-Calme-toi, dit Ray d'une voix apaisante. Nous allons tous dormir. Viens t'allonger...

Il étendit la main pour la poser sur l'épaule du gosse qui se déroba d'une torsion du buste. Tirant son poignard de sa ceinture, il leva le bras.

-Marc... Je dois vous tuer... Il... me l'ordonne.

Le Terrien lança un regard à Ray qui émit :

-Affreux..., il est parasité... Un énorme ver dans son intestin qui s'agite...

Le regard humide, les joues ruisselantes de larmes, le gosse avança d'un pas.

-Tuer... Je ne veux pas... Mon esprit ne résiste pas... Une volonté supérieure à la mienne...

La voix aiguë, déchirante, le visage grimaçant de souffrance, Cyris avança d'un pas chancelant, l'arme haute.

-Non... Non..., pas Marc..., hurla-t-il, le regard fou.

D'un geste vif, imprévisible qui surprit les Terriens, il abattit son bras, enfonçant la lame dans son ventre, juste au creux de l'estomac.

Une longue seconde, il resta immobile puis, très lentement, ses jambes plièrent et il glissa sur le clos. Marc s'agenouilla près du malheureux gamin. Il fut frappe par l'aspect soudain détendu, serein du visage. L'enfant articula dans un souffle :

-Messire Marc, vous n'êtes pas blessé... Je suis heureux... Il m'était impossible de vous faire mal... Vous avez été si bon...

Un hoquet le secoua. Du sang noir jaillit de ses lèvres. Son regard se voila.

-Adieu, mess...

Deux soldats avaient assisté à la scène. Ils approchèrent et l'un murmura :

-Le gamin n'a pas supporté son premier combat. Cela arrive souvent.

Ray lui glissa une pièce d'or pour qu'il s'occupât d'enterrer Cyris. Puis d'une main ferme, il entraîna Marc à l'écart.

-Pauvre gosse! Il a sacrifié sa vie pour moi.

-Ce n'est pas tout à fait exact! Instinctivement, il a deviné que dans son état c'était la seule solution possible.

Se laissant choir au pied d'un chêne, Marc s'y adossa.

-Je t'ai examiné, reprit Ray. Je n'ai pas vu de trace de parasitose pour l'instant. Il est malheureux que nous ignorions tout de leur cycle de reproduction!

-Nous avons au moins appris une chose ce soir. Ce que nous croyions être de simples vers parasites sont doués d'une forme de pensée qu'ils tentent d'imposer au cerveau de l'humain qui les héberge. Ils les obligent ainsi à commettre des actes qu'ils réprouvent. Lorsque la tension est trop vive, l'homme devient fou ou se suicide.

-Les possédés du démon ! L'expression est juste, soupira l'androïde.

-Il y a plus grave encore! Ces parasites sont probablement télépathes et communiquent entre eux.

-Crois-tu?

-Souviens-toi de ce chevalier qui nous poussait à attaquer puis qui a tenté de tuer le connétable. Son hôte indésirable connaissait donc le piège tendu par les Norhoms. Comment en aurait-il été informé sinon par télépathie !

-Les Norhoms sont responsables de cette épidémie.

-C'est possible, mais non certain. Peut-être sont-ils également victimes?

Tournant la tête en direction du château dont la masse sombre se dessinait au loin, à travers les arbres, Marc ajouta :

-La solution se trouve sans doute là-bas.

-C'est une raison de plus pour aider nos amis, sourit Ray. Les Norhoms ignorent nos plans puisqu'ils ont poussé ce pauvre Cyris à nous questionner maladroitement.

-Espérons qu'il n'y a pas d'autres contaminés dans l'entourage du connétable!

***

-Attention! Émergence du subespace dans trois minutes.

La voix synthétique de l'ordinateur tira Ar-Kun de sa léthargie. Avec peine, il se redressa sur son siège. La succession des plongées et des émersions lui avait fait perdre toute notion du temps. Les traits de son visage étaient ravinés par la fatigue. Tous ses muscles le faisaient souffrir. Seule sa haine pour le maudit Terrien restait intacte.

L'écran de la vidéo-radio s'alluma, révélant le visage de Sar-Mo.

-Je constate, Ar-Kun, que tu n'es guère plus brillant que moi. Je persiste à dire que cette poursuite est ridicule. Nous avons été tellement secoués par ces changements incessants que je ne sais même plus où nous allons émerger. A-Ton a eu raison d'abandonner. Je tenais à t'informer que moi aussi je laisse tomber.

-Tu ne peux faire cela ! Pas après ce que nous avons subi. Son générateur doit être épuisé. Cette fois, nous l'aurons!

-Je l'espère pour toi, mais ma décision est irrévocable. Dès l'arrivée dans l'espace normal, je fais le point et je programme mon retour vers Solan.

-Non ! cria le pirate. Pense à ton ami, mon frère.

-Si je crève, cela ne lui rendra pas la vie. Désolé pour toi mais j'en ai ras les méninges de ton histoire. Tu n'avais qu'à l'attaquer lorsqu'il était à notre merci. Son astronef aurait explosé et nous serions bien tranquilles dans un bon petit bar à siroter des whiskies.

-Je voulais qu'il agonise lentement.

-Ton raffinement de cruauté se retourne contre nous.

L'ordinateur interrompit le dialogue :

-Émergence dans vingt secondes... Dix-huit... Seize.

-Au revoir, Ar-Kun. Nous aurons peut-être l'occasion de nous revoir un jour...

Le malaise de la transition empêcha le pirate d'éructer un juron. Il resta inanimé deux fois plus longtemps qu'à l'ordinaire. Une sonnerie aiguë, à la limite du supportable, l'obligea à sortir du néant où il se complaisait. Il se frotta les yeux d'un geste machinal pour les débarrasser du flou qui persistait.

Sur l'écran de visibilité extérieur, deux astronefs apparaissaient. Des avisos de la Sécurité Galactique! Les réflexes du pirate jouèrent immédiatement. Il libéra quatre missiles puis relança les propulseurs, amorçant un virage.

Une sensation d'écrasement épouvantable, inhumaine. Les appareils de la Sécurité Galactique manoeuvrèrent avec précision. Ils éjectèrent des cisées, leurres perfectionnés destinés à tromper les missiles, changèrent de cap puis se lancèrent à la poursuite du pirate.

-Ordre de stopper vos moteurs sinon nous ouvrons le feu.

Avec rage, Ar-Kun regarda les indicateurs de poussée. Les moteurs ne recevaient pas du générateur fatigué l'énergie suffisante pour obtenir une grande accélération.

Les avisos étaient déjà revenus dans le sillage du pirate. Une seconde... Deux...

-Quatre missiles sur l'arrière. Contact dans quarante secondes...

Atteindre une vitesse suffisante pour plonger dans le subespace... Il le fallait... Il lâcha deux cisées, vira de trente degrés sur la gauche. Malgré les anti-g fonctionnant à plein régime, il crut qu'un démon lui arrachait les yeux. Un instant il pensa avoir réussi sa manoeuvre. Couvert d'une sueur aigrelette, il vit les missiles poursuivants s'éloigner.

Il s'essuya le front et tressaillit de surprise. Sur l'écran de visibilité extérieur se dessinait une grosse planète entourée d'un gigantesque anneau coloré très caractéristique. Saturne! Abruti par les plongées successives, il n'avait pas pris garde aux coordonnées spatiales affichées automatiquement par l'ordinateur pilote. Son astronef s'était matérialisé dans le système de la Terre ! Cela expliquait la réaction rapide de la Sécurité Galactique!

Les poings crispés par la colère et l'angoisse, Ar-Kun regardait les témoins de vol. Sa vitesse augmentait et dans moins d'une minute il allait basculer dans le subespace.

Cet espoir fut brisé par la sonnerie de danger imminent.

-Missiles au 210, annonça l'ordinateur. Ils gagnent rapidement sur nous.

Les pilotes de la Sécurité Galactique avaient réagi avec rapidité au changement de direction du pirate. Une nouvelle salve de torpilles fut aussitôt lancée.

Les yeux exorbités, Ar-Kun regardait sur l'écran arrière les quatre cylindres noirs qui grossissaient rapidement. Ils donnaient une impression de puissance malsaine; l'inéluctable destin en marche.

-Non... Non, se rebella Ar-Kun. Un cisée, vite...

Ses doigts enfoncèrent plusieurs touches. Un voyant rouge s'alluma tandis que l'ordinateur disait :

-Changement de direction impossible. Vitesse trop grande.

Un instant d'un insupportable silence puis la voix métallique reprit :

-Collision dans dix secondes... Neuf...

Un cri rauque sortit de la gorge du pirate.

Affolé, il brancha l'écran protecteur à forte puissance, privant d'énergie les moteurs. La vitesse décrut aussitôt.

Un flash lumineux zébra l'écran. Deux missiles venaient d'exploser au contact du champ protecteur. Cinq secondes plus tard, la vague suivante arriva.

Soudain les lumières s'éteignirent, remplacées par les maigres spots de l'éclairage de secours. Une violente secousse ébranla l'astronef qui se mit à vibrer comme une feuille par un jour de grand vent.

Des témoins d'avaries clignotèrent, de plus en plus nombreux.

-Élément deux du générateur... en panne... Début d'incendie propulseur numéro un... Baisse de pression dans la soute C, égrenait l'ordinateur.

-Commandant, qu'arrive-t-il ? hurla une voix affolée.

C'était Kar, le second qu'Ar-Kun avait envoyé se reposer dans sa cabine. Il n'eut jamais de réponse. Une explosion retentit. La violence du choc rejeta le pirate sur son siège tandis que l'ordinateur devenait silencieux.

« Le canot de survie, songea Ar-Kun... Ma seule chance... Je dois pouvoir l'atteindre... »

Il s'efforça de déboucler les sangles magnétiques qui le rivaient à son fauteuil. Il s'interrompit en voyant une fissure sur la coque. Elle progressait en zigzag, fantaisiste, minime, à peine visible. Soudain, les bords s'écartèrent. Une vision rapide d'un ciel noir piqueté de points brillants. Une atroce sensation de froid, d'étouffement, un merveilleux néant...

Le pilote de la Sécurité Galactique contempla le nuage irisé qui s'effilochait lentement dans l'éther. Il actionna la vidéo-radio :

-Albatros I à la base. Mission accomplie. Astronef pirate détruit.

-Félicitations. Vous pouvez rentrer. L'autre s'est rendu sans difficulté. Nous l'interrogerons dans quelques minutes.

CHAPITRE XII

Yval fît signe à la douzaine de cavaliers qui le suivaient de s'arrêter. En silence, les hommes mirent pied à terre.

-Que faisons-nous maintenant, messire Marc?

Le Terrien désigna une grange dont la masse sombre tranchait sur le noir du ciel.

-Conduisez les montures là-bas et désignez un homme pour les garder. Les autres me suivront. Surtout pas un bruit!

Une ruelle descendait vers le fleuve, bordée de misérables huttes qui semblaient inhabitées. Aucun bruit n'était perceptible. Les habitants avaient déjà trouvé refuge au château.

Le fleuve apparut, ses eaux brillantes reflétaient la lumière froide des étoiles. Les barques, tirées sur le sable de la berge, se découpaient sur le ciel. D'un geste, Marc immobilisa ses compagnons.

