Ils sont épuisés et incapables de faire un pas de plus, émit Ray. Il faut les laisser se reposer. J'attendais ton arrivée pour leur donner à manger.
Où sont nos poursuivants ?
Assez loin! Ils ont perdu beaucoup de temps, et ils viennent de s'arrêter. II est probable qu'ils ne souhaitent pas se risquer à une marche de nuit. D'après mes détecteurs, ils ne sont plus que deux. Veux-tu que je les élimine cette nuit?
Marc hésita un long moment, puis :
C'est prématuré ! Tant que Tsi-Han conservera un espoir de nous capturer, il ne sera pas tenté d'utiliser des projectiles thermonucléaires.
Ouvrant son sac à dos, l'androïde sortit les provisions qui lui restaient.
Demain, elles seront épuisées. Il faudra chasser.
Nous aviserons. Pour l'heure, donne-leur à manger.
Marc s'assit à côté d'Elsa. La jeune femme esquissa une grimace en se frottant les mollets.
Je me croyais une sportive entraînée, mais cette promenade est plus éprouvante que je ne le pensais.
Penford, qui mastiquait la ration distribuée par Ray, approuva.
Dans ma jeunesse, j'aimais parcourir les landes de ma belle Ecosse, mais les réunions des conseils d'administration ne favorisent guère le tonus musculaire.
Les pirates sont-ils loin? intervint Goldman, inquiet.
Je crois qu'une mauvaise rencontre avec un arbre Carnivore les a un peu retardés. Dormez, maintenant, car nous devrons repartir avant l'aube. Soyez tranquilles, mon adjoint et moi, nous monterons la garde.
***
L'aube naissante faisait bruire la forêt de mille sons indéfinissables. La vie reprenait ses droits. Une sourde anxiété étreignait Marc. Il venait d'éveiller ses compagnons, qui arboraient une piètre mine, avec leur teint gris maculé de poussière. Les joues des hommes s'ombraient de barbe. Mais c'était l'état d'Owen qui inquiétait le plus Marc : si le vieillard ne se plaignait pas, il n'en restait pas moins allongé. Ses yeux mi-clos étaient soulignés de cernes noirâtres impressionnants.
Venez, il est temps de repartir.
Owen secoua la tête.
J'ai trop présumé de mes forces, murmura-t-il avec amertume. Je préfère rester ici. Laissez-moi une arme. Je retiendrai nos poursuivants. J'ai toujours excellé au tir.
Déjà, Goldman approuvait en grognant.
Nous perdons du temps! Il ne fait que nous retarder.
Pas question d'abandonner quelqu'un. Nous devons tous être solidaires. Si Tsi-Han capture l'un de vous, il n'hésitera plus à éliminer les autres.
Marc se pencha pour soulever Owen.
Venez! Mon adjoint vous aidera à marcher. Ne craignez pas de vous appuyer sur lui. S'il le faut, il vous portera.
Puis il reprit la tête de la colonne. Tout en avançant d'un pas régulier, il songeait à cette fuite ridicule. Trouverait-il un endroit où les autres seraient en sécurité? Et ensuite? Devrait-il retourner avec Ray à l'astroport et attaquer Tsi-Han? De combien d'hommes disposait le pirate? De combien de robots? Ray et lui pourraient-ils seulement atteindre le Mercure et lancer un S.O.S. à la Sécurité Galactique? Il rageait de s'être ainsi laissé piéger. Toutefois, il préférait être ici, en pleine difficulté, que de savoir Elsa, seule, aux mains d'un bandit.
Le terrain descendait en pente douce, ce qui rendait la marche moins pénible. S’ils continuaient dans la même direction, ils atteindraient le bord de mer en fin de journée. D'après les observations enregistrées dans la mémoire de Ray, il existait là-bas des falaises, au pied desquelles Marc espérait trouver une grotte. Les détecteurs biologiques ne pourraient les y localiser.
La végétation se modifiait. Les buissons devenaient plus rares, étouffés par une nouvelle espèce d'arbres, très hauts, comme de gigantesques saules pleureurs dont les branches fines, couvertes de petites feuilles nervurées, retombaient jusqu'au sol. Un vent léger les agitait doucement.
Une centaine de mètres plus loin, ces saules devinrent plus nombreux, transformant le paysage en une véritable cathédrale de verdure. Il fallut alors écarter les branches pour progresser. Marc pesta contre ces végétaux, qui ralentissaient leur avance et les fatiguaient.
Une heure s'écoula ainsi, dans une chaleur moite encore aggravée par la sensation d'étouffement que faisaient peser sur eux les branchages serrés. Ils pénétraient dans une nasse dont les joncs flexibles s'écartaient pour laisser entrer la proie. Cette image s'imposa à Marc avec une douloureuse insistance.
Ray perçut l'inquiétude de son ami.
Mes détecteurs n'enregistrent rien d'anormal, et nos poursuivants sont encore loin.
L'attaque fut d'une brutalité extraordinaire. Une onde mentale puissante, irrésistible, vrilla les neurones de Marc :
Dormir... Dormir... Dormir...
Depuis sa rencontre, sur une planète lointaine, avec une merveilleuse entité végétale, Marc était un excellent télépathe. Il dressa aussitôt un barrage mental et hurla :
Ray, débranche ton amplificateur psychique! Vite... Vite...
Sa voix impérieuse fit tressauter l'androïde. Heureusement pour lui, le sommeil lui était inconnu. Il lui fallut cependant deux secondes pour exécuter cet ordre si simple.
L'onde se faisait encore plus pressante, impérieuse. Marc, bien qu'entraîné, sentait vaciller ses défenses. Un instant, malgré ses efforts désespérés, ses paupières se fermèrent.
Résister... Il le fallait... Protéger Elsa... L'image de la jeune femme s'imprima dans son esprit, lui donnant la force de rouvrir les yeux.
Il souffla bruyamment. Les autres, le visage figé, oscillaient sur place avec une douceur dangereuse.
Ray, ton désintégrateur! Ouvre une trouée dans ces maudites branches. Nous devons fuir au plus vite.
Un éclair mauve jaillit de l'avant-bras de l'androïde, créant un tunnel dans la verdure sur plusieurs centaines de mètres.
Marc claqua les fesses d'Elsa et de Mme Doyle d'un geste vif, sec et brutal. La douleur fit sursauter les deux jeunes femmes, les sortant de leur léthargie. Marc les prit chacune par un bras et se lança dans une fuite éperdue.
Ray, cria-t-il, porte Owen sur tes épaules. Fais avancer les autres, frappe-les s'il le faut !
Le robot réagit en un centième de seconde. Il hissa le vieillard à demi inconscient sur son dos puis, les bras écartés, obligea les trois autres à avancer, ce qu'ils firent d'une démarche titubante de somnambules tout d'abord, puis de plus en plus vite.
Il sembla bientôt à Marc que l'onde psychique perdait de sa puissance. Enfin après plusieurs minutes d'une course démente, les fugitifs atteignirent une vaste clairière circulaire. Lorsqu’ils émergèrent de l'ombre des arbres, ils furent éblouis par le soleil de l'après-midi. L'attaque mentale cessa alors aussi brusquement qu'elle avait commencé.
Epuisé, le souffle court, Marc traîna les deux femmes jusqu'à un ruisseau qui serpentait dans l'herbe. Là, il se laissa tomber à plat ventre pour plonger la tête dans l'eau fraîche. Quand il émergea en s'ébrouant, Ray arrivait avec son groupe. Il déposa sur le sol Owen, qui reprenait lentement conscience. Les trois autres avaient le visage rouge, congestionné, l'air hébété.
Donne-leur à boire, mais vérifie d'abord que l'eau est potable.
L'androïde plongea les mains dans le courant fit mine de boire. Il émit bien vite :
Eau de bonne qualité. Aucune substance toxique décelable.
Tirant un gobelet plastique de son sac à dos, il l'emplit puis le tendit à Elsa d'abord, à Priscilla ensuite. Cette dernière le remercia, non sans lui lancer un regard intéressé.
Lorsque chacun eut étanché sa soif, Goldman grogna :
Quelle était cette diablerie ? Je n'ai qu'un souvenir confus d'une irrésistible envie de dormir...
Je l'ignore, mais les intentions de cette créature ne m'ont pas semblé des plus amicales.
Au centre de la clairière se dressait un bouquet d'arbres. Une vingtaine environ de chênes gigantesques.
Nous devrions nous installer à l'ombre, suggéra Priscilla. Le soleil tape encore avec force, et mon épiderme de blonde tolère mal les rayons. Je vais attraper un coup de soleil qui me rendra horrible!
Goldman, le regard inquiet, objecta :
-Qui nous assure qu'un piège ne nous attend pas là-bas? Ici au moins, nous sommes en sécurité.
Ce n'est pas certain, intervint Marc. Si Tsi-Han effectue une reconnaissance aérienne, nous serons aussi visibles qu'un furoncle sur le bout du nez. Toutefois, votre objection est valable. Ray et moi allons d'abord explorer ce bosquet. S'il ne renferme aucun danger, je vous ferai signe et vous nous rejoindrez.
Tandis qu'ils avançaient vers l'ombre accueillante, Ray émit :
Mauvais, Marc. Ces damnés saules encerclent totalement la clairière. Nous sommes pris comme dans une nasse.
Marc hocha la tête. La trouée dessinait un cercle de deux cents mètres de rayon, centré sur le bosquet.
Curieux ! Pourquoi les saules n'ont-ils pas poussé jusqu'ici?
Quand ils arrivèrent à quelques mètres des chênes, Ray s'immobilisa.
Mes détecteurs ne réagissent pas, mais cela ne signifie rien : ils ne sont pas adaptés à la flore de cette maudite planète.
Marc ferma les yeux et se concentra, s'efforçant de moduler ses émissions psychiques comme l'entité végétale le lui avait appris. Un instant, il crut obtenir un contact... Non, c'était une erreur.
Il avança d'un pas.
Bonjour, ami. (L'onde était puissante, bien perceptible, mais dépourvue de toute agressivité. Bienveillante, même.) Je suis content de savoir que toi et tes amis avez échappé aux Rhuls, grâce à ton esprit de décision et à ta résistance. J'ignorais que des créatures de chair pouvaient être télépathes. Il est vrai que je n'ai jamais exploré que les cerveaux des animaux qui vivaient autrefois dans cette forêt.
Je suis une exception parmi mes frères de race. Pourriez-vous m'expliquer qui sont ceux que vous appelez les Rhuls et pourquoi ils voulaient nous endormir ?
Tu dois bien t'en douter. Ils capturent ainsi leurs proies pour les dévorer. Ils les vident d'abord de leur sang puis en digèrent les chairs.
Oui êtes-vous exactement?
Une onde nostalgique.
Il y a plusieurs centaines de milliers d'années, les Rhuls et nous, les Kurks, étions de simples arbustes. L'ensoleillement et la nature du sol nous ont permis de prospérer. Malheureusement, les Rhuls ont progressé plus vite, car ils capturaient déjà des proies, insectes, serpents ou petits mammifères. Très progressivement, une forme de pensée, une sorte d'intelligence est apparue. Elle s'est développée, étendue, et nous avons pris conscience du monde extérieur en captant les pensées et les sensations de nombreuses créatures animales. C'est alors que nos destinées se sont séparées de celles des Rhuls. Nous nous sommes contentés d'observer, d'échanger des idées entre nous. Ce que vous appelleriez une vie contemplative. A l'opposé, les Rhuls ont utilisé leur force psychique pour s'assurer davantage de proies, grandir toujours plus, étendre leur domaine. Maintenant, ils nous encerclent et veulent nous étouffer.
