LA VENGEANCE DE L’ANDROIDE (SSPP 12) (Corrigé 23/02/2010)

JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Marc Stone était un solide gaillard de trente-cinq ans, au visage carré, aux traits accusés. Il leva son verre et sourit à la jolie brune assise en face de lui. Elsa Swenson, trente ans, les yeux d'un vert sombre, avait en outre la particularité d'être la femme la plus riche de la Galaxie.

Ils goûtèrent l'alcool où nageait un glaçon. La jeune femme fit une grimace qui découvrit des dents blanches bien rangées.

-Le patron de cette boîte bat tous les records. Je ne pensais pas qu'il puisse exister un whisky aussi détestable. Je suis désolée de t'avoir entraîné dans ce mauvais lieu.

-Peu importe, puisque j'ai le plaisir d'être avec toi.

Marc était revenu de mission sur une planète primitive quarante-huit heures auparavant. Dès que les administratifs avaient eu terminé de lui arracher tous les détails sur son voyage, il avait téléphoné à Elsa.

-Tu es trop gentil, Marc. Pour me faire pardonner, je t'invite à boire un vénérable whisky. Ta marque préférée !

Le sourire, le regard brillant, indiquaient que le scotch ne serait qu'un prélude à des jeux plus agréables. Marc se leva et ferma un instant les yeux.

-Nous pouvons partir, dit-il. Ray vient nous chercher avec le trans.

Elsa éclata d'un rire léger.

-J'oublie toujours que tu peux communiquer psychiquement avec ton androïde.

-C'est effectivement fort pratique, surtout en mission. Ainsi nous ne risquons pas d'attirer l'attention des indigènes.

Le patron de l'établissement, un grand type brun aux cheveux calamistrés et à l'allure de bellâtre, s'inclina devant Elsa.

-Nous avons été très honorés de votre venue, Miss Swenson.

La jeune femme ne répondit que par un sec hochement de tête et prit le bras de Marc. Ils sortirent et se retrouvèrent sur le trottoir d'une immense avenue qui s'étendait, rectiligne, à perte de vue. Au cours des siècles, l'agglomération new-yorkaise s'était agrandie démesurément et Washington n'en était plus qu'un faubourg.

Le couple respira un instant l'air frais de la nuit. Soudain l’attention de Marc fut attirée par le ronflement du moteur d'un trans. Jamais Ray n'aurait ainsi maltraité la mécanique. Le véhicule freina brutalement le long du trottoir. Marc eut la vision fugace du canon effilé d'un pistolaser. Par un réflexe désespéré, il repoussa Elsa et tenta de plonger à terre. Trop tard ! Plusieurs jets rougeâtres trouèrent la nuit. Marc ressentit une violente douleur dans la poitrine, aussitôt suivie d'une sensation d'étouffement. Il eut l'impression de glisser dans un puits obscur.

-Ray... au secours... émit-il avant de perdre conscience.

Tandis que les deux corps tombaient lentement sur le sol, le trans disparut dans un grand bruit de turbines malmenées. Plusieurs consommateurs, sortis du restaurant peu après Marc, restèrent interdits sur le seuil.

Un autre véhicule s'arrêta et un grand gaillard en sortit. D'un bond il fut auprès de Marc. Une rapide étude en vision X et scanner lui révéla l'importance des lésions.

-Appelez la police. Qu'elle envoie immédiatement une ambulance ! cria-t-il aux spectateurs qui commençaient à approcher.

D'un mouvement vif, il tira d'une cavité aménagée dans sa cuisse droite deux ampoules et il emplit une seringue. Il agissait avec une telle rapidité qu'un oeil humain avait peine à suivre ses mouvements.

Déchirant la manche, il dénuda l'avant-bras de Marc et injecta son mélange directement dans la veine. Puis il se pencha sur le visage livide et entreprit une respiration artificielle par le bouche-à-bouche.

Trois minutes plus tard, une ambulance, sirènes hurlantes, arriva. Plusieurs médecins en descendirent, traînant un lourd appareillage. Entouré d'électrodes, intubé, Marc fut hissé le premier dans l'ambulance qui démarra rapidement.

***

Le général Khov arpentait d'un pas furieux le grand hall de l'hôpital. C'était un colosse de deux mètres de haut, au crâne dégarni et lisse, aux yeux noirs et bridés, hérités de ses très lointains ancêtres mongols. Il dirigeait d'une poigne de fer le Service de Surveillance des Planètes Primitives depuis plus de dix ans. Dès qu'il avait été informé de l'attentat perpétré contre Stone, il avait couru à l'hôpital. Bien que s'efforçant de bannir toute sensibilité, il ne pouvait se défendre d'une certaine affection pour Marc. S'il avait eu un fils, il aurait aimé qu'il lui ressemblât. De plus, Stone lui avait sauvé la vie l'année précédente en allant le récupérer sur une planète lointaine.

Il était tellement préoccupé qu'il manqua heurter l'amiral Neuman, patron de la Sécurité Galactique. Neuman était grand, mince, avec un visage étroit surmonté d'une chevelure grisonnante. Les deux hommes, qui se connaissaient bien, se saluèrent. Comme Khov s'étonnait de la présence de l'amiral, ce dernier répondit :

-Une agression contre la femme la plus riche de la Galaxie va déclencher un gros scandale. Nul doute que le Président lui-même exigera des résultats rapides. Si je veux conserver mon poste, j'ai intérêt à me démener. Où sont les victimes ?

Khov désigna une porte de son menton carré.

-Les chirurgiens opèrent depuis deux heures ! Nous ne devrions pas tarder à avoir des nouvelles. Avez-vous commencé l'enquête ?

-Naturellement. D'après les premiers éléments, il semble s'agir d'un travail de professionnels, exécuté avec une précision remarquable, visant principalement Stone. Avait-il des ennemis ?

Khov haussa ses robustes épaules.

-Je l'ignore. Il n'était rentré de mission que depuis quarante-huit heures.

-Et avant cela ?

-Tout peut être envisagé. Vous savez comme moi qu'il a été mêlé à plusieurs missions délicates. En particulier, il a contribué à la ruine de la très puissante Compagnie Galactique d'Exploitation Minière.

Neuman hocha la tête.

-Je me souviens de l'épisode. Cela peut constituer un embryon de piste.

Avisant Ray immobile à une extrémité de la pièce, l'amiral questionna l'androïde qui répondit :

-J'ai reçu un appel du capitaine Stone me demandant de le prendre devant le restaurant. J'étais dans un parking souterrain à un kilomètre de distance. Je virais dans l'avenue lorsque j'ai perçu un appel à l'aide de Marc. Lorsque je suis arrivé près de lui, ses agresseurs étaient loin. Je n'ai pu distinguer qu'un trans avec deux hommes à bord.

Neuman se tourna vers Khov.

-C'est bien une technique de professionnels. Malheureusement, avec de l'argent, n'importe qui peut s'offrir une paire de tueurs. Tous nos informateurs sont déjà alertés.

A cet instant, le chirurgien apparut. Il paraissait jeune malgré ses traits tirés par la fatigue. Devançant les interrogations des deux hommes, il annonça :

-Miss Swenson avait une plaie thoracique. Son état est sévère, mais nous avons très bon espoir que l'évolution soit favorable.

-Et le capitaine Stone ? s'inquiéta Khov.

Le chirurgien poussa un soupir.

-Son cas est beaucoup plus grave. Il a une blessure du foie et surtout une large plaie du coeur. Sans les soins immédiats donnés par l'androïde, il n'aurait jamais pu arriver vivant. Je l'ai opéré et j'ai colmaté la brèche cardiaque avec une plaque de nylon, mais c'est sans espoir. Elle ne tiendra guère plus de deux jours.

-N'envisagez-vous pas une greffe cardiaque, docteur ? demanda Khov.

-D'abord nous n'avons pas de coeur d'un groupe tissulaire compatible avec celui de Stone. Même si nous en possédions un, l'intervention serait impossible en raison des grosses lésions hépatiques. Dans deux heures, trois au plus tard, notre malade mourra.

-A-t-il repris conscience ? s'enquit Neuman.

-Non ! Il est toujours sous l'effet des anesthésiques. Nous n'avons pas cru utile de le réveiller uniquement pour qu'il se voie mourir. Maintenant, je vous prierai de m'excuser. D'autres interventions m'attendent.

La tête basse, ruminant de sombres pensées, Khov sortit de l'hôpital suivi de Neuman. Ray était resté immobile dans le hall de l'hôpital. Grâce à son ouïe électronique, il avait perçu la conversation.

Un étrange phénomène agitait ses neurones artificiels. Un androïde ne pouvait éprouver de sentiments, affirmaient les cybernéticiens. C'était connu, prouvé. Ils ne réagissaient qu'en fonction des programmes qui leur avaient été fournis. Ray faisait équipe avec Marc depuis plusieurs années. Or, au fil des missions, il s'était créé d'étranges liens entre l'homme et la machine. Marc au milieu des pires dangers avait traîné l'androïde endommagé. A l'inverse, chaque fois que Marc était en péril, tous les circuits de Ray se mobilisaient, effaçant les programmations pour ne laisser place qu'à une redoutable efficacité. Ainsi, il avait sauvé Marc à plusieurs reprises.

Maintenant cette symbiose était rompue par la faute d'un ou plusieurs hommes. Une véritable tempête secouait les circuits de l'androïde, déclenchant une réaction très curieuse qu'il ignorait jusqu'à présent... la haine...

CHAPITRE II

Ray descendit la volée de marches menant dans la cour et s'installa aux commandes du trans. Ses circuits électroniques fonctionnaient avec une logique implacable.

-A sept heures ce soir, lorsqu'il a quitté son appartement, Marc ignorait où il dînerait. Nous sommes passés prendre Miss Swenson à son domicile. C'est dans la voiture que Marc et elle ont discuté de leur destination. Il a proposé une auberge à la périphérie de la ville. Miss Swenson a suggéré plusieurs autres endroits pour conclure : « On m'a recommandé Le soleil noir. Il paraît qu'ils ont des spécialités intéressantes. »

-C'est alors que Marc m'a ordonné de les conduire là-bas. D'après les quelques bribes de pensées que j'ai perçues, je sais qu'ils ont été accueillis par le patron et conduits dans un petit salon particulier. C'est le patron en personne qui a assuré le service.

Une fraction de seconde plus tard, Ray ajouta :

-Les tueurs attendaient devant le restaurant. Conclusion, ils avaient été avertis de la présence de Marc, car je suis certain de n'avoir pas été filé depuis la maison. Donc, c'est par ce restaurant que je dois commencer mon enquête.

Il arrêta le trans devant la porte du Soleil Noir. Une serveuse blonde et boulotte secoua la tête d'un air navré.

-Désolé, monsieur, nous allons fermer.

Ray, d'un pas lent mais irrésistible, poursuivit son avance.

-Je veux seulement boire un verre.

La salle était déserte, à l'exception d'un couple qui s'apprêtait à sortir. L'androïde se dirigea vers le bar où il s'accouda.

-Un scotch ! dit-il.

La blonde posa un verre devant lui puis alla à l'autre extrémité du comptoir où le patron calculait la recette de la soirée.

-J'ai terminé, monsieur Holton. Il ne reste plus que ce drôle de client. Il a insisté pour entrer boire un verre. Je l'ai servi, mais il ne l'a pas touché et il reste complètement figé.

Le patron jeta un oeil distrait à Ray et palpa familièrement les rondeurs de la fille qui gloussa.

-Monte te coucher. Je viendrai te faire une gâterie. Le temps de virer ce type et j'arrive.

Tandis que la fille s'éclipsait, il éteignit toutes les lumières à l'exception de celle au-dessus du bar.

-Finissez votre verre, monsieur, nous fermons.

Ray articula lentement :

-Je partirai dès que j'aurai le renseignement que je cherche.

-Que voulez-vous ?

-Deux personnes se sont fait descendre en sortant d'ici.

Le patron eut une moue dégoûtée.

-Encore un journaliste! Ecoutez, j'ai déjà dit tout ce que je savais à la police et même aux reporters qui sont venus. Vous avez une bonne longueur de retard sur vos collègues.

La main de Ray se détendit prestement, saisissant Holton par le devant de sa veste. D'une traction ferme, il le hissa par-dessus le bar et l'allongea sur le comptoir. Puis, d'un revers de main aussi délicat que la caresse d'un char, il lui écrasa les lèvres et le nez.

Holton toussa et cracha deux incisives.

-Vous êtes fou, tenta-t-il de protester d'une voix sifflante.

Une nouvelle gifle lui coupa la parole.

-Ecoute bien car je ne répéterai pas ma question, dit Ray d'une voix étrangement douce. A qui as-tu téléphoné pour l'avertir que le capitaine Stone et Miss Swenson dînaient chez toi ?

