LES MINES DE SARKAL (SSPP 33)

JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Le capitaine Marc Stone pénétra dans l'immense building de plastex et d'acier qui abritait le Service de Surveillance des Planètes Primitives. Agé de trente-six ans, Marc était doté d'une musculature solide et allongée le faisant se déplacer avec la souplesse des grands fauves. Son visage aux traits accusés, à la peau tannée par des dizaines de soleils, était surmonté d'une chevelure brune.

Il glissa sa plaque d'identité dans la fente d'un robot de contrôle. C'était un gros ovoïde qui s'était aussitôt avancé au devant de l'arrivant. Une voix métallique, désagréable, sortit du haut-parleur ventral.

-Tout est en règle, capitaine Stone. Le bureau du général Khov se trouve au dernier étage. Les ascenseurs sont au fond du hall.

-Merci, ironisa Marc. J'appartiens au service depuis huit ans. J'ai eu le temps de l'apprendre.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent avec un chuintement soyeux. Marc vit Peggy installée derrière sa batterie d'ordinateurs. Elle était la secrétaire du général, authentique vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse, à la mâchoire garnie de longues incisives. Elle juchait sur son nez allongé une antique paire de lunettes aux verres épais faisant paraître ses yeux ridiculement petits. Un discret sourire étira ses lèvres minces. Elle ne pouvait se défendre d'éprouver une vive sympathie pour Marc Stone. Certes, il la taquinait comme les autres agents du service mais elle aimait ses yeux gris aux reflets changeants. Surtout, elle n'oubliait pas qu'il avait sauvé la vie du général perdu sur une planète lointaine.

Marc sursauta en découvrant, debout en face d'elle, Oliver Standman. C'était un jeune aspirant, trapu, les cheveux châtains foncés. Un large sourire éclaira son visage encore juvénile.

-Marc ! Je ne m'attendais pas à te rencontrer aujourd'hui.

Stone émit un petit rire.

-Je te prends en flagrant délit de séduction ! Inutile de flirter avec Peggy, elle a promis de me réserver toutes ses soirées.

-Voulez-vous vous taire, capitaine ! dit la vieille fille, mi-amusée, mi-courroucée. L'aspirant Standman est un jeune homme très correct, lui ! Nous bavardions seulement en vous attendant. Je remarque que vous avez deux minutes de retard.

-La circulation est impossible dans New-York. Trêve de bavardages, annoncez-nous au patron !

Se tournant vers Oliver, il ajouta :

-A part conter fleurette à notre amie, que fais-tu ici ?

-Le général m'a convoqué. Tu sais que j'ai décroché le mois dernier un stage au S.S.P.P. Je pensais qu'il voulait me confier une mission mais si tu es là, je crains que ce soit pour m'annoncer une mauvaise nouvelle.

La secrétaire avait pendant ce bref laps de temps branché l'interphone. -Le capitaine Stone et l'aspirant Standman sont à vos ordres, général. -Enfin, qu'ils entrent !

La voix fit vibrer le microphone avec force. Elle évoquait le rugissement d'un lion qui aurait jeûné depuis des mois. -En ce moment, il n'est pas d'excellente humeur, murmura Peggy, mais il n'a jamais dévoré personne.

-Heureusement pour moi, ricana Marc, sinon il y a longtemps que mes ossements joncheraient son bureau ! Viens, fiston, pénétrons dans l'antre du fauve !

Khov était installé derrière sa table de travail. C'était un colosse de deux mètres de haut pesant plus d'un quintal. Dans son visage rond, des yeux bridés trahissaient sa lointaine ascendance mongole. Son crâne totalement rasé brillait aux rayons du soleil pénétrant par une large baie vitrée d'où la vue s'étendait sur l'immense agglomération new-yorkaise qui s'était étendue sans mesure au fil des siècles.

Le général mâchonnait un énorme cigare, ce qui aviva les craintes de Marc. Khov ne fumait qu'exceptionnellement et seulement en cas de vive contrariété. En face de lui, était assis le grand amiral Neuman. Il était grand, maigre, avec un visage austère et des cheveux gris. Surtout, il était le patron de la Sécurité Galactique. Marc avait collaboré avec ses services à plusieurs reprises et, chaque fois, il s'était trouvé plongé dans de désagréables aventures.

A côté de l'amiral, se tenait une jolie brunette, vingt-cinq ans environ, à la silhouette harmonieuse et élancée.

-Installez-vous, grogna Khov. Je vous présente Carole Church, lieutenant à la Sécurité Galactique.

Marc et Oliver esquissèrent un sourire mais le visage fin et gracieux ne se dérida pas. Elle se contenta d'un simple hochement de tête.

L'amiral prit la parole de sa voix sèche, habituée au commandement.

-Ce que vous allez entendre est secret et ne devra en aucun cas être divulgué sous peine de lourdes sanctions. Le général va vous expliquer la genèse de notre affaire.

Khov déposa son cigare luisant de bave dans un cendrier débordant déjà de mégots, ce qui souleva un nuage poussiéreux qu'il chassa d'un geste négligent de son énorme main.

-Connaissez-vous la planète Sarkal ?

Avant que Marc avoue son ignorance. Oliver récita du ton du bon élève :

-Planète terramorphe découverte il y a un peu plus d'un siècle, peuplée d'humanoïdes morphologiquement très proches des Terriens. Trois explorations ont déjà été effectuées. La dernière date de deux ans environ. Civilisation de type moyen-âge. Evolution très lente.

Un rictus déforma les lèvres épaisses de Khov. -Il est agréable de constater que les jeunes étudient leurs cours alors que les agents chevronnés négligent de lire les annales du service.

Pressé, l'amiral intervint sèchement. -Les premières explorations ont montré que Sarkal recelait un fabuleux gisement de narum. Je suppose que vous connaissez ce métal ?

Cette fois, ce fut Marc qui répondit : -C'est un transuranien non radioactif indispensable à la fabrication des émetteurs subspatiaux. Sans lui, les ondes radioélectriques mettraient des dizaines d'années pour parvenir aux destinataires lointains alors que nous avons ainsi une transmission quasi-instantanée.

Très ironique, Stone ajouta : -Je crois même me souvenir que le général et moi avons eu des démêlés avec une société qui avait installé une exploitation frauduleuse sur la planète Wilk.

Le regard de Khov brilla un instant au souvenir de cette aventure qui avait failli lui coûter la vie mais qui ne lui avait pas laissé que des mauvais souvenirs. Il avait bénéficié des charmes de certaines indigènes complaisantes. Pour éviter que la conversation ne prenne un tour dangereux pour sa tranquillité conjugale, il grogna : -Nous ne sommes pas à une réunion d'anciens combattants ! Ecoutez la suite !

Neuman reprit son exposé. -Vous n'ignorez pas que les relations de l'Union Terrienne avec l'Empire Dénébien sont toujours conflictuelles. Or les planètes qui constituent l'Empire sont très pauvres en narum. Notre Président a interdit toute exportation de ce métal vers Deneb, d'où une notable pénurie pour nos adversaires. Ils ne sont plus ravitaillés que par de rares contrebandiers qui se risquent à forcer notre blocus. Le Président espérait ainsi contraindre l'Empire à renoncer à ses visées expansionnistes.

L'amiral croisa ses mains qu'il avait longues et fines et poursuivit après un instant d'hésitation : -Un de mes honorables correspondants a signalé le mois dernier que le manque de narum semblait s'atténuer sur Deneb. Les usines de transmetteurs subspatiaux ont repris leur production antérieure. -Vous pensez donc que le minerai proviendrait de Sarkal, dit Marc.

-C'est au moins une hypothèse qu'on peut formuler. Il importe qu'elle soit confirmée ou infirmée. Nous ne pouvons rester dans l'expectative. Une réunion s'est tenue chez le Président qui a décidé cette mission. Elle sera dirigée par le lieutenant Church qui est une spécialiste de la métallurgie du narum. De plus, elle connaît fort bien les Dénébiens.

Comme dans un duo bien réglé, Khov enchaîna :

-Vous avez pour mission de l'escorter et d'explorer toute la zone où s'étend le gisement.

-Pourquoi moi ? demanda Marc que l'idée d'être placé sous les ordres d'une jeune femme n'enchantait guère. Il eut été plus logique de désigner l'agent qui a effectué la dernière mission sur Sarkal.

-Je ne voudrais pas que vous imaginiez vos supérieurs frappés de démence sénile précoce, railla le général. Malheureusement, le capitaine Henri Strenton est mort. C'était un agent solide et sérieux. Il participait à une de ses dernières missions car il approchait de la cinquantaine. Son travail terminé sur Sarkal, il a expédié son rapport ainsi que celui de son androïde. L'accident s'est produit pendant la plongée dans le subespace. Il n'a jamais réémergé. D'après les techniciens, il a rencontré un orage magnétique ou, pire, un magstrôm qui a désintégré son vaisseau ou l'a expédié à l'autre extrémité de la galaxie. Quoi qu'il en soit, il n'a jamais regagné la Terre.

-Désolé, mon générai, j'ignorais cet accident. Dans ces conditions, je ne peux refuser de le remplacer. Pourquoi avoir aussi convoqué l'aspirant Standman ?

Neuman devança Khov dans la réponse.

-Si, comme nous le craignons, les Dénébiens ont établi une base sur Sarkal, les dangers courus seront très importants. J'aurais souhaité envoyer un commando au complet mais, par respect pour la loi de non-immixtion, le Président a refusé ma proposition. J'ai seulement obtenu que les effectifs du général soient augmentés. Ainsi, en cas d'accrochages sévères, Standman sera chargé de faire un rapport. Il est indispensable que nous obtenions des renseignements précis. Il aura pour consigne de toujours rester en réserve et de ne jamais se mêler à une action directe.

Oliver sut masquer sa déception mais la lueur qui brilla un bref instant dans son regard fit douter d'une stricte obéissance à cet ordre. -Quelle sera notre couverture sur cette planète ? interrogea Marc.

Neuman répondit aussitôt : -Le lieutenant Church a étudié la question d'après le dernier rapport de Strenton. Les femmes restent propriétaires de leurs biens après le décès de leurs parents. Elle sera une comtesse, originaire d'une lointaine contrée du sud qui vient solliciter la protection du roi... et éventuellement chercher un mari. Il y a de nombreux précédents. La région dont elle est censée venir a été soigneusement choisie. Depuis plus d'un demi-siècle aucun représentant ne s'est présenté à la cour. Vous serez le chevalier qui l'escorte, Standman sera un page et Ray son écuyer.

-A moins que vous ne désiriez utilisez un des nouveaux androïdes du service, de vraies merveilles, lança Khov, le regard ironique.

Il n'ignorait rien des curieux liens qui s'étaient tissés au cours des missions entre Ray et Marc.

Lorsqu'il savait son ami en danger, l'androïde oubliait toute programmation pour ne conserver qu'une féroce efficacité. A l'inverse, Marc avait risqué plusieurs fois sa vie pour sauver Ray menacé de destruction.

L'amiral empêcha Stone de répondre.

-Je préfère qu'il emmène Ray. Je connais les qualités remarquables de cet androïde. Il nous reste encore un détail à régler : votre moyen de transport. Le S.S.P.P. ne dispose actuellement que d'un aviso léger assez peu armé, ce qui risque d'être insuffisant en cas de mauvaises rencontres. D'un autre côté, l'utilisation d'un appareil de la Sécurité Galactique pourrait être considérée par Deneb comme une provocation. Je pense donc souhaitable que Stone se serve de son astronef personnel, le Mercure. Je sais qu'il est puissamment armé. Je crois également me souvenir que vous avez détruit un certain nombre d'avisos pirates particulièrement performants.

Marc lança à Khov un regard attristé et soupira :

-Voilà encore une mission qui me coûtera plus cher que la solde versée par le service !

Avec un rire bref, le général rétorqua :

-Ce ne sera pas le cas cette fois. La Sécurité Galactique s'est engagée à régler tous les frais et l'amiral vous a souvent fait remarquer que son service était plus généreux que le nôtre.

Khov n'était pas mécontent de sa pique. A plusieurs reprises Neuman avait tenté de débaucher

Stone pour l'intégrer à la Sécurité Galactique. -Soyez certain que nous paierons les dépenses... dans des limites raisonnables, toussota l'amiral. Quand pouvez-vous partir ?

Marc ferma un instant les yeux. -Ray m'assure que l'équipement est au complet. En moins de deux heures, le Mercure sera paré.

Un mince sourire éclaira le visage austère de Neuman.

-J'oublie toujours que vous communiquez mentalement avec votre androïde. -Il est un des rares modèle pourvu d'un émetteur-récepteur psychique. La série a été rapidement arrêtée.

-Car peu nombreux étaient les humains capables de l'utiliser. Je reconnais que c'est fort pratique. -Et discret, surtout sur une planète primitive. -Fort bien ! Vous décollerez demain matin à huit heures. Pensez à vous faire remettre par le général les documents relatifs à Sarkal. -Mon vaisseau ne possède qu'un seul inducteur psychique.

-Cela sera suffisant car le lieutenant Church est déjà instruite des moeurs et du langage indigène.

L'amiral se leva, imité par la jeune femme. Oliver esquissa un sourire. -Puisque nous ne partons que demain, lieutenant, pourquoi ne dîneriez-vous pas avec nous ? Nous pourrions ainsi faire connaissance.