Ils sont à bonne distance.
Parce que nous les empêchons encore d'avancer. Nos racines occupent le terrain, et donc celles des jeunes Rhuls ne peuvent se nourrir. Mais hélas, ils ont trouvé une parade.
Laquelle?
Regarde bien l'herbe autour de nous...
Des tiges vert tendre se dressaient un peu partout, longues d'une trentaine de centimètres.
Ce sont des pousses de Rhuls. A partir de leurs troncs, là-bas, ils ont lancé des prolongements à fleur de sol qui ressortent ici. Ces rameaux sont ravitaillés par la sève du tronc principal et n'ont besoin ni de lumière, ni d'eau, ni de sels minéraux. Leurs racines servent seulement à les fixer. Dans moins d'un siècle, ils seront devenus plus grands que nous, et leurs feuilles masqueront la lumière qui nous est indispensable. Nous nous étiolerons avant de disparaître. Définitivement.
La pensée s'éteignit une seconde, deux, puis reparut, empreinte de tristesse :
Le monde végétal se livre aussi des guerres impitoyables. Seule l'échelle de temps en est différente. Les conflits s'y étendent sur des dizaines de siècles! Allons, cesse de t'apitoyer sur notre sort, toi, petite créature humaine dont la vie est si brève. Appelle les amis qui se morfondent au soleil. Ils commencent à être intrigués par ton immobilité. La jeune femme s'inquiète, même.
Marc esquissa un sourire et murmura :
Ray, as-tu tout enregistré?
Intégralement.
Va les chercher! Owen aura besoin de ton aide pour marcher.
Une pousse se dressait juste devant la botte droite de Marc. H l'écrasa d'un mouvement rageur.
Le geste est généreux, émit la créature, mais puéril. Il en existe plusieurs milliers autour de nous, et tu ne peux les arracher toutes.
Je le sais, mais il doit bien exister une solution !
Ton coeur est naïf. Il faut savoir se résigner à l'inéluctable. C'est sans doute le souhait du Créateur...
L'arrivée de ses compagnons détourna des arbres l'attention de Marc. Ils s'installèrent dans l'ombre fraîche avec un plaisir non dissimulé, lançant pourtant par instants des regards inquiets sur les branches qui les surplombaient.
Pourquoi t'a-t-il fallu tout ce temps? interrogea Elsa.
Marc résuma sa découverte.
Des arbres qui pensent et qui se battent, vous plaisantez! ricana Goldman. C'est impossible. Enfin, qu'ils se débrouillent! Moi, je veux retourner juste sur Terre !
Penford, flegmatique, laissa tomber d'une voix ironique et mordante :
L'idée est séduisante, mon cher Michael, mais quelques détails s'y opposent pour l'instant.
Des sifflements de jets laser, lointains, très assourdis, les interrompirent. Le Kurk contacta Marc.
Tes ennemis ont de sérieux problèmes. Les Rhuls viennent d'attaquer. La créature artificielle tente de les protéger.
Un robot de cette catégorie n'est pas sensible aux influences psychiques. Les arbres ne peuvent rien contre lui.
C'est inexact! Dès l'instant où il a utilisé son arme, les Rhuls ont réagi. Les branches les plus fines peuvent devenir autant de lassos qui immobilisent l'adversaire.
Le silence était retombé, lourd, pesant.
C'est fini! Les Rhuls ont tué les hommes et le robot est hors d'usage. Dans quelques heures, les sucs digestifs auront dissout jusqu'au métal.
Le soleil disparut derrière la cime des grands saules qui barraient l'horizon, et la nuit tomba avec une rapidité surprenante. Ray distribua des tablettes nutritives, car il avait épuisé ses autres provisions. Chacun suça sa ration sans oser s'interroger sur l'avenir. Comme Elsa se frottait la fesse avec une grimace, Marc murmura :
Je suis désolé de t'avoir frappée, mais il fallait t'obliger à réagir contre l'envoûtement de ces Rhuls.
Il arborait un air si penaud que la jeune femme éclata de rire.
C'était une excellente occasion d'extérioriser tes instincts machos. Tu joignais l'utile à l'agréable! Enfin, mieux vaut subir un petit désagrément que de servir à enrichir la sève d'un saule, fût-il pensant!
Elle effleura des lèvres la joue de Marc, mais Priscilla Doyle approcha, brisant leur intimité.
Marc, je vous en veux beaucoup. Vous m'avez fait horriblement mal. Je dois avoir un bleu immense!
D'un geste très naturel, elle dégrafa sa ceinture et baissa son pantalon, apparaissant dans un minuscule slip de dentelle transparente.
Vérifiez, la peau me brûle. Tâtez, si vous ne me croyez pas!
Avant que Marc ou Elsa puissent réagir, une main large, aux ongles carrés, s'appliqua doucement sur la croupe rebondie.
Effectivement, c'est plus chaud que l'enfer, lança une voix amusée.
Mme Doyle gloussa, sans se soustraire aux investigations digitales :
Je vous en prie, M. Gorba...
Elsa intervint d'un ton très sec :
Nous compatissons à vos misères, mais je pense que vous devriez remettre votre pantalon. Après une telle marche, chacun a besoin de récupérer ses forces. Qui sait ce qui arrivera demain ?
A regret, Gorba relâcha sa prise.
Mlle Swenson a raison. Venez! A côté de moi, vous ne risquerez rien...
Allongé contre Elsa, déjà endormie, Marc réfléchissait. Une idée naissait dans sa cervelle. Il contacta le Kurk :
Peux-tu approfondir le sommeil de mes amis? ils ont besoin de repos.
Sans difficulté aucune. Ils feront même de très jolis rêves.
Marc appela Ray :
Utilise tes antigrav pour passer au-dessus des Rhuls. Il y a des antilopes, au-delà. Repères-en quelques-unes et amène-les ici. Mais sers-toi de tes capsules anesthésiantes : je les veux vivantes.
L'androïde acquiesça de la tête et s'envola en silence. Une fois de plus, Marc remercia intérieurement les ingénieurs qui avaient conçu une machine aussi perfectionnée. Puis il ferma les yeux et ne tarda pas à s'endormir.
CHAPITRE XIII
D'un geste rageur, Tsi-Han éteignit son communicateur radio. Il avait passé une partie de la nuit à essayer d'établir une liaison avec To-Ko. En vain. Le haut-parleur restait muet.
Leur appareil est peut-être en panne, suggéra Igor, assis sur le siège du copilote.
Son chef haussa les épaules et répondit d'une voix assourdie par la colère :
Non ! Ils sont tombés dans un piège. Ce Stone est diabolique. Appelle Tombs!
L'employé d'Owen ne tarda pas à arriver. Ses yeux rouges et ses traits tirés prouvaient qu'il n'avait pas dormi de la nuit.
Où en es-tu de la préparation des robots ?
J'ai modifié la programmation de deux androïdes de surveillance et je terminais le troisième lorsque vous m'avez fait chercher.
Tsi-Han approuva de la tête.
Igor, sors de la soute l'hélijet B, celui qui est armé de missiles tactiques et équipé d'un bon détecteur biologique.
Le cosmatelot tenta de protester :
Il réagit avec tous les animaux à sang chaud !
Réfléchis un peu ! Nous avons négligé un détail. Nos fugitifs sont groupés et au nombre de huit. Le détecteur enverra donc un signal puissant, ce qui t'évitera de courir après de petits échos. Et puis tu vas être accompagné par un androïde. (Igor ne put dissimuler une grimace de contrariété, mais l'autre poursuivait :) Attention ! Je veux que tu restes toujours à une altitude suffisante pour être hors de portée du rayonnement d'un pistolaser. Nous avons assez perdu de monde !
Si j'arrive à les localiser, qu'est-ce que je fais?
Tu tires un missile pas très loin, à titre d'avertissement. Ils auront une telle trouille qu'ils seront contraints de se rendre... De plus, j'exige un contact radio permanent. Je te donnerai mes instructions au fur et à mesure.
***
L'aube éveilla Marc. Ses compagnons dormaient encore. Il fut frappé par leur mine sereine, heureuse. La pensée du Kurk s'infiltra dans ses neurones.
Je t'avais promis qu'ils feraient de jolis rêves. Veux-tu les connaître? (L'arbre enchaîna, sans attendre de réponse ): La jeune femme brune pense à toi, la blonde s'imagine avec ton ami...
Inutile de m'en révéler plus. Laissons-les à leurs secrets. Je ne veux pas être indiscret.
Des antilopes broutaient paisiblement, à une vingtaine de mètres de là.
J'ai eu la chance de surprendre une harde, expliqua Ray. Une seule capsule anesthésiante a suffi à les endormir toutes. Pourquoi m'as-tu demandé ce travail?
Marc éclata de rire.
Regarde! Ces charmantes bêtes apprécient fort les pousses des Rhuls. Avec un peu de chance, elles nettoieront le terrain en quelques jours.
Merci, ami, tu nous accordes quelques années de vie en supplément. Mais les Rhuls ne renonceront jamais...
Si nous sortons vivants de cette aventure, nous verrons à agir plus efficacement !
Elsa, qui avait perçu les mouvements de son amant, se redressa. Marc lui expliqua à voix basse :
Ici, vous êtes à l'abri. Restez quand même sous les arbres pour ne pas risquer d'être repérés lors d'une reconnaissance aérienne. Ray va te laisser les tablettes nutritives dont il dispose. Distribue-les avec parcimonie : notre absence durera plusieurs jours.
Où comptes-tu aller? s'inquiéta-t-elle.
Je veux retourner à l'astroport en longeant la côte. Nous aurons plus de chance de passer inaperçus de cette façon.
Une longue promenade en perspective!
J'estime qu'il me faudra trois jours.
Et une fois là-bas?
Les traits de Marc se durcirent.
Je dois parvenir à pénétrer dans le Mercure. Alors je serai à l'abri et j'appellerai la Sécurité Galactique.
Tsi-Han sera sur ses gardes.
Certainement, mais il ignore la puissance de Ray. C'est notre meilleur atout.
Et s'il dispose d'un robot de combat?
J'aviserai sur place. Il faut agir, car nous ne pouvons rester éternellement ici. Je te laisse un pistolaser. Quand vos provisions seront épuisées, vous pourrez toujours tuer une de ces antilopes. (Il désigna les dormeurs.) Je pars maintenant. Tu leur exposeras la situation. Je ne tiens pas à subir l'assaut de leurs questions.
Elsa se pencha vers lui et l'embrassa avec nervosité.
Fais très attention! N'oublie pas que je suis prête à sacrifier ma fortune, si ce pirate te capture !
Marc, escorté de Ray, avança vers la ligne sombre des saules.
Ray, tu me porteras au-delà des Rhuls.
Accroche-toi à mon cou.
Les deux amis s'élevèrent lentement dans les airs. Dès qu'ils eurent dépassé la masse compacte des Rhuls, Marc émit :
C'est bon, tu peux me poser.
Nous avancerons plus vite si je te porte jusqu'à la mer.
Mais ça épuisera ton générateur. Alors qu'il faut le ménager, puisque nous ignorons combien de temps durera cette équipée ridicule.
Ils marchèrent une grande partie de la matinée avant d'émerger de la forêt. Une vaste prairie formait devant eux un cirque aboutissant à une falaise. Une petite rivière y avait creusé un lit profond qui se terminait par une chute. Ils longèrent la rive du cours d'eau puis s'arrêtèrent au bord de la falaise, un à-pic d'une bonne trentaine de mètres au pied duquel s'étendait un petit lac qui se vidait à moins d'un kilomètre dans l'océan.