L'affolement s'inscrivit dans le regard de Holton.

-J'ignore de quoi vous parlez, je...

Sa phrase fut interrompue net. Ray l'avait saisi à la gorge et commençait à serrer.

-Si tu ne parles pas maintenant, tu ne parleras plus jamais. Cligne des yeux lorsque tu seras décidé.

Le visage de Holton vira au rouge puis au bleuâtre. Désespérément, il tenta de se dégager de l’étau qui l'étouffait, en vain. Le coeur battant, les tempes bourdonnantes, il cligna plusieurs fois des paupières.

Ray relâcha sa prise, permettant à un filet d'air de pénétrer dans les poumons douloureux de l'homme.

-Alors?

-Sam Illich ! C'est lui que j'ai averti. Je jure que j'ignorais ce qui allait se passer. Vous pensez bien... juste devant ma boîte - ce n'est pas une bonne publicité !

-Où habite-t-il ?

Holton eut un instant d'hésitation. Déjà la main de l'androïde se rapprochait de sa gorge. Il lança très vite, d'une voix assourdie par les meurtrissures de son larynx :

-8239, 117e avenue!

Ray hocha la tête. D'un mouvement brusque, il fit tomber l'homme derrière le bar.

-Reste tranquille et gare à toi si tu m'as menti.

Il passa devant les vestiaires, ouvrit la porte et la claqua, sans toutefois sortir. Silencieusement, il se glissa à nouveau dans la salle obscure.

Holton se redressait péniblement. D'un geste nerveux, il saisit une bouteille et but avidement au goulot. Il se dirigea vers le vidéophone et composa un numéro. Tous ses circuits en alerte, Ray l'enregistra dans sa mémoire.

-Monsieur Illich, dit Holton d'une voix tremblante, je viens d'avoir la visite d'un type, grand et très costaud. Il a un drôle de regard.

-Alors ? s'impatienta son interlocuteur.

-Il m'a posé des questions... J'ai été obligé de répondre, sinon il m'aurait étranglé. Il savait que je vous avais téléphoné...

-Naturellement vous avez parlé pour sauver votre misérable existence, rétorqua Illich d'un ton glacial.

-Oui, mais je l'ai dirigé sur l'entrepôt de la 117e avenue. Vous pourriez...

-Je sais ce que j'ai à faire, coupa Illich. Je vais envoyer Dave et Yvan l'accueillir. Je veux savoir qui est ce type. Avertissez-moi si un autre curieux se pointe à l'horizon.

Un sourire satisfait éclaira le visage de Holton. Il reprit la bouteille, avala une large rasade et faillit s'étrangler en découvrant la silhouette qui s'était approchée silencieusement de lui. De surprise, il lâcha le flacon qui se brisa sur le sol.

-Que voulez-vous encore? éructa-t-il entre deux quintes de toux.

-La véritable adresse de Sam Illich. Je connais déjà son numéro de vidéophone que tu m'as aimablement fourni. Cela m'évitera d'avoir à consulter l'ordinateur.

Le visage de Holton prenait une vilaine couleur grisâtre.

-2225, 264e rue, souffla-t-il. Qu'allez-vous faire ?

Ray parut réfléchir à haute voix.

-Tu as informé Illich pour que les tueurs attendent le capitaine Stone.

-Mais... mais... j'ignorais...

L'androïde, comme s'il n'entendait pas, poursuivit :

-Si tu n'avais pas téléphoné, il n'y aurait pas eu d'attentat ce soir. Donc tu es responsable de ce qui est arrivé. Logique ?

-C'est à l'ordinateur judiciaire de décider, s'écria Holton terrorisé. Je demande à être traduit devant lui... C'est la loi !

-Je suis témoin, juge et... bourreau ! murmura Ray.

D'un geste ample, il abattit son poing sur le crâne de l'homme. Le craquement de l'os fut nettement perceptible. Ray quitta le restaurant sans un regard pour le corps affalé sur le sol.

CHAPITRE III

Dave était brun, trapu, avec des sourcils épais. Tout le contraire d'Yvan, colosse blond et placide. Les deux hommes attendaient depuis plus d'une heure dans un grand hangar obscur, surveillant la rue par une fenêtre.

-C'est bien notre chance ! rouspéta Dave. Au lieu de fêter tranquillement la réussite de notre contrat, il a fallu que le patron nous expédie dans ce coin ! Il aurait pu trouver quelqu'un d'autre pour faire le travail.

Yvan haussa ses robustes épaules.

-Apparemment, Mr. Illich était très pressé. N'oublie pas qu'il nous a promis une jolie prime !

-Oui, mais il faut attraper le type vivant et le faire parler.

Le colosse contempla ses mains énormes, noueuses, et ricana :

-Je ne pense pas que ce soit un problème. J'ai une certaine expérience des interrogatoires musclés. Jusqu'à présent aucun de mes clients n'a refusé de me répondre, ils deviennent même tellement bavards qu'il est impossible de les arrêter. Je suis beaucoup plus efficace que n'importe quel sondeur psychique !

Dave sursauta et se retourna vivement, son pistolaser à la main. Il scruta la pénombre, mais ne distingua rien.

-Tu deviens nerveux comme une vieille fille, ironisa Yvan.

-J'ai cru entendre un bruit, comme un glissement, protesta Dave.

-Cette baraque n'a qu'une issue et nous la gardons. A moins de passer par le toit...

-Pourquoi pas ?

-Nous aurions alors entendu le bruit d'un hélibulle.

Ils reprirent leur faction monotone. Une voix éclata soudain derrière eux, toute proche.

-Ne bougez pas !

Ils se retournèrent brusquement. Dans la maigre lumière provenant de l'avenue, ils distinguèrent une silhouette à trois mètres d'eux. En bons professionnels qu'ils étaient, ils remarquèrent aussitôt que l'homme ne portait pas d'arme. Sans hésitation, ils ouvrirent le feu, visant les jambes.

Les rayons laser ne provoquèrent qu'un ridicule grésillement en heurtant un champ protecteur. La silhouette leva l'avant-bras droit et une lueur rouge jaillit de son index.

Une seconde plus tard les deux pistolaser tombaient à terre, entraînant avec eux quelques doigts.

Les deux tueurs ne pouvaient savoir que Ray était un androïde très particulier, en principe réservé au seul Service Action du S.S.P.P. Il était d'abord équipé d'une ceinture protectrice, une merveille de la technologie terrienne qui induisait autour de celui qui la portait un champ de force, le mettant à l'abri des projectiles classiques et des lasers. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du générateur de l'androïde. Ensuite l'index droit dissimulait un laser. Surtout, l'avant-bras gauche contenait un désintégrateur capable de tout anéantir dans un rayon de plusieurs mètres.

Ces androïdes étaient destinés à escorter les agents envoyés en mission sur les planètes primitives.

Incrédules, les deux tueurs contemplaient leur main mutilée. Une rage folle envahit l'esprit d'Yvan. Il se rua sur Ray. Le colosse était fier de sa force physique dont il aimait user et souvent abuser. Il espérait bien, grâce à son poids, renverser et étouffer son adversaire.

Il eut l'impression de heurter un mur. Dans la fraction de seconde qui suivit, sa mâchoire encaissa un choc violent. Son esprit s'enténébra et il glissa sur les genoux.

Dave crut que l'action d'Yvan détournerait l'attention de leur adversaire. Il tenta de fuir.

A peine eut-il couru quatre pas qu'il ressentit une douleur épouvantable aux deux mollets. Il trébucha et s'affala lourdement sur le sol poussiéreux. Il tenta de se redresser et poussa un hurlement. Avec horreur, il vit ses jambes sectionnées au-dessous du genou.

Le cri dément de son camarade obligea Yvan à émerger de la brume cotonneuse où il s'enfonçait.

-Arrêtez... Arrêtez... murmura-t-il d'une voix pâteuse.

-Que deviez-vous faire ici ?

-Vous capturer et vous interroger.

-Est-ce vous qui avez tué ce soir le capitaine Stone ?

La question avait été posée d'une voix indifférente, presque douce. Yvan crut pouvoir répondre par l'ironie :

-Secret professionnel ! Livrez-nous à la police, c'est tout ce que vous pouvez fai...

Un gémissement interrompit sa phrase. Son avant-bras sectionné au niveau du coude par un jet laser venait de tomber sur le sol.

-J'exige une réponse, dit Ray toujours avec calme. A trois, je tranche l'autre bras. Un... deux...

-Arrêtez... c'est nous... Moi, je ne faisais que conduire le trans, c'est Dave qui a tiré... Nous ne sommes pas responsables - nous n'avons qu'obéi à Mr. Illich... Nous devions tuer l'homme et la femme... Nous ignorions même leur nom...

Plus n'était besoin de poser de questions. Ray n'avait qu'à enregistrer.

-C'est un flash d'information qui nous a appris de qui il s'agissait... Illich nous avait remis des portraits tridi qui nous ont permis de les reconnaître... Maintenant, laissez-nous... Pitié, pitié...

Un ricanement sortit du larynx artificiel de l'androïde.

-La pitié est un sentiment humain, totalement illogique. Vous avez tué mon seul ami...

Il eut un petit mouvement de l'index et la tête d'Yvan détachée du tronc roula sur le sol. En proie à une immonde terreur, Dave rampait sur le sol, le regard fou, la bave aux lèvres. Ray le contempla un instant, comme un enfant regarde la fourmi qu'il va écraser sur son morceau de sucre.

-Marc... Marc... murmura-t-il.

Avec une précision chirurgicale, il sectionna la tête de l'homme, mettant ainsi fin à ses angoisses.

CHAPITRE IV

La 264e rue traversait le quartier résidentiel le plus chic de New York. D'élégantes villas entourées de jardins se succédaient à perte de vue. Au 2225 s'élevait une maison blanche à deux étages. Malgré l'heure très tardive, la lumière brillait encore à une fenêtre.

Ray examina le portail d'entrée. Sans surprise, il découvrit dans un pilier le minuscule objectif d'une caméra. Enfin, sur le toit terrasse une antenne parabolique tournait lentement. La propriété d'Illich était bien protégée ! L'androïde enregistra la vitesse de rotation du radar. Il disposait de dix secondes pour atteindre l'angle mort constitué par le mur de la villa, situé à deux cents mètres du portail qu'il fallait d'abord franchir d'un bond.

Heureusement pour l'androïde, ses constructeurs l'avaient doté d'antigrav perfectionné. Il calcula sa trajectoire et attendit l'instant précis où le radar se détournait.

D'une vigoureuse détente, il franchit le portail et plongea vers la maison. Six secondes... sept... huit... A neuf, il se plaqua contre le mur. Ses détecteurs ne perçurent aucune réaction. Son arrivée passait inaperçue. Il s'éleva lentement le long de la paroi de pierre jusqu'à la fenêtre éclairée. Son regard découvrit une vaste pièce. Derrière un bureau couvert d'écrans de contrôle se tenait un type corpulent au visage rougeaud. Ses yeux bleus, très pâles, cruels, démentaient l'allure bonhomme du personnage. Dans un coin, deux types étaient vautrés sur un divan. Tout en regardant un spectacle tri-di, ils jouaient négligemment avec leurs armes. Sans nul doute, les gardes du corps du patron.

Illich tapotait le rebord de son bureau d'un index impatient.

-Eteignez ce poste, maugréa-t-il d'une voix sèche. Que font ces imbéciles? Je leur avais dit de m'avertir dès qu'ils auraient capturé le type.

Un des gardes du corps secoua la tête.

-Il a dû se dégonfler. Tabasser Holton est une chose, mais s'attaquer à vous en est une autre. S'il s'est un peu renseigné, il a compris très vite et il doit se terrer dans un coin.

Ray examina la fenêtre et sectionna au laser les attaches le long du mur. Une simple poussée suffit pour faire basculer le châssis. L'androïde sauta alors et atterrit dans la pièce au milieu d'un fracas de verre brisé.

Les gardes du corps avaient des réflexes rapides, moins cependant que ceux d'un androïde. Avant d'avoir pu appuyer sur la détente de leurs armes, ils moururent. Illich fixa, fasciné, le petit trou noir brusquement apparu sur leur front.

Retrouvant son sang-froid, il lança :

-Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

-Pourquoi avez-vous ordonné d'abattre le capitaine Stone?

Illich secoua la tête.

-Fichez le camp ! Je jure que vous regretterez d'être entré ici.

-Je crois que vous m'avez mal compris !

Illich se redressa et bomba le torse.

-J'appartiens à la Grande Compagnie! Si vous me touchez, vous ne serez plus en sécurité nulle part. Notre confrérie sait assurer la défense de ses membres. Où que vous soyez, elle vous retrouvera et vous mourrez d'une manière particulièrement désagréable.

Il s'interrompit brusquement devant le peu d'effet de ses menaces. Le regard fixe de Ray le mit mal à l'aise.

