pourvu que Théo soit rentré, lui aussi. Les gangas étaient nombreux, la nuit dernière.

Elle ressentit une pointe d’inquiétude et la chassa aussitôt : elle ne pouvait rien faire si ce n’était attendre de voir s’il était sain et sauf.

Elle se demanda si Elliott lui en voulait d’être partie. Non que cela ait de l’importance, car le fait qu’il l’ait soignée n’impliquait pas qu’il ait de l’autorité sur elle. Et puis, l’ayant vu torse nu, elle avait pu constater qu’il n’était pas un Étranger.

C’était pour cette seule raison qu’elle l’avait observé si attentivement quand il grimpait le long de l’échelle de corde.

Simplement pour s’assurer qu’il ne portait pas de cristal. Mais il l’avait surprise et avait dû penser qu’elle lorgnait ses pectoraux.

Ce n’était certes pas son but initial, mais elle devait bien admettre qu’elle avait apprécié le spectacle.

Elle secoua la tête pour chasser de son esprit la troublante image de ce torse nu, ce qui lui valut d’avoir le visage fouetté par ses longs cheveux. Ils avaient mis trois longues années à repousser. Même si parfois ils étaient gênants, elle se refusait à les couper. Leur masse, en dépit des nœuds inextricables, lui rappelait à chaque instant qu’elle était libre et maîtresse de sa vie. Comme de son corps.

Certaines nuits, les cauchemars ressuscitaient les journées passées dans la pièce blanche et ensoleillée, le fond sonore de l’eau qui courait en permanence, le grand lit immaculé…

Maintenant encore, lorsqu’elle approchait d’une rivière ou d’une cascade, le son de l’eau la glaçait et lui donnait la chair de poule.

Sottise ! Et faiblesse…

La plupart du temps, cependant, elle ne faisait pas de cauchemars, n’était pas hantée par les souvenirs. Son passé aurait pu l’amener à se recroqueviller sur elle-même, la pousser à se couper du monde, mais elle s’était refusé à courber l’échiné.

Elle jouissait trop de la vie, cette vie qu’elle avait eu tant de mal à préserver, pour s’en retirer.

Lorsqu’elle aperçut les murailles d’Envy, le crépuscule tombait.

Au lieu de se diriger vers la porte principale, sur le flanc sud, elle mit pied à terre à environ trois kilomètres, près des ruines d’une petite maison. Un chêne sortait de son toit effondré, aucune fenêtre n’avait de vitres. Une allée de béton conduisait à une entrée assez large pour l’un des gros véhicules que les Étrangers adoraient conduire. Elle caressa son cheval, lui donna une pomme, puis une claque sur la croupe : il était libre de regagner son troupeau.

Les mustangs étaient très nombreux dans les prairies. Dociles, faciles à capturer quand on savait comment procéder. Elle n’avait donc aucune raison de garder celui-là. Ni aucun d’entre eux. Lorsqu’elle en voulait un, elle se rendait là où ils paissaient et sifflait. La plupart du temps, il y en avait un qui, tenté par la pomme, répondait à son appel.

Elle se dirigea à pied vers Envy. Elle avança sous le couvert des arbres, des ruines ou de tout élément susceptible de la cacher, au cas où quelqu’un aurait observé les alentours du haut des murs de la ville. Les trois portes principales étaient larges. Elles attiraient irrésistiblement tout voyageur. Personne, à part Jade, Lou et Théo, ne connaissait l’entrée secrète dissimulée dans le mur ouest, sous un vieux panneau publicitaire.

Les frères Waxnicki avaient aménagé cette entrée secrète des années auparavant, lors de la construction des murs destinés à se protéger des gangas. Si seulement ces remparts avaient également bloqué les Étrangers… Quoiqu’ils étaient peu nombreux à Envy. Du moins, pour ce que Jade en savait.

Elle se glissa dans les épais fourrés qui poussaient le long des murailles, faites de bric et de broc : autobus, camions semi-remorques, et une foule d’autres épaves et ruines. De grands panneaux d’affichage avaient également été employés, ainsi que des structures de brique et de métal prélevés sur les bâtiments détruits. Ces murs, qui étaient en fait de gigantesques amoncellements de saletés, étaient hauts de six bons mètres. Ils étaient fort utiles pour maintenir les gangas à distance, mais aussi les Étrangers.

Mal à l’aise à l’idée d’être bloqués dans l’enceinte de la ville, Lou et Théo avaient ménagé leur propre issue à partir d’un conduit souterrain. Ils avaient placé la canalisation de métal, assez large pour laisser passer un homme, sous des panneaux d’affichage et des pans de mur. Ensuite, ils en avaient fermé les deux extrémités avec des débris, de façon à ce que le tuyau se confonde avec les amas de ruines consécutifs au grand nettoyage qui avait eu lieu après le Changement. Seules quelques personnes, dont Jade, savaient quels obstacles déplacer pour libérer le passage.

A la sortie du tuyau, elle émergea dans un vieux fourgon. Dans le noir, elle trouva son chemin à l’aveuglette, accédant par une trappe au niveau du sol, un mètre plus bas. Elle s’accroupit, passa sous le fourgon et déboucha dans ce qui avait été une rue.

Le crépuscule et les hauts murs lui offraient une pénombre bienvenue. Personne n’allait la voir. La haute végétation de la rue la masquerait également.

Elle s’engagea dans la voie ténébreuse située entre les bâtiments et la muraille. Tout était tranquille. Elle n’entendait que le léger piétinement de petits animaux et des voix lointaines. Elle avançait quand elle entendit un autre son, qui n’avait rien de familier.

Frissonnante, elle recula jusqu’à la muraille et écouta des voix, basses et prudentes… C’était anormal qu’il y ait quelqu’un dans ce secteur de la cité, où peu de gens s’aventuraient à cause des montagnes de ruines instables, qui ne recelaient plus rien d’intéressant : elles avaient été fouillées depuis bien longtemps.

Des hommes parlaient. Leur débit était rapide mais sans trace d’inquiétude. Tout en parlant, ils donnaient des coups de pied aux débris, délogeaient des parpaings. Ils ne se cachaient pas.

Ou alors, ils n’imaginaient pas que quelqu’un puisse les entendre.

Jade hésitait. Fallait-il rester cachée ou interpeller les hommes ?

Ils étaient peut-être là pour un motif tout à fait anodin, après tout ? Non, décida-t-elle après quelques instants de réflexion. Il y avait un problème. Jamais elle n’avait rencontré âme qui vive dans ce secteur. Et ces hommes n’étaient pas munis de torches.

Elle recula encore, cherchant une brèche dans le mur où se cacher. Les voix se rapprochaient.

Le cœur battant à tout rompre, elle continua à reculer, tout en veillant à ne pas trébucher sur le moindre objet, à ne pas faire rouler de caillou. Enfin, le mur disparut sous ses mains, qu’elle avait gardées plaquées derrière son dos. Prestement, elle se glissa dans une cavité inconnue. Il y faisait pratiquement noir.