***
Commandant, je suis à la verticale de la villa d'Owen. Altitude : 700 mètres.
Parfait ! Surtout, ne descends pas en dessous. Des indices?
De faibles échos, assez nombreux. Des bestioles. Rien qui corresponde à des humains.
D'après le dernier message de To-Ko, ils avaient contourné la montagne et redescendaient vers la mer. Cherche par là en décrivant de larges cercles.
Igor pesa sur les commandes de l'hélijet pour modifier son cap. L'androïde installé à sa droite scrutait l'horizon. Une sonnerie grêle retentit soudain dans l'habitacle.
Contact droit devant. Echo de bonne taille, annonça le robot d'une voix métallique désagréable.
Le cosmatelot réagit aussitôt, augmentant la vitesse du véhicule. Déjà, l'océan se profilait à l'horizon.
Commandant! J'en ai repéré deux. Ils avancent à découvert le long d'une rivière.
Tu peux les identifier?
Attendez, je règle le viseur... Deux hommes, relativement jeunes. Ils se mettent à courir. Ils sont coincés ! La clairière est bordée par une falaise.
Ce ne peut être que Stone et son complice. Les milliardaires ont tous dépassé la cinquantaine.
Quels sont les ordres?
-T'aurais voulu les voir crever à petit feu pour qu'ils payent la mort de nos amis, mais nous n'avons pas de temps à perdre. Tire un missile et liquide-les!
Les gros doigts d'Igor effleurèrent une série de touches. Un sifflement naquit, enfla, tandis que l'hélijet, allégé, prenait de la hauteur.
Missile parti!
Le cosmatelot suivit la course de l'engin à sa traînée éblouissante et commenta :
Il explose! Les deux types volent en l'air...
Ils sont morts?
Oui... non... Ils se relèvent... ils titubent...
Achève-les, vite!
Igor arma un second missile mais interrompit son geste.
Inutile, commandant. Ils viennent de tomber de la falaise. Un sacré plongeon !
Tu es certain que ce n'est pas une ruse ? Ce type est plus malin qu'une tribu de renards.
Quelques minutes de silence, puis la voix d'Igor reprit :
Je viens d'effectuer un second passage. Il n'y a rien d'anormal, et le bio-détecteur est muet. Aucun doute, les types sont au fond du lac!
Excellent ! Les autres ne peuvent pas être loin. Tourne en rond dans un rayon de cinquante kilomètres. Ils s'y trouvent nécessairement.
CHAPITRE XIV
Attention, Marc, un hélijet! Il nous a repérés !
Vite, il faut atteindre la falaise!
Marc se mit à courir avec l'énergie du désespoir. Le missile explosa à moins de cinquante mètres derrière lui. Un éclair... Une onde de choc, formidable de puissance... Une force irrésistible le souleva, le bascula. Un coup terrible... Il ne perdit pas entièrement connaissance. Une douleur intense irradiait de son poignet gauche, atteignait le coude, l'épaule.
Je souffre, donc je vis, marmonna-t-il.
Il secoua la tête dans l'espoir de dissiper le nuage qui brouillait sa vue. Bientôt, dans un halo rouge, il distingua Ray qui avançait vers lui. Sa démarche était hésitante, saccadée. Sa combinaison d'astronaute, déchirée au niveau de l'épaule droite, révélait une large fissure dans son revêtement cutané, d'où s'échappaient des fils électriques.
L'hélijet approchait à grande vitesse, porteur d'une mort imminente. La vision des missiles collés contre la carlingue éclaircit l'esprit embrumé de Marc.
Ray, il faut plonger, c'est notre seule chance.
L'androïde réagit en un millième de seconde. Il souleva Marc et gagna en cinq enjambées le bord de la falaise, qu'il atteignit à l'instant où l'hélijet les survolait. D'un bond puissant, ils sautèrent dans le vide.
Il s'éloigne, Ray, actionne tes antigrav.
Une seconde s'écoula. Puis la voix du robot répondit, empreinte d'une anxiété très humaine :
Marc! Ils ne fonctionnent plus. Attention... Nous allons toucher l'eau!
Le choc fut rude. Par chance, le lac, au pied de la cascade, était d'une grande profondeur. Marc bloqua sa respiration en entrant dans une eau qui lui parut glacée, mais la secousse accentua la souffrance au niveau du poignet. Tout son bras fut parcouru d'élancements horribles.
Une plongée qui semblait ne jamais devoir finir. Il heurta rudement le fond sablonneux. Une détente de ses jambes le propulsa vers la surface. Retenir sa respiration. Il le fallait ! En aurait-il la capacité? Enfin, sa tête émergea, il aspira une bouffée d'air qui soulagea merveilleusement ses poumons douloureux.
Ray apparut à moins d'un mètre de lui, le visage figé.
-Marc! L'eau... elle pénètre par la déchirure..., cria-t-il d'une voix hachée. Des courts-circuits... Je dois arrêter mon générateur... Adieu... C'est notre dernière aventure.
Sa voix s'éteignit en une sorte de sanglot. Sa tête s'enfonça dans les flots. Elle réapparut un instant, à la faveur d'un tourbillon, et Marc lança instinctivement son bras valide. Un instant, il crut avoir manqué son objectif. Non! Ses doigts crochetèrent la chevelure de Ray. Mais le poids de l'androïde les entraînait tous les deux vers le fond.
Ne pas lâcher! La main se crispa jusqu'à devenir douloureuse. Mouvements de jambes, de reins... Marc retrouva finalement la surface. Il toussa, cracha, put enfin respirer. Il attira Ray contre lui, lui passa le bras gauche sous le menton. La douleur le fit grincer des dents.
Il devait tenir! Il se mit à nager avec une énergie désespérée. Combien de temps? II ne le sut jamais. Il fut presque surpris de sentir le sol sous ses pieds.
La poitrine en feu, le souffle rauque, il tira le corps de Ray sur la grève. Efforts après efforts, il réussit à l'amener entre deux buissons.
Il allait s'écrouler à côté de son ami lorsqu'un sifflement l'obligea à redresser la tête. L'hélijet revenait. Equipé d'un bio-détecteur. C'était certain, sinon il n'aurait jamais pu les repérer avec cette précision.
Marc rampa aussi vite qu'il le put, se coula à nouveau dans l'eau, s'allongea sur le fond vaseux. Seuls son nez et sa bouche émergeaient. Ainsi, il le savait, le détecteur biologique ne pouvait le localiser. Le véhicule avançait lentement, décrivant de larges courbes, balayant tout le terrain. Marc grelottait de froid. Mais il ne pouvait changer de position. Enfin, l'appareil s'éloigna ; le sifflement de son moteur s'éteignit.
Marc sortit de l'eau et rejoignit l'endroit où il avait laissé Ray. Un coup d'oeil à son chronomètre. Les cristaux mémoriels de l'androïde ne pouvaient rester privés d'énergie plus de trois heures. Passé ce délai, ils s'effaceraient. Disparaîtraient alors tous leurs souvenirs communs, ce qui faisait leur amitié, leur complicité.
D'abord, déshabiller Ray. Marc sépara les pressions magnétiques de la combinaison. Il ne pouvait utiliser que sa main droite : son poignet gauche fracturé amenait la main à un angle presque droit avec son avant-bras. Lorsqu'il lui eut enlevé son vêtement, il retourna le robot pour dégager sa plaque dorsale.
Il ne put réprimer une grimace en voyant la quantité d'eau qui inondait les délicats mécanismes. Il remit Ray sur le dos afin de permettre au liquide de s'écouler et, pour en accélérer l'évacuation, lui enleva également ses deux plaques pectorales.
Bientôt, il put constater avec satisfaction que l'eau s'en était allée. Malheureusement, les circuits n'en restaient pas moins imprégnés d'humidité. Comment les sécher? Le soleil, presque à la verticale, tapait avec force... Pourquoi pas?
Marc sortit son couteau. Après ce bain forcé, le microgénérateur accepterait-il de fonctionner?... Un instant d'insupportable angoisse, puis la lame consentit à virer au rouge. Eclat merveilleux, vital!
Marc trancha fébrilement tous les rameaux des buissons qui faisaient obstacle à la lumière du soleil. Il ne s'interrompit que lorsque les chauds rayons éclairèrent le torse de son ami.
Alors, épuisé, il s'immobilisa. Il ne lui restait plus qu'à attendre. Un nouveau coup d'oeil à sa montre. Il restait seulement deux heures dix-sept minutes avant...
Maintenant qu'il était désoeuvré, Marc ressentait avec plus d'intensité la douleur qui irradiait de son poignet fracturé. Sa main était bleue, et il ne pouvait plus remuer ses doigts enflés. Il rampa avec peine jusqu'au corps de Ray. Une fine buée s'élevait du torse, témoin de l'évaporation de l'eau sous l'action de la chaleur solaire. Cette vision réconforta le blessé, qui se surprit à marmonner une prière.
Il fit jouer au niveau de la cuisse droite du robot un mécanisme qui découvrit une cavité. C'était là que Ray rangeait sa pharmacie de secours. Son compagnon y sélectionna un comprimé et une bande élastique.
Il avala la pastille. Un antalgique. Une seule dose. Insuffisante pour faire disparaître la douleur, mais qui l'atténuerait. Il ne voulait pas risquer de s'endormir!
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Les élancements diminuèrent, devinrent supportables. Pourtant, la main gonflait toujours. Marc détacha sa montre, qui le gênait, et la posa à côté de Ray. Puis il saisit son poignet gauche de sa main droite, respira profondément à plusieurs reprises et serra les mâchoires. Une traction ferme. Un mouvement de bascule. Un odieux craquement. Une douleur fulgurante ! Un voile noir couvrit ses rétines, ses oreilles bourdonnèrent. Ne pas perdre connaissance! Un cri jaillit de sa gorge. Il haleta un moment tandis que sa vue s'éclaircissait. Son poignet avait repris un aspect normal. Il fallait cependant le maintenir. D'une main tremblante, malhabile, Marc enroula le bandage adhésif, attentif à ne pas trop serrer pour ne pas gêner la circulation.
Lorsqu'il eut terminé, il se laissa aller sur le sol. Alors seulement il s'aperçut qu'il était inondé de sueur. Il attendit que les battements désordonnés de son coeur s'apaisent. Le silence était à peine troublé par le bourdonnement de rares insectes...
Quelle heure était-il? Marc se redressa en sursaut, chercha son chronomètre, s'affola de ne pas le trouver. Le voilà, contre la cuisse de Ray, à l'endroit où il l'avait posé. Quarante-sept minutes. Il se pencha sur son ami, lui glissa la main dans le thorax, grimaça à un contact humide. Jamais le soleil... Attendre... Espérer. ..
Sa main gauche avait repris une coloration normale et il put esquisser quelques mouvements de doigts. Mais à présent, il ne pouvait plus détacher le regard du cadran de sa montre. Les minutes défilaient avec une rapidité déconcertante. Il aurait voulu pouvoir suspendre ce temps qui fuyait irrémédiablement. Une nouvelle minute d'écoulée, puis une autre. Combien en restait-il avant que les trois heures fatidiques se soient enfuies?
A moins quatre, il avança la main vers l'interrupteur de Ray... Laisser le soleil agir encore quelques secondes? Et s'il s'était trompé dans le temps mis pour sortir l'androïde du lac? Les trois heures seraient dépassées!
il brancha le générateur d'énergie. Rien ! Ni étincelle, ni réaction. Une vague de lassitude le submergea. C'était fini! Son meilleur ami n'était plus qu'une carcasse métallique qui achèverait de rouiller sur cette maudite planète. Des larmes jaillissaient de ses yeux quand une onde psychique s'insinua dans ses neurones. Elle était si faible qu'il se crut presque victime d'une hallucination. Il ferma un instant les yeux, se concentrant de toutes ses forces. Rien. C'était bien une illusion !