Carole darda ses yeux noirs sur le jeune aspirant.

-Nous aurons le temps nécessaire pendant le voyage. Rendez-vous demain à sept heures. Soyez à l'heure, je déteste les retards !

Sa voix était basse, sèche, autoritaire. Elle sortit à la suite de l'amiral. Dès la porte refermée, Khov éclata de rire.

-Pas commode le dragon ! Cette jolie petite Church, je crains que vous ayez beaucoup de mal à devenir un de ses paroissiens !

Après un instant d'hésitation en regardant Oliver, il fouilla un tiroir de son bureau pour en extirper sa bouteille de whisky et trois gobelets.

-A votre santé, Stone. Je sens que cette mission ne sera pas de tout repos. Je compte sur vous pour la mener à bien. N'oubliez pas que le Président exige une réponse rapide... et que Neuman a beaucoup plus d'influence que moi dans les hautes sphères. Cependant, prenez bien garde à vous et n'allez pas gâcher l'instruction de Standman en lui enseignant toutes vos astuces pour tourner les règlements !

CHAPITRE II

-Pour une maniaque de l'exactitude, elle a déjà un quart d'heure de retard, railla Oliver en consultant sa montre.

Marc et lui attendait à l'échelle de coupée du Mercure.

-Avec un peu de chance, elle se sera cassé un ongle et nous partirons seuls !

-Je crains que cette agréable perspective ne se réalise pas. Tiens, la voilà !

Carole arrivait d'un pas rapide, tramant un énorme sac de voyage. Elle escalada la passerelle et tendit d'un geste rageur son bagage à Oliver.

-Le trans du service m'a déposé à l'autre extrémité de la piste où stationnent les petits yachts. Lorsque l'amiral a parlé d'un astronef vous appartenant, je n'imaginais pas un appareil de cette taille.

-C'est plus confortable pour les longs voyages, ironisa Marc.

La jeune femme haussa les épaules. Son ton devint méprisant, -Je ne chercherai pas à savoir comment vous avez réussi à vous faire offrir un tel engin qui vaut une fortune.

-Il est en effet beaucoup plus coûteux que vous ne le pensez. Il m'a été donné par une amie qui souhaitait me confier une mission délicate.

-Etait-elle jolie ? grinça Carole.

-Extraordinaire ! Elle pouvait prendre toutes les apparences et son organisme contenait plus d'énergie qu'une centrale thermonucléaire.

De colère, le lieutenant tapa du talon.

-Ridicule ! Une telle créature n'existe pas !

-Qui sait, sourit Marc. Vous ne pourrez le savoir que dans un demi-siècle, lorsque les archives secrètes seront rendues publiques. A moins que d'ici là vous ne deveniez Président de l'Union.

-Il suffit ! Conduisez-moi à ma cabine !

Regardant sa montre, Marc rétorqua :

-Nous décollons à huit heures. Je dois donc gagner le poste de pilotage. Votre cabine est la deuxième à gauche dans la coursive centrale. Oliver y a déjà porté votre sac.

Il s'éloigna rapidement sans lui laisser le temps de protester. Ray était installé aux commandes. Il avait la silhouette de Marc en plus étoffée, plus trapue. La ressemblance des androïdes du S.S.P.P. avec les humains était hallucinante de vérité. Tout avait été prévu pour la parfaire. Des poils rétractables imitaient la barbe. De minuscules pores pouvaient laisser suinter un liquide imitant la sueur. Seul un observateur très attentif aurait noté la rareté des clignements des paupières.

Les propulseurs ronronnèrent doucement. Le lieutenant Church pénétra dans le poste à l'instant où l'écran de la vidéo-radio s'éclairait, affichant le visage malgracieux de l'opérateur de la tour de contrôle.

-Astronef Mercure, autorisation de décollage accordée dans trois minutes. Quelle est votre destination ?

Devant l'absence de réaction de Carole, Marc répondit après un instant d'hésitation :

-Vénusia !

Un sourire ironique apparut sur la figure de l'opérateur. Vénusia était une planète au climat idyllique. La rareté des ressources minières l'avait fait abandonner comme terre de colonisation. Un consortium financier l'avait acquise pour installer un centre de repos et de loisirs destiné à une très riche clientèle. A dire le vrai, au fil des années, Vénusia était devenu un gigantesque tripot et un somptueux bordel.

-Vous pouvez entamer la procédure de décollage. Bon voyage !

C'était dit d'un tel ton hargneux qu'il était facile de deviner que l'opérateur leur souhaitait de perdre une fortune au jeu et d'attraper toutes les maladies sexuellement transmissibles connues et inconnues de la galaxie.

Le bruit des propulseurs se fît plus aigu. A la seconde prévue, le Mercure s'arracha du soi. Les effets de l'accélération furent atténués par les anti-G très performants de l'aviso.

-Pourquoi avoir mentionné Vénusia ? demanda Carole d'un ton pincé.

-Vous avez oublié que, contrairement aux appareils de la Sécurité Galactique, les astronefs civils sont tenus de déclarer leur destination. En raison des distractions particulières trouvées sur Vénusia, les autorités gardent secrets les mouvements des astronefs. Ainsi, il est impossible de vérifier si nous sommes réellement alliés là-bas.

-Vous semblez bien connaître l'endroit, ironisa le lieutenant.

Un ton plus acide que du vinaigre ! Marc laissa fuser un soupir.

-Il est exact que j'ai déjà séjourné sur Vénusia. J'ai même failli y laisser ma vie ! Lorsque je suis reparti, la moitié de la ville était en révolution. Si vous en avez le loisir, demandez à Neuman de vous raconter l'histoire. C'est lui et Khov qui m'avaient fourré dans ce pétrin !

La voix de Ray interrompit le dialogue :

-Plongée dans le subespace dans trois minutes. Veuillez vous allonger et boucler les sangles magnétiques.

-Déjà ? s'étonna Carole. Votre appareil est plus rapide que nos avisos.

-Le général n'aime pas que je traîne en route.

-Attention, avertit Ray. Dix secondes... cinq...

Dès le malaise habituel dissipé, Marc se redressa et alla se servir un verre de revitalisant. Il vit avec surprise Carole qui se levait en même temps que lui.

-J'ai subi une bonne préparation, lança-t-elle. Nos astronefs sont moins confortables que les yachts civils.

Oliver s'était aussi relevé et terminait son verre.

-Viens, fiston, tu subiras le premier la séance d'induction psychique. Tu me diras si les indigènes sont jolies.

***

Troisième jour de voyage. Marc avait succédé à Oliver sous l'inducteur psychique. Il pénétra dans la cabine-salon qui jouxtait le poste de pilotage. Le lieutenant Church était assis dans un fauteuil, lisant un épais dossier. Elle lui lança un regard surpris.

-L'inducteur psychique est-il en panne ? -La leçon est terminée. Le langage des indigènes est assez fruste. Ils n'ont pas encore découvert les charmes de l'imparfait du subjonctif. -Il m'a fallu cependant plus de deux jours pour l'assimiler, rétorqua-t-elle sèchement. -J'ai un certain entraînement, éluda Marc.

Il ne tenait pas à expliquer qu'il avait bénéficié de l'enseignement d'une merveilleuse entité végétale qui étalait ses fleurs sur une lointaine planète. Depuis, son esprit assimilait dix fois plus vite les inductions psychiques et ses émissions étaient puis-santés, lui permettant de communiquer sur de très longues distances.

-Puisque vous êtes réveillé, allons inspecter le matériel que l'androïde était chargé de préparer. Appelez-le ainsi que Standman !

Dans la soute, Ray présenta d'abord les vêtements destinés à la comtesse. Une robe de cour en simili-velours écarlate, longue avec un décolleté généreux et deux costumes de voyage. Pour les hommes, il avait été prévu chausses, pourpoints, bottes ainsi qu'une légère cuirasse.

-Vous porterez chacun une ceinture protectrice, dit Ray.

C'était une merveille de la technologie terrienne réservée aux agents du service action. Le générateur d'énergie dissimulé dans la boucle induisait autour du corps un champ protecteur. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du petit générateur atomique. C'est dire que la ceinture mettait à l'abri des projectiles classiques et même des jets laser. Toutefois pour ne pas attirer l'attention des indigènes, les agents du S.S.P.P. maintenaient le champ à un niveau bas. En raison de son élasticité, les chocs étaient douloureusement perçus. Paradoxalement, les armes les plus primitives, massues ou haches, s'avéraient les plus dangereuses.

Carole examina les épées, en soupesa une.

-En tant que chef de mission, je désire tester mes équipiers. Stone, prenez une arme !

Amusé, Marc ironisa : -Mettons nos ceintures protectrices. Il serait ridicule que notre aventure débute par un regrettable accident.

Lorsqu'ils furent prêts, le lieutenant lança : -En garde !

Marc porta une première attaque, assez molle, qui fut aussitôt parée. -Un peu de nerf, capitaine, railla Carole.

Vexé, Marc feinta puis se fendit à fond. Sa lame fut détournée et il n'évita une riposte à la tête que par une parade en quinte.

Cette fois, il devint plus attentif. Pendant deux minutes parades et ripostes se succédèrent à un rythme soutenu. A un moment les duellistes se retrouvèrent corps à corps, l'épée engagée jusqu'à la garde. Souriant, Marc accentua sa pression, profitant de son poids supérieur. Soudain, Carole se déroba. Son poing gauche partit et percuta avec une rigoureuse précision la pointe du menton de Marc. En dépit de l'écran protecteur, le choc fut rude et il bascula en arrière.

Le lieutenant posa son épée sur une tablette tandis que Marc se relevait. -Jolie ruse, commenta-t-il, un brin vexé. -Vous avez négligé votre entraînement ces temps derniers, dit-elle froidement.

S'adressant à Oliver, elle ordonna : -Venez, nous allons juger vos aptitudes au combat à mains nues.

Prudent, l'aspirant avança, le regard fixé sur celui de son adversaire. Carole feinta du gauche, lança son droit qu'Oliver dévia. Ce fut si rapide qu'il ne put riposter. Déjà une nouvelle attaque fusait sous la forme d'un coup de pied retourné au visage dans le meilleur style karatéka. Le jeune homme ne l'évita qu'en plongeant sur le sol. Il réussit à agripper la cheville de son adversaire et tira vivement, profitant de son déséquilibre. Carole tomba mais sut amortir sa chute. Le répit d'Oliver ne fut qu'éphémère. En combat au sol, elle possédait une excellente technique. Deux fois, Standman parvint à se dégager des prises portées mais la troisième, il se trouva immobilisé par un étranglement douloureux.

Crispés par l'effort, les visages des deux adversaires étaient tout proches. Soudain, Oliver avança la tête et ses lèvres se posèrent sur celles de Carole, l'embrassant ainsi à pleine bouche. La surprise figea un instant la jeune femme. Ce fut suffisant pour permettre à Oliver de se dégager. Il roula sur lui-même et d'un coup de rein se redressa.

Le lieutenant était déjà debout. Son regard brilla de colère puis elle éclata de rire, laissant tomber les bras.

-Vous vous débrouillez honorablement mais votre manière de combattre n'est guère orthodoxe.

Oliver haussa les épaules et esquissa un sourire.

-En technique judoka vous m'êtes supérieure de plusieurs "dan". Il m'a bien fallu improviser.

-Vous avez en réserve d'autres ruses ?

-Quelques-unes ! Vous avez vu dans mon dossier que j'avais séjourné dans un camp d'inadaptés avant leur fermeture. Là-bas, pour seulement survivre, il fallait une bonne dose d'imagination !

CHAPITRE III

Sur l'écran de visibilité extérieure apparaissait une grosse sphère bleue-verdâtre.

-Voici Sarkal, dit Ray en regardant les données qui sortaient à très grande vitesse des analyseurs. Masse: 0,94 de la terre, atmosphère comparable à la nôtre, la pollution en moins. Les habitants n'ont pas encore découvert les joies d'une industrialisation outrancière.

-Là, intervint Oliver qui scrutait l'écran. Il existe une petite zone où les infrarouges sont plus denses.

-Exact, dit Marc, nous l'étudierons ultérieurement.

Les océans occupaient les huit dixièmes de la surface du globe. Un seul continent important apparaissait, à cheval sur l'équateur, barré du nord au sud par une imposante chaîne de montagnes aux sommets enneigés. Ailleurs des îles, certaines de bonne taille, émergeaient des mers.

-Elles sont désertes, dit Carole d'un ton méprisant. Un embryon de civilisation est seulement apparu sur la côte ouest du continent, à la hauteur du tropique nord. Ray, centre les détecteurs sur cette région !

L'image grossit rapidement. Un fleuve, né de la montagne, traversait la plaine pour se jeter dans l'océan. Au niveau de son estuaire, une ville se dessinait.

-Voilà Kesla, la capitale. Lors de la précédente mission, c'était le roi Leor qui régnait. Il est assisté d'une dizaine de comtes qui sont ses vassaux, en théorie tout au moins, car chaque seigneur est très jaloux de ses prérogatives.

-Merci, ironisa Marc, j'ai aussi appris ma leçon !

Négligeant l'interruption, Carole reprit en pointant le doigt sur une zone au sud-est, au-delà d'une première chaîne de montagnes.