Sous ses doigts, elle sentait l’enduit des briques se désagréger.

Des feuilles lui balayaient le visage, des rameaux se prenaient dans ses cheveux. Quelque chose grimpa sur son pied, glissa dessus en poursuivant son chemin. Elle posa la main sur sa bouche pour retenir un cri d’effroi. Mon Dieu ! Des rats, des opossums, des souris… Elle ne supportait aucune de ces créatures. Et encore moins les serpents…

Le glissement sur le sol s’arrêta. Le serpent s’était tapi quelque part. Loin d’elle, espéra Jade, en nage. Ce danger-là s’était éloigné mais les hommes, en revanche, se rapprochaient. Elle jeta un coup d’œil à la dérobée et vit qu’ils étaient deux, simples silhouettes dans la pénombre du crépuscule. Sous la chemise de l’un d’eux, elle perçut une lueur phosphorescente, impossible à remarquer si on ne la cherchait pas ou si l’étoffe était trop épaisse.

Un Étranger ! Ici, à Envy ?

La gorge de Jade se noua, et elle sentit un frisson glacé courir le long de son dos. C’est alors que les deux hommes s’avancèrent dans sa direction.

Elle en reconnut un, celui qui ne portait pas de cristal d’immortalité. Rob Nurmikko. Il travaillait le plastique. Il faisait fondre divers objets datant d’avant le Changement, bouteilles de lait, jouets, pièces de voiture, tout ce qu’il trouvait, pour créer des meubles, entre autres. Jade avait l’une de ses chaises dans sa chambre. Il travaillait donc avec un Étranger ?

Elle retint son souffle.

—Ce n’est pas ma faute s’ils ne se sont pas montrés la nuit dernière, disait Rob. Je ne peux pas les obliger à…

—Je serai ravi de rapporter vos excuses à Preston, coupa l’Étranger d’un ton glacial. Mais vous savez très bien ce que ça donnera.

—Non, attendez, attendez ! Je les aurai. Combien de temps ai-je devant moi ? demanda Rob d’une voix nouée.

—L’expédition doit se faire vendredi. Tout doit être prêt d’ici là.

Sinon j’aurai votre tête. Si vous foutez en l’air cette expédition, je vous collerai les Marck aux basques.

—J’aurai la cargaison, assura Rob sans conviction.

—Soit vous réussissez, soit vous disparaissez. Parce que si vous ne livrez pas des marchandises de première qualité, vous finirez en petit déjeuner pour les gangas…

L’Étranger éclata de rire alors qu’il passait devant la cachette de Jade. Elle ferma les yeux et se mit à prier pour qu’on ne la remarque pas…

—J’ai besoin de davantage de came, dit Rob alors que les deux hommes s’éloignaient, se fondant peu à peu dans l’obscurité.

Puis elle n’entendit plus rien, mais l’épouvantable conversation continua à résonner dans ses tympans.

Preston… Ce nom suffisait à la faire flageoler, à lui nouer l’estomac. Apprendre que quelqu’un à Envy était en rapport avec lui relevait du pur cauchemar. Elle avait espéré, voulu croire qu’au cours des trois dernières années quelque chose de mauvais était arrivé à Preston. Sottises ! Que pouvait-il arriver à un immortel ? Rien. Du moins pas tant qu’il portait son cristal.

Mais ce qui l’inquiétait bien davantage que cet étrange trafic, c’était que quelqu’un découvre qu’elle était en réalité Diana Kapiza, et que Rob demande de la drogue…

De la drogue de cristal. Également connue sous le nom de poussière de cristal, ou poudre de fée.

Un hallucinogène qui lui était devenu épouvantablement familier au cours de sa captivité. Seigneur, dans quel pétrin Rob s’était-il fourré ?

Le voyage qui dura toute la journée conduisit Elliott et ses amis vers le nord, et les montagnes. Le temps qu’ils atteignent le col, le soleil se couchait. Il ferait bientôt nuit, et les créatures nocturnes surgiraient. D’après les jeunes, ils en avaient encore pour une bonne heure de marche.

Fence et Wyatt portaient chacun une bouteille explosive prête à être allumée. Quent avait ses flèches et Simon et Elliott portaient quelques précieuses armes à feu chargées de non moins précieuses balles.

Des balles pour les loups, des bombes pour les gangas.

Pendant la journée, Elliott vit plusieurs véhicules rouillés le long de la route mangée d’herbes folles. Il avait cessé de se demander où étaient passés les autres. Exactement comme les cadavres, le parc automobile avait disparu. Lors de leurs recherches dans les bâtiments, ils n’avaient même pas trouvé de squelettes. Les loups ou les chiens errants les avaient peut-être emportés… ou peut-être pas.

Peut-être quelque chose d’autre leur était-il arrivé ?

—C’est un lac, là-bas ? s’enquit Fence en pointant le doigt vers l’ouest.

Ils se tenaient sur une crête, juste au-delà du col. Elliott regarda dans la direction indiquée et ne vit que les montagnes. Mais il n’était pas Fence.

—Je ne vois pas de lac, dit l’un des adolescents, mais Envy, ce halo de lumière qu’on aperçoit là-bas, se trouve au bord de l’océan.

Elliott distingua effectivement des taches lumineuses.

Manifestement, la cité était vaste. Et encore loin. S’ils voulaient l’atteindre avant la nuit, il fallait qu’ils se dépêchent.

—L’océan…, murmura Fence.

Elliott, qui se trouvait à côté de lui, avait l’impression d’entendre tourner les rouages de son cerveau.

—Ça ne colle pas, continua Fence. Pas du tout. Petit, dis-moi, comment sais-tu que c’est l’océan ?

—Eau salée, répondit Geoff d’un ton supérieur qui rappela à Elliott celui qu’il avait adopté dans sa jeunesse.

Apparemment, même l’apocalypse n’avait pas suffi à changer le comportement des adolescents.

—Le Grand Lac salé, peut-être ? suggéra Fence comme pour lui-même.

Il s’immobilisa et ferma les yeux.

—Oui, ça pourrait être ça… Ce serait plus logique mais… Non, on est trop à l’ouest.

—C’est un océan, insista Geoff. Pas un lac. Il y a des coquillages.

—On est trop à l’ouest, répéta Fence.

Ils s’apprêtaient à reprendre leur marche quand un étrange son monta jusqu’à eux. Un barrissement. Elliott se retourna.

—Nom d’un chien, on dirait un éléphant ! s’écria Quent.

—Il y en a tout un troupeau, dit l’un des gamins, Marcus, d’un ton plat, comme s’il énonçait un fait normal.

—Pas possible ! souffla Simon.

—Bon sang, mais on est où, Fence ? demanda Elliott.

Ils marchèrent jusqu’au début de la descente. Une fille s’arrêta et montra le sud-ouest.

