La fraîcheur de la huit surprit le chancelier qui se hâtait vers la tente du roi. Les hommes groupés autour des feux dormaient encore. Zyrk n'avait pu s'endormir, aussi avait-il écrit une longue lettre à sa fille lui racontant les derniers événements et il avait chargé son serviteur personnel de la lui porter, car il pensait bien qu'il périrait le lendemain.

Tout en marchant vite, le chancelier s'étonnait de cette convocation royale une heure avant la réunion prévue. Czor allait-il encore une fois changer d'avis et se terrer dans sa tente tandis que les autres mourraient pour lui ?

Apparemment Zyrk était le dernier arrivant. Le roi déjà porteur de son armure était assis sur un tabouret tandis que le connétable et Xoly se tenaient en face de lui, tout aussi étonnés de cette convocation. Ecourtant les salutations, le roi dit :

-Je suis désolé d'avoir interrompu votre sommeil mais certaines décisions s'imposent.

Le ton était impérieux et il était clair que c'était Czor qui allait les prendre :

-Auparavant, j'aimerais que vous entendiez le baron Noxy.

Ce dernier parut aussitôt et esquissa un bref salut.

-Selon vos ordres, Monseigneur, j'ai envoyé des hommes explorer les bois qui cernent la plaine entre notre camp et celui de l'ennemi. A notre droite le roi Mazuk a fait déployer en lisière la majeure partie de son artillerie et tout notre flanc droit sera sous le feu de ses canons.

Le connétable sursauta mais le roi lui imposa d'un geste le silence.

-Poursuivez, baron !

-A notre gauche, un très fort groupe de cavaliers ennemis occupe la forêt et les premiers éléments sont à moins de quatre cents mètres de notre camp.

Profitant de la stupeur provoquée par ces révélations, le roi reprit :

-Il est évident que mon cher cousin a été averti de notre attaque. Fort intelligemment, au lieu de se contenter de renforcer ses positions, il nous prépare un joli piège. Dès notre assaut lancé avec toutes nos forces, sa cavalerie jaillira de la forêt, emportera notre camp pratiquement sans défense puis nous prendra à revers.

Après un instant de silence, le roi ajouta avec un sourire énigmatique :

-Je n'en attendais pas moins de son génie militaire !

Le chancelier murmura d'une voix tremblante d'émotion :

-Nous sommes perdus! Quoi que nous décidions, le roi Mazuk sera averti par les espions qu'il entretient dans notre camp.

Czor éclata d'un rire fort incongru, compte tenu de la tragique situation.

-Réglons immédiatement ce détail. Zol, va chercher le baron Jaxno qui se morfond à côté.

Le baron, un jeune homme blond au regard vif, s'inclina devant le roi et attendit ses ordres.

-Veuillez nous décrire vos occupations nocturnes.

-Aussitôt après le conseil, vous m'avez fait mander par votre serviteur, Monseigneur, et vous m'avez ordonné de surveiller le duc Xoly. Ce dernier s'est retiré dans sa tente mais deux heures plus tard, quand le camp a été endormi, il est ressorti, a pris une monture et s'est dirigé vers la plaine. Ayant été averti par vous d'une telle possibilité, j'avais sellé et dissimulé un cheval. J'ai pu ainsi le suivre jusqu'au camp de Mazuk où le duc a pénétré pour n'en ressortir que deux heures plus tard. Il a alors regagné directement sa tente et n'en a plus bougé jusqu'à votre convocation.

-Merci, baron, dit le roi.

Se tournant vers Xoly, il ajouta :

-Que pensez-vous de ce témoignage ?

Le visage du duc avait pris une teinte cireuse et de grosses gouttes de sueur perlaient à son front. Arrachant son poignard de sa gaine, il se rua sur le roi en hurlant :

-Meurs donc, fils de chien !

Paul n'avait cessé de surveiller Xoly. Aussi quand il le vit plonger en avant l'arme au poing, il se jeta de côté. Le duc, emporté par son élan, ne frappa que le vide et trébucha sur le tabouret. Il mit une seconde à retrouver son équilibre et voulut s'élancer à nouveau sur le roi, déjà relevé. Toutefois, il ne prit pas garde à Zol qui, l'instant de surprise passé, avait dégainé son poignard. Le traître s'embrocha littéralement sur la lame.

-Merci, sourit le roi en repoussant dans son fourreau l'épée à demi tirée. Débarrasse-nous de ce cadavre !

Puis regardant les autres féodaux encore sidérés par le dénouement brutal, il reprit, en souriant :

-Voilà une bonne et expéditive justice, messieurs !

-Le châtiment fut trop doux, grogna le connétable. J'aurais voulu pouvoir faire empaler ce traître et le voir agoniser pendant des heures ! Par sa faute, nos espoirs fondés sur votre plan audacieux sont réduits à néant.

Le roi éclata une nouvelle fois de rire.

-Au contraire ! En insistant hier pour lancer cette attaque, j'espérais bien que le duc avertirait notre cher cousin et que ce dernier réagirait comme il l'a fait.

-Ainsi vous saviez que Xoly vous trahissait, souffla le chancelier très mal remis de ses émotions.

-Mettons que je l'espérais! Son apparent repentir à l'heure du danger ne pouvait avoir d'autre but! J'ai feint de lui pardonner pour mieux le surveiller.

Zyrk hocha la tête, dépassé par la clairvoyance du jeune souverain.

-Qu'allons-nous décider? demanda le connétable. Dans moins d'une heure, en ne vous voyant pas attaquer, le roi Mazuk comprendra que sa ruse a échoué. Il regroupera ses forces et nous attaquera.

-Aussi ne faut-il pas le décevoir...

-Vous ne comptez pas, Monseigneur, s'écria le connétable, lancer votre armée dans les mâchoires de ce piège mortel ?

-Non, mais nous le ferons croire. Vous formerez un peloton de trente cavaliers qui tireront derrière leurs montures des fascines. Celles-ci soulèveront une poussière importante et donneront l'impression d'une charge de toute notre cavalerie. Croyant en la réussite de son plan, mon cher cousin développera son offensive et cela nous donnera le temps d'agir.

Maintenant la voix du roi devenait sèche et précise. Ce n'était plus une discussion, mais des ordres qui étaient donnés.

-Choisissez cent hommes à pied, commandés par un officier énergique. Ils devront sortir du camp en silence et se glisser sur notre droite dans la forêt. Quand ils entendront les canons tirer et seulement à ce moment, ils attaqueront par-derrière les artilleurs. La surprise jouant en notre faveur, ils devraient pouvoir s'emparer des pièces sans trop de difficulté. Dès que cela sera fait, ils dirigeront les canons sur le propre camp de Mazuk de façon à éviter l'arrivée intempestive de renforts.

« Connétable, vous prendrez le commandement de la cavalerie. Celle-ci quittera le camp, toujours en silence, et se dissimulera derrière un repli de terrain que j'ai observé hier. Chancelier, vous assumerez la lourde tâche de défendre le camp avec les forces restantes. Il est probable que c'est notre gauche qui supportera le premier choc puisque la cavalerie ennemie n'est pas à plus de quatre cents mètres. C'est là que j'ai regroupé cette nuit toute notre artillerie.

« J'ai fait briser les boulets de fonte et charger les pièces avec les débris. La portée en sera notablement réduite mais à courte distance l'effet sera plus dévastateur. Normalement, vous devriez pouvoir repousser le premier assaut. Connétable, ce n'est que lorsque vous verrez le chancelier en grande difficulté que vous devrez intervenir. Votre charge groupée, prenant l'ennemi à revers, devrait arriver à le disperser.

« Si la chance nous sourit, vous pourrez alors réunir vos forces avec celles du chancelier et vous porter à l'attaque du camp ennemi où l'infanterie sera restée à se morfondre dans l'inaction. Voilà, messieurs, vous pouvez regagner vos postes. Je pense ne rien avoir oublié. »

Le connétable hésita un moment avant de demander :

-Qui dois-je désigner, Monseigneur, pour commander les cavaliers qui attaqueront le camp de Mazuk ?

-Personne! Ce rôle me revient naturellement. Pour rendre crédible notre ruse, il faut que ma bannière soit visible dans les premières lueurs de l'aube.

-C'est folie, Monseigneur ! protesta aussitôt le chancelier. Vous ne pouvez ainsi exposer votre précieuse existence !

-Inutile de discuter, trancha le roi, ma décision est prise et que Dieu nous protège!

Subjugués par l'autorité du roi, les nobles se retirèrent pour exécuter ses ordres. Dès que le souverain fut seul, Zol demanda :

-Monseigneur m'accordera-t-il l'immense honneur de charger derrière lui ?

-Ce n'est pas ta tâche, sourit le roi et tu peux fort bien rester dans ma tente à attendre l'issue de la bataille.

-Je le sais, Monseigneur, mais je maintiens ma demande. Cela serait pour moi la plus belle récompense que vous puissiez m'accorder.

Emu devant tant de dévouement, Paul hocha la tête :

-Entendu, mais procure-toi une solide cuirasse. Elle peut t'être fort utile !

CHAPITRE XI

La « Bataille de la Plaine », comme l'appelèrent plus tard les historiens, resta à jamais célèbre et servit ultérieurement d'enseignement fondamental à tous les futurs stratèges militaires.

A trois cents mètres du camp ennemi vaguement éclairé par les premières lueurs de l'aube, Paul fit aligner ses cavaliers. Un épais nuage de poussière s'élevait derrière eux, créant ainsi l'illusion d'une troupe nombreuse. Puis il ordonna la charge et les hommes éperonnèrent leur monture en hurlant à pleine poitrine.

Pour feindre la surprise, Mazuk n'avait laissé en avant-garde qu'un faible cordon de troupe qui fut facilement bousculé. Quelques minutes plus tard, le roi Czor et ses cavaliers se heurtèrent à une défense solide que, naturellement, ils ne purent franchir. A ce moment, les trente canons de Mazuk ouvrirent le feu. Sans nul doute, ils eussent causé d'importants ravages sur une cavalerie groupée mais en réalité les boulets se perdaient dans la poussière augmentant seulement sa densité.

Après avoir ferraillé un long moment, sans jamais chercher à pénétrer dans le dispositif ennemi, Paul donna le signal de la retraite. Maintenant les canons s'étaient tus et la fumée commençait à se dissiper tandis que les premiers rayons du soleil filtraient à l'horizon.

Un cavalier sorti de la forêt s'avança au galop vers le roi.

-Monseigneur, hurla-t-il, le baron Noxy, commandant notre détachement, a l'honneur de vous annoncer qu'il est maître de l'artillerie ennemie !

-Transmettez-lui mes félicitations et demandez-lui de pointer les pièces sur le camp adverse.

Satisfait de la réussite de la première partie de son plan, Paul reporta son attention sur son propre camp. Comme prévu, la cavalerie de Mazuk l'avait attaqué mais sous l'énergique commandement du chancelier, le premier assaut avait été repoussé. Le second, mené avec la totalité des forces, avait réussi à créer une brèche et, malgré sa vaillance, le chancelier aurait succombé si le connétable n'était intervenu à ce moment. Son attaque surprise, prenant l'ennemi sur ses arrières, sema la panique dans la cavalerie adverse qui ne tarda pas à se disperser.

Paul sentit la victoire à sa portée lorsqu'un mouvement dans le camp de Mazuk attira son attention. Le souverain réagissait plus rapidement que prévu et faisait sortir les éléments de cavalerie dont il disposait encore pour les lancer au secours de ses troupes qu'il voyait en difficulté. Paul n'hésita pas un instant. S'adressant aux officiers qui se tenaient à ses côtés, il lança :

-Messieurs, nous allons avoir l'honneur de charger une nouvelle fois ! Nous devons immobiliser l'ennemi sur place pour donner le temps au connétable d'achever sa besogne. Envoyez une estafette au baron Noxy lui ordonnant d'ouvrir le feu.

Subjugués par la présence du roi, les cavaliers se préparèrent à l'assaut.

-En avant, hurla Paul en dégainant son épée.

Commença alors l'épisode le plus sanglant de la bataille. Les trente cavaliers se heurtèrent aux cent chevaliers lancés par Mazuk. Tout d'abord, les boulets opportunément envoyés par le baron Noxy créèrent un certain flottement mais la cadence de tir de ces pièces médiévales était insuffisante pour briser une charge.

Rapidement Paul et la vingtaine de cavaliers qui lui restait furent encerclés. Le jeune homme combattit comme un forcené, se portant toujours à l'endroit le plus menacé. Toutefois la disproportion des forces était trop importante et il n'eut bientôt autour de lui qu'une poignée d'hommes. Une brûlure atroce au flanc droit le fit tressaillir. Profitant de ce qu'il était vivement pressé par deux adversaires, un troisième venait de le toucher au-dessous de sa cuirasse. Les dents serrées par la douleur, Paul zébra le visage de son agresseur, l'envoyant rouler sur le sol.

Dans une sorte de brouillard rouge, il entendit soudain la voix de Zol.

-Victoire, Monseigneur, le connétable arrive à notre aide.

Effectivement la pression de l'adversaire se relâcha brusquement et les cavaliers firent demi-tour pour regagner précipitamment leur camp.

Ces quelques instants de répit suffirent à Paul pour recouvrer ses esprits. Du revers de la main, il s'essuya le front, ruisselant de sueur, tandis que le connétable et le chancelier arrivaient à sa hauteur.

-Monseigneur, cria Zyrk, la cavalerie ennemie est en pleine déroute, mais nous avons craint pour votre vie lorsque nous vous avons vu charger l'ennemi. Toutefois, votre manoeuvre héroïque a permis aux troupes du connétable d'achever leur besogne.

Paul regarda le camp de Mazuk où régnait un grand désordre.

-La victoire n'est pas encore acquise, remarqua-t-il.

-Ce n'est plus qu'une question de temps, trancha le connétable. Dans quelques minutes notre infanterie prendra position et nous pourrons lancer un nouvel assaut.

Le roi réfléchit un instant puis ordonna :

-Chancelier, allez demander au roi Mazuk de se rendre.

-Monseigneur, c'est à vous que revient l'honneur de recevoir son épée, protesta Zyrk.

-Si je le lui demande, sa fierté naturelle le poussera certainement à refuser, ce qui prolongera inutilement une bataille déjà trop sanglante. Il vous a en grande estime et vous savait l'ami de son père. Il ne jugera donc pas déshonorant de capituler devant vous. Faites-lui comprendre qu'en cas de refus, je ne lancerai pas un assaut mais ferai pilonner le camp par sa propre artillerie, livrant ainsi de nombreux braves à une mort peu glorieuse !

Le chancelier s'inclina et, après avoir désigné cinq cavaliers, se dirigea vers le camp adverse. Les tractations ne durèrent guère, car le chancelier revint moins d'une heure plus tard et présenta au roi une épée.

-Le roi Mazuk se reconnaît prisonnier, Monseigneur. Quelles sont vos instructions?

Paul étouffa un soupir de soulagement.