-Les indigènes appellent cette région Sanya. Les ordinateurs du S.S.P.P. affirment qu'aucun seigneur n'est encore venu à Kesla. Nous ne risquons pas de commettre trop d'impairs. Maintenant, regardez les résultats des analyseurs ! Le gisement de narum s'étend au nord de la capitale.

-Où voulez-vous que nous nous posions ?

Le lieutenant hésita un instant.

-Que conseillez-vous, Stone ? Pourquoi pas près de Kesla ? Nous gagnerions du temps.

-Il est difficile de commencer par la capitale. Il faut nous familiariser avec les coutumes locales pour éviter les gaffes. Ensuite, nous avons besoin de trouver des montures. Arriver à pied aux portes de la ville manquerait de dignité pour une comtesse.

-Exact, reconnut Carole. Que diriez-vous de ce village, cent kilomètres au sud ? -Un peu loin. Cela fera perdre deux à trois jours. Mieux vaudrait ce petit bourg. De là nous gagnerions le bord de mer puis nous remonterons sur la capitale. Voyez, il existe des chemins assez bien tracés.

-Entendu ! Ray, mets le vaisseau en orbite stationnaire autour de la planète. Nous utiliserons le module de liaison pour gagner le lieu d'atterrissage. C'est bien ainsi que vous agissez en mission ?

Marc hocha distraitement la tête. Un détail le tracassait. L'androïde saisissait les commandes manuelles quand un ordre psychique l'immobilisa. -Attends !

Se tournant vers le lieutenant, Marc murmura: -Si j'ai bien compris les explications de Neuman, la Sécurité Galactique craint que les Dénébiens aient implanté une base secrète sur Sarkal. -Exact ! Où voulez-vous en venir ? -Dans ce cas, pourquoi ne serait-elle pas ravitaillée régulièrement par un aviso qui chargerait le narum et pourquoi ne disposerait-elle pas d'un radar ?

-Tout est possible !

-Si nous laissons le Mercure en orbite, il risque d'être repéré et détruit. -Il sera en état de défense automatique. -Ce n'est pas suffisant pour tromper un observateur vigilant.

-Proposeriez-vous de vous poser ? C'est en contradiction formelle avec la loi de non-immixtion. La commission vous sanctionnera.

Un soupir échappa à Marc.

-Je préfère m'expliquer avec elle plutôt que de terminer mes jours sur Sarkal quels que soient les charmes des indigènes.

-Sans nouvelle de nous, le service enverra une autre mission, protesta Carole.

-Elle n'aura pas une chance sur mille de nous récupérer, d'autant plus que notre sort ne l'intéressera guère. Elle aura pour seule mission de rechercher d'éventuels Dénébiens. Aussi, je préfère ma solution.

-C'est à dire ?

-Nous poser sur un îlot inhabité.

-Je refuse de donner un tel ordre, ragea Carole.

-Ray a enregistré votre protestation. Toutefois, étant le propriétaire de ce bâtiment, je le poserai où il me plaît. Bouclez votre ceinture car nous allons être secoués. Je ne tiens pas à rester longtemps à portée d'éventuels radars.

Sans laisser à son interlocutrice le temps de protester, Marc s'installa sur le siège voisin de celui de Ray.

-As-tu déniché un coin tranquille ?

-Cet îlot en plein milieu de l'océan devrait convenir.

L'astronef plongea directement vers son objectif. Les passagers eurent brusquement l'impression que leur estomac se coinçait entre les amygdales.

Douloureuse sensation qui se prolongea plusieurs minutes. Enfin, le Mercure prit contact en douceur avec le sol.

Carole commenta d'une voix à peine enrouée : -Ray, tu ne feras pas carrière dans le pilotage des astronefs de croisière. Les passagers débarqueraient à la première escale !

Insensible à l'ironie du propos, l'androïde annonça :

-Vous avez une demi-heure pour vous préparer si vous voulez que le module atteigne le point prévu avant le lever du soleil.

CHAPITRE IV

Dans la soute, les Terriens se déshabillèrent entièrement, le règlement précisant qu'aucun objet personnel ne devait être introduit sur une planète primitive.

Marc et Oliver forent bientôt prêts. Ray consultait de plus en plus souvent la pendule murale quand Carole parut enfin. Elle avait revêtu une tenue de chasse et tirait un lourd sac de cuir. Avant que Marc fasse objection, elle dit : -En voyage, les femmes nobles sont autorisées à porter des costumes masculins.

Les Terriens s'installèrent dans le module. C'était un cylindre aux extrémités arrondies dont la partie supérieure était en plastex transparent. La porte du sas s'ouvrit et l'appareil, piloté avec précision par l'androïde sortit lentement. Carole hoqueta de surprise en voyant où le Mercure avait atterri. Il était posé sur une étroite plate-forme adossée à une haute falaise de basalte. -S'il le fallait, ironisa Marc, Ray atterrirait sur un plateau de déjeuner. La roche étant riche en minerai de fer, notre astronef est indétectable à toute observation. De plus, les défenses automatiques sont maintenant enclenchées.

Le module accélérait mais restait quelques mètres seulement au-dessus des vagues écumantes de l'océan.

-Pourquoi ne prend-il pas de l'altitude ? s'étonna Carole.

-C'est le seul moyen pour ne pas être repéré par d'éventuels radars.

-Mais c'est horriblement dangereux !

-Si l'on veut être discret, il faut savoir courir des risques. Rassurez-vous, Ray est un spécialiste du surf.

Maintenant, l'appareil entrait dans la zone obscure où le soleil n'était pas encore levé. Oliver et Carole restaient silencieux, les muscles crispés, dans l'attente d'un choc à leurs yeux inévitable.

-Nous sommes pratiquement arrivés. Nous nous poserons dans cette clairière, à moins d'un kilomètre de l'orée de la forêt.

-Pitié, Ray, ironisa Marc. Nous ne sommes que de malheureux humains qui ne voient rien dans l'obscurité !

-Tout le monde ne peut être parfait ! rétorqua l'androïde.

Quand le module prit contact en douceur avec le sol, Carole ne put retenir un soupir de soulagement. Une minute plus tard, Ray annonça :

-Les analyses sont satisfaisantes, vous pouvez descendre. Branchez vos écrans car j'ignore s'il n'existe pas des prédateurs nocturnes ou plus prosaïquement des insectes venimeux.

Les Terriens respirèrent avec plaisir l'air chaud et parfumé des mille senteurs de la forêt. Sensation bien agréable après un séjour dans l'atmosphère confinée et régénérée d'un astronef !

Moins d'un quart d'heure plus tard, une lueur éclaira l'horizon, laissant deviner la forme des arbres ressemblant souvent à de gros eucalyptus.

Le sous-bois peu dense ne gêna guère la progression de la colonne menée par Ray. Les marcheurs ne tardèrent pas à arriver à la limite du bois. Eclairée par les rayons du soleil levant, une plaine s'étendait, alternant prairies et champs labourés. A une lieue de distance s'élevait un village constitué d'une quarantaine d'habitations. -Nous y serons en moins d'une heure dit Carole.

Marc secoua la tête. -Ce n'est guère prudent. Vous resterez ici sous la garde de Ray pendant qu'Oliver et moi, nous irons acheter des montures. Une comtesse voyageant à pied paraîtrait suspecte.

Le lieutenant Church, après une minute d'hésitation, finit par accepter la proposition. -Soit ! Mais faites vite !

Ray affichait une mine nettement réprobatrice. -Je n'aime pas te laisser seul, émit-il psychiquement. Garde au moins ton écran à un niveau correct !

Marc ne s'étonna pas de cette manifestation de sentimentalisme. Les sages cybernéticiens affirment qu'un robot n'agit qu'en fonction des programmes qui lui ont été fournis. C'était faux ! Ray était son meilleur ami ! Dans des circonstances périlleuses, il n'avait pas hésité à prendre des initiatives que les ingénieurs n'avaient jamais imaginées. -Pas d'affolement ! Nous resterons en contact permanent.

-Je l'espère bien ! Au moindre danger, j'accours quelles qu'en soient les conséquences.

Marc connaissait les capacités destructrices de l'androïde. De son index pouvait jaillir un faisceau laser et son avant-bras gauche dissimulait un désintégrateur.

-Surveille le lieutenant. Qu'elle ne fasse pas de bêtises pendant notre absence.

Les marcheurs trouvèrent rapidement un chemin de terre battue qui les mena sans difficulté au village. En son milieu se trouvait une maison un peu plus grande que les autres. Une assise de pierres était surmontée de murs en bois et torchis. Un panneau de bois peint collé au mur proclamait sa vocation hôtelière.

-Viens, Oliver, nous allons tâter de la gastronomie locale.

La salle était basse avec des poutres noircies par la fumée. Une grande table d'hôtes était vide d'occupants. Dans le fond se trouvait une cheminée où une servante faisait rôtir un animal ressemblant à un petit cochon.

Le patron, gros homme rougeaud, émergea de l'arrière-salle. Il lança un coup d'oeil sur les arrivants. Son sourire de façade ne pouvait masquer le regard méfiant.

-Vous êtes étrangers, sires chevaliers ?

-Nous venons effectivement de fort loin.

Les bottes poussiéreuses et sales des Terriens n'échappèrent pas à l'inspection.

-Vous voyagez à pied ?

-Cette nuit, nous nous sommes égarés en forêt et avons perdu nos montures.

Devant la mine inquiète du patron, Marc ajouta en tapotant son pourpoint :

-Heureusement, nous avons conservé nos bourses et... notre appétit !

Il tira une pièce fabriquée par Ray sur l'astronef et la lança sur la table.

-Faites-nous porter à boire et à manger.

L'homme rafla la pièce, l'examina avec soin, allant même jusqu'à mordre dedans. Enfin, sa trogne s'illumina d'un vrai sourire.

-Tout de suite, Messeigneurs.

Il houspilla sa servante qui ne tarda pas à déposer sur la table un pichet en terre cuite empli d'un liquide blond, des gobelets d'étain puis deux assiettes contenant de larges tranches de viande découpées sur l'animal qui rôtissait.

Prudent, Marc goûta le premier la boisson.

-Tu peux boire. C'est une bière qui n'est guère alcoolisée. Cela ménagera tes cellules hépatiques.

Marc saisit le poignard pendu à sa ceinture pour piquer un morceau de viande. Cette dernière était onctueuse, un peu grasse, de saveur agréable.

Sur la fin du repas, le patron reparut.

-Maître aubergiste, nous avons fort bien déjeuné. Apportez un autre pichet et venez le vider en notre compagnie.

Le tavernier ne se fit pas répéter l'invitation et trinqua à la santé de ses hôtes.

-Pourrions-nous trouver des montures ?

-Le maréchal-ferrant fait commerce de chevaux. Il vous fournira ce que vous désirez.

Marc se pencha vers Oliver pour murmurer :

-Occupe-t'en ! N'oublie pas de marchander pour le principe, même si c'est la Sécurité Galactique qui paiera la facture.

Revenant vers l'aubergiste, il dit :

-Nous voyageons depuis fort longtemps. Est-ce toujours le roi Leor qui règne ?

-C'est exact, Messire, que Dieu l'ait en sa sainte garde mais ici nous sommes sur les terres du comte Stutor.

-Stutor, n'est-ce pas le bourg au bord de la mer ?

-Si fait ! C'est là que réside en général notre seigneur.

-La campagne que j'ai traversée semble prospère de même que votre village.

-C'est exact, le comte y veille personnellement. Il a allégé les taxes imposées par son prédécesseur, a donné de judicieux conseils pour les cultures et encouragé les artisans. En ce moment les affaires marchent bien.

Le tavernier se frottait les mains de satisfaction !

-La venue du nouveau comte fut un grand bienfait pour tous.

-N'a-t-il pas toujours régné ? s'étonna Marc.

-Non, c'est un chevalier de la cour du roi qui a conquis la comtesse devenue veuve trois ans après son mariage.

Marc aurait volontiers poursuivi la conversation mais Oliver reparut.

-C'est prêt ! Nous pouvons partir.

Les chevaux de Sarkal ressemblaient fort à leurs cousins terriens. Seule la tête était plus massive avec des yeux globuleux dirigés vers l'avant et non sur le côté.

Le soleil haut levé tapait dur sur les têtes. Oliver s'essuya le front.

-Pendant que le maréchal-ferrant rassemblait les bêtes qui étaient au pré, il m'a fallu courir chez son compère le bourrelier pour acheter les selles.

Marc se jucha sur sa monture dont il flatta l'encolure. D'un léger coup de talon, il stimula le cheval qui prit un petit trot, imité par celui qu'il tenait par la bride.

-Vous avez été bien long, lança d'un ton acide le lieutenant qui piaffait d'impatience.

Posément, Marc mit pied à terre avant de répondre :

-Ici, ils n'ont pas encore inventé les snack-bars. Le service à l'auberge n'a pas été rapide.

-Vous avez pris le temps de manger, hurla-t-elle.

-Naturellement ! C'est la première chose que les voyageurs font quand ils se sont égarés en forêt. Il était inutile d'éveiller des soupçons dès le premier jour. J'espère que Ray vous a donné des tablettes nutritives.

Carole frappa le sol du talon.

-Il suffit ! Vous vous êtes assez amusé. Allons !

Marc tendit les rênes d'un cheval.

-J'espère que vous savez monter.

Elle saisit les lanières d'un geste sec.