Soudain, l'onde revint, cette fois claire et nette :
Salut, Marc! J'ai bien cru que notre séparation serait définitive.
Pourquoi ne répondais-tu pas?
Je testais mes circuits.
Comment sont-ils?
Je ne peux pas encore remuer, mais cela ne tardera pas. Très bonne, ton idée de me faire sécher au soleil comme une vulgaire serpillière. … Je te sens épuisé. Repose-toi, dors, il me faut seulement un peu de temps pour achever mes réparations.
Marc s'allongea, ferma les yeux. Pour la première fois depuis l'explosion du missile, il avait l'impression de pouvoir respirer librement.
CHAPITRE XV
Alors, toujours rien? lança la voix impatiente de Tsi-Han. Ça fait des heures que tu tournes en rond !
La forêt est vaste, commandant, et je dois ratisser chaque mètre. Et puis nous sommes souvent trompés par de petits échos, et je dois perdre du temps à vérifier.
Je sais ! Mais à cette allure, tu n'auras pas terminé avant la nuit. Tu n'as plus qu'une heure de jour.
L'hélijet poursuivait son avance zigzagante comme un animal ivre. A l'horizon se dessinait, au milieu de la forêt, une grande clairière centrée sur un gros bouquet d'arbres.
Echos au Nord, Nord-est, annonça l'androïde.
Igor accéléra l'allure, indifférent aux protestations grinçantes des turbines malmenées. Sept minutes lui suffirent pour atteindre l'endroit. Le cosmatelot colla l'oeil au viseur. Il lâcha une exclamation de dépit en découvrant une harde d'antilopes.
Encore une erreur, jura-t-il.
Le robot désigna du doigt l'écran du biodétecteur.
Les bêtes courent dans toutes les directions, mais certains échos restent fixes. Une vérification s'impose.
Tu parles! ricana Igor.
Il ralentit et effectua lentement le tour de la clairière. Aucun doute! Le bio-détecteur signalait toujours une présence dans le bosquet. Une vague d'allégresse souleva le pirate, qui brancha sa radio :
Commandant! Cette fois, nous avons touché le gros lot.
Tu les as vus?
Non, ils sont cachés sous les arbres, mais je vous parie un mois de solde qu'ils sont là ! Je me pose et je vais les débusquer.
Un hurlement jaillit du haut-parleur :
Pas question ! Je ne veux prendre aucun risque! Tire un missile près d'eux, à titre d'avertissement, puis utilise ton mégaphone pour les prévenir que les suivants leur exploseront dessus s'ils ne se rendent pas.
Igor s'empressa d'exécuter les ordres de son chef. Moins de dix minutes plus tard, il exultait :
Ça y est, commandant! Ils s'avancent à découvert, les bras levés, comme je le leur ai ordonné. Deux meufs et quatre vieux. Le compte y est ! Comment allons-nous organiser leur transport? Il faudrait utiliser le module du vaisseau.
Tsi-Han consulta son chronomètre. La nuit tombait vite.
Sans lumière, la manoeuvre est risquée. Laisse-les à la garde de l'androïde et reviens à l'astroport. Tu repartiras les chercher demain à l'aube.
Et s'ils se débinent, comme la dernière fois?
C'est peu probable, maintenant que Stone et son copain grillent en enfer. D'ailleurs, au pire, seuls et sans provisions, ils ne pourront aller bien loin et nous les retrouverons toujours. Annonce-leur qu'en cas de fuite, leur rançon sera doublée! Ce sont des financiers, ils comprendront ce langage-là.
Comment je procède?
Tu te poses sans arrêter ton moteur. Le robot descend, armé d'un pistolaser, avec pour consigne de tirer à la moindre résistance, et tu redécolles immédiatement.
Le plan de Tsi-Han fut exécuté sans la moindre anicroche. Tandis que l'hélijet s'éloignait, l'androïde rassembla les prisonniers.
Owen, reconnaissant une de ses machines, voulut intervenir :
CL, je t'ordonne de poser ton arme.
Le seul résultat fut que le canon du pistolaser se dirigea vers sa poitrine.
En cas de résistance, j'ai ordre de tirer. Il n'y aura pas de sommation. Veuillez vous allonger sur le sol.
Le vieillard allait insister, mais Gorba lui saisit le bras.
Inutile, le conditionnement de cette casserole a été modifié. Elle est d'autant plus dangereuse que ses circuits sont restreints. Elle n'hésitera pas à nous tuer tous!
***
Une odeur délicieuse éveilla Marc. La nuit était tombée. Un feu l'éclairait, au-dessus duquel rôtissait un morceau de viande.
Ray tournait lentement une broche improvisée. En se redressant, Marc s'appuya par mégarde sur son poignet gauche. Il ne put retenir un cri.
Fais attention, ta fracture n'est pas très bien réduite. Il faudrait l'intervention de l'ordinateur médical, observa Ray.
Je sais, admit son compagnon, mais il m'était difficile de mieux faire.
Sa main avait tout de môme désenflé, et bouger les doigts ne le faisait pas trop souffrir.
Marc désigna le feu.
D'où sort cette bestiole?
Ça ressemblait à un lapin. Je venais juste de rebrancher mon laser digital quand il s'est approché de l'eau. J'ai pensé que tu aurais faim.
Excellente idée ! Où en es-tu de tes réparations ?
J'ai colmaté la brèche cutanée et mes principaux circuits sont en ordre de marche. Toutefois, quand nous serons de retour sur Terre, il faudra que tu m'offres un séjour à l'usine. Plusieurs pièces ont besoin d'être changées... Installe-toi, le rôti est cuit.
Marc découpa une patte arrière. La viande était ferme, filandreuse mais d'un goût agréable. Soudain, la pensée d'un Kurk atteignit son cerveau. Elle était discernable quoique faible :
Je suis heureux, Marc, que tu aies récupéré de tes efforts. Ici, tes amis ont de gros ennuis, j'ai pensé que tu aimerais le savoir.
Explique-toi, je t'en prie.
Le Kurk ne se le fit pas répéter deux fois.
Lorsqu'il eut terminé, Marc resta un long moment songeur. Elsa! Comment pouvait-il l'aider? Quelle heure était-il ? Minuit, et l'aube naissait à cinq heures!
Ray, nous retournons là-bas!
CHAPITRE XVI
Le module spatial, un cylindre dont la moitié supérieure était en plastex transparent, s'immobilisa au-dessus de la clairière. Les moteurs antigravité ronronnaient doucement. Igor examina avec soin le groupe des six Terriens, sagement assis sur le sol, tandis que l'androïde effectuait une ronde lente et monotone autour d'eux, tel un chien de berger surveillant son troupeau.
C'est O.K., commandant. Cette fois, nos poissons sont restés dans la nasse.
C'est bien ce que je pensais. Seul ce Stone était dangereux. Ramasse-les et reviens sans perdre de temps. Je prépare le décollage. J'ai hâte de quitter cette fichue planète. Je ne me sentirai à l'aise qu'une fois dans l'espace !
Igor posa l'engin en douceur à moins de cinquante mètres des prisonniers. La manoeuvre était délicate en raison de l'exiguïté du terrain. Ce n'était pas le moment de heurter la cime d'un des arbres. Depuis le temps qu'il survolait cette foret. Igor avait une indigestion de chlorophylle! Il rêvait d'avenues bitumées bordées de grands buildings abritant bars et boîtes de nuit ! Dès son argent encaissé, il ferait une foire monstrueuse!
Un dernier regard sur les captifs toujours assis le rassura. Ils avaient piètre mine. Sales, les traits tirés et, surtout, le regard morne des vaincus. Le cosmatelot sauta à terre, pistolaser à la main.
C Z, tout est en ordre?
Aucun problème. J'ai veillé toute la nuit, répondit le robot de sa voix désagréable.
Fais-les embarquer. Le commandant nous attend avec impatience. Botte leur les fesses, s'ils rechignent, ajouta Igor dans un grand éclat de rire.
Ce furent ses dernières paroles. Un éclair rouge jailli du bosquet le frappa au visage. Un trou noir apparut à la racine de son nez, semblable à un troisième oeil, maléfique, mortel. Le grand corps pivota lentement sur lui-même puis s'effondra.
L'androïde ne put réagir. Deux jets laser le frappèrent aussitôt, l'un sectionnant son bras armé, l'autre transperçant son générateur. Privé d'énergie, il s'immobilisa.
Les prisonniers, sidérés par la brutalité de l'action, n'avaient pas esquissé un geste. Elsa se retourna la première, pour découvrir la silhouette de Marc qui émergeait du couvert. Elle se releva d'un bond et courut vers lui.
Ils s'étreignirent un instant, sous les regards surpris de leurs compagnons. Enfin, Marc se dégagea avec douceur et lança :
Vite, grimpez dans le module avant que Tsi-Han ne se doute de quelque chose. De dépit, il serait capable de nous expédier un missile.
La menace stimula les fugitifs, qui gagnèrent l'appareil au pas de course. Marc y monta le dernier, tandis que Ray s'installait aux commandes.
La voix de Tsi-Han faisait vibrer le haut-parleur :
Igor, où en es-tu? Igor, réponds, bon Dieu !
Marc eut la tentation de prendre le micro pour annoncer son échec au pirate, mais il y renonça vite. Mieux valait laisser le forban dans l'incertitude. Il se contenta d'éteindre la radio, afin d'éviter tout risque de repérage.
Décolle, Ray. Cap au Nord. Il faut nous éloigner le plus possible de l'astroport. Surtout., reste au ras des arbres pour ne pas entrer dans le champ des radars.
C'est dangereux!
Ne sois pas si modeste. Tu t'en es toujours très bien sorti!
A trop tirer la queue du diable, on finit par se retrouver en enfer!
Le module s'arracha du sol et fila à toute allure. Le Kurk salua Marc :
Adieu, ami, je te souhaite de réussir dans ton entreprise.
Non, ce n'est qu'un au revoir, j'espère. Si je peux regagner la Terre, je te promets de revenir vous aider. Comment se comportent les antilopes ?
Fort bien ! En quelques jours, elles auront brouté tous les rejets des Rhuls. J'ai perçu leurs pensées, ils sont furieux !
Cela nous donnera le temps de trouver un remède à cette situation. (Percevant le doute dans l'esprit du Kurk, Marc ajouta :) Les Terriens, quand ils le veulent, disposent d'armes terrifiantes. Encore faut-il qu'ils les utilisent à bon escient.
Le contact psychique s'affaiblit jusqu'à disparaître. Marc secoua la tête et regarda la foret qui défilait sous la carlingue à une vitesse vertigineuse.
Pourquoi ne prenez-vous pas de l'altitude? gémit Goldman. Vous allez nous tuer.
Ray est un excellent pilote, et mieux vaut que Tsi-Han ne nous localise pas.
Bientôt, l'océan remplaça la forêt. L'engin paraissait pratiquer un surf monstrueux au-dessus des vagues. Les passagers, crispés, gardaient un silence morose.
Ray, utilise les enregistrements que tu possèdes en mémoire. Il faut trouver une île ou un continent, dans un rayon de mille kilomètres, où nous pourrons dissimuler le module.
L'androïde désigna un atoll à l'horizon, mais Marc secoua la tête.
Trop proche et trop plat.
