ASTRONEF MERCURE (SSPP 24)
JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE PREMIER
Marc, trente-cinq ans, grand, la silhouette athlétique, la peau burinée par des dizaines de soleils, la chevelure brune, se tenait très raide, en un garde-à-vous impressionnant, devant les huit membres de la commission de non-immixtion. Ses traits étaient crispés et ses yeux gris lançaient des éclairs.
Un homme maigrichon et blafard, le cheveu rare, le visage étroit, terminait la lecture d'un texte de plusieurs pages :
-... En conséquence et compte tenu de ses états de service, la commission prononce à l'égard du capitaine Marc Stone la sanction suivante :
« Il sera suspendu du Service de Surveillance des Planètes Primitives pour une durée de trois mois. »
Les froides prunelles bleues du sénateur Crayton brillèrent de satisfaction tandis qu'il prononçait ces mots. Depuis plusieurs années déjà, il souhaitait punir cet officier trop brillant aux initiatives discutables, mais il en avait toujours été empêché par les autres membres de la commission. Aujourd'hui, il tenait sa revanche !
Marc, au cours de sa dernière mission, avait commis une faute. La faute. Envoyé comme observateur sur une planète primitive, au début d'un obscur Moyen Age, il avait pris le parti d'un groupe de rebelles en lutte contre un tyranneau sadique qui ruinait la contrée et massacrait les populations. Sur les conseils de leur nouvel allié, les révoltés avaient dressé une embuscade. Le roitelet était tombé dans le piège et une bataille sanglante s'était déroulée. Le hasard des combats avait fait que Marc et lui s'étaient affrontés. Un duel féroce, d'autant plus dangereux que le générateur de la ceinture protectrice du Terrien était épuise, ce qui le privait de tout avantage.
La logique et le règlement du Service lui commandaient de fuir. Il n'avait pu s'y résoudre. Orgueil ? Désir de venger les nombreuses victimes dont il avait vu les corps torturés ? L'affrontement avait été rude. Ray, le fidèle androïde de Marc qui l'escortait dans toutes ses missions, environné de nombreux ennemis, ne pouvait le seconder. Par deux fois, la lame de son adversaire, un colosse au front bas, avait effleuré la poitrine de l'officier, traçant un sillon sanglant. Puis enfin, le Terrien avait trouvé une faille dans la garde du tyran et son épée s'était enfoncée dans la poitrine du roi, mettant fin au duel et aux combats : les soldats, démoralisés par la mort de leur chef, s'étaient débandés. La rébellion avait le champ libre.
Il était évident que Marc s'était ingéré dans les affaires intérieures de cette planète et, par son action, avait modifié l'évolution naturelle des autochtones. C'était certes dans une louable intention, mais il avait cependant contrevenu à la règle d'or du S.S.P.P. : écouter, observer, ne jamais prendre parti.
Une belle invention de penseurs philosophes et de technocrates qui n'étaient jamais sortis ni de leur bureau, ni de leurs bouquins !
-Vous pouvez disposer, capitaine.
Le sénateur ne dissimulait plus son plaisir ! Une fois dans le couloir, Marc respira profondément à plusieurs reprises pour tenter de décrisper ses muscles.
-Quelle bande de cons ! Le général Khov manifestait vertement sa désapprobation. C'était un colosse de deux mètres de haut qui dépassait le quintal. De lointains ancêtres mongols, il avait hérité des yeux brides, très noirs. Il dirigeait d'une main de fer le S.S.P.P. depuis dix ans et ressentait toute attaque contre un de ses collaborateurs comme une attaque personnelle. Son teint était pourpre et la peau de son crâne, totalement lisse, avait viré à un rouge cerise d'un charmant effet.
Khov était suivi par l'amiral Neuman, le chef de la Sécurité Galactique, grand, sec, le visage austère.
-Verdict déplorable ! Toutefois, aidé par le Président qui vous tient en grande estime, nous avons réussi à limiter les dégâts. Tout autre que vous aurait été définitivement renvoyé du Service. Somme toute, vous ne vous en tirez pas trop mal ! (Devant le sourire amer de Marc, l'amiral ajouta :) Je sais ce que vous ressentez, mon garçon, mais la colère est mauvaise conseillère, comme disait mon arrière-grand-mère. Partez un grand mois en vacances ! Le général et même moi avons trop souvent interrompu vos permissions, et vous devez avoir beaucoup de jours à récupérer. Ensuite, seulement, vous pourrez prendre une décision. Les esprits seront calmés...
Il se dirigea vers les ascenseurs. Mais au moment où les portes s'ouvraient, il se retourna :
-Quel que soit votre choix, vous savez, capitaine, qu'il y aura toujours une place pour vous dans mes services !
Khov devint plus rouge encore, mais Neuman disparut avant qu'il puisse laisser éclater sa colère. L'amiral lui avait déjà soufflé plusieurs agents chevronnés qu'il avait mis des années à former.
Comment leur en vouloir d'avoir opté pour la Sécurité Galactique ? Cet organisme disposait d'un budget sans commune mesure avec celui du S.S.P.P., l'avancement y était plus rapide, et... les membres n'avaient pas à y supporter les foudres de la commission de non-immixtion !
Le général saisit le bras de son compagnon.
-Nous avons tous les deux besoin de boire un verre. Venez chez moi !
Arrivés sur le trottoir, ils contemplèrent un instant la circulation intense dans l'avenue rectiligne qui s'étirait à perte de vue, bordée de buildings si hauts qu'ils semblaient frôler les nuages. Au fil des siècles, l'agglomération new-yorkaise s'était étendue sur des centaines de kilomètres.
-Il sera difficile de trouver un taxi, grogna Khov.
Marc ferma un instant les yeux.
-Ray vient nous prendre avec mon trans.
Khov émit un rire bref.
-J'oublie toujours que vous communiquez par télépathie avec votre androïde. C'est vraiment pratique !
Marc avait eu la chance de rencontrer au cours d'une mission une merveilleuse entité végétale qui avait décuplé ses facultés télépathiques naturelles et lui avait appris à les utiliser.
Moins de deux minutes plus tard, un luxueux trans de sport s'immobilisait devant l'immeuble. Khov émit un petit sifflement :
-Bel engin !
-C'est une des fantaisies que me permet ma fortune.
Ray se tenait derrière le volant. La ressemblance des androïdes avec les humains était hallucinante de vérité. Ainsi, ils pouvaient escorter les agents du Service Action sur les planètes primitives sans attirer l'attention des indigènes. Ils enregistraient tout ce qu'ils voyaient et entendaient durant ces missions, rapportant sur Terre des documents que les spécialistes épluchaient avec minutie afin de se faire une idée des progrès accomplis par les autochtones en un demi-siècle.
Le général demeurait dans un élégant appartement, non loin de l'immeuble du S.S.P.P.
-Entrez, ma femme est à je ne sais quel club...
Il ouvrit un placard, en sortit une bouteille de whisky et deux verres qu'il emplit rapidement.
-Buvez, Stone, cela vous détendra les nerfs.
Les deux hommes goûtèrent en silence l'acre saveur de l'alcool. Puis Khov émergea enfin de son verre.
-Les conseils de l'amiral sont pertinents. Avant toute chose, partez en vacances. Tenez, faites-vous donc inviter par votre amie Elsa Swenson...
Marc avait rencontré la jeune milliardaire dans des circonstances dramatiques et lui avait sauvé la vie. Depuis, ils avaient noué des relations aussi tendres que discrètes. Elle était à l'origine de la fortune de son ami, et c'est elle qui se chargeait de gérer ses biens.
-Désolé, mon général, elle fait une tournée d'inspection de ses sociétés sur diverses planètes et ne reviendra que dans quinze jours.
-Ce n'est peut-être pas plus mal. Sous le coup de l'émotion, vous auriez été capable d'accepter la direction d'une de ses affaires. Je n'ignore pas qu'elle vous le propose très souvent.
Khov assécha son verre puis reprit, d'une voix assourdie :-Je comprends mieux que tout autre ce que vous ressentez. Lorsque j'étais encore lieutenant, j'ai écopé d'une suspension pour une faute similaire à la vôtre. Six mois, c'est long, surtout que je ne disposais d'aucun revenu personnel. Tania, ma femme, a heureusement trouvé du travail. Je crois bien avoir rédigé une dizaine de lettres de démission. Des sociétés me faisaient des propositions alléchantes. Les spécialistes des planètes primitives sont très recherchés pour les mondes nouvellement ouverts à la colonisation ! Chaque fois, Tania m'a empêché de quitter le Service. Elle savait que je tenais trop à mon travail. Et vous êtes de la même race !
Cette confidence sur un épisode de la vie du général que nul ne connaissait émut Marc. Il savait que son supérieur avait raison. Lorsqu'il s'était trouvé brusquement à la tête d'une fortune, Marc avait demandé un congé ; pendant trois mois, il avait mené la vie d'un play-boy fortuné. A mourir d'ennui ! Il avait été très heureux de repartir en mission. Khov poursuivait :
-Allez à la mer, à la montagne, sortez, recevez des amis et revenez me voir dans un mois. J'espère obtenir du Président une réduction de votre sanction. Et si je n'y parviens pas, vous pourrez toujours reprendre l'entraînement avec les robots instructeurs.
-Merci, mon général, je crois que je suivrai votre conseil !
CHAPITRE II
Dans le trans, Ray exhala sa mauvaise humeur :
-Je me sens coupable ! J'aurais dû censurer les enregistrements de ton combat. Je suis très peiné.
Marc ne s'étonna pas de cette manifestation anormale de sensibilité. Un androïde ne peut réagir qu'en fonction des programmes qui lui sont fournis, affirment les ingénieurs cybernéticiens. Erreur ! Au fil des missions, d'étranges liens s'étaient noués entre Marc et son robot. Était-ce dû au fait que ce dernier était un des rares à être pourvus d'un amplificateur psychique ? Il prenait d'année en année une indépendance certaine, ce qui lui permettait d'expérimenter les sentiments humains. Et lorsqu'il voyait Marc en danger, il devenait totalement et dangereusement autonome.
-Je sais que tu es mon meilleur ami.
-Il faut te changer les idées ! Puisque Elsa n'est pas là, veux-tu que nous sortions? À notre dernière permission, j'ai rencontré deux filles intéressantes qui nous hébergeront volontiers.
Après avoir découvert l'amitié, la haine, la vengeance, Ray s'essayait maintenant à l'amour. Et il réussissait fort bien !
-Pas ce soir. J'ai besoin de réfléchir à la manière dont nous organiserons mes vacances forcées.
Marc possédait un luxueux appartement au dernier étage d'un immeuble moderne. La porte poussée, il s'immobilisa sur le seuil : une ravissante jeune femme était installée dans son fauteuil préféré, près d'une table basse. Vingt-cinq ans environ, vêtue d'un fourreau de soie rouge très simple mettant en valeur une poitrine qui se passait allègrement de soutien-gorge, une taille mince, des cuisses fuselées. Le visage, aux traits fins et réguliers, était auréolé de cheveux blonds coupés court. Un sourire étira les lèvres charnues, découvrant des dents très blanches.
-Bonsoir, capitaine Stone, je vous attendais.
Une voix chaude, prenante.
-Comment êtes-vous entrée? grogna Marc.
-Par la porte, je crois.
-Qui êtes-vous?
-Mon nom ne vous apprendrait rien. Appelez-moi Sylvia, si vous voulez. Nous avons une amie commune, et c'est elle qui m'a conseillé de s'adresser à vous.
-Qui? s'impatienta Marc.
L'inconnue leva la main, qu'elle avait longue et fine.
-Je vous le dirai plus tard. J'ai su les ennuis que vous avez eus cet après-midi...
-Les nouvelles circulent vite !
-C'est injuste, mais vous disposez maintenant de temps libre. Nous désirons donc vous confier une mission. (Marc, étonné, chercha le regard de son interlocutrice. Elle avait des yeux d'un bleu profond.) Nous souhaiterions que vous exploriez une planète primitive.
-Laquelle?
-Les indigènes l'appellent Tarak. (Comme Marc fronçait les sourcils, elle poursuivit :) Inutile de malmener votre mémoire. Vous ne la connaissez pas. Elle n'a pas encore été découverte par l'Union Terrienne. (Son sourire s'accentua et elle désigna deux verres servis sur la table basse.) Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ? Buvez tranquillement, c'est votre whisky préféré.
Elle savait décidément beaucoup de choses ! Irrité, Marc se laissa tomber dans un fauteuil et saisit un verre.
-Je vois. Vous avez déniché une planète terramorphe et vous en voulez une étude géologique pour savoir s'il n'y a pas de ressources naturelles à y piller avant que l'Union Terrienne ne décide de la classer zone interdite !
Un étonnement non feint se peignit sur le visage de l'intruse.
-Oh ! non ! Nous connaissons tout des ressources de Tarak qui sont relativement modestes. C'est l'étude de sa civilisation qui nous intéresse.
-Quel type ? Néolithique, âge de bronze ?
-Disons début de Moyen Age. Tout à fait, votre spécialité. Nous vous demandons une mission identique à celles que vous accomplissez pour le S.S.P.P. et... (une imperceptible hésitation) et où vous pourrez laisser parler votre coeur.
-Pourquoi vous ou vos amis ne vous rendez-vous pas là-bas?
Nouvelle hésitation, tellement brève que Marc se demanda si elle n'était pas seulement le fruit de sa méfiance.
-Nous ne sommes pas compétents, nous risquerions de commettre des erreurs. Nous voulons le meilleur spécialiste, vous en l'occurrence. Acceptez-vous?
L'officier secoua la tête, ironique.
-Je suis très flatté de l'opinion que vous avez de mes capacités, mais je ne peux que refuser. (Avant que sa visiteuse ne protestât, il continua :) Même si je le voulais, je serais dans l'incapacité de vous aider. Une mission ne s'improvise pas. Il faut des documents, de nombreux instruments et surtout un astronef de qualité. Ceux qu'on trouve à louer sont des yachts conçus pour atterrir sur des astroports très bien équipés.
Le sourire reparut sur le visage de Sylvia, la rendant encore plus séduisante.
-Nous avons pensé à ces détails. Un aviso vous attend sur l'astroport. Il est identique à ceux du S.S.P.P. Le vôtre s'appelait le Neptune, je crois. Pour rester dans l'orbite terrienne, nous l'avons baptisé Mercure. (Son sourire s'accentua, comme si l'idée l'amusait.) Je crois me souvenir que c'était le messager des dieux. (Elle redevient sérieuse.) Nous y avons seulement apporté quelques modifications qui, je l'espère, vous plairont. Il est enregistré à votre nom. Vous trouverez à bord tout l'appareillage dont vous avez besoin. Le même que sur votre aviso. L'inducteur psychique a reçu des cristaux mémoriels qui vous instruiront de la langue et de l'histoire de Tarak jusqu'à ces dernières années. Nous ne savons rien des temps présents. Il y a également un programme pour Ray contenant ces mêmes connaissances.
Cette avalanche de précisions sidéra Marc. Il hésitait pourtant.
-Je ne vois pas pourquoi je me lancerais dans une telle aventure. Une planète primitive n'est pas un jardin d'agrément, et les risques sont toujours grands. Si vous en doutez, allez jeter un coup d'oeil dans le hall du S.S.P.P. : la liste des agents morts en service commandé est impressionnante.
Les yeux de l'inconnue s'assombrirent.
-Nous ne l'ignorons pas, et cependant, nous avons fait appel à vous. En cas de réussite, vous obtiendrez tout ce que vous voudrez !
-C'est bien vague ! Je pourrais demander des millions de dols.
-Vous les auriez !
Elle tendit vers Marc une main qu'il saisit.
-Quelle garantie aurai-je?
La question troubla la jeune femme.
-Ma... ma parole !
-En affaire, c'est un peu léger, mais je pourrais m'en contenter. (Fixant son interlocutrice, il pressa sa main.) Vous avez bien dit tout ce que je voudrai...
Un rire cristallin s'échappa de la gorge de Sylvia, et ses yeux brillèrent.
-Je le répète : tout ! Acceptez-vous ?
-Laissez-moi quelques heures pour réfléchir. Voulez-vous un autre verre ?
-Non, merci. À demain, donc.
-Où puis-je vous joindre ?
-C'est moi qui vous contacterai.
Elle quitta la pièce avant que Marc ait pu la retenir.
-Ray, file par l'escalier de secours et suis-la. J'aimerais savoir où elle se rend.
L'androïde s'éclipsa aussitôt. Resté seul, Marc se servit un nouveau whisky, qu'il sirota en réfléchissant. Oui pouvait être cette charmante créature?
Il ôta son grand uniforme, qu'il avait mis spécialement pour comparaître devant la commission. Après une aussi désagréable séance, il avait besoin d'un bain relaxant.
Lorsqu'il émergea du bloc sanitaire, vêtu d'une vieille combinaison, il trouva Ray installé devant l'ordinateur de son bureau.
-Où est-elle allée en sortant d'ici?
-Je l'ignore, Marc. Elle a disparu ! Je suis descendu plus vite que l'ascenseur et je l'ai attendue sur le trottoir. Ensuite, ne la voyant pas sortir, j'ai interrogé Fred, le gardien de l'immeuble. Elle n'était pas passée devant lui. On jurerait qu'elle s'est volatilisée.
-À moins qu'elle ne se soit éclipsée par le parking privé.
-Il faut avoir le code.
Marc haussa les épaules.
-Elle a bien trouvé le moyen de s'introduire ici !
L'androïde reconnut que la chose était possible.
-J'ai interroge l'ordinateur de l'astroport. Tu es bien propriétaire d'un astronef qui s'est posé il y a moins de deux jours. Il est légalement enregistré à ton nom et la taxe de stationnement est payée pour une année ! Ta belle amie ne doute pas de ton acceptation : à lui seul, l'appareil vaut une petite fortune !
Marc marchait de long en large, les sourcils froncés.
-Je ne pourrai pas dormir cette nuit. Si nous allions visiter ma nouvelle propriété?
Ray lui lança un regard ironique.
-Je rassemble quelques affaires et je te suis.
À cause de la circulation, deux heures leur furent nécessaires pour atteindre l'astroport ruisselant de lumière. Cargonefs et astronefs de liaison atterrissaient ou décollaient à un rythme soutenu.
Marc et Ray laissèrent leur trans dans le parking souterrain, puis une navette les emporta vers la zone réservée aux appareils privés où stationnaient les yachts luxueux des personnalités les plus riches.
Le Mercure les dominait en volume.
-Il ressemble à notre bon vieux Neptune, en plus neuf, observa Ray.
Les deux amis gagnèrent le poste de pilotage. L'androïde activa l'ordinateur de bord et entreprit une vérification systématique. Pendant ce temps, Marc visitait les installations. Quand il revint auprès du robot, ce dernier annonça :
-Tout fonctionne exactement comme sur le Neptune. Le générateur est à son maximum d'énergie et l'armement au complet.
Marc montra le verre qu'il tenait à la main.
-Ils ont même pensé à charger une réserve de whisky ! Ma marque préférée. Tout est conforme à ce que notre belle inconnue a annoncé. (Il se laissa tomber sur le siège du copilote.) Le confort a été amélioré. Les coussins épousent automatiquement les courbes du corps...
Puis, après un instant de silence :
-Le général a raison, il faut se changer les idées. Pourquoi ne pas essayer ce superbe engin ?
-Je me doutais que tu en aurais envie. Cette blonde t'a ensorcelé. Sache cependant que je désapprouve cette idée de te lancer en aveugle dans une aventure douteuse. De plus, tu n'as pas récupéré des fatigues de la précédente mission. Regarde-toi dans une glace, ton corps est encore constellé d'ecchymoses !
-Allons, Ray, nous effectuerons une simple reconnaissance ! L'androïde lança les propulseurs avec un soupir résigné, tandis que Marc branchait la vidéo-radio. L'opérateur de la tour de contrôle, un officier au visage revêche, répondit.
-Capitaine Stone, sur l'astronef Mercure ; demande l'autorisation de décoller.
-Destination ?
Marc eut une seconde d'hésitation.
-Vénusia ! lâcha-t-il ensuite.
C'était une planète de l'Union Terrienne qui bénéficiait d'un climat enchanteur. Il s'y était monté des centres de détente et de repos pour clients fortunés mais aussi des casinos et des éros center aussi raffinés que sophistiqués. Il fallait bien reconnaître que ce monde était devenu un gigantesque tripot et un bordel de luxe !
En raison des distractions d'un caractère très particulier qu'on y trouvait, l'astroport gardait secrets les mouvements des vaisseaux qui y abordaient.
-Décollage dans quatorze minutes ; sinon, il vous faudra attendre deux heures. Des courriers réguliers sont prévus.
-Nous sommes prêts !
-Engagez le compte à rebours. Bon amusement !
Le ton était hargneux, comme si l'employé souhaitait aux voyageurs de perdre une fortune et d'attraper toutes les maladies vénériennes connues et inconnues.
Le Mercure s'élança dans le ciel à la seconde précise qui lui avait été dévolue.
CHAPITRE III
Marc pénétra dans le poste de pilotage d'un pas allègre. À l'interrogation de Ray, il répondit :
-Je suis en pleine forme, et j'ai dormi près de 24 heures. L'inducteur psychique est une merveille de douceur et de rapidité. Il était fort bien accordé à mes ondes cérébrales.
-Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Nous émergerons du subespace dans moins d'une heure.
-Déjà?
-Notre vitesse est augmentée de moitié pour une consommation moindre d'énergie. Regarde les données de l'ordinateur !
-Je te crois.
-J'ai également pris connaissance du programme préparé à mon intention. Les renseignements sont très précis et datent approximativement d'une vingtaine d'années.
-C'est ce que j'ai cru retenir des leçons de l'inducteur psychique.
-Dans ce cas, quel besoin ta blonde a-t-elle d'une nouvelle enquête ?
-II a dû survenir un accident dont elle a omis de nous parler.
-C'est ce qui m'inquiète ! La prudence voudrait que nous fassions demi-tour.
-La curiosité nous oblige à poursuivre.
Un sourire goguenard, très humain, étira les lèvres de Ray.
-C'est bien ce que je craignais ! D'après l'ordinateur, nous nous dirigeons vers un secteur de la Galaxie qui n'a jamais été exploré.
La voix métallique du robot pilote annonça le proche retour dans l'espace normal.
-Attention, Marc, après un voyage aussi rapide, l'émergence risque d'être particulièrement désagréable...
L'officier s'allongea et ferma les yeux, dans l'attente du malaise habituel qui entraînait une perte de connaissance de quelques secondes. Il était réputé dans le Service pour être celui qui reprenait le plus vite ses esprits.
Un haut-parleur égrenait les secondes :
-... Trois... Deux... Un... Zéro.
Un simple vertige, aussitôt dissipé. Marc se redressa, étonné, et regarda l'écran de visibilité extérieure.
-Nous avons émergé, confirma Ray.
-Nos amis ont un sens très poussé du confort ! Je n'ai jamais subi une transition aussi agréable.
Les premières données des analyses sortaient de l'ordinateur.
-Nous avons émergé dans le système solaire dont ta belle visiteuse nous a donné la référence. Soleil de magnitude G un peu plus volumineux que celui qui chauffe notre bonne vieille Terre. Le système comporte six planètes, dont seule la quatrième est terramorphe. Les autres sont des mondes désolés, torrides ou glacés, inadaptés au développement de la vie.
-Centre les détecteurs sur ce qui doit être Tarak.
Une grosse sphère bleue et verte se dessina sur l'écran.
-Les renseignements concordent avec ceux que nous possédons. Masse : 0,93 de la Terre. Rotation sur elle-même en 26 heures 14 minutes et autour du soleil en 481 jours sur une ellipse presque circulaire. (La sphère grossissait rapidement. Bientôt, elle occupa tout l'écran.) Des océans recouvrent soixante-dix-sept pour cent du globe, assurant un climat tempéré. Il y a deux continents principaux, mais l'homme n'est apparu que sur l'un d'eux.
Marc orienta le télescope d'une pression du doigt.
-La civilisation s'est développée sur la rive ouest de cette mer intérieure, déclara-t-il. (Plusieurs bourgades étaient visibles au milieu de plaines et de forêts.) Au sud, il existe des tribus nomades dont certaines commencent à se sédentariser. Quant au reste des terres, il est recouvert de forêts denses où émerge parfois un minuscule village. (Une haute chaîne de montagnes aux sommets enneigés occupait toute la partie est du continent.) Beaucoup plus loin, vivent de petits groupes humanoïdes qui ne paraissent pas avoir atteint l'âge du fer, ni même du bronze... Allons, Ray, satellise l'aviso autour de la planète et procède à des enregistrements détaillés.
-Ensuite nous retournons sur Terre ? lança l'androïde, plein d'espoir.
-Maintenant que nous sommes dans ce système, il serait ridicule de partir sans avoir débarqué. Nous resterons juste quelques jours, histoire de montrer à la charmante Sylvia que nous avons travaillé.
Ray afficha une moue écoeurée.
-C'est bien ce que je craignais. Va déjeuner ! Qui sait quand viendra le prochain repas ?
***
Marc se déshabilla entièrement puis il enfila les vêtements que lui tendait le robot.
-Je les ai confectionnés pendant le voyage d'après les documents fournis. J'avais bien prévu ta réaction...
Une culotte de drap grossier, une tunique sans manches, un pourpoint de cuir et des bottes constituèrent son habillement.
-Ton amie n'a pas oublié la ceinture protectrice...
C'était une merveille de la technologie terrienne qui induisait autour du corps de celui qui la portait un champ de force le mettant à l'abri des projectiles. Pour percer cet écran, il fallait une énergie supérieure à celle de son générateur. Néanmoins, afin de ne pas intriguer les indigènes, les agents n'utilisaient qu'une faible intensité. Quelle n'aurait pas été la surprise des autochtones en voyant une flèche rebondir à trente centimètres de son objectif ! Ainsi, en raison de l'élasticité du champ de force, certains coups étaient douloureusement perçus. Et paradoxalement, les armes les plus primitives, haches ou masses, étaient les plus dangereuses. Enfin, chaque choc consommait de l'énergie, et le microgénérateur dissimulé dans la boucle du ceinturon finissait par s'épuiser.
Marc attacha l'objet autour de sa taille. Une épée à la lame large et à double tranchant y voisinait avec un fort couteau de chasse. L'androïde s'était équipé d'une tenue identique. Hésitant, il montra à son compagnon un petit pistolaser.
-Ne veux-tu pas l'emporter?
-C'est contraire au règlement.
Un geste irrité lui échappa.
-Nous ne sommes pas en mission pour le S.S.P.P., et je persiste à penser que tu fonces tête baissée dans un piège. Plus une femme est jolie, plus il lui est facile de mentir !
-Elle ne semble pas l'avoir fait, jusqu'ici.
-Le réveil n'en sera que plus brutal !
-En ta compagnie, je ne crains rien ! Ton index droit renferme un laser, et je crois me souvenir que tu omets régulièrement de te faire enlever le désintégrateur dissimulé dans ton avant-bras. Ce qui est d'ailleurs une désobéissance aux ordres du général...
Ray ne trouvant rien à répondre, ils embarquèrent dans le module. C'était une capsule oblongue dont la partie supérieure était en plastique translucide. Le robot s'installa aux commandes et fit pénétrer l'engin dans le sas d'éjection.
La porte extérieure s'ouvrit, et l'appareil fut aspiré par le vide au milieu d'un nuage irisé.
-La ville principale édifiée au bord de la mer intérieure se nomme Miska. Nous nous poserons juste avant le lever du jour près d'un minuscule village que j'ai repéré à une centaine de kilomètres plus au sud. De là, nous remonterons vers la capitale en traversant deux bourgades. Ainsi, nous aurons une vue assez complète du territoire et des habitants.
Le module plongea vers la planète, effectuant plusieurs fois le tour du globe pour se freiner sur les hautes couches de l'atmosphère.
-Resserre tes ceintures magnétiques, Marc, j'actionne les rétrofusées.
L'officier contracta ses muscles, dans l'attente de l'habituelle sensation d'écrasement. Mais ce fut tout juste s'il perçut une légère tension des sangles qui le maintenaient sur son siège.
-Les anti-g ont été améliorés !
D'épais nuages entouraient à présent leur engin, et la visibilité ne dépassait pas quelques mètres. Sachant Ray aux commandes, Marc n'éprouvait cependant aucune inquiétude. La vision aux rayons X et infrarouges permettait à l'androïde de se diriger dans l'obscurité la plus complète.
-Là ! Une clairière, dans la forêt. Nous nous posons.
-Pitié, Ray, je ne suis qu'un malheureux humain ! Je n'y vois rien !
Un léger choc annonça la prise de contact avec le sol. Ray retint Marc qui voulait ouvrir la portière.
-Un instant ! Nous devons attendre que les analyses soient terminées. L'atmosphère de Tarak est identique à celle de la Terre, mais qui sait si le hasard ne nous a pas fait atterrir dans une zone pestilentielle ? (Il jeta un regard sur les écrans qui luisaient doucement dans l'ombre.) Bon. Apparemment, ce n'est pas le cas !
Quelques secondes plus tard, Marc foulait le sol, respirant l'air parfumé de la forêt. Agréable sensation pour ceux qui ont vécu plusieurs jours dans l'atmosphère confinée d'un astronef !
Bientôt, le module s'éleva dans les airs avec un sifflement discret et disparut. Il regagnerait le Mercure en pilotage automatique. C'était toujours un moment émouvant que celui où s'évanouissait le seul lien qui reliait les visiteurs à la civilisation. S'il survenait un accident au vaisseau, ils seraient définitivement bloqués sur Tarak !
La nuit devenait moins obscure, permettant d'apercevoir la silhouette des grands arbres qui étiraient leurs branches vers le ciel.
-Nous pouvons nous mettre en marche. Nous avons une bonne vingtaine de kilomètres à parcourir avant d'atteindre le village. Je suis désolé, Marc, de t'infliger ce marathon matinal, mais c'était la seule clairière où poser l'appareil. Tu sais que les consignes du Service exigent un atterrissage loin de toute habitation pour éliminer le risque d'être vus par un indigène insomniaque !
-La marche est un sport excellent, toujours prôné par ceux qui ne le pratiquent pas... Allons, en route ! -N'oublie pas de conserver ton écran à un niveau correct. Nous ignorons tout de la faune locale. Inutile de servir de petit déjeuner à un fauve !
CHAPITRE IV
Marc transpirait sous les rayons du soleil qui perçaient à travers le feuillage. Il marchait depuis quatre heures, car l'épaisseur du sous-bois obligeait à de nombreux détours qui allongeaient le chemin. Aucun prédateur ne s'était manifesté. Seuls de gros oiseaux assez semblables à des faisans s'étaient envolés des fourrés, manifestant leur mécontentement d'être dérangés par des gloussements indignés.
Les arbres, d'essences variées, rappelaient chênes, marronniers ou cèdres. Ray annonça enfin :
-Nous approchons de l'orée de la forêt. Tu pourras te reposer au village.
Une désagréable odeur de brûlé frappa les narines de Marc.
-Ils laissent calciner notre déjeuner !
Pressant le pas, les Terriens ne tardèrent pas à émerger du bois. Le hameau apparut, à moins de cinq cents mètres. Il comportait une vingtaine de huttes faites de branchages, de terre séchée et au toit de chaume. Avait comporté aurait été plus exact ! Pour l'heure, toutes les masures brûlaient, dégageant une fumée abondante.
Les arrivants approchèrent à grands pas, étonnés de ne percevoir aucune agitation, puis s'immobilisèrent, horrifiés. Le sol était jonché de cadavres. Hommes, femmes, enfants, animaux, entassés pêle-mêle, tous avaient été massacrés avec une épouvantable sauvagerie.
Il ne restait de la première chaumière que des poteaux noircis. Des corps charbonneux y étaient suspendus, qui conservaient les formes tordues imprimées par la souffrance. Les malheureux avaient été attachés là et brûlés vifs.
L'estomac contracté de douloureuses nausées, Marc se remit en marche, enjambant les corps mutilés.
-Celle-là vit encore, dit Ray en désignant une jeune fille allongée dans la poussière.
Sa jupe retroussée jusqu'aux hanches, ses cuisses zébrées de sang ne laissaient aucun doute sur la nature des violences qu'elle avait subies. Une tache rouge maculait son corsage au niveau du thorax.
Marc s'agenouilla et lui souleva doucement la tête. La blessée ne tarda pas à ouvrir les yeux. Quand elle découvrit son visage, elle poussa un gémissement plaintif.
-Ne craignez rien, nous sommes des amis. Nous vous protégerons.
L'androïde, qui avait pratiqué un examen par scanner et rayons X, émit psychiquement :
-Très mauvais ! Plaies à la base du poumon gauche et de la rate. Hémorragie interne. Dans quelques minutes, elle sera morte.
-Qui sont les responsables de cette horreur?
L'agonisante hoqueta, et un peu de sang perla à la commissure de ses lèvres. Sa respiration devint sifflante.
-Les soldats... du roi...
Une hutte s'effondra, projetant des étincelles dans toutes les directions. Marc se pencha sur la malheureuse afin de la protéger des escarbilles brûlantes. Une main se crispa sur son avant-bras. Un souffle rauque, un murmure :
-Allez à Kimba... prévenir le comte Jask... Pendant qu'ils me violaient, les soldats ont parlé... Ils vont attaquer... Vite... Je vous en prie...
Une quinte de toux interrompit la phrase. Un jet de sang rouge, mousseux, jaillit de la gorge de la jeune fille. Son regard se voila, ses pupilles se dilatèrent. La pression sur le bras du Terrien relâcha.
Avec une douceur infinie, le coeur empli de tristesse, Marc reposa la tête du cadavre sur le sol et lui ferma les yeux.
-Je te l'avais bien dit, Hur ! On croit exterminer la vermine, mais il en ressort des qu'on tourne le dos.
Marc se retourna vivement. Deux hommes se dressaient à une dizaine de mètres de là. Ils chevauchaient des montures semblables aux chevaux terriens mais aux sabots fourchus.
-Vous avez participé à ce carnage ?
Les deux cavaliers éclatèrent de rire. Ils portaient par-dessus leur pourpoint une tunique grise ornée d'un cercle rouge transpercé par un éclair bleu.
-Apparemment, notre travail était incomplet puisque tu es là ! Nous allons réparer cette erreur...
Éperonnant sa bête, celui qui venait de parler s'élança, l'épée levée. Marc dégaina son arme avec rapidité, para en quinte le coup destiné à lui fendre le crâne, et riposta immédiatement. Un coup de pointe au flanc. Sa lame pénétra d'un bon tiers de sa longueur.
Le soudard vida les étriers et s'affala à terre. Mais il se redressa, les yeux brillants de colère.
-Rendez-vous ! Vous êtes blessé, et ce combat est ridicule. Je suis un chevalier étranger, je ne souhaite la mort de personne.
Sourd aux objurgations de son adversaire, le soldat reprit la lutte, le visage crispé par un rictus de haine. Au cours de ses nombreuses missions, Marc avait rarement rencontré autant de hargne et de férocité dans un regard. Il para plusieurs attaques de pointe et de revers puis, avec un hurlement dément, l'homme se rua en avant... et s'embrocha sur son épée, déjà relevée. Le cavalier, le thorax transpercé, s'immobilisa. En un ultime effort, il tenta d'abaisser son arme levée, mais ses doigts en lâchèrent la poignée qui s'échappa de sa main. Un étonnement puéril s'inscrivit sur ses traits : il n'avait jamais imaginé qu'une victime puisse se défendre !
Lentement, tel un chêne qui s'abat, il glissa sur le sol poussiéreux. Sa bouche se tordit en une dernière injure, qui ne put être formulée, puis il s'immobilisa. Définitivement.
-Moi aussi, j'ai été contraint de tuer.
Ray remettait son épée au fourreau ; triste.
-Des fanatiques ! Ils ne songent qu'à infliger la souffrance et à tuer. S'ils sont tous comme cela dans ce pays, notre promenade ne sera pas de tout repos !
-Récupère les montures ! Je veux accomplir les dernières volontés de cette malheureuse.
Les chevaux se laissèrent approcher sans difficulté. Ils étaient moins farouches que les hommes !
-Elle a dit « le comte Jask à Kimba », si j'ai bien compris.
-Exact ! Kimba est une bourgade située à une cinquantaine de kilomètres au nord.
-Une belle trotte en perspective. Utilise tes antigrav, Ray. Ils annihileront ton poids, ta monture se fatiguera moins et nous pourrons en changer.
Après une heure de galop, ils parvinrent au sommet d'une petite colline qui dominait une plaine vallonnée, piquetée de bosquets d'arbres.
Une longue colonne de cavaliers s'étirait sur un chemin de terre, soulevant une poussière abondante.
-L'armée royale ! Elle comporte plusieurs centaines d'hommes d'armes, émit Ray.
Marc allait éperonner sa bête mais l'androïde le retint.
-Je ne pense pas que tu veuilles attaquer à toi seul toute une armée ? Il est préférable de couper à travers champs.
CHAPITRE V
En ce début d'été, la nuit tombait tard. Cela permit à Marc d'arriver à Kimba aux derniers rayons du soleil couchant. Au sommet d'un tertre se dressait un château fortifié encore très primitif. Quatre tours d'angle, dont une plus haute servant de donjon, reliées entre elles par des murailles au sommet crénelé ne dépassant pas dix mètres de hauteur.
Un pont-levis surmontait un fossé peu profond et donnait accès à une poterne. Autour du castel étaient érigées une trentaine de maisons, constructions de pierre mais surtout de bois et de torchis. Un début d'artisanat se développait dans ces masures.
Une sentinelle casquée et armée d'une pique barra l'entrée du pont-levis.
-Je veux parler au comte. C'est urgent !
L'homme, qui ne semblait pas très éveillé, grogna :
-Je ne sais si monseigneur voudra être dérangé. Revenez demain.
-Il sera trop tard ! Appelle ton supérieur ou je te fends le crâne !
Le ton autoritaire de Marc obligea l'homme à un effort inhabituel de réflexion. Avec peine, il se résigna à héler un autre garde.
Après dix minutes de discussions houleuses, Marc fut introduit dans une salle voûtée. D'étroites meurtrières laissaient filtrer les dernières lueurs du jour. Le comte Jask était trapu, solidement charpenté, avec un visage rond et une chevelure très brune. Il ne devait avoir qu'une trentaine d'années, mais des rides sillonnaient déjà son visage. Il était assis sur un fauteuil à haut dossier. À sa droite se tenait une jeune femme blonde, la taille bien prise dans une longue robe pourpre. Plusieurs chevaliers se tenaient derrière le seigneur. Ce dernier dévisagea l'arrivant d'un regard sombre.
-Pourquoi ce tapage?
-Je suis le chevalier Marc de Stone. Ce matin, j'ai traversé un village à une douzaine de lieues d'ici. Il était en flammes et toute la population avait été massacrée !
-Qui sont les coupables ? gronda le comte.
-Des hommes dont la tunique porte un cercle rouge zébré d'un éclair bleu.
Des exclamations assourdies fusèrent des spectateurs.
-Les hommes du roi ! Es-tu certain de ce que tu affirmes ?
-J'ai tué deux traînards revenus contempler les ruines ! J'ai chevauché tout Je jour pour vous porter la nouvelle. L'armée se dirige vers votre château et sera dans quelques heures sous vos murailles.
Le seigneur réfléchit un long moment, imposant le silence à ses fidèles.
-D'où viens-tu?
-D'un village très loin au sud ! Mon père est mort et mon frère aîné a pris le commandement du clan. Comme nous ne nous entendions pas très bien, j'ai préféré chercher fortune au loin.
L'histoire était plausible, et Marc l'avait utilisée à maintes reprises. Dans ces sociétés médiévales, l'exercice du droit d'aînesse entraînait l'éclatement des familles, dont les fils cadets n'avaient plus qu'à disparaître. L'issue la plus glorieuse restait le hasard des armes. Leur seule chance de conquérir un fief !
-Si vous venez pour la première fois dans notre région, comment connaissez-vous Kimba ?
-J'ignorais jusqu'à son existence. Mais une malheureuse agonisante m'a supplié de venir vous informer. Les souhaits des mourants sont sacrés, et j'ai obéi.
Le comte parla un long moment à voix basse avec ses vassaux puis se retourna vers le Terrien.
-Nous vous remercions, messire Marc, de votre dévouement.
Un conseiller, les cheveux grisonnants, la joue barrée par une large cicatrice, objecta :
-Il est tard. Ne pouvons-nous attendre l'aube pour appeler nos paysans? L'armée royale n'est pas encore en vue, et elle s'arrêtera pour la nuit.
-Ce n'est pas certain, murmura son suzerain. J'ai entendu dire que l'année dernière, le château de Stor avait été attaqué avant le lever du jour. Faites sonner le tocsin sans délai. Quand tous nos gens auront pénétré dans la cour, ordonnez de baisser la herse et de lever le pont-levis. Qu'on double aussi les sentinelles sur les remparts...
Deux chevaliers sortirent en courant tandis que le comte se retournait vers Marc :
-Désirez-vous toujours vous engager sous une bannière?
-Plus que jamais, monseigneur !
-Dans ce cas, je vous prends à mon service. Vous partagerez notre dîner ce soir. En attendant, allez vous reposer de cette longue chevauchée.
***
Levé avant l'aube, Marc escalada le raide escalier qui menait aux remparts. Il avait fort mal dormi sur une paillasse posée dans une grande salle où une dizaine d'hommes étaient déjà installés.
Il retrouva son hôte entouré de cinq vassaux, scrutant l'obscurité de la nuit.
-Des sentinelles ont entendu des bruits de chevaux, mais nous ne voyons rien.
Soudain, la nuit parut s'illuminer : toutes les chaumières s'enflammaient avec un parfait ensemble pour découvrir des silhouettes porteuses de torches.
Les défenseurs du château, impuissants, regardèrent brûler ce qui avait été leurs demeures. Des larmes glissaient silencieusement sur les rudes visages mangés de barbe.
D'autres ombres s'activaient, se profilant sur la lueur des incendies. À une cinquantaine de mètres de la base du donjon, des poteaux furent enfoncés dans le sol. Marc, intrigué, en compta douze. Les soldats disposèrent ensuite des fagots autour des pieux.
L'explication ne tarda guère. Les premières lueurs du jour permirent de distinguer des hommes d'armes traînant des prisonniers, hommes et femmes.
Avec une rapidité qui traduisait une cruelle expérience, les captifs furent liés aux poteaux. Un homme porteur d'une torche enflammée s'immobilisa devant chaque bûcher.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Les nerfs tendus, Marc contemplait la scène. Il pressentait l'implacable dénouement.
Un ordre, un cri retentit. Avec un ensemble parfait, les soldats jetèrent leur torche sur les fagots. Le bois très sec s'enflamma aussitôt. Des hurlements douloureux retentirent, déchirants, vite étouffés. Une fumée opaque s'éleva dans le ciel tandis qu'une affreuse odeur de chair calcinée parvenait aux narines des assiégés.
Livide, Marc murmura :
-Pourquoi tant de cruauté?
Le comte, très pâle, le front emperlé de sueur, secoua la tête.
-Je l'ignore ! Jusqu'à ces derniers temps, le roi menait ses affaires avec sagesse. Nous renouvelions chaque année notre serment de fidélité, et nous vivions en paix. Il y a deux ans maintenant, le vieux Renko a été remplacé par le roi Nosfer. Nous ignorions tout de lui. Nous avons appris son couronnement par des messagers. D'après les échos qui nous sont parvenus, Nosfer a utilisé la première année de son règne à affirmer son autorité sur ses terres. Ça n'a pas été sans difficultés, et il n'a pas hésité à raser plusieurs de ses villages. Puis il a attaqué le château de Stor. Sans motif réel. Le baron avait prêté serment d'allégeance et payé son tribut. La forteresse a été détruite, et les survivants ont été très rares.
En bas, les cris avaient cessé ; les bûchers n'étaient plus que braises rougeoyantes dégageant une fumée nauséabonde.
-J'ai envoyé, il y a cinq mois, une ambassade au souverain. Trois de mes messagers ont été massacrés ; le quatrième est revenu les yeux crevés, le poing droit tranché et la langue arrachée. Le malheureux est mort quelques jours après son retour.
-Pourquoi ne pas vous être allié aux autres féodaux pour contraindre le roi à rester sur ses terres ?
Le noble haussa les épaules.
-Ils sont tous très jaloux de leur indépendance et ne s'accordent guère entre eux. Les ennuis des autres les laissent indifférents... Jusqu'au jour où le malheur s'abattra sur eux.
A présent, la situation évoluait. Plusieurs sonneries de trompettes retentirent. Bien visibles dans les premiers rayons du soleil, des colonnes se formèrent, portant de longues échelles.
-Il faut gagner nos postes, décida le comte. (Il désigna le chevalier au visage balafré.) Messire Marc, vous seconderez le baron Thork dans la défense du rempart nord. Il est un peu moins élevé et fait face au camp ennemi. Vous risquez de supporter le plus gros de l'attaque. Que Dieu vous garde, mes amis !
Ray émit psychiquement à l'intention de Marc :
-Depuis qu'il entend ce genre de prière, Il doit être blasé. N'oublie pas d'augmenter la puissance de ton écran !
Marc songea au niveau correct et posa la main sur la boucle de son ceinturon ; une petite étoile métallique pivotante permettait d'effectuer le réglage. Il constata avec surprise que l'écran était enclenché à l'intensité convenable. Pourtant, il était certain de ne pas encore l'avoir branché. Il pensa à en augmenter la puissance et sentit l'étoile tourner sous ses doigts.
-Amusant! Nos amis ont ajouté une commande psychique à ma ceinture protectrice.
-Ils devaient connaître ton côté négligent, ironisa Ray. Dommage que je ne puisse le contrôler moi-même.
Sur le rempart se tenaient une quarantaine d'hommes. Les soldats équipés n'en composaient pas la moitié, les autres étaient des paysans armés seulement de haches ou de piques.
Le baron, le visage soucieux, surveillait l'avance des colonnes ennemies.
-Ils sont nombreux et disposent de beaucoup d'échelles.
Un grand silence se fit. Les gardes du roi s'immobilisèrent. Les nerfs à vif, Marc jeta :
-Qu'attendent-ils pour attaquer?
-Ils n'ont aucune raison de se presser. Ils sont sûrs de la victoire.
L'affirmation de Ray était tristement exacte ! Ce n'était qu'une question de jours, d'heures, peut-être. Une nouvelle sonnerie de trompe vibra dans l'air matinal. Avec un ensemble parfait, vingt échelles furent appliquées contre la muraille. Les soldats les escaladèrent avec une agilité déconcertante. Déjà, les premiers arrivaient à la hauteur des créneaux.
L'un d'eux apparut face à Marc. Un solide coup d'épée le fit partir à la renverse, mais un autre prit aussitôt sa place. Il para adroitement de son bouclier l'attaque du Terrien et prit pied sur le chemin de ronde. Son succès fut de courte durée : d'un revers, Marc lui ouvrit la gorge. L'homme bascula en arrière, entraînant dans sa chute celui qui le suivait.
Ray intervint en force et repoussa l'échelle avec sa grappe hurlante d'attaquants. Il agit de même avec deux autres échelles, ce qui soulagea les défenseurs. Une dizaine de soldats royaux avaient cependant escaladé la muraille. Ils défendaient une zone de créneaux où les assaillants s'engouffraient.
-Ray, aide-moi ! Si nous ne les repoussons pas, tout est perdu !
Marc se lança en avant avec fougue, frappant sans relâche. Deux intrus s'effondrèrent, mortellement blessés. Un troisième subit le même sort dix secondes plus tard.
A cet instant, un choc violent ébranla le thorax du Terrien, lui coupant la respiration. Son agresseur, étonné de le voir encore debout, voulut frapper à nouveau. Il n'en eut pas le temps ! D'un même coup d'épée, Ray fit sauter deux têtes puis, d'une poussée irrésistible, jeta trois hommes par-dessus les remparts. Il parvint devant l'échelle où les attaquants se pressaient, en saisit les montants qui dépassaient du créneau et, d'une traction puissante, les écarta l'un de l'autre. Les barreaux se brisèrent et tous ceux qui s'y trouvaient retombèrent dans le fossé. Bien peu purent se relever.
Déjà, Marc se portait au secours du baron Thork, vivement pressé par cinq adversaires. Trois s'écroulèrent sans même avoir vu venir les coups qui les étendirent raides morts. Le quatrième tenta de faire front, para la première attaque à la tête, mais le Terrien se fendit et le toucha au thorax.
Le baron, qui s'était débarrassé du dernier, souffla, le visage écarlate :
-Merci, messire. Votre aide est précieuse !
Il ne put poursuivre : d'autres assaillants arrivaient aux créneaux. Le combat reprit, féroce, épuisant. Malgré les pertes subies, les soldats royaux escaladaient sans cesse les échelles. Dès que l'une d'elles était renversée, il se trouvait d'autres hommes pour la redresser et reprendre l'assaut.
La respiration courte, le coeur battant à un rythme désordonné, Marc sentait son épée devenir de plus en plus lourde. Ses muscles, contractés et douloureux, réagissaient plus lentement.
Percevant la fatigue de son ami, Ray accéléra ses mouvements. Il avait ramassé une hache échappée des mains d'un mourant et frappait alternativement de droite et de gauche, abattant chaque fois un adversaire. L'étroit chemin de ronde était couvert de corps ensanglantés, de sorte que les vivants étaient contraints de piétiner les morts.
Marc se battait à présent dans un brouillard rouge. Il avait perdu toute notion du temps. Une seule pensée l'obsédait : frapper..., frapper. Par instants, un choc douloureux secouait son torse. Puis, soudain la pression exercée par les attaquants se fit moins vive.
D'une main tremblante, le Terrien essuya son front dégoulinant de sueur. Sa vue s'éclaircit. L'assaut cessait. L'ennemi se repliait, emportant les échelles, laissant au pied de la muraille de nombreux morts et des blessés trop gravement atteints pour se relever.
Ray émit à l'intention de son ami :
-Tu t'exposes trop ! Quand, accepteras-tu d'augmenter la puissance de ton écran ? Et vu les coups reçus, il a certainement perdu la moitié de son efficacité! Laisse-moi vérifier... (Son visage exprima un étonnement très humain.) Curieux ! Ta réserve d'énergie est à peine entamée. Ta blonde amie t'a donné une ceinture avec un générateur renforcé. Je ne pensais pas que cela existait... Enfin, ce n'est pas une raison pour en abuser !
L'assaut contre les autres murailles avait également été interrompu. Le baron Thork, cramoisi, les yeux exorbités, avait grand-peine à reprendre sa respiration. La situation était guère brillante. La moitié des défenseurs étaient morts ou grièvement blessés. Les chances étaient faibles de les voir résister à une nouvelle attaque. Thork approcha de Marc d'un pas chancelant.
-Messire Marc, vous et votre écuyer avez été merveilleux. Jamais je ne vis combattre
.avec tant de vaillance! Sans vous, nous n'aurions point réussi à contenir nos adversaires...
-Malheureusement, ils sont nombreux, et vos hommes bien éprouvés.
-Nos ennemis aussi, protesta le baron. Ils ont subi de lourdes pertes. Voyez tous ces corps, ici et au bas des remparts !
Ray, qui scrutait le camp du roi, émit psychiquement :
-Environ 20 % de pertes. Ils sont encore quatre fois plus nombreux que les défenseurs. Impossible de résister à un deuxième assaut. Il nous faut penser à nous éclipser discrètement.
-Brillante suggestion ! Tu oublies que le château est encerclé. Nous ne pourrons rien tenter avant la tombée de la nuit. Espérons que nos amis résisteront jusque-là.
L'arrivée du comte interrompit leur dialogue. Il avait les traits encore crispés par l'effort. Des rides soucieuses barrèrent son front quand il vit l'état de ses hommes. Les survivants étaient épuisés et couverts de sang. Leur suzerain jeta un regard par-dessus les créneaux et fut stupéfait par le nombre de corps gisant dans la poussière.
-De loin, j'ai vu que vous supportiez le plus fort de l'attaque, mais je ne pensais pas qu'elle avait atteint un tel degré de férocité. Les gardes du roi sont des mécaniques sans âme, indifférentes devant la mort. La leur ou celle des autres. Voyez, ils ne songent même pas à ramasser leurs blessés !
Effectivement, des cris de douleur, des râles d'agonie montaient jusqu'aux remparts. A la suite du comte, des servantes apportaient de grands pichets d'une bière légère et des hommes débarrassaient le chemin de ronde des cadavres et des blessés.
Marc but avidement le gobelet qu'une fille lui tendait.
-Messire Marc, reprit le comte, vous nous avez bien servi. Fasse le ciel que je puisse vous prouver ma reconnaissance ! -Disposez-vous d'une réserve? Nous avons besoin de renforts.
-Je vous envoie dix hommes, prélevés sur le rempart est. C'est tout ce que je puis faire ! Je compte sur votre vaillance !
CHAPITRE VI
-Ils arrivent !
La trêve n'avait été que fort brève. Les troupes royales se formaient à nouveau en colonnes, portant des échelles. Une dizaine de tentes colorées étaient dressées au-delà des ruines encore fumantes des chaumières. Indifférents au spectacle d'horreur, les assaillants ne tardèrent pas à arriver au pied des murailles.
L'assaut débuta, impétueux, féroce. Marc et Ray se dépensaient sans compter, se portant toujours à l'endroit le plus menacé, renversant les échelles, précipitant les arrivants par-dessus les créneaux.
Il semblait à Marc que les échelles étaient moins nombreuses, même si les attaquants faisaient toujours preuve d'autant de détermination. Aucun des soldats royaux ne parvint à prendre pied de manière durable sur le chemin de ronde.
La voix du baron Thork retentit bientôt aux oreilles du Terrien :
-Messire Marc ! Le gros de l'attaque ne porte plus sur nous mais sur le donjon ! Voyez, nos adversaires repoussent les gardes serrés autour du comte. Allez à son aide. Ici, je pense pouvoir tenir la position avec les hommes qui me restent !
Les observations du baron étaient tristement exactes. De nombreux uniformes au cercle rouge se pressaient maintenant au sommet du donjon. Marc, suivi comme son ombre par Ray, dévala l'escalier étroit menant à la cour, qu'il traversa en trombe. Ray maugréait :
-Dans moins d'une heure, l'ennemi sera maître du château.
-Si nous parvenons à reprendre le donjon, il tiendra jusqu'à la tombée de la nuit. À ce moment, je te promets que nous filerons avec discrétion et célérité.
Les Terriens arrivèrent devant la porte en même temps que quelques rescapés du mur est. Marc les arrêta en ordonnant d'une voix sans réplique :
-Regroupez-vous et attirez vos compagnons par ici. Dès que l'ennemi sera dans la cour, refermez le vantail et barricadez-vous !
Ils pénétrèrent dans une grande salle chichement éclairée par d'étroites meurtrières. Un escalier en colimaçon menait aux étages supérieurs. Des cris et le fracas d'armes entrechoquées faisaient vibrer l'air. Dès le premier palier, Marc se heurta à des soldats qui refluaient. Pris dans un tourbillon, il ne put progresser. Amis et ennemis se pressaient, s'égorgeaient au poignard, manquant d'espace pour utiliser leurs épées. Le Terrien abattit au passage deux gardes royaux.
Le comte apparut, l'épaule ensanglantée.
-Regroupez-vous dans la salle du bas, haleta-t-il. (Déjà, les fuyards le poussaient dans le dernier tronçon de l'escalier. Reconnaissant Marc, il hurla :) La comtesse, ma femme... Ses appartements... dans le couloir... Sauvez-la !
Avec des hurlements de triomphe, les soldats du roi arrivaient sur le palier après avoir éliminé les derniers défenseurs. Leur victoire ne fut que de courte durée, et leurs cris de joie se transformèrent en râles d'agonie : Ray était intervenu très énergiquement ! Les assaillants refluèrent précipitamment. Il y eut un moment de flottement. La pression de ceux qui étaient aux étages supérieurs se faisait sentir, lourde, impérieuse. Poussés par le nombre, les gardes voulurent reprendre leur avance. Mais l'escalier étroit ne permettait que le passage de deux hommes de front, et encore leurs mouvements étaient-ils limités.
Ray, solidement campé sur ses jambes, frappait des deux bras. Son épée transperçait un thorax, sa hache fendait un crâne... Six corps barrèrent bientôt le chemin, gênant les nouveaux arrivants.
-Tiens bon, Ray, je cherche la comtesse.
-Presse-toi ! Je ne pourrai les contenir longtemps.
Marc courut dans le couloir, ouvrant à la volée chaque porte qui se présentait. La dernière était la bonne ! Une pièce tendue de tapisseries. Un grand lit à baldaquin sur lequel se déroulait une scène sauvage. La comtesse était allongée, la robe retroussée jusqu'aux hanches. Deux soudards lui maintenaient les bras tandis qu'un troisième tentait de s'insinuer entre ses cuisses. Le visage congestionné, il poussait des grognements inarticulés. Nul doute qu'il serait parvenu à ses fins dans les secondes à venir. Il mourut avant de connaître l'extase, la nuque transpercée par la pointe de l'épée de Marc. Les deux autres n'eurent pas le temps de se redresser. L'un s'écroula la gorge ouverte d'un revers de lame, l'autre le crâne fendu. Marc aida la jeune femme à se redresser.
Celle-ci, livide, la chevelure en désordre, le visage couvert de larmes, esquissa un sourire entre deux sanglots.
-Merci, messire, je n'aurais pu survivre à une telle honte !
-Venez vite ! L'ennemi est pratiquement maître de tout le château.
Tirant la comtesse, le Terrien courut dans le couloir. Ray contenait toujours les attaquants. Il était couvert de sang du crâne aux pieds ! Marc l'appela psychiquement :
-Il faut que tu résistes encore plusieurs minutes !
-Ce sera difficile. Bientôt, le seul poids des cadavres sera supérieur à ma force.
Après un instant d'hésitation, Marc ordonna :
-Utilise ton désintégrateur ! Il détruira l'escalier et nous pourrons souffler. Sinon, je ne vois pas comment nous nous échapperons.
Il entraîna la jeune noble pour qu'elle ne voie point l'éclair mauve qui jaillissait de l'avant-bras gauche de l'androïde. Tout l'escalier, jusqu'au second étage, comme happé par une gigantesque mâchoire invisible disparut, ainsi que les soldats vivants et morts qui s'y pressaient.
Dans la grande salle du rez-de-chaussée, une vingtaine de soldats seulement entouraient le comte. Son visage tourmenté s'éclaira d'un sourire lorsqu'il vit apparaître sa femme.
-Vite, cria-t-il, réfugions-nous dans la bibliothèque !
Des exclamations furieuses retentissaient dans la cage de l'escalier et des coups sourds ébranlaient la porte du donjon. Il était évident que le battant ne résisterait que peu de temps.
Le comte avait pénétré dans une salle voûtée. Des rayonnages fixés aux murs y supportaient des parchemins reliés.
-Dommage que de telles merveilles périssent, soupira-t-il.
Dès que le dernier arrivant eut barricadé la porte, le noble se dirigea vers la cheminée monumentale qui occupait tout le mur du fond et fit basculer un motif sculpté décorant le manteau. La plaque du fond, noircie par le feu, pivota, dans un grincement discret, découvrant une cavité obscure.
-Venez, mes amis. Devant le nombre des assaillants, nous ne pouvons que fuir. (Afin de donner l'exemple, il pénétra dans l'espace ouvert, qui s'avéra être l'amorce d'un escalier.) Descendez en silence, recommanda-t-il.
Marc et Ray furent les derniers à s'engager dans la cheminée. L'étroitesse de l'orifice les obligea à se baisser. Dès qu'ils eurent franchi l'ouverture, leur hôte tira sur une corde. Grâce à un jeu astucieux de poulies et de contrepoids, le battant pivota ; l'obscurité se fit complète.
Quelques étincelles jaillirent. Le comte battait un briquet pour allumer une longue chandelle.
-Je passe devant, je vous montrerai le chemin.
L'escalier, qui comportait une trentaine de marches, donnait sur une galerie exiguë plongeant sous la colline. Une lourde odeur de moisi flottait dans l'air. Le petit groupe, mené par le comte, parcourut en tâtonnant et trébuchant environ trois cents mètres.
Le boyau conduisait à une caverne de belles dimensions où coulait une rivière souterraine. Par endroits, stalactites et stalagmites poursuivaient leur progression millénaire.
Les hommes, assoiffés, burent avidement le liquide glacé.
-En suivant le cours d'eau, dit le comte, nous atteindrons l'air libre à environ cinq cents mètres du château. Toutefois, je crois qu'il est plus prudent d'attendre la nuit. Reposons-nous jusque-là.
Des hochements de tête approuvèrent la suggestion. Les survivants se laissèrent tomber sur le sol, épuisés qu'ils étaient par le combat, les traits marqués par la défaite et le désespoir d'avoir vu périr famille et amis.
À la maigre lueur de la chandelle accrochée à une stalagmite, Marc approcha de la rivière et entreprit de se débarrasser du sang qui maculait ses bras et son visage. L'odeur fade qui en émanait lui soulevait le coeur.
La fraîcheur de l'eau le fit frissonner tandis que Ray procédait au même nettoyage, tout aussi indispensable. Ses ablutions terminées,
Stone chercha un endroit point trop inconfortable où s'allonger. Ses muscles douloureux réclamaient du repos !
-Messire Marc, murmura le comte à son oreille, je tenais à vous remercier : ma femme m'a dit comment vous aviez sauvé sa vie et son honneur...
La pensée ironique de Ray frappa les neurones de Marc :
-Quand donc les humains cesseront-ils de placer l'honneur à cet endroit très particulier de l'anatomie féminine ?
-Disons que nous avons eu tous les deux beaucoup de chance. Ce passage secret était le bienvenu. Sans lui, nous serions déjà morts.
Les traits du comte se crispèrent, et il répondit d'une voix nostalgique :
-Lorsque mon arrière-grand-père a construit le château, il a découvert la grotte et la rivière souterraine. Il a voulu relier ces lieux non pour fuir mais pour être certain de ne jamais manquer d'eau en cas de siège prolongé, car les citernes s'épuisent vite en été. Lui a bâti ; moi, j'ai tout perdu !
Un sanglot étouffé, une plainte déchirante.
-Le roi ne sera pas toujours vainqueur ! Vous reconstruirez une citadelle encore plus vaste et plus solide ! Vos amis vous aideront...
-Je n'ose encore l'espérer.
-Cette nuit, savez-vous où vous réfugier ?
-Je pensais d'abord rester dans nos ruines, une fois l'ennemi parti, mais nous risquerions d'y périr de faim, car toutes les récoltes auront été pillées ou détruites. De plus, en si petit nombre, nous serions une proie facile pour la première patrouille qui passerait.
-Pourquoi ne pas vous réfugier dans la forêt ? Le gibier abonde, et vous serez à l'abri d'une attaque-surprise.
-J'y songeais. Qui sait si nous ne retrouverons pas quelques villageois qui auront eu la chance d'échapper à la fureur destructrice des soldats du roi?
CHAPITRE VII
Marc émergea de l'eau et gagna la rive. La rivière sortait de la colline par un petit siphon facile à franchir si on était un nageur moyen. Ce n'était pas le cas de certains sujets du comte ! Ray les aidait à plonger et à traverser le goulet.
Un homme surgit près du Terrien, toussant, crachant, étouffant un juron. Marc le tira sur la berge d'une poigne énergique.
-Faites silence, je vous en prie. Il ne faut pas que l'ennemi nous entende !
Un à un, les survivants émergèrent et se regroupèrent sous la direction de Marc. Par comparaison avec l'eau froide, la tiédeur de l'air était fort agréable. Chacun se sécha comme il put en se frictionnant avec des poignées d'herbe.
Le comte apparut mais refusa l'aide de Marc. Il scrutait anxieusement la surface noire de l'eau et ne se décontracta qu'en voyant surgir sa femme soutenue par Ray.
-Nous sommes les derniers, émit celui-ci. Pas de problème, Marc?
-Aucun! D'après ta mémoire topographique, à quelle distance est la forêt ?
-Quatre lieues.
-Une jolie trotte en perspective, si nous voulons l'atteindre avant le lever du jour.
-Dans l'état de fatigue où ils se trouvent, ils n'y arriveront jamais !
-C'est aussi mon avis. Je crois qu'il nous faut trouver une solution.
L'échange psychique n'avait duré que trois secondes. La petite troupe se préparait au départ. L'obscurité de la nuit était à peine atténuée par la froide clarté des étoiles.
Tarak ne possédait qu'une lune anémique, qui n'était pas encore levée.
-Marchez en silence dans cette direction. Mon écuyer et moi, nous vous rejoindrons un peu plus tard.
Le comte s'étonna de la demande de Marc, lequel précisa :
-Nous allons tenter de voler des chevaux. Ils nous seraient bien utiles.
-Que Dieu vous protège !
Ray leva les yeux au ciel.
-Encore ! songea-t-il.
Une clarté rougeâtre éclairait l'horizon. Le château de Jask n'était plus qu'une ruine ardente. Marc et Ray se laissèrent guider par la lueur de l'incendie. Dix minutes d'une avance cahotante leur suffirent pour arriver à proximité des restes du village.
Les deux amis s'aplatirent sur le sol, observant les tentes dressées. Des exclamations de joie, des cris de douleur, des gémissements, provenaient de la place devant le château. Nul doute que les vainqueurs torturaient encore leurs prisonniers.
Ray désigna un grand nombre de montures, attachées à une corde dans une zone obscure.
-Voilà ce qu'il nous faut.
-Des sentinelles doivent être postées. Élimine-les en silence puis dépose des grenades incendiaires sur chaque tente. Cela créera une diversion qui donnera une explication plausible à la fuite des chevaux.
-Reste ici, mais vérifie la puissance de ton écran. Je n'aime pas te laisser seul !
-Tu es une vraie mère pour moi... Au travail !
Ray se glissa dans l'obscurité. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Marc, les nerfs à fleur de peau, scrutait les ténèbres, craignant à tout moment que l'alerte soit donnée. Lorsqu'un bruit tout proche le fit sursauter, il porta la main à la garde de son épée. Il se décontracta en reconnaissant Ray.
-Trois sentinelles. J'ai été contraint de les tuer. Les autres soldats sont regroupés près des ruines à regarder agoniser des prisonniers. Horrible ! (Une grimace apitoyée déforma ses traits.) Viens, Marc, les chevaux sont là-bas. Les grenades exploseront dans quatre minutes.
C'étaient de petites sphères de deux centimètres de diamètre à très haut pouvoir calorifique. Ray en emportait toujours une provision, dissimulée dans une cavité aménagée à l'intérieur de sa cuisse droite.
Les animaux étaient attachés par groupes de trente à de longues cordes tendues horizontalement. Tandis que Marc en saisissait une, Ray détachait les autres montures, qui s'empressèrent de se disperser dans toutes les directions. L'androïde enfourcha une bête et en présenta une autre à son ami. Par chance, les gardes royaux n'avaient pas pris la peine de les desseller.
À cet instant, de vives lueurs éclairèrent les tentes. Les grenades, fort bien réglées par Ray, explosaient simultanément. Marc éperonna son cheval, suivi de l'androïde qui tirait les autres montures.
Derrière les Terriens s'élevaient des clameurs furieuses qui supplantaient les cris de douleur. Les chevaux libérés, pris de panique, galopaient au hasard, renversant et piétinant tous ceux qui se dressaient sur leur passage.
Grâce à la vision nocturne excellente de l'androïde, les fuyards ne tardèrent pas à rejoindre le comte et les autres fugitifs. Comme le craignait Marc, dans l'état d'épuisement où ils se trouvaient, ils n'avaient guère progressé. Aussi l'arrivée des bêtes fut-elle saluée par des cris de joie.
Marc rétablit vite le silence. Chacun se mit en selle, et la petite troupe partit d'un trot soutenu.
***
La nuit s'éclaircissait quand les fuyards atteignirent l'orée de la forêt. Ils ralentirent l'allure pour se glisser dans le sous-bois. Au lever du jour, ils s'arrêtèrent près d'un ruisseau qui serpentait paresseusement entre les arbres. Le comte ordonna de mettre pied à terre. Les cavaliers, épuisés, se laissèrent glisser sur le sol.
Dans sa robe encore humide, la comtesse frissonnait à la fraîcheur de l'aube.
-Pensez-vous que nous pouvons demeurer ici, messire Marc?
-Pas plus de quelques heures. Pour l'instant, nos ennemis doivent courir après leurs montures, ce qui nous laisse un peu de répit. Demain au plus tard, ils peuvent être tentés de suivre les traces que nous avons laissées. Mieux vaut nous enfoncer plus avant dans les bois.
Un homme de grande taille avait entendu la conversation. Il était très brun, vêtu d'une misérable tunique de toile qui laissait deviner des muscles saillants. Une lourde hache était passée dans sa grosse ceinture de cuir.
-Pardonnez-moi, monseigneur, intervint-il d'une voix hésitante. Je suis Ovas, un de vos bûcherons. Je connais bien la forêt. En remontant le cours de ce ruisseau, nous arriverons à une colline. Elle est creusée de grottes qui peuvent nous abriter, nous protéger des fauves et nous dissimuler si besoin est.
Le comte sollicita du regard l'avis de Marc.
-Je crois l'idée bonne, monseigneur.
-Parfait. Tu nous guideras. Sais-tu si nous pourrions débusquer quelque gibier?
Un embarras visible se peignit sur le visage rond du bûcheron.
-Il se pourrait... Certains jours... La vie en forêt est très difficile... Il a pu m'arriver de dresser quelques pièges...
Les traits de son suzerain se crispèrent de colère : la chasse était un privilège seigneurial ! Puis il éclata de rire.
-Je te charge du ravitaillement de notre troupe ! Va vite !
Voyant que la comtesse grelottait toujours, Marc suggéra :
-Nous pourrions allumer un feu pour nous réchauffer.
-Cela ne risque-t-il pas de nous faire repérer?
-Je ne le pense pas, monseigneur. Le vent souffle dans la bonne direction.
Des branches mortes furent rassemblées, et bientôt la première flamme jaillit. La comtesse remercia Marc d'un sourire discret et approcha du feu. Ovas, lui, ne tarda pas à revenir, tenant par les pattes arrière quatre bestioles ressemblant à de gros lièvres. Des exclamations ravies fusèrent du petit groupe. Les animaux furent bien vite dépouillés, vidés et mis à la broche.
Lorsqu'il n'en resta plus que des os débarrassés de toute fibre musculaire, le comte se leva et donna le signal du départ.
Marc avança en tête, chevauchant à côté du bûcheron assez mal à l'aise sur sa monture. Il était évident que l'équitation n'était pas son sport favori ! À un moment, Ovas ralentit l'allure. Il respira profondément, humant l'air chaud. Une odeur douceâtre, fade, frappa les narines de Marc. Son compagnon lui posa une grosse main sur le bras.
-Attention, messire, un nid de wisps.
Il immobilisa sa bête, scrutant la ramure des arbres. Puis son visage aux traits grossiers s'éclaira d'un sourire. Il désigna du doigt un amas de mousse pendu à la base d'une branche. S'il n'avait été averti, Marc n'aurait jamais vu la petite tête triangulaire noire, qui émergea un instant de la verdure pour disparaître aussitôt.
-Ils se laissent tomber sur leurs proies. Leur piqûre tue en quelques secondes. Prévenez les suivants, qu'ils fassent un détour et évitent de passer sous cet arbre.
Vers le milieu de l'après-midi, le groupe des fugitifs émergea de la forêt. Le ruisseau servait de déversoir à un petit étang, qui s'étalait au pied d'une colline dont le sommet culminait à cinq cents mètres d'altitude.
-La grotte se trouve là-bas, messire. J'y ai trouvé plusieurs fois refuge lorsqu'un orage menaçait.
Ray explora le premier la caverne, afin de s'assurer qu'elle ne contenait pas d'hôtes indésirables. Elle était beaucoup plus vaste que son entrée étroite ne le laissait supposer. Une rivière avait dû la traverser autrefois, car le sol en était couvert d'un sable doux et fin.
Tandis que les arrivants s'installaient, le comte se tourna à Ovas :
-Il est tard pour chasser. Que proposes-tu ?
Le bûcheron regarda le soleil déclinant.
-Le lac dissimule de beaux poissons. Avec votre permission, monseigneur, je pense pouvoir en pêcher quelques-uns. Ce n'était pas vantardise de sa part. Le soir venu, une dizaine de longs poissons argentés grillaient sur les braises du feu allumé devant la caverne.
CHAPITRE VIII
Marc, allonge près de l'étang, réfléchissait. Ovas et quelques chasseurs partis dès l'aube avaient tué une sorte de grand cerf qu'ils dépouillaient. Un semblant de vie renaissait de ce petit groupe d'individus. Pour combien de temps ?
-Je ne vois pas votre écuyer, messire Marc.
Le comte arborait un visage fatigué et soucieux. Il n'avait guère dormi, tourmenté par la perte de ses amis et inquiet quant à l'avenir des quelques fidèles qui restaient autour de lui.
-Je l'ai envoyé à la lisière de la forêt pour surveiller nos adversaires. Ils ne devraient pas tarder à avoir rassemblé leurs chevaux et constateront alors qu'il en manque deux douzaines. Cela pourrait éveiller leurs soupçons.
-Sage précaution ! J'aurais dû y penser hier...
Le noble passa la main sur son visage d'un geste très las puis secoua la tête. Regardant le feu où un cuissot de l'animal tournait sur une broche improvisée, il ajouta :
-Venez, messire, le brave Ovas nous appelle. Le rôti semble à point.
Le soleil atteignait le zénith lorsque Ray émergea de la forêt, il courait à larges foulées. Pour ne pas intriguer les hommes, il avait fait sourdre des pores de sa peau synthétique des gouttes d'eau imitant à la perfection la sueur.
-L'armée royale s'est mise en route. Elle se dirige vers le nord, et emmène avec elle une vingtaine de prisonniers.
-Elle regagne Miska, sans aucun doute, dit le comte.
-Douze cavaliers se sont détachés du gros de la troupe et longent la forêt.
Jask fronça les sourcils.
-Viennent-ils vers nous?
-Je ne le crois pas ! Ils ne se sont pas engagés dans le sous-bois.
Les fugitifs regroupés autour de leur seigneur poussèrent un soupir de soulagement. Seul Ovas s'exclama :
-Monseigneur, à moins d'une demi-journée de cheval, il y a un village, à peine une dizaine de huttes ! Ils peuvent l'atteindre avant la tombée de la nuit...
Les épaules du comte se voûtèrent.
-Je crains que tu n'aies raison. Malheureusement, nous ne pouvons rien faire pour aider ces malheureux.
-Monseigneur, je vous en supplie, laissez-moi au moins les prévenir. Je connais bien le chemin, j'arriverai avant ces pillards. Au moins, les paysans pourront fuir leur hameau avant qu'il ne soit brûlé.
Le noble hésita un long moment. Si Ovas était capturé vivant, nul doute qu'il parlerait sous la torture et révélerait leur cachette. Avait-il le droit de prendre ce risque pour sauver une poignée de paysans?
-Je pense que notre ami a raison, intervint Marc. Ray et moi, nous l'escorterons.
Cette proposition fléchit le comte, qui donna son autorisation. Le bûcheron sella trois montures avec empressement.
-Venez, messire Marc, nous n'avons pas de temps à perdre.
Ils chevauchèrent au grand trot une partie de la journée, Ovas n'accordant ni trêve ni repos aux bêtes. Lorsqu’enfin ils se dégagèrent de la forêt, le soleil baissait sur l'horizon. Un village se dressait à moins d'une heure, et la troupe des soudards n'était pas visible à l'horizon.
Ovas, qui n'avait pas desserré les lèvres depuis le départ, parut se détendre. Un sourire éclaira son rude visage.
-Nous arrivons à temps !
Il stimula sa monture des talons et partit au galop, en se cramponnant d'une main solide à sa crinière.
-Sa science de l'équitation est encore bien frustre, ironisa Ray, mais elle est efficace. Il file comme un zèbre !
Quand les Terriens arrivèrent à leur tour au hameau, les habitants entouraient Ovas qui parlait avec précipitation, soulignant ses phrases de grands gestes des bras.
Le chef du village, grand, sec, la chevelure grisonnante, paraissait indécis.
-Votre avis, sire chevalier ? demanda-t-il à Marc. Si nous fuyons, nous perdrons tout.
-Il vous restera au moins la vie. Je ne pense pas que vous puissiez résister à douze cavaliers. Il est donc préférable de suivre le conseil de votre ami Ovas. Croyez-nous, les soldats sont non seulement sans pitié mais aussi particulièrement cruels.
L'argument finit par convaincre l'homme. Au milieu des cris des femmes, des pleurs des enfants, des aboiements des chiens et des gloussements indignés des volailles, l'évacuation s'organisa. Marc comprit l'inquiétude du bûcheron en voyant une jolie brunette se suspendre à son bras. Il la hissa sur le cheval, ainsi que les deux gros baluchons qu'elle portait.
La misérable cohorte des fugitifs s'ébranla finalement, guidée par Ovas. Les hommes marchaient d'un pas lourd, ne pouvant s'empêcher par instants de tourner la tête pour avoir une dernière vision de ce qui avait été leur univers.
Marc et Ray fermaient la marche, lis scrutaient la plaine avec anxiété, craignant à tout moment de voir apparaître les cavaliers du roi. Ce fut avec soulagement qu'