-Lorsque j'ai su que je partais pour Sarkal, j'ai pris une série de cours en accéléré.

Glissant un pied dans l'étrier, elle se hissa sur la selle. Son mouvement trop brusque énerva la monture qui recula. Carole voulut la reprendre en main en tirant sèchement sur les rênes. La bouche sciée, le cheval se cabra. La jeune femme bascula en arrière pour tomber dans les bras d'Oliver qui s'était avancé. Elle se remit d'aplomb sans même remercier.

-Les chevaux sont comme les hommes, sourit Marc. Il ne faut pas les mener à la cravache mais les prendre par la douceur. Approchez-vous de lui pour qu'il s'habitue à votre odeur puis caressez-lui le museau. Maintenant, mettez-vous en selle mais en souplesse.

Quelques minutes plus tard, les Terriens galopaient sur l'étroit chemin de terre.

CHAPITRE V

Le soleil couchant teintait de rouge l'océan lorsque les Terriens arrivèrent en vue de Stutor. C'était un bourg médiéval typique. Un château-fort se dressait sur une colline dominant la mer. Il était constitué de six tours carrées dont une, plus haute, servait de donjon, reliées entre elles par des murailles au sommet crénelé. A sa base s'étendait la ville, ensemble de maisons ne dépassant pas deux étages qui s'échelonnaient jusqu'à la mer où un petit port était aménagé au fond d'une crique.

Dans le village régnait une grande animation. Les échoppes des artisans voyaient défiler des clients et une foule nombreuse se bousculait dans les ruelles étroites.

Les Terriens durent mettre pied à terre pour monter jusqu'au château. Carole avançait d'une démarche raide, guindée, s'efforçant de faire bonne figure en dépit de la douleur qui lui taraudait le dos.

-Ne vous inquiétez pas, souffla Oliver, en début de mission tous les agents souffrent après une première journée d'équitation.

Ils arrivèrent enfin devant le pont-levis du château. Le fossé était profond mais seul un maigre ruisseau y circulait servant plus à drainer les eaux usées qu'à la défense. Deux sentinelles barrèrent le chemin de leur lance. Marc qui marchait en tête annonça :

-La comtesse de Sanya et son escorte demandent l'hospitalité au seigneur de Stutor.

Les hommes d'armes hésitèrent mais un officier apparut. Il examina la petite troupe puis fit signe d'avancer. Dans la cour du castel de nombreux soldats s'exerçaient à la lance ou à l'épée.

-Veuillez patienter, j'avertis notre seigneur le comte.

Carole lança un regard vers Marc qui ne paraissait nullement se ressentir de la longue promenade. Comme elle lui en faisait la remarque, il ricana :

-J'ai des années d'équitation derrière moi. Je ne sais si nous arrivons au bon moment. Cela empeste à plein nez l'entrée en campagne. M'est avis qu'une guerre se prépare.

L'officier revint, précédant un solide gaillard, massif, trapu. Le visage rond était ridé. Une cicatrice barrait la joue droite, mal dissimulée par une courte barbe. Ses yeux noirs scrutèrent les arrivants, s'arrêtant sur Marc un long moment.

-Soyez les bienvenus dans ma demeure, dit-il enfin. Je suppose que vous vous rendez à la cour de notre roi Leor.

Carole répondit avec assurance :

-Mon père est mort et je viens rendre hommage à notre souverain.

L'explication parut suffisante au comte qui fit signe à deux serviteurs.

-Mes gens s'occuperont de vos montures. Suivez-moi, je vous conduis à vos appartements.

Le groupe pénétra dans le donjon et, à la suite du comte, gravit un imposant escalier de pierre. Au second étage, ils enfilèrent un couloir. Le comte poussa une porte pour pénétrer dans une pièce meublée d'une table et de chaises à haut dossier. Une accorte blondinette fit une discrète révérence.

-Il existe trois chambres dont vous vous répartirez l'usage à votre gré. Si vous souhaitez quelque chose, Mala vous le procurera. Un souper vous sera servi dans deux heures.

Un sourire triste apparut sur le visage du comte.

-En d'autres circonstances, j'aurais organisé un festin en votre honneur mais en cet instant mon coeur est empli de tristesse. Je vous prie donc d'excuser ma piètre hospitalité.

Il fut sur le point d'ajouter quelque chose mais se ravisa. Ses yeux s'embuèrent de larmes et il se détourna brusquement, laissant les Terriens interloqués. Carole réagit la première en demandant à la camériste :

-Quelle est la chambre la plus confortable ?

-Celle-ci, répondit-elle en ouvrant une des portes, montrant un grand lit couvert de fourrures.

-En attendant le repas, je pense qu'une sieste me serait agréable.

La jeune Mala l'aida aussitôt à ôter ses bottes. Avec un soupir d'aise, Carole s'allongea sur le lit tandis que la servante se retirait en fermant doucement la porte.

-Messire, dit-elle à Marc, voulez-vous que je fasse monter un broc d'eau pour vos ablutions ?

Les sourcils froncés, Marc demanda : -Qu'a voulu dire le comte ?

Mala répondit en baissant la voix : -La semaine dernière la comtesse a accouché d'un beau garçon. La joie régnait au château. Malheureusement, depuis quatre jours une fièvre maligne s'est déclarée. Actuellement notre maîtresse est au plus mal et il est probable qu'elle mourra bientôt. La douleur du comte est d'autant plus vive qu'il doit partir demain rejoindre le roi qui a appelé tous ses vassaux.

Marc fixa Ray en battant des paupières. Dans leur code personnel cela signifiait qu'il devait débrancher ses enregistreurs. En mission, les androïdes du S.S.P.P. étaient conditionnés pour enregistrer tout ce qu'ils voyaient ou entendaient. Les films étaient ensuite étudiés avec soin par les techniciens du service et par les universitaires. Ray avait depuis longtemps su trouver le moyen de s'affranchir d'une surveillance qui, en maintes circonstances, aurait nui à Marc. -Où se trouve le comte ?

-Certainement dans les appartements de la comtesse. Depuis deux jours, il ne quitte guère son chevet.

-Conduis-nous vite.

Se tournant vers Oliver qui ne comprenait pas, il ajouta :

-Si notre comtesse émerge de ses courbatures, dis-lui que nous sommes allés voir les chevaux. Persuade-la d'attendre notre retour avant de se promener.

A la suite de la soubrette, ils descendirent l'escalier jusqu'au premier étage. La fille frappa doucement à une porte. Une femme âgée, les yeux rougis d'avoir pleuré, vint ouvrir. Mala lui murmura quelques mots à l'oreille. Moins d'une minute plus tard, le comte apparut, le visage crispé. -J'ai appris la grave maladie de votre femme. Mon écuyer a certaines qualités dans l'art de guérir. Ne pourrions-nous la voir ?

Le comte fixa Marc comme s'il voulait lire jusqu'au tréfonds de son esprit. Un discret sourire étira enfin ses lèvres. -Venez, chuchota-t-il.

La chambre était vaste, plongée dans une semi-obscurité car des rideaux obstruaient les étroites fenêtres. Une jeune femme était étendue sur un grand lit. Elle paraissait à peine âgée de vingt-cinq ans, avec un visage aux traits fins et réguliers qu'auréolait une couronne de cheveux blonds. Son teint était grisâtre. Des gouttes de sueur perlaient à son front et elle respirait avec difficulté.

La femme âgée avait repris sa place à côté du lit, la main posée sur celle de la malade. Dans un coin, un moine vêtu d'une robe grise était agenouillé et récitait la prière des agonisants. Du moins, c'est ce qu'affirma Ray dont l'ouïe électronique percevait les paroles à peine murmurées.

-Ton diagnostic ? émit psychiquement Marc.

L'androïde ne tarda pas à répondre :

-Septicémie à forme sévère appelée autrefois sur Terre fièvre puerpérale. Apparition de troubles cardiaques avec tendance au collapsus.

-Pourrais-tu la sauver ?

-Je le pense, en utilisant un antibiotique polyvalent et un tonicardiaque mais c'est en contradiction avec la loi de non-immixtion.

Marc haussa imperceptiblement les épaules.

-Ce n'est pas la vie ou la mort d'une jeune femme qui bouleversera l'évolution de cette planète. Le comte me fait pitié, il est réellement désespéré.

-Je me doutais que tu me demanderais de jouer au médecin. J'ai besoin d'un verre d'eau et surtout de discrétion.

Marc murmura à l'oreille" du comte qui ne l'avait pas quitté du regard :

-Il se pourrait que mon écuyer dispose d'un philtre bénéfique mais il ne peut agir que dans l'intimité. Pourriez-vous éloigner ces gens ?

Une lueur joyeuse brilla dans les yeux du comte. Ce fut très bref et Marc se demanda s'il ne s'agissait pas d'une illusion. Stutor approcha du moine.

-Vénéré père, vous devez être épuisé après avoir prié tout le jour. Je vous supplie d'aller aux cuisines. Demandez qu'on vous serve le repas qui m'était destiné. Je ne le mangerai pas ce soir et il serait dommage de le laisser perdre.

Cette perspective séduisit le moine qui se leva aussitôt. Après une dernière bénédiction, il évacua la chambre. Déjà le comte s'adressait à la vieille. -Dame Mika, allez aussi vous restaurer. La nuit sera longue et j'aurai besoin de vous. Ne vous inquiétez pas, je ne quitterai pas ma femme.

A regret, la vieille s'éloigna. Ray s'était retiré dans le coin le plus obscur de la pièce et avait tiré d'une cavité dissimulée dans sa cuisse droite deux comprimés. Il approcha ensuite d'une table où divers flacons étaient alignés. Il trouva un pot à eau et un gobelet qu'il emplit. Discrètement, il laissa tomber les comprimés qui fondirent très vite. -Il faudrait faire boire cette eau à la malade.

Le comte saisit le gobelet en disant : -Je m'en charge. N'ayez crainte, elle l'avalera. Je crois que vous pouvez regagner votre appartement où le repas doit être servi.

Marc s'inclina et sortit, suivi de Ray. En poussant la porte, il s'immobilisa sur le seuil. Une table avait été dressée. Dans un angle, Oliver embrassait la blondinette à qui ce jeu ne semblait pas déplaire.

Ray émit cyniquement : -Il ne perd pas de temps, le gamin.

Enfin le baiser cessa et Mala poussa un petit cri en découvrant les arrivants. Nullement gêné, Oliver cligna de l'oeil en murmurant : -Il me fallait bien occuper le temps en attendant votre retour. Notre comtesse n'a pas quitté sa chambre.

La camériste s'éclipsa non sans lancer une oeillade à Oliver. Marc maugréa : -Va la chercher, il est temps de se mettre à table. Ensuite, nous devrons nous coucher tôt car demain la journée sera rude. Il y a une jolie trotte jusqu'à Kesla.

Oliver éclata de rire. -Je ne suis pas fatigué et Mala m'a indiqué le moyen de gagner sa chambre en toute discrétion. -Sois prudent, sourit Marc. Je doute que le lieutenant Church apprécie ce genre d'incartade.

CHAPITRE VI

Au soleil levant, la cour du château présentait une bruyante activité. Des officiers tentaient de faire mettre en rang une cinquantaine de gardes tandis que des palefreniers harnachaient des chevaux. Prudent, Ray avait récupéré les montures des Terriens dès l'aube pour éviter de les voir accaparées par des officiers désireux de s'équiper à bon marché.

Près de la porte du donjon, Marc et Oliver regardaient le spectacle en attendant Carole.

-Va la chercher, sinon nous manquerons le départ, grogna Marc. Je n'ai aucune envie de me retrouver en queue de colonne à respirer la poussière des autres.

Le comte arriva à cet instant. Il portait une cuirasse légère et était coiffé d'un casque sans visière avec seulement une lame antérieure destinée à protéger le nez. Les traits tirés trahissaient qu'il n'avait pas dormi de la nuit mais son regard brillait de joie. Il approcha de Marc.

-Je tenais à vous dire que la comtesse, ma femme, avait fort bien reposé. A son réveil, la fièvre avait disparu et elle a même souhaité prendre une collation.

Il s'interrompit un instant, fixant Marc droit dans les yeux.

-Je ne sais ce que l'avenir nous réserve mais je tiens à vous remercier du fond du coeur pour ce moment de bonheur.

Marc murmura en désignant discrètement du menton le moine qui apparaissait derrière le comte, les mains jointes :

-Il se pourrait que le philtre ait été donné par une vieille femme un peu sorcière. Il serait souhaitable que la guérison de la comtesse apparaisse comme miraculeuse et non due à une oeuvre démoniaque.

Un sourire éclaira le visage fatigué du comte.

-Je crois vous comprendre. Ne vous tourmentez pas pour ce détail.

Il plongea la main dans la bourse pendue à sa ceinture pour en retirer une poignée de pièces qu'il tendit au moine.

-Révérend père, je sais que ce sont vos ferventes prières qui ont permis à la comtesse de surmonter sa fièvre. Je vous demande d'accepter cette obole en témoignage de ma reconnaissance. Je souhaite que vous continuiez à prier pour elle et pour nous tous.

Le moine ouvrit les deux mains. L'importance de la somme le ravissait.

-Vos ordres seront fidèlement exécutés, Monseigneur. Toute notre communauté louera vos mérites qui sont déjà immenses. Que Dieu vous accorde sa protection.