—Vous voyez ?

Sur le rond orange du soleil couchant se découpaient les silhouettes de quatre éléphants, qui semblaient tout droit sortis d’un dessin animé. Ils barrirent de nouveau et, en guise d’avertissement, se mirent à piétiner le sol avant de charger en soulevant des nuages de terre. Manifestement, ils fuyaient un ennemi. Par chance, ils ne se dirigeaient pas vers le groupe.

Néanmoins, Elliott se figea.

—Un tigre ?

—Ou un lion, dit Wyatt. Seigneur, je n’aimerais vraiment pas tomber nez à nez avec un de ces animaux affamés. Des éléphants, des tigres, des gangas… Mais où sommes-nous ?

Personne ne mentionna le Kansas ni le royaume d’Oz… Cette plaisanterie datait désormais de six mois.

Les lumières étaient plus proches, maintenant, et ils reprirent leur marche, malgré la présence d’animaux sauvages en liberté.

Et… et cela, qu’est-ce que c’était ? La… statue de la Liberté ?

Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce squelette de métal, complètement rouillé et de guingois, ressemblait vraiment à la statue de la Liberté !

Les lumières entourant le pied du monument scintillaient telles des gemmes rouges, bleus, jaunes, verts et blancs. Cette cité était décidément la mieux éclairée qu’Elliott et ses amis aient vue au cours de leurs mois d’errance.

—Dingue ! s’exclama Fence, la statue de la Liberté ? Dites-moi que je ne rêve pas !

Elliott distingua la forme d’un énorme lion doré. Ainsi que toute Une série de tourelles, appartenant à un énorme château médiéval.

Simon s’immobilisa et éclata d’un rire un peu hystérique.

—C’est Las Vegas, bande d’abrutis ! La ville du péché !

7

New Vegas, NV, ou Envy, peu importait comme on l’appelait désormais, n’avait plus rien de la ville du péché.

Elliott dut résister à l’envie de se frotter les yeux. D’après Geoff, la même dévastation avait affecté la Californie et Las Vegas. Ce qui expliquait le fait que l’océan vienne maintenant mourir là où se trouvaient autrefois le Caesar’s Palace et le Harrah.

C’était stupéfiant !

Simon désigna des endroits qu’il connaissait manifestement très bien.

—La réplique de la statue de la Liberté se trouvait à l’hôtel New York-New York. Le lion et le château fort faisaient partie de l’Excalibur.

Sa voix était sourde, triste. Il était aussi stupéfait qu’Elliott.

Lady Liberty ressemblait à la tour de Pise. Elle s’inclinait dangereusement mais brandissait toujours sa torche. Et le lion de la MGM, ainsi que le château de l’Excalibur, évoquaient le Royaume des Jouets. Ils s’élevaient au-dessus des buildings ravagés, des toits écroulés, des montagnes de débris… tristes vestiges des luxueux hôtels et casinos d’autrefois.

—Eh bien, dit Fence avec un rire forcé, vous savez ce qu’on dit : ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas…

Personne ne releva la plaisanterie.

Voir la ville ainsi anéantissait l’espoir qu’ils n’aient vécu jusqu’ici qu’un mauvais rêve ou que le cataclysme n’ait touché qu’une petite partie du pays. Devant le spectacle de la cité détruite, anéantie, avec ses enseignes lumineuses fracassées par terre ou sur les toits des buildings, la vision du Strip figé, désert, les cinq amis demeuraient muets de stupeur. Ils avaient cru que la situation ne pouvait être aussi terrible qu’il y paraissait. Ils venaient de comprendre qu’ils se trompaient…

Quand le soleil disparut à l’horizon, ils atteignirent ce qui ressemblait aux anciens faubourgs de la cité. Un rempart composé de ruines et d’épaves avait été édifié tout autour.

Immédiatement, des images de films de science-fiction surgirent à l’esprit d’Elliott : camions sans roues, pans de brique, carcasses de voitures, structures d’acier tordues, panneaux publicitaires, amas d’ordures…

Comme on pouvait s’y attendre, des gardes étaient postés au pied de la muraille. Pas de grilles, mais il était évident qu’il fallait montrer patte blanche pour entrer. Ce fut Geoff qui s’adressa au vigile.

—C’est nous. Laissez-nous passer.

—Geoff Pringlett ? Linda Royce ?

L’homme les avait manifestement reconnus, et semblait soulagé.

—Vous êtes revenus ! continua-t-il. Grady ! Ils sont là !

Ensuite, tout se déroula en accéléré. Une foule déferla, les entoura, les accueillit avec force cris de joie. Parmi ces gens se trouvaient quelques parents des adolescents, rameutés par le dénommé Grady. Ils rentraient juste d’une expédition lancée pour rechercher leurs enfants. Ils avaient regagné la sécurité de la ville à la tombée de la nuit. Elliott se doutait que ces gens feraient sévèrement la leçon à leurs rejetons sitôt rentrés chez eux mais dans l’immédiat, ils n’exprimaient que joie et soulagement.

—Ils nous ont sauvés, expliqua Linda, la gamine qui rappelait à Elliott sa nièce Josie.

Dans les bras de sa mère, elle le regardait, son bras cassé plaqué contre sa poitrine.

—Oui, ils nous ont sauvés des gangas et nous ont ramenés.

—Dieu soit loué ! dit l’une des mères, les larmes aux yeux.

Le père alla serrer chaudement la main d’Elliott.

—Nous vous devons beaucoup, déclara un autre parent tout en entraînant Elliott et ses compagnons vers le centre de la ville, dans la sécurité des lumières.

Personne ne leur posa de questions, ni même ne leur demanda leur nom. Qu’il y eût des gardes à la porte mit Elliott mal à l’aise. S’ils n’avaient pas sauvé les enfants, ce qui leur valait d’être traités en héros, est-ce qu’on leur aurait autorisé l’accès ?

Sans doute. Ces murs et les gardes étaient là pour empêcher les gangas et les animaux sauvages d’entrer, pas les humains.

Il repoussa ces pensées désagréables, tout en se disant qu’il serait attentif à tout et à tous. Il ne comprenait pas vraiment comment fonctionnait désormais le monde, quels en étaient ses habitants et ce que le Changement impliquait pour la société. Et il s’efforçait d’assimiler tous les détails de ce qui l’entourait pendant que les parents ravis les escortaient le long d’un Strip très différent de celui qu’il avait visité autrefois avec une bande de copains de ski. Il contournait les trous et les failles du trottoir et de la voie, tout en notant qu’à la différence des cités qu’il avait vues auparavant, celle-ci n’était pas envahie par la végétation.

La présence des hommes avait tenu Dame Nature en respect.

Il y avait des gens, bien davantage que n’importe où ailleurs.

Jamais il n’en avait autant vu depuis sa sortie de la grotte.

Combien de personnes vivaient à Envy ? Deux mille, peut-être ?