-Vous... vous êtes un androïde... ce n'est pas possible...

Ray allongea le bras et saisit la main d'Illich. Il commença à serrer. L'homme eut un regard de défi qui se mua vite en affolement. En sentant le craquement de ses os, il hurla de souffrance. Sans relâcher aucunement sa prise, Ray reprit d'un ton suave :

-J'attends une réponse.

Livide, Illich secoua la tête. L’étau qui lui écrasait la main se relâcha, apportant une trop brève seconde de répit, immédiatement suivie d'une douleur plus intense encore. Les os de son poignet craquaient lugubrement.

-Non, vous n'avez pas le droit...

Ray enregistra la protestation avec satisfaction. Lorsque les fripouilles en appellent au droit et à la justice, elles ne sont pas loin de céder. Imperturbable, il accentua sa pression.

-Je ne peux vous le dire... gémit Illich. C'est Clark Butler! Il m'a demandé de lui fournir des spécialistes pour ce travail.

Stimulé par Ray qui augmentait par instants sa pression, Illich poursuivit d'une voix haletante, les joues inondées de sueur :

-Il m'avait fourni les photos et j'ai mis mes deux meilleurs spécialistes sur le coup... Entre collègues, on se rend souvent ce genre de service. Je n'ai pas cherché à en savoir plus... Moi, je contrôle les jeux pour le compte de la Compagnie... Clark, son travail, c'est la prostitution.

-Où habite-t-il ?

-Il a un appartement au dernier étage du Central Eros Center.

Ray lâcha brusquement sa prise. Epuisé, Illich s'écroula sur l'épais tapis synthétique. Il murmura :

-Vous voyez, je ne suis pour rien dans ces meurtres.

-Tu as fourni les tueurs... Coupable...

L'éclair du laser éblouit Illich, et toute la pièce parut chavirer. Du bout de sa botte, Ray fit négligemment rouler la tête sur le tapis. La haine qui agitait toujours ses circuits était telle qu'il trouvait le châtiment trop doux.

Il examina un instant le bureau et débrancha les systèmes de sécurité. A l'instant de sauter par la fenêtre, il lança dans la pièce une petite grenade incendiaire, à haut pouvoir calorifique. Aussitôt une flamme orangée s'éleva, embrasant la porte de communication.

Lorsque Ray regagna son trans, l'aube pointait. Déjà ses circuits élaboraient un nouveau plan d'action. Pour cela, il savait qu'il lui fallait prendre certaines précautions.

CHAPITRE V

Peggy se tamponna doucement les yeux. C'était une authentique vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse, à la mâchoire proéminente exhibant de longues dents. Son visage étroit était affligé d'un nez pointu sur lequel elle juchait une antique paire de lunettes.

Elle était la secrétaire particulière du général Khov. Dès son arrivée au bureau, elle avait été informée de l'accident survenu à Stone et n'avait pu retenir ses larmes. Certes, il la taquinait souvent, comme beaucoup d'autres jeunes officiers, mais il était son préféré, surtout depuis qu'il avait sauvé la vie du général. A l'idée qu'elle ne reverrait plus son regard tendrement ironique, elle éclata en sanglots. Le bruit de la porte de l'ascenseur l'obligea à se contrôler. Khov arborait sa mine des plus mauvais jours. Ses traits étaient crispés en un rictus découvrant ses dents, comme s'il allait mordre quiconque croiserait son chemin.

En passant devant Peggy, il grogna :

-Venez dans mon bureau !

Il s'installa dans son fauteuil. Fouillant dans un tiroir, il en sortit un cigare qu'il décapita d'un coup de dents rageur.

-Appelez l'hôpital central, le service de réanimation intensive, ordonna-t-il d'une voix rauque.

Tandis que Peggy tapait vivement sur le clavier du vidéophone, Khov alluma son cigare et aspira une large bouffée. La fumée n'apaisa nullement ses nerfs; d'un mouvement brusque, il écrasa le malheureux cigare dans le cendrier.

-Votre communication, général, annonça Peggy.

Questionné sèchement par Khov, le jeune médecin répondit :

-Pour l'instant, le capitaine Stone est toujours vivant. C'est totalement incompréhensible.

-A-t-il une chance, même minime, de s'en tirer ?

Le médecin secoua la tête, l'air navré.

-Franchement non! Il faudrait que ses cellules se multiplient à une vitesse dix fois supérieure à la normale pour boucher la plaie cardiaque avant que les points qui fixent la prothèse de nylon ne se déchirent, provoquant une hémorragie mortelle. Non, il ne faut pas espérer de miracle !

-Merci, docteur, murmura Khov, effondré. Prévenez-moi de toute modification de l'état de votre patient.

Khov resta longtemps muet. Ses doigts puissants émiettaient le reste du cigare. Un appel de Peggy le tira de sa torpeur.

-L'amiral Neuman vous demande sur la ligne deux.

Le général bascula aussitôt l'interrupteur.

-Avez-vous du nouveau dans notre affaire ?

-Quelques éléments disparates seulement. Les rares témoins de la scène ont été formels. Le trans des assassins était stationné à cinquante mètres du restaurant, et il a démarré lorsque Stone est sorti de la boîte. Manifestement les tueurs attendaient. J'ai envoyé deux agents interroger le patron du restaurant. C'est là que l'histoire se complique. Mes hommes ont retrouvé le dénommé Holton sérieusement amoché, comme si on avait voulu le faire parler.

-Il est mort ?

-Il ne vaut guère mieux ! Il est à l'hôpital avec une fracture du crâne et il semble peu probable qu'il s'en sorte. Le plus drôle, c'est qu'il est fiché dans notre service. Plusieurs inculpations pour escroquerie, complicité de meurtre. Mais il n'a jamais été condamné, faute de preuves.

-C'est peut-être une banale agression, objecta Khov.

-Peu plausible ! Rien n'a été fouillé et la recette de la soirée est restée sur le comptoir.

Attendez, il y a encore de curieuses coïncidences. Ce matin, au cours d'une ronde, des policiers ont découvert deux cadavres dans un entrepôt de la 117e avenue. Les corps étaient décapités et les membres sectionnés au laser. En recollant les morceaux, les spécialistes les ont rapidement identifiés. Dave Colson et Yvan Souvarof. Ce sont des hommes de main de la Grande Compagnie.

Notant le froncement de sourcils de Khov, l'amiral précisa :

-C'est ainsi que se nomme un groupement de malfaiteurs qui contrôle la majorité des trafics de l'Union Terrienne. Jeux illégaux, drogue, prostitution, trafic d'armes, il n'y a guère de secteurs où elle ne soit impliquée. C'est un peu la descendante de la Maffia de nos ancêtres, en plus perfectionnée.

-Pourquoi vos services ne démantèlent-ils pas cette organisation ?

Neuman eut un sourire fatigué.

-Il nous arrive de coincer quelques subalternes que nous devons le plus souvent relâcher, faute de preuves. Les dirigeants sont de paisibles citoyens, au-dessus de tout soupçon, qui ne se compromettent jamais. Revenons à nos truands. La police a encore retrouvé deux pistolasers ayant récemment servi et un trans qui pourrait correspondre à celui vu devant le restaurant.

-Vous pensez que ce sont eux qui ont tué Stone ?

-Ce n'est qu'une hypothèse ! Ces temps derniers, la présence de ces deux tueurs professionnels avait été signalée à New York. On murmurait même qu'ils travaillaient pour Sam Illich.

-Qui est-ce ?

-Un homme d'affaires, officiellement patron d'une société d'import-export. Officieusement, il est soupçonné d'être une des têtes de la Grande Compagnie. Nous l'avions mis plusieurs fois sous surveillance, mais sans succès.

-Pourquoi ne l'interrogez-vous pas sérieusement ? grogna Khov.

Un rictus retroussa les lèvres de Neuman.

-L'idée m'en était venue, figurez-vous  ! Mais il a trouvé la mort, ainsi que deux de ses gardes du corps. Sa maison a été incendiée. Seule l'arrivée rapide des pompiers a permis de récupérer les corps. Illich avait été également décapité au laser, et une grenade incendiaire était responsable du feu.

-Est-ce la première fois que votre bande de gibiers de potence règle ses comptes ?

-Certes non, mais je n'aime guère les coïncidences.

-De toute manière, je ne vois pas de liens possibles entre Stone et cette Grande Compagnie. Je connais ce garçon depuis plusieurs années, sa conduite a toujours été irréprochable.

-C'est également mon opinion. Il se pourrait cependant qu'un de ses amis ait voulu le venger. Mac Donald par exemple, à qui il a rendu service récemment.

-Il est en mission et ne doit rentrer sur Terre que dans quinze jours.

Le général réfléchit un instant, les sourcils froncés.

-Ray, murmura-t-il. Se pourrait-il que Ray...

Il laissa sa phrase en suspens avant de reprendre :

-Je suis sûr de l'avoir vu à l'hôpital, lorsque le chirurgien nous a annoncé la mort imminente de Stone.

L'amiral secoua dédaigneusement la tête.

-Impossible! Cet androïde n'a aucune programmation d'enquêteur. De plus, un de mes agents a perquisitionné ce matin au domicile de Stone. L'androïde était là-bas, inactivé. Mon agent s'en est assuré.

La conversation terminée, Khov resta un long moment songeur.

CHAPITRE VI

Ray pianotait sur l'ordinateur à une vitesse extraordinaire. Depuis qu'il était rentré à l'appartement, il ne s'était arrêté qu'une demi-heure, pendant que le policier fouillait sans précautions les affaires de Marc. Voir cet homme manipuler ce qui avait appartenu à son ami avait été un réel supplice, et il avait dû s'imposer un effort gigantesque pour ne pas le jeter par la fenêtre.

Sur l'écran une série de chiffres apparaissait et disparaissait tout aussi rapidement. Enfin, Ray poussa un grognement de satisfaction. Après douze heures de travail intensif, il avait réussi à percer les défenses de l'ordinateur de la Sécurité Galactique et allait avoir accès aux documents confidentiels. Il ne jeta qu'un rapide coup d'oeil sur les fiches de Holton, Illich et Clark Butler.

-De belles fripouilles indignes de vivre !

Il consulta longuement et enregistra dans sa mémoire un document marqué « Top

Secret », intitulé : Organigramme probable de la Grande Compagnie -Chefs de secteurs; la liste comprenait une dizaine de noms dont ceux d'Illich et Butler. Responsable pour New York : Ben Willars. A une série de villes étaient accolés des noms. Les renseignements de la Sécurité Galactique étaient bien maigres, à en juger par les lignes suivantes :

«Responsable Terre?» «Chef suprême ? »

Colère, indignation, haine féroce, il aurait été bien difficile d'analyser ce qui se déroulait dans les circuits de l'androïde. Onze heures du soir. Ray arrêta son trans à bonne distance de l'immense building qui abritait le Central Eros Center. Une enseigne lumineuse très suggestive, plaquée sur toute la façade, proclamait la vocation de l'établissement. L'androïde analysa rapidement la situation. La lumière vive l'empêchait d'utiliser ses antigrav pour gagner le sommet du bâtiment. Il lui fallait donc y pénétrer comme s'il était un client. Il s'immobilisa, car il avait négligé un détail. Jusqu'alors Marc payait toutes les dépenses avec sa carte bancaire. Avec sa mort, le compte était certainement bloqué. Ray ne disposait pas d'un dol. En moins d'une seconde, ses neurones électroniques trouvèrent la solution. Un homme rondouillard au visage rubicond sortit de l'Eros Center. Il avançait lentement d'une démarche titubante.

-Laissez-moi vous aider, dit Ray d'une voix aimable.

Le fêtard tourna la tête en bredouillant :

-Merci... merci... mon gars...

Il eut un petit hoquet. Ray venait de l'assommer d'un coup sec au menton. Le geste avait été si rapide que personne ne pouvait l'avoir remarqué. Soutenant sa victime d'un bras, il fouilla la veste. Il en retira d'abord une grosse poignée de plaques de 100 dols. Comme il l'avait pensé, on ne se servait guère de carte bancaire dans ce genre d'établissement ! Il extirpa ensuite une pièce d'identité.

-Edgar Morrisson, lut-il.

Ils parcoururent quelques mètres comme deux vieux amis. Un taxi passa. Ray le héla, ouvrit la portière et tendit cent dols au chauffeur en lançant avec un clin d'oeil :

-Pouvez-vous ramener mon ami chez lui ? Il n'est pas en état de conduire.

Le chauffeur qui, en un voyage, doublait la recette de sa soirée, approuva avec un sourire complice :

-Installez-le sur la banquette arrière ! Je dirai à sa légitime qu'en sortant d'un office religieux, il a été pris d'un petit malaise.