Tout joyeux, le bon père s'éclipsa pour mettre son trésor à l'abri.

-Votre problème est-il résolu, Marc ? -De la meilleure façon, Monseigneur.

Carole parut alors, vêtue de son costume de chasse, suivie d'Oliver qui portait son sac. Le comte salua de la tête et proposa : -Puisque nous voyagerons ensemble, faites-moi l'honneur de chevaucher à ma droite.

Tandis que Carole acquiesçait, il reprit : -Messire Marc, j'aimerais également avoir votre compagnie. Nous bavarderons en route, cela m'empêchera de m'endormir.

***

La colonne avait cheminé toute la matinée. A midi, le comte ordonna une halte pour laisser souffler les montures et les fantassins éprouvés par le soleil au zénith.

Les Terriens et le comte s'installèrent à l'ombre d'un grand eucalyptus qui distillait une senteur parfumée. Des serviteurs versèrent dans des coupes de la cervoise emportée dans des outres puis ils présentèrent de larges tranches de viande fumée.

Tout en mordant à belle dent dans la viande, Marc demanda :

-Pourquoi une telle mobilisation ?

-Notre roi Leor a battu le ban et l'arrière-ban de ses vassaux pour le soutenir contre la rébellion du comte Korda. Son vaste fief comprend tout le nord du royaume. Les seigneurs de Korda ont toujours été très jaloux de leur indépendance mais depuis deux ans le dernier comte est entré en lutte ouverte contre l'autorité royale. Il a fait avancer des troupes et s'est emparé de plusieurs places fortes. Maintenant, il menace directement Kesla. Nul doute qu'il songe à déposer le roi et à le remplacer. Cela sera ensuite pour lui un jeu de réduire les vassaux qui refuseront de lui jurer fidélité.

-Nous ne connaissons pas les mérites du roi Leor. Un autre roi serait-il très différent ?

Le comte sursauta et répondit d'une voix sourde :

-Korda est autoritaire et cruel. Il n'hésite pas à faire périr dans les pires supplices ceux qui s'opposent à lui. Il a créé un collège qui s'appelle le temple des Initiés. Ces derniers conseillent le comte et semblent lui avoir apporté un certain nombre de découvertes dangereuses. On m'a affirmé que l'acier de leurs armes est plus léger et plus solide que le nôtre. Souvenez-vous de cela si vous devez affronter un chevalier de Korda.

Sa coupe vidée, le comte s'allongea en fermant les yeux.

-Une sieste sera la bienvenue. Je vous prie de me réveiller dans une heure.

Il s'endormit, laissant Marc perplexe.

***

Une foule se pressait dans la grande salle du château de Kesla, vaste construction aux murailles épaisses et à l'architecture tarabiscotée. Grâce au comte de Stutor qui connaissait les lieux et aussi le sénéchal qui canalisait les nombreux arrivants, les Terriens se virent allouer deux petites chambres. Carole en mobilisa aussitôt une pour se changer.

Maintenant, elle était resplendissante dans sa robe de velours écarlate comme en témoignaient les regards admiratifs des hommes et furieux des femmes.

Un héraut annonça le roi. Agé à peine d'une trentaine d'années, les épaules larges, un visage souriant. Il était suivi de la reine, une jolie blonde à la poitrine avenante.

Les féodaux saluèrent à tour de rôle leur suzerain qui avait un mot aimable pour chacun. Quand le tour de Stutor vint, il désigna Carole. -Je souhaite présenter à votre Majesté la comtesse de Sanya.

L'oeil du roi brilla en découvrant la jeune femme qui plongeait dans une révérence assez maladroite.

-Je ne connaissais pas ce comté.

Avec aplomb, Carole répondit les yeux baissés :

-Notre terre est loin, derrière les montagnes. Seul son grand âge a empêché mon père de venir vous rendre hommage. Sur son lit de mort, il m'a fait promettre d'accomplir ce devoir.

Le roi tendit la main pour l'aider à se redresser.

-Nous acceptons votre serment de fidélité et nous vous trouverons un époux. Certes, les circonstances sont difficiles car nous partons demain en campagne mais je réfléchirai à la question. En attendant, faites-nous l'honneur de participer à notre banquet.

De grandes tables avaient été dressées dans une salle voisine. Tandis que Carole était placée à la gauche du souverain, Marc et Oliver parvinrent à s'asseoir près du comte de Stutor.

Les plats se succédèrent pendant plus de deux heures tandis que les échansons emplissaient les coupes dès qu'elles étaient vides. L'atmosphère guindée du début se dégelait et des convives ne se gênaient aucunement pour plonger la main dans le décolleté de leur voisine. Le roi lui-même palpait familièrement les rondeurs de Carole qui lançait des regards désespérés à Marc.

Stutor qui déchiquetait à pleines mains une carcasse de volaille, s'écria :

-Messire Marc, vous ne mangez guère. Avant d'entrer en campagne, il faut savoir prendre des forces. Qui sait quand sera le prochain repas ?

-J'ai fait un véritable festin et jamais je ne vis table aussi bien garnie mais je pense qu'il serait malséant de commencer notre entrée à la cour par une indigestion. Quelles sont les nouvelles ?

Le visage du comte se figea.

-Très mauvaises, d'après ce que m'a confié le sénéchal. Le comte de Korda a levé une grande armée et se dirige à marche forcée sur Kesla après avoir écrasé les garnisons laissées en avant-garde. Le roi a décidé de se porter à sa rencontre pour éviter qu'il ne mette le siège devant la cité.

Leor se leva, les joues colorées par les rasades de cervoise et imposa le silence d'un geste de la main.

-Mes fidèles vassaux, demain nous marcherons contre le comte félon mais auparavant, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. La comtesse de Sanya est venue faire allégeance à la couronne. Comme vous pouvez le constater, elle a bonne et noble figure. Nous la donnerons à celui qui apportera la tête du traître. J'en fais la promesse !

Des exclamations joyeuses saluèrent la proposition.

-Et pour ceux qui sont déjà mariés ? lança un chevalier.

-Il lui sera loisible de la donner au parent de son choix ou de la vendre à qui voudra l'acheter.

Sidérée, Carole n'eut pas la possibilité de protester.

-Maintenant, poursuivit le roi, portons un toast à la victoire.

La dernière rasade avalée, le monarque se leva imité par la reine non sans recommander :

-Amusez-vous encore mais soyez prêts pour demain.

Nombre de chevaliers n'avaient pas attendu cette invitation et avaient déjà enlacé, qui leur voisine, qui une servante. Des recoins les plus obscurs s'élevaient des halètements rauques et des gémissements qui ne devaient rien à la douleur.

Les yeux ronds, Carole assistait à cette orgie éclairée par des torches vacillantes. Elle croisa le regard de Marc qui, d'un mouvement de tête, lui fit signe de se lever. A cet instant, un chevalier se pencha sur elle. Il portait un pourpoint écarlate. Il avait un nez en bec d'aigle et des yeux très noirs profondément enchâssés dans les orbites. -Vous avez fait grosse impression sur le roi, comtesse. Si vous suivez mes conseils, je peux asseoir votre situation à la cour. Il suffît d'un peu de compréhension.

Il saisit la main et l'embrassa. Carole réussit à retenir le mouvement instinctif qui lui aurait fait repousser rudement l'importun. Elle se dégagea en douceur et se força à sourire. -J'étudierai votre intéressante proposition. Malheureusement, pour avoir chevauché tout le jour, je suis très lasse et n'aspire qu'au sommeil.

Le nobliau la laissa s'éloigner en murmurant : -Ne réfléchissez pas trop longtemps !

Marc avait suivi la scène. Il rejoignit vite son chef de mission et lui saisit le bras. -Il est temps que je vous accompagne à votre chambre avant que votre admirateur ne revienne à la charge.

En montant l'escalier, un dernier regard à la salle montra Oliver très occupé à soulever les jupes d'une brunette qui gloussait. Même Ray s'était emparé d'une solide blonde qui se collait à lui comme une moule à son rocher.

La porte poussée, Marc dit à Carole : -Dormez bien, je veillerai sur vous. -Qui était mon soupirant ? -D'après Stutor, c'est le connétable Kyor. Il commandera les troupes demain. Profitez des bonnes dispositions où il se trouve pour qu'il vous accepte à l'armée. -Mais il voudra...

-Pour accomplir une mission, ironisa Marc, il faut parfois consentir à de petits sacrifices. Nous devons explorer les villes du nord. Ray a eu le temps avant le banquet de parcourir Kesla. Il n'y a aucun Dénébien ni trace d'une exploitation de narum. -Vous en parlez à votre aise, capitaine ! Je comprends pourquoi vous vous êtes spécialisé dans les civilisations médiévales. Cela permet à votre tempérament machiste de s'exprimer -Libre à vous de le penser mais n'oubliez pas que Neuman attend un rapport rapide. Il ne se souciera ni de votre vertu ni de la mienne mais des résultats !

CHAPITRE VII

L'armée royale était alignée en ordre de bataille dans une plaine bordée sur la gauche par un bois touffu.

La veille, la troupe avait marché tout le jour sans rencontrer d'adversaire. Le soir, un campement de fortune avait été dressé pour permettre aux hommes fatigués de se reposer. A l'aube, la marche avait repris jusqu'à midi. Des éclaireurs avaient alors annoncé la proximité de l'armée ennemie.

Le roi avait fait déployer ses troupes en bon ordre. Les fantassins étaient alignés sur quatre rangs et les cavaliers regroupés autour des bannières des différents seigneurs. Marc et ses amis s'étaient rangés sous celle de Stutor.

Très enjoué, Leor avait prié Carole de le rejoindre. Elle avait chevauché depuis le départ entre le monarque et le connétable. Ce dernier se haussa sur ses étriers pour scruter l'armée du comte rebelle.

-Ils sont moins nombreux que je ne le craignais,

dit-il. Voyez, sire, autour de l'étendard de Korda, il n'y a qu'une cinquantaine de cavaliers et ses hommes d'armes sont restés loin en arrière.

Le roi acquiesça de la tête. -Donnez l'ordre à nos chevaliers de charger. Surtout, qu'ils restent bien groupés ! La piétaille se mettra en marche à leur suite.

Des estafettes partirent aussitôt. La mine soucieuse, le comte de Stutor se tourna vers Marc. -Je trouve curieux que Korda, qu'on disait bon stratège, accepte de livrer bataille dans ces conditions. Je crains un piège mais je ne le discerne pas.

Marc qui partageait cette opinion, murmura : -Restons ensemble. Oliver, vérifie le niveau de ton écran. Ray surveillera le comte.

Les cavaliers se lancèrent au petit trot puis accélérèrent l'allure. Le premier rang n'était plus qu'à deux cents mètres de la ligne ennemie quand l'enfer se déchaîna !

Dissimulés à la lisière du bois, des canons ouvrirent le feu, projetant des boulets de fonte. -Tiens, ils ont inventé la poudre, émit Marc. -Et l'artillerie, compléta Ray. Augmentez la puissance de votre écran car ces boulets seraient capables de vous assommer.

La plus grande confusion régnait dans l'armée royale. Le bruit plus que les projectiles affolait les chevaux qui partaient dans toutes les directions sans que les rares cavaliers restés en selle puissent les maîtriser.

Les fantassins qui marchaient en ligne furent fauchés par les boulets qui créaient de longues trouées sanglantes. Très vite, les hommes se débandèrent. A leurs cris de désespoir s'ajoutèrent d'autres clameurs. Un fort groupe de cavaliers ennemis émergeait du bois, enveloppant les débris de l'armée royale.

La bataille se terminait avant même d'avoir commencée ! Marc et ses compagnons avaient eu la chance de rester en selle mais ils se virent vite entourés de cavaliers ennemis. Un officier avança vers le petit groupe.

-Rendez-vous sur-le-champ sinon vous serez massacrés !

Stutor réalisa vite que la situation était désespérée. Il tira lentement son épée et la tendit à son adversaire en murmurant à l'attention de Marc :

-Imitez-moi ! Il n'y a aucun déshonneur à capituler quand le combat n'a pas été loyal.

L'officier ayant ramassé toutes les épées, ordonna aux prisonniers de mettre pied à terre et de rejoindre un groupe de captifs qui se formait à proximité de l'endroit où se tenait le comte de Korda. Ce dernier regardait avec jubilation le cortège des vaincus. C'était un grand gaillard avec un visage aux traits grossiers comme taillés à coups de serpe et des sourcils broussailleux. Ses yeux brillèrent en apercevant le roi vaincu.

-Qu'on le mène avec les autres, ordonna-t-il. Il n'est plus qu'un chevalier sans terre et ne peut prétendre à aucun traitement de faveur.

Le comte découvrit alors Carole qui tentait de se dissimuler derrière le roi et le connétable.

-Une femme, gloussa-t-il. Elle ne semble pas trop laide. Faites-la monter dans un chariot, je m'occuperai d'elle quand nous serons revenus à Korda.

Il désigna deux gardes qui traînèrent la prisonnière vers une misérable carriole.

CHAPITRE VIII

La ville de Korda était en vue, surplombée par un château-fort massif, sans grâce mais d'aspect redoutable. Les maisons s'étalaient à distance du castel comme si les villageois craignaient de trop approcher leur seigneur.