-Ray, passe le premier, il y a certainement des sentinelles.

L'androïde avança et ne tarda pas à se fondre dans la nuit. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Les hommes devenaient nerveux. Marc huma la brise assez forte venant de la mer, chargée d'une bonne odeur de varech.

-Un pépin, Marc. Je viens d'éliminer deux sentinelles mais les embarcations sont emplies de guerriers. Si nous lançons des torches enflammées, ils n'auront aucun mal à les éteindre et ils vont jaillir comme des frelons hors de leur nid!

Marc prit une décision rapide. Il devait aider ses amis à vaincre les Norhoms. Il sentait que le mystère des parasites ne pouvait trouver une solution que dans le château.

-Utilise une grenade incendiaire contre la première barque. Le vent assez fort devrait propager les flammes. Prévois un déclenchement retardé de trois minutes pour te donner le temps de revenir.

Devant l'hésitation perceptible dans l'esprit de Ray, il ajouta :

-Je sais que c'est une entorse à la loi de non-immixtion, mais un incendie ne risque pas de troubler l'évolution naturelle des populations.

Yval regardait avec étonnement Marc resté immobile les yeux mi-clos. Il ne pouvait imaginer un dialogue psychique.

-Quelles sont vos instructions, messire Marc ?

-Nous attendons Ray.

L'androïde ne tarda pas à reparaître. Pour ne pas intriguer les autochtones, il lança à voix haute :

-J'ai allumé un feu sous la première barque. Il ne tardera pas à prendre. Regagnons les chevaux.

Au moment où les chevaliers se mettaient en selle, une vive lueur jaillit, bien vite suivie de clameurs perçantes. Arrachés à leur sommeil, les Norhoms sautaient des embarcations.

-Il faut les empêcher de s'organiser, jeta Marc. Allumez vos torches.

Chaque chevalier était muni de longs bâtons enduits de résine qui s'enflammèrent sans difficulté à la première étincelle d'un briquet primitif dont un soldat avait eu la précaution de se munir.

-Incendiez toutes les huttes, ordonna Yval. Arrivés au fleuve, nous le remontons et nous nous regroupons. En avant!

Les chevaliers éperonnèrent leurs montures, se faufilèrent dans les ruelles, passant entre les habitations dont les toits de chaume s'embrasèrent bien vite.

Marc et Ray chevauchaient en tête. Ils ne tardèrent pas à approcher du fleuve. Autour des embarcations régnait une vive animation.

Les Norhoms s'agitaient en tous sens. Comme l'avait pensé le Terrien, le vent attisait l'incendie qui se propageait maintenant aux autres embarcations.

Plusieurs groupes de Norhoms s'efforçaient de pousser vers l'eau les barques que le feu n'avait pas encore atteint. L'embrasement subit du village et l'irruption d'une troupe de cavaliers dont ils ne pouvaient évaluer le nombre sema un début de panique.

Renversant ceux qui se trouvaient sur leur passage, Marc et Ray approchèrent des derniers navires et lancèrent leurs torches.

-Filons vite, conseilla l'androïde. Ils vont se ressaisir et nous ne sommes pas en position de force.

Après une rapide cavalcade, les Terriens s'arrêtèrent cinq cents mètres plus loin. Ils furent vite rejoints par Yval et les autres chevaliers. Un seul manquait à l'appel. Tout le village était la proie des flammes qui éclairaient le fleuve d'une lueur rouge.

Très excite, Yval lança :

-Chargeons-nous une nouvelle fois, messire? Nous allons balayer toute cette vermine !

-C'est hors de question, rétorqua sèchement Marc. Nous rejoignons immédiatement le connétable. Les Norhoms ne vont pas tarder à se reprendre et ils se mettront à notre recherche. Malgré toute votre vaillance, nous ne pourrions que succomber sous le nombre ! En route!

***

Le soleil était à son zénith. Dans la plaine, le village achevait de se consumer. Quelques groupes de Norhoms attardés pénétraient encore dans le castel.

L'armée royale venait d'arriver. Aussitôt informé, le connétable s'était porté à sa rencontre avec une petite escorte. Il avait amené avec lui Marc qui aurait cependant préféré une bonne sieste.

Ils retrouvèrent le roi, installé sur une petite éminence dominant le village. Le souverain, d'excellente humeur, accueillit le connétable avec force démonstrations d'amitié.

-Excellent, messire Artax. Grâce à votre heureuse initiative, ils n'ont pu s'enfuir. Les voilà bloqués dans le château.

-Le siège risque d'être long et difficile!

-Qu'importe ! Il faut en terminer avec Kor le Rouge. La sécurité du royaume est à ce prix ! Nous devons achever l'encerclement de la citadelle avant ce soir!

Désignant du doigt deux emplacements, il ajouta :

-Nous disposerons là nos deux machines de guerre. Je compte sur vous pour en surveiller l'installation.

Tout l'après-midi régna une intense activité. Marc suivait le connétable qui, sans trêve ni répit, stimulait les hommes. Vu de près, le castel n'avait rien d'une redoutable forteresse. Une assise de pierres grossièrement taillées ne dépassait pas trois mètres de haut. Elle était surmontée d'une palissade de pieux verticaux reliés entre eux par des barres transversales. Tous les quarante mètres environ se dressait une tour, carcasse de bois protégée par des peaux tendues entre les poteaux.

Avec amusement, Marc regardait se monter les deux machines qui faisaient la fierté du souverain. Une longue et solide poutre portait à son extrémité une grosse cupule destinée à recevoir une lourde pierre. L'autre extrémité était fichée dans un cylindre.

Par un système de treuil et de ressorts métalliques, la cupule était renversée en arrière, chargée. Brusquement libérée, elle revenait à la verticale, projetant Je rocher à une bonne... cinquantaine de mètres.

-Encore primitive, leur baliste, ricana Ray.

L'installation du deuxième engin à flanc de colline posa plus de problèmes. En effet le terrain était en pente et il fallut creuser le sol pour créer une plate-forme horizontale. Tous les hommes disponibles furent requis, même les chevaliers.

Le travail progressa rapidement et à la tombée de la nuit la baliste était montée. Marc s'assit sur un gros rocher. S'essuyant le visage couvert de sueur, il maugréa :

-Je suis crevé et j'ai une faim de tous les diables. Il me semble avoir jeûné depuis une éternité.

Ray était agenouillé sur le sol, là où la colline avait été creusée sur près d'un mètre de profondeur. Il revint vers Marc, tenant un gros bloc de roche noir.

-Curieux, dit-il, c'est du charbon. Un bel anthracite. Une veine affleure le sol à ce niveau. Dommage que les indigènes n'aient pas eu l'idée de l'utiliser dans les foyers.

Un sourire ironique étira les lèvres de Marc.

-Je crois me souvenir que sur Terre, il y a bien longtemps en Angleterre, le premier qui découvrit et utilisa du charbon fut condamné pour sorcellerie et brûlé sur un bûcher de vrai bois !

-Je ne peux te répondre n'ayant pas de programme d'Histoire ancienne.

Soudain Marc se frappa le front.

-Durant des siècles, le charbon fut la principale source d'énergie. Ne peux-tu essayer de t'en servir ?

L'androïde hésita une seconde. Ses doigts puissants écrasèrent le morceau d'anthracite et il introduisit dans sa bouche un fragment. Il resta immobile quelques secondes puis souffla :

-Mélangé à l'oxygène de l'air, la désintégration du carbone fournit une petite quantité d'énergie. Le rendement est médiocre. J'aurais préféré de l'uranium 235.

-Désolé, ricana Marc, mais je vois mal les indigènes construire une usine d'enrichissement pour notre seul plaisir.

-Toutefois cela aidera à compenser mes pertes. Je sens que je passerai la nuit ici à grignoter de l'anthracite. Avoue que pour un robot de ma classe, il est vexant de se trouver ravalé au rang d'un vieux poêle à charbon.

-Ne sois pas snob ! L'essentiel est que tu récupères des forces.

Un soldat approcha des Terriens.

-Messire, monseigneur le connétable vous convie à partager son repas.

-J'y cours! Je meurs de faim.

CHAPITRE XIII

Le ressort se détendit avec un grincement sec. La baliste projeta le bloc rocheux à une cinquantaine de mètres. Le tir était un peu court et le projectile s'écrasa sur l'assise de pierre sans causer de dégâts.

Le connétable se répandit en exclamations furieuses, ordonnant de modifier le réglage. Assis un peu à l'écart, Marc contemplait la scène d'un air maussade. Ses traits tirés trahissaient la mauvaise nuit qu'il venait de passer. De nombreux cauchemars avaient, haché son sommeil. À son côté, Ray paraissait plus optimiste, avalait discrètement des morceaux de charbon.

-Ce n'est pas miraculeux, mais en une nuit j'ai largement compensé l'énergie dépensée depuis notre arrivée sur Sixta. En cas d'extrême urgence, je peux brancher mon écran protecteur, utiliser une fois mon laser mais malheureusement pas mon désintégrateur.

Sentant la fatigue de son ami, il lui glissa dans la bouche une tablette nutritive. Devançant le refus de Marc, il ajouta :

-Tu peux l'absorber sans regret. Cela ne représente pour moi que trois ou quatre kilos de charbon.

Désignant les hommes qui s'affairaient autour de la baliste, l'androïde ajouta :

-À cette vitesse, le siège du château risque de durer un long moment. Tu vas avoir tout le temps nécessaire pour te reposer.

Le Terrien regardait la machine de guerre et la veine de charbon.

-Je pense avoir une idée pour accélérer les choses.

Soudain une atroce douleur plia Marc en deux, comme si une main invisible lui tordait les entrailles.

-Non, tu ne peux leur suggérer ça, je te l'interdis !

La phrase s'était imprimée dans les neurones de Marc, impérieuse, exigeante. L'entité végétale lointaine qui avait développé les capacités télépathiques du Terrien lui avait aussi enseigné l'art de moduler les émissions et de s'en protéger. Aussitôt, il établit un barrage mental. L'onde psychique faiblit, disparut.

Marc se redressa. Une fine sueur couvrait son front. Ray avait perçu la douleur de son ami et l'examinait rapidement.

-Alors ton diagnostic ? souffla Marc.

L'androïde mal à l'aise détourna son regard.

-Je ne sais... Il se pourrait... Rien n'est certain...

-Inutile de mentir, vieux frère. Je suis parasité! Il ne peut en être autrement. Sinon comment expliquer cette onde psychique?

Ray eut un mouvement de colère très humaine. Il serra les poings, brisant en mille fragments le morceau de charbon qu'il tenait à la main.

-Nous devons pénétrer dans le château. Je suis certain que nous trouverons là-bas une solution. Cette nuit, je tenterai de m'y introduire.

-C'est trop dangereux, d'autant plus que mon locataire préviendra sans doute ses amis. Il y a une autre solution.

Un gémissement interrompit Marc. La douleur abdominale revenait, intense, déchirante. Ray sortit discrètement de la cavité aménagée dans sa cuisse un comprimé.