Ray regarda le trans s'éloigner, puis il pénétra dans l'Eros Center. Dans le grand hall, il fut accueilli par une brune au regard malicieux d'une cinquantaine d'années, moulée dans une robe rouge qui mettait en valeur son décolleté.

-Je ne pense pas vous avoir déjà vu ici, monsieur.

-C'est mon ami Morrisson qui m'a conseillé de venir, répliqua Ray, imperturbable.

Le sourire de l'hôtesse s'élargit.

-Un excellent client! Voulez-vous passer dans ce salon pour faire votre choix? Nos filles sont charmantes, vous verrez.

Elle mena Ray dans une petite pièce équipée d'un projecteur tri-di. Indiquant un clavier, elle précisa :

-Vous avez ici la liste de celles qui sont disponibles !

Pour ne pas attirer l'attention, l'androïde feignit de consulter le catalogue. L'image d'une dizaine de femmes en tenue suggestive défila dans la pièce. Estimant raisonnable le temps écoulé, il sélectionna au hasard une brunette et ressortit.

-La 1223, dit l'hôtesse. Votre choix est excellent. Carla est charmante, docile et pleine d'imagination. Vous serez enchanté de votre soirée.

D'un ton léger, elle ajouta :

-C'est cinq cents dols. La caisse est ici.

Ray ayant glissé ses plaques de monnaie dans une fente, il reçut en échange une clef plate.

-Douzième étage, chambre 23, précisa l'hôtesse. Amusez-vous bien. Les ascenseurs sont au fond du hall.

Elle regarda la large silhouette s'éloigner en étouffant un soupir. Si un tel homme s'était intéressé à elle, elle ne lui aurait certainement pas demandé d'argent.

Ray ouvrit la porte et découvrit une brune avenante, vêtue d'un déshabillé transparent. Elle accueillit son visiteur avec un sourire sincère. Un grand gaillard la changeait agréablement des vieux débris qui lui rendaient habituellement visite.

-Veux-tu boire un verre ? suggéra-t-elle.

-Je ne refuserais pas un whisky.

Tandis qu'elle se tournait vers le mur où se trouvait le distributeur automatique de boissons, Ray sortit de sa poche une capsule anesthésiante, une petite sphère de deux centimètres de diamètre emplie d'un liquide jaunâtre très volatil. Combien de fois, au cours des missions accomplies avec Marc, s’était-il servi de ces engins pour tirer son ami de situations délicates? L'image de Marc raviva la tempête secouant ses neurones. D'un geste rageur, il écrasa la capsule dont le contenu se volatilisa aussitôt. Déjà la fille revenait avec deux verres qu'elle déposa sur une table basse.

-Tu ne te déshabilles pas? s'étonna-t-elle.

Soudain ses paupières clignèrent, elle étouffa un bâillement et ses jambes se dérobèrent sous elle. L'androïde eut juste le temps de la rattraper avant qu'elle ne s'effondre. Gentiment, il l'allongea sur le lit et prit même soin de la recouvrir d'un drap.

Il ouvrit doucement la porte et, d'un regard, s'assura que le couloir était désert. Il gagna l'ascenseur et pressa sur le bouton du dernier étage.

-102e, murmura-t-il. D'après mes observations extérieures, l'immeuble en comporte 104. Les deux derniers étages ne doivent être accessibles que par un escalier privé. Je ne devrais avoir aucun mal à le repérer.

CHAPITRE VII

Clark Butler était assis à sa table de travail. Quarante ans, l'allure sportive, il avait un visage aux traits réguliers couronné d'une chevelure brune ondulée. Pour l'heure, une ride soucieuse barrait son front. Il éteignit la télévision, après avoir suivi les dernières informations. La mort affreuse de Sam Illich faisait les délices des journalistes. Naturellement, la police profitait de l'occasion pour fouiller dans les affaires du mort.

Sur ce plan, Butler n'éprouvait aucune inquiétude. Les réseaux de la Grande Compagnie étaient strictement compartimentés et aucun indice ne pouvait conduire jusqu'à lui.

-Holton, Dave, Yvan, Sam... murmura-t-il.

Il savait que ces quatre morts avaient un rapport étroit avec l'attentat qu'on lui avait demandé d'organiser et ne pouvait se défendre d'une sourde inquiétude.

Un voyant rouge s'alluma sur son bureau.

Agacé, il bascula un interrupteur.

-C'est Johan, monsieur, dit une voix rocailleuse. Nous avons un petit problème avec Nelly.

-Entre.

Un gaillard trapu aux muscles noueux et au crâne rasé pénétra dans le bureau, poussant devant lui une grande fille blonde d'une vingtaine d'années, simplement vêtue d'une chemise transparente.

-Elle a plaqué son client et quitté sa chambre.

La blonde éclata en sanglots.

-Je vous en prie, monsieur Butler, c'est un malade ! Il veut me fouetter !

Un sourire apaisant étira les lèvres du patron.

-C'est bien naturel, il paie pour ça !

Le sourire disparut brusquement et, d'une voix sèche, il ordonna :

-Retourne dans ta chambre ! Tu présenteras des excuses à ton bonhomme et tu accepteras gentiment toutes ses lubies.

Le visage ruisselant de larmes, la fille gémit :

-Je ne veux pas, ça fait trop mal !

-File, j'ai assez perdu de temps ! Dis-toi que tout ce que t'infligera ton client ne sera rien en comparaison de la raclée que t'administrera Johan si tu refuses !

Tremblante, la fille hésitait encore. Nul ne prit garde à la petite lueur rouge qu'irradiait a serrure. Découpée au laser, la serrure céda et Ray avança dans la pièce. Clark l'aperçut le premier.

-Que faites-vous ici ? hurla-t-il. Johan, vire-moi ce type et veille à ce qu'il ne revienne jamais !

Le colosse avait des réflexes plus rapides que son volume ne le laissait croire. En une fraction de seconde, il fut sur Ray. Ce dernier se contenta de l'écarter d'un mouvement du bras. Malheureusement pour Johan, le contrôle qu'exerçait l'ordinateur sur les forces de l'androïde était annihilé par la haine. Le garde du corps fut projeté contre le mur avec une force inouïe. Le bruit des os se brisant sous le choc fut perçu par les spectateurs.

-Tu ne sortiras jamais vivant d'ici! ragea Butler. Même si tu es aussi fort qu'un gorille. Mes hommes t'abattront. De plus, tu n'as pas d'arme.

-C'est probablement ce qu'a pensé votre ami Illich.

A cette évocation, la pâleur de Butler s'accentua.

-Assez perdu de temps, reprit Ray. Qui a ordonné l'attentat contre le capitaine Stone ?

-Je... Je ne sais pas !

Ray secoua tristement la tête.

-Vous éviterez beaucoup de désagréments en parlant maintenant.

Avisant un grand coffre-fort plaqué contre le mur, il s'en approcha. L'épaisseur de l'acier spécial gênait l'examen en vision X mais, en utilisant son scanner, Ray distingua le mécanisme. Paisiblement, il enfonça plusieurs touches et la porte s'ouvrit avec un petit claquement. De hautes piles de plaques de monnaie apparurent.

Prévoyant les frais à venir, Ray en empocha quelques poignées, puis sortit une grenade incendiaire. Sidéré, Butler mit plusieurs secondes pour réagir.

-Tu es fou, cet argent n'est pas à moi. Il appartient à l'organisation ! Tu signes ton arrêt de mort et... le mien !

-Je ne vole pas, je purifie !

Ray lança la grenade dans le coffre et referma la porte. Sous l'intense chaleur, l'acier commença à rougir.

-Si tu ne veux pas que je t'écrase le visage sur le métal brûlant, réponds à ma question.

L'androïde avait jugé le personnage. Il pouvait être courageux, mais l'idée d'être défiguré l'épouvanta.

-Le patron... le patron, bégaya-t-il.

Toutefois, Ray avait commis une erreur. Il n'avait pas détecté le signal d'alarme fort bien dissimulé qui s'était déclenché dès l'ouverture du coffre.

Brusquement deux gardes firent irruption dans la pièce, pistolaser au poing.

-Tirez, mais tirez donc ! hurla Butler.

En un millième de seconde, Ray vit qu'une arme était braquée sur la fille restée tremblante dans un coin. Instinctivement, il bondit et s'interposa entre le faisceau et la blonde. Le second garde avait également appuyé sur la détente de son arme. Le brusque saut de Ray fit que le rayonnement frappa Butler en pleine poitrine.

Ray ne leur laissa pas le temps de reconnaître leur erreur. Ils s'effondrèrent avec le môme trou noir au front. L'androïde s'approcha de Butier pour constater qu'il était mort. Mort sans avoir prononcé d'autres mots que : « le patron » !

Ray étudia le vidéophone. Un certain nombre de numéros étaient enregistrés. Il les fit rapidement défiler. Un nom attira son attention. Ben Willars. Le rapprochement avec la note de la Sécurité Galactique fut immédiat.

Ses yeux fixèrent un instant la blonde totalement abasourdie qui ne songeait nullement à cacher ses charmes. « Logiquement, je ne devrais pas laisser de témoins », pensa-t-il. L'image de Marc frappa ses circuits.

-Oui, je sais ce que tu ferais, murmura-t-il presque à regret. Tu n'aurais jamais abandonné une jolie fille !

Saisissant la blonde tremblante par la main, il lui dit de l'attendre dans le couloir.

Resté seul, Ray agit avec rapidité. Il déchira les vêtements des deux gardes, puis saisit la corbeille à papiers, sorte de cylindre en matière plastique noire. Il sectionna alors la tête de Butler qu'il enfourna dans la corbeille, la calant avec les bouts de vêtements. Il voulait signer son crime pour affoler les responsables du meurtre de Marc. L'angoisse est déjà un début de châtiment !

Rejoignant Nelly, il la poussa vers l'ascenseur. Elle se serra peureusement contre lui.

-Vous n'avez rien d'autre à vous mettre sur le dos ? grogna-t-il. Vous ne pouvez pas vous balader dans la rue dans cette tenue.

-Dans... Dans ma chambre... hoqueta-t-elle.

Ray bloqua l'ascenseur-au 31e étage. A l'instant de franchir le seuil de la chambre, la fille eut un mouvement de recul. Dans la pièce se tenait un type maigrichon, au visage étroit, ridicule avec une serviette autour des reins. Il brandit un fouet et hurla :

-Ce n'est pas trop tôt. A genoux, femme...

Sa phrase se coinça dans sa gorge, quand Ray apparut. Ce dernier arracha le fouet et cingla vivement à plusieurs reprises le visage et le torse de l'homme.

Le hurlement que poussa ce dernier fut vite interrompu par un revers de main. Sous le choc, le maigrichon valsa à l'autre extrémité de la pièce et perdit immédiatement connaissance.

Nelly se hâta d'enfiler une tunique et saisit un petit sac. Ils atteignirent le hall sans problème. A quelques mètres de la grande porte, deux hommes dotés de la même carrure imposante s'interposèrent.

-Les filles ne peuvent pas sortir, lança l'un d'eux.

-Je sais, répliqua Ray qui serrait la corbeille sous son bras gauche, mais j'ai un laissez-passer.

Etonnés, les deux types s'avancèrent. Ils n'eurent pas le temps de voir le poing de Ray qui les toucha au menton presque simultanément.

Dans la rue, ils marchèrent rapidement jusqu'au prochain croisement.

-Voilà, dit Ray, je pense que vous devriez quitter New York et vous faire oublier.

Il puisa dans sa poche et glissa dans les mains de la fille une pile impressionnante de plaques de monnaie.

-Disparaissez, maintenant.

Craintive, elle soupira :

-Où que j'aille, ils me rechercheront !

-Je crois qu'ils auront beaucoup d'autres soucis en tête, rétorqua Ray avec un sourire.

-Ne puis-je aller avec vous ?

-Certainement pas !

Il héla un taxi qui passait. Nelly grimpa docilement mais, avant que le véhicule ne démarre, elle demanda :

-Pourquoi faites-vous cela pour moi ?

Une ombre plana sur le visage de l'androïde.

-Vous devez la vie à un mort ! Amusant, n'est-ce pas ?

Le ton sinistre laissa la fille coite.

Ray regagna son trans et démarra brutalement. Quelques blocs plus loin, il s'arrêta devant un bureau postal automatique ouvert toute la nuit. En échange d'une petite plaque de monnaie, un distributeur lui délivra une caisse d'emballage dans laquelle il fourra sa corbeille à papiers. Après avoir vérifié l'adresse sur l'annuaire électronique, il déposa son colis sur un tapis roulant, puis s'enferma dans une cabine téléphonique. Prenant soin de ne pas brancher l'image, il appela la police.

-Il y a eu du grabuge à l'Eros Center. Visitez l'appartement du patron, vous aurez une petite surprise, dit-il d'une voix étouffée.

Il raccrocha aussitôt et sortit d'un pas vif.