-Conduisez le roi et ses principaux officiers avec tous les honneurs dus à leur rang dans notre camp. Vous les installerez personnellement dans votre propre tente et veillerez à ce qu'ils ne manquent de rien. Connétable, vous ferez désarmer les troupes et regrouperez les hommes. Aucun sévice ne devra leur être infligé et ils pourront soigner leurs blessés. Vous placerez des sentinelles dans le camp adverse, et empêcherez tout pillage ! Enfin le baron Noxy ramènera à notre camp l'artillerie et les munitions prises à l'ennemi. Je veux que tout soit terminé dans deux heures !

Quoique surpris par ces ordres, les deux féodaux obéirent aussitôt tandis que Paul regagnait son camp, escorté de Zol et d'une vingtaine de cavaliers. La nouvelle de la vaillante conduite du roi s'était répandue comme une traînée de poudre et il fut accueilli par des acclamations joyeuses et spontanées jaillissant de centaines de poitrines. Le nom du roi soldat était maintenant sur toutes les lèvres. Paul dut longuement répondre à ces manifestations d'enthousiasme avant de pouvoir se retirer sous sa tente.

Dès que le pan de tissu fut retombé, Paul s'assit lourdement sur un tabouret. C'est seulement à ce moment que Zol remarqua les traits tirés du roi et la pâleur de son visage.

-Que vous arrive-t-il, Monseigneur? balbutia-t-il.

-Aide-moi à retirer cette carapace, grogna Paul, les dents serrées par la douleur.

Le serviteur s'empressa d'obéir et découvrit aussitôt le pourpoint maculé de sang. Avec douceur, il écarta le tissu, impressionné par l'importance du saignement. Sur la partie droite du thorax, au niveau des dernières côtes, une large plaie mettait les muscles à nu. Paul jeta un rapide coup d'oeil. Pour douloureuse qu'elle fût, la plaie était encore superficielle mais à quelques centimètres près l'arme aurait traversé le poumon et la partie supérieure du foie.

Rassuré, Paul ordonna :

-Prends un linge propre, applique-le sur la blessure et fais-moi un bandage serré, cela devrait arrêter le saignement.

Naturellement, sur Terre, la plaie aurait mérité bon nombre de points de suture mais le jeune homme pensa qu'il pourrait obtenir une guérison au prix d'une large cicatrice qu'il se ferait enlever à son retour dans un monde civilisé. Il ne craignait guère l'infection, car avant son départ, il avait été immunisé contre pratiquement tous les germes de la planète Mira. Le général Orlov avait tout de même pensé qu'il pourrait être blessé.

-Il faut quérir un médecin ! protesta Zol.

Devant le refus obstiné du roi, il fut cependant obligé d'exécuter les ordres. Il terminait le bandage quand le chancelier entra inopinément. Apercevant les linges sanglants, il s'écria :

-Etes-vous blessé, Monseigneur?

-Une simple égratignure dont je vous serais obligé de ne point parler, rétorqua aussitôt Paul.

Tandis que le chancelier rendait compte de sa mission, Zol passa au roi une chemise et un pourpoint propre. Le connétable et le baron Noxy ne tardèrent pas à les rejoindre.

-Quelle merveilleuse victoire, Monseigneur! s'exclama le vieux soldat. Jusqu'à ma mort, je serai fier d'avoir servi sous vos ordres. Même votre regretté père n'aurait pu concevoir une manoeuvre aussi hardie !

Zol, toujours efficace, présenta des coupes emplies d'un vin léger et Paul but avidement le liquide frais, ce qui le dispensa de répondre.

-Je n'arrive toujours pas à comprendre, marmonna le chancelier, comment vous avez pu deviner, Monseigneur, les réactions de Mazuk.

-Mais grâce à vous, ironisa le roi. Vous m'avez longuement vanté ses qualités de stratège. Par l'intermédiaire du duc Xoly, je lui ai fait savoir que je lancerai une grande attaque frontale. Un être médiocre se serait contenté de fortifier son camp et d'attendre l'assaut mais lui, n'a pu résister à l'envie de nous encercler et d'anéantir nos forces en un seul combat. J'escomptais bien cette réaction et il ne restait plus qu'à éviter le piège. Malheureusement je n'avais pas prévu qu'il réagirait aussi vite, ce qui m'a obligé à pousser une charge qui a coûté la vie à plusieurs de nos hommes.

-Rassurez-vous, Monseigneur, dit le connétable, nos pertes sont minimes et j'ai veillé à faire soigner nos blessés. Toute l'armée ne jure plus que par vous et votre nom restera à jamais inscrit en lettres d'or comme le plus grand génie militaire de notre siècle.

-N'exagérez pas, connétable. Tout chef vainqueur a tendance à vanter ses mérites, oubliant seulement que la chance l'a beaucoup aidé.

-Maintenant que Mazuk est votre prisonnier, intervint le chancelier, vous pourrez achever de détruire son armée, pénétrer sur ses terres et exiger une énorme rançon.

Le roi secoua la tête avec un demi-sourire.

-Cela donnerait une excuse au roi de Rhan pour envahir notre royaume, sous prétexte de porter assistance à Mazuk. Or les miracles ne se renouvellent pas et notre armée est trop faible pour s'opposer à la sienne. Mieux vaut agir autrement.

Désignant l'épée du roi d'Alxo, posée sur un coffre, il reprit :

-Chancelier, reportez-la à Mazuk en disant que je l'estime trop brave pour en être privé. Invitez-le avec ses officiers au souper que je compte donner ce soir.

D'un geste de la main, le roi étouffa les protestations prêtes à jaillir et ajouta :

-Allez! Je désire me reposer jusqu'à ce soir.

CHAPITRE XII

Sur le seuil de la tente, Mazuk hésita un instant. Il était grand, mince, avec un visage ouvert, des yeux clairs et des cheveux presque blancs. Le menton carré trahissait l'énergie de son caractère.

-Entrez, mon cher cousin, lança Czor, et faites-moi l'honneur de vous installer à ma droite.

Bientôt tous les convives furent assis autour de la longue table. Paul avait pris soin d'alterner la nationalité des invités, évitant ainsi la constitution de blocs.

Aussitôt des serviteurs empressés emplirent les coupes et passèrent des plats débordants de viandes succulentes.

Affamés et assoiffés, les officiers d'Alxo ne tardèrent pas à débuter le repas. Quand il sentit l'atmosphère se dégeler, Paul se tourna vers Mazuk qui examinait attentivement les convives.

-Inutile de chercher le duc Xoly ! Le drôle me trahissait et, une fois démasqué, il a tenté de me poignarder, ce qui a obligé mon serviteur à le tuer.

Les traits de Mazuk se figèrent mais il s'efforça de masquer son dépit tandis que Czor reprenait :

-La journée ne vous fut guère favorable, mon cousin ! Logiquement, à cette heure, c'est moi qui devrais être votre prisonnier. Mais je n'en tire aucune vanité comme vous l'auriez certainement fait, puisque la confrontation ne fut pas loyale et qu'au départ les dés étaient pipés. Xoly vous renseignait et moi je savais qu'il me trahissait, c'est pourquoi je lui ai fait porter un faux message. Que lui aviez-vous promis en échange de sa félonie ?

Comme Mazuk ne répondait pas, Paul poursuivit :

-Probablement la vice-royauté de Khor! C'est ce que j'aurais fait à votre place, son autorité devant apaiser les risques de rébellion de mes barons. Toutefois, combien de temps croyez-vous que Xoly vous serait resté fidèle ?

Mazuk haussa un sourcil, traduisant son étonnement.

-Certainement des années puisqu'il m'avait fait serment d'allégeance.

-Pas une semaine, mon cousin ! ricana Paul. Mon serviteur a trouvé dans les affaires du duc une correspondance échangée avec Neko qui ne laisse aucun doute sur ses intentions. Le souverain de Rhan l'assure que son armée marchera sur Khor au premier soulèvement. Moyennant d'importantes concessions territoriales au sud, compensées par l'amputation d'une partie de votre royaume, Neko reconnaissait l'entière souveraineté de Xoly sur Khor! Je tiens les lettres à votre disposition.

-Je vous crois, grinça Mazuk. Je regrette seulement que vous ayez tué ce traître. J'aurais voulu pouvoir l'étrangler moi-même.

Paul mangea un moment en silence, laissant le roi d'Alxo digérer sa déconvenue. Jugeant le silence suffisamment long, il reprit :

-Il n'est pas en mon pouvoir de ressusciter les morts mais je pense que nous devrions effacer au plus vite les traces de cette funeste journée.

Intrigué, le roi Mazuk soupira :

-Que proposez-vous donc, mon cher cousin ?

-Les rois doivent faire taire leurs sentiments personnels pour ne songer qu'à l'intérêt de leur royaume.

Assis en face des deux rois, le chancelier et Arzak entouraient un guerrier d'Alxo au visage sévère surmonté de cheveux grisonnants. C'était le général des armées de Mazuk qui s'était rendu en même temps que son souverain. Les trois hommes suivaient avec intérêt la discussion, oubliant même de manger.

-Fort bien, reprit Mazuk, liquidons donc le passé. Quelle rançon demandez-vous pour me laisser regagner ma capitale ?

-Aucune, mon cousin! répondit aussitôt Czor.

Ces paroles pétrifièrent un instant les auditeurs. Paul enchaîna aussitôt :

-Je voudrais supprimer cette journée de ma mémoire et vous faire comprendre qu'un péril nous menace tous les deux : c'est l'ambition du roi de Rhan. Son armée est puissante et peut nous réduire facilement l'un après l'autre. Depuis longtemps il songe à envahir mon royaume, sa correspondance avec Xoly le prouve ! Croyez-vous qu'il s'arrêtera à ce premier succès ? Certainement pas ! Dans un mois, dans un an au plus tard, il vous cherchera querelle et, s'appuyant sur les ressources d'Alxo et de Khor, il ne peut que vous écraser malgré votre vaillance.

Des rides soucieuses barrèrent le front de Mazuk.

-Je savais notre cousin Neko fort ambitieux, soupira-t-il, et c'est un peu pour prévenir son action que j'ai déclenché cette guerre, pensant pouvoir compter sur l'appui de Xoly. Que pouvons-nous faire ?

-Il existe une solution! Si demain Neko apprend que nous avons signé un traité de mutuelle assistance, il sera obligé de rester tranquille, car il n'est pas assez fort pour nous combattre tous les deux en même temps !

-Cela serait exact, objecta Masuk, si j'avais encore une armée. S'il agit immédiatement, son plan peut encore réussir.

Paul secoua doucement la tête.

-Vous avez encore une armée, mon cousin. Votre cavalerie est seulement dispersée et doit se regrouper. Vos hommes sont désarmés et prisonniers dans votre camp mais en moins de deux jours, vos officiers peuvent reconstituer les unités car j'ai empêché tout pillage ainsi que les représailles.

Le roi d'Alxo essayait désespérément de réfléchir devant cette situation qui le prenait totalement au dépourvu. Paul insista :

-Je ne veux en rien influencer votre jugement, mon cousin. Sachez cependant que quelle que soit votre décision, vous pourrez regagner librement votre camp demain. Je fais confiance à votre sagesse pour éviter à nos deux royaumes les souffrances d'une nouvelle guerre.

Mazuk resta un long moment silencieux, tandis que Paul grignotait une cuisse de volaille. Sa blessure le faisait souffrir mais il s'efforçait de rester impassible. Soudain le visage du roi d'Alxo s'éclaira et il tendit la main à « Czor ».

-Topez là, mon cousin ! Point n'est besoin de réfléchir plus longtemps pour comprendre la justesse de vos arguments. Ce traité d'assistance devrait assurer la paix et si Neko ne veut rien entendre, nous l'écraserons. Comment rédigerons-nous l'acte ?

-Le chancelier Zyrk s'en chargera. Je pense qu'il suffit de dire que nous nous sommes rencontrés aujourd'hui et que les malentendus qui nous divisaient ont été dissipés. En conséquence, nous avons conclu un traité de paix et assistance.

Diplomatiquement, Paul ménageait ainsi la susceptibilité du souverain. Ce dernier apprécia le geste et répondit :

-Demain, avant de partir, nous signerons le parchemin. Vous venez, mon cher cousin, de me donner une magistrale leçon de haute politique. Je ne sais si, vainqueur, j'aurais eu votre largeur d'esprit, mais je pense que votre père et le mien qui étaient amis doivent se réjouir dans leur tombe. Pour ma part, j'espère que nous ferons revivre à jamais cette amitié.

Paul serra longuement la main tendue. Avec un gros rire, Mazuk ajouta :

-Je tiens à vous faire une promesse. Si jamais un félon se présente à nouveau à ma cour pour médire de vous, je jure de l'écorcher vif de mes propres mains ! Maintenant buvons à notre réconciliation !

Bientôt tous les convives portèrent toasts sur toasts à la santé des deux souverains. Plus tard, Mazuk confia à Czor :

-J'avoue que ce traité de paix m'arrange car les tribus sauvages de l'ouest recommencent à s'agiter et il est très probable que je devrai engager une nouvelle campagne de pacification. N'éprouvez-vous aucune difficulté avec les peuplades qui bordent votre territoire ?

-Jusqu'à maintenant rien ne m'a été signalé !

Un peu gêné, le connétable intervint alors :

-Je vous prie de m'excuser, Monseigneur, mais la veille de notre départ de Khor, j'ai reçu de fâcheuses nouvelles. Plusieurs de nos postes de l'ouest ont été attaqués et deux ont été pillés, Toutefois pensant que vous aviez d'autres soucis, j'ai omis de vous le signaler.

Intrigué, Paul demanda :

-Quel est le motif de ces rébellions ?

Le roi d'Alxo qui avait étudié le problème depuis plus longtemps précisa :

-Jusqu'à ces deux dernières années, nous vivions en paix avec eux et même des échanges commerciaux s'étaient développés aux frontières. Ils nous vendaient des peaux, des objets artisanaux en échange de grains qu'ils ne cultivent pas et surtout de poignards car ils ne savent pas extraire le métal du sol.

-Agissent-ils ainsi pour piller simplement ce qu'ils ne veulent plus acheter? demanda Czor.

-Je ne pense pas ! D'après les rares contacts que j'ai pu avoir, il semble que leurs attaques aient un rapport avec une religion qui se serait développée chez eux depuis la venue de nouveaux Dieux, mais mes interlocuteurs n'ont pas été très explicites.

-Je crois qu'il faudra que je me penche sur ce problème, marmonna Paul et nous serons peut-être obligés de mener une action commune.

-Rien ne me serait plus agréable que de combattre à vos côtés, sourit Mazuk. De toute façon si j'obtiens des renseignements intéressants, je ne manquerai pas de vous les communiquer.

***

Paul regarda le roi d'Alxo s'éloigner, escorté par une vingtaine de cavaliers. La matinée était déjà fort avancée et les rayons du soleil faisaient briller la poussière soulevée par les chevaux. Une heure plus tôt, les deux souverains avaient signé leur traité d'alliance et Mazuk avait multiplié les manifestations d'amitié. Paul se tourna vers le chancelier et le connétable immobiles à ses côtés.

-Voilà un épisode heureusement terminé. Avant-hier je n'espérais guère une telle issue.

-Tout le mérite vous en revient, Monseigneur, rétorqua le chancelier et je reste encore confondu devant votre clairvoyance.