-Avale-le, c'est sédatif et hypnotique. Cela mettra ton esprit au repos et, avec un peu de chance, cela endormira cette fichue créature. Je vais parler au connétable. J'ai compris ce que tu suggères.

Il ramassa trois gros blocs d'anthracite puis avança vers la baliste.

-Monseigneur, dans mon pays lointain, il existe des roches noires comme celles-ci. Lorsqu'on les met dans le feu, elles deviennent rouges et dégagent beaucoup de chaleur.

Artax haussa ses robustes épaules et éclata d'un rire bref.

-Des pierres ne peuvent brûler!

-En général non, mais celles-ci sont une exception.

-Même si tu dis vrai, quelle importance? Nous avons une bonne réserve de bois.

-Lorsqu'elles seront bien rouges, nous les poserons sur la baliste et les enverrons sur le château. Beaucoup d'éléments sont en bois et nous pourrions déclencher des incendies.

Le connétable fronça les sourcils qu'il avait très épais. L'idée cheminait lentement dans son esprit. Enfin un sourire éclaira son rude visage.

-Cela mérite d'être essayé. Prenez des hommes et allumez un feu.

Tout s'organisa très vite sous la direction vigilante de Ray. Une corvée fut chargée d'extraire le charbon, une autre prépara un brasero dans une marmite percée.

Moins d'une demi-heure plus tard les fragments d'anthracite rougeoyaient.

-Les braises de l'enfer, ricana Artax. Voyons maintenant la dernière partie de votre programme, messire Ray.

L'androïde prit un bouclier métallique qu'il déforma pour le rendre plus creux. Quelques solides coups de poing furent nécessaires pour obtenir la forme désirée. Il le posa sur le godet de la baliste, le fixant par de gros clous.

D'un coup de pied, il renversa le brasero puis à l'aide d'une pelle, il déposa les charbons ardents sur le bouclier. Quand il jugea la quantité suffisante, il se tourna vers le connétable.

-Monseigneur, vous pouvez ordonner le lancer.

Artax fit signe à l'homme qui se tenait près du levier de tir. Une fois de plus, le ressort se détendit. La lueur rouge de l'anthracite incandescent zébra le ciel. Les fragments franchirent aisément les remparts et retombèrent dans la cour. Des cris aigus furent aussitôt perceptibles.

-Excellent ! jubila le connétable. Recommencez jusqu'à ce que ce nid de vermine soit la proie des flammes.

-Un instant, monseigneur. Plutôt que de périr brûlés vifs, les Norhoms peuvent tenter une sortie. Il faudrait renforcer les lignes devant le pont-levis. Elles sont peu fournies et risquent d'être percées par une attaque désespérée.

-Par Dieu, vous avez raison. Je cours informer le roi!

En travaillant comme des forcenés, les soldats ne pouvaient expédier que deux projectiles par heure. La mise en traction du levier de la baliste demandait des manoeuvres complexes et fatigantes.

Ray constitua plusieurs équipes qui se relayaient toutes les trois heures. La tombée de la nuit ne ralentit pas la cadence, les hommes travaillaient à la lueur de torches.

La faim réveilla Marc qui avait somnolé tout l'après-midi. Ray lui apporta un solide morceau de viande que le Terrien avala rapidement.

-Je comprends la raison de cet appétit féroce. J'ai un pensionnaire à nourrir!

-S'est-il manifesté à nouveau? s'inquiéta l'androïde.

-Non ! Ta drogue semble l'avoir endormi en même temps que moi.

-S'il pouvait en crever!

-Je crains malheureusement qu'il ne soit plus résistant que moi! Où en êtes-vous?

-Ton idée est intéressante. À première vue, nous avons réussi à déclencher plusieurs incendies. Toutefois les défenseurs sont parvenus à les éteindre. Le roi, enchanté des résultats, a ordonné que la deuxième machine envoie des charbons ardents, plus efficaces que les grosses pierres. Les Norhoms vont avoir une dure nuit en perspective!

Marc esquissa une grimace et porta la main à son estomac tordu par une crampe douloureuse.

-Mon locataire se réveille et ne paraît pas de bonne humeur!

-Prends une nouvelle dose de calmant. Malheureusement ma provision sera vite épuisée. Deux jours... Trois jours...

-D'ici là, espérons que nous aurons trouvé une solution!

Marc avala le comprimé et s'allongea sur le sol les bras croisés sous sa tête. Il regarda le ciel où brillaient une infinité d'étoiles. Autour de quel infime point tournait sa bonne vieille Terre qu'il ne reverrait sans doute jamais ? Il songea à Elsa. Elsa Swenson, la seule femme qu'il avait aimée, sincèrement, profondément. Il revoyait son visage gracieux, sa chevelure brune, surtout ses yeux d'un vert extraordinaire.

Un triste sourire aux lèvres, il s'endormit en murmurant le nom de la jeune femme.

CHAPITRE XIV

Une sonnerie de trompes éveilla Marc. La tête lourde, l'esprit engourdi, il se redressa. Une grande lassitude avait envahi, ses membres. Se hisser sur ses jambes lui demanda un rude effort.

Une aube sale blanchissait l'horizon. Des flammes hautes, irrégulières, s'élevaient du château domine par un panache de fumée.

-Ton idée était excellente, Marc. Les Norhoms n'ont pu éteindre tous les foyers d'incendie qui se sont déclarés. Maintenant, ils tentent de fuir. Prépare-toi vite, le connétable bat le rappel de ses chevaliers.

Marc sauta sur le cheval que l'androïde tenait par la bride.

-Allons, j'espère que l'exercice me fera oublier mes ennuis.

-Je reste à côté de toi. N'oublie pas que tu n'as plus d'écran protecteur.

Au trot, les Terriens rejoignirent le groupe qui se formait autour d'Artax.

-Pour le roi, en avant !

Les Norhoms, en masse compacte, dévalaient la route qui venait du château. Ils s'étaient heurtés aux fantassins que le roi avait mis en position en prévision d'une sortie.

L'assaut fut d'une telle violence que les premières lignes ne tardèrent pas à être enfoncées. Les Norhoms auraient pu espérer s'échapper sans l'arrivée des chevaliers.

-Exterminez cette vermine, ordonna le connétable.

Donnant l'exemple, il chargea l'épée haute. Un combat débuta, sanglant, sans merci, épuisant. Impossible d'y échapper, de ne pas participer, songea Marc. Le fait d'être dans un camp entraîne inévitablement des réactions agressives de la partie adverse.

Il était maintenant entouré de plusieurs Norhoms. Il devait frapper, frapper encore toutes ces têtes qui arrivaient à sa portée. Tuer pour ne pas être tué. La plus élémentaire des lois de la jungle !

Une nausée tordait son estomac, son épée devenait lourde, très lourde. Soudain un adversaire se présenta devant lui, monté sur un cheval puissant. C'était un colosse au visage écarlate, coiffé d'un casque surmonté d'une crinière rouge. D'un fulgurant coup d'épée, il venait d'abattre le chevalier qui précédait le Terrien.

-Place, chiens ! hurla-t-il d'une voix grave et caverneuse. Faites place à Kor le Rouge !

Marc para en quinte un coup destiné à lui briser la tête. La riposte allait fuser, instinctive, rapide.

-Non! Pas lui! Cesse de combattre. C'est un ordre.

La pensée étrangère s'imposa aux neurones de Marc. Le temps de dresser un barrage mental... Une longue seconde de paralysie... Déjà le colosse frappait à nouveau, de pointe cette fois... La lame n'était plus qu'à trente centimètres de la poitrine de Marc. En un éclair, ce dernier réalisa qu'il arriverait trop tard à la parade... Adieu, Elsa... Une dernière vision d'un visage déformé par un rictus féroce...

À l'instant où elle allait atteindre Marc, l'épée fut détournée par un choc violent et elle ne fit qu'effleurer les côtes du Terrien. Le Norhom voulut hurler sa haine, sa colère, son dépit. Seul un immonde gargouillis jaillit de sa gorge tranchée d'une oreille à l'autre.

Ray était intervenu avec hargne et efficacité ! Kor le Rouge resta un instant immobile, figé, tandis qu'un long jet sanglant s'échappait de ses carotides sectionnées. Il bascula d'un coup, s'écrasant sur le sol.

La chute de leur chef démoralisa les Norhoms. Certains tentèrent de fuir mais furent massacrés sans pitié par les soldats du roi. Les autres préférèrent se rendre.

-La victoire est à nous, jubila le connétable. Au château, vite. Il faut achever les derniers défenseurs.

Il piqua des deux, entraînant sa troupe. Le pont-levis franchi, les chevaliers pénétrèrent dans la cour du château où régnait un grand désordre. Femmes et enfants couraient en tous sens, affolés, laissant fuser les cris aigus ou des pleurs.

Ray sauta à terre en émettant à l'intention de Marc :

-Surtout ne bouge pas d'ici et prends garde à toi. Je veux fouiller ce château avant qu'il ne soit détruit par les flammes.

Marc resta en selle, contemplant le spectacle désolant qui se déroulait devant ses yeux. Chevaliers et soldats se répandaient dans les bâtiments à la recherche de butin, poursuivant les femmes qui devenaient proies et victimes des vainqueurs. Quelles que fussent les planètes, les femmes payaient les défaites de leur sang et de leur chair!

Un nouveau groupe de cavaliers pénétra dans la cour. Le roi se dirigea vers le connétable et Marc, seuls restés en selle. Il arborait une mine épanouie.

-Je vous félicite, Artax. Jamais je n'aurais pensé obtenir une victoire aussi complète en si peu de temps. Cette découverte des pierres rougies a fait merveille.

-Le mérite en revient au chevalier Marc et à son cousin Ray.

Le roi esquissa un sourire en reconnaissant Marc.

-J'ai vu que vous aviez également éliminé Kor le Rouge. Lorsque cette campagne sera achevée, soyez certain que vous ne serez pas oublié à l'heure des récompenses!

Marc s'inclina sur l'encolure de son cheval tandis que le souverain s'éloignait en compagnie du connétable. Maintenant le calme revenait dans la cour mais l'incendie continuait à ravager les bâtiments et le vent rabattait la fumée. Le Terrien étouffa une quinte de toux qui réveilla sa douleur abdominale. Le parasite manifestait son mécontentement!

Des soldats traversaient l'esplanade, les bras chargés du fruit de leurs rapines. Une silhouette jaillit d'un bâtiment dont le toit s'enflammait. Elle était poursuivie par un soldat débraillé.

-Monseigneur, pitié, pitié, protégez-moi!

La fille se cramponnait à la botte de Marc.

Elle paraissait très jeune avec son visage maculé de noir de fumée, sillonné de larmes. Instinctivement, Marc tendit la main, saisit la fille par le bras et la hissa sur le devant de sa selle.

Le soudard arrivait le visage congestionné. Il s'immobilisa en voyant le bras de Marc enserrer la taille de la fille.

-C'est moi qui l'ai trouvée ! gronda-t-il.

-Je la garde ! Cherches-en une autre !

Indécis, l'homme hésitait. Finalement il tourna des talons en grommelant des imprécations. La petite se cramponnait à Marc comme un naufragé à sa bouée.

-Du calme ! Il est parti, vous pouvez descendre du cheval.

Elle serra Marc plus fort!