A l'écart, un bon kilomètre plus loin, s'élevait une construction sans étage, allongée avec d'étroites fenêtres.

Deux jours durant, la colonne des prisonniers avait marché sans trêve, poussée par les vainqueurs pressés de savourer leur triomphe. Des morceaux de pain et des seaux d'eau avaient constitué le seul ravitaillement. Grâce aux tablettes nutritives discrètement données par Ray, Marc et Oliver avaient bien supporté l'épreuve. Stutor, plus âgé, était marqué par l'effort de même que le roi et le connétable.

-Nous arrivons au terme du voyage, soupira Stutor. A défaut de manger correctement, j'espère que nous pourrons nous reposer au château.

Son pronostic optimiste fut démenti par les faits. Tandis que le comte et son armée poursuivaient vers le castel, les gardiens firent obliquer la colonne des prisonniers vers la construction basse. Une porte étroite s'ouvrit, ne laissant passer qu'un homme à la fois. Ils pénétrèrent dans un vaste hangar.

Quatre hommes vêtus d'une ample robe noire se tenaient debout, les bras croisés. Un capuchon masquait leur visage.

-Ce sont des Initiés, murmura Stutor.

L'officier commandant le détachement s'inclina profondément devant les moines.

-Mon maître, le comte Korda, vous prie d'accepter ces esclaves.

Le plus grand des Initiés hocha la tête en regardant la misérable cohorte.

-Vous direz à votre maître que nous sommes satisfaits de ce présent. Qu'on les mène avec les autres.

Sur un signe, un Initié appuya sur un bouton rouge posé sur le mur. Avec un bruit sec, une trappe s'ouvrit, dévoilant un escalier. A coup de fouet, les gardiens obligèrent les prisonniers à descendre. Le sous-sol était beaucoup plus vaste que l'entrée exiguë le laissait croire. Un long couloir creusé dans le roc s'enfonçait loin sous terre. A son extrémité apparut un autre escalier encore plus étroit.

La descente commença pour les prisonniers, interminable. Ils atteignirent enfin une galerie mal éclairée par une série d'ampoules électriques suspendues à des fils de loin en loin. Il régnait une atmosphère lourde, chaude, humide, étouffante.

Une porte s'ouvrit sur une grande pièce dont l'aération par un seul conduit percé dans le plafond n'arrivait pas à chasser l'odeur de sueur et de crasse imprégnant l'air. D'autres captifs s'y trouvaient déjà. Une trentaine environ. Ils étaient pâles, amaigris, les vêtements en lambeaux, avec des barbes hirsutes.

Ray comptait les hommes capturés en même temps qu'eux.

-Quarante-huit ! C'est ce qui reste de l'armée royale. Apparemment, ils sont tous chevaliers ou officiers.

-La piétaille, soupira Stutor, a été massacrée ou plus probablement enrôlée de force pour renforcer les effectifs de l'armée du comte. Ainsi, il n'aura guère de peine pour prendre Kesla, se proclamer roi et soumettre les derniers féodaux.

Les anciens prisonniers regardaient, surpris, les arrivants. Soudain, une exclamation jaillit :

-Sire, Sire !

Un homme jeune, les joues mangées par une barbe noire, vint s'agenouiller devant Leor.

-Vous ne pouvez me reconnaître dans cette misérable tenue. Je suis le baron Rykor. Mon castel a été attaqué il y a deux mois par le comte félon. Je pensais pouvoir résister plusieurs semaines mais un tonnerre épouvantable s'est abattu sur mes murailles qui se sont effondrées, livrant passage à l'ennemi. Nous n'avons pas pu nous défendre.

Le roi releva son vassal.

-Je vous crois car la même mésaventure nous est arrivée. Où sommes-nous et qui sont ces Initiés ?

-De vrais démons et ici c'est pire que l'enfer. Le matin, si nous pouvons utiliser cette expression car nous ne voyons jamais le jour, nous sommes conduits dans une galerie de mine. Une machine démoniaque abat du roc et rejette les morceaux derrière elle. Nous devons les charger dans des chariots et les pousser jusqu'à une autre machine terrifiante. Il faut alors jeter les pierres dans un foyer plus brûlant que l'antre de Lucifer. Nous travaillons douze heures sans trêve ni repos puis sommes reconduits ici où nous couchons à même le sol comme des animaux.

Le roi passa la langue sur ses lèvres desséchées.

-Songent-ils à nous nourrir ?

-Là encore, il y a sortilège et maléfices. Une machine nous distribue de maigres rations.

-Peut-on au moins boire ? Nous enrageons de soif depuis des heures !

-Si Votre Majesté veut bien me suivre.

Le baron conduisit Leor vers un angle de la pièce où se dressait une grande caisse métallique percée d'un orifice en son centre. Il appuya sur une touche. Un gobelet apparut et un liquide jaillit.

-Cela va déborder, s'inquiéta le roi.

-La machine s'arrête quand le verre est plein.

De fait, quelques secondes plus tard, le baron présenta le gobelet à son suzerain qui but avidement le liquide frais, parfumé d'une senteur inconnue et peu agréable.

-Nous pouvons aussi obtenir à manger, dit Rykor en sélectionnant un autre programme.

Une assiette s'emplit de cubes d'allure gélatineuse.

-C'est bizarre mais j'affirme à Votre Majesté que cela nourrit. Depuis que nous sommes enfermés, nous avons absorbé cette curieuse mixture et nous conservons nos forces.

Le roi grimaça en mordant dans cette préparation qui n'avait aucune consistance. La possibilité d'obtenir une boisson provoqua une bousculade. Plein de bonne volonté, le baron parvint à canaliser les demandeurs.

Oliver qui avait réussi à se faufiler, revint porteur d'une assiette et d'un gobelet.

-Les inscriptions sur le distributeur sont rédigées en dénébien.

-C'était prévisible, grinça Marc. Je ne vois pas comment des populations du moyen-âge auraient creusé des galeries avec un désintégrateur et installé l'électricité.

-Dans ce cas, notre mission est terminée. C'est ce que voulait savoir Neuman.

-Il reste maintenant à lui faire parvenir le renseignement, soupira Marc.

Oliver commença à manger un cube gélatineux. Il esquissa une moue éloquente.

-Les Dénébiens ne sont pas réputés pour la qualité de leur cuisine, ironisa Marc. Ce sont des guerriers. L'histoire nous a appris que la combativité d'une troupe est inversement proportionnelle à la valeur de ses cuisiniers. Les anciens savaient que les hommes se battent mieux le ventre creux. Cela les rend plus féroces !

Oliver abandonna son assiette demi-pleine, réprimant une nausée. Lorsqu'il eut dompté les crispations de son estomac, il grommela : -S'il faut en croire tes critères, les Dénébiens sont de redoutables guerriers. Je n'ai jamais mangé quelque chose d'aussi infect ! -Il le faudra pourtant. Je sens que demain nous aurons besoin de toute notre énergie.

CHAPITRE IX

Une bordée de cris et hurlements éveilla les prisonniers. Trois gardiens armés de fouets secouèrent sans ménagement les dormeurs. Les anciens prisonniers, rôdés à ces pratiques faisaient déjà la queue devant le distributeur alimentaire pour ne pas partir le ventre vide.

Avant que tous furent servis, les gardes poussèrent le misérable troupeau hors de la cellule. Ils enfilèrent une longue galerie, trébuchant sur des rails métalliques.

Ils arrivèrent sur le front de taille où se trouvait une énorme machine. Un Initié, reconnaissable à son ample robe noire, appuya sur un contacteur. L'engin démarra dans un bruit infernal. Des dizaines de pics attaquèrent la roche, rejetant les débris latéralement.

-Tunnelier d'un modèle ancien, émit psychiquement Ray.

Terrorisés, les nouveaux prisonniers n'osaient esquisser un geste. Les gardiens les secouèrent vigoureusement pour les faire émerger de leur paralysie. Ils désignèrent des wagonnets.

-Chargez-les avec les pierres ! Puis vous les pousserez à l'autre extrémité de la galerie.

Un premier wagon fut bientôt empli. Les Terriens étaient restés groupés et instinctivement Stutor s'était joint à eux. Marc se proposa pour la première corvée. Il feignit de s'arquebouter pour bouger le chariot tandis que Ray effectuait le plus gros de l'effort.

Ils suivirent ainsi la voie ferrée sur plus d'un kilomètre. La marche dans la galerie humide semblait ne jamais devoir se terminer. Ray avait prélevé un fragment de roche pour l'examiner. Il communiqua mentalement le résultat de l'analyse.

-Minerai d'excellente qualité. Très riche teneur en narum.

Ils arrivèrent enfin à une retonde. Les rails s'incurvaient pour repartir en sens inverse. Un Initié se tenait à côté d'une trappe métallique. Il fit signe d'avancer le chariot à ce niveau. La plaque d'acier bascula, dévoilant un foyer incandescent. Une bouffée d'air brûlant envahit la galerie.

-Simple four électrique pour l'extraction du narum.

L'Initié tira sur un levier placé sur le côté du wagonnet. Le coffre bascula et les roches tombèrent dans le foyer. Une exclamation secoua les Terriens qui feignaient une grande peur. De la main, l'Initié leur ordonna de repartir pour laisser la place à un autre chariot qui arrivait. Ray marcha d'un bon pas mais Marc tempéra son ardeur.

-Inutile de déployer un zèle intempestif.

Chemin faisant, ils croisèrent sur l'autre voie plusieurs wagonnets chargés. Oliver qui n'appréciait aucunement ce métier de forçat grogna :

-Pourquoi les Dénébiens n'ont-ils pas tout simplement installé un tapis roulant pour charrier le minerai ?

-Par discrétion probablement dit Marc. Ils ne doivent que rarement envoyer un astronef pour récupérer le narum. Or une usine entièrement automatique exige un matériel volumineux. Ils ont donc commencé par l'essentiel.

-Il y a sans doute une raison supplémentaire, intervint Ray. Ils n'ont construit qu'une centrale énergétique de faible puissance pour éviter sa détection par satellite. Du Mercure, nous n'avions eu qu'une vision très fugitive. Une seconde centrale ou une unité plus puissante risquait d'être repérée.

Les Terriens arrivèrent sur le front de taille. La machine avait progressé et une quantité notable de pierres s'entassait derrière elle. Hargneux, un garde leur ordonna de se remettre au travail.

Tout en soulevant les quartiers de roche, Oliver maugréa :

-C'est diablement lourd !

-La richesse du minerai en narum explique son poids, dit Marc.

-La science, c'est beau mais la corvée n'en est pas moins désagréable.

Des heures durant, le travail se poursuivit dans l'atmosphère lourde et humide. Assoiffés, les prisonniers s'arrêtaient parfois pour lécher les filets d'eau qui sourdaient le long des parois.

En dépit de l'aide musclée de Ray, les Terriens étaient épuisés. Stutor n'avait pas meilleure mine. Son teint avait viré au gris. Les rigoles de sueur dessinaient de curieux sillons sur les joues couvertes de poussière.

Une sirène brève annonça la fin du travail. Prostrés, abrutis, les esclaves se rangèrent en une file pour regagner leur cellule.

***

Le colonel Wan-So, installé à sa table de travail, étudiait les rapports sur l'extraction du narum. Il était grand, très large d'épaule. L'atmosphère pauvre en oxygène de la planète qui gravitait autour de l'énorme soleil appelé Deneb était responsable de l'hypertrophie de la cage thoracique. De même, la richesse en rayons ultra-violets généreusement dispensés par l'astre avait entraîné une coloration ardoisée de l'épiderme.

Un bruit à la porte le fit grogner : -Entrez !

Il fronça ses épais sourcils en voyant pénétrer son adjoint, le capitaine Hikou. Il avait une figure étroite que l'importance de la cage thoracique faisait paraître encore plus petite. Il salua d'une manière appuyée car il savait que son supérieur ne tolérait aucun manquement à la discipline.

-Nous avons un problème, mon colonel. Un gros...

Wan-So lança un regard sombre à son subordonné.

-Parlez, capitaine.

-Un des esclaves nouvellement arrivé est un androïde.

Le colonel ne put s'empêcher de tressaillir.

-En êtes-vous certain ?

-Absolument, mon colonel. Les esclaves sont surveillés par des micro-caméras ultra-sensibles. J'ai constaté que leur fonctionnement était perturbé par une importante source d'énergie. J'ai alors effectué un enregistrement en infrarouge. Il a confirmé l'existence chez un des travailleurs d'un générateur atomique. En raison de la parfaite ressemblance avec les humains, il ne peut s'agir que d'un robot terrien appartenant probablement au Service de Surveillance des Planètes Primitives. Nous devons le neutraliser rapidement.

Wan-So gratta avec énergie sa chevelure noire et drue.

-Un androïde n'a pu venir seul. Il est nécessairement accompagné d'un agent. Je connais les habitudes des Terriens.

-Il s'est mêlé aux primitifs. Comment l'identifier ?

Une ride barra le front du colonel. Soudain, son visage s'éclaira d'un sourire froid.

-Les Terriens ont un grand défaut. Ils respectent beaucoup trop la vie des autres. Allez chercher notre robot de combat. J'ai une idée sur la manière de procéder.