Je pense que la prochaine île te plaira, ironisa Ray. Nous y serons dans un quart d'heure. Espérons qu'elle ne recèle pas trop de monstres végétaux.
Une langue de terre apparut bientôt. Une bonne centaine de kilomètres de long sur trente de large. L'extrémité ouest était dominée par une montagne dont le sommet pelé culminait bien à deux mille mètres. Les flancs étaient couverts d'une végétation dense.
Excellent, émit Ray. Le sol est riche en oxyde de fer. Cela faussera les mesures des capteurs magnétiques, et nous pourrons facilement cacher l'appareil.
Il ralentit pour faire le tour de l'île à petite vitesse. Il y avait une clairière sur la côte Ouest, au pied de la montagne, près de la mer. Marc fit signe à Ray de s'y poser.
Deux minutes plus tard, le module prenait contact avec le sol. Marc mit pied à terre, son pistolaser à la main, imité par Ray.
Restez ici, ordonna-t-il aux autres. Nous allons inspecter les environs.
Il s'engagea dans la forêt, qui était constituée de grands cèdres. Sous l'action de la chaleur, leurs branches distillaient une odeur de résine. Une centaine de mètres plus loin, un torrent descendait de la montagne.
L'eau est de bonne qualité, émit Ray, après avoir effectué un prélèvement.
Ils longèrent le cours d'eau et, en moins de dix minutes, atteignirent le bord de mer. La petite rivière sautait de rochers en rochers et finissait par se perdre dans l'océan.
Marc ferma les yeux et se concentra.
Je ne distingue aucune pensée, dit-il enfin. Les Rhuls ne semblent pas être parvenus jusqu'ici.
Espérons qu'il ne s'agit pas d'une ruse, soupira Ray. Que décides-tu?
Son compagnon désigna un endroit assez dégagé entre plusieurs grands arbres, à peu de distance du torrent.
Nous pourrions nous installer ici.
Ils regagnèrent le module. Puis tandis que Marc guidait les autres vers le lieu choisi, Ray engagea l'appareil sous les arbres afin qu'il soit invisible pour un explorateur aérien.
Voilà notre lieu de villégiature, ironisa Marc. Nous avons même l’eau courante, bien que pas très chaude.
-Comptez-vous rester longtemps ici ? grogna Goldman.
Autant qu'il sera nécessaire. Entre Tsi-Han et nous, c'est une épreuve de patience qui débute. Ce sera à celui qui se lassera le premier.
Penford, malgré les épreuves, avait conservé une allure certaine.
Le pirate a tous les atouts de son côté. Vivres, confort... Il peut se permettre d'attendre des semaines.
Ce n'est pas certain. Vous êtes tous d'importantes personnalités, et il est probable que vos familiers respectifs tenteront de vous joindre. Devant l'absence de réponse, ils s'inquiéteront et préviendront la Sécurité Galactique.
Goldman approuva de la tête avec vigueur.
J'avais promis d'appeler mon bureau tous les jours.
Tsi-Han s'en doute. Il sait donc qu'il ne peut rester longtemps sur l'astroport. Il serait une proie facile pour le moindre aviso de la Sécurité Galactique. C'est pourquoi il suffit de nous armer d'un peu de patience.
Facile à dire, gronda Gorba en se frottant l'estomac. Nous avons épuisé notre stock de tablettes nutritives, et j'ai une faim de cannibale. Cela me désolerait d'avoir à tailler un rôti dans les fesses dodues de la charmante Priscilla.
Un sourire étira les lèvres de Marc.
J'espère que nous n'aurons pas à en venir à cette triste extrémité. Ray et moi allons explorer les ressources vivrières de cette île. (Tendant le pistolaser qu'il avait ramassé près du corps d'Igor, il ajouta :) M. Penford, voulez-vous assurer la garde? Pendant ce temps, Goldman et Gorba ramasseront du bois mort. (Il jeta un regard ironique à Mme Doyle.) Surtout, ne vous éloignez pas les uns des autres. Et ne prenez aucune initiative, même pour cueillir une fleur.
Si tu le permets, Marc, intervint Elsa, j'aimerais user de ta salle de bains. Depuis quatre jours, nous n'avons guère pu approcher d'un bloc sanitaire.
Owen se manifesta d'une voix sourde :
Que puis-je faire pour vous aider, capitaine?
Pour l'instant, reposez-vous. Vous n'avez pas encore récupéré des efforts imposés par notre longue promenade.
Marc accompagna Elsa jusqu'au torrent, dont il inspecta soigneusement les rives.
Prends ta douche ici, mais à la moindre anomalie, crie! Je ne serai pas loin.
Puis il redescendit vers la mer, escorté de Ray. Comme il avait l'expérience des planètes primitives, il savait que c'était l'endroit où il avait le plus de chance de trouver de la nourriture. La réparation de ton revêtement cutané est-elle solide, Ray?
Impeccable.
Dans ce cas, vois s'il n'y a pas quelques poissons dans le coin. Les rochers qui plongent directement dans l'océan leur servent souvent d'abri.
L'androïde sortit un poignard et tailla une pique d'un mètre de long.
Reste ici, je veux pouvoir veiller sur toi.
Marc acquiesça. Son poignet le faisait de nouveau souffrir, et il était épuisé. Il s'était mis en route dès l'instant où le Kurk l'avait averti. Ray l'avait porté jusqu'au sommet de la falaise, puis avait suivi une marche trébuchante dans l'obscurité. Les seuls moments de repos avaient été ceux où le robot l'avait soulevé pour franchir les zones trop touffues et, surtout, le barrage des Rhuls. Une demi-heure avant l'aube, ils avaient localisé l'androïde de garde et avaient réussi à gagner le bosquet sans être repérés...
Une douce somnolence envahissait le blessé malgré la douleur irradiant de sa main. Les doigts gonflaient à nouveau et devenaient gourds.
Ray émergea finalement de l'eau. Deux grands poissons argentés étaient fichés à sa lance primitive.
Bravo ! Reste à savoir si ces jolies bestioles sont comestibles. N'oublie pas que certains poissons renferment des toxines dangereuses.
L'androïde posa ses prises sur un rocher et entreprit de les vider et de les écailler.
Ne t'inquiète pas, je connais mon travail. Repose-toi plutôt, je n'aime pas te sentir fatigué, surtout quand j'ai épuisé mes réserves de vitamines.
Merci! Tu es une mère pour moi!...
Il sembla à Marc qu'il n'avait dormi qu'un instant lorsque la main de son compagnon se posa sur son épaule.
Tout est parfait. Il est temps de se mettre à la cuisine!
Ils remontèrent lentement le cours du torrent. Soudain, Ray s'immobilisa et tendit l'index.
Joli tableau!
Priscilla Doyle entièrement nue, était assise sur un rocher. Des ruisselets d'eau tombaient sur son dos. La tête rejetée en arrière, elle se massait le visage, faisant saillir sa haute poitrine ferme.
Marc et Ray n'étaient pas les seuls à profiter des spectacles. A quelques mètres de la jeune femme, mal dissimulé derrière le tronc d'un arbre, Gorba, le visage rouge, les yeux saillants, ne pouvait détacher le regard du spectacle.
Tout à sa contemplation, il laissa tomber le fagot qu'il tenait sous le bras. Le bruit alerta la baigneuse qui, en un mouvement de pudeur, ramena les bras sur les seins.
Oh! monsieur Gorba, vous m'avez fait peur. Retournez-vous, je vous en prie!
L'autre éclata d'un rire sonore et avança d'un pas.
Tout ce que je vois est charmant! Ne vous fâchez pas, nous sommes entre amis.
Vous êtes un coquin! Partez ou je crie.
La voix n'avait rien de très menaçant.
Laissez-moi plutôt vous aider. A rester sous cette eau glacée, vous allez attraper une crève du diable.
Vous en serez responsable!
Ce serait pour moi un insupportable remords. Un bon massage vous réchaufferait.
Soyez sérieux! Passez-moi mes vêtements.
J'obéis. Mais laissez-moi vous aider. Vous êtes gelée.
Priscilla Doyle enfila son pantalon et sa veste en riant puis se laissa frotter le dos.
Il manque de technique, le don Juan des steppes, s'amusa l'androïde. Je pourrais lui donner des conseils...
Laisse-le se débrouiller tout seul !
L'arrivée de Ray porteur des deux poissons suscita une joie certaine parmi les fugitifs. Il s'activa pour allumer le feu puis tailla des broches improvisées. Marc cueillit sur un arbuste de larges feuilles, semblables à celles des bananiers, destinées à être promues au rang d'assiettes.
Mon cher Marc, dit Penford, avec vous, tout semble merveilleusement simple. Vous vous débrouillez sur celte planète primitive comme si vous étiez dans un parc d'agrément.
Ça fait partie de mon métier!
Lorsqu'il estima les poissons grillés à point,
Ray en découpa les filets et servit chacun sur une feuille. Gorba avala rapidement sa part puis s'exclama :
-Excellent! Ray, je vous engagerais volontiers comme cuisinier!
Owen, adossé à un tronc d'arbre, avait repris quelques couleurs.
Pouvez-vous satisfaire ma curiosité, capitaine Stone? Comment avez-vous pu vous trouver au moment adéquat dans ce bosquet alors que vous étiez censé vous trouver loin de là?
Il faudra remercier nos amis les Kurks. Ce sont d'excellents télépathes.
Le vieillard sourit.
Et il y en avait aussi un bon à la réception.
Disons que j'ai quelques dispositions...
CHAPITRE XVII
Tsi-Han éteignit le poste radio d'un geste rageur. Il y avait des heures qu'il essayait en vain de contacter le module.
Il resta un long moment immobile, les yeux mi-clos. Seule persistait une mince fente laissant deviner l'éclat farouche de son regard. Derrière lui, Frank, son dernier cosmatelot, essayait de se faire oublier. Finalement, il rassembla tout son courage pour balbutier :
Commandant..., croyez-vous... qu'un simple incident retarde Igor?
Tsi-Han abattit le poing sur la console située devant lui.
Non ! hurla-t-il. Il est mort ! Piégé comme les autres par ce damné Stone!
Il l'avait liquidé. Vous avez entendu comme moi que Stone était tombé d'une falaise.
Igor s'est laissé berner!
Difficile à croire ! Laissez-moi prendre un hélijet et partir à leur recherche. Je retrouverai au moins le module.
Il doit être loin, maintenant!
Impossible! S'il avait décollé, nous l'aurions vu apparaître sur l'écran radar. Or il n'y a eu aucun écho.
Tsi-Han secoua la tête avec un petit sourire.
Stone est plus rusé que toi. Il savait que notre radar était en activité. Il a volé en rase-mottes afin d'échapper à toute détection. C'est ce que j'aurais fait à sa place.
Je vous en prie, commandant. Juste une brève exploration !
En aucun cas ! Nous ne sommes plus que deux. C'est à peine suffisant pour assurer la marche de l'astronef... (Il prit une profonde inspiration et ses traits se durcirent.) Demain, nous filerons d'ici ! Tu embarqueras les androïdes dont le conditionnement a été modifié et tu détruiras tous les autres. Je dis bien tous, sans aucune exception.
Et Tombs, on l'emmène?