CHAPITRE VIII

La première tâche de Khov en arrivant le matin à son bureau fut d'appeler l'hôpital. Il avait passé une nuit exécrable, s'attendant à tout instant à être averti de la mort de Marc.

En reconnaissant son interlocuteur, le médecin sourit :

-Aujourd'hui, dit-il, je puis vous assurer que Miss Swenson est hors de danger. Elle a même manifesté le désir de quitter demain notre établissement pour poursuivre chez elle sa convalescence. Nous savons...

-Et le capitaine Stone ? coupa Khov.

Un embarras marqué se peignit sur le

visage du médecin.

-Son cas est très particulier, et il faut reconnaître que nous n'y comprenons plus grand-chose.

-Son état a empiré ?

-Non, mon général. Au contraire, il s'améliore! C'est justement ce qui nous paraît anormal. En bonne logique, il devrait être mort depuis vingt-quatre heures ! Les cellules de son organisme semblent se régénérer à une vitesse stupéfiante.

-Peut-il guérir?

Le médecin écarta les bras en un signe d'impuissance.

-C'est impossible à dire! Nous allons procéder ce matin à toute une série d'examens. Demain, nous y verrons peut-être plus clair.

Peggy qui n'avait pu s'empêcher de se glisser dans le bureau de son patron, s'exclama :

-Il vivra! j'en suis certaine! Hier déjà, j'en avais la certitude. J'ai même acheté une bouteille de son whisky préféré, ajouta-t-elle en rougissant.

-Souhaitons, soupira Khov, qu'il ait l'occasion de la boire.

Peu après, Neuman se manifesta :

-Je sais, pour Stone. Ce garçon a l'âme chevillée au corps.

-Votre enquête progresse-t-elle ?

-Hélas ! non, mais la police a déniché un nouveau cadavre. Encore une tête de la Grande Compagnie ! C'est une façon de parler car, justement, la tête a disparu. Avec la masse de documents saisis, la police a de quoi s'occuper pendant plusieurs semaines. De beaux scandales en perspective, plusieurs personnalités éminentes vont se trouver compromises. J'ignore qui est derrière tout cela, mais il fait une besogne que nous aurions dû accomplir depuis plusieurs années ! De votre côté, rien de neuf?

-Non, j'ai épluché la liste des amis proches de Marc. Actuellement, tous sont en mission, il ne reste que Ray.

L'amiral eut un sourire amusé.

-J'ai réfléchi à votre hypothèse, elle ne tient pas debout. Un androïde, même très perfectionné comme lui, ne peut agir que selon son conditionnement. Or je doute fort qu'un cybernéticien lui ait jamais fourni un programme de coupeur de têtes ! Ce détail à lui seul le met hors de cause.

Le visage de Khov s'éclaira d'un sourire :

-Cela semble parfaitement logique. J'avoue que vous me soulagez d'un grand poids. J'avais craint un instant...

***

Ben Willars était petit, bedonnant et affligé d'une calvitie qu'il s'efforçait de masquer par des implants de cheveux artificiels. Agé de soixante ans, il contrôlait pour le compte de la Grande Compagnie toute l'agglomération new-yorkaise. Pour l'instant, il paressait dans son bain relaxant.

Il entendait Elena, sa femme, s'agiter au rez-de-chaussée pour préparer le petit déjeuner. Elle était issue d'une excellente famille, nièce d'un sénateur. L'épouser, vingt ans plus tôt, avait permis à Ben de s'introduire dans la meilleure société. Naturellement,

Elena n'était pas au courant de ses activités occultes. Pour elle, comme pour toutes ses relations, il était le propriétaire d'une importante société de transport dont les bénéfices laissaient rêveurs nombre de concurrents. Une façon élégante de faire paraître au grand jour un argent mal acquis !

Un coup de sonnette le tira de sa rêverie.

-C'est un colis postal ! cria sa femme. Je suis sûre que c'est un cadeau. Je savais que tu n'oublierais pas, comme l'année dernière, notre anniversaire de mariage.

Willars étouffa un juron, car il n'avait rien commandé. Il trouvait totalement ridicule de souhaiter ce genre d'anniversaire. Soudain, il jaillit de son bain, inondant le carrelage. Essayant maladroitement d'enfiler un peignoir, il hurla :

-Ne touche à rien... à rien.

Son avertissement survint trop tard. Un hurlement dément retentit au rez-de-chaussée. Willars descendit en catastrophe l'escalier intérieur pour découvrir, dans le living-room, sa femme en proie à une magistrale crise de nerfs. Les cris se succédaient, vrillant les tympans. D'un index tremblant, elle désigna la table. Ben ne put réprimer un sursaut. Au milieu de linges sanglants se dressait la tête livide de Butler qui le fixait de ses yeux grands ouverts !

Il ne sut jamais combien de temps il resta pétrifié. Au prix d'un rude effort, il saisit le bras de sa femme et l'entraîna vers leur chambre.

-La police... Il faut avertir la police, balbutia-t-elle.

-Je m'en charge, rassure-toi.

Il lui administra une dose de tranquillisant capable d'assommer un boeuf, puis retourna dans le salon. Rageusement, il décrocha le vidéophone.

***

Une heure plus tard, cinq personnes étaient réunies autour de la table débarrassée de l'encombrante tête qui avait regagné la corbeille à papiers.

Ben Willars avait convoqué ses lieutenants en réunion extraordinaire. Ses yeux noirs lançaient des éclairs.

-Sam avant-hier, Clark hier. Qui aujourd'hui ?

Les quatre invités avaient tous l'allure d'honorables hommes d'affaires. Ils baissèrent la tête, pas trop rassurés.

-Qui est derrière tout cela? reprit Ben. Creusez-vous un peu ce qui vous sert de cervelle !

-Les flics, hasarda un type brun aux joues rondes.

-Couper une tête n'entre pas dans leurs attributions. Ils profitent seulement de l'occasion pour fourrer le nez dans nos affaires.

-Et ils se démènent rudement, surenchérit un gros bonhomme à la figure congestionnée qui essuyait sans cesse son front couvert de sueur. Nous nous réunissions souvent à l'Eros Center. C'était un endroit pratique qui n'attirait guère l'attention. Beaucoup de documents sont restés là-bas et il est à craindre que Butler n'ait pas eu le temps de les détruire.

Willars eut un geste d'impatience.

-Nous nous occuperons plus tard de limiter les dégâts, dit-il. Pour l'instant il importe de se protéger. Qui a une idée ?

Un homme mince, l'air sévère, intervint :

-Il semble, d'après les informations, que cette épidémie d'assassinats ait débuté peu après l'attentat contre le capitaine Stone et Miss Swenson. Il fait partie du Service Action du S.S .P.P. Des camarades ont pu vouloir le venger.

Le gros type transpirant secoua la tête.

-J'ai un oeil au Q.G. de la police. Cette hypothèse avait été envisagée, mais elle a été abandonnée après vérification.

-Dans ce cas, reprit l'homme mince, je ne vois plus qu'une réponse : Kent Bark.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

-Souvenez-vous ! C'est un jeune aux dents très longues. L'année dernière, bien qu'il ne fasse point partie de notre organisation, nous lui avons concédé la surveillance des trafics dans le quartier le plus pouilleux de la ville. Depuis, il a bien en main son secteur.

-Vous croyez qu'il oserait s'attaquer à nous ? s'exclama Willars, indigné à l'idée d'une remise en cause d'un ordre qu'il pensait définitivement établi.

-Pourquoi pas ? dit le rougeaud. Dès que la mort d'Illich a été connue, il a fait le tour des salons de jeux clandestins et s'est présenté comme le successeur. Deux tenanciers se sont révoltés et m'ont averti. L'un s'est même fait descendre.

Willars frappa du poing sur la table. Il se tourna vers le quatrième, un colosse à l'air placide. Cette allure nonchalante dissimulait une grande cruauté. Il était le responsable des hommes de main, chargé de faire respecter la loi de l'organisation et il s'en acquittait avec une détermination implacable.

-Bob, c'est un travail pour toi, articula Willars d'un ton précis. Je veux que, d'ici demain matin, Kent Bark et ses lieutenants soient liquidés.

-Et s'il n'était pas responsable ? objecta celui aux joues rondes.

-Aucune importance ! Cela donnera une leçon à tous ceux qui croiront pouvoir s'opposer à notre loi. Encore un détail, Bob. Je veux dix gardes du corps ici, et les systèmes d'alarme les plus perfectionnés. L'envoi de cette tête à mon domicile personnel est un avertissement qu'il ne faut pas négliger.

Bob opina.

-Vous aurez le nécessaire dans deux heures. En attendant que mes hommes soient opérationnels, je reste ici. Puis-je me servir du vidéo-téléphone ?

Tandis que le colosse passait plusieurs communications, Ben reprit :

-Au travail, vous autres ! Surveillez attentivement vos secteurs !

CHAPITRE IX

Ray était immobile au volant de son trans. Depuis plusieurs heures, il surveillait la villa de Willars où régnait une animation désordonnée. Il assistait ainsi à l'installation des systèmes de défense.

La nuit tombait et la circulation s’éclaircissait. L'androïde démarra lentement. Il lui fallait d'abord se procurer un matériel adapté à la besogne qu'il s'était fixée. Il s'arrêta devant un magasin self-service de matériel électronique, où il fit plusieurs achats. L'argent de Butler était bien employé !

Aux environs de onze heures du soir, il se gara à quelques centaines de mètres de la villa de Willars. Minutieusement il disposa ses engins sur le sol, les antennes dirigées vers le toit de la maison, puis enclencha un interrupteur.

-Je dispose maintenant de trente secondes, dit-il en activant ses antigrav.

Dans la pièce du rez-de-chaussée de la villa transformée en P.C., les cinq écrans de contrôle furent zébrés d'éclairs lumineux.

-Que se passe-t-il ? grogna Willars, subitement méfiant.

-Je l'ignore, monsieur, répondit un garde en manipulant une série de touches. On dirait qu'un orage perturbe les ondes.

Il procéda à quelques réglages et les images reparurent, aussi nettes qu'auparavant.

-Il a dû se produire une surtension passagère sur la ligne électrique. Tout est en ordre maintenant.

Willars alluma nerveusement un énorme cigare. Il hésitait à aller se coucher. Que craignait-il, avec deux hommes dans le living-room et huit qui assuraient une ronde ininterrompue dans le jardin? Il se carra dans son fauteuil-relax et ferma un instant les yeux. Un bruit sourd le fit se redresser. Incrédule, il contempla ses deux sbires étendus sur le tapis.

Un inconnu, le visage impassible, descendait l'escalier intérieur. Willars voulut se lever, mais ses jambes se dérobèrent sous lui. Son coeur cognait dans sa poitrine à un rythme infernal. Une main glacée semblait lui broyer le sternum.

-Que... que voulez-vous? souffla-t-il, tandis qu'une sueur profuse lui couvrait le corps.

-Pourquoi avoir ordonné la mort du capitaine Stone ?

-Je l'ignore ! Je vous le jure ! Je n'ai fait que transmettre un ordre du grand patron.

-Qui est-il ?

-Je ne puis le révéler.

Ray s'approcha de Willars et le souleva à bout de bras.

-Vous parlerez de gré ou de force.

Le regard fou, oppressé, Ben murmura :

-Vous n'êtes pas un homme, mais un androïde... Vous ne pouvez pas tuer... Vous êtes conditionné pour ne jamais mettre en péril une vie humaine...

Ray resserra sa prise.

-C'est ce qu'ont dû penser Illich et Butler! N'avez-vous pas reçu sa tête emballée dans une corbeille à papiers de l'Eros Center?

Cette précision macabre acheva d'affoler Willars. La douleur qui taraudait sa poitrine se faisait de plus en plus vive.

-Parle, dit Ray, ou je te broie l'omoplate.

Déjà sa main s'abattait sur l'épaule. Avant même qu'elle ne l'eût touchée, Willars poussa un cri.

-Ah!... Ah!... Pitié...

Son teint devint grisâtre et ses yeux se révulsèrent. Il se tassa lentement sur le sol. Intrigué, Ray activa ses analyseurs. Le coeur avait cessé de battre.

-Un infarctus massif, diagnostiqua-t-il.

Un instant il songea à pratiquer une réanimation intensive, puis y renonça. Les lésions étaient trop importantes. Furieux, Ray fouilla rapidement la villa, mais Willars était trop prudent pour laisser traîner le moindre indice.

L'androïde n'avait plus aucun moyen de remonter la filière jusqu'à celui qui avait fait tuer Marc.

***

En ce début de matinée, l'amiral Neuman écoutait le rapport du colonel Spencer, son adjoint.

-La pègre s'est sérieusement agitée, cette nuit. Un vrai massacre! Les sbires de l'organisation ont attaqué la bande de Bark. Ce dernier a tenté de riposter et il a réussi à descendre un certain Bob, une fieffée crapule que la police n'avait jamais réussi à coincer.