Dans les colonies qu’ils avaient traversées, la population se résumait à une cinquantaine d’habitants et dans certaines, ne dépassait pas la douzaine. Envy était la nouvelle capitale de la civilisation !

Geoff abandonna ses parents pour s’approcher de lui.

—Eh, mec, s’il te plaît, ne parle pas de Jade, OK ? souffla-t-il.

Elliott se rendit compte que le gamin était vraiment soucieux. Il répondit donc sans hésitation :

—Je n’en parlerai pas, promis.

Il aurait bien aimé savoir pourquoi il devait se taire, mais ce n’était ni le moment ni le lieu pour interroger Geoff.

Au moins, songea-t-il, une chose était sûre : Jade était connue à Envy, ce qui signifiait qu’il avait des chances de la revoir.

Instinctivement, il balaya les alentours du regard, dans l’espoir d’apercevoir la jeune femme.

Le groupe se dirigea vers la statue de la Liberté, puis obliqua sur la réplique du pont de Brooklyn. La copie de la ligne de gratte-ciel de New York n’était plus qu’un long zigzag noirci aux pointes tronquées, mais elle se dressait encore devant eux.

Manifestement, les habitants avaient réparé et entretenu quelques parties du complexe hôtelier.

Elliott regarda Wyatt, qui se montrait visiblement aussi vigilant que lui. Il se sentait de plus en plus dans la peau d’un chevalier errant précédé de ses maîtres d’armes et cherchant l’entrée d’un royaume médiéval. À l’approche du complexe, il porta la main sur le couteau dans un fourreau de cuir glissé dans sa ceinture.

Pourtant, une fois à l’intérieur, ce ne fut pas une arène qu’ils découvrirent, mais tout bêtement une salle de restaurant.

L’arôme de la nourriture, de la vraie nourriture cuisinée, les prit par surprise et les fit saliver.

— Du steak ? murmura Quent. Je crois que je suis arrivé au paradis…

On les installa à une table centrale et aussitôt on leur offrit de la nourriture et des boissons à profusion. Leurs hôtes, agglutinés autour d’eux, manifestaient leur reconnaissance pour avoir sauvé les adolescents.

Elliott regarda Fence, qui lui décocha un clin d’œil en souriant.

L’atmosphère était chaleureuse et familiale, comme autrefois dans les petites villes, avant le Changement. En ce temps-là, on se réunissait autour d’un bon repas et l’on se sentait bien. Peut-

être cet instinct grégaire, qui poussait les gens à se rassembler, à manger ensemble, à bavarder, à créer des liens était-il la force qui les sauverait dans leur nouvel univers ?

Elliott n’avait pas enregistré les noms de toutes ces personnes mais il saurait bientôt qui était qui et pourrait alors engager une vraie conversation et obtenir enfin quelques-unes des réponses dont il avait tant besoin. Pour l’instant, inutile d’essayer : le brouhaha ambiant lui faisait tourner la tête. Ses amis et lui-même se sentaient en sécurité comme jamais ils ne l’avaient été depuis leur départ de Sedona. Peut-être même dormiraient-ils dans un vrai lit, ce soir ?

Quent ne s’était pas trompé, c’était une odeur de steak qu’il avait humée. Du vrai bœuf, pas le gibier qu’ils mangeaient de temps à autre. Et ce steak était accompagné de pommes de terre, de tomates, d’oranges, de pommes et même de bière. Pas de la bière en canette qui aurait survécu au cataclysme, mais de la bière maison. Et très bonne, qui plus est. Lourde, sombre, au subtil goût de noisette.

Elliott observa autour de lui les habitants d’Envy. Il remarqua qu’ils n’étaient pas en sur-poids, que la plupart avaient moins de quarante ans et des dents en piteux état ou mal alignées. Il y avait tant de femmes enceintes que le restaurant ressemblait à la salle d’attente d’un obstétricien.

Il constata, déçu, que Jade manquait à l’appel.

Pas une seule personne de plus de cinquante ans n’était présente. Pas un seul contemporain du Changement. Personne, donc, susceptible de l’aider à comprendre ce qui s’était passé entre l’instant où ils étaient entrés dans la grotte et celui où ils en étaient sortis.

Lorsque Elliott interrogea un dénommé Sam Pinglett, celui-ci expliqua :

—Il y a bien un vieux qui s’appelle Lou Waxnicki, mais il est un peu… gaga. Je pense que je le serais aussi si j’avais vécu ce qu’il a vécu.

Sam s’interrompit, le temps d’un petit rire gêné, puis reprit :

—Il était là quand ça s’est passé, sauf que je ne sais pas si ce dont il se souvient est vrai ou s’il l’imagine. La seule autre personne contemporaine du grand chambardement à laquelle j’aie parlé est morte il y a trois ans.

—Où puis-je trouver ce Waxnicki ?

Sam haussa les épaules.

—Aucune idée. Il vit seul. Mais il sort pour manger au moins une fois par jour, je crois. Je travaille, alors je ne le vois que rarement.

—Vous travaillez ? Que faites-vous ?

—J’entretiens l’installation électrique.

Elliott hocha la tête. Il essaya en vain de se faire une idée de ce qu’était travailler dans ce monde étrange. Comment les gens organisaient-ils leur existence ?

—C’est la centrale d’Hoover Dam qui produit le courant ?

demanda-t-il.

—Non. Elle a lâché. On produit de l’énergie avec l’eau et le vent, un peu de solaire aussi. Eh, pourquoi on n’irait pas au pub, boire un verre ? De temps à autre, il y a des attractions. Et puis les serveuses sont jolies…

Il vérifia par-dessus son épaule que sa femme ne l’avait pas entendu. Non. Celle-ci s’efforçait d’aplatir avec les doigts les épis de Geoff, un combat perdu d’avance. Sam se tournait de nouveau vers Elliott, prêt à renouveler son invitation, quand sa femme s’approcha.

—Je pense qu’il est temps que nous ayons une petite discussion familiale, dit-elle. Ça te concerne aussi, Sam.

Peut-être avait-elle entendu, finalement. Ou peut- être était-ce le moment de remettre les pendules à l’heure avec Geoff.

Sam se leva.

—Content de vous avoir rencontré, dit-il à Elliott. Et merci encore. Si ça vous tente d’y aller, les gars, le pub est dans cette direction.

—Ai-je rêvé ou a-t-on parlé d’un pub ? demanda Quent. Aller boire un coup me paraît une excellente idée. Du moment qu’il n’y a pas à surveiller les gangas, et qu’on va nous donner de vrais lits, moi je dis allons-y !

Et comment ! D’autant qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Les cinq amis se mirent donc debout. L’un des parents leur proposa de leur montrer le chemin et ils sortirent du restaurant à sa suite, avant de s’engager dans un large couloir. Ils arrivèrent bientôt devant une porte qui portait un panneau annonçant : Ce soir, The Bourne Supremacy ».