Les lèvres de Tsi-Han se pincèrent. Sa bouche ne fut plus qu'une fine balafre striant son visage. Ce d'une voix très douce, inhabituelle, qu'il répondit :
Réfléchis une seconde. Il a trahi Owen pour une poignée de dois puis Steve pour à peine plus. Pourquoi veux-tu qu'il me reste fidèle? Qui a trahi deux fois le fera bien une troisième, si l'occasion se présente. Inutile donc de nous encombrer. Tu le liquideras avec les robots. (Le cosmatelot acquiesça de la tête, sans émotion ni scrupule, tandis que son chef poursuivait :) Ensuite, tu visiteras les deux propriétés d'Owen. Tu ramasseras les petits objets de valeur et tu flanqueras le feu aux baraques. Prévois des grenades incendiaires en quantité suffisante. Il ne doit pas rester le moindre recoin utilisable ! Pendant ce temps, je me chargerai des bâtiments de l'astroport et du yacht d'Owen.
La politique de la terre brûlée, observa Franck, la mine amusée.
Totale et intégrale ! Je veux qu'ils paient une partie de nos ennuis.
C'est curieux, commandant, je n'aurais jamais cru que vous abandonneriez si vite...
Il se tut car les traits de Tsi-Han se contractèrent, signe d'un orage imminent. Le pirate se domina pourtant et se contenta d'ordonner d'une voix sourde :
File! Ne perds pas de temps!
***
A leur réveil, les fugitifs découvrirent Ray en train de s'activer autour du feu. Il faisait cuire au-dessus de la braise de larges tranches de viande.
Un gros mouflon! Nous aurons à manger pour deux jours au moins. Lorsque vous aurez terminé, je fumerai le reste.
Ses compagnons se regroupèrent autour de l'androïde et déjeunèrent de bon appétit. Owen, le regard vif, ironisa :
Je retrouve ma jeunesse. Encore quelques jours de ce régime et je mets au rebut tous mes robots-médecins !
Son repas achevé, Marc décida d'explorer les environs de leur campement.
Puis-je t'accompagner? demanda Elsa.
Pourquoi pas? Je ne compte guère m'éloigner.
Reste en contact avec moi, grogna Ray, qui n'aimait guère savoir son ami seul.
Marc se dirigea vers le cours d'eau.
Où comptes-tu aller?
Nous allons remonter le torrent. J'aimerais arriver jusqu'à la partie dégagée de la montagne pour avoir une vue de notre nouveau domaine.
Ils marchèrent trois bonnes heures, dérangeant au passage des oiseaux et de beaux mouflons.
Nous ne manquerons pas de provisions, sourit Elsa.
Cela signifie surtout qu'il ne doit pas y avoir de Rhuls par ici. Ni d'autres plantes carnivores, d'ailleurs.
Ils franchirent enfin le dernier rideau d'arbres. La forêt laissait place à une prairie de hautes herbes. Ils grimpèrent encore pendant une demi-heure, afin de dominer les bois qui descendaient jusqu'à la mer.
Elsa s'assit dans l'herbe, plissa les yeux pour diminuer l'éblouissement du soleil se reflétant sur l'eau.
Quelle jolie vue !
Marc s'installa près d'elle et scruta la forêt. Un large bouquet d'arbres s'y distinguait nettement, plus haut et touffu.
Des Kurks! Viens, nous allons nous en approcher.
Laisse-moi souffler encore un peu. Tu oublies que je n'ai pas ton entraînement.
Pardonne-moi!
Il posa le bras sur les épaules de la jeune femme et la serra contre lui. Ils restèrent ainsi de longues minutes, sans parler, savourant le plaisir d'être simplement ensemble.
Enfin, à regret, Elsa se redressa, après avoir déposé un rapide baiser sur la joue de Marc.
Il est temps de partir si tu veux atteindre tes arbres et retourner au camp avant la nuit. Mais ne risques-tu pas de t'égarer sous le couvert?
Aucun danger! Il me suffira d'appeler Ray, si besoin est.
Il consulta son chronomètre à boussole incorporée, nota la direction à prendre puis se mit en marche, tenant Elsa par la main. Une vraie promenade d'amoureux!
C'est avec plaisir qu'ils retrouvèrent l'ombre boisée. Lorsqu'il approcha de la zone où il avait localisé les Kurks, Marc ralentit l'allure, examinant soigneusement chaque arbre, chaque buisson.
Je préfère m'assurer que des Rhuls ne traînent pas par ici!
Toutefois, ses craintes se révélèrent vaines. Le couple arriva bientôt devant les grands chênes. Les yeux mi-clos, Marc lança un appel télépathique. Il obtint vite un contact :
Qui êtes-vous? Pourquoi appelez-vous?
L'entité ne pouvait masquer une forte surprise. L'avantage des échanges psychiques est leur rapidité. Il ne fallut guère plus de cinq secondes à Marc pour expliquer sa rencontre avec les Kurks de l'autre île.
Malgré la distance, conclut-il, vous devriez, pouvoir communiquer.
Nous croyions être les seules entités pensantes de cette planète.
L'onde disparut une minute puis revint, intense, traduisant une joie profonde :
Nous avons établi le contact avec nos frères de race. C'est merveilleux de ne plus être isolés. Tu ne peux comprendre, toi qui remues, te déplaces, franchis des espaces interstellaires ! Merci, petit Terrien, de nous avoir apporté ce bonheur!
Il y a beaucoup d'îles sur ce monde. Qui sait si elles n'abritent pas d'autres Kurks?
Sois certain que nous allons pratiquer des explorations systématiques.
Tandis qu'ils regagnaient leur campement, Elsa murmura :
Tu as su te faire de nouveaux amis!
CHAPITRE XVIII
Une nouvelle journée s'achevait. Marc et Ray l'avaient occupée à bricoler, à tailler des morceaux de bois pour réaliser des assiettes et des cruches, qui leur permettraient de boire plus confortablement qu'avec les mains.
Les hommes commençaient à s'installer pour la nuit. Priscilla grimaça en regardant ses mains, maculées de la graisse du rôti que Ray avait fait cuire.
Un peu d'eau ne serait pas inutile.
Tandis qu'elle se dirigeait vers le torrent,
Goldman marmonnait :
Je donnerais mille dois pour retrouver un vrai lit ! Ce sont les animaux qui dorment par terre.
Moi, j'aime mieux ce tapis de mousse qu'une cabine dans un astronef pirate, s'esclaffa Gorba. sur Terre, nous courons comme des fous d'un conseil d'administration à un autre. Ici au moins, nous pouvons nous reposer au calme. Vacances gratuites!
Parlez pour vous! Une aussi longue absence de mon bureau peut me coûter une fortune.
J'ai aussi besoin de me rincer les mains, murmura Elsa à l'oreille de Marc.
Je t'accompagne. Dans cinq minutes, il fera nuit.
Priscilla, agenouillée au bord du torrent, se frottait les mains et s'aspergeait le visage d'eau fraîche. Elle tressaillit quand deux bras l'enlacèrent puis la soulevèrent. Un mélange de force et de douceur. Elle tourna la tête, pour découvrir avec surprise les traits souriants de Ray.
Voyons, lâchez-moi! Que voulez...
Elle ne put achever sa phrase. Deux lèvres fermes, soyeuses, s'appliquèrent sur les siennes. Sa raison s'indigna. Elle ne pouvait permettre à ce malotru une telle privauté. Certes, il embrassait bien, mais ce n'était pas une raison...
A présent, une main diaboliquement habile frôlait sa poitrine, dégrafait son pantalon, faisait glisser son slip sur ses cuisses. Que s'imaginait-il? Elle allait le remettre vertement à sa place! Pourquoi l'allongeait-il ainsi sur le sol? Croyait-il qu'elle allait accepter...Non ! Elle ne voulait pas ! Pas avec cet homme qui maintenant était sur elle... en elle... Elle allait crier, appeler à l'aide. Ses lèvres s'ouvrirent...
Oh! Ray...
Un soupir à peine murmuré. Ses bras encerclèrent le torse puissant, et elle se laissa entraîner dans un merveilleux tourbillon.
La stupéfaction immobilisa Elsa. Dans les dernières lueurs du jour, elle distinguait le corps dénudé de Priscilla qui frémissait dans les bras de Ray.
Marc ! Ce n'est pas possible, tu dois intervenir.
Son compagnon la tira doucement en arrière.
Ne les dérangeons pas.
Mais enfin, il ne peut...
Tu sais, Elsa, la gamme des sentiments de Ray s'est beaucoup élargie. Il a découvert l'amitié, la haine et la vengeance lorsque nous avons été blessés tous les deux, la colère et la rancune. Depuis peu, il s'essaie à l'amour. Pourquoi le lui refuser?
Elsa, après une seconde d'hésitation, étouffa un rire.
Tu as sans doute raison. (Elle ajouta dans un souffle, avec un regard malicieux :) Mieux vaut que ce soit lui qui éteigne les flammes de Priscilla. Je craignais qu'elle n'ait des visées sur toi.
Des soupirs étouffes provenaient de la berge du torrent. Le sourire d'Elsa s'élargit, et elle attira Marc vers elle. Les deux jeunes gens s'éloignèrent, puis Elsa se laissa glisser sur le sol, entraînant son amant.
Embrasse-moi...
Marc, levé à l'aube contemplait ses compagnons, qui dormaient encore. De vrais clochards! Sales, barbus, les vêtements couverts de terre et de crasse... mais le visage détendu.
Marc restait en contact psychiquement avec Ray. Il lui avait demandé de prendre le module et d'effectuer une mission d'inspection.
J'approche de l'île. Rien d'anormal à l'horizon.
Pose-toi dans une clairière et utilise ensuite tes antigrav en restant à la limite des arbres. Méfie-toi, Tsi-Han a pu disposer des androïdes sur une grande profondeur. Il ne s'est certainement pas contenté de défendre l'astroport.
Je n'ai rien noté jusqu'à présent. Une seconde... Je distingue une colonne de fumée.
Attention, ce peut être un piège.
Non, c'est la résidence d'été d'Owen. Il n'en reste que des ruines... Maintenant, j'approche de l'astroport...
Une minute plus tard, Ray reprenait le dialogue :
L'astronef pirate a disparu. Le Mercure était bien protégé par son champ de force : il est intact. En revanche, toutes les installations ne sont plus que des tas de décombres. Le yacht d'Owen est entièrement détruit, et sa résidence principale aussi. Avant de s'éclipser, Tsi-Han a voulu se venger.
Ne s'agit-il pas d'une ruse?
Je ne le pense pas. Le module est équipé d'un détecteur de métal et je ne perçois rien. Je me pose pour explorer les ruines.
Bien! Sur le chemin du retour, effectue des reconnaissances lointaines pour t'assurer que nous sommes bien seuls sur cette planète.
Marc resta un long moment les yeux fixés sur le ciel. Les dernières étoiles s'étaient éteintes tandis que la petite lune maigrichonne paraissait plonger dans l'océan pour laisser la place au soleil.
Qu'aurons-nous pour déjeuner, aujourd'hui?
Gorba, enfin levé, étirait sa grosse carcasse. Il renifla bruyamment et ajouta :
Je ne sens rien. Ray n'a-t-il pas chassé?
Marc désigna un filet en lianes tressées qui pendait à une branche basse. L'objet contenait un cuissot de mouflon.
Ma grand-mère disait toujours : il faut finir les restes.
Excellent conseil, s'amusa Penford. A quoi occuperons-nous cette journée?
Je crois que je vais tailler un jeu d'échecs, dit Gorba. Ainsi, nous pourrons agréablement passer le temps.
Parlez pour vous, intervint Goldman, la voix acide. Je n'ai jamais compris comment on pouvait perdre autant de temps à contempler de ridicules figurines!
Barbare!... Béotien! gronda Gorba.
Elsa regardait, amusée, Priscilla émerger avec peine du sommeil. De larges cernes soulignaient les yeux de la belle blonde, témoignant de sa fatigue nocturne. Sa joute amoureuse avec Ray s'était prolongée très avant dans la nuit.