Après avoir donné les détails des sauvages combats, le colonel termina en disant :

-Je pense avoir l'explication de l'attentat contre Stone.

Il déposa deux documents sur la table de son supérieur.

-Regardez : voici une photo de Stone et là, une de Kent Bark. Ils sont bruns tous les deux, avec un visage assez carré, et ils ont strictement la même coupe de cheveux à la mode. Des tueurs ont pu facilement les confondre !

Tandis que l'amiral approuvait de la tête, Spencer poursuivit :

-Voilà comment je vois l'opération. La

Grande Compagnie décide de se débarrasser de Bark. Malheureusement les tueurs se trompent de cible. Bark comprend qu'il est visé et tente de prendre les devants en liquidant Illich, Butler et même Willars, décapitant l'organisation sa sphère d'influence. Hélas pour lui, la Grande Compagnie était trop puissante.

-Voilà une affaire réglée, rétorqua l'amiral. Stone a été victime d'une erreur. Je savais bien qu'il ne pouvait pas être mêlé à cette Maffia !

***

Le médecin sourit en reconnaissant son interlocuteur.

-Bonjour, mon général. Votre protégé constitue une véritable énigme. Les examens d'hier montraient une cicatrisation anormale qui faisait douter de nos appareils. Nous avons alors décidé de réintervenir chirurgicalement. Le patron qui opérait a manqué tomber de saisissement. Les plaies du foie et du coeur étaient entièrement cicatrisées ! Il n'a eu qu'à enlever la plaque de nylon désormais inutile. Nous allons maintenant le laisser se réveiller. Il devrait pouvoir rentrer chez lui dans quelques jours. Sauf nouvel accident, ce type est bâti pour vivre deux cents ans.

Passée la joie d'apprendre la guérison prochaine de Marc, Khov avait réfléchi rapidement. A la grande surprise du médecin, il murmura :

-Beaucoup plus, docteur, quatre siècles !

La communication terminée, Peggy manifesta son bonheur.

-Je le savais... J'ai tant prié...

Khov esquissa une grimace.

-Je pense surtout que notre ami devra chaudement remercier la Présidente de Maralla. Cette très jolie femme paraissait avoir trente ans, mais elle était âgée de deux siècles ! Marc lui avait sauvé la vie sur Ryg, et elle lui en avait gardé une vive reconnaissance. Or, sur Maralla, ils ont une grande avance sur nous en biologie, et il n'est pas impossible que Marc en ait bénéficié.

D'un ton plus sec, Khov ajouta :

-Je vous serais très obligé de tenir secret cet épisode. Inutile que Maralla soit assiégée par une horde de scientifiques désireux de découvrir leurs secrets. Cela créerait des incidents diplomatiques regrettables.

CHAPITRE X

Ray éteignit l'appareil. Depuis deux jours il interrogeait l'ordinateur de la Sécurité Galactique, en vain. Nulle part n'apparaissait le nom du responsable suprême de la Grande Compagnie. Il semblait que cet homme fût un mythe !

Il devait patienter. Cette organisation du crime reconstituerait ses réseaux et Ray interviendrait alors. Il resta des heures immobile, indifférent au temps qui passait. Puis il effectua machinalement les besognes ménagères quotidiennes, ridicules puisque Marc n’était plus là pour semer un désordre familier.

Soudain Ray perçut une onde, très faible. Le temps d'accorder son récepteur, elle avait déjà disparu.

-Il faudra que je vérifie ce circuit, nota-t-il.

L'onde fut à nouveau perceptible. Sous le choc, de nombreux neurones électroniques cessèrent de fonctionner.

-Marc ! Marc !

-Salut, vieux frère. J'ai bien cru, cette fois, que notre séparation serait définitive.

-Où es-tu ?

-A l'hôpital, naturellement, pas chez une petite amie !

-Je te croyais mort !

-D'après les médecins, c'était tangent ! La carcasse a résisté! Le chirurgien, avec beaucoup de réticence, accepte de me laisser sortir. En fait, je crois qu'il voudrait savoir pourquoi je cicatrice aussi vite. J'en ai marre de leurs analyses. Apporte-moi des vêtements et viens me chercher avec le trans. J'ai hâte de me retrouver à la maison. Je t'attends.

Ray resta une minute immobile. Le survoltage de ses neurones, qui maintenait une excitation constante, cessa brusquement. Pour la première fois depuis qu'il avait vu Marc étendu sur le trottoir devant le restaurant, les circuits de Ray recouvrèrent un fonctionnement normal.

Avec vivacité, il prépara une valise et gagna le parking souterrain.

***

Pendant ce temps des ondes accélérées véhiculaient à travers les systèmes solaires une étrange conversation.

-Nous avons de graves problèmes, monsieur. Tout a commencé parce que deux imbéciles n'ont pas rempli correctement leur contrat. Stone et Miss Swenson n'ont été que blessés. Ensuite un truand minable s'en est mêlé, et cela a provoqué une hécatombe. Actuellement la police démantèle nos réseaux.

-J'ai entendu les informations, répondit l'autre d'une voix grave. L'essentiel, petit, c'est qu'elle ne puisse pas remonter jusqu'à toi. En mourant opportunément, cet imbécile de Willars nous aura au moins rendu ce service.

-Que dois-je faire ?

-Ne te mêle surtout de rien, petit. Crois ma vieille expérience. Ce n'est ni la première ni la dernière fois que les flics remportent un succès. C'est même nécessaire pour les calmer quelque temps. Plus tard, tu auras tout le loisir de reconstituer nos réseaux. Pour l'instant il s'agit de se consacrer à notre opération principale. Peux-tu récupérer le coup ?

-Je le pense, monsieur, mais il faut jouer en souplesse. Une nouvelle action brutale semblerait suspecte. Voilà comment j'envisage de procéder.

Il parla pendant une quinzaine de minutes. Le vieux parut apprécier :

-C'est bien imaginé, petit. Cela devrait réussir. J'attends ton colis, sois prudent.

***

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, livrant passage à Marc.

-Bonjour, Peggy! Toujours fidèle au poste.

-Capitaine Stone! Si vous saviez combien nous avons eu peur.

Déposant un rapide baiser sur le front de la vieille fille, Marc ironisa :

-Je ne pouvais pas mourir avant que vous acceptiez mon invitation à dîner. Nous ferons une grande virée !

-Songez d'abord à vous reposer. Vous avez une mine épouvantable! Je ne comprends pas que les médecins vous aient laissé sortir aussi rapidement. Vous devriez être dans votre lit !

-Je me porte à ravir, protesta-t-il. Annoncez-moi à Khov. J'espère qu'il va m'envoyer rapidement en mission.

-Il n'en est pas question! Entrez, le général vous attend.

Khov accueillit Marc avec un grognement.

-Pour un moribond, vous ne semblez pas trop mal en point.

Désignant une bouteille de scotch, il ajouta :

-Asseyez-vous et servez-vous. C'est un cadeau de Peggy qui l'a acheté en prévision de votre retour !

Ils burent en silence, savourant l'âcre saveur de l'alcool.

-Dans quelques jours, je serai complètement remis, dit Marc. Quelle sera ma prochaine affectation ?

-Aucune n'est prévue pour l'instant !

Tendant une feuille à Stone, il précisa :

-Voici une permission d'un mois à titre de convalescence. Vous avez assez intrigué le corps médical comme ça. Je ne veux plus entendre parler de vous avant ce délai. Si vous avez le moindre bon sens, vous devriez effectuer un petit séjour sur Maralla.

-Vous pensez...

-Je ne veux rien savoir. Voici les rapports des médecins, vous jugerez vous-même !

Saisissant sur sa table un autre dossier, il le poussa vers Marc.

-Voici les conclusions officielles de l'enquête que Neuman m'a transmises ce matin. A l'avenir changez de coiffure et ne vous faites plus la tête d'un gangster ! Maintenant filez ! J'ai du travail, moi !

***

Marc absorbait son petit déjeuner, servi par un Ray rayonnant et omniprésent. Tout en mangeant, il feuilletait le dossier remis la veille par Khov. Il se leva et se contempla un instant dans la glace. D'une main, il ébouriffa sa chevelure et éclata de rire.

Ray, qui avait débarrassé la table très rapidement, dit : -Marc, je voudrais te parler.

Le ton inhabituellement grave de l'androïde étonna Marc.

-Je t'écoute.

-Assieds-toi, ce sera long.

Dès que son ami fut installé, Ray commença :

-J'étais dans le hall de l'hôpital, lorsque le médecin a annoncé que tu n'avais plus que deux heures à vivre. Je ne puis encore expliquer ce que j'ai ressenti. Tous mes circuits étaient mobilisés dans un but unique : trouver le responsable de ta mort et te venger.

Il narra en détail ses démarches et son action. Il ne s'interrompit que pour servir à Marc un verre de jus de fruits enrichi en vitamines. Lorsqu'il eut terminé, le capitaine Stone poussa un énorme soupir.

-Espérons que cette histoire ne parviendra jamais aux oreilles de Neuman ! Quoi qu'il arrive à l'avenir, promets-moi de ne plus jamais chercher à me venger! C'est inutile.

L'androïde acquiesça, non sans remarquer :

-Même Dieu punit les coupables !

-Je crois que le général a raison. Nous allons prendre de longues vacances, le temps que toute cette affaire soit oubliée. Prépare mes bagages. Pour commencer, nous irons en montagne dans mon chalet.

Ray esquissa un geste, puis s'immobilisa. Il désigna le rapport des services de Neuman.

-Je l'ai lu cette nuit. Il y a une erreur à la base.

-Laquelle ? s'étonna Marc.

-Les tueurs ne t'ont pas confondu avec ce Kent Bark! C'est toi qui étais visé. A chacun de mes interrogatoires... euh... musclés, Holton et Butler t'ont nommé, et non Bark!

-En es-tu certain ?

Ray répéta une nouvelle fois les dialogues avec précision. Marc resta un long moment pensif. Soudain, il tressaillit.

-Ray, nous sommes des imbéciles ! Qui dit que les assassins n'en voulaient pas à Elsa Swenson ? Chaque fois, tes victimes ont bien déclaré : l'homme et la fille ! Cet aspect de la question a échappé à tout le monde, car Elsa a été moins grièvement blessée. Maintenant je m'en souviens parfaitement. Lorsque j'ai aperçu les canons des pistolasers, j'ai instinctivement repoussé Elsa pour l'écarter de la trajectoire. C'est pour cela qu'elle n'a pas été mortellement touchée.

Marc se redressa et ordonna :

-Appelle-moi Elsa !

-J'ai pris de ses nouvelles ce matin, lorsque tu dormais encore. Elle passe sa convalescence dans son île du Pacifique. Il paraît qu'elle ne veut pas être dérangée.

-Je connais l'endroit, nous y sommes allés à plusieurs reprises. Elle m'a même confié son numéro personnel et confidentiel. Cherche, il est enregistré dans le vidéophone.

Là communication fut établie rapidement.

-Bonjour, capitaine Stone, dit Paul Spengler.

Spengler était un jeune homme de vingt-six ans, souriant, le teint rose. Issu d'une grande école, il était entré dans l'empire Swenson, et Elsa l'avait choisi l'année précédente pour la seconder dans son travail. Il avait alors fait preuve d'une grande efficacité.

-Je suis heureux de vous voir en aussi bonne forme, capitaine. Chaque jour, Miss Swenson m'a demandé de prendre de vos nouvelles.

-Merci, Paul. J'aimerais lui parler.

Le jeune homme secoua la tète, navré.

-Miss Swenson est encore très éprouvée, et ne veut voir absolument personne.

Avec un petit clin d'oeil, il précisa :

-C'est l'affaire de quelques jours, car son état s'améliore rapidement. Je pense qu'elle souhaite réapparaître au mieux de sa forme et en pleine possession de ses moyens. Simple coquetterie féminine.

Comme Marc insistait, il ajouta :

-Dès son réveil, je lui ferai part de votre appel. Si elle le désire, elle vous rappellera. Etes-vous à votre appartement ?

-Oui, dites-lui bien que je tiens absolument à lui parler.

Après cette conversation, Marc resta un long moment songeur. Un détail qu'il n'arrivait pas à retrouver dans sa mémoire le tracassait. Chacun savait que Marc était un familier de Miss Swenson, mais, par une sorte de pudeur, ils avaient toujours dissimulé les liens affectifs qui les unissaient.

Marc poussa soudain un épouvantable juron, inhabituel dans sa bouche.

-Ray, appelle de nouveau Spengler !

Deux minutes plus tard, le jeune homme souriant était en ligne. Marc prit un air ennuyé.