Ah. Enfin quelque chose de normal dans ce monde en déroute, songea Elliott.

Les avions, les téléphones mobiles, les voitures, les grandes métropoles… Tout cela devait être bien étranger aux habitants d’Envy. Bon sang, c’était vraiment fini ! Ce qu’il avait connu n’existait plus. Mais comment ? Et pourquoi ?

Il déglutit avec peine, puis se morigéna. Il fallait tenir bon. Au moins, il était vivant. Et il était médecin. Il guérissait les gens. Il pouvait les aider… sauf s’il les tuait accidentellement.

Oui, il était capable de sauver des vies, d’être un faiseur de miracles. S’il parvenait à se servir correctement de ses nouveaux pouvoirs. Et s’il ne devenait pas dingue. Ce don qui lui était tombé dessus, à quoi servait-il s’il ne réussissait pas à s’en servir ?

Il cligna des yeux, secoua la tête et se rendit compte qu’il avait été distancé par le reste du groupe.

— Eh, tu viens, Elliott ? lança Fence. Il y a de quoi s’amuser, ici.

Le son a l’air bon.

Elliott entendit soudain la musique, et une voix à la Sarah Vaughan, basse, un peu enrouée. Il capta quelques paroles de la mélodie. Une histoire d’homme qui, à son réveil, découvrait qu’il était seul au monde. On pouvait difficilement être plus proche de la réalité. Lui-même s’était réveillé et avait découvert qu’il n’avait plus rien. La chanteuse frappait là où cela faisait mal.

Il franchit le seuil derrière les autres, pressé de voir à quoi elle ressemblait… et resta bouche bée : Jade… Il n’en croyait pas ses yeux. Il continua à avancer à travers la salle, bouleversé par les émotions qui l’envahissaient soudain. Oui, Jade était là, mais pas telle qu’il s’était attendu à la retrouver. Elle était debout, vêtue d’une courte robe rouge et brillante, et elle chantait, accompagnée par un unique musicien, à l’orgue électrique.

Mince, longiligne, sûre d’elle, elle avait les yeux dans le vague, et ses longs cheveux de feu luisaient sous les spots. On ne distinguait pas ses bleus et ses écorchures.

Seigneur, avait-il vraiment les mains moites ?

—C’est Jade ? lui souffla Fence à l’oreille. Elle a dû galoper à bride abattue pour arriver ici avant nous. Quelle voix !

Elliott s’avança vers la scène, Quent et Fence lui emboîtant le pas. Il choisit une table sur le côté, un peu à l’écart mais où sa présence n’échapperait pas à la jeune femme. Il prit place puis, pendant un moment, eut la sensation que tout était normal : il était assis avec deux amis, avait commandé une bière à la serveuse, et il regardait une belle femme qui chantait avec une voix de sirène tentatrice, et avec laquelle il aurait bien aimé finir la soirée.

Puis la réalité reprit ses droits : cette bière posée devant lui, il n’avait pas un sou pour la payer. Il ne savait même pas comment on payait, dans ce foutu monde.

Machinalement, il chercha dans sa poche arrière le portefeuille qu’il y rangeait autrefois. Il était toujours là, comme ses autres affaires, mais il ne contenait que d’inutiles cartes de crédit, et un ou deux billets froissés que le tenancier n’accepterait probablement pas.

La serveuse, qui s’était présentée sous le nom de Trixie, le rassura :

—Ne vous en faites pas ! Vous êtes des héros. Vos consommations sont offertes pas la maison, selon les consignes du M. Rogan, le maire.

Elle le gratifia d’un grand sourire, puis elle s’éloigna.

Bien. Tout était réglé, mais… comment payait-on, maintenant ?

Avec les anciens dollars ? Ici, à Las Vegas, les gens avaient dû trouver de grosses sommes en liquide. Mais comment s’étaient-ils réparti l’argent ? Et cet argent avait-il encore une valeur, une signification ? La garantie de l’État sur la valeur de la monnaie n’existait plus, et il était évident que le gouvernement n’existait plus non plus.

Elliott avala une longue gorgée de bière, en savourant le goût et la fraîcheur. Jade, de sa voix sensuelle, achevait sa ballade romantique. Le public devait être bouleversé. Tout en chantant les dernières notes, elle s’avança au bord de la scène et posa les yeux sur un homme élancé assis au premier rang. Ce qui se passa entre eux fut davantage qu’un échange de regards éloquent, qu’un frôlement des doigts de l’homme sur son chemisier d’un rouge brillant. Sans aucun doute, il y avait de la familiarité entre ces deux êtres, de l’intimité, même…

Après les derniers accords, Jade posa le micro, descendit de la scène et alla rejoindre l’homme au look de Marlboro Man, le cow-boy de la publicité.

La tête baissée, Elliott vida son verre. Il était très contrarié.

Dix jours après le Changement.

Aucune aide n’arrive.

Diane et moi avons trouvé quarante-trois autres survivants. Il n’y aurait donc, en nous comptant, que quarante-cinq survivants à Las Vegas ?

L’un d’eux, un homme du nom de Rowe, a dit qu’il y en avait cinquante autres encore en vie sous les ruines, et qu’ils étaient tous morts, sauf lui, le lendemain du tremblement de terre.

Comme ça. Sans raison. Ils étaient tombés comme des mouches.

Pourquoi pas lui ? Est-ce le choc post-traumatique qui les a tués ? Ou un gaz libéré par le séisme ? Une maladie foudroyante ?

Après pas mal de discussions, souvent âpres, tous ont conclu qu’aujourd’hui, c’était le 16 juin.

Plus de retours d’ondes de choc. Plus de tempêtes. Ai mis les générateurs en marche, siphonné l’essence dans les réservoirs des bus et des camions. Aurai de l’électricité et de l’énergie pendant un moment.

Pas d’Internet, pas de téléphone mobile.

Ai essayé de mettre la main sur des médicaments et du matériel. Ai envoyé des équipes fouiller à la recherche de nourriture. Certains ne sont pas revenus.

Où sont passés tous les habitants ?

Il faut que je retrouve Théo. Il est encore vivant, je le sens.

Extrait du journal de Lou Waxnicki.

8

Jade inséra la carte de plastique dans la fente et entendit le déclic familier de la serrure. Elle ouvrit la porte sans bruit. Dieu merci, Lou possédait de réels talents de serrurier !

La pièce était sombre mais un rayon de lune baignait la lampe de chevet, la grosse armoire et le confortable lit d’une clarté laiteuse. Silencieuse sur ses pieds nus, elle traversa ce qui avait été autrefois une somptueuse chambre du complexe hôtelier New York-New York jusqu’à la porte de communication avec la chambre qu’occupait Elliott. Elle crocheta le verrou et entra.

Sur le lit, elle distingua la silhouette d’un homme allongé. Il était là. Elle déglutit avec peine. La lumière argentée soulignait sa carrure d’athlète, les impressionnants muscles de son torse.