CHAPITRE X

Les prisonniers furent éveillés en sursaut par le bruit de la porte qui s'ouvrait à toute volée tandis qu'un puissant projecteur illuminait la cellule. Un curieux ovoïde se dressait sur le seuil. Près de deux mètres de haut. Du tiers supérieur se détachaient quatre tentacules. L'un d'eux, terminé par un gros renflement était dirigé vers les captifs. -Le gros pépin ! émit psychiquement Ray. C'est un des plus récents robots de combat dénébien. Il est protégé par un champ de force. Il pointe un désintégrateur. Ni ton écran ni le mien ne résisteront plus d'une seconde à la première décharge.

Une voix amplifiée par un mégaphone lança en un galactique un peu hésitant : -Que l'espion qui accompagne l'androïde se désigne !

Un instant de silence puis la voix reprit : -Vous avez dix secondes pour vous décider sinon l'ordre sera donné de désintégrer tous ceux qui sont ici. Neuf... huit...

Marc se pencha à l'oreille d'Oliver.

-Je ne puis vous laisser massacrer tous. Surtout, ne bouge pas et ne tente rien. Je vais m'arranger pour gagner du temps.

D'un pas lent, il marcha vers le robot. -Je suis un Terrien.

La voix reprit, trahissant sa satisfaction : -Avancez de dix mètres ! Bien. Maintenant ordonnez à votre androïde de vous rejoindre.

En dépit de l'éblouissement causé par le projecteur, Marc décela la présence de plusieurs Initiés vêtus de leur robe noire. Ray se plaça à côté de son ami tandis que la porte de la cellule était refermée. -Suivez-moi ! Au moindre geste hostile, le robot a ordre de vous tuer.

Cinq minutes plus tard, Marc était poussé dans le bureau du colonel Wan-So. Ce dernier examina d'un oeil satisfait son prisonnier.

-Inactivez votre robot !

-Obéis, Marc, émit Ray. Il ne faut pas qu'ils aient le moindre soupçon.

Sous la surveillance vigilante de deux Dénébiens, Marc approcha de l'androïde. Il défit les attaches du pourpoint, dégageant le torse. Une trappe s'ouvrit au niveau du sein gauche révélant une cavité.

-Adieu, Maître, dit Ray à haute voix en tapotant des deux mains les flancs de Marc.

-Très touchant, ricana le colonel. Dépêchez-vous !

Une pression de l'index abaissa un minuscule levier. Privé d'énergie, l'androïde s'immobilisa. Méfiant, un Dénébien s'assura qu'il était bien inoffensif. Wan-So fit signe à un garde. -Que notre robot emmène cet androïde à l'atelier. J'enverrai un technicien l'examiner plus tard.

Deux des tentacules de l'ovoïde s'enroulèrent autour de Ray, le firent basculer à l'horizontale et le portèrent hors de la pièce. Le coeur serré, Marc regarda sortir son ami.

-Vous êtes un espion terrien, hurla soudain le colonel. Avancez !

Marc se raidit en un impressionnant garde-à-vous.

-Capitaine Stone, du Service de Surveillance des Planètes Primitives, en mission ordinaire sur Sarkal qui est partie intégrante de la sphère d'influence de l'Union Terrienne. Je constate avec regret que les Dénébiens ont transgressé le traité qu'ils ont signé il y a moins de trois ans.

Le colonel ne put réprimer un mouvement de colère.

-Vous mentez ! Nous savons que le S.S.P.P. a effectué une mission sur cette planète deux ans auparavant. Il n'avait donc aucune raison d'en envoyer une autre.

Marc réfléchit rapidement. Il lui fallait jouer très serré s'il voulait rester crédible. -Puisque vous êtes fort bien renseigné sur les habitudes terriennes, vous ne pouvez ignorer que les universitaires étudient pendant longtemps les rapports de mission des agents. Ils ont souhaité des informations complémentaires sur certains points. Par malheur, comme vous le savez sans doute, le capitaine Strenton, chargé de l'inspection de Sarkal, a disparu dans l'espace au cours du voyage de retour. C'est pourquoi j'ai été désigné.

Wan-So compulsa un dossier posé sur sa table de travail. Ses doigts, gros et boudinés, tournaient les feuillets avec nervosité.

-Où est posé votre vaisseau ? grogna-t-il.

Après une infime hésitation, Marc inventa :

-Cette mission sur Sarkal n'étant pas programmée, le S.S.P.P. n'avait pas d'astronef disponible. C'est un agent partant pour une autre mission qui m'a emmené. J'ai été éjecté dans un module.

-Quand l'appareil doit-il revenir ?

-Dans trois semaines environ.

-Où se trouve votre module ?

-Dans une forêt près de Kesla mais j'avoue que sans mon androïde je suis dans l'incapacité de le retrouver.

Wan-So resta un long moment silencieux, pianotant sur sa table. Un sourire glacial s'afficha sur ses lèvres.

-J'espère que vous nous avez dit la vérité. Vous serez reconduit avec les autres prisonniers. Je pense qu'il vous sera agréable de savoir que vous contribuerez à l'effort de guerre de l'empire dénébien le reste de votre existence qui, rassurez-vous, sera brève !

-J'élève une protestation solennelle ! Votre présence sur Sarkal constitue un acte d'hostilité envers l'Union Terrienne.

-Votre Président en est le premier responsable. En interdisant les ventes de narum, il s'est livré à une agression à laquelle nous ne faisons que riposter !

Deux gardes déguisés en Initiés encadrèrent Marc et le poussèrent avec vigueur vers la sortie. Wan-So se tourna vers le capitaine.

-Envoyez un technicien étudier les cristaux mémoriels de l'androïde. Je veux son rapport demain matin sur mon bureau. Nous saurons alors si ce maudit Terrien n'a pas menti. De toutes les manières, son arrivée nous oblige à modifier entièrement nos plans.

-Apparemment, nous disposons de trois semaines. L'aviso ne prenant pas contact avec Stone préviendra alors la Terre...

-... qui ordonnera une enquête ! Allons au centre des transmissions, je veux aviser au plus vite le grand quartier-général.

***

Une ultime et vigoureuse bourrade propulsa Marc dans la cellule des prisonniers. Ceux-ci, abrutis de fatigue par leur travail de forçat, ne réagirent même pas au claquement de la porte métallique.

Marc se dirigea vers le distributeur de boisson. Tandis qu'un gobelet se remplissait, il tâta dans sa poche les deux petites sphères métalliques, d'à peine trois centimètres de diamètre. Ray les lui avait glissées en simulant l'accolade. C'était des grenades incendiaires à très haut pouvoir calorifique, capables de se fixer sur n'importe quelle surface, même la peau !

Une présence à son côté le fit se retourner. Oliver l'interrogeait du regard. Marc esquissa un discret sourire rassurant mais ne parla pas car le comte Stutor approchait.

-Que voulaient ces démons étrangers ?

-Nous questionner sur le chemin parcouru depuis Kesla.

-Et votre écuyer ?

-Ils l'ont retenu, sans doute pour lui faire effectuer des travaux pénibles.

Le comte hocha lentement la tête, ses yeux noirs braqués sur le Terrien.

-Pensez-vous qu'ils nous relâcheront un jour ?

-Je crains qu'il ne nous faille renoncer à cet espoir. Même s'ils le faisaient, ce serait pour nous rendre au comte Korda qui nous gardera en esclavage ou nous fera exécuter. Maintenant, rien ne l'empêche de ceindre la couronne et de distribuer vos domaines à ses vassaux.

Un soupir fusa entre les lèvres de Stutor.

-Vous avez résumé la situation avec une décapante lucidité. Que proposeriez-vous ?

Marc hésita une longue minute avant de prendre sa décision. Il désigna du menton ses compagnons de captivité.

-Croyez-vous qu'ils auront le courage de se révolter ?

-Le courage, certainement, mais la possibilité ?

Nous sommes bouclés dans ce trou puant. La porte est solide, croyez-moi. J'ai passé des heures à l'examiner sous tous les angles.

Après une dernière hésitation, Marc murmura :

-Je pense disposer d'un moyen pour détruire la serrure.

-Dans ce cas, il me faut prévenir le roi. S'il accepte, tous suivront.

Le comte s'éloigna tandis que Marc se servait un autre verre d'un jus de fruit synthétique et insipide. Il déplora l'absence d'une touche cognac ou whisky !

CHAPITRE XI

Le lieutenant Sotos pénétra dans l'atelier. Il rejeta la robe d'Initié qui gênait ses mouvements.

-Quelle comédie ridicule, grogna-t-il.

Il était de fort méchante humeur. Après douze heures passées dans la mine à surveiller le remplissage du four, il espérait enfin un repos mérité. Il avait juste eu le temps de prendre une douche et de dîner. A l'instant où il s'allongeait, le capitaine Hikou lui avait intimé l'ordre de se rendre à l'atelier pour étudier les cristaux mémoriels de ce damné androïde terrien car il était le seul technicien qualifié pour ce travail. Comme le colonel exigeait un rapport pour le lendemain matin, il allait devoir consacrer une bonne partie de la nuit à cette corvée.

L'androïde était allongé sur un établi. La trappe au niveau du sein gauche restée ouverte permit de vérifier que l'interrupteur était bien débranché.

-Sur ces modèles les cristaux mémoriels se trouvent au niveau du thorax, murmura-t-il.

Il tenta de soulever la plaque pectorale mais il n'y parvint pas. Il s'acharna, cherchant une fissure qu'il ne trouva pas.

-Il existe un verrouillage mais je n'ai aucune chance de le découvrir. Il va falloir employer les grands moyens. Dommage, cette mécanique avait une belle allure.

Après quelques recherches tâtonnantes dans un placard, il sortit un petit chalumeau à plasma qu'il alluma. Sa mauvaise humeur s'accentuait. Découper minutieusement un panneau sans altérer les cristaux allait lui demander beaucoup de temps. Il devait renoncer définitivement à dormir cette nuit.

Il posa l'outil, attendant qu'il atteignît la température voulue. Un regard circulaire lui confirma l'absence de visiteur indésirable. Il exhuma du fond d'une caisse une bouteille et se servit un verre qu'il vida lentement.

C'était un alcool corsé et parfumé dont l'usage était bien évidemment interdit dans une base militaire ! Par défi, il leva son gobelet en direction du robot de combat. Ce dernier, inactivé, ne pouvait rien enregistrer.

Son verre vidé, il camoufla sa bouteille. Cette importante manoeuvre achevée, il chaussa des lunettes aux verres fumés et il saisit le chalumeau. Il se pencha sur le corps, hésitant sur l'endroit où commencer.

Soudain, se produisit un événement incroyable, inimaginable, impensable. La main gauche de l'androïde s'anima brusquement et agrippa la gorge du lieutenant. Ce dernier tenta de reculer. En vain ! Il voulut écarter les doigts qui meurtrissaient son larynx mais se cassa les ongles sur le revêtement synthétique qui imitait l'épiderme.

Un brouillard rouge flottait devant ses yeux. Ses oreilles bourdonnèrent. Au loin, une voix goguenarde disait :

-C'est la quatrième fois qu'un énergumène tente de me découper au chalumeau. J'ai horreur de ce genre de familiarités. Cela m'irrite profondément !

Quelques spasmes agitèrent le corps du lieutenant puis il s'immobilisa... définitivement.

***

Une fois de plus Carole regarda la porte de la chambre. Dès l'arrivée au château, deux gardes l'avaient conduite dans cette pièce. Depuis, elle n'avait reçu que la visite d'une chambrière qui lui portait régulièrement les repas.

Le lieutenant approcha d'une meurtrière trop étroite pour laisser passer la tête. De l'extérieur provenaient des rires, des exclamations, des cris. Depuis la tombée de la nuit les échos du festin parvenaient jusqu'à la chambre.

Carole hésitait sur la conduite à tenir. Où était Stone ? Pourquoi son androïde n'était-il pas entré en action pour venir la délivrer ? Elle avait bien songé à s'évader lors de la venue de la camériste mais elle avait remarqué qu'une sentinelle se tenait en permanence dans le couloir.

Le bruit de la clef tournant dans la serrure la fit se retourner. La femme de chambre entra, porteuse d'un plateau chargé d'un pichet et de deux gobelets. Elle les déposa sur une table dans un angle de la pièce.

-Monseigneur a ordonné que vous vous prépariez. Il vous rendra visite ce soir.

La fille était jeune mais son regard était triste et reflétait une peur profonde. Approchant de Carole, elle murmura dans un souffle : -Surtout, ne le contrariez pas ! Ses colères sont terribles ! Il est capable de vous tuer ou, pire, de vous livrer au bourreau qui vous torturera des jours entiers.

Elle s'enfuit en courant sans laisser à Carole le temps de la questionner. Cette dernière devenait de plus en plus nerveuse, maudissant Stone. S'il imaginait qu'au nom de la loi de non-immixtion elle allait se laisser violer par un tyranneau sadique, il se trompait ! Elle rageait qu'on ne lui ait pas permis d'emporter une arme !

L'attente se prolongeait, interminable. Sans montre, il était difficile d'estimer l'heure. Approximativement le milieu de la nuit. En dehors du lit, large et couvert d'une fourrure, le mobilier se résumait à une petite table, deux tabourets, un fauteuil à haut dossier et un coffre sur lequel étaient posés deux chandeliers. Les longues bougies avaient déjà fondu de moitié.