-Je suis désolé de vous déranger à nouveau. Lors de la soirée qui s'est si mal terminée, Miss Swenson m'avait promis de me procurer un androïde à... euh... un prix très intéressant, puisqu'elle est propriétaire de l'usine qui les fabrique. Or je compte partir demain en convalescence et...

Le sourire de Spengler s'élargit.

-Miss Swenson n'a pas oublié ce détail, excusez-moi de ne pas l'avoir évoqué tout à l'heure. Le directeur de l'usine est déjà prévenu de votre venue. Choisissez le modèle qui vous conviendra le mieux.

Marc parut soulagé et répondit :

-Remerciez vivement Miss Swenson. Je compte sur vous.

Lorsque l'écran fut éteint, Ray grogna avec une pointe de jalousie :

-Qu'as-tu besoin d'un autre androïde ? Il nous encombrera.

Eclatant d'un rire nerveux, Marc rétorqua :

-C'était un test, et il s'est révélé positif  !

Elsa et moi n'avons jamais parlé d'androïde. Donc ce jeune homme ment. Maintenant, il y a encore plus grave. Je me souviens d'une réflexion d'Elsa, juste avant l'agression. Elle a dit : « Je tirerai les oreilles à Paul, pour m'avoir recommandé un restaurant aussi minable ! »

-Intéressant, murmura Ray. Pour que Holton avertisse les tueurs, il fallait effectivement que vous alliez dans sa boîte. Ce ne pouvait être par hasard! Qu'envisages-tu maintenant ?

-Je crois qu'Elsa est en danger. Loue un hélibulle pendant que je me prépare.

Dix minutes plus tard, ils étaient dans le parking souterrain.

-Pour ne pas attirer l'attention, allons d'abord à l'usine des androïdes !

Marc avait plusieurs fois rencontré John Sutter, le directeur, grand et mince, avec une chevelure grise toujours ébouriffée.

-Quel modèle désirez-vous? Je pensais que Ray vous suffisait.

-Ray part en mission en même temps que moi, j'ai donc besoin d'un androïde pour entretenir mon appartement.

-Un modèle ménager, j'ai ce qu'il faut.

Sutter appuya sur un bouton, et un androïde entra dans la pièce. Il avait une démarche légèrement saccadée et un visage inexpressif.

-C'est un exemplaire simple et courant, dit Sutter. Evidemment, il n'a pas les perfectionnements de Ray, mais il suffit largement pour accomplir les besognes quotidiennes.

Lorsqu'il fut question de règlement, Sutter se récria :

-Miss Swenson a déjà pensé à ce détail. N'insistez pas, vous savez qu'elle n'aime pas être contrariée.

Au moment de sortir, Marc demanda à l'androïde :

-Quel est ton nom ?

-BZ 3684.

-C'est un peu compliqué, sourit Marc.

-Tu devrais l'appeler Max, intervint alors Ray.

Stone tressaillit imperceptiblement. Un signal d'alarme venait de s'allumer dans son esprit. C'est ainsi qu'il avait baptisé un androïde qui avait eu pour consigne de faire exploser son vaisseau lors d'une précédente mission. Il battit des paupières pour signifier à Ray qu'il avait compris son message.

-Va pour Max, dit-il. En route, direction le chalet !

Durant tout le trajet, Marc demeura silencieux, s efforçant de songer uniquement aux charmes physiques d'une petite princesse qu'il avait rencontrée en mission.

Bientôt le trans quitta l'agglomération new-yorkaise et s'engagea sur une route qui grimpait à flanc de montagne.

-Arrêtons-nous un instant, suggéra Marc, j'ai envie de respirer l'odeur des sapins.

Il descendit du trans, imité par Ray, fit quelques pas et ordonna :

-Max, va ramasser des pommes de pin. Nous les ferons brûler dans ma cheminée.

L'androïde s'éloigna de sa démarche saccadée et commença sa besogne.

-Maintenant, Ray, murmura Marc.

Un éclair mauve jaillit de l'avant-bras gauche de Ray. La décharge du désintégrateur pulvérisa l'androïde et l'arbre devant lequel il se tenait.

-Bon débarras, grommela Marc. Ray, comment as-tu deviné qu'il était dangereux ?

-Ce prétendu tas de ferraille domestique était équipé d'un récepteur soigneusement accordé sur nos ondes psychiques. Cela ne pouvait avoir d'autre but que de surprendre nos communications. Enfin, il possédait un laser, ce qui, comme chacun sait, n'a guère d'utilité pour les tâches ménagères.

Marc resta un instant songeur.

-Il me faudra avoir un sérieux entretien avec ce Sutter. Nous verrons cela plus tard ! Pour l'instant, le plus urgent est de gagner l'héliport !

CHAPITRE XI

L'hélibulle volait au ras des flots agités par un vent violent. Il fallait l'adresse et les réflexes de Ray pour que cette acrobatie ne se terminât pas en catastrophe.

-Normalement, nous ne devrions pas être repérés par le radar qui assure la surveillance de l'île, dit Marc.

Le ciel était assez dégagé et les rayons de la nouvelle lune éclairaient la crête des vagues.

-Nous approchons du but, annonça Ray. Où atterrissons-nous ?

-Nulle part! A cinq cents mètres de la pointe sud, tu stopperas.

La masse sombre de l'île se dessinait à l'horizon. Ray ralentit puis immobilisa l'appareil.

-Pose-le sur l'eau, ordonna Marc. Avec tes antigrav, tu me porteras jusqu'à la terre ferme.

-L'hélibulle n'est pas un hydravion. Il coulera en deux minutes. Comment reviendrons-nous ?

-Le hangar de l'île abrite plusieurs appareils. Nous n'aurons que l'embarras du choix. Prêt?

Avec sa promptitude électronique coutumière, Ray posa l'hélibulle au creux d'une vague, ouvrit la portière et saisit Marc par la taille. Deux secondes plus tard, il survolait la vague qui, dans un bruissement d'écume, engloutit le malheureux hélibulle.

Avec douceur, Ray déposa Marc sur le sable sec de la plage.

-Couche-toi, murmura Marc. Il y a un système de détection automatique des intrus.

L'androïde tourna la tête à plusieurs reprises, tous ses détecteurs en alerte.

-Exact, je perçois des ondes radar à cinquante centimètres du sol. Dommage que j'aie abandonné le système brouilleur qui m'avait permis de pénétrer chez Willars.

-Assez de regrets ! Trouve une solution.

Ray palpa le sol meuble et sablonneux.

-Allonge-toi et suis-moi en rampant.

Avec une vitesse remarquable, il creusa une tranchée dans le sable permettant de passer sous les faisceaux radar. Ils progressèrent ainsi sur deux cents mètres. Arrêté un instant par des rochers, Ray dut faire usage de son désintégrateur. Redressant la tête, il annonça :

-Nous avons dépassé le réseau de surveillance.

-Attention, il existe une deuxième ligne de défense près de la maison !

Cette dernière était une vaste construction sans étage qui se fondait agréablement dans la végétation. Le pavillon principal bordait une piscine. De chaque côté se dressaient des bungalows.

Un petit bruit obligea nos amis à s'aplatir sur le sol, tandis qu'une silhouette apparaissait à l'angle de la maison.

-Un simple androïde de surveillance, émit psychiquement Ray. Il est armé d'un laser, mais ne possède pas d'écran protecteur.

-Elimine-le en douceur.

Deux traits rouges strièrent la nuit. Ses câbles d'alimentation sectionnés juste à la sortie du générateur, l'androïde s'immobilisa.

-Avançons ! s'impatienta Marc.

Ray le retint de la main.

-Les portes et les fenêtres sont défendues par des alarmes automatiques qu'il faudrait neutraliser.

-Impossible, les commandes et le générateur sont à l'intérieur.

Ray poursuivit son examen de la maison.

-Le toit n'est protégé que par un radar antiaérien. Entre les deux systèmes, il existe une faille où nous pouvons nous glisser.

Saisissant Marc, l'androïde s'éleva de quelques mètres. Ils atteignirent le toit terrasse sans incident.

-Comment pénétrer dans !a maison? questionna Marc. Il y a bien un escalier, mais il est également protégé.

Ray fit quelques pas puis colla son oreille contre le revêtement du toit.

-La pièce en dessous est vide. Il n'y a qu'à percer un orifice.

***

-Tout se déroule selon nos prévisions, monsieur.

-C'est bien, petit, je suis content de toi.

-Vous aviez raison ! Enchantée de ses découvertes, la police achève de les exploiter, mais ne cherche pas ailleurs. Dans quelques semaines, tout sera calme. Il faudra trouver un remplaçant à Willars.

-Ne te presse pas! Tu auras tout le temps d'agir quand notre affaire sera terminée. J'ai bien reçu ton colis. As-tu des questions à lui poser?

-Aucune pour l'instant ! Dites-lui que nous avons offert un androïde à son ami Stone. J'attends pour demain la nouvelle d'un accident, mortel cette fois !

Le visage du vieux reflétait l'approbation.

-Je pense que dans un mois, reprit le jeune, nous pourrons annoncer officiellement la mort de Miss Swenson et son désir d'être incinérée dans son île. Maître Newcomb procédera à l'ouverture du testament. Passé les premiers remous, nous serons enfin maîtres de l'empire Swenson. Le plus beau coup de toute notre existence !

Le regard de son interlocuteur devint rêveur.

-Tu sais, petit, lorsque cette histoire sera réglée, je te déléguerai tous mes pouvoirs et tu prendras la tête de la Grande Compagnie.

-C'est impossible. Que deviendrez-vous ?

-Je resterai sur cette planète ! Pour les indigènes, je suis un roi incontesté. Tu comprendras, lorsque tu auras mon âge, qu'il est bien agréable de vivre paisiblement, sans craindre une trahison ou une descente de police.

Comme s'il regrettait de s'être laissé aller à des confidences intempestives, il continua sèchement :

-Avant de me remplacer, termine ton travail !

***

Paul Spengler était installé dans le vaste bureau que se réservait d'ordinaire Miss Swenson. Il se balançait lentement dans le fauteuil, regardant les multiples écrans qui couvraient la table de travail. Chacun d'eux permettait d'entrer en contact avec les directeurs des sociétés que contrôlait Miss Swenson. Un immense empire financier! Les doigts de Spengler effleurèrent les touches.

-Patience! murmura-t-il.

Le bruit d'une porte le fit se retourner. Sidéré, il découvrit Stone, suivi d'un homme dont il ne distinguait pas les traits. Un rude effort lui fut nécessaire pour grimacer un sourire.

-Capitaine, je n'étais pas informé de votre venue. Comment êtes-vous arrivé ?

-En hélibulle, pas à la nage! ironisa Marc. J'ai appelé par radio, mais votre système de détection semble en panne! Je désire saluer Miss Swenson avant mon départ.

Spengler se leva :

-Je pense qu'elle sera ravie de vous voir. Je vais l'avertir.

-Inutile, je trouverai sa chambre tout seul.

Il amorçait déjà un demi-tour, lorsque la porte s'ouvrit sur Elsa, vêtue d'une robe longue.

-Marc, quelle joie de te revoir!

Elle avança, les bras tendus, pour l'embrasser. Stone lui trouva l'air figé, fatigué. Comme la jeune femme allait l'étreindre, Ray la tira vivement en arrière, prévenant psychiquement :

-Attention ! C'est un androïde.

Les deux bras se refermèrent sur Ray qui avait pivoté avec Marc. La violence de l'étreinte fut telle que Marc aurait eu la poitrine écrasée, s'il était resté à la même place. Ray se contenta d'augmenter la puissance de son écran, puis activa son laser digital, touchant le générateur. Ce dernier, en court-circuit, émit une flamme qui consuma rapidement le thorax de l'androïde, laissant apparaître une multitude de filaments métalliques, d'engrenages et de moteurs.

Un instant pétrifié, Spengler tenta d'atteindre le système d'alarme situé sur le bureau. Il disposerait ainsi d'une dizaine d'androïdes armés qui liquideraient ses agresseurs. Il pensa réussir. Il allait presser un bouton rouge, quand il reçut un coup violent à la face.

Spengler était jeune et sportif. Il essaya de riposter, mais son poing ne rencontra que le vide. Son ventre encaissa un choc qui lui donna l'impression de se colleter avec un cheval sauvage. Il se plia en deux, hurlant de douleur. Une manchette sur la nuque précipita sa chute.

Marc était intervenu avec rapidité, précision et hargne. Il se pencha sur Spengler et le saisit par sa veste.

-Maintenant, assez plaisanté ! rugit-il.

Paul secoua la tête. Ses yeux brillèrent dangereusement. La façade de l'élève d'une grande école s'écaillait de toutes parts, révélant le vrai visage, implacable, froid. D'un revers de main, il essuya ses lèvres sanglantes.