Elle inspira profondément, faisant saillir ses seins sous sa veste de toile.
Je croyais que les gens riches ne se levaient jamais avant midi, murmura-t-elle.
Encore une idée préconçue, répondit Owen, les yeux brillants sous ses sourcils broussailleux. Cette vie primitive me rajeunit. Je me sens revivre!
Il n'est pas de vacances, aussi agréables soient-elles, qui n'aient une fin, glissa Marc, ironique. Personnellement, je souhaite regagner mon astronef, sa cuisine pitoyable et son bloc sanitaire.
Ce qui signifie?
Dès que vous aurez terminé votre déjeuner, nous rejoindrons la clairière. Ray viendra nous y prendre avec le module.
Mais le pirate? objecta Goldman, inquiet.
Il est parti !
La nouvelle fut saluée d'une salve d'exclamations.
Moins de deux heures plus tard, le module se posait sur l'astroport. Les milliardaires avaient survolé au passage les ruines des résidences d'Owen. Ce dernier soupira :
Quel dommage! J'avais mis plusieurs années à les installer à mon goût.
Je pense que le plus sage est que vous montiez immédiatement dans mon astronef. Il n'y a plus rien d'utilisable, ici. Tsi-Han a détruit méthodiquement non seulement les locaux mais aussi les androïdes. Vos systèmes de défense automatiques ont également été. annihilés.
Et Tombs?
Ray a retrouvé son cadavre dans l'atelier des robots.
Le regard d'Owen laissa filtrer une ombre de tristesse.
Pauvre homme ! Il m'a trahi, mais je lui aurais pardonné. J'ai été trop dur avec lui.
Une fois dans le Mercure, les passagers se regroupèrent dans la cabine-salon, tandis que Marc et Ray se dirigeaient vers le poste de pilotage.
Les défenses automatiques sont à nouveau enclenchées, prévint Ray.
Son compagnon acquiesça distraitement. Les sourcils froncés, il réfléchissait à une idée qui lui trottait dans la tête. Il se dirigea vers l'ordinateur de bord et enfonça une série de touches.
Tout est en ordre, Marc. Nous pouvons décoller quand tu le voudras.
Départ dans six heures, répondit simplement Marc, les yeux rivés sur les données qui sortaient de l'ordinateur.
Pourquoi attendre?
Marc désigna deux points sur l'écran :
Je veux que la planète fasse le plus longtemps possible écran entre nous et la lune. (Devant le regard interrogateur de son ami, il expliqua :) Tsi-Han ne peut avoir aussi rapidement abandonné une affaire qui lui aurait apporté une fortune...
Il a compris qu'il n'avait aucune chance de nous retrouver.
Ou il a voulu utiliser une autre méthode. Il a détruit soigneusement tout ce qui pouvait servir d'abri, ce qui nous obligeait à gagner le Mercure et à retourner sur Terre le plus vite possible...
Conclusion?
Je parie qu'il nous attend, dissimulé quelque part dans l'espace, et le meilleur endroit est cette lune anémique. C'est pourquoi je préfère avoir la possibilité d'acquérir une grande vitesse avant d'être intercepté! (Ray approuva de la tête en soupirant.) Vérifie notre armement pendant que je vais voir nos hôtes, conclut Marc. Les lance-missiles doivent être approvisionnés avant le décollage.
Les invités étaient agglutinés autour du bar. Gorba, qui avait déjà absorbé deux vodkas, s'exclama :
Buvons à la santé du capitaine Stone!
Elsa lui tendit un verre tandis que Penford ajoutait :
Ce scotch est excellent, capitaine. Je le sais, c'est moi qui le fabrique! Une fois sur Terre, je vous ferai porter une caisse de ma meilleure cuvée.
Et moi deux caisses de vodka, renchérit Gorba.
Marc éclata d'un rire sonore :
Je crois me souvenir qu'il y a plusieurs mois, dans des circonstances analogues, vous m'avez déjà fait cette promesse. Mais je n'ai encore rien reçu!
Le visage de Penford s'empourpra, et il grimaça un sourire.
C'est exact, capitaine. Je reconnais ma négligence. Ne m'en tenez pas rigueur.
Les toasts portés, Marc demanda à Elsa d'indiquer à chacun une cabine.
Cela te sera facile, la disposition est identique à celle du Neptune.
Juste avant de sortir, la jeune femme murmura à son oreille :
Moi, je m'installe dans la tienne ! Il nous faudra bien occuper le temps du voyage.
Goldman, lui lança d'un ton acide :
Pourquoi n'avons-nous pas encore décollé? J'ai un besoin urgent de regagner la Terre.
Nous sommes tous dans le même cas, mais quelques heures me sont indispensables. (Marc devança la protestation prête à jaillir en désignant sa main gauche, toujours enflée :) Ray effectue des vérifications et je dois me rendre au bloc médical, ma fracture du poignet me fait souffrir.
Elsa poussa un cri.
Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé? Je croyais que tu avais juste une petite entorse ! Viens, je t'accompagne au bloc médical.
Le ton était sans réplique. La jeune femme tira son amant par sa main valide, bousculant au passage Goldman qui ne s'était pas écarté de la porte.
Lorsqu'elle ressortit du bloc, Marc dormait. Le robot chirurgien avait réduit correctement la fracture, lui avait instillé des régénérateurs osseux et posé une gouttière plastique fine, légère mais résistance.
Elle se dirigea vers le bloc sanitaire. Dans la coursive, en passant devant la cabine de Mme Doyle, elle entendit :
-Non, Ray. Pas ici... Pas maintenant... Oh ! (Un soupir profond, ample, une sorte de ronronnement :) Encore, chéri... Encore...
CHAPITRE XIX
Marc s'assit dans le fauteuil du pilote et boucla ses sangles magnétiques. Ray, installé à sa gauche, annonça :
Paré pour le décollage.
A ce moment, Owen pénétra dans le poste de pilotage. Un passage par le bloc sanitaire lui avait rendu une forme acceptable. Il était vêtu d'une combinaison d'astronaute, empruntée à Marc et trop grande pour lui.
Avec votre permission, j'aimerais rester ici. Je me suis toujours passionné pour l'astronautique, et dans ma jeunesse, j'ai piloté nombre d'astronefs.
O.K., mais attachez bien votre ceinture car il se pourrait que nous soyons secoués. Contact, Ray!
Le sifflement des propulseurs se fit plus aigu, et le Mercure s'arracha du sol de l'astroport. Malgré les anti-g fonctionnant à plein régime, l'accélération pesa durement sur les passagers, car Marc maintenait une accélération maximale. Sur l'écran de visibilité extérieure, la planète rétrécit très rapidement.
Plusieurs secondes s'écoulèrent, puis la petite lune émergea de l'ombre de Naxa.
Contact radar ! Un astronef. Très rapide. Tu avais raison, Marc, c'est bien Tsi-Han. Il prend un cap d'interception. Contact dans sept minutes.
Un clignotant rouge s'alluma au-dessus de la vidéoradio. Marc brancha le récepteur, et le visage du pirate se dessina sur l'écran. Un sourire satisfait étirait ses lèvres.
Vous êtes à ma merci, je vous ordonne de stopper vos propulseurs. (II émit un ricanement bref avant de poursuivre :) Dans la forêt, capitaine Stone, vous aviez l'avantage et votre entraînement vous a permis de remporter des succès sur mes amis. Dans l'espace, vous êtes dans mon élément. La victoire finale me revient.
Marc murmura à Owen, qui s'était redressé :
Discutez avec lui, j'ai besoin de gagner trois minutes.
Que voulez-vous? interrogea le vieillard d'une voix sèche, autoritaire.
Les yeux de Tsi-Han brillèrent lorsqu'il reconnut son interlocuteur.
Discuter affaires.
Combien?
Excellent ! Je vois que vous n'aimez pas perdre votre temps! Je veux deux milliards de dois. Si vous aviez cédé au début, je me serais contenté d'un milliard. Mais vous devez payer pour la mort de mes compagnons!
Jamais nous ne pourrons réunir une telle somme !
Ne soyez pas si modeste. Vous et vos amis possédez des dizaines de milliards.
Le visage d'Owen se plissa.
Comment envisagez-vous l'opération? demanda-t-il d'un ton très las.
Dès que le capitaine Stone aura arrêté ses moteurs, vous prendrez place dans un module qui se dirigera vers mon vaisseau. Je me ferai une joie de vous offrir l'hospitalité à mon bord. Stone retournera sur Terre réunir l'argent de la rançon selon les instructions que vous lui aurez données. Ensuite, il se rendra clans le système de Terrania XIII, où il attendra mes instructions. Si jamais la Sécurité Galactique était informée, vous seriez mis à mort de très désagréable manière, croyez-moi. Je commencerais par les femmes, galanterie oblige.
Si nous acceptons, quelles garanties aurons-nous d'être libérés?
Le sourire de Tsi-Han s'élargit.
Mais ma parole, naturellement!
La distance séparant les deux astronefs diminuait très vite. Marc intervint :
Je pense que c'est insuffisant.
Vous n'avez pas le choix, hurla Tsi-Han. Si dans une minute vous ne capitulez pas, je vous détruis!
Il y a une autre solution, murmura Marc. (Puis à Ray, psychiquement :) Feu!
Quatre missiles jaillirent des flancs du Mercure. Le visage du pirate s'arrondit de surprise.
Ce n'est pas possible! Un yacht civil ne peut être armé!
D'un geste sec, Marc interrompit la communication.
Une nouvelle salve, vite.
Le bandit, obligé de garder son écran protecteur à pleine puissance, ne pouvait riposter. Les premières torpilles explosèrent à bonne distance de l'astronef ennemi, ne paraissant lui causer aucune gêne. Il en fut de même de celles de la seconde vague. Une ride soucieuse barra le front de Marc.
Aucun doute, il possède un générateur renforcé. Il va falloir jouer serré...
Il riposte déjà et ne ménage pas ses munitions. Sa cadence de tir est supérieure à la nôtre. Deux fois six engins ! (Sur l'écran, douze flèches noires, d'allure malsaine, convergeaient vers le Mercure.) Ils sont très rapides, nota Ray.
Mais le tir a été trop précipité. Vois, les missiles sont décalés. Quand les premiers arriveront à bonne distance, éjecte un cisée et vire de trente degrés.
Le cisée était un leurre perfectionné donnant une image thermique, volumique et magnétique exacte du Mercure. La tête chercheuse de la bombe adverse suivait le leurre tandis que l'astronef s'écartait. Ray poussa un soupir très humain.
Trois ou quatre cisées seront nécessaires et les changements de direction seront brutaux. Vous serez terriblement secoués!
Il n'y a pas d'autre solution ! N'oublie pas de riposter à chaque changement de cap!
Attention! Je vire.
Marc sentit un poids énorme peser sur ses épaules. Des stries rouges barrèrent ses rétines. Puis la pénible sensation d'écrasement cessa, pour revenir la seconde suivante, encore plus intense, plus douloureuse.
Un choc secoua le Mercure. Les sangles magnétiques s'incrustèrent dans le thorax de Marc. Enfin, une accalmie. Il put récupérer un minimum de vision.
Nous sommes débarrassés des engins poursuivants. J'ai utilisé trois cisées et notre écran a encaissé deux impacts. Le générateur a fort bien résisté.
Marc se redressa pour contempler l'écran de visibilité extérieure. Les différents changements de cap effectués par Ray amenaient maintenant les deux vaisseaux à la rencontre l'un de l'autre.