-Non ! Non ! Il n'y en a d'autres. Je vous en prie, je veux rester avec vous!

Ray reparut à cet instant. Il était balafré de noir et ses vêtements puaient le roussi. Le visage crispé, il émit :

-J'ai fouillé ce château de fond en comble sans rien trouver! Aucun Norhom n'est parasité à une seule exception, leur chef Kor.

-Il est trop tard pour lui demander une explication, ricana Marc. Il est peu probable que Lucifer lui accordera une permission à seule fin de nous renseigner.

Il était facile de percevoir l'inquiétude de l'androïde, tandis que la cour était envahie de soldats, de femmes, d'enfants et même d'animaux fuyant les bâtiments qui s'embrasaient les uns après les autres.

-Dans cette cohue, tu ne peux réfléchir, Marc. Il nous faut trouver un coin tranquille. Au demeurant, cette bâtisse ne va pas tarder à s'écrouler.

Désignant la gamine, il grogna à voix haute :

-Laisse-la tomber et partons.

La malheureuse se serra contre Marc avec vigueur.

-Je vous en supplie, emmenez-moi. Je ferai tout ce que vous voudrez mais ne me laissez pas seule ici !

Maintenant, les soldats regroupaient les femmes et poussaient le misérable troupeau apeuré au-dehors du château. Les Terriens franchirent le pont-levis et se dirigèrent vers le village.

-Où habites-tu? demanda Marc à la fille qui tremblait encore.

Elle tendit un index mal assuré en direction de la colline.

-Une cabane, là-bas, au pied de la colline à l'orée de la forêt.

« D'ici on ne peut la voir. »

-C'est une chance, grogna Ray. Nous pouvons espérer être tranquilles. Partez devant. Je vous rejoindrai lorsque j'aurai trouvé des provisions. Il nous faut dîner ce soir.

Au petit trot, Marc s'éloigna, évitant les ruelles du village où se pressaient maintenant cavaliers et fantassins mêlés dans une cohue joyeuse, sauf pour les malheureux prisonniers.

Guide par la jeune fille, il gagna une misérable hutte dissimulée par un rideau d'arbres. Une méchante tenture tenait lieu de porte. La baraque ne comportait qu'une pièce. Une table, trois tabourets en bois grossièrement équarris et un coffre constituaient tout le mobilier. Dans un coin une paillasse posée à même le sol en terre battue figurait un lit.

Marc se laissa tomber sur un tabouret. Il se sentait très las et une douleur sourde vrillait son estomac.

-Tu habites seule ici?

La fille hocha doucement la tête.

-Ma mère est morte l'année dernière. Je n'ai pas d'autre endroit où aller.

-De quoi vis-tu?

-J'ai appris à connaître certaines plantes qui poussent dans la forêt. Elles servent à parfumer la cuisine et aussi à soigner.

Désignant la cheminée éteinte, elle ajouta :

-J'espère que votre ami trouvera des provisions car il ne reste rien à manger et il est trop tard pour chasser.

-N'est-il pas dangereux de t'aventurer dans le bois? En venant ici, j'ai rencontré un énorme monstre.

-Un barx, sans doute. Ils restent dans le bois maudit et ne viennent que rarement au flanc de la montagne. Quand ils se déplacent, ils font beaucoup de bruit. Je fuis aussitôt. Il suffit de savoir courir vite. -Je ne pensais pas qu'aux monstres. Les hommes courent aussi très vite.

Elle haussa les épaules avec résignation.

-Ils veulent toujours la même chose. Ce n'est pas difficile de les satisfaire. De plus, le roi avait interdit de se promener sur la montagne. Lui seul s'y rendait pour prier les Dieux.

Marc releva la tête brusquement.

-Sais-tu où il allait?

-Il abandonnait son escorte à mi-chemin du sommet et poursuivait seul.

L'arrivée de Ray interrompit la conversation. La fille battit des mains en voyant l'énorme quartier de viande que portait l'androïde. Avec vivacité, elle trouva trois écuelles qu'elle posa sur la table tandis que Ray découpait d'épaisses tranches dans le rôti.

Marc mangea plus que de coutume. Il lui semblait ne pas pouvoir se rassasier. Tristement, il songea à ce parasite inconnu. C'est lui qui profitait de toute cette nourriture absorbée ! Il repoussa son écuelle dans un geste de colère. En cessant de s'alimenter il l'affamerait aussi et le ver aurait peut-être l'idée de quitter un organisme dénutri.

-Je ne crois pas, intervint Ray qui avait suivi les pensées de son ami. Il se sert d'abord et ne te laisse que le surplus... s'il y en a!

Une onde impérieuse envahit l'esprit de Marc : -Mange... Mange... C'est un ordre...

Malgré son entraînement, le Terrien dut accomplir un rude effort pour dresser un barrage mental. Le front couvert de sueur, Marc souffla :

-Cette damnée créature devient de plus en plus puissante. Je crains bientôt de ne plus pouvoir lui résister.

Une crampe douloureuse lui tordit les entrailles. La crispation des traits de son ami n'échappa pas à l'androïde. Il glissa discrètement un comprimé entre les lèvres de Marc.

-Tu as besoin de repos. Cela te fera dormir.

Fuis avec douceur, il l'aida à s'allonger sur la paillasse. Pendant ce temps, la fille avait rangé le reste du rôti et rassemblé les écuelles.

-Ton ami est malade, chuchota-t-elle à l'oreille de Ray. Veux-tu que je lui prépare une tisane d'herbes ?

-C'est inutile, il a seulement besoin de dormir.

La nuit s'installait, bruissante de mille sonorités étouffées. La fille se dirigea vers un ruisselet qui sourdait du pied de la colline. Elle rinça les écuelles puis entreprit de se nettoyer le visage. Elle se débarrassa ensuite de sa misérable tunique et s'allongea dans l'eau courante. Elle resta plusieurs minutes immobile, regardant les gouttelettes jouer sur son corps.

Ray s'était approché, admirant le spectacle. Des seins haut attachés, ronds, fermes, un ventre plat, des cuisses fuselées, des chevilles fines. La fille se tourna vers lui, tendit les bras. L'androïde eut un instant d'hésitation. Depuis qu'il vivait avec Marc, sa gamme des sentiments humains s'était fort élargie. Tour à tour il avait découvert l'amitié, la colère, la haine, le désir de vengeance. Depuis peu, il s'essayait à l'amour, domaine où il réussirait, fort bien.

La fille se serra contre lui, tendant ses lèvres. Un long baiser... Elle se cambra en arrière, glissa sur le sol couvert d'une mousse douce qui avait conservé la chaleur de la journée. Un dernier scrupule retint Ray.

-N'es-tu pas trop jeune pour ces jeux-là?

Un sourire triste étira les lèvres charnues.

-Depuis la mort de ma mère, des soldats, d'autres hommes sont passés ici. Ils ne m'ont pas demandé mon âge et j'ai dû subir. Aujourd'hui encore, sans l'intervention de ton ami, j'aurais été malmenée, tuée peut-être... Je ne sais ce que l'avenir me réservera, aussi je souhaite profiter de cette soirée. Je t'en prie...

Une voix rauque de désir, un regard chargé d'une attente anxieuse, Ray ne pouvait résister à cet appel. Heureusement pour lui, son constructeur l'avait doté des attributs indispensables à l'état de mâle. Quant au mode d'emploi..., il avait maintenant une solide expérience...

CHAPITRE XV

Ray descendit de cheval et l'attacha près de la cabane. La jeune fille accourut aussitôt et se suspendit à son cou. La nuit précédente avait été fort houleuse : la minette s'était révélée une élève très douée et leur joute s'était prolongée fort dans la nuit.

-Embrasse-moi, supplia-t-elle.

L'androïde effleura les lèvres pulpeuses d'un baiser.

-Ton ami dort encore, nous pourrions profiter des minutes qui nous restent.

À regret, Ray se dégagea de la douce étreinte. Il laissa fuser un soupir.

-Nous devons partir. Va chercher un seau d'eau !

Il la propulsa vers le ruisseau d'une affectueuse tape sur les fesses qui la fit glousser de rire à l'instant où le rideau de la cabane s'écartait pour livrer passage à Marc.

L'androïde fut frappé du changement qui s'était opéré chez son ami. Les joues s'étaient creusées, les pommettes saillaient agressivement. Une barbe de trois jours masquait mal une peau qui avait pris une teinte ivoire.

Il avança à petits pas chancelants, courbé comme un vieillard.

-Je suis épuisé, souffla-t-il.

La voix était faible, chevrotante.

-Tu dois manger. Cette saleté pompe toute ton énergie.

Avec autorité, Ray ramena Marc dans la cabane et découpa plusieurs tranches du rôti restant de la veille. Tout en regardant manger son camarade, il ajouta :

-J'ai réfléchi une partie de la nuit. Nous devons explorer cette montagne. C'est la seule chance d'obtenir une réponse à la question que nous nous posons sur ces parasites.

-Le crois-tu réellement? Hier nous pensions que la solution se trouverait au château, soupira Marc.

Le poing puissant de l'androïde s'abattit sur la table.

-Il le faut ! Souviens-toi. La fille nous a dit que Kor se rendait sur cette montagne. Ne me dis pas que c'était pour prier! Il n'avait rien de l'ascète mystique ! S'il allait là-bas, c'était donc pour une raison bien réelle. À nous de la trouver. J'ai longtemps bavardé avec notre petite hôtesse et j'ai noté l'endroit où Kor abandonnait son escorte.

Tendant le bras, il aida Marc à se lever. À l'extérieur ils croisèrent la jeune fille qui traînait son seau d'eau. Marc but avec avidité puis s'éclaboussa le visage. L'eau fraîche dissipa le brouillard cotonneux qui semblait stagner sous son crâne. En mettant le pied à l'étrier, il dit à Ray :

-S'il nous reste de l'argent, fais-en cadeau à cette petite.

Aussitôt l'androïde tendit deux pièces d'or à la fille qui les contempla avec émerveillement. Elle n'avait jamais possédé une telle fortune!

-Merci, messire. Merci. Que les dieux vous protègent! Méfiez-vous des barx. Si vous les entendez gronder, fuyez aussitôt, c'est la meilleure chance de survie. Ils sont trop gros pour poursuivre leurs proies très longtemps.

-Merci du conseil. Si les hommes du roi t'importunent, fais dire au connétable Artax que je le supplie de te prendre sous sa protection.

Les deux cavaliers s'éloignèrent au petit trot et pénétrèrent dans la forêt.

-Ce matin, je suis ailé trouver le connétable. Comme tu le penses, il était d'excellente humeur. Je n'ai eu aucune peine à le persuader qu'il conviendrait d'organiser une patrouille pour s'assurer qu'une bande de Norhoms ne rôdait pas dans les parages. Lorsque je me suis proposé pour cette mission, tous ceux qui entouraient Artax ont approuvé l'idée avec empressement.

L'androïde émit un petit rire sarcastique.

-Ils n'étaient pas mécontents de nous savoir loin quand le roi distribuerait les récompenses !

Deux heures s'écoulèrent. Une sueur abondante recouvrait tout le corps de Marc tandis qu'une douleur sourde tenaillait son ventre. La pente devenait forte, obligeant les montures à marcher au pas.