-Vous... vous avez osé me frapper ! Vous n'aurez pas assez de toute votre vie pour le regretter. Tous les membres de la Grande Compagnie auront ordre de vous tuer après vous avoir infligé les pires souffrances.

-Tout au moins ceux qui ont encore leur tête sur les épaules, ironisa Ray. Ces temps derniers, il me semble qu'elles roulaient facilement.

Spengler pâlit.

-Toi... C'est toi qui as assassiné mes amis !

-Disons plutôt que je les ai jugés selon leurs mérites, condamnés et... exécutés !

Marc secoua rudement Spengler.

-Où est Elsa ?

-Vous ne la retrouverez jamais ! Quoi que vous fassiez, elle mourra ! De plus, je sais que je serai vengé !

Marc, qui réfléchissait sur la manière de procéder, restait immobile. Croyant qu'il hésitait, Spengler ajouta vivement :

-Nous pouvons encore négocier. Je vous offre trente millions de dols, à la seule condition que vous quittiez la Terre et vous installiez sur n'importe quelle planète de l'Union Terrienne. Par exemple Vénusia. Lorsqu'on dispose d'une telle fortune, cette planète est un véritable paradis, avec toutes les distractions possibles et des filles par dizaines. Vous n'aurez que l'embarras du choix !

Un sourire railleur fleurit sur les lèvres de Marc.

-Je connais Vénusia, j'ai même failli y mourir! Parlons sérieusement. Dans le rôle du démon tentateur, vous n'êtes guère crédible. Je lis dans votre regard que, dès le marché conclu, vous enverrez des escadrons de tueurs à mes trousses !

-Je vous donne ma parole! protesta Paul.

-Soyons sérieux ! Nous savons tous les deux qu'elle n'a aucune valeur. J'exige une réponse à ma question !

-Jamais !

Il tenta de lancer son poing vers le visage de Marc. Ce dernier esquiva et contra d'un direct sec et précis qui écrasa le nez de Paul.

Ray se manifesta alors mentalement.

-Il est indispensable qu'il parle, mais ce n'est pas un travail pour toi. Débranche les systèmes d'alarme et inactive les androïdes. Ensuite, va jusqu'au hangar choisir un hélibulle. Nous en aurons besoin pour regagner New York.

-Je crois que tu as raison, comme toujours. Merci.

Sous le regard inquiet de Spengler, Marc s'approcha de la table et bascula une série d'interrupteurs. Puis il sortit de la pièce.

CHAPITRE XII

Intriguée, Elsa Swenson regarda la grande salle où un androïde venait de l'introduire. Depuis quatre jours, elle ne décolérait pas. Dès l'arrivée dans son île, alors qu'elle aspirait à un repos bien mérité, cette petite ordure de Spengler avait jeté bas le masque et l'avait capturée. Quelques heures plus tard, elle avait été embarquée dans un module qui avait gagné un astronef. Elle était ainsi restée enfermée trois jours dans une cabine, sans voir personne, sans savoir où on la conduisait. L'engin s'était posé près d'un bâtiment, mais l'obscurité avait empêché Elsa de le distinguer nettement.

Les murs de pierre se rejoignaient en une ogive élégante, éclairée seulement par quelques torches fumeuses. Le mobilier se résumait à une grande table et quelques sièges de bois. L'androïde qui surveillait Elsa se tenait immobile. Elle fit quelques pas sur le dallage de pierre qui sonnait sous les talons de ses bottes.

Une porte pivota en grinçant, livrant passage à un curieux personnage. Grand et mince, il avait le visage creusé de rides et surmonté d'une chevelure blanche. D'épais sourcils poivre et sel protégeaient des yeux très noirs. Il était vêtu d'une culotte de gros drap assez moulante enfoncée dans des bottes de cuir. Le torse, qu'on devinait encore solide, était couvert d'un pourpoint rouge descendant à mi-cuisse. Enfin il avait juché sur sa tête une couronne dorée. Il était suivi d'un androïde vêtu comme lui, quoique moins richement.

Il contempla un instant la jeune femme et dit en galactique, avec un soupçon d'ironie :

-Je vois que le joli petit colis est arrivé !

Elsa avança et lança d'un ton furieux :

-Qui êtes-vous ? Où m'a-t-on amenée ? J'exige d'être reconduite immédiatement sur Terre !

Le vieux éclata de rire.

-Quelle impétuosité ! Quelle fougue ! Comme je suis, malgré tout, un brave homme, je vous fournirai des explications. Je crains cependant qu'elles ne vous enchantent guère.

Il inspira profondément et désigna les sièges.

-Asseyons-nous car la conversation sera longue.

La dureté de la chaise fit grimacer Elsa. Le vieux, à qui aucun détail n'échappait, dit :

-Ces sièges rustiques ne sont pas aussi confortables que ceux de la Terre, néanmoins ils me rappellent ceux de la maison de mon grand-père, là-bas, en Sicile. Rien n'avait été changé pendant des siècles. J'y ai passé les années les plus heureuses de mon enfance. J'aurais aimé y finir mes jours, mais les circonstances en ont décidé autrement !

Un silence plana. Le regard sombre du vieux perdait son éclat, s'adoucissait au souvenir de sa jeunesse. Il se secoua à regret.

-Je m'appelle Luggi Kulpa.

Devant l'absence de réaction de son interlocutrice, il poursuivit :

-Evidemment, mon nom n'évoque rien pour vous. Je suis le maître de la Grande Compagnie.

Cette fois, Elsa sursauta. Elle avait entendu parler de cette organisation criminelle, mais pensait qu'il s'agissait plus d'une légende que d'une réalité.

-Notre société existe bien, et elle est puissante, ironisa-t-il.

-Peu m'importe! J'exige qu'on me reconduise sur Terre.

Il secoua la tête.

-Ici, vous ne pouvez rien exiger, moi seul commande. Ensuite, votre place est déjà prise !

Elsa tressaillit violemment.

-Pensez-vous que ma disparition passera inaperçue des autorités? s'exclama-t-elle.

Kulpa eut un sourire angélique.

-Mais, chère amie, vous n'avez pas disparu. Vous êtes toujours sur votre belle île du Pacifique !

Comme Elsa ouvrait des yeux incrédules, il précisa :

-Du moins votre sosie. Paul a obtenu un androïde qui vous ressemble trait pour trait.

-C'est impossible !

-Tout est possible en ce monde, expliqua patiemment Luggi, amusé. Votre directeur John Sutter est un excellent ingénieur. Il n'a qu'un défaut ou une qualité, selon le point de vue où l'on se place. Il aime les jeunes filles, très jeunes même. Nous lui avons permis de réaliser tous ses fantasmes. En échange, il nous a procuré l'androïde.

-Pourquoi ne pas m'avoir tuée tout de suite ?

-Le petit est un garçon prudent. En un an, il a appris pratiquement tout de vos affaires, mais certains détails lui ont peut-être échappé. Il tient à ce que vous puissiez le renseigner, si nécessaire.

-Pourquoi monter une opération aussi compliquée? Moi morte, quelqu'un d'autre prendra ma place.

-Parfaitement! Et ce quelqu'un sera Paul!

-Jamais! J'avais prévu...

Kulpa l'interrompit d'un geste brusque de la main.

-Tout a justement commencé le jour où vous avez décidé de rédiger un testament. En dehors de nombreux petits legs, l'essentiel de votre fortune devait aller au capitaine Stone !

-Comment le savez-vous ?

-Vous avez commis une grave erreur en confiant cette grosse enveloppe cachetée à Paul. De vous à moi, je puis vous dire que celle qui a été remise à maître Whitcomb est identique, à un petit détail près : le nom du bénéficiaire !

-Je ne vous crois pas !

-il le faudra pourtant. Notre organisation possède les meilleurs faussaires. Vous serez enchantée d'apprendre que l'heureux bénéficiaire de vos libéralités est maintenant Paul Spengler.

Le regard d'Elsa s'assombrit.

-C'est pour cela que nous avons été agressés !

-Naturellement ! ignorant si vous aviez averti Stone de vos intentions, Paul avait jugé préférable de vous éliminer tous les deux. Ainsi il ne risquait pas de voir le testament contesté, ce qui est toujours désagréable et surtout fait perdre beaucoup de temps.

Il poussa un nouveau soupir.

-Malheureusement les exécutants n'ont pas été à la hauteur de leur tâche ! On est toujours trahi par la bêtise des subalternes ! Finalement, il est heureux qu'ils aient trouvé la mort ! Donc, vous êtes sortie de l'hôpital et, par chance, vous vous êtes retirée dans votre île. Prudemment le petit a songé qu'une deuxième tentative d'assassinat paraîtrait suspecte aux autorités, et il a imaginé cette substitution.

-C'est dément  ! Tôt ou tard elle sera découverte !

-Ce n'est guère probable. Dans un mois, il surviendra un regrettable accident à votre sosie. Votre hélibulle pourrait, par exemple, s'abîmer dans l'océan et Paul entrera en possession de votre héritage le plus légalement du monde. Vous n'aurez alors plus aucune utilité...

Il laissa planer un silence plein de sous-entendus.

-A moins que je ne sois satisfait de vous et que je désire vous garder en vie...

Elsa essayait désespérément de réfléchir.

-Pourquoi tout cela? murmura-t-elle. Si, comme vous le prétendez, vous contrôlez la plus vaste organisation criminelle, vous êtes encore plus riche que moi !

Luggi ricana.

-Vous n'êtes guère informée de nos problèmes. Gagner beaucoup d'argent est relativement facile. Encore faut-il ensuite le dépenser en toute légalité. Croyez-vous que je puisse apparaître à New York, les poches bourrées de millions de dols? Quelques semaines plus tard, l'ordinateur fiscal me demanderait des explications. Cet argent, dit sale, doit être soigneusement lavé avant de resurgir au grand jour. Il est si abondant que seul un grand empire industriel comme le vôtre pourra y parvenir. Croyez-moi, sous la direction de Spengler, vos sociétés vont réaliser des bénéfices spectaculaires qui feront baver vos amis de jalousie !

Désespérée et folle de colère, Elsa se leva et voulut se jeter sur Kulpa, la main levée. L'androïde qui se tenait derrière son maître réagit avec promptitude. Il saisit le bras d'Elsa et la repoussa si violemment qu'elle s'effondra sur le dallage, cinq mètres plus loin.

-Ne vous avisez jamais de recommencer! jeta Luggi d'une voix glaciale. A la prochaine tentative, je vous ferai fouetter jusqu'au sang !

Tandis que la jeune femme se relevait péniblement, il reprit d'un ton bonhomme :

-Maintenant qu'allons-nous faire de vous ?

-Mais où sommes-nous donc ?

-Les indigènes nomment cette planète Ganylède. Inutile de fouiller votre mémoire. Elle n'a pas encore été découverte par les explorations terriennes car elle est très à l'écart des routes habituelles. Les humanoïdes qui la peuplent ont à peine atteint un stade moyenâgeux. C'est ainsi que j'ai rapidement pu m'imposer grâce à mes androïdes. Je me suis constitué un royaume où mon autorité est incontestée. Cette vie simple me rappelle ma jeunesse. Les intrigues de mes vassaux sont si évidentes qu'elles en deviennent reposantes. Je ne vous cacherai pas toutefois que je me suis aménagé dans ce château médiéval un appartement secret, où je jouis du confort de la civilisation. Seuls mes androïdes y ont accès.

Un large sourire illumina le visage de Luggi.

-J'ai naturellement conservé leurs coutumes, en particulier le roi et les seigneurs sont polygames. De plus les femmes sont enfermées dans une sorte de harem sans possibilité d'en sortir. C'est l'endroit où vous serez le mieux. Mes femmes se chargeront de vous surveiller. Je ne dispose que de quatre androïdes sur Ganylède, et je ne veux pas en affecter un à votre surveillance.

Devant le haut-le-corps de Miss Swenson, il ajouta ironiquement :

-C'est cela ou un cul-de-basse-fosse du donjon. Les conditions en sont si terribles que vous ne pourriez y résister longtemps. Rassurez-vous, je ne vous violerai pas. Ma première épouse me suffit. Elle a une telle peur de perdre sa situation privilégiée qu'elle s'acharne à satisfaire mes moindres caprices !

A l'instant où l'androïde saisissait Elsa par le bras pour l'entraîner, Luggi précisa :

-A propos, Paul a vu le capitaine Stone et il lui a procuré l'androïde que vous lui aviez promis de lui offrir. Evidemment Sutter l'a un peu bricolé, et il ne serait pas impossible qu'un étrange incendie se déclare dans le chalet de votre ami.

A cette nouvelle, Elsa dut fournir un gigantesque effort pour rester impassible. Prenant cette attitude pour de l'indifférence, Luggi ricana :

-Vous n'êtes guère sentimentale. Au fond, nous sommes de la même race. Qui sait ? Avec le temps, nous finirons peut-être par nous entendre !