Elle détourna les yeux en direction de la porte qui donnait sur le couloir et sourit : bonne idée que d’avoir forcé la serrure de la porte de communication, car il avait tiré la chaîne de sécurité de la porte d’entrée.

Elle s’approcha du lit, le cœur battant comme un gong dans les tympans. Se trouver dans la chambre d’Elliott lui faisait un drôle d’effet, mais ainsi, personne ne les verrait ensemble. Elle pourrait l’amener à Lou. Si Elliott le voulait bien, et si elle ne se trompait pas à son sujet.

Pourvu que ce soit le cas !

Se tromper constituait un grand risque, mais Lou était déterminé à le prendre.

— Je saurai à la seconde où je lui serrerai la main, avait-il dit.

Avant qu’il y ait des dégâts.

Théo n’était pas encore rentré et, même s’il essayait de cacher son anxiété, Lou était inquiet pour son frère. Son visage marqué par l’âge s’était encore creusé lorsque Jade lui avait rapporté la conversation entendue par hasard.

Vendredi… Quelque chose allait se passer vendredi. Elle ignorait quoi, mais si cela avait un quelconque rapport avec les Étrangers, si cela devait être fait dans le secret, c’était mauvais signe. À la seule idée qu’un Étranger pût se trouver dans les parages, Jade avait la chair de poule.

Elle avait vu que faisaient les Étrangers, et ce souvenir lui donnait des cauchemars. Elle se réveillait souvent en nage et tremblante. Voilà pourquoi elle menait ces actions, pourquoi elle risquait sa vie en accomplissant ses missions de Coursier.

Parce qu’il fallait que cessent les tueries d’enfants, les tortures infligées aux femmes, les expériences sur des humains, qui les laissaient mutilés et malades.

Personne ne l’avait crue, lorsqu’elle avait tout raconté.

Personne, sauf les frères Waxnicki.

Elle hésita. Ils allaient peut-être perdre leur temps avec Elliott et ses amis, des inconnus, alors qu’il aurait été urgent de s’occuper de Rob et de sa cargaison. Mais que faire d’autre ?

Interroger Rob ? Elle se promit de le faire dès qu’elle le trouverait.

A son retour, elle avait à peine eu le temps de prendre une douche avant son tour de chant de ce soir. Gentiment, Flo l’avait aidée à se préparer. Cette femme était une magicienne. Elle l’avait coiffée et maquillée afin qu’elle ressemble à l’une de ces actrices, Angelina Jolie ou Scarlett Johansson. Elle était loin d’être aussi séduisante qu’elles, mais Flo avait au moins réussi à dissimuler ses hématomes et ses écorchures sous une couche de fond de teint. Ensuite, Jade avait fait son show et, bien entendu, Vaughn Rogan était là, assis à une place où il lui aurait été impossible de ne pas le voir. Envoyer promener le maire d’Envy était impensable, surtout après de ce qui s’était passé entre eux.

Quand elle avait enfin réussi à échapper à ses ardeurs, elle avait dormi quelques heures puis était venue directement à l’hôtel d’ElliOtt. L’aube allait se lever et tout le monde dormait encore.

Elle avait joué la prudence en se munissant d’un couteau.

Plongeant la main dans la poche de sa tunique ample, elle serra fermement le manche dans ses doigts. Son arme serait facile à sortir en un clin d’œil.

Elle avait envisagé plusieurs scénarios pour réveiller Elliott, mais n’avait pas prévu de le toucher. Une sage précaution dans la mesure où il semblait tout nu sous les draps enroulés autour de ses hanches. La seule idée d’un contact de sa main avec la peau qui paraissait tellement douce faisait naître des picotements dans son ventre. Des picotements bien trop agréables…

Elle se borna donc à se pencher sur lui et murmurer son nom. Il réagit si brusquement qu’elle se redressa, le souffle coupé : il avait fermé des doigts comme un étau autour de son poignet.

D’une secousse, il la fit tomber sur le matelas.

—Que faites-vous là ? demanda-t-il d’une voix melliflue, bien trop maîtrisée pour quelqu’un qui venait de se réveiller en sursaut.

—Vous ne dormiez pas, répliqua Jade en s’efforçant de calmer les battements effrénés de son cœur.

Elle laissa glisser son regard sur le corps d’Elliott. Par contraste sur le blanc des draps, ses longs cheveux semblaient d’un noir bleuté, sa peau magnifiquement dorée, tendue sur une musculature splendide.

—Évidemment, je suis réveillé ! Grâce à vous.

Jade distinguait un sourire malicieux dans ses yeux.

—Êtes-vous venue pour vous joindre à moi ? Si c’est le cas, je ne veux surtout pas dormir. Je ne manquerais ça pour rien au monde.

Il ponctua sa réflexion d’une légère traction sur le poignet de la jeune femme, affectant de l’obliger à s’allonger.

—Non ! s’écria-t-elle.

Un refus qui venait de claquer comme un coup de fouet, et qui trahissait sa peur. À son grand dam, d’ailleurs, car c’était elle qui avait cherché les ennuis en s’introduisant dans la chambre.

Elle avait son couteau, mais le toucher ne la rassurait pas. La bouche sèche, elle se reprocha sa couardise et s’obligea à se calmer. Elliott l’avait lâchée, une chance, sinon elle aurait réagi avec violence, n’hésitant pas à entailler de sa lame cette magnifique peau hâlée.

Elliott avait sans doute perçu sa frayeur, et elle lui sut gré de n’avoir pas maintenu sa prise. Elle comprenait sa réaction. Une femme qui pénètre dans la chambre d’un homme endormi ne peut que s’attendre à ce qu’il se méprenne sur ses intentions. De toute façon, couteau ou pas couteau, il aurait pu lui faire ce que bon lui semblait. Quoique… La nuit dernière, il avait eu de nombreuses occasions, mais n’en avait saisi aucune. Il l’avait soignée, miraculeusement guérie, et n’avait eu aucun geste déplacé.

—Vous n’êtes pas là pour abuser de moi, ni pour m’assassiner.

Si tel avait été votre but, vous auriez agi bien avant.

Il s’était assis, avait posé ses pieds nus par terre, mais gardé le drap autour des reins. Elle avait tout de même eu le temps d’entrevoir un pan de peau plus blanche que le reste de son corps. Il était nu sous ce drap…

Bon sang, il fallait qu’elle pense à autre chose…

—Ne soyez pas ridicule, rétorqua-t-elle, d’une voix redevenue ferme maintenant qu’elle avait mis un bon mètre de distance entre eux. Je voulais seulement discuter, mais personne ne doit nous voir ensemble. C’est pourquoi je me suis glissée ici.

—Donc, vous êtes venue discuter ? En pleine nuit, alors que je suis au lit ?