La forêt devenait moins dense et bientôt les voyageurs en émergèrent. Devant eux s'élevait une montagne couverte d'une herbe rabougrie parsemée de gros blocs rocheux.

-Voilà, grommela Ray. C'est à partir d'ici que Kor marchait seul. Où pouvait-il ciller?

Marc tassé sur sa selle ne répondit pas.

-Avancer... Trois rochers... Une caverne...

L'ordre s'était imposé à l'esprit du Terrien.

-Mon locataire semble avoir une idée très précise, grinça Marc.

-Pourquoi ne pas la suivre? Il désire certainement rejoindre ses congénères.

Il désigna du doigt un amoncellement de pierrailles où trois énormes blocs émergeaient.

-Il me semble discerner l'entrée d'une grotte. Je sens que nous touchons au but.

Éperonnant sa monture, il prit quelques mètres d'avance sur Marc. À l'abri des regards de son ami, il ouvrit la trappe de sa cuisse gauche pour en sortir plusieurs objets qu'il glissa dans sa ceinture.

La progression se poursuivit une petite heure. Marc sentait un mieux-être l'envahir. La douleur abdominale avait disparu et son esprit recommençait à fonctionner normalement.

-Regarde, Ray, tu avais raison, il existe bien une caverne.

Les deux amis descendirent de cheval. Prudent, Ray cala les brides sous une grosse pierre.

-Comme cela, ils ne seront pas tentés de filer. Je n'ai aucune envie de faire à pied le chemin du retour.

-S'il y en a un, soupira Marc.

Ils escaladèrent un éboulis de pierrailles qui s'étendait sur une dizaine de mètres pour s'arrêter à l'entrée d'une grotte obscure.

-Nous aurions dû prévoir des torches, grommela Ray.

L'androïde avança d'un pas, suivi de Ray. La caverne, très vaste, s'étendait loin sous la montagne. Un rayon lumineux provenant d'une faille de la voûte éclairait le fond de la grotte.

Marc s'immobilisa de stupeur tandis qu'une puissante onde psychique vrillait ses neurones :

-Entrez, ne craignez rien. Je suis heureux de pouvoir enfin communiquer avec un humain !

CHAPITRE XVI

Deux barx occupaient le fond de la caverne. Ils étaient immobiles, assis sur leurs pattes arrière, le buste droit, les courtes pattes avant croisées. Les yeux rouges, luisants, fixaient les Terriens.

-Ils sont porteurs d'un parasite, murmura Ray. Énorme, presque un boa!

-« Parasite », je n'aime pas ce terme, émit la pensée étrangère. Nous sommes les maîtres ! Les autres ne sont que d'absurdes créatures.

-Qui êtes-vous? hurla Marc.

-Nous sommes le peuple des Arcas. Infimes créatures de l'Univers mais demain les maîtres de la Galaxie!

-Il y a bien longtemps que les dinosaures ont disparu! ne put s'empêcher d'ironiser Marc.

-Créatures impulsives qui ne savent voir que l'extérieur des choses! Notre race est vieille de plusieurs centaines de milliers d'années. Peu à peu nos esprits se sont ouverts à la connaissance mais la nature a été injuste avec nous.

Une onde de colère, de haine intense, déferla dans l'esprit de Marc.

-Nous avons développé notre intelligence, nos connaissances, mais nous restons tributaires de nos organismes très incomplets. Nous ne pouvons assumer seuls notre subsistance et nous restons tributaires des êtres qui nous hébergent. Nous en dépendons pour les actes essentiels de la vie, apport en oxygène, en nourriture. Sur notre très lointaine planète se sont développées plusieurs races animales dont nous colonisions sans difficulté les corps. Il y a quatre-vingt mille de vos années environ, sont apparues des créatures plus évoluées, sorte de singes primitifs mais dotés de ces instruments irremplaçables sans lesquels aucun progrès technique n'est possible : les mains. Une chance inespérée pour notre peuple. Nous avons bien vite envahi ces organismes et nous nous sommes rendus maîtres de leur petite cervelle. Nous avons pu ainsi construire une véritable civilisation : agriculture, élevage, mais surtout une industrie.

-En utilisant ces malheureux animaux comme esclaves!

-Pas de sensiblerie ridicule. Ils n'avaient aucune intelligence, aucune conscience de leur état puisque nous étions maîtres de leur pensée. C'est malheureusement la cause de notre problème actuel. En les dominant totalement, nous avons étouffé chez eux l'instinct que nous considérions comme une simple manifestation bestiale. Alors la population a commencé à décroître. Nous n'y avons pas pris garde car nous renouvelions nos singes en puisant dans les populations des grandes forêts qui couvraient encore notre planète. Jusqu'au jour où nous avons pris conscience que l'espèce était en voie d'extinction. L'industrialisation avait modifié le caractère de la forêt, des fauves avaient décimé les colonies de singes.

Tristesse, soupçons de regret.

-Toutes les tentatives de reproduction en captivité, de fécondation artificielle se sont révélées infructueuses. Notre population diminuait très rapidement. C'est alors que nous avons conçu notre projet survie. Nous avons construit un astronef et nous sommes lancés dans l'espace à la recherche d'une terre nouvelle. Je dirigeais cette première expédition. La recherche fut très longue avant d'arriver sur cette planète. Grande fut notre joie en constatant qu'elle abritait des singes supérieurs.

Un frisson secoua Marc.

-Mais ce sont des hommes!

-Pour nous, cela ne fait aucune différence !

Une réponse sèche, spontanée, cassante.

-Pourquoi avoir parasité ces dinosaures?

-C'était la solution la plus facile et la plus rapide. Le voyage nous avait épuisés, mon compagnon et moi. Nous devions reconstituer nos forces. Lorsque ce fut fait, nous avons essaimé dans des organismes humains.

-Comment procédez-vous?

Marc sentit que la créature s'amusait.

-Nous élaborons des micro-organismes qui, s'ils sont convenablement hébergés, deviendront d'exactes répliques de nous-mêmes. Il suffit qu'ils soient avalés par la créature que nous avons choisie. Toi, en ce moment, tu portes mon double.

-Enchanté de le savoir, ricana Marc.

-Au début, nous avons rencontré quelques difficultés. Vos organismes sont plus complexes que ceux des singes de ma planète. Ils secrètent nombre d'anticorps qu'il nous a fallu apprendre à neutraliser. Ton corps, surtout, est une véritable merveille. Mon double a mis deux fois plus de temps à se développer que chez le gamin qui t'escortait.

-Le malheureux a trouvé la solution pour vous échapper.

-Il a eu une très désagréable réaction que nous n'avions pas prévue. Cela arrive parfois lorsque nous donnons des ordres qui heurtent les convictions de l'hôte avant que nous ayons pris totalement possession de son cerveau. Nous avions négligé l'affection profonde qu'il te portait.

-Pourquoi vouloir me faire tuer alors que j'héberge un des vôtres?

-Tu résistais à notre prise de contrôle et je sentais que tu serais un adversaire dangereux pour les Norhoms, ce qui s'est vérifié.

-En m'éliminant, vous sacrifiez également mon parasite, votre fils, si j'ai bien compris.

-Quelle importance ? Je peux en produire en quelques heures des milliers d'autres, tous identiques.

-Ce n'est pas les bons sentiments qui l'étoufferont, marmonna Ray.

-Quelle importance pour vous que l'un ou l'autre camp soit vainqueur? s'étonna Marc.

-Le roi Kor était entièrement sous notre contrôle, ce qui n'est pas le cas de l'autre souverain. De surcroît, à la suite de plusieurs maladresses dues à notre manque de connaissance de votre race, nous n'avons plus de sujets dans cette province... excepté toi. Il me faut tout recommencer. Ton action nous fait perdre plusieurs mois de travail.

-Il m'est agréable de savoir que je vous ai contrarié, grinça Marc.

Les yeux du dinosaure flamboyèrent de colère.

-Tu seras l'instrument de notre reconquête !

-Pourquoi vous mêler de ces querelles? Elles n'ont aucun intérêt pour vous.

-Erreur! Je souhaite un royaume unique, bien discipliné et sans massacres! Seuls les chefs dont tu feras partie seront sous notre contrôle. Nous ne recommencerons pas l'erreur commise sur notre planète. Les hommes devront continuer à se multiplier pour toujours pouvoir nous héberger.

-Bel avenir que vous leur proposez!

-Guidés par nous, ils progresseront sur les chemins de la connaissance, découvriront l'industrie et nous construirons d'autres astronefs.

Avec une ironie féroce, la créature poursuivit :

-Grâce à toi, nous savons qu'il existe un grand nombre de planètes habitées que nous pourrons conquérir.

-C'est ignoble ! Vous n'avez pas le droit d'asservir d'autres créatures. Vous êtes des monstres sans pitié !

Une violente douleur coupa la respiration de Marc tandis qu'une pensée impérieuse s'imposait à son cerveau :

-Tais-toi, esclave, lorsque le maître te fait l'honneur de t'informer.

Lentement, trop lentement, la douleur reflua, laissant Marc haletant, brisé, inondé d'une sueur glacée.

-Pourquoi m'avoir donne toutes ces précisions ? haleta-t-il.

-Je veux que tu connaisses la grande oeuvre à laquelle tu participeras et que ton esprit cesse de lutter contre celui de ma descendance. Tu abîmes inutilement un corps magnifique. Grâce à ta force et tes réflexes, tu deviendras vite le souverain de cette planète car tu seras bien dirigé par moi.

-Jamais... Jamais.

Une vague de souffrance monstrueuse le submergea. Du plomb en fusion dans ses entrailles qui se répandait maintenant dans ses membres. À peine perçut-il :

-Réaction puérile et illogique!

Marc avait perdu la notion du temps. Soudain, il prit conscience que la douleur avait disparu.

-J'espère que tu seras enfin raisonnable en attendant que ton esprit soit sous notre entier contrôle. Dans quelques heures, un jour au plus tard, cela sera fait. Détends-toi, ne gâche pas ce merveilleux cerveau télépathe qui nous permettra de communiquer sur de très longues distances.

Une onde apaisante, douce... Marc cessa de lutter... Pourquoi ne pas dormir... Une ultime pensée :

-Ray, que deviendra-t-il?

-C'est un amas de ferraille et de circuits électriques, conditionné pour t'obéir. Il en fera de même avec moi !

Une ultime révolte :

-Non, c'est mon ami! Je ne veux pas...

Marc se redressa, porta la main à la garde de son épée. Les deux dinosaures se relevèrent, émettant un grondement puissant.

-Crois-tu pouvoir nous combattre?

La pensée était ironique, moqueuse, pleine de suffisance.

-Une petite punition te sera salutaire.

La douleur reparut, transfixiante, térébrante, comme si un épieu perçait Marc de part en part. Un gémissement filtra de ses mâchoires crispées. Dans un brouillard, il perçut :

-Assez! Assez! vermines malfaisantes!

Deux sphères brillantes jaillirent des mains

de Ray, traversèrent la caverne et vinrent se coller contre le torse des barx. Marc eut à peine le temps de réaliser qu'il s'agissait; de grenades incendiaires.