-Espérons maintenant que Mazuk tiendra ses promesses.

-Je le crois sincère ! A son réveil, il n'a cessé de répéter son admiration pour vous. Pourquoi les fils ne se porteraient-ils pas la même amitié que les pères ?

Se tournant vers le connétable, le roi reprit :

-Vos hommes ont mérité de se reposer aujourd'hui et nous lèverons le camp demain à l'aube. Chancelier, vous devriez partir sur-le-champ pour notre capitale afin d'annoncer la paix. Vous avertirez également l'ambassadeur de Rhan de la signature du traité. Nul doute qu'il s'empressera d'envoyer un message à son maître ! Enfin vous pourrez rassurer la princesse Haza qui doit trembler d'inquiétude pour son père.

-Je serai fier d'être votre messager mais pourquoi ne venez-vous pas avec nous, Monseigneur? Le voyage serait plus rapide et moins fatigant.

-Mon égratignure au côté me taquine encore et un peu de détente me fera le plus grand bien, éluda le roi.

Il fit signe au baron Noxy qui se tenait en arrière du connétable.

-Baron, choisissez trente cavaliers et vous escorterez le chancelier.

Ce dernier voulut protester mais le roi lui imposa le silence. Tirant de son pourpoint un parchemin, Paul le tendit à Noxy :

-Voici des instructions écrites. Vous en prendrez connaissance en chemin. Je tiens expressément à ce que vous les exécutiez à la lettre. Nul, en dehors de moi, n'aura le pouvoir de les annuler !

Le baron saisit le document et salua profondément.

-Tant qu'il me restera un souffle de vie, je serai votre fidèle et obéissant serviteur.

CHAPITRE XIII

Le soleil était déjà bas sur l'horizon quand la petite troupe de cavaliers, couverte de poussière, franchit la porte de la ville. Tandis que le chancelier poursuivait sa route vers le château, le baron Noxy bifurqua soudain, suivi d'une dizaine d'hommes d'armes.

Cinq minutes plus tard, il arrêtait sa monture couverte d'écume devant le porche de la cathédrale et les cavaliers se rangèrent à ses côtés. L'un d'eux, doté d'une voix puissante, s'écria :

-Ecoutez ! Ecoutez tous la proclamation du roi !

Les passants, plus rares que de coutume, s'approchèrent lentement, la mine renfrognée. Jusqu'à présent les édits royaux n'annonçaient jamais de bonnes nouvelles !

Par curiosité cependant une cinquantaine de personnes finirent par se rassembler. Le baron allait ouvrir la bouche lorsqu'une patrouille du guet commandée par un officier fendit la foule.

-En raison de l'état de siège, nul ne peut provoquer de rassemblement sans l'autorisation du comte Orka. Vous êtes donc en état d'arrestation. Veuillez me rendre votre épée et me remettre ce parchemin !

Le visage du baron blêmit de colère.

-Je suis ici par ordre du roi, gronda-t-il. J'exécute ses instructions et il est précisé que celui qui tentera de s'y opposer sera déclaré hors la loi et pourchassé comme tel.

Noxy avait parlé suffisamment fort pour que tous les hommes puissent entendre. La menace créa un certain flottement car être hors la loi était la plus grande déchéance qu'on puisse subir. Le coupable, n'ayant plus d'existence légale, perdait biens, famille et surtout chacun pouvait l'abattre sans formalité.

Le baron apostropha l'officier du guet qui visiblement ne savait plus quelle décision prendre.

-Oserez-vous entrer en rébellion contre votre souverain ?

L'altercation entre les deux officiers avait donné le temps aux habitants alentour de se réunir et c'est maintenant une foule de plusieurs centaines de personnes qui les entourait. Beaucoup d'entre eux avaient eu à souffrir de la brutalité des policiers et tout naturellement le peuple prenait parti pour le petit groupe de militaires. Déjà des exclamations fusaient.

-Hors la loi ! Hors la loi !

Il n'était pas difficile de deviner que sitôt la sentence prononcée, la populace se ferait une joie d'exécuter l'officier du guet. Ce dernier perçut la menace. Le front couvert de sueur, il lança un regard à ses hommes. Trop peu nombreux, ils n'avaient aucune chance de disperser une foule appuyée par les dix cavaliers.

-Faites votre devoir, baron, articula-t-il péniblement. Moi, je dois rendre compte à mes supérieurs.

Aussitôt le baron commença :

-Hier, notre souverain, roi de Khor, a remporté...

***

Au château, dans la salle du conseil, le comte Orka discutait à mi-voix avec un collaborateur. Sentant une présence derrière lui, il s'interrompit brusquement et découvrit la princesse Haza qui venait d'entrer dans la pièce.

-Je viens d'apprendre que mon père est arrivé au château, mais il n'est ni dans la cour, ni dans ses appartements.

Le comte s'inclina en grimaçant un sourire.

-Nous l'attendons ici d'un instant à l'autre. Comprenant votre inquiétude, je pense que vous pouvez demeurer en notre compagnie.

La princesse fort anxieuse manifesta son acquiescement d'un simple signe de tête.

Orka congédia son collaborateur. Il était également soucieux, non de l'issue de la bataille qui ne pouvait faire de doute dans son esprit mais il se demandait si la jeune fille avait entendu les dernières phrases qu'il avait prononcées.

Le chancelier arriva à cet instant, escorté de deux hommes d'armes.

-Que signifie cette réception, comte Orka ? demanda-t-il d'un ton sec. Aussitôt le pont-levis franchi, mes hommes ont été désarmés et ces deux soudards m'ont escorté ici.

Sans paraître remarquer l'irritation de Zyrk, le comte expliqua d'une voix pateline :

-C'est une simple mesure de sécurité destinée à vous protéger. Depuis votre départ avec l'armée, la situation à Khor s'est fort dégradée et j'ai dû proclamer l'état de siège. A voir votre costume poussiéreux, je crains que vous n'ayez de fâcheuses nouvelles à nous annoncer.

-Ma tenue n'est que la conséquence de mon empressement à arriver ici. Contrairement à ce que vous pensez, le roi Czor a remporté une merveilleuse victoire! Dès demain, il sera ici avec une armée intacte renforcée par trente pièces d'artillerie prises à l'ennemi !

Orka réussit à rester impassible devant cette annonce qui risquait de ruiner ses espoirs.

-De plus, poursuivit le chancelier, Monseigneur a signé un traité de paix et d'assistance avec le roi Mazuk !

-Cette décision n'aurait-elle pas dû être débattue en conseil ? objecta le comte.

-Le roi est maître de la destinée du royaume, rétorqua Zyrk. Il peut se passer de votre approbation comme de la mienne !

Le visage soucieux, évitant de regarder ses interlocuteurs, Orka murmura :

-Le peuple est prêt à se rebeller et il se pourrait que le roi trouve demain les portes de la ville fermées !

-Dans ce cas, les canons abattront un pan de muraille et les soldats rétabliront l'ordre, trancha le chancelier, intrigué par ces objections.

-Mais l'armée acceptera-t-elle de combattre ses propres concitoyens ?

Zyrk éclata de rire.

-L'héroïque conduite du roi et l'habileté de ses manoeuvres ont entraîné une admiration sans bornes de nos soldats. Il faut avoir entendu leurs acclamations le soir de la bataille pour comprendre le changement qui s'est opéré. Chaque officier ou soldat est prêt à obéir aveuglément au roi. L'emprise du souverain sur les hommes est telle qu'il pourrait destituer le connétable sans provoquer de récriminations.

La nouvelle plongea Orka dans un abîme de perplexité car il sentait tous ses projets se désagréger. Les dents serrées, il demanda :

-Qui est au courant de cette victoire?

A ce moment, le bruit de cloches sonnées à toute volée parvint aux oreilles des interlocuteurs.

-Nous et tout le peuple de Khor qui semble manifester sa joie, ricana le chancelier. Le baron Noxy vient certainement d'annoncer la nouvelle.

D'un ton rageur, Orka rétorqua :

-Vous auriez dû réserver la primeur des nouvelles au conseil !

-C'est-à-dire à vous, railla Zyrk, car je ne vois pas le baron Chark. De toute façon Noxy ne faisait qu'exécuter les ordres personnels du roi et je n'avais pas à intervenir.

Cette fois, Orka sentit qu'il avait perdu la partie. Il avait espéré soulever la ville contre Czor et aussitôt appeler à l'aide le roi de Rhan dont l'ambassadeur n'avait pas ménagé l'argent pour soudoyer nombre de personnes qui auraient, au bon moment, déclenché une insurrection apparemment spontanée.

-Nous vous remercions de ces nouvelles, parvint à articuler le comte et je vous laisse aux joies des retrouvailles avec votre fille.

-Je ne doute pas que vous ferez bonne garde, ricana Zyrk et que demain le roi recevra de son peuple l'accueil qu'il mérite !

A l'instant où Orka allait franchir la porte, le chancelier ajouta :

-J'allais oublier un détail, comte. Le duc Xoly a été convaincu de félonie. Démasqué, il a voulu tuer le roi mais il a été abattu avant d'avoir pu commettre son forfait !

Cette fois, Orka ne put cacher son désarroi et c'est d'un pas mal assuré qu'il sortit de la pièce. Dès la porte refermée, le chancelier s'essuya le front, tandis que la princesse se jetait dans ses bras.

-Même au plus fort d'une bataille, je n'ai jamais autant craint pour votre vie et la mienne ! soupira le chancelier. Le comte Orka avait certainement ourdi un complot et n'aurait pas hésité à nous assassiner pour empêcher la nouvelle de la victoire de se répandre. Le roi nous a sauvé la vie en ordonnant au baron Noxy de proclamer la nouvelle en ville dès notre arrivée.

Encore ému, le chancelier se laissa choir sur un fauteuil avant de reprendre :

-En apprenant les instructions du roi, j'avais pensé à une simple manifestation de vanité, mais une fois de plus, je constate que notre souverain avait tout prévu.

La princesse, qui ne comprenait pas encore l'émotion de son père, demanda :

-Je vous en prie, reprenez depuis le début. Pour obtenir une telle victoire, le roi a donc su écouter vos sages conseils ainsi que ceux du connétable.

Zyrk secoua la tête.

-Non, ma fille, depuis le début nous n'avons été que des marionnettes entre ses mains ! Encore maintenant je reste confondu devant sa perspicacité! Chacun de ses ordres, même s'ils avaient l'air improvisés, étaient mûrement réfléchis et déjà il pensait à l'action ultérieure.

Le chancelier résuma fidèlement les principaux épisodes de la « bataille de la Plaine » avant d'ajouter :

-Au sortir d'un combat difficile, le roi m'a envoyé quérir la reddition de Mazuk. Je pensais que c'était par lassitude alors qu'en réalité il avait déjà décidé de négocier un traité d'assistance.

-Je ne vous reconnais plus, mon père, sourit la princesse. Pendant des mois, vous n'avez cessé de gémir sur l'inconduite du roi et, depuis quinze jours, vous ne tarissez plus d'éloges sur son compte ! On jurerait que vous ne parlez plus du même homme.

-C'est que je porte le remords d'avoir mésestimé notre souverain. Actuellement, il me semble qu'il a toutes les qualités de son père multipliées par dix.

La princesse hocha doucement la tête.

-J'avoue que moi aussi il me déconcerte. Je n'arrive pas à oublier le jour où il me traita comme une chambrière et faillit me violer. Pourtant, un mois plus tard, je l'ai vu se lancer dans un combat contre des spadassins alors qu'il aurait pu fuir ! Il se battit alors avec une fougue et une adresse qui forcèrent mon admiration.

-Hier, cela était encore plus remarquable. Après avoir dressé un plan de bataille génial, le roi n'a pas hésité à charger à deux reprises des adversaires beaucoup plus nombreux.

-N'a-t-il pas été blessé ?

-Je ne sais exactement. Il m'a dit avoir reçu une égratignure, mais il m'a semblé voir beaucoup de sang sur son pourpoint.

-Et il n'a pas gémi, s'étonna la princesse. Souvenez-vous l'année dernière lorsqu'il a été effleuré par un sanglier ! Pour quelques centimètres de peau arrachée, il a mobilisé toute sa cour et s'est fait transporter en civière.

-Je puis vous assurer que cela n'a pas été le cas cette fois. Peut-être faut-il des circonstances exceptionnelles pour révéler les nobles caractères?

CHAPITRE XIV

Le roi traversa la chambre et s'allongea avec un plaisir non dissimulé sur le lit. Bien qu'ayant pratiqué beaucoup d'équitation depuis son arrivée sur Mira, Paul n'était pas encore habitué aux longues randonnées à cheval et il se sentait fort courbatu.

Le retour à Khor s'était effectué sans problème et le plus difficile avait été de traverser les rues menant au château, encombrées d'une foule dense qui acclamait le souverain. Jamais encore Czor n'avait déclenché un tel enthousiasme sur son passage, même pour son couronnement.

Dans la cour du château, il avait été accueilli par le chancelier et le baron Chark mais avait été un peu déçu de ne pas voir la princesse Haza, L'évocation du visage de la jeune fille amena un sourire sur les lèvres du jeune homme. Un bruit de pas précipités l'arracha à ses rêveries.

-Monseigneur, dit Zol d'une voix haie-tante, la princesse et Raza semblent avoir disparu.

-Explique-toi! dit Paul en se redressant d'un bond, sans se soucier de la douleur que ce mouvement brusque déclencha à son flanc.

-Voyant que Monseigneur désirait se reposer, je me suis dirigé vers les appartements de la princesse dans l'espoir d'apercevoir Raza. Comme elle n'était pas là, j'ai interrogé les autres servantes. Peu de temps auparavant, la princesse avait quitté sa chambre en compagnie de Raza, annonçant qu'elle allait vous rendre visite mais elle n'est jamais arrivée ici.

-Impossible! Deux personnes ne peuvent ainsi disparaître.

-C'est bien ce que j'ai pensé, Monseigneur. J'ai interrogé plusieurs serviteurs dans la cour qui affirment l'avoir vu monter l'escalier menant ici, mais la sentinelle de garde devant votre porte jure ne rien savoir.

Paul réfléchit un instant, se remémorant la topographie des lieux. Le couloir devant son appartement menait à un autre petit escalier conduisant à une cour et à une poterne discrète par laquelle il était possible de quitter le château. C'est ce chemin qu'empruntaient en général les malheureuses que Czor se faisait livrer.

-La sentinelle ne peut-elle mentir ?

-Je ne sais, Monseigneur, mais l'homme m'a semblé assez mal à l'aise lorsque je l'ai interrogé.

-Appelle-le!

Le garde était brun, trapu, avec un front bas. Aux questions du roi, il répondit par la négative. Paul allait le renvoyer quand un détail attira son attention. Il fit un geste aussitôt interprété par Zol qui immobilisa la sentinelle les deux bras ramenés derrière le dos. Sidéré, l'homme se laissa faire sans réagir.

Prestement, Paul le fouilla et sortit d'une poche une grosse bourse de cuir. C'est cette bosse qui l'avait intrigué. Il renversa le sac et des dizaines de pièces d'or tombèrent sur le carrelage. Une véritable fortune pour un simple soldat.