Installée sur l'inconfortable fauteuil, Carole somnolait. Un bruit la réveilla en sursaut. Korda entrait dans la chambre, massif, les joues vultueuses. Son pourpoint de cuir noir à demi-ouvert laissait voir un torse velu. A sa ceinture, en plus d'un poignard, pendait un étui d'où émergeait la crosse d'un pistolaser.

Une lueur d'irritation passa dans les yeux injectés de sang.

-Je t'avais dit de te déshabiller, gronda-t-il d'une voix rauque. Je n'aime pas qu'on discute mes ordres. La peau de tes fesses se souviendra longtemps de ta désobéissance !

Le comte avança d'un pas lourd. Carole évita la charge et renversa le fauteuil. Korda trébucha, poussant un grognement. Un coup de botte rageur brisa le malheureux siège.

-Monseigneur...

Un garde tremblant avait ouvert la porte.

-Fiche le camp ou je t'étripe, hurla le comte.

-Monseigneur... le grand Maître des Initiés... il demande à vous voir.

-Qu'il aille au Diable ! Dis-lui de revenir demain...

Une main impérieuse écarta le garde. Une silhouette se tenait sur le seuil, engoncée dans une robe noire, le capuchon rabattu jusqu'aux yeux. L'arrivant vit la jeune femme et lança en galactique :

-Je dois vous parler, faites-la sortir.

-Inutile, elle ne peut comprendre cette langue.

Carole, mimant la peur, s'était reculée dans l'angle obscur de la chambre. Un rude effort lui avait été nécessaire pour ne pas se trahir en entendant parler le galactique. Toutefois, à la mauvaise prononciation, elle avait vite compris que l'interlocuteur du comte était un Dénébien. Ce dernier disait d'une voix autoritaire voilée d'une certaine ironie -:

-Je voulais vous féliciter d'une brillante victoire qui fait de vous le maître de ce royaume comme je m'y étais engagé. Il est temps maintenant de tenir votre promesse.

Il tira de dessous son froc un parchemin.

-Demain matin, vous lirez cette proclamation devant une grosse boite que je vous apporterai. D'ici là, apprenez correctement votre texte. Vous devez avoir l'air convainquant.

Korda, à qui la lecture n'avait rien de familier, marmonna :

-Que dit ce parchemin ?

-Exactement ce dont nous étions convenus. Roi de Kesla, vous êtes excédé de voir des étrangers, les Terriens, piller vos ressources naturelles et malmener vos concitoyens. En conséquence, vous demandez à être rattaché à l'Empire dénébien pour qu'il assure votre protection et une juste rémunération des produits que vous fournirez.

La stupeur figeait Carole. Ainsi les Dénébiens s'apprêtaient à envahir Sarkal. Leur mise en scène était parfaite, jusqu'à avoir utilisé le galactique et non leur langue pour traiter avec le comte. Adressé à toutes les planètes, cet appel causerait une intense émotion, mettant la Terre dans une mauvaise position. Les dénégations du Président ne seraient pas crédibles. Bien évidemment, l'Empire répondrait aussitôt en envoyant des astronefs. Les autres planètes de l'Union ne soutiendraient pas la Terre en une obscure querelle. Les Dénébiens s'empareraient sans risque du gisement de narum, la Terre seule ne pouvant lutter contre l'Empire.

Le comte Korda resta un moment silencieux. Une curieuse lueur passa dans son regard. Celle d'un astucieux commerçant en train de marchander.

-Je ne serai roi qu'une fois couronné à Kesla. C'est dans la capitale que je demanderai la protection de votre empereur, une fois ma position définitivement établie. Comme sur la route de Kesla, je risque de rencontrer l'opposition de nombreux féodaux, il conviendrait que vous me livriez encore de ces armes miraculeuses, mais en grande quantité cette fois.

Le Maître des Initiés manifesta sa colère en frappant le dallage du talon de sa botte.

-Des circonstances imprévues exigent que vous lanciez votre appel dès demain ! C'est le souhait de l'empereur. Il ne serait pas sage de le contrarier si vous voulez continuer à bénéficier de sa protection.

-Je suis tout dévoué à votre maître, toutefois je préfère attendre d'être reconnu roi par tous mes sujets.

Le colonel Wan-So respira profondément pour retrouver un peu de calme ce qui eut pour effet de gonfler son imposante cage thoracique, tendant le tissu du froc à la limite de la rupture. Il dit alors d'une voix douce :

-Je crains que vous n'ayez pas une vue exacte de la situation. En particulier vous avez négligé un détail important.

-Lequel ? demanda vivement le comte.

-Le vrai roi de Kesla est notre prisonnier. Si vous vous obstinez dans votre refus, je pense que je pourrais traiter avec lui sans trop de difficultés. Pour récupérer son trône, il n'hésitera pas à m'être agréable.

-Il n'a plus d'armée, gronda Korda en serrant ses énormes poings. Je l'écraserai d'une seule main.

-A moins qu'il ne dispose d'armes plus efficaces que les vôtres, ironisa le colonel. La colère est très mauvaise conseillère. Reprenez-vous et réfléchissez. Je viendrai demain à huit heures chercher votre réponse. Je sais qu'elle sera favorable sinon...

Le grand Maître laissa sa menace en suspens. Il tourna brutalement les talons et sortit à grands pas. La malheureuse sentinelle qui n'avait pas compris un mot du dialogue restait immobile. Devant le visage écarlate de son seigneur, le garde devina qu'une monstrueuse colère allait éclater. Peu désireux d'en supporter les conséquences, il s'éclipsa en refermant la porte derrière lui.

Korda éructa une série de jurons où il était question des origines curieuses et zoologiques du grand Maître, de la moralité douteuse de sa mère et des supplices qu'il souhaitait lui voir infliger en enfer.

Carole était restée tapie dans son coin. Elle réfléchissait à grande vitesse. Il n'était plus question de respecter la loi de non-immixtion mais de prévenir au plus tôt l'amiral Neuman.

-Tu n'es pas encore au lit, hurla Korda. Tu vas me payer de tous mes ennuis.

Il fonça vers Carole, le mufle en avant, comme un taureau furieux. Il tendit la main pour arracher le haut du pourpoint. Une secousse sèche dévia son bras et le poing de la jeune femme percuta le menton avec une rigoureuse précision. Tout combattant terrien se serait effondré pour le compte. Korda était une force de la nature, habitué depuis son jeune âge aux rudes combats des chevaliers. Il se contenta de secouer la tête tandis qu'un sourire féroce étirait ses grosses lèvres.

Carole massa machinalement sa main endolorie. Elle avait la sensation d'avoir frappé un mur ! Korda poussa un hurlement rauque et se lança vers elle, les bras écartés pour saisir son adversaire. Une étreinte monstrueuse destinée à étouffer cette rebelle. Un instant, il pensa parvenir à son but mais ses bras ne rencontrèrent que le vide.

La jeune femme s'était laissée tomber en arrière. Aussitôt, ses deux pieds heurtèrent avec violence le ventre du comte qui se plia en deux de souffrance. Carole roula sur elle-même, se redressa d'un coup de rein. Déjà Korda revenait vers elle, massif comme une forteresse indestructible. Dans ses yeux injectés de sang, l'envie de tuer était patente.

Elle recula de plusieurs pas pour prendre du champ. Soudain, elle parut s'envoler, son corps se porta à l'horizontale et sa jambe droite se détendit. Le talon de la botte atteignit Korda au visage au niveau de la pommette droite, déchirant la peau sur plusieurs centimètres.

En souplesse, Carole retomba sur le dallage où elle parut rebondir et se redressa. Le sang qui maculait le visage du comte, lui donnait un aspect effrayant. Il ne paraissait nullement ébranlé par la série des chocs subis et avançait toujours. La respiration de Carole s'accélérait. Jamais au cours de ses entraînements elle n'avait été opposée à un adversaire aussi coriace. Elle feinta du poing gauche et lança le pied droit. La pointe de sa semelle toucha la rotule du comte qui ne put retenir un cri de douleur. Précis, le coup avait fait jaillir le petit os de son articulation naturelle.

Korda fit encore un pas en avant mais sa jambe blessée se déroba sous lui. Il trébucha et s'étala de tout son long. Tout aussitôt, un talon horriblement dur heurta sa nuque. Carole pensa le coup décisif. Tout être normal aurait eu les vertèbres cervicales brisées.

Légère erreur d'appréciation... Erreur fatale ! Elle se pencha vers sa victime. Brusquement, une main agrippa sa cheville, tira avec violence.

Un instant, Carole résista puis elle bascula en arrière. Un étau enserrait sa jambe. D'une traction irrésistible, Korda l'attirait vers lui. Elle tenta de se libérer... En vain ! De son pied libre, elle frappa à deux reprises le visage grimaçant, aggravant la plaie, mettant l'os à nu. Le comte paraissait insensible à la douleur. Dans un grognement de fauve, il saisit l'autre jambe, tira... Une minute plus tard, il était sur Carole, l'écrasant de son poids. Elle voulut se dégager, rouler, elle, la spécialiste des combats au sol. Impossible ! Les deux adversaires n'étaient pas de la même catégorie. L'homme pesait bien quarante kilos de plus qu'elle. Il saisit la gorge de sa main droite. Sans l'écran protecteur resté branché à faible intensité, Carole aurait eu le larynx broyé ! Même ainsi, la pression était terrible. Elle respirait difficilement. Ses oreilles bourdonnèrent. Elle tenta de porter un étranglement mais ses mains glissèrent sur le cou massif, bardé de muscles comme celui d'un taureau.

Elle porta alors une attaque aux yeux, les doigts en fourchettes. Korda détourna la tête et les ongles ne griffèrent que les paupières. La main fut saisie et rabattue sur le sol. Une voix rauque résonna à ses oreilles.

-Il m'aurait été agréable de te violer puis de te livrer à tous mes gens. Même le dernier marmiton aurait profité de tes charmes autant de fois qu'il l'aurait désiré. Mais je ne vais pas avoir le temps de profiter du spectacle. Mieux vaut en finir tout de suite.

La pression sur le cou s'accentua. Carole, de la main gauche, la seule libre, voulut atteindre la boucle de sa ceinture pour augmenter l'intensité de son écran protecteur. Vaine tentative ! Le corps du comte était collé au sien. Elle porta une manchette à la nuque mais le coup manquait de force. Il n'ébranla pas la détermination de son adversaire.

Elle sentait son esprit s'embuer, plonger dans un brouillard cotonneux provoqué par l'anoxie. Trop peu d'oxygène parvenait à ses cellules cérébrales. C'est avec un curieux détachement qu'elle vit un mince sillon rouge apparaître brusquement au niveau du cou de Korda. Soudain, la tête bascula en arrière et un flot de sang aveugla Carole.

CHAPITRE XII

Assis sur le sol près du distributeur alimentaire, Marc mangeait lentement, domptant à chaque bouchée les protestations de son estomac. Il se demandait comment les Dénébiens pouvaient avaler quotidiennement ces ordures.

Le roi Leor approchant, Marc se redressa. -Le comte Stutor affirme que vous avez la possibilité de nous faire sortir de ce trou nauséabond. -Malheureusement, non ! J'ai seulement dit que j'ai le moyen d'ouvrir cette porte. Au-delà, c'est l'inconnu. Nous aurons à combattre à mains nues des adversaires qui possèdent des armes démoniaques.

Plusieurs chevaliers tirés de leur sommeil entouraient les deux hommes. Le baron Rykor, prisonnier depuis plusieurs semaines, lança : -Peu importe les risques ! Rien ne sera pire que l'existence de forçat que nous menons. Si vous offrez la possibilité de mourir en combattant, je vous suis sans hésitation.

-Prenez garde, vous n'aurez d'autres armes que celles prises à l'ennemi. Les pertes seront terribles. Peu d'entre vous recouvreront la liberté.

Le roi approuva, l'air grave et soucieux.

-Un chevalier ne craint pas une mort glorieuse. L'infamie serait de rester caché comme un lapin dans son terrier. Montrez-nous le chemin.

-Un peu de patience, Sire. Il faut achever de réveiller les dormeurs puis les faire manger.

Chacun se précipita vers le distributeur. Lorsque la troupe fut nourrie, le roi interrogea Marc du regard. Ce dernier tira une grenade de sa poche. Leor hoqueta de surprise devant ce qu'il prenait pour une simple bille.

-Comptez-vous nous faire sortir avec cela ?

-C'est un talisman qui m'a été donné par une vieille femme.

Le visage du roi se contracta sous l'effet de la colère.

-Vous vous moquez de nous !

Il levait la main pour souffleter l'insolent. Le comte Stutor intervint alors.

-Sire, je vous en conjure, écoutez le chevalier Marc. Je pense qu'il dit la vérité.

-Soit ! Qu'il le prouve !

Marc posa la grenade sur la serrure puis il se recula, faisant signe à ses amis de l'imiter.

-Attention, le feu va se déchaîner.

Sceptique, le roi voulut avancer mais Stutor, faisant fi de tout protocole, le retint par l'épaule. Une flamme rouge-orangée apparut soudain. Le très haut pouvoir calorifique de l'engin ne tarda pas à faire fondre l'acier pourtant solide de la porte.

Fasciné, Leor regardait tomber les gouttelettes de métal en fusion. Oliver avait enlevé son pourpoint et tirait du col un fil fin de plus d'un mètre de long. Il sortit de sa poche deux petits cylindres de bois qu'il attacha aux extrémités.