Ce genre de scène arrivait tout le temps dans les vieux films de James Bond, songea-t-elle. L’agent 007 et sa mystérieuse visiteuse finissaient immanquablement au lit, et ensuite, elle essayait de le tuer. Ou vice-versa…

Prudemment, Jade recula encore.

Elliott se tourna vers la table de chevet, une relique du mobilier de l’hôtel. Comme lui, ses compagnons avaient tous eu droit à une chambre dans ce qui était autrefois un établissement de luxe avec casino. Les chambres étaient encore propres et bien meublées, dans un style désuet, et dotées de l’électricité et de l’eau courante.

Jade s’obligea à se concentrer sur la réponse à fournir à Elliott plutôt que sur les détails de son torse nu.

—Je voulais vous demander si vous accepteriez de rencontrer l’un de mes amis. Il aimerait vous parler.

Son buste était parfaitement proportionné, avec des pectoraux musclés, ombrés d’une fine ligne de toison châtain. Des bras puissants maintenaient le drap replié ses genoux. Tout à coup, elle sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage.

—Pourquoi ? Votre copain le cow-boy est du genre jaloux ?

Son copain le cow-boy ?

—C’est compliqué… Je préfère que Lou vous explique.

Elle se rendit compte qu’elle avait tout à coup fortement aiguillonné l’attention d’Elliott.

—Lou Waxnicki ?

—Vous le connaissez ?

Lou et elle veillaient pourtant à se montrer le moins possible ensemble. Et pourtant quelqu’un avait remarqué qu’ils se fréquentaient, et l’avait appris à Elliott. Qui ? Rob Nurmikko ?

—J’ai deviné. Je serais heureux de rencontrer votre ami Lou…

Quand il attrapa le drap et amorça un mouvement pour se lever, Jade se détourna précipitamment et l’entendit rire sous cape.

Dans le miroir de l’armoire, elle capta son reflet. Elle ne s’était pas trompée : il avait dormi nu. Les bouffées de chaleur qui l’avaient assaillie un moment plus tôt revinrent en force. Elle relâcha son souffle quand elle perçut un froissement d’étoffe.

Elliott se rhabillait.

—Vous n’êtes partie ce matin que pour rentrer directement à Envy, dit-il. Pourquoi une telle hâte ?

Elle perçut le glissement discret de la fermeture Éclair de son jean.

—J’avais à faire. Je ne voulais pas être en retard.

—Vous n’étiez pas censée vous absenter, n’est-ce pas ? Vous aviez filé à l’anglaise ?

Estimant qu’il était maintenant habillé de pied en cap, elle lui fit de nouveau face.

—Je ne voulais pas être en retard pour mon tour de chant, répéta-t-elle.

—Alors, comment vous sentez-vous ? demanda Elliott tout en rentrant sa chemise dans son jean. Vous avez chevauché toute la journée, je suppose. Vous aviez fait une sacrée chute. Des douleurs ?

—Non. Je me sens tout à fait bien. Étonnamment bien, en fait.

—Parfait, dit-il en s’approchant, le sourire aux lèvres. Cela signifie que je vous ai guérie… et que je ne suis plus votre médecin.

—Quel rapport avec ce dont nous parlions ? s’enquit Jade, mal à l’aise.

—Eh bien… les médecins ne font pas ça avec leurs patients…

Et, sans préambule, il posa les mains sur ses épaules. Elle aurait dû prendre peur, mais même si le cœur lui manqua, elle ne fit rien pour se dérober. Parce qu’elle en était incapable, et qu’elle n’en avait pas la moindre envie. Elliott la fixait et elle soutenait son regard, fascinée par son éclat et le sourire qui flottait sur ses lèvres. Doucement, il l’attira contre lui, approcha sa bouche de la sienne, l’y posa, et elle sentit la chaleur enivrante de ses lèvres. Quand il referma les bras autour d’elle et glissa ses doigts dans ses cheveux, elle ferma les yeux et se livra à son baiser, sans retenue.

La langue d’Elliott fouillait sa bouche, en goûtait les saveurs, ardente, exigeante. Éperdue, Jade se rendit compte qu’il venait de réveiller en elle une fièvre sensuelle endormie depuis trop longtemps. Elle répondit avec une fougue pareille à la sienne, tandis qu’un brasier dont il était le pyromane et que lui seul pouvait éteindre grondait dans son corps. Tenaillée par le désir, elle tremblait, en proie à une intense excitation…

À deux mains, il lui prit la nuque et lui constella le visage de petits baisers, sans hâte, comme s’il disposait de tout le temps du monde. Tendrement, par le langage du corps, il exprimait ses besoins et elle découvrait les siens, tout aussi impérieux. Ses mains glissèrent sous les emmanchures du chemisier, puis ses paumes se moulèrent sur l’arrondi des épaules, comme celles d’un sculpteur en train de façonner la matière au gré de son inspiration. Elle sentait ses jambes flageoler, son ventre palpiter. Elle ne s’appartenait plus. Que cet homme fasse d’elle ce que bon lui semblait, elle n’aspirait à rien d’autre…

—Jade…, souffla-t-il entre deux baisers sur son cou.

Les muscles de son torse étaient bandés, sa voix rauque, son souffle haletant, et elle sentait son cœur battre follement contre le sien. Il l’étreignait avec force et Jade percevait les émotions qui l’agitaient. Elle les faisait siennes, les éprouvait à l’unisson.

Pantelante, elle laissa échapper un long soupir…

Avant de s’affoler.

Sans doute se crispa-t-elle, ou bien la glace qui soudain figeait ses veines fut-elle perceptible, car Elliott la repoussa, si vivement qu’elle faillit perdre l’équilibre.

—Voilà exactement ce qui ne doit en aucun cas se produire entre un médecin et sa patiente, dit-il d’un ton sec.

Les jambes en coton, Jade regarda Elliott s’éloigner d’elle pour aller s’asseoir au bord du lit. La tentation la dévorait mais, si tout son corps exigeait qu’elle y cède, son esprit conservait sa lucidité. Elliott avait réussi à lui faire perdre son sang-froid, mais elle devait se ressaisir au plus vite si elle voulait mener à bien sa mission.

—Venez. Lou nous attend, énonça-t-elle d’une voix ferme.

Elliott prit une profonde inspiration puis, résigné, il entreprit de lacer ses chaussures.

—Mes amis voudront venir aussi.

—Bien sûr. Je comptais bien les prévenir. Je ne suis venue vous voir en premier que parce que votre chambre était voisine de la mienne.

—Ah bon ?

Il passait le lacet dans les œillets sans quitter la jeune femme du regard. Le pouls encore rapide, Jade se rappela tout à coup combien cet homme était fort. Il avait anéanti les gangas sans sourciller. Mais sous l’encre noire de ses yeux, elle discernait une lueur mélancolique. Au fond de lui, il était triste et souffrait de la solitude. Quel fardeau portait-il ?