-Qui t'a donné cet or ?

L'homme baissa la tête sans répondre. Zol le secoua énergiquement et dit, la gorge contractée par la colère :

-Laissez-moi faire, Monseigneur, je jure de le rendre loquace.

-Cela risque d'être long. J'ai une meilleure idée.

Il avança vers le garde et arracha de son étui le poignard qu'il portait à la ceinture.

-Ecoute bien car tu vas devoir te décider sur-le-champ. Ou tu parles et je te promets de te laisser ramasser cet or et quitter le château. Ou tu t'obstines à te taire et voilà ce que je ferai. Je vais m'entailler le bras avec ton poignard et aussitôt j'appellerai la garde. Je dirai que tu as voulu me tuer et que Zol t'a désarmé à temps.

-Mais c'est faux, gémit l'homme dont le visage prenait une vilaine teinte grisâtre.

-Crois-tu que quelqu'un osera douter de ma parole? ricana Paul. Tu connais, je pense, le châtiment réservé aux régicides ? Ils sont écartelés ! Mais auparavant la justice voudra savoir si tu as agi seul ou si tu avais des complices et tu seras questionné par le bourreau sans relâche des jours entiers avant que la mort vienne enfin te délivrer.

Czor regarda un instant les grosses gouttes de sueur qui glissaient sur les joues du garde.

-Décide-toi, gronda-t-il, en approchant la lame de son épaule. Dans un instant, il sera trop tard et tu n'auras plus aucun espoir, car évidemment je ne pourrai revenir sur ma parole.

Toute résistance brisée, l'homme murmura :

-Arrêtez, Monseigneur ! J'ai vu la princesse et une autre jeune fille. Elles étaient bâillonnées et maintenues par des gardes du comte Orka. C'est lui qui m'a donné la bourse en menaçant de me faire arracher la langue si je parlais.

-Sais-tu où il les conduisait ?

-Je l'ai entendu ordonner à ses hommes de les mener à la chambre des interrogatoires. C’est au deuxième sous-sol de la prison.

Le roi hocha la tête et grogna :

-Quand tu te réveilleras, ramasse ton or et file !

Puis d'un coup de poing sec à la mâchoire, il l'assomma. Sans ménagement, Zol laissa retomber le corps inerte.

Les sourcils froncés par la réflexion, Paul demanda :

-Zol, acceptes-tu de risquer ta vie pour sauver celle de Raza ?

-Sans hésiter, Monseigneur !

-Dans ce cas, suis-moi, et quoi qu'il arrive ne me quitte pas d'une semelle.

Bouclant son ceinturon autour de sa taille, il quitta vivement son appartement. Dans la cour du château, il avisa Arzak qui surveillait l'installation des troupes.

-Connétable, dit-il d'une voix sèche, je crains que le comte Orka ne suive le mauvais exemple du duc Xoly. Prenez deux cents hommes, dix canons et encerclez sur-le-champ la prison, puis vous pénétrerez dans le bâtiment et arrêterez ceux qui s'y trouvent. Si jamais on refusait de vous ouvrir la porte, enfoncez-la par une salve de boulets et exécutez mes ordres. Faites également prisonniers tous ceux qui tenteraient de s'échapper !

-Mais où serez-vous, Monseigneur?

-Quelque part à l'intérieur, du moins je l'espère. Faites-moi alors chercher. Pour l'instant je veux une escorte de dix cavaliers.

Sans plus d'explication, il s'éloigna, laissant le connétable perplexe. Mais l'autorité du roi était telle que pas un instant, il ne songea à discuter les ordres.

***

Un officier pénétra en courant dans le bureau du comte Orka.

-Le roi approche de la porte principale. Que devons-nous faire ?

-A-t-il une nombreuse escorte ?

-Seulement une dizaine de cavaliers.

Un rictus étira les lèvres épaisses du comte.

-L'imbécile se jette dans la gueule du loup. Je n'espérais plus une telle occasion ! Ouvrez à Czor et refermez aussitôt.

L'officier hésita un instant.

-Beaucoup de nos gardes ne sont pas encore acquis à notre cause et risquent de prêter main-forte au roi s'il les appelle au secours. Il faudrait éviter un assassinat en public.

-Nous agirons avec discrétion. Il n'est jamais bon de montrer au peuple le sang d'un roi. Cela peut lui donner un jour de funestes idées.

Quelques instants plus tard, Paul mettait pied à terre dans la cour de la prison. Orka accourut aussitôt et salua profondément.

-Que Monseigneur soit le bienvenu dans ces locaux dont il m'a confié la garde.

Abrégeant les formules de politesse, le roi annonça :

-Pour célébrer dignement ma victoire, j'ai décidé de proclamer une amnistie générale. Je vous serais donc obligé de libérer immédiatement tous les prisonniers. Je profiterai également de l'occasion pour inspecter les bâtiments car il y a fort longtemps que je ne suis point venu ici.

D'un discret signe du menton, Zol désigna au roi une porte. Ce dernier se dirigea aussitôt dans cette direction.

-Nous commencerons par les sous-sols.

Orka approuva et tint à ouvrir lui-même la porte au roi. Ce dernier descendit rapidement un escalier humide chichement éclairé par deux torches fumeuses. Il arriva ainsi devant un vantail à doubles battants percé d'un minuscule judas. Un geôlier s'empressa de faire jouer l'imposante serrure.

Le roi avança d'un pas et s'arrêta brusquement. La princesse et Raza se tenaient debout contre le mur de grosse pierre. Elles avaient toutes deux les mains attachées au-dessus de la tête à de solides anneaux de fer. Toutefois, elles étaient vivantes et ne semblaient pas avoir trop souffert.

Le claquement métallique d'un verrou ramena le roi aux dures réalités. Un garde venait de refermer la porte au nez de l'escorte royale. Paul et Zol étaient maintenant seuls, entourés de huit hommes.

-Que signifie ceci? dit le roi d'une voix glaciale.

Orka abandonna son air cauteleux et lança :

-Czor, vous êtes mon prisonnier !

-Vous perdez la tête ! Le connétable cerne la prison avec d'importantes forces et il a ordre de massacrer ceux qui lui résisteront.

La menace n'impressionna pas le comte qui ricana :

-Il se calmera s'il ne veut pas que je lance votre tête et celle de la princesse devant ses troupes.

Orka fit un geste et un colosse, torse nu, le visage dissimulé par une cagoule noire saisit un fer qui chauffait dans un brasero. La tige rougie à la main, le bourreau s'avança vers Haza.

-Remettez-moi votre épée, Czor, ou je lui ordonne de brûler le sein de la princesse.

Les épaules du souverain se voûtèrent et lentement sa main descendit vers sa ceinture. Croyant le roi dompté, Orka, avec un sourire de triomphe, avançait déjà pour saisir l'arme. Il ne comprit jamais ce qui se passa alors. Avec une promptitude incroyable, Paul arracha son poignard de sa gaine, le saisit par la lame et le lança. Moins de deux secondes plus tard, l'arme s'enfonçait jusqu'à la garde dans la poitrine du colosse qui lâcha son fer et s'écroula doucement, une écume rouge aux lèvres. Le hasard fit que le corps tomba sur le métal encore brûlant. Aussitôt un horrible grésillement fut perceptible tandis qu'une épouvantable odeur de chair grillée s'élevait dans la salle voûtée.

Profitant du moment de stupéfaction causé par son geste, Paul se rua en avant, bousculant Orka et vint se placer devant la princesse, l'épée à la main. Zol réagit avec la même promptitude et un instant plus tard, il se tenait à côté du roi.

Paul éclata alors d'un rire puissant, jeune, incongru dans une telle situation.

-Viens chercher mon épée, Orka.

Quoiqu’assourdi par l'épaisseur des murailles, le bruit d'une salve d'artillerie parvint aux oreilles des protagonistes du drame.

-Le connétable enfonce la porte ! s'exclama le roi. Dans quelques minutes, il sera ici !

-Saisissez-le! ordonna Orka écumant de rage.

Les six sbires avancèrent, épée au poing, le visage farouche. Ils savaient que s'ils ne maîtrisaient pas le roi, le connétable serait sans pitié pour eux et n'hésiterait pas à les faire empaler. En outre, ils étaient sûrs de leur force car, jusqu'à présent, le roi ne leur était apparu que sous un jour méprisable.

Les voûtes de pierre retentirent bientôt du fracas des armes et des cris des hommes. A la grande surprise du comte, le premier assaut fut repoussé et deux de ses sbires se traînaient sur le sol, trop blessés pour se relever.

-Allez ! Allez ! hurla-t-il d'une voix rendue aiguë par la colère.

Cette fois, l'attaque des quatre survivants fut plus méthodique, plus acharnée et Paul, soucieux de rester devant la princesse ne pouvait rompre à son gré. Par deux fois, une pointe déchira son pourpoint. Enfin il trouva une ouverture et se fendit à fond. Un attaquant s'écroula la gorge transpercée. Peu de temps après, un second sbire s'effondra, blessé par Zol. Maintenant la partie devenait égale.

Livide, les yeux exorbités, Orka entendait les coups frappés contre l'épais ventail. Dominant le tumulte, la voix du connétable encourageait ses hommes. Toutefois, Arzak ne pouvait détacher son oeil du judas. Comme dans un rêve, il vit l'épée du roi à la suite d'une série de feintes éblouissantes plonger dans la poitrine de son adversaire. Tout aussitôt le souverain se trouva en face du comte Orka.

-Tentes-tu de te défendre ou préfères-tu la mort ignominieuse sur l'échafaud ?

Bien que bouleversé, Orka n'était point lâche. Il tomba en garde en hurlant :

-Meurs donc, chien !

Son attaque brutale fut parée et il n'évita la riposte que par un prompt retrait du buste. Sans voix tant il avait crié, le connétable assista au duel le plus extraordinaire de son existence. Le comte Orka passait pour un des meilleurs escrimeurs du royaume et la rage décuplait ses forces. Mais le roi, transfiguré, sembla se jouer de son adversaire ! Portant bottes sur bottes, il obligea Orka à rompre jusqu'à la porte puis après un dégagement savant, le roi se fendit à fond, clouant littéralement le traître contre le vantail de bois.

Sans perdre un instant, Paul se retourna mais constata avec satisfaction que Zol s'était débarrassé de son dernier adversaire et qu'il s'empressait déjà de trancher les liens qui entravaient la princesse. Le roi remit son épée au fourreau et fit glisser l'énorme verrou qui condamnait la porte.

-Monseigneur, Monseigneur, haleta le connétable, je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie! Même votre regretté père n'aurait pu combattre aussi vaillamment.

Paul s'essuya le front d'un revers de manche. L'excitation du combat retombée, il se sentait très las et une vive douleur lui taraudait le flanc à l'endroit de sa blessure.

-Etes-vous maître de la prison ?

-Vos ordres ont été exécutés, Monseigneur. Nous n'avons rencontré pratiquement aucune résistance et les hommes se sont laissés désarmer sans difficulté.

-Parfait ! Vous pouvez les libérer ainsi que tous les prisonniers car je pense que les têtes du complot se trouvaient ici avec Orka !

Le connétable regarda un instant les huit corps étalés sur le dallage.

-Voilà ce qui s'appelle une bonne justice, Monseigneur. Toutefois, j'aurais aimé pouvoir tuer Orka de ma propre main.

Sans écouter davantage Arzak, Paul s'avança vivement vers la princesse. Echevelée, la robe déchirée, elle n'en paraissait que plus belle. Toutes les émotions n'avaient pas réussi à briser sa résistance nerveuse et elle se massait en grimaçant les poignets où les liens avaient laissé de vilaines marques noirâtres. Pendant ce temps, Zol soutenait Raza qui semblait plus éprouvée. Paul s'inclina galamment et dit :

-Veuillez accepter mon bras, princesse, et accordez-moi l'honneur de vous escorter jusqu'à vos appartements.

Un sourire espiègle étira la bouche de la jeune fille, tandis que machinalement elle tentait de remettre un peu d'ordre dans sa chevelure.

-Je ne pourrais trouver au monde meilleure protection. Jamais je ne vis plus héroïque combat. Mais où avez-vous appris à lancer ainsi le poignard ? C'est la première fois que je vois un pareil tour d'adresse.

Paul se mordit les lèvres. Il avait agi instinctivement, oubliant de jouer son rôle de roi.

-La guerre nous enseigne beaucoup de choses, éluda-t-il.

Heureusement la princesse n'insista pas et posa sa main sur son avant-bras.

-Quittons cet endroit qui me fait horreur, dit-elle en réprimant un frisson.

Ils remontèrent l'escalier suivi du connétable et de Zol. Arrivé dans la cour, le roi fut accueilli par les acclamations des soldats auxquelles se mêlaient celles des prisonniers libérés. Etonnée par le vacarme, la princesse murmura :

-Il ne vous a fallu guère de temps, Monseigneur, pour gagner le coeur de vos sujets.

Evitant de répondre, Paul se hissa péniblement sur sa monture et il escorta la princesse jusqu'au château. Grimper les marches menant à l'appartement de Haza lui fut une épreuve pénible. Il avait l'impression qu'un méchant diable lui appliquait un fer rouge sur le flanc. Une fine sueur glacée perlait à son front. Les dents serrées, il parvint jusqu'à la porte de la princesse. Il commit alors l'erreur de vouloir s'incliner. Brusquement un voile noir lui couvrit les yeux et il se sentit glisser dans un puits sans fond.

***

-Il ne devrait pas tarder à revenir à lui, dit le médecin, un vieillard sec aux cheveux blancs.

D'une main ferme, il acheva de serrer le bandage passé autour du thorax du roi avant de reprendre :

-J'exige une immobilité complète. Monseigneur a beaucoup perdu de sang et le moindre mouvement risque de rouvrir sa blessure. Avoir combattu avec une pareille entaille était d'une imprudence folle. Je reviendrai demain matin changer son pansement. S'il se réveille d'ici-là, donnez-lui beaucoup à boire et qu'il mange légèrement !

Selon les prévisions du médecin, Paul ne tarda pas à ouvrir les yeux. Avec surprise, il vit qu'il était allongé dans le propre lit de la princesse. Il voulut se redresser mais une main douce se posa aussitôt sur son front.

-Ne bougez pas, Monseigneur, dit Haza. Le médecin vous interdit tout mouvement. Avez-vous soif ?

Paul acquiesça d'un battement de paupières. Aussitôt la princesse lui présenta une coupe emplie de vin étendu d'eau. Délicatement, elle lui souleva la tête et avança la coupe. Lorsqu'il eut terminé, le roi se laissa retomber sur l'oreiller avec un petit soupir. La princesse avait eu le temps de se changer et portait une élégante robe d'intérieur bleue dont le décolleté mettait en valeur une poitrine altière. A regret, Paul abandonna la contemplation des deux hémisphères et jeta un regard sur la pièce.

-Ne cherchez pas votre serviteur, Monseigneur. Le pauvre garçon était blessé à l'épaule et après le courage qu'il a montré j'ai cru bien faire en l'autorisant à se reposer.

Elle ajouta avec un sourire malicieux :

-Je pense que Raza s'emploie de son mieux à lui faire oublier ses petites souffrances. Malgré cela, le malheureux ne voulait pas vous quitter et j'ai dû lui promettre de veiller personnellement sur vous.

-Je suis confus, princesse, de vous faire jouer un rôle indigne de vous.

Un rire léger sortit de la gorge de Haza.

-Il ne me déplaît pas de vous voir ainsi à ma merci! Je puis vous donner ainsi une preuve tangible de ma reconnaissance. Sans votre intervention miraculeuse, le comte Orka m'aurait certainement fait assassiner! Pourtant il était d'une folle imprudence de vous lancer dans une telle aventure avec une pareille blessure. Pourquoi en avoir dissimulé la gravité ?

-Désireux de traiter avec le roi d'Alxo, il me fallait paraître en pleine possession de mes moyens.

-Soit ! Mais pourquoi n'avez-vous pas laissé agir le connétable ? Seul, il aurait fort bien pu réduire la rébellion du comte Orka.

-Cela vous aurait exposé à un trop grand danger. Pressé, Orka n'aurait sans doute pas hésité à se servir de vous comme d'un bouclier. Pour qu'il consente à vous oublier, il fallait lui offrir une proie beaucoup plus tentante. Moi seul remplissais cette condition. Il s'est aperçu un peu tard que le morceau était trop dur à croquer.

Reprenant la voix indolente qui était l'apanage de Czor, il ajouta :

-Que ces complots sont donc fatigants!

La princesse l'interrompit aussitôt :

-Je vous en prie, Monseigneur, abandonnez ce ton qui ne vous convient plus ! Enfin vous vous êtes montré sous votre vrai visage !

Puis elle poursuivit d'une voix beaucoup plus douce :

-Pourquoi avoir ainsi risqué votre vie ?

Paul étouffa un soupir mais ne put s'empêcher de répondre :

-Vous m'aviez montré que vous n'hésitiez pas à risquer votre existence pour protéger la mienne. Pouvais-je donc agir autrement? De plus, je reconnais que l'idée de vous voir souffrir m'était insupportable.

Le visage de Haza était maintenant tout proche du sien. Deux lèvres fraîches se collèrent sur celles de Paul. Mais le contact agréable fut bientôt rompu et la princesse se redressa en souriant.

-Dormez maintenant, Monseigneur. Dans deux heures je vous apporterai un bouillon et si vous êtes sage une aile de volaille.

Paul ferma les yeux, heureux, détendu. Malgré sa fatigue, il ne put trouver le sommeil car l'image de la princesse l'obsédait. Pour la première fois, il regrettait d'avoir accepté cette mission. Un instant, il eut l'idée d'épouser Haza sur-le-champ mais il la rejeta aussitôt. Dans trois mois, il devait rendre le trône à Czor et l'idée que ce tyranneau sadique pût approcher la princesse lui arracha un frémissement.

Au contraire, mieux valait dissimuler sa passion et pousser la princesse à épouser un autre homme, ce qui la mettrait à l'abri de la convoitise de Czor. Le baron Chark, par exemple, serait un excellent parti. C'est sur cette idée assez triste pour lui qu'il s'endormit.

CHAPITRE XV

Seul dans son cabinet de travail, Paul s'approcha de la fenêtre. Un mois s'était écoulé depuis la fameuse « bataille de la Plaine » et la vie avait repris un cours normal et un peu monotone.

Le roi était resté deux jours dans la chambre de la princesse puis avait tenu à regagner ses appartements. La blessure s'était lentement refermée et il ne persistait plus qu'une large cicatrice.

Comme prévu, le traité d'alliance avec Alxo avait obligé le roi de Rhan à retirer ses troupes de la frontière et la paix régnait sur les trois royaumes. A Khor même, les esprits s'étaient apaisés et la sage gestion du baron Chark consolidait les finances. Le baron Noxy, dont Paul avait apprécié l'énergique caractère et la fidélité, remplaçait Orka à la forteresse et au conseil. Ainsi le roi n'avait plus grand souci à se faire pour sa sécurité.

Chaque jour, Haza était venue prendre des nouvelles du souverain mais n'avait osé renouveler son délicieux abandon dû, sans doute, à l'émotion. Bien que sans cesse il eût dû réfréner ses élans, Paul avait évité toute manifestation trop intime.

-Monsieur le Connétable souhaite être reçu par Monseigneur, annonça Zol.

Sur un signe du roi, Arzak s'installa dans un vaste fauteuil face au bureau du souverain. C'était une innovation de Paul de recevoir ses visiteurs de marque assis et non debout.

-Monseigneur, de fâcheuses nouvelles viennent encore de me parvenir de notre frontière ouest. Deux postes ont été attaqués et tous leurs occupants massacrés, femmes et enfants compris, et leurs têtes ont été coupées. C'est la première fois que les tribus montrent une telle sauvagerie. Nous ne pouvons plus rester immobiles face à ces provocations. Il faut monter une expédition punitive et prouver à ces sauvages la force de votre bras, même si pour cela nous devons les exterminer jusqu'au dernier.

Paul approuva distraitement ces propos belliqueux car il n'aimait guère la notion de vengeance collective. Toutefois, l'idée d'une nouvelle campagne l'intéressait et surtout lui permettrait de s'éloigner de Haza.

-Faites préparer l'armée ! Quatre cents fantassins, deux cents cavaliers et vingt canons devraient suffire.

-C'est beaucoup trop pour ces sauvages, grogna Arzak.

-Faire étalage de sa force, évite parfois de s'en servir, sourit le roi. Pouvez-vous être prêt après-demain ?

-Certainement, Monseigneur ! J'ai consacré le mois passé à reformer les unités et elles sont au complet. A qui en confiez-vous le commandement ?

-A vous, naturellement, mais je compte bien participer aux batailles. De plus, cela me donnera l'occasion de traverser le royaume. Le peuple aime voir son roi.

Le connétable ne put qu'approuver et se retira enchanté de ces nouvelles perspectives guerrières. Le chancelier, convoqué par le roi, ne tarda pas à arriver.

-Comme j'ai décidé d'accompagner l'armée, je vous charge en mon absence des affaires du royaume. Ainsi je suis sûr de ne pas trouver de nouveaux complots à mon retour.

-Pourquoi Monseigneur tient-il, une fois de plus, à risquer sa précieuse existence?

-Cette soudaine rébellion d'un peuple jusque-là pacifique m'intrigue et je ne suis pas certain que répondre à des massacres par d'autres massacres soit la meilleure solution. Sur place, j'aurai ainsi la possibilité de tempérer l'ardeur de notre bouillant connétable.

Lorsqu'il fut de nouveau seul, le roi appela Zol.

-Je repars en campagne. Prépare mes armes de guerre. Toutefois, si tu le désires, je peux te laisser auprès de la charmante Raza.

-J'aime infiniment cette jeune fille mais, sauf si Monseigneur me congédie, rien ne me fera abandonner mon service.

-Dans ce cas, tu m'accompagneras ! Convoque pour ce soir nos charmantes amies, un peu de distraction marquera la fin de ma convalescence.

***

Du haut d'une colline, Paul contempla la plaine qui s'étendait aussi loin que la vue pouvait porter. A une demi-lieue se tenait une troupe d'une centaine de cavaliers. Ils avaient le torse et la taille ceints d'une fourrure et chevauchaient leurs montures sans selle. Ils avançaient au petit trot examinant sans cesse les alentours.

Dix jours s'étaient écoulés depuis le départ de Khor. Paul avait traversé d'est en ouest le royaume et, chaque jour, fût-ce dans le plus infime village, il avait reçu un accueil chaleureux et déférent. Comme sur Terre autrefois, le peuple était fort attaché à la notion de royauté. Il était dommage que des individus comme Czor s'en montrent indignes. A moins que ce ne soit une étape indispensable de l'histoire pour faire admettre la notion de démocratie.

Eludant les considérations philosophiques, il se tourna vers le connétable qui se tenait un peu en retrait.

-Vos hommes sont-ils prêts ?

-Ils n'attendent que votre signal, Monseigneur.

-Parfait ! Laissons-les encore avancer.

La veille, l'armée était arrivée sur la zone frontalière. Des patrouilles de cavaliers envoyées en diverses directions avaient localisé un fort contingent de troupes ennemies.

Soucieux de ménager la vie de ses soldats, Paul avait imaginé de tendre une souricière à l'adversaire. Quand il jugea les ennemis à bonne distance, il fit un large geste du bras. Aussitôt un peloton d'une trentaine de cavaliers, groupés au pied de la colline, se déploya. Il avança en direction de l'adversaire puis s'immobilisa comme si le chef du détachement hésitait.

Comprenant que le rapport des forces jouait en sa faveur, le chef ennemi ordonna la charge en poussant des cris rauques. Les soldats royaux tournèrent bride et s'enfuirent au triple galop, poursuivis par les sauvages.

Lorsque les fuyards atteignirent de hautes herbes, le décor se modifia soudain. Des barrières feuillues s'abattirent dévoilant des rangées entières de fantassins, lances pointées, et toute l'artillerie. La même manoeuvre se répéta sur les flancs tandis que le gros de la cavalerie, dissimulée par la colline, prenait position sur l'arrière de l'ennemi, lui interdisant toute retraite.

Surpris, les sauvages serrèrent leurs rangs et s'immobilisèrent. Ils comprenaient qu'ils étaient tombés dans un piège démoniaque sans espoir de pouvoir en sortir.

Lentement, les troupes royales, manoeuvrant comme à la parade, resserrèrent leur étreinte.

-Extraordinaire, Monseigneur, jubila Arzak qui n'avait jusqu'à présent pas eu une grande confiance dans ces curieux mouvements qu'il ne comprenait pas bien. Il ne vous reste plus qu'à donner l'ordre de les massacrer jusqu'au dernier.

-Un instant, connétable, j'aimerais parlementer avec leur chef.

-Pourquoi discuter puisque nous pouvons les écraser? s'étonna une fois de plus Arzak.

-Envoyez le baron Jaxno demander en mon nom une trêve pour discuter, reprit sèchement le roi.

Le connétable dut bien obéir et quelques instants plus tard, trois cavaliers se détachèrent du gros des troupes royales. Sans paraître remarquer l'air réprobateur d'Arzak, Paul descendit lentement la colline et se fraya un passage à travers les rangs de ses soldats.

Les tractations du baron Jaxno ne durèrent guère et il revint au galop.

-Le chef N'xo accepte de discuter. Quand je lui donnerai le signal, il avancera jusqu'ici.

-Allez, baron ! Je ferai la moitié du chemin et vous seul m'escorterez.

Jaxno, jeune homme blond, au visage encore enfantin, approuva aussitôt. Faisant taire les protestations du connétable, Paul ordonna :

-Que personne ne bouge sans mon ordre !

Puis il avança doucement en terrain découvert. Aussitôt un cavalier ennemi agit de même.

-Monseigneur m'autorise-t-il à lui parler? demanda Jaxno d'une voix hésitante.

-Je vous écoute, baron.

-Le castel de mon père est à peu de distance et, lorsque j'étais enfant, nous avons souvent reçu des délégations des tribus. Jusqu'à maintenant, ces hommes étaient simples et pacifiques. Avec mon père, je me suis rendu plusieurs fois dans leur camp pour commercer et nous avons toujours trouvé bon accueil. Puis-je supplier Monseigneur de ne pas les massacrer tous ? Pour réunir autant de cavaliers, le chef N'xo a dû mobiliser tous les hommes valides et je suis sûr qu'à son village ne restent plus que les vieillards, les femmes et les enfants. Si les hommes disparaissent, les habitants du village périront certainement dans les mois à venir.

Le baron s'interrompit, le coeur battant, craignant une manifestation de mauvaise humeur du roi. C'est donc avec soulagement qu'il l'entendit répondre :

-Moi aussi je cherche à comprendre la raison de cette rébellion et je voudrais éviter toute effusion de sang.

Bientôt, il fut en face du chef ennemi. Ce dernier était petit, très trapu avec un visage tout ridé, buriné par le soleil et la vie au grand air.

-Je te salue, X'no, dit le roi. Reconnais que toi et tes guerriers êtes tombés dans mon piège. Si j'en donne l'ordre, mes soldats vous extermineront sans peine. Que deviendront alors les femmes et les enfants de ton village ?

Les épaules du chef parurent se voûter mais ses yeux conservaient leur éclat.

-Ils mourront comme nous car les Dieux nous ont abandonnés pour marquer leur colère, répondit-il d'une voix résignée mais empreinte de noblesse.

-Pourquoi avoir attaqué mes sujets alors que nous étions en paix ? T'avons-nous involontairement causé du tort ?

-Non, grand roi, mais nos nouveaux Dieux nous l'ont ordonné.

-Pourquoi nouveaux? ne put s'empêcher de demander Paul. N'adorez-vous pas toujours les Dieux de vos ancêtres ?

N'xo secoua lentement la tête.

-Ceux-ci sont venus des étoiles, il y a deux ans maintenant, et ont bâti en une nuit un temple de métal. Nous leur avons porté des offrandes, croyant les apaiser mais, deux mois plus tard, ils ont manifesté leur courroux en frappant le grand prêtre, puis tous ceux qui lui ont succédé. C'est alors qu'ils nous ont ordonné de tuer des ennemis. Nous leur avons offert quelques victimes, puis de plus en plus, sans arriver à les apaiser.

Fort intrigué par ce récit, Paul demanda :

-As-tu toi-même entendu ces ordres ?

-Non, les prêtres seuls peuvent interpréter les signes du ciel.

Le roi se décida brusquement :

-Si j'épargne tes guerriers, me feras-tu rencontrer tes Dieux ?

Le vieux réfléchit longuement.

-Si tu ne viens pas pour détruire, tu pourras également les implorer.

-J'espère surtout pouvoir communiquer avec eux ! Dis à tes guerriers de déposer leurs armes et je te promets que mes soldats ne bougeront pas durant toute mon absence. Pendant ce temps, toi, moi et le baron Jaxno iront voir tes Dieux.

Le malheureux baron réprima un frisson mais n'osa pas protester.

-Naturellement, reprit le roi, si j'étais empêché de revenir, tes hommes seraient mis à mort!

-Tu sembles avoir le coeur pur et je te donne ma parole que rien ne sera tenté contre toi, mais prends garde à la malédiction des Dieux ! Qu'adviendra-t-il ensuite de mon peuple ?

-Si, comme je l'espère, nous parvenons à un accord pacifique, il pourra regagner ton village.

-Puissent les Dieux nous témoigner leur clémence, soupira le chef.

Une heure plus tard, les guerriers de N'xo avaient mis pied à terre et entassé leurs armes. Coupant court aux jérémiades du connétable, le roi ordonna :

-Laissez-moi un jour entier de délai. Si à ce moment, mais seulement à ce moment, je ne suis pas revenu, vous serez libre d'agir selon votre conscience.

Puis se tournant vers Jaxno, il poursuivit :

-M'accompagnez-vous, baron? Compte tenu des circonstances exceptionnelles, je comprendrais très bien que vous préfériez rester ici et je ne saurais vous en tenir rigueur.

Le baron, bien qu'un peu pâle, répondit aussitôt :

-Je suivrai Monseigneur partout où il lui plaira d'aller.

Eperonnant sa monture, le roi se dirigea vers l'ouest et il ne tarda pas à être rejoint par le chef N'xo. Chemin faisant, ils discutèrent longuement. N'xo, d'abord réticent, finit par se laisser aller à bavarder. Paul apprit ainsi à mieux connaître cette peuplade, essentiellement pastorale. Tirant d'abord leur subsistance uniquement de la chasse, les hommes avaient fini par élever de gros bovidés ressemblant à des buffles. Nomades à l'origine, les tribus commençaient à se stabiliser.

Puis, tout naturellement le chef vint à parler de la nuit où, dans un grand fracas, les nouveaux Dieux étaient apparus, précédés d'une vive lueur dans le ciel.

Enfin un rassemblement de huttes et de tentes faites de peaux, se profila à l'horizon. Le vieux pressa sa monture et un quart d'heure plus tard, la petite troupe traversa le village où des groupes de femmes et d'enfants se tenaient immobiles dans un profond silence. Jaxno avait vu juste, il ne restait pas un homme en âge de porter les armes.

-Allons voir les prêtres, dit le chef d'une voix qui tremblait légèrement.

Les montures gravirent un repli de terrain. Soudain la demeure des Dieux apparut, éclairée par le soleil déclinant sur l'horizon. Paul s'immobilisa en découvrant l'assemblage sans nul doute métallique. Il avait la forme d'un oeuf gigantesque de 80 mètres de haut dont la plus petite extrémité se serait enfoncée légèrement dans le sol.

A l'appel du chef, deux prêtres vêtus d'une ample tunique blanche apparurent à un orifice circulaire situé à deux mètres du sol. Une échelle de bois grossièrement taillée permettait d'y accéder. Les deux prêtres descendirent lentement pendant que N'xo disait au roi :

-Laissez-moi leur exposer la situation car nul ne peut pénétrer dans le temple sans leur autorisation.

Paul approuva distraitement ne pouvant détacher son regard de l'étrange construction qui évoquait profondément dans son esprit la notion d'un astronef. Toutefois, la forme ne correspondait à aucun navire connu de l'Union Terrienne. Il essaya de repousser l'idée se croyant victime d'une simple analogie.

Il aurait aimé examiner de plus près le métal qui paraissait terne, exactement comme pouvait être le revêtement d'un astronef entré trop vite dans l'atmosphère. Çà et là apparaissaient des saillies noirâtres pouvant correspondre à des antennes ou des détecteurs calcinés par la friction intense des molécules d'air.

-Le grand prêtre Jod accepte de vous recevoir, annonça N'xo.

Paul avança d'un pas majestueux, réfrénant son impatience. Le grand prêtre l'attendait au pied de l'échelle, les bras croisés sur sa poitrine. Il devait être encore jeune mais le roi fut frappé par la pâleur de son visage. De plus, il avait les yeux injectés de sang et de nombreuses ecchymoses étaient visibles sur ses bras. Tout autour de la construction, des têtes humaines, sectionnées au ras du cou, étaient fichées sur des pieux en un horrible holocauste.

-Ainsi, roi Czor, tu viens implorer la clémence de nos Dieux ?

-Je n'ai aucune supplique à faire entendre, rétorqua sèchement Paul. Tout au plus, pour-rais-je remercier tes Dieux de m'avoir livré tes guerriers ! Il m'aurait suffi d'un geste pour qu'ils soient exterminés et que leurs têtes ornent toutes les salles de mon palais. Mais je ne pense pas que les Dieux se réjouissent de telles offrandes !

En un geste large, il désigna les débris sanglants et reprit :

-Je désire simplement communiquer avec eux.

-Seuls les prêtres peuvent interpréter les signes. Pose tes questions, je fournirai les réponses.

-Les rois tiennent directement leur pouvoir des Dieux et n'ont pas besoin d'intermédiaire pour discuter, répliqua aussitôt Paul.

Le grand prêtre hésita un instant mais ne sut que répondre.

-Fort bien, entre mais sache que si tu commets le moindre sacrilège, tu seras mis aussitôt à mort, même si cela doit coûter la vie à tous nos braves !

Paul escalada vivement l'échelle et parvint à l'orifice circulaire. Ses derniers doutes s'envolèrent. Effectivement il se tenait dans le sas d'entrée d'un astronef dont la chute brutale avait arraché la porte.

Jod, essoufflé par l'effort, pourtant minime, le guida vers une vaste pièce. Incontestablement, c'était le poste de pilotage de cet engin mystérieux. Les sourcils froncés, le roi fit lentement le tour de l'endroit. Sur une vaste console se trouvait une multitude de boutons et de cadrans mais il n'arriva pas à définir exactement leur fonction. Les rares indications étaient rédigées avec une écriture inconnue.

Soudain un crépitement rapide et à peine audible attira l'attention de Paul. Il provenait d'une petite boîte noire pourvue d'un cadran. Une aiguille vibrait légèrement et indiquait une zone rouge.

Quelle que soit la race des constructeurs du vaisseau, leur technologie était voisine de celle des Terriens; un compteur Geiger vivement sollicité produit les mêmes vibrations, traduisant la proximité d'une source radioactive dangereuse. Probablement, les batteries atomiques avaient-elles été endommagées par la chute et leurs gaines de protection s'étaient-elles fissurées.

Paul comprenait maintenant la malédiction qui frappait les prêtres. Ils étaient victimes d'une irradiation intense et cela expliquait la pâleur et les hémorragies présentées par Jod. Sans plus attendre, le roi s'écria :

-Sortons ! J'ai la réponse à mes questions.

Quoique fort étonnés, les prêtres et N'xo le suivirent. Paul ne s'arrêta qu'à une centaine de mètres de la carcasse de l'astronef.

-J'ai pu parler avec vos Dieux ! annonça-t-il tranquillement.

Le grand prêtre fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour protester mais Paul ne lui en laissa pas le temps.

-Ils sont effectivement fort en colère et ce n'est pas ce genre d'offrandes qui pourra les apaiser, ajouta-t-il en désignant les têtes coupées.

-Pourtant, balbutia Jod, ils m'ont fait savoir...

-Certainement pas, l'interrompit le roi. Vous avez mal interprété leur message pourtant très clair. Qui les Dieux frappent-ils ? Les prêtres et uniquement eux.

-C'est exact, reconnut N'xo, mais les prêtres sont les représentants de tout le peuple.

-Pas cette fois ! Vos Dieux sont courroucés pour une seule raison. Vous avez violé leur demeure ! C'est pourquoi dès que j'ai reçu leur message, je me suis retiré. Edifiez une palissade cent mètres autour du temple, bâtissez des autels et des abris où les prêtres prieront. Nul ne sera plus jamais frappé ! Malheureusement ceux qui ont séjourné dans le temple mourront mais je puis vous assurer qu'ils seront les dernières victimes !

Profondément troublés, N'xo et le grand prêtre réfléchissaient. Ce dernier tenta cependant d'objecter :

-Tu mens, étranger ! Je pense au contraire que ta tête apaiserait les Dieux !

Paul le toisa durement :

-Pourquoi t'obstines-tu, Jod, devant l'évidence ? Si tes Dieux avaient voulu ma vie, il leur suffisait de la prendre dans le temple. Or ils ne l'ont pas fait ! Maintenant d'homme à homme, crois-tu pouvoir me combattre alors que tu ne tiens plus sur tes jambes et que le sang s'échappe chaque jour de ton corps ?

L'argument parut convaincre N'xo qui retrouva son autorité de chef.

-Je pense que tu dis la vérité et nous construirons cette barrière. Que désires-tu encore ?

-Ta parole de ne plus attaquer mes sujets ! Préviens également les autres tribus de notre accord et ainsi la paix s'étendra sur tous les territoires de l'ouest.

-Si tu as dit vrai, rien ne pourrait plus me réjouir !

-Dans un mois, tu pourras juger toi-même ! Encore un détail : il n'est pas impossible qu'enfin apaisés, les Dieux décident de regagner le ciel emportant leur temple.

-Nous conserverons leur souvenir et le regret de les avoir aussi mal compris, répondit N'xo en lançant un regard noir au grand prêtre.

-Parfait, conclut Paul. Regagnons maintenant mon camp et, confiant en ta parole, je ferai relâcher tous tes guerriers avec leurs armes.

Le chef regarda le soleil fort bas sur l'horizon.

-Il se fait tard et tu dois être fatigué. Accepte mon hospitalité pour la nuit et nous partirons demain à l'aube.

Paul réfléchit un instant. L'idée d'une longue chevauchée nocturne ne l'enchantait guère car il se sentait déjà courbatu.

-Cela sera un honneur pour moi d'être ton hôte. Toutefois, j'aimerais que le baron parte maintenant pour rassurer les miens.

Jaxno hocha la tête.

-Dites au connétable, reprit le roi, que je le rejoindrai dans la journée. Surtout qu'il n'oublie pas de faire porter des provisions aux guerriers de N'xo.

Le chef conduisit Paul vers une vaste tente et lui désigna un amas de coussins pour s'étendre. Rapidement une jeune fille à la taille svelte et aux cheveux très noirs, leur présenta des coupes emplies d'un liquide odorant.

Lorsque les hommes se furent désaltérés, elle apporta un quartier de viande rôtie sur une broche. A l'imitation de N'xo, Paul se tailla une tranche épaisse avec son poignard. Ils mangèrent lentement, discutant de la vie quotidienne du village. La nuit était tombée depuis longtemps et la jeune fille avait allumé plusieurs petites lampes à huile.

Le repas terminé, N'xo se leva et comme s'il découvrait seulement la présence de la servante, il dit :

-Roi Czor, je te présente ma dernière fille. Elle vient d'avoir dix-sept ans. Comme le veulent nos lois de l'hospitalité, elle passera la nuit sous ta tente. Puisse-t-elle concevoir un fils qui ait ton courage et ta sagesse !

Surpris, Paul resta un instant sans voix. Il allait refuser mais la beauté et la jeunesse de la fille le firent changer d'avis. Pourquoi vouloir bousculer une aussi charmante coutume au risque de créer un incident diplomatique et de détruire tout le travail accompli ce jour? songea-t-il assez hypocritement.

CHAPITRE XVI

Le roi, à la tête d'une petite troupe de cavaliers franchit au galop le pont-levis du château de Khor. Aussitôt dans la cour, Paul descendit de cheval et gagna d'un pas rapide son cabinet de travail.

-Zol, je veux me reposer ici pendant deux heures. Nul ne devra me déranger, même la princesse Haza. Fais dire à tous que je les recevrai passé ce délai et fais organiser un grand dîner pour ce soir !

Bien que surpris par cet ordre inhabituel, Zol s'inclina. Cinq jours s'étaient écoulés depuis la rencontre avec le chef N'xo. Après une nuit aussi houleuse qu'agréable, Paul avait regagné son camp et libéré les guerriers. Puis laissant le commandement de l'armée au connétable, il était revenu directement à Khor en brûlant les étapes. Sans même prendre le temps de déboucler son ceinturon, il se dirigea vers la bibliothèque. Bousculant les volumes couverts de poussière, il récupéra les pièces de la vidéo-radio.

Dans le foyer de la cheminée, il tourna les deux rosaces et pénétra dans la pièce secrète. Il lui fallut près d'une heure pour rétablir les connexions qu'il avait arrachées six semaines auparavant. Enfin l'écran s'éclaira et après divers réglages, il parvint à accrocher un émetteur de l'Union Terrienne. Le sergent de garde ne put masquer son étonnement en dévisageant son interlocuteur.

-C'est une farce, grogna-t-il. Vous allez à un bal costumé ?

Paul ne lui laissa guère le temps de poursuivre.

-Je veux une communication immédiate avec le général Orlov. Priorité 1A !

Le nom du chef du service des Explorations Lointaines impressionna le sergent.

-Je veux bien essayer, mais gare à vous si c'est une plaisanterie. Le général n'est pas réputé pour son sens de l'humour.

Pendant dix minutes, Paul assista au petit ballet des intermédiaires avant qu'apparaisse le visage d'Orlov. Ce dernier dit aussitôt :

-Paul Revest! Je constate que vous avez accompli votre mission. Il était inutile d'appeler et il suffisait de détruire le poste. Je n'ai pas d'aviso disponible et je ne peux vous faire récupérer avant la date prévue. Inutile de poursuivre la conversation !

-Un instant, mon général. Pour suivre vos ordres, je me suis battu en duel, j'ai couru des jours entiers à cheval et ai même commandé des armées moyenâgeuses mais je ne puis lutter contre des radiations atomiques.

Les sourcils du général se froncèrent aussitôt.

-Expliquez-vous!

Très brièvement, Paul résuma la découverte de l'astronef inconnu.

-Bref, conclut-il, j'ai pensé que vous aimeriez être informé de l'existence d'une civilisation au moins aussi évoluée que la nôtre. Je crois que des spécialistes pourraient disséquer l'appareil avec profit. Si ces humanoïdes ont des désirs d'expansion, il ne serait pas inutile que la Terre connaisse leurs possibilités techniques en cas de conflit.

-Merci de vos conseils, ricana Orlov, j'avais déjà mesuré les conséquences de cette découverte ! La récupération de l'épave est-elle possible sans ameuter les populations autochtones ?

-J'ai préparé le terrain en annonçant que les Dieux regagneraient bientôt les Cieux! Le village indigène est assez isolé. En agissant de nuit avec une préparation du terrain par des gaz soporifiques et incapacitants, ils ne s'apercevront de rien ! Pour le reste, il faudra prévoir plusieurs grappins magnétiques. Enfin, une fois en orbite autour de Mira, les équipes d'inspection devront avoir un équipement antiradiation, car il y a une fuite au réacteur nucléaire.

Orlov compulsa rapidement plusieurs feuillets et dit :

-Très bien ! L'opération se déroulera dans douze jours. Si vous avez envie de jouer les sorciers, vous pouvez la prédire mais n'exagérez pas. Les pontes n'aiment pas que l'on badine avec la crédulité des indigènes. Merci des renseignements et tâchez de rester en vie jusqu'à ce que le capitaine Stones vous récupère !

La communication terminée, Paul démonta la vidéo-radio et replaça les pièces essentielles derrière les volumes des budgets passés. Enfin il appela Zol qui entra aussitôt, annonçant le chancelier et la princesse.

-Le baron Jaxno, qui vous accompagnait, dit Zyrk, n'a pu s'empêcher de nous conter votre héroïque conduite, Monseigneur. Une fois de plus, vous avez gagné une magnifique bataille.

-Je n'ai même pas eu à tirer l'épée, sourit le roi.

-Pensez-vous que ces sauvages respecteront la trêve?

-J'en suis persuadé ! Ils ont été trompés par leur grand prêtre dont la maladie obscurcissait le jugement.

-Avez-vous réellement communiqué avec leurs Dieux ? intervint Haza intriguée.

-Disons que j'ai su les comprendre, soupira Paul.

La conversation fut interrompue par Zol annonçant que le banquet était prêt. Le roi s'inclina devant la princesse et lui offrit son bras.

-Faites-moi l'honneur de présider ce modeste dîner. Je n'ai pas oublié que je vous devais un repas. J'espère seulement qu'il sera plus copieux qu'une simple aile de volaille.

Vers la fin du banquet qui fut plein de bonne humeur, le roi se pencha vers Haza assise à sa droite et murmura :

-Accepteriez-vous que demain nous fassions une promenade à cheval ?

Comme la princesse acquiesçait, il ajouta en souriant :

-J'espère cette fois qu'aucun fâcheux incident ne nous dérangera !

CHAPITRE XVII

Paul était accoudé à la fenêtre de son cabinet de travail. Avec un soupir, il s'arracha à la contemplation du paysage et s'assit derrière la vaste table.

Depuis la communication vidéo-radio, les jours s'étaient écoulés paisiblement et presque trop vite au gré de Paul. C'est avec une grande tristesse qu'il constata qu'il ne lui restait qu'un peu plus de vingt-quatre heures à rester sur Mira!

A plusieurs reprises, il s'était longuement promené avec la princesse mais avait su à chaque fois réprimer ses élans. Le soir, même dans les bras accueillants des favorites, il ne pouvait oublier le visage rayonnant de Haza. Sur Terre, cette plaie serait plus longue à cicatriser que celle qui zébrait son flanc.

Mais bien que fort attiré par la princesse, elle ne constituait pas son unique regret. Paul s'était attaché à tout ce peuple que l'ironie du destin lui avait fait gouverner. Les habitants de Khor étaient simples, bons, généreux et intelligents. Il ne leur aurait fallu que peu de chose pour progresser dans la voie de la technique et de la culture ! Aussi rageait-il de devoir remettre ses pouvoirs à un tyranneau sadique !

-J'aurais dû créer une école de régicides, grinça-t-il.

L'arrivée du chancelier le tira de ses sombres méditations.

-Vous m'avez fait mander, Monseigneur? dit Zyrk en s'inclinant.

Le roi saisit deux parchemins sur son bureau et les lui tendit.

-Pour témoigner ma reconnaissance au connétable et à vous-même, j'ai décidé de vous confirmer à vie dans vos charges respectives.

C'était le seul et fragile rempart que Paul avait trouvé pour limiter les excès prévisibles de Czor, sans bouleverser les coutumes locales.

-Nous vous remercions, Monseigneur, de ce témoignage de votre estime et nous tenterons de nous en montrer dignes.

Pour abréger les effusions, le roi ajouta :

-Je désire coucher demain au pavillon de chasse. Une petite escorte nous suffira. Prenez donc dès maintenant les dispositions nécessaires.

Le chancelier dissimula son étonnement et sortit fort songeur. Le roi appela ensuite son serviteur.

-Zol, dit-il, aimes-tu toujours la charmante Raza?

-Plus que jamais, Monseigneur !

-Dans ce cas, tu devrais songer à l'épouser rapidement.

Désignant un sac de cuir sur sa table, il ajouta :

-Cette bourse contient mille pièces d'or. Je te la donne. Avec cela tu pourras acheter un domaine et t'y établir avec ta jeune femme. Je ne doute pas que vous aurez rapidement de nombreux et beaux enfants.

Zol n'esquissa pas un geste pour prendre l'argent. Livide, il balbutia :

-Ai-je déplu à Monseigneur pour qu'il me renvoie ainsi?

-Non, Zol, soupira le roi. Je te considère au contraire comme un ami fidèle mais les grands sont souvent ingrats. Demain, après-demain, je puis être différent avec toi ou retrouver de funestes penchants. Accepte cet argent et vis heureux et retiré.

Le serviteur hésita un long moment puis lança d'une voix tremblante d'émotion.

-Où que vous alliez, Monseigneur, je souhaite vous suivre.

-Que veux-tu dire ? rétorqua aussitôt Paul les sourcils froncés.

Zol resta un instant la bouche ouverte, puis murmura :

-Je ne suis qu'un rustre et j'ai mis longtemps à comprendre une vérité pourtant évidente. Un être cruel qui se complaît à martyriser de pauvres filles ne peut devenir subitement bon et généreux ! Un homme qui gémit à la moindre petite coupure ne peut supporter sans une plainte une large entaille. Un couard qui n'a pas touché une épée en deux ans ne devient pas le plus prestigieux escrimeur de son époque. Enfin un roi incapable de reconnaître un ami d'un ennemi ne se transforme pas en brillant stratège après une simple chute de cheval près d'un rendez-vous de chasse.

Brisé par l'émotion, Zol se tut enfin.

Voilà qui complique sérieusement la situation, songea Paul, un peu déçu d'apprendre qu'il n'avait pas réussi à abuser son serviteur.

-Quelle conclusion en tires-tu? demanda-t-il.

-Je pensais que par je ne sais quel miracle, vous aviez éliminé Czor et pris sa place. Malheureusement, je constate que le vrai roi va revenir.

-L'idée de servir un imposteur ne t'était-elle pas désagréable ?

-Vous avez pu constater les méfaits de Czor et chaque jour je louais Dieu de ce changement !

En réfléchissant, Paul marmonna :

-Oublie ces idées folles, prends l'or et trouve-toi un domaine bien retiré. Il est des secrets qui portent en eux des germes mortels.

-Ne puis-je donc vous suivre ?

-C'est malheureusement impossible. Crois cependant que tu es un des hommes que je regretterai le plus. Moi aussi je dois obéir à un destin inéluctable.

Les yeux brûlés de larmes, Zol avança doucement la main vers la bourse.

-Adieu, ami, murmura Paul. Peut-être le destin nous fera-t-il nous rencontrer un jour en ce monde ou plus probablement dans l'autre. Encore une fois, je te conjure de ne confier à personne un secret aussi dangereux !

Les deux hommes s'étreignirent en silence puis Zol se retourna brusquement et sortit d'un pas rapide tandis que les larmes sillonnaient ses joues.

Peu de temps après, la sentinelle de garde annonça la princesse. Encore mal remis de l'émotion causée par la perspicacité de Zol, Paul réprima une grimace espérant que Haza n'était pas arrivée aux mêmes conclusions.

-Mon père vient de m'annoncer que vous désirez partir demain pour votre pavillon de chasse. Souhaitez-vous que je vous accompagne ? demanda-t-elle avec un charmant sourire, non dénué d'une certaine coquetterie.

-Votre compagnie m'est toujours infiniment agréable, princesse, mais je ne compte rester là-bas qu'une ou deux nuits et je ne me crois pas en droit de vous imposer une telle fatigue. Toutefois, à mon retour j'aimerais organiser un grand bal et je vous serais reconnaissant de veiller aux préparatifs. Voyez avec le baron Chark pour que cette fois, il ne surveille pas trop les dépenses !

L'idée parut séduire la jeune fille qui s'écria :

-Vous aurez une fête magnifique, récompense somme toute méritée après vos nombreux exploits !

Quelques minutes encore, ils bavardèrent et, naturellement Paul adopta sans discuter toutes les suggestions qui lui étaient faites pour rehausser l'éclat de la fête.

Quand la princesse s'apprêta à prendre congé, il ajouta :

-Vous ne pouvez ignorer que Zol est fort épris de votre servante. En récompense des services qu'il m'a rendus, je l'ai autorisé à se marier et à s'établir convenablement. Je vous supplie donc d'accorder à Raza son congé.

-Je regretterai cette jeune fille mais je sais qu'elle trouvera ainsi le bonheur et je ne peux qu'imiter votre généreuse conduite.

Resté seul, Paul regarda un long moment le bureau où il avait tant travaillé puis il récupéra derrière la bibliothèque les deux pièces de l'émetteur hyperspatial qu'il dissimula dans son pourpoint. Il tenait à remettre au général Orlov la preuve qu'il avait accompli sa mission !

***

Autour d'un maigre feu, six hommes étaient réunis. Les flammes projetaient des ombres sur les grands arbres de la forêt qui cernaient la minuscule clairière. Tout voyageur arrivant à l'improviste en ce lieu aurait immédiatement tourné bride tant l'aspect des conjurés était sinistre.

Celui qui paraissait être le chef était maigre, grand avec un visage ridé. Un large bandeau noir lui couvrait la moitié droite de la figure, dissimulant une affreuse cicatrice, souvenir d'une blessure qui avait arraché l'oeil et une partie de la joue.

-Le « borgne », vas-tu enfin nous dire pourquoi tu nous a réunis dans ce lieu désert où jamais un voyageur n'aura l'idée de passer ? demanda un solide gaillard, aux épaules d'une largeur impressionnante.

-Vous allez le savoir, mais d'abord regardez ceci !

L'homme au bandeau tira de sous son manteau élimé un sac de peau qu'il ouvrit. Aussitôt des pièces d'or brillèrent à la lueur du feu, fascinant les hommes.

-Il y a cinq cents écus, reprit le chef, et demain nous pourrons en avoir le triple !

-Qui faut-il tuer ? demanda alors un grand type mince, au visage étroit et au nez en bec d'aigle.

-Un homme, peut-être deux, ricana le borgne.

-Un grand Seigneur, sans doute !

-Un très grand ! II sera seul ou accompagné d'un serviteur. La besogne est facile et demain nous pourrons regagner Khor, les poches bien garnies.

Tous les hommes s'esclaffèrent, heureux d'une pareille aubaine. Seul celui au visage étroit ne se déridait pas. Après un instant de réflexion, il demanda :

-Ne serait-ce point le roi que tu veux nous faire occire ?

Le borgne, un peu mal à l'aise, lança nerveusement :

-Et si cela était, les écus en seraient-ils moins beaux ? Deux mille pièces méritent bien de courir un petit risque.

Cette fois, ce fut son interlocuteur qui éclata d'un rire grinçant.

-Tu t'es fait berner, le « borgne », tu ne vivras pas assez longtemps pour profiter de ton argent !

-Explique-toi, Lak, gronda aussitôt le chef en portant la main à la poignée de son épée

-Vous me connaissez et vous savez que je ne crains personne dans un combat. A moi seul, je serais capable de vous exterminer tous les cinq. Si l'un de vous avait un doute à ce sujet, je lui démontrerais bien volontiers son erreur!

-Calme-toi, nous admettons que tu es le meilleur escrimeur de Khor, concéda le borgne. C'est pour cette raison que je t'ai choisi.

-Alors écoutez bien ! Un jour j'étais avec trois amis, courageux et pas manchots. Nous avons attaqué Czor, son serviteur et une jeune fille. Moi aussi j'avais été payé pour cette besogne. En quelques instants le prince avait tué un adversaire, blessé un autre et nous avons croisé le fer. Ce fut un combat loyal mais jamais je n'ai rencontré un pareil adversaire et il ne lui a fallu guère de temps pour me toucher. Toutefois, il m'a fait grâce de la vie. Aussi vous comprendrez que je ne désire pas une nouvelle rencontre. Si j'avais cru en sa parole, je serais allé au château comme maître d'armes et je n'aurais plus à courir les bois pour détrousser les voyageurs.

Cette confession plongea le borgne dans un abîme de perplexité mais il n'était pas au bout de ses surprises. Un autre participant à la réunion se leva. Il portait un vieil uniforme de soldat taché et rapiécé.

-J'étais à la bataille de la plaine dans le camp de Mazuk et j'ai vu combattre Czor. Nous étions cent à l'avoir encerclé avec un petit groupe de cavaliers. Cet homme est pire que le Diable ! Tous ceux qui ont réussi à l'approcher sont maintenant en train de pourrir sous terre ! Je préfère donc me retirer.

Celui qui avait le premier interrogé le chef, ajouta :

-Il se raconte une curieuse histoire à Khor l Au retour de campagne, le roi a visité la prison. Il s'est trouvé enfermé avec son serviteur dans un sous-sol. Après qu'ils furent remontés, les gardes ont évacué huit cadavres dont celui du comte Orka qui passait pour une fine lame.

Le borgne réfléchit un long moment et un éclair rusé brilla dans son oeil unique.

-Je pense avoir une idée pour récupérer nos écus sans prendre trop de risques.

CHAPITRE XVIII

Paul sortit doucement du pavillon de chasse, vers onze heures du soir, alla à l'écurie et ordonna à un palefrenier, réveillé en sursaut, de lui seller une monture.

L'opération terminée, il saisit la bride du cheval et s'éloigna lentement. Des pensées contradictoires tournoyaient dans sa cervelle. Quatre mois ! Cela lui avait paru long et effroyablement court ! Normalement l'idée de regagner la Terre pour profiter d'une bonne permission de détente aurait dû le réjouir mais il se sentait au contraire fort triste.

Un bruit le fit sursauter. Dans l'ombre, il distingua la silhouette du chancelier juchée sur un cheval.

-Vous sortez bien tard, Monseigneur.

-Je n'arrivais pas à trouver le sommeil et je pense qu'une petite promenade me fera beaucoup de bien.

-Me permettez-vous de vous accompagner?

Devançant le refus du roi, le chancelier ajouta :

-Quelques instants seulement, j'aimerais vous entretenir d'un grave problème.

-Cela ne peut-il attendre demain ? grimaça Paul en regardant les étoiles déjà levées.

-Je crains que non, Monseigneur, mais je ne vous retarderai guère. Marchons ensemble et je promets de vous laisser seul ensuite.

Le roi fut bien obligé d'accepter. Les deux cavaliers avancèrent en silence jusqu'à ce qu'ils eussent atteint la forêt. Le chemin étroit les obligea bientôt à chevaucher botte à botte.

-Ainsi, Monseigneur, murmura soudain Zyrk, vous allez nous quitter. Probablement allez-vous regagner votre monde, la Terre? Quatre mois vous ont suffi pour transformer la situation.

De surprise, Paul ne put s'empêcher d'arrêter brutalement sa monture. La bouche sciée, le cheval se cabra mais le roi le calma aussitôt.

-Que voulez-vous dire? jeta-t-il d'un ton sec.

Le chancelier, sans paraître remarquer le changement d'attitude du souverain, reprit :

-Il m'a fallu beaucoup de temps pour comprendre ! Naïvement, j'ai prêté à Czor tous vos exploits. L'amitié aveugle que je portais au père m'avait fait reporter sur le fils les qualités que je découvrais brusquement en lui.

« C'est seulement en entendant le baron Jaxno raconter votre conduite devant l'étrange temple de métal et l'épidémie mortelle qu'il déclenchait qu'un doute s'est infiltré dans mon esprit. La disparition subite de cette construction, comme vous l'aviez annoncé, a alors réveillé un souvenir dans ma mémoire. Il y a près d'un quart de siècle, notre province a été ravagée par une terrible épidémie qui n'a pu être enrayée que grâce à une aide miraculeuse venue du ciel ! »

-Ainsi vous aviez eu connaissance de cet épisode !

-J'étais le meilleur ami du prince et il n'a pu s'empêcher de me faire partager son secret. Toutefois, jamais une allusion n'a franchi mes lèvres depuis et je mourrai sans trahir ce qui m'a été confié.

-Cela n'explique pas comment vous avez pu imaginer une substitution.

-Je me suis souvenu de certaines paroles que Czor m'avait lancées un jour où il était éméché et fort en colère contre moi. Il a laissé échapper qu'il n'hésiterait pas à faire appel à des forces mystérieuses pour démasquer et punir les traîtres. Depuis des semaines, le doute ronge mon esprit et ce n'est que ces derniers jours qu'une certitude s'est imposée à moi. En récompensant magnifiquement Zol et en nous confirmant à vie dans nos charges, Arzak et moi, vous agissiez comme quelqu'un qui dicte ses dernières volontés. Czor va-t-il revenir?

Paul réfléchit un long moment avant de répondre :

-J'ai trop d'estime pour vous, chancelier, et je ne tenterai pas de vous mentir. Je vous demande seulement de garder aussi jalousement ce secret que vous l'avez fait pour celui du père de Czor. Dans moins d'une heure, le vrai roi reprendra sa place et je disparaîtrai.

« C'est à la suite de circonstances exceptionnelles et à la demande de Czor que j'ai été amené à jouer ce rôle. Je pense m'en être acquitté au mieux des intérêts de Khor et de toute la population. J'ajouterai autre chose, que Czor lui-même ignore et qu'il ne découvrira que beaucoup plus tard. C'est la dernière fois que les Terriens interviennent sur Mira et des siècles s'écouleront avant que votre civilisation acquière une technologie lui permettant de s'élancer à la conquête de l'espace. »

-Puisse le vrai Czor ne pas détruire toute votre oeuvre ! murmura Zyrk, la voix enrouée par l'émotion.

Ils reprirent leur marche en silence jusqu'à ce que le chancelier dise :

-La Terre doit posséder de merveilleux chirurgiens. Votre ressemblance avec le roi était absolument parfaite.

-Ils sont effectivement excellents, sourit Paul, mais ils n'ont guère eu de travail. Le hasard a fait que j'avais déjà le même visage que Czor.

La réflexion du jeune homme plongea le chancelier dans un abîme de perplexité. Un peu plus tard, il lança :

-Quel âge avez-vous réellement ?

-Vingt-quatre ans, répondit Paul. Maintenant le moment est venu de nous séparer. Quelles que soient nos destinées, soyez sûr que je laisse une partie de mon coeur sur Mira.

-Une dernière question, Monseigneur. Votre mission terminée, vous allez sans nul doute rejoindre votre famille.

Une ombre de tristesse voila le regard de Paul.

-Je n'ai jamais connu mon père et ma mère est morte au cours d'une mission à bord d'un astronef.

Le chancelier tressaillit comme saisit d'un froid intense.

-Cette nouvelle m'attriste fort... Mais ne vous a-t-elle rien laissé ?

-Un simple pendentif !

Zyrk baissa la tête et lança vivement :

-Le bijou est en or et représente un soleil stylisé. Enfin votre mère s'appelait Hélène et faisait partie de l'équipage du vaisseau qui s'est posé sur Mira.

Cette fois, ce fut Paul qui sursauta comme s'il s'était appuyé par mégarde sur une ligne à haute tension. Zyrk poursuivit :

-Le défunt roi m'a conté qu'il était tombé éperdument amoureux d'une jeune femme travaillant sur l'astronef. Cette passion fut partagée et les deux jeunes gens eurent quelques jours de merveilleux bonheur. Naturellement le prince voulut épouser votre mère qui était prête à le suivre jusqu'à Khor, mais malgré leur insistance, ils se heurtèrent à un refus formel des autorités terriennes au nom de ce que vous appelez la loi de non-immixtion.

« Désespéré, le prince épousa dès son retour, à la demande de son père, la baronne Lox, jeune, intrigante et cupide. Que son âme repose en paix, puisqu'elle est morte quelques années après la naissance de Czor. L'enfant a hérité de tous les défauts de sa mère et malheureusement d'aucune qualité de son père. Vous êtes de sang royal et votre vraie place est sur le trône de Khor. Maintenant que vous connaissez la vérité, vous ne pouvez plus nous quitter. Avec son sang, votre père vous a également transmis des devoirs envers votre peuple. »

Des pensées confuses se heurtaient dans l'esprit de Paul, abasourdi par cette révélation.

-C'est impossible, murmura-t-il. J'ai promis de rendre son trône à Czor et je ne puis révéler mon origine sans parler de la Terre !

A cet instant, un appel déchira la nuit.

-A l'aide!... Au meurtre!... Ah...

Un hurlement de souffrance ponctua la phrase. Sans plus réfléchir, Paul et le chancelier éperonnèrent leur monture. Cent mètres plus loin, ils débouchèrent dans une petite clairière où plusieurs silhouettes entouraient un corps étendu sur le sol.

L'arrivée inattendue de renforts surprit les agresseurs qui aussitôt se fondirent dans la nuit. Tandis que Paul s'efforçait de retrouver le corps, le chancelier confectionnait une torche avec des brindilles puis il battit son briquet pour l'allumer.

A la faible lueur de la flamme, ils reconnurent Czor, le visage livide, les narines pincées. Une large blessure entre les omoplates maculait de sang son pourpoint. Il ouvrit les yeux et reconnut Paul et le chancelier.

-Vous avez encore une fois gagné et nul ne peut maintenant m'aider, souffla-t-il.

-Qu'est-il arrivé, Monseigneur ? questionna le chancelier.

-J'ai vécu à Khor dissimulé sous les traits d'un riche bourgeois et j'ai ainsi suivi les exploits de mon remplaçant... Je croyais à tout moment qu'il allait être assassiné ! Au contraire, sa renommée ne faisait que grandir... Les quatre mois écoulés, j'ai craint qu'il ne garde mon trône. Pour cela, il lui suffisait de se débarrasser de moi lors de notre rendez-vous... Comme il ne pouvait charger personne de cette besogne, je savais qu'il viendrait seul et j'avais décidé de frapper le premier. J'ai enrôlé des tueurs à gages... Mais là encore, j'ai été victime de sa réputation. Avant de m'assassiner, les drôles m'ont avoué qu'ils redoutaient de l'affronter et préféraient voler mon argent !

Une quinte de toux secoua la poitrine du roi et une écume rougeâtre monta à ses lèvres.

-Comment auriez-vous expliqué ma disparition au messager de la Terre ?

-J'aurais prétendu que vous aviez été victime d'un complot et que j'avais démasqué et châtié les coupables...

La voix s'éteignit tandis qu'un dernier spasme agitait le malheureux qui s'affaissa dans les bras de Paul. Quelques instants plus tard, les deux hommes se redressèrent, contemplant en silence le corps du vrai roi. De la pointe de sa botte, le chancelier désigna la blessure.

-Il est mort comme il a vécu, misérablement ! Voyez, il n'a même pas tenté de faire face et a tourné le dos à ses agresseurs. Sa dernière machination a cependant une conséquence heureuse : il laisse le trône à un prince enfin digne de l'occuper. Vous ne pouvez maintenant vous dérober à votre devoir.

Sans répondre, Paul rassembla un peu de bois mort et entreprit de l'allumer avec les restes de la torche. Un long moment s'écoula en silence, le chancelier respectant les méditations de Paul. Un sifflement fit sursauter les deux hommes et une bulle de plastique transparente se posa à quelques mètres du feu.

Le capitaine Stones sauta à terre et serra vigoureusement la main de Paul.

-Heureux de vous revoir, mon garçon. Le général Orlov m'a annoncé que vous aviez magnifiquement accompli votre mission ! La vidéo-radio est à jamais inutilisable ! Embarquez vite et laissez ces sauvages se dévorer entre eux s'ils le désirent.

Sans un mot, Paul monta dans le module, évitant de voir le regard douloureux du chancelier resté en retrait, immobile. La porte claqua et aussitôt Stones enclencha le pilote automatique. L'appareil s'élança rapidement dans l'espace.

-Qu'a donné l'examen de l'épave de l'astronef échoué sur Mira ? s'enquit Paul.

-Extraordinaire! Rien que cela a justifié votre mission et toutes les autorités sont prêtes à vous féliciter. Les techniciens ont déduit qu'il appartenait à une civilisation humanoïde sensiblement aussi évoluée que la nôtre. L'appareil semble provenir d'un système de la constellation du Cygne et nous avons déjà envoyé plusieurs avisos de reconnaissance. Nous avons repéré leurs fréquences d'émission et décrypté partiellement leur langage. Ainsi nous pourrons les observer avant de prendre un contact officiel, ce qui nous procurera un net avantage dans le cas où ces humanoïdes ne seraient pas animés des meilleures intentions à notre égard.

Les manoeuvres d'abordage de l'astronef interrompirent la conversation. Dès que le module eut pénétré dans la soute, Paul descendit vivement.

-Capitaine, je désirerais entrer immédiatement en communication avec le général Orlov.

-Vous aurez tout le temps pendant la plongée subspatiale !

-J'aimerais profiter du moment où nous sommes encore en orbite autour de Mira.

Stones haussa les épaules et conduisit le jeune homme à la chambre des transmissions. Il sut se montrer suffisamment persuasif car moins d'un quart d'heure plus tard, le visage d'Orlov apparut sur l'écran.

-Félicitations, lieutenant ! Votre mission a été couronnée de succès. Dès votre arrivée sur Terre, votre promotion au grade supérieur sera signée avec rappel de solde. Vous pourrez ainsi reprendre le séjour à Acapulco que mon appel a fâcheusement interrompu.

Après une ultime seconde de réflexion, Paul lança soudain :

-Je vous présente ma démission, mon général, et je veux rester sur Mira.

Stones installé à côté de Paul manqua d'avaler le cigare qu'il venait d'allumer.

-Impossible, rétorqua Orlov, vous ne pouvez transgresser la loi de non-immixtion !

-Elle ne peut s'appliquer à mon cas, car je ne fais que retourner dans la patrie de mon père.

Une grosse ride barra le front d'Orlov.

-Ainsi, vous avez découvert vos origines?

-Comment? Vous saviez que mon père était le roi de Khor !

Une grimace étira les lèvres du général.

-Lorsque le médecin m'a montré votre ressemblance avec Czor, j'ai été frappé par la coïncidence. Il n'a fallu que cinq secondes à l'ordinateur pour m'apprendre que votre mère faisait partie de l'expédition sur Mira et que vous êtes né neuf mois après. Dix secondes supplémentaires ont été nécessaires pour retrouver une demande de votre mère de s'exiler sur cette planète.

-Dans ce cas, je renouvelle ma démission, mon général.

Orlov exhala un soupir qui fit trembler les haut-parleurs.

-Avez-vous réalisé que si j'acceptais, vous seriez définitivement coupé de toute civilisation? Quelle ne sera pas votre douleur en voyant mourir un être cher, sachant qu'il existe quelque part dans la Galaxie un moyen de le sauver et de ne pouvoir l'obtenir ?

-J'ai bien pesé ma décision, mon général. Combien de vos agents ont-ils péri en mission, isolés, faute de pouvoir appeler au secours?

Orlov secoua la tête, songeant à tous les membres du service qui avaient trouvé la mort, puis il murmura :

-Pouvez-vous vous intégrer là-bas sans provoquer de perturbations ?

-Le vrai Czor vient de mourir, victime d'un piège qu'il m'avait tendu. C'est ce qui a ôté mon dernier scrupule ! En conservant son identité, je peux succéder à mon père sans créer le moindre trouble.

Orlov se passa doucement la main sur le visage.

-Fort bien, soupira-t-il. J'accepte votre démission. Stones vous raccompagnera dès que vous lui aurez remis les pièces de la vidéo-radio. Je me débrouillerai avec le conseil terrestre. Bonne chance !

L'écran s'éteignit brusquement. Le capitaine médusé mâchonnait son cigare éteint depuis longtemps, sans songer à le rallumer.

-Etes-vous devenu fou, Revest ? Vous pouvez encore changer d'avis !

-Certainement pas ! Voici les pièces de la radio, rendez-moi en échange mon pendentif qui a été fabriqué sur Mira.

Bien que réprobateur, Stones transmit au commandant de l'astronef les ordres d'Orlov puis gagna le module de liaison. Pendant tout le temps que dura la descente dans l'atmosphère, les deux hommes n'échangèrent pas un mot.

La bulle transparente se posa à une dizaine de mètres du feu qui se mourait. Le chancelier était toujours immobile comme s'il n'avait pas esquissé un geste depuis le départ de Paul.

-N'éprouvez-vous pas de regrets d'abandonner votre terre natale et la civilisation? demanda Stones.

-Aucun, capitaine, mais voulez-vous me rendre un dernier service ?

-Certainement, si ce n'est pas en contradiction avec mes ordres.

-Prêtez-moi un instant votre désintégrateur.

Saisissant l'arme, il avança vers le corps de Czor toujours étendu sur le sol. Un éclair mauve jaillit de l'arme et le cadavre et toute la végétation environnante dans un rayon de cinq mètres disparurent, comme effacés par une gomme gigantesque. Il ne restait plus qu'un entonnoir creusé dans le sol. Paul rendit le pistolet à Stones et ajouta :

-Adieu! Transmettez mes remerciements au général et assurez-le que je saurai m'intégrer complètement à la population.

Après un dernier signe de la main, Stones enclencha le propulseur et le module disparut dans le ciel. A ce moment, le chancelier se jeta aux pieds de Paul.

-Monseigneur, je savais que vous ne pourriez nous abandonner et renier tous les devoirs que votre père vous avait légués.

Paul le releva aussitôt.

-Venez, chancelier, désormais il me faut adopter définitivement mon personnage. Pour tous, il n'y a eu, il n'y aura qu'un seul Czor. Vous seul connaîtrez la vérité !

-Ce secret me sera facile à garder.

Les deux hommes récupérèrent leurs montures qui paissaient à quelques pas. Lorsqu'il fut en selle, Paul ajouta :

-Au risque de vous décevoir, je dois avouer que ce n'est pas seulement le sens du devoir qui a dicté ma conduite. J'avais un motif très personnel.

Un sourire éclaira le visage austère de Zyrk.

-Un des plus chers désirs de votre père était de voir son fils épouser la princesse Haza. C'eût été chose faite depuis longtemps sans la conduite scandaleuse de Czor. Là encore le destin a fort justement agi.

-La princesse pourra-t-elle jamais me pardonner les fautes de l'autre? Naturellement, même à elle, je ne pourrai dire la vérité. De plus, je ne suis pas très fier en songeant aux courtisanes entretenues au château.

-N'ayez crainte, Monseigneur, je crois que les sentiments de ma fille ont singulièrement évolué, surtout depuis un certain après-midi dans le sous-sol de la prison ! Ce jour-là, vous lui avez donné la plus belle preuve d'affection qu'une femme puisse souhaiter. Sans trop m'avancer, je puis affirmer que depuis des semaines, elle n'attend qu'un mot de vous !

La poitrine libérée de toute crainte, Paul éclata de rire.

-Dans ce cas, et avec votre permission, chancelier, nous profiterons du prochain bal que la princesse doit organiser pour annoncer à tous l'avènement d'une nouvelle reine.

Eperonnant son cheval, il songea à toutes les transformations qu'il allait devoir effectuer pour faire évoluer insensiblement cette société médiévale vers plus de connaissance et plus de justice !

FIN