Deux bras puissants le soulevèrent. Un saut dans l'espace, les deux amis roulèrent sur le soi à l'extérieur de la caverne à l'instant où jaillissaient des flammes orangées immédiatement suivies du hurlement des fauves.

Les dinosaures sortirent de la grotte, firent quelques pas puis boulèrent sur le sol. Les grenades à très haut pouvoir calorifique poursuivaient leur terrible besogne, pénétrant dans l'intérieur du thorax d'où sortaient des flots de sang noirâtre. Une odeur écoeurante de chair brûlée empesta l'air.

Les barx s'agitèrent encore quelques instants puis, après un dernier sursaut, s'immobilisèrent. Une onde psychique, très faible, hésitante, atteignit les neurones de Marc :

-Tu crois avoir remporté une victoire, elle sera sans lendemain. Celui que tu portes en toi me remplacera. Puis d'autres viendront. J'avais informé depuis longtemps mes compatriotes. Un vaisseau transportant tout notre peuple ne va pas tarder à arriver. Il conquerra Sixta comme je pensais le faire, puis d'autres planètes et ta Terre. C'est toi qui les guideras... Une belle vengeance...

L'onde disparut, laissant Marc étourdi. Aussitôt le parasite manifesta son mécontentement comme s'il voulait arracher les entrailles de son hôte!

Ray insinua avec douceur un comprimé entre les lèvres serrées de son ami.

-Avale vite, tu as un urgent besoin de repos.

La médication ne tarda pas à agir et Marc sombra dans un doux et merveilleux sommeil.

CHAPITRE XVII

La nuit était tombée depuis deux heures lorsque Marc ouvrit les yeux. Ray était assis à côté de lui, immobile, veillant sur lui.

-Comment te sens-tu?

La voix de l'androïde était chargée d'inquiétude, d'angoisse même.

-Épuisé, totalement vidé! Je n'ai même plus la force de m'asseoir.

Aussitôt Ray aida son ami. Le prenant sous les aisselles, il le souleva avec précaution pour l'adosser à un rocher.

-Profitons de ce que mon squatter dort encore pour réfléchir. Si j'ai bien compris, il est le dernier représentant de sa race sur Sixta. Je dois donc l'éliminer.

-Comment?

Un sourire triste étira les lèvres du Terrien.

-Tu sais qu'il n'y a qu'une solution. Cyris nous a donné l'exemple.

-Non, Marc! Pas cela! hurla l'androïde.

Devant le silence de son compagnon, il ajouta :

-Ton sacrifice serait inutile puisque d'autres créatures vont bientôt arriver.

Marc secoua la tête avec lenteur.

-Je sais que je ne peux sauver Sixta et ses habitants mais je songe à toutes les planètes de l'Union Terrienne. A la Terre surtout. Lorsqu'il aura entièrement pris possession de mon esprit, cette vermine saura comment rejoindre notre système solaire. Cela il ne le faut à aucun prix. Tu as pu juger de la puissance et de la malfaisance de ces parasites. Imagine les ravages qu'ils commettraient sur une planète aussi peuplée que notre vieille Terre !

Avec difficulté, Marc tira son épée. Saisissant la lame à mi-hauteur, il appuya la pointe sur la peau de son ventre.

-Adieu, vieux frère, souviens-toi que tu étais mon meilleur ami. Si jamais tu parviens à regagner la Terre, fais un rapport au général Khov. Tu diras aussi à Elsa...

Un robot peut-il pleurer? Une tempête électrique déferla sur les neurones électroniques, activant tous les circuits de l'androïde. Marc crispa les mains sur l'acier, inspirant profondément, rassemblant ses dernières forces. Dans une seconde... Un cri bloqua son mouvement :

-Marc, attends! Une onde radioélectrique... Il m'a semblé... Par souci d'économie, j'avais éteint mon récepteur. Je viens seulement de le rebrancher.

-Ce ne peut être qu'une onde parasite. Laisse-moi mourir alors que j'en ai encore la force.

-Je t'en supplie au nom de notre amitié. Donne-moi quelques heures. Si quelqu'un vient à notre secours, ce ne peut être que la nuit!

-Tu te berces d'illusions ! Demain matin je risque de ne plus avoir la possibilité de me suicider. Mieux vaut en finir maintenant!

-Non ! Non ! Jusqu'à demain, au lever du soleil. Je n'en demande pas plus. Si cette vermine se manifeste, c'est moi qui agirai à ta place. Je t'en donne ma parole.

Lentement, à regret, Marc laissa retomber son épée.

-Tu me le promets?

-Je ne connais que trop les risques courus par la Terre. Je ferai mon devoir quoi qu'il m'en coûte. En attendant, essaie de dormir.

Marc s'allongea, contemplant le ciel étoilé. Au milieu de cette myriade de points brillants, un, tout petit, minuscule même, était le bon vieux Soleil qu'il ne reverrait jamais. Il ferma les yeux. Son épuisement était tel que le sommeil ne tarda pas à le gagner.

Ray s'assit à côté de son ami. Immobile, il concentrait tout ce qui lui restait d'énergie sur l'appareillage radio incorporé dans son organisme. Le récepteur d'abord. Balayer toutes les fréquences d'ordinaire utilisées par le S.S.P.P. et la Sécurité Galactique. Puis émettre un message simple mais éloquent : « Mayday... Mayday... »

Il enrageait de constater la faiblesse du signal et sa ridicule portée... Quelques centaines de kilomètres tout au plus.

Une heure s'écoula puis une autre... Le générateur de Ray s'épuisait...

Un robot peut-il être étreint par le désespoir?

Soudain un signal! Vite, s'accorder sur la bonne fréquence.

-Ray ! Réponds, Ray! Ici le capitaine Mac Donald.

Un robot peut-il éprouver une immense joie?

-Vite, capitaine. Marc a un urgent besoin de soins. Je laisse mon émetteur branché pour vous guider.

-Message reçu ! Nous te localisons. Nous arrivons dans six minutes.

Ray posa la main sur l'épaule de son ami et le secoua doucement.

-Réveille-toi. Nous sommes sauvés.

Marc émergea avec difficulté des brumes du sommeil. Il ne paraissait pas comprendre les explications de Ray. Toutefois, son oeil s'éclaira en discernant dans l'obscure clarté de la nuit le module qui se posait en douceur à une vingtaine de mètres. Deux silhouettes en jaillirent, le faisceau lumineux d'une torche électrique éclaira le sol, glissa, se posa sur les deux corps restés allongés.

Un juron corsé retentit dans le silence. L'homme qui portait la torche avança d'un pas rapide.

-Bon Dieu ! Que t'est-il arrivé ?

Les lèvres de Marc esquissèrent un sourire en reconnaissant la voix tonitruante. Steve Mac Donald, son camarade de promotion. Un gaillard rouquin et râleur que tout le monde surnommait Duck.

Déjà il s'agenouillait pour saisir Marc.

-Il est mal en point. Ray, aide-moi à le porter jusqu'au module.

-Je ne peux plus bouger, capitaine. Demandez à votre androïde de me fournir de l'énergie. Mon générateur est pratiquement à sec.

Duck se tourna vers la seconde silhouette restée en arrière :

-X M 2, tu as entendu, grouille-toi !

Le robot approcha de Ray et après avoir écarté le pourpoint souleva une plaque pectorale. Il étendit deux doigts qui entrèrent en contact avec des plots métalliques. Trente secondes s'écoulèrent.

-Merci, cela sera suffisant pour l'instant, dit Ray qui fouilla dans sa cuisse droite pour sortir deux tablettes nutritives.

Il les glissa dans la bouche de Marc.

-Suce-les lentement.

Puis avec une douceur infinie, il saisit Marc dans ses bras pour le porter jusqu'au module. Il le déposa sur un des sièges tandis que l'androïde et Duck s'installaient aux commandes.

En sentant l'appareil s'élever dans ce ciel, Marc poussa un soupir nettement perceptible. Les tablettes nutritives semblaient agir car il se redressa.

-Duck, je n'ai jamais été aussi heureux de te voir.

Mac Donald éclata d'un rire sonore.

-Je m'en doute. Je devais avoir ta mine lorsque tu m'as récupéré sur Ourka, au fond de la caverne où je crevais de faim.

Fouillant sous un siège, il extirpa une bouteille de whisky qu'il tendit à Marc.

-Je crois que l'événement mérite d'être arrosé. Tu peux boire sans crainte, c'est ton scotch préféré.

Marc avala une sérieuse rasade. L'alcool explosa dans son estomac, déclenchant une vive douleur.

-Ne bois pas.

Un ordre psychique intense, impérieux qui immobilisa Marc.

-Qu'arrive-t-il ? s'inquiéta Duck qui avait noté la pâleur subite de son ami.

Marc grimaça un sourire.

-Mon squatter n'apprécie pas l'alcool. S'il pouvait en crever!

Avec rage, il déglutit deux nouvelles gorgées provoquant une réaction immédiate de son hôte. Toutefois la douleur céda rapidement tandis qu'une série d'images décousues, sans signification, s'imposaient à son esprit.

-Amusant, ricana Marc. J'ai l'impression que mon ver est en train de prendre une cuite. Si je l'avais su plus tôt...

L'alcool et la disparition de la douleur rendit Marc euphorique.

-Comment as-tu réussi à venir aussi vite, Duck? C'est une chance pour moi car, quelques heures plus tard, tu n'aurais retrouvé qu'un cadavre.

-Heureux de savoir que pour une fois je t'ai été utile. Après sa succession de plongées, le Mercure a fini par émerger dans le système solaire traînant toujours dans son sillage ses deux poursuivants.

-A l'origine, ils étaient quatre.

-Exact ! Mais l'un a été détruit par le piège tendu par Ray et un autre avait abandonné.

Duck émit un nouveau rire, jeune, puissant.

-Imagine la tête des types de la Sécurité Galactique dans leur observatoire installé sur

Ganymède, lorsqu'ils ont vu apparaître sous leur nez deux astronefs pirates ! Leur réaction a été instantanée et les chasseurs ont aussitôt décollé. L'un des appareils n'a fait aucune difficulté pour se rendre et son capitaine, très sonné, a raconté toute l'histoire. L'autre a été détruit. Tu seras désormais tranquille, le jeune Ar-Kun a rejoint son frère chez Lucifer.

-Enfin une bonne nouvelle.

-Donc le Mercure a été pris en charge par l'astroport de New York qui l'a fait atterrir sans difficulté. Par chance, j'étais dans le bureau du général Khov lorsqu'il a été informé de cette arrivée d'un appareil sans pilote. Nous nous sommes aussitôt rendus sur le terrain et nous avons écouté tes enregistrements. J'ai voulu partir sans délai pour te récupérer mais Khov a été obligé d'informer la Commission de non-immixtion. Tu connais ces zèbres qui n'ont jamais quitté leur bureau. Ils ont demandé à réfléchir tout en interdisant à Khov de bouger avant qu'ils aient pris une décision. Je n'avais jamais vu le général piquer une telle colère! Mais il était contraint d'obéir. J'étais aussi furieux que lui. C'est alors que Khov, mine de rien, m'a rappelé que tu entretenais de très cordiales relations avec Mlle Swenson, ce qui m'a incité à la contacter.

Duck absorba une gorgée de whisky avant de poursuivre :

-Je m'attendais aux pires difficultés pour joindre cette très riche personnalité du Tout New York. Il n'en a rien été. Mentionner ton nom a fait merveille, et en moins de dix minutes elle était en ligne. Elle a écouté mon histoire sans ciller et très franchement j'ai pensé que ma démarche était inutile. Lorsque j'eus terminé, elle m'a simplement demandé de la retrouver à l'astroport. Lorsque je suis arrivé, elle se trouvait déjà là, entourée d'une nuée d'ingénieurs et de techniciens. Ils se sont abattus sur le Mercure comme des fourmis sur un morceau de sucre. En moins de vingt heures ton astronef était remis à neuf, le mouchard sur ton cerveau pilote retrouvé et démonté. Incidemment, la Sécurité Galactique a coffré le technicien qui l'avait posé.

-Je reconnais l'efficacité d'Elsa.

-Pendant que les ouvriers s'affairaient sur le Mercure, Mlle Swenson m'avait mobilisé d'office. Nous avons fait une visite à l'usine qui fabrique les androïdes pour le S.S.P.P. En une heure, elle avait un des derniers modèles. Le malheureux directeur s'arrachait les cheveux mais elle a obtenu ce qu'elle désirait : un miracle !

-Assez facile à réaliser lorsqu'on est le principal actionnaire de l'usine!

-Ensuite, elle a eu un entretien discret avec Khov. Le général a été très coopérant. Il n'a pas hésite à cambrioler son propre service pour nous fournir les banques mémorielles de données concernant Sixta. Exactement vingt-trois heures après mon appel, nous décollions à bord du Mercure.

-Tu ne dis pas qu'elle est venue jusqu'ici !

-Je lui ai bien affirmé que c'était inutile mais elle n'a rien voulu entendre. Je n'étais pas en position pour discuter!

Le robot annonça d'une voix calme :

-Nous approchons du Mercure. Accostage dans deux minutes.

Marc tendit le bras vers Duck.

-Prête-moi ta bouteille. Je voudrais donner une ration supplémentaire de tranquillisant à mon parasite.

Avec précision, le module pénétra dans la soute du Mercure. Sitôt la pression atmosphérique redevenue normale, les portes s'ouvrirent. À l'instant où Marc descendait, Elsa parut. Elle était vêtue d'une élégante combinaison d'astronaute qui mettait en valeur ses formes harmonieuses.

Elle s'élança vers son amant. Un instant, ils s'étreignirent en silence. Puis les yeux d'Elsa, d'un vert extraordinaire, s'assombrirent.

-Mon pauvre Marc, tu as une mince épouvantable. Je te conduis immédiatement au bloc médical.

-Je souhaite d'abord enregistrer mon rapport pour le général. Allons dans la cabine-salon.

Il fit quelques pas hésitants puis trébucha. Ray voulut le retenir mais Elsa le devança.

-Appuie-toi sur moi.

Il se laissa guider, savourant le contact avec le corps souple et ferme, humant le parfum discret de la jeune femme. Une larme perla à ses paupières.

-Cette fois, j'ai bien cru ne jamais te revoir.

CHAPITRE XVIII

-... Fin de rapport de mission!

Marc éteignit l'enregistreur. Pendant son long monologue, Elsa et Duck avaient écouté en silence mais sans pouvoir dissimuler par instants des grimaces furieuses.

Duck tendit un gobelet à son ami.

-Quelle histoire! Tu as besoin de ce remontant.

-Je ne comprends pas  ! intervint Elsa, pourquoi ce parasite t'affame. Ta mort entraînera aussitôt la sienne.

-Je ne pense pas qu'il aille jusque-là. Il veut m'épuiser suffisamment pour s'emparer de mon esprit. Sans doute n'a-t-il pas apprécié la résistance psychique que je lui ai opposée. Une fois maître de mes neurones, il n'aura plus qu'à suralimenter mon organisme.

Les yeux d'Elsa avaient pris une teinte sombre, signe de sa réflexion.

-Nous avons assez discuté. Ray, aide-moi à conduire Marc au bloc médical. Espérons que l'ordinateur-médecin parviendra à s'y retrouver.

Trois minutes plus tard, Marc s'allongeait dévêtu sur la table d'examen. Différents capteurs se fixèrent sur son épiderme tandis que divers voyants s'éclairaient. Une série d'images s'imprimèrent sur les écrans. Le diagnostic tomba rapidement :

-Énorme corps étranger de nature inconnue s'étendant du duodénum aux quarante premiers centimètres de l'iléon. En l'absence de données sur ce parasite, aucun traitement médicamenteux ne peut être entrepris.

Une colonne de chiffres s'inscrivit.

-Anémie, perte de protéines, de sels minéraux. Carences vitaminiques nettes. Apparition de troubles cardiaques. La situation se détériore rapidement. Une exérèse chirurgicale doit être envisagée avant l'apparition d'une dégradation irréversible.

Un spasme douloureux secoua Marc. Le parasite retrouvait ses esprits et manifestait son mécontentement, perturbant les tracés électrocardiographiques et encéphalographiques. Aussitôt le poignet droit de Marc fut immobilisé tandis qu'un cathéter s'insinuait dans une veine de l'avant-bras. La perfusion d'un liquide clair coula en gouttes pressées. Marc ne tarda pas à perdre conscience.

Duck et Elsa n'avaient pas voulu quitter le bloc médical. Immobiles, étreints par la même angoisse, ils assistaient à une succession d'événements dont ils ne pouvaient modifier le cours puisque le robot-médecin était totalement autonome.

De nombreux tentacules descendus d'une sphère fixée au plafond approchèrent de Marc. Un écarteur ouvrit sa bouche et un tube souple, brillant à son extrémité, s'introduisit dans la gorge, glissa dans l'oesophage.

La jeune femme voyait sur l'écran central cette plongée dans l'organisme de son ami. Des commentaires s'inscrivaient sur l'écran. Estomac normal... Franchissement du pylore... L'image s'immobilisa. Une masse sphérique obstruait la lumière intestinale. Il en partait quatre tiges qui s'enfonçaient dans la muqueuse.

Un fin faisceau laser jaillit du fibroscope sectionnant une à une les tiges. Puis une pince garnie de petites griffes apparut et saisit la masse noirâtre. La prise assurée, le tube recula très doucement, entraînant le parasite.

Moins de cinq minutes plus tard, il sortait de la bouche de Marc. Exposé en pleine lumière, le ver, d'une cinquantaine de centimètres de long, au corps cylindrique, d'un rouge vif, oscilla doucement au bout du tentacule qui le maintenait. Il fut ensuite déposé dans un flacon empli d'un liquide jaune. Le récipient refermé avec soin disparut dans un container réfrigérant.

-Intervention terminée. Six heures de sommeil et de perfusions nutritives sont indispensables pour compenser les troubles carentiels.

Enfin rassurés sur l'état de leur ami, Elsa et Duck quittèrent le bloc médical. Dans la cabine-salon, Mac Donald s'épongea le front moite de sueur. Il se dirigea vers le bar et s'exclama :

-Je pense qu'un remontant s'impose ! Je n'ai jamais apprécié l'atmosphère des blocs médicaux.

-J'accepterais aussi un verre.

Elsa se laissa tomber sur un fauteuil. Elle se sentait épuisée, réaction normale après la tension nerveuse subie.

-Voilà, mademoiselle Swenson.

La jeune femme contempla un instant son verre.

-Capitaine, mes rares amis m'appellent Elsa. Je souhaiterais vous compter parmi eux.

Devant le regard étonné de Duck, elle ajouta :

-Chaque jour je rencontre de nombreuses personnes qui m'assurent de leur amitié, de leur dévouement, alors qu'il est évident qu'ils cherchent à grappiller quelques miettes de ma fortune. Je veux vous remercier de vous être proposé pour cette expédition, sans avis de la Commission de non-immixtion, ce qui peut briser votre carrière, et sans même tenter de monnayer votre participation.

Les joues de Mac Donald s'empourprèrent.

-Bon Dieu ! Je serais parti même si j'avais dû voler un astronef! Marc est mon ami et... sans son aide, je serais mort depuis longtemps, Il m'a plusieurs fois sauvé la vie.

-Je le sais, et c'est ce qui vous rend très sympathique. J'aime cette fraternité de corps qu'on ne rencontre pas dans... les milieux financiers.

***

Marc pénétra dans le poste de pilotage. Six heures de sommeil et les perfusions lui avaient rendu une forme acceptable. Ray était installé aux commandes. Tandis que Marc prenait place sur le siège du copilote, l'androïde murmura :

-Je suis heureux de te voir ainsi, j'ai bien cru que notre séparation serait définitive.

Comme pour effacer ce moment de faiblesse, il ajouta :

-Tu as encore une mine épouvantable. Tu devrais prendre un copieux repas puis te coucher.

-Laisse-moi retrouver le plaisir de penser, de réfléchir sans constamment être sur la défensive psychique. As-tu transmis mon rapport au général?

-Naturellement. J'y ai ajouté le mien. Il n'y a pas encore de réaction officielle.

Désignant les écrans de visibilité extérieure, il ajouta :

-Nous sommes toujours satellisés autour de Sixta et l'espace est vide de tout phénomène étranger.

Elsa suivie de Duck arriva à cet instant.

-Nous pensions bien te trouver ici ! Viens déjeuner! Tu ressembles à un squelette, s'esclaffa Duck.

Le repas servi par XM 2 fut très agréable. Elsa s'amusait de voir Marc dévorer les plats.

-Souviens-toi de ce que tu m'avais conseillé sur Ourka après ma longue cure de jeûne, ricana Duck : des repas fractionnés mais peu abondants.

-Tu as raison, dit Marc en repoussant son assiette. Inutile d'inaugurer ma liberté retrouvée par une indigestion. Après ce festin, je pense qu'une petite sieste serait la bienvenue.

Ce séduisant programme fut compromis par un appel de Ray :

-Un astronef se dirige vers Sixta.

Les Terriens se regroupèrent vite dans le poste de pilotage.

-D'où sort-il? grogna Duck.

-Il était masqué par cette grosse planète, répondit Ray, nous ne pouvions le détecter.

-Centre tous les détecteurs sur lui, ordonna Marc.

L'image de l'astronef s'imprima sur l'écran.

-Curieux engin, dit Duck. Il ne ressemble à aucun astronef connu.

Il était petit, de forme sphérique, avec à sa surface de nombreuses saillies ressemblant à autant d'écailles.

-Il existe une source d'énergie en son centre qui émet des infrarouges, nota Marc.

Le navire inconnu approchait rapidement de Sixta.

-Crois-tu que ce soit le navire annoncé par le parasite? murmura Ray.

-Essayons d'entrer en contact avec lui.

Tandis que Duck manipulait, la vidéo-radio,

Marc ferma les yeux, concentrant son esprit.

-Aucune réponse, dit Mac Donald. Ces gens ne doivent pas utiliser des ondes radioélectriques...

Il s'interrompit brusquement. Une onde psychique d'une puissance infernale déferlait dans le poste de pilotage :

-Obéir... Vous devez obéir à vos maîtres. Ouvrez le sas de votre astronef.

Duck et Elsa s'étaient immobilisés, le visage tendu, le regard perdu dans le vague. Marc tenta de dresser un barrage mental. Défense dérisoire devant l'intensité de l'attaque. Même Ray qui n'avait pu débrancher à temps son amplificateur psychique était paralysé!

-XM 2, viens vite, parvint à articuler Marc.

Par malheur, le robot était conditionné pour obéir seulement à Mac Donald ou Elsa. Il ne réagit donc pas à l'appel désespéré de Marc.

Maintenant les neurones de Stone étaient envahis par l'image d'un immonde grouillement de vers minuscules attendant un organisme qui leur permettrait de se développer.

-Obéir... Ouvrir le sas... Un canot va aborder...

En un effort désespéré, Marc tenta de rassembler ses dernières forces. Il n'avait pas conscience de la sueur qui inondait son corps, ruisselait sur son front, piquant les yeux, brouillant la vue. Il ne pouvait plus résister... Un regret... Elsa... Le corps d'Elsa... L'amour avec Elsa... Elsa parasitée par ces vers innommables...

Un sursaut de colère secoua Marc, lui rendant un peu de lucidité. Ses doigts frôlèrent une série de touches.

-Nous sommes les maîtres... Vous devez obéir...

-Elsa... Non!...

Un cri dément sortit de la gorge du Terrien. Son poing s'abattit sur un bouton rouge.

-Obéir... Obéir...

L'esprit de Marc s'embruma... Il ne perçut pas le chuintement soyeux du départ du missile..., ni l'éclair d'un blanc insoutenable qui s'imprima sur l'écran.

L'onde psychique disparut soudainement, laissant Marc haletant, le cerveau parcouru d'élancements douloureux. Ray avait retrouvé son autonomie.

-Désolé, Marc, je me suis laissé surprendre.

Désignant l'écran où s'étalait un nuage irisé, il ajouta :

-Beau travail! Nous voilà débarrassés de ces créatures.

Elsa reprenait conscience. Un sanglot la secoua et elle s'élança dans les bras de Marc.

-C'était horrible! Des monstres, ils exigeaient...

La jeune femme avait des nerfs solides car son abandon ne dura qu'un instant. Un sourire éclaira son visage.

-Je ne suis pas mécontente que ce soit terminé !

Duck trahit son émotion en éructant un juron bien senti.

-Comment as-tu résisté à cette onde diabolique ?

-J'avais déjà un certain entraînement!

-Je ne croyais pas que tu avais subi des épreuves aussi horribles, Marc.

La sonnerie de la vidéo-radio interrompit Duck.

-Message du général, annonça Ray.

Khov était un colosse de deux mètres de haut, dépassant le quintal, doté d'un visage aux traits rudes. De lointains ancêtres mongols il avait hérité d'yeux légèrement bridés. Son crâne lisse, totalement dégarni, brillait sous le projecteur de la caméra.

-Je suis heureux de constater, Stone, que vous n'avez pas trop mauvaise mine après vos tribulations. Ray m'a confirmé que votre ver solitaire avait été expulsé. Vous vous doutez que vos rapports ont déclenché un beau remue-ménage. Les membres de la Commission de non-immixtion ont d'abord poussé des hauts cris en apprenant que vous aviez été récupéré sans attendre leur autorisation. Ils étaient prêts à m'arracher la peau du dos mais ils se sont miraculeusement calmés en apprenant que c'était une initiative privée de Mlle Swenson et que le S.S.P.P. ne pouvait en être tenu pour responsable.

Un sourire railleur étira les lèvres du général.

-Ils ont compris qu'il n'était pas de bonne politique de se heurter à la haute finance. Sans doute ont-ils songé à leur prochaine campagne électorale ! Donc, ils ont approuvé votre sauvetage et, dans la foulée, l'élimination des parasites qui menaçaient Sixta. Ils ont admis qu'il s'agissait d'une ingérence inadmissible dans l'évolution naturelle de peuplades primitives. Ils discutent encore pour savoir s'ils vont décider ou non l'installation de satellites tueurs pour protéger Sixta d'une nouvelle invasion.

-À ce propos, mon général, je voulais vous dire...

Khov détourna la tête, la mine irritée.

-Un instant, Stone. Un appel urgent sur ma ligne personnelle.

Le son fut interrompu mais l'image resta. Khov discutait véhémentement avec un interlocuteur invisible. Sous l'effet de la colère, la peau de son crâne devenait d'un rouge cerise du plus charmant effet. Le général fit de nouveau face à la vidéo-caméra :

-J'ai en ligne le sénateur Crayton, membre de la Commission de non-immixtion. Il exige d'être mis en liaison avec vous pour donner les dernières instructions de la Commission.

Marc dissimula mal une grimace de contrariété car il s'était plusieurs fois accroché avec ce politicien borné. L'image de Khov fut remplacée par celle d'un type maigrichon, les cheveux rares, le visage étroit, le teint blafard. Crayton dévisagea Marc de ses yeux bleus et froids. Il commença d'une voix métallique et sèche :

-La Commission a étudié votre rapport, capitaine. Elle a noté qu'il était incomplet, partial et difficile à croire. Vous n'apportez aucune preuve concrète de l'existence de ces vers parasites. Probablement s'agit-il d'une hallucination collective.

-Le robot-médecin a extrait celui qui se tenait dans mon tube digestif. Il le tient à la disposition des experts du muséum.

-Admettons, glapit le sénateur, la mine irritée. Dans ce cas, s'il apparaissait un vaisseau, nous vous interdisons toute action avant d'en avoir référé à la Commission.

-Vos ordres arrivent un peu tard, ricana Marc. Je voulais justement informer le général Khov que nous avions été attaqués. J'ai été contraint...

Un hurlement aigu interrompit la phrase :

-Vous avez osé... de votre propre initiative... au mépris des règlements... J'exigerai votre renvoi immédiat du S.S.P.P.

Les yeux de Crayton lançaient des éclairs et un filet de salive coulait à la commissure de ses lèvres. Marc allait répliquer quand une main ferme le tira en arrière. Avec autorité Elsa s'installa devant la vidéo-caméra.

-Bonjour, sénateur, dit-elle d'un ton sec.

Crayton ne put masquer sa surprise.

-J'ignorais que vous étiez sur cet astronef, mademoiselle Swenson, dit-il d'une voix qu'il voulait mondaine.

-Je tenais à rectifier quelques inexactitudes : le capitaine Stone n'est ni en mission pour le S.S.P.P. ni surtout sur un aviso de service. J'ai personnellement monté cette expédition et affrété cet astronef. Donc tout acte effectué pendant ce voyage est de ma seule responsabilité.

-Votre fortune ne vous met pas au-dessus des lois î s'exclama Crayton feignant une indignation vertueuse.

Elsa rétorqua d'une voix plus acide que du vinaigre :

-Je suis toujours prête à répondre de mes actes devant le grand ordinateur judiciaire mais non devant une vague commission dont je ne dépends aucunement. Il se trouve que j'ai été agressée dans l'espace par un navire inconnu, sans provocation de ma part et sans sommation. La libre circulation dans toute la Galaxie est un droit fondamental que personne ne peut discuter.

Crayton ouvrit la bouche pour lancer une objection mais la jeune femme poursuivit :

-Je considère avoir agi en état de légitime défense et j'ai donné des ordres en conséquence.

-Vous ne le pouviez puisque vous étiez paralysée.

L'argument fut balaye d'un revers négligent de la main.

-Commander c'est prévoir! Lorsque je pars en voyage, hommes et androïdes ont pour consigne de toujours assurer ma sécurité.

-C'est bon, mademoiselle Swenson. Je ferai part de vos arguments à mes collègues de la Commission. Nous verrons quelle suite donner à cette affaire.

-Je ne doute pas de votre bonne volonté, sénateur.

Le ton était devenu suave, légèrement ironique peut-être.

-Encore un détail, très certainement sans importance. Connaissez-vous Jonathan Hark?

-Naturellement ! Il dirige une agence de la Banque Galactique et il est le directeur financier de ma campagne électorale.

-Il l'était ! Il se pourrait qu'il soit contraint de faire un choix douloureux entre ces deux occupations si j'en décide ainsi.

-Ridicule ! Hark ne peut être révoqué que par la direction générale ou par le conseil d'administration de la banque.

-Conseil que je préside en tant qu'actionnaire majoritaire, dit Elsa avec un sourire angélique.

Un hoquet secoua le sénateur. Ses lèvres contractées esquissèrent un sourire maladroit.

-Je crois m'être laissé emporté par un zèle excessif. Je vous demande de m'excuser. Nous allons réétudier le problème avec calme. Je ne doute pas que nous trouverons une solution satisfaisante.

-Je vous remercie, sénateur. Je pense que nous aurons l'occasion de nous revoir.

L'image de Khov reparut sur l'écran. Le général arborait une mine épanouie.

-Très amusante conversation, mademoiselle. Je parie que la Commission enterrera cette affaire.

Un énorme soupir sortit de son imposante cage thoracique.

-La fortune est une très belle chose !

Un petit rire léger, amusé, échappa à Elsa.

-Je vous concède que c'est souvent agréable, surtout lorsque cela permet de museler un imbécile. Je pense qu'il aura compris l'avertissement. Informez-moi des suites de cette affaire, je veux être certaine qu'il ne pourra plus vous nuire.

-C'est entendu, mais je souhaiterais vous demander encore un service.

-À votre disposition, général.

-Le capitaine Stone, après la dure épreuve subie, a droit à une permission d'un mois. Pouvez-vous veiller sur sa convalescence? Je ne voudrais pas qu'il fasse d'imprudences. Je vous le confie. Rendez-le-moi en pleine forme !

Le visage d'Elsa s'illumina et une lueur ironique jaillit de son regard !

-À vos ordres, général!

L'écran éteint, Marc éclata de rire. Il saisit Elsa par la taille, la souleva et le fit tourner plusieurs fois.

-Tu as été merveilleuse, comme toujours ! Ce cloporte de Crayton a reçu la leçon qu'il méritait.

Reposant Elsa sur le sol, il se tourna vers Ray.

-Programme notre retour vers la Terre. Nous avons épuisé les charmes du système de Sixta.

L'androïde étendit paresseusement le doigt et effleura un contact.

-Tout est paré. Allez vous étendre sur les sièges relax.

Le sifflement des générateurs devint plus aigu. Le Mercure s'arracha à son orbite et accéléra. Les Terriens se regroupèrent dans la cabine-salon. Duck emplit trois verres qu'il distribua.

-Je crois que nous pouvons boire à la santé de Mlle Swenson.

Peu après, Ray annonça :

-Plongée dans le subespace dans trois minutes. Veuillez boucler vos sangles magnétiques.

Dès le malaise de la transition dissipé, Elsa se redressa.

-Capitaine Marc Donald, voudriez-vous avoir l'obligeance de surveiller avec Ray la marche du Mercure.

-Très volontiers, Elsa.

-Vous avez entendu le général, Marc a encore besoin de se reposer.

Saisissant son ami par le bras, elle ajouta :

-Je l'ai installé dans ma cabine. Ainsi je pourrai mieux le surveiller.

Marc se laissa entraîner, détournant la tête pour ne pas voir le regard ironique de Duck.

FIN