Pourquoi ne tire-t-il plus? s'étonna Marc.
Ray désigna deux points sur l'écran.
J'ai expédié quatre missiles, mais décalés de quelques secondes. Le bandit est obligé de garder son écran à pleine puissance. Voilà le troisième qui arrive...
Un flash lumineux traduisit l'explosion de la bombe, encore à bonne distance de sa cible.
Son générateur semble inépuisable. Une nouvelle salve, vite.
C'est prévu.
Les doigts de l'androïde effleurèrent une série de touches. L'astronef pirate paraissait maintenant tout proche, et les détails de ses superstructures étaient visibles.
Un nouvel éclair. Marc suivit avec anxiété les dernières torpilles lancées. Une seconde... Deux... Très bien synchronisés par Ray, trois engins explosèrent au même instant. Le générateur des bandits, déjà affaibli par les salves précédentes, ne put résister à une telle dépense d'énergie et disjoncta. Cela permit au dernier missile d'arriver à proximité de la coque...
Un flash éblouissant et l'astronef se transforma en un immense nuage irisé. En le voyant se désintégrer, Marc ne put retenir un soupir de soulagement.
Une belle fripouille de moins!
Ce fut l'oraison funèbre que prononça Ray.
Owen reprenait connaissance. Il tenta de se redresser. Marc alla au distributeur de boisson puis il tendit un gobelet empli d'une mixture tonifiante.
Merci, murmura le vieillard.
Son regard brilla à la vue du nuage qui se dissipait lentement dans l'éther.
Extraordinaire! Je n'aurais jamais cru possible de vaincre ce pirate !
Le Mercure est un très bel appareil, et Ray pilote avec dextérité.
Vos anti-g sont plus efficaces que la normale. Jamais nous n'aurions dû résister aux variations de pesanteur!
J'ai un grand sens de mon confort. (Comme Owen faisait mine de se lever, son hôte l'en empêcha :) Restez allongé, nous allons plonger dans le subespace. Là, au moins, nous serons à l'abri.
Le malaise de la transition se dissipa rapidement.
Allons voir ce que deviennent nos amis, sourit Marc.
Il tendit la main pour aider Owen à se mettre debout.
Ils vous devront beaucoup, soupira le vieil homme. Vous avez manoeuvré avec habileté.
C'est Ray qui fait tout le travail. Moi, je me contente de suer de peur.
Owen eut un clin d'oeil malicieux qui fit ajouter à Marc :
Je crois me souvenir qu'avant d'entrer au S.S.P.P., j'étais lieutenant à la 1re escadre d'intervention galactique. Heureusement, Tsi-Han l'ignorait. Sa confiance en lui l'a perdu.
Vous aviez deviné qu'il nous attendait!
Disons que j'avais un sérieux doute.
Les passagers regroupés dans la cabine-salon avaient fort mauvaise mine. Elsa interrogea Marc du regard :
Tsi-Han?
Le jeune homme approuva et, d'un geste de la main, mima une explosion. Elsa sourit et servit un verre, qu'elle tendit à son amant d'une main qui tremblait encore. Goldman tamponnait son nez humide de sang.
Où avez-vous appris à piloter? glapit-il. Vous auriez voulu nous tuer que vous ne vous y seriez pas pris autrement!
Quelle idée de nous secouer comme un pépin de citron dans un mixer ! renchérit Priscilla.
Owen ramena le silence d'une voix autoritaire. En quelques phrases sèches, il narra l'intervention de Tsi-Han. Puis il conclut avec ironie :
Maintenant que tout danger est écarté, je vais me coucher. Ces jeux rie sont plus de mon âge!
Les autres l'imitèrent rapidement. A l'instant où elle ouvrait la porte de sa cabine, Priscilla vit près d'elle Gorba, le visage très rouge.
-J'ai réfléchi, dit-il tout à trac. Si vous ne voulez pas être dépouillée de votre fortune, dans ce monde de requins, il faut vous appuyer sur quelqu'un d'aussi riche que vous. Je vous épouse ! (Avant que la jeune femme, médusée, puisse répondre, il la saisit dans ses bras, la souleva de terre et ouvrit le battant.) Assez flirté! Passons aux choses sérieuses!
Subjuguée, elle se laissa porter jusqu'à la couchette.
CHAPITRE XX
Marc referma doucement la porte de sa cabine, afin de ne pas éveiller Elsa qui dormait encore après leur tête-à-tête. Il appela psychiquement Ray, qui répondit :
Aucun problème.
Dans la cabine-salon, Marc trouva Owen, fort occupé à absorber un petit déjeuner copieux.
Mon cher Marc, je n'ai pas encore eu l'occasion de vous remercier. Non, ne protestez pas !... Toutefois, j'aurais un service à vous demander. Pourriez-vous me prêter mille dois en liquide?
Certainement! Pourquoi?
Owen montra d'un air amusé la combinaison dans laquelle il flottait :
Dès mon arrivée sur l'astroport, j'aurai besoin d'effectuer quelques achats. Or rien n'est plus humiliant pour un multimillionnaire que de se retrouver démuni de tout.
Marc lui tendit plusieurs plaques de monnaie. Le vieillard sortit un papier de sa poche.
J'ai préparé un reçu... (Il ajouta, devançant le refus de son interlocuteur :) En affaires, j'aime les solutions nettes. Signez ici!
Son hôte, amusé, parapha deux feuillets et glissa dans sa poche l'exemplaire qu'on lui rendit.
Puis-je vous poser une question indiscrète? reprit Owen. Pourquoi n'épousez-vous pas Mlle Swenson?
Marc parla du caractère indépendant de la jeune femme et de son travail, qu'il aimait. Owen sourit discrètement :
C'est bien ce que j'avais deviné. Mais ne vous découragez pas : avec l'âge, Mlle Swenson trouvera moins de charme à diriger un empire financier, et vous vous lasserez de courir l'aventure. Vous pourrez alors commencer à vieillir ensemble!
L'idée amusa Marc, qui le lui dit.
Je souhaiterais encore votre aide, dit ensuite le vieillard. J'ai beaucoup réfléchi, cette nuit. J'ignorais que ma planète abritait des créatures pensantes. Si j'ai bien compris, un groupe de Kurks est menacé d'extinction. Je voudrais les aider. Croyez-vous que ce soit possible ?
Le coeur de Marc bondit dans sa poitrine. C'est ce qu'il souhaitait sans oser le formuler. L'autre poursuivait :
Une fois sur Terre, je contacterai des experts du muséum. Je voudrais monter une expédition pour nouer des relations avec ces créatures et étudier sérieusement la flore.
Excellente idée!
Vous disposez encore de deux mois de vacances forcées avant de réintégrer le S.S.P.P., m'a-t-on dit? J'aimerais que vous preniez la direction de cette affaire, puisque vous avez la capacité de communiquer avec les Kurks. (Comme Marc hésitait, Owen précisa :) Il me faudra une bonne quinzaine de jours pour réunir une équipe. Je veux plusieurs vaisseaux armés, afin d'éviter les mauvaises surprises, et du matériel pour reconstruire l'astroport, ses défenses et une maison. Cela vous laissera le temps de prendre des vacances avec Mlle Swenson.
Dans ce cas, j'accepte très volontiers.
Owen se leva en déclarant :
Avec votre permission, j'aimerais aussi appeler mon bureau, à New York.
La vidéoradio est à votre disposition. Voyez avec Ray.
Marc déjeuna puis gagna le poste de pilotage. Là, il s'installa à la place du copilote et allongea les jambes.
Je crois que je vais m'offrir une petite sieste.
Tu ferais mieux de trouver un mécène pour te rembourser les frais du voyage ! Rien que les missiles vont coûter une petite fortune.
***
Les occupants du vaisseau, très détendus, s'étaient regroupés autour du bar.
Si ce qu'a dit Ray est exact, nous arriverons demain sur Terre. Voire astronef est plus rapide que le mien, constata Penford.
Mieux armé, surtout, ironisa Elsa.
Ce fut fort heureux pour nous. (Se tournant vers Owen, installé dans un fauteuil, Penford ajouta :) Mon cher Jack, vous nous aviez fait venir sur votre planète dans un but très précis. Je pense que vous ne l'avez pas oublié...
Non, en effet. Et puisque vous êtes tous réunis, autant discuter affaires. J'ai décidé de céder mes parts majoritaires dans la Cosmos Jet Company.
Les yeux des participants brillèrent d'intérêt. La C..T.C. était une énorme société, qui produisait plus de la moitié des astronefs civils et militaires de l'Union Terrienne.
Combien ? lança Goldman.
A qui? s'enquit Gorba.
Le vieillard leva la main pour imposer le silence.
Vous savez que je tiens toujours parole. J'avais dit que je traiterais avec le premier qui parviendrait à ma résidence d'été.
C'est vrai, admit Penford, mais nous sommes tous arrivés ensemble.
Ce n'est pas entièrement exact. Souvenez-vous! Qui est monté d'abord sur la terrasse ?
Le capitaine Stone. Mais...
C'est donc à lui que j'ai cédé mes parts.
Des exclamations fusèrent tandis que Marc donnait l'image de la plus profonde stupéfaction.
Vous êtes très distrait, mon cher Marc, sourit Owen. Lisez donc le papier que je vous ai donné hier.
Marc sortit aussitôt le feuillet et le déplia. C'était bien un acte de cession, qu'il avait signé sans s'en rendre compte!
La transaction a été soumise à l'ordinateur judiciaire et approuvée. J'ai également réglé les droits. Vous êtes donc légalement propriétaire des parts. Si vous le souhaitez, vous pouvez même les revendre à ces messieurs. Mais je ne pense pas que vous le ferez.
Pourquoi à ce... ce miséreux? gémit Goldman.
L'oeil d'Owen brilla un instant.
La Cosmos Jet n'est qu'une de mes nombreuses sociétés, mais c'est celle que j'ai toujours préférée... (Il poussa un soupir avant de continuer :) Assurer sa succession est chose difficile. Je voulais pour cela un propriétaire de classe, capable de ne pas sacrifier l'avenir à une rentabilité immédiate. C'est pourquoi j'avais organisé cette réunion et prévu des épreuves qui me permettraient de juger les réactions et la valeur de mon éventuel successeur. Stone a été pour moi une véritable révélation. Avec lui à sa tête, je suis sûr que ma compagnie continuera à produire des astronefs qui seront toujours les plus performants. Je suis désolé pour vous, et je vous présente mes excuses pour les désagréments que vous avez subis ces jours derniers...
Sur ce, après un petit salut ironique, il quitta le salon, très droit, souriant. Goldman, furibond, ne tarda pas à l'imiter. Penford, lui, leva son verre en disant :
Vous gagnez, capitaine. Malgré cela, je n'oublierai pas ma promesse, vous aurez votre scotch !
Gorba serra Priscilla contre lui.
J'ai manqué une affaire mais j'en ai trouvé une autre. Je crois que j'ai encore la meilleure part!
Lorsque Marc resta seul avec Elsa, elle murmura :
Je possédais déjà un quart du capital de cette société, et j'espérais bien arriver à la contrôler...
Son compagnon lui effleura les lèvres d'un baiser et répondit :
Voilà qui est parfait. Je suis bien incapable de diriger une telle affaire. Si tu es très gentille avec moi, je te délègue tous mes pouvoirs. Tu diriges la société et je me contente d'un poste de conseiller technique.
Un nouveau baiser les unit.
Alors qu'ils se dirigeaient vers leur cabine, Elsa ironisa :
Je devrais me méfier. Si tu continues à ce rythme, tu vas finir par être plus riche que moi !
FIN