—Allons-y, dit-elle en tournant les talons pour fuir ce regard malheureux. Je ne veux pas que Lou s’inquiète.

—Qu’il s’inquiète ? Alors qu’il vous a envoyée dans la chambre d’un homme, seule et en pleine nuit ?

Il se dirigea vers la porte et franchit le seuil. Jade le suivit.

—Il ne m’a pas envoyée. Je suis venue de mon propre chef.

Il attendit d’avoir fait quelques pas pour se tourner vers elle.

—Jade, mes amis sont par là…

Il désigna un couloir qui partait sur sa droite, et elle s’y engagea.

Pourvu qu’elle se soit trompée à son sujet et qu’il s’en aille au plus tôt ! songea-t-elle. Qu’il parte loin, très loin…

9

Le visage de Lou Waxnicki trahissait ses soixante- dix-sept ans mais son regard gris était encore alerte et aigu. La couleur originelle de ses cheveux, longs et attachés en catogan, était indéfinissable. Ils étaient désormais argentés, tout comme son bouc bien taillé. Avec cette coiffure, cette petite barbe, ce T-shirt à l’emblème décoloré de War Games et ses lunettes rondes à monture métallique posées sur le bout du nez, qui étaient à la mode cinquante ans auparavant, il avait l’air d’un vieux hippy qui aurait eu un peu de sang asiatique : ses pommettes étaient hautes et ses yeux légèrement bridés.

Il n’était pas du tout « gaga », ainsi que l’avait qualifié Sam Pinglett, songea Elliott. En fait, cet homme semblait avoir un cerveau en constante ébullition.

Lou lui tendit la main, mais Elliott garda la sienne dans son dos.

—Je vous la serrerais volontiers, dit-il, mais j’ai peur d’avoir un truc contagieux.

Lou abaissa lentement le bras et hocha la tête.

—Vous êtes un médecin. Un guérisseur.

—Oui. Il faut que je veille à ne pas transmettre les affections auxquelles j’ai pu être exposé.

Foutaises, disaient les yeux de Lou. Toutefois, la curiosité les faisait briller.

Il se tourna vers les autres.

—J’espère que vous n’avez pas le même genre de problème ?

Wyatt tendit la main. Lorsque Lou la serra, il parut étonné. Il lança un regard entendu à Wyatt, hocha la tête, puis un petit sourire se dessina sur ses lèvres.

—Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il après avoir échangé une poignée de main avec les autres membres du groupe.

Elliott s’assit à l’endroit où il pourrait observer Jade sans en avoir l’air. Peine perdue : Fence lui fit un clin d’œil suggestif.

Bon sang, se croyait-il à nouveau au lycée ?

Ses sens mis à rude épreuve un peu plus tôt dans sa chambre ne s’étaient pas encore calmés. À peine posait-il les yeux sur Jade que les saveurs de sa bouche se ranimaient sur sa langue. Le souvenir du contact de ses doigts sur ses épaules, du parfum de citronnelle de ses cheveux refusait de s’estomper. Celui de ses lèvres sensuelles, aussi, le tenaillait. Et ces fossettes qui creusaient ses joues quand elle souriait… Qu’il avait été doux de les picorer…

Bon, cela avait sans doute été stupide de faire cela. Il s’était bien rendu compte qu’elle avait peur. Mais il avait saisi l’opportunité de toucher la jeune femme en un moment où il était certain de n’être pas contagieux. S’il avait cédé à la tentation, il avait des excuses… Le problème, c’était qu’il était frustré. Il voulait davantage. Mais restait l’énigme de la relation de Jade avec l’homme du bar. Et si une autre occasion de toucher la jeune femme ne se représentait jamais ? Cette idée lui nouait l’estomac. Il avait déjà laissé passer la première, la veille, lorsque, ensemble, ils avaient réveillé les adolescents. Et la nuit dernière, il n’avait pas dormi, obsédé par l’envie de lui voler un baiser… et davantage.

Un moment auparavant, il avait regardé les blessures de Simon et constaté avec soulagement qu’elles commençaient à guérir.

Jusqu’à maintenant, il avait eu peur de toucher son ami. Il préférait attendre d’avoir compris comment fonctionnait son étrange pouvoir de guérison. Ce matin, les plaies de Simon n’étaient plus enflées et ne suintaient plus. Des croûtes s’étaient même formées. Il avait donc imposé les mains au-dessus du pansement qui allait de l’épaule droite au pectoral, fermé les yeux et s’était concentré sur les étincelles d’énergie qui crépitaient en lui dans ces cas-là. Il les avait déjà ressenties, quand il s’était occupé du cubitus de Jade. Et sous les yeux ébahis de Simon, les plaies s’étaient fermées en même temps qu’Elliott ressentait des élancements dans l’épaule droite et le haut du torse. Il avait retiré ses mains. La peau de Simon était lisse, bronzée, intacte. Le phénomène avait même fait disparaître d’anciennes cicatrices.

—Bon Dieu, mais c’est magique…, avait bredouillé Simon, incrédule.

Elliott ne s’était pas donné la peine de répondre.

Il s’était abstenu de toucher quiconque depuis. Il s’était rendu compte que la douleur absorbée devenait de plus en plus forte au fil des heures. Il posa la paume sur son épaule et fit la grimace. Un élancement venait de se diffuser dans sa poitrine, là où les plaies de Simon avaient été très profondes.

Il détourna son attention en se focalisant sur les gens qui l’entouraient. Jade le fixait, intriguée. Et peut-être aussi – du moins l’espérait-il –, intéressée. Il lui sourit et aussitôt son pouls s’emballa. Cinquante ans de chasteté forcée, voilà qui affectait un homme ! Il avait le corps en feu. Et tout cela à cause d’un simple baiser. D’un simple regard, comme en cet instant.

Bon sang, il était fichu !

Son sourire mourut sur ses lèvres.

—On cherchait Envy depuis des mois, expliquait Wyatt à Lou.

Tous étaient assis. Ils se trouvaient dans une petite pièce près du restaurant où ils avaient mangé la veille. Peut-être était-ce jadis le bureau du directeur, ou bien la boutique de cadeaux de l’hôtel. Maintenant, avec ses canapés et ses tables basses, elle semblait être devenue une salle de réunion.

Lou avait refermé la porte, manifestement par souci de discrétion. Pourquoi Jade avait-elle insisté pour garder cette réunion avec Lou secrète ? Cela devait avoir un rapport avec le fait qu’elle était un Coursier, et ce qu’était un « Coursier »

demeurait un mystère.

—Vous avez enfin trouvé Envy, dit M. Waxnicki en balayant l’assemblée du regard. Votre curiosité est-elle satisfaite ?

Dans la mesure où la curiosité les rongeait comme un acide, cette question aurait pu passer pour une provocation. Toutefois, il ne fallait pas oublier que Lou ignorait ce qui leur était arrivé…

et que nul ne croirait s’ils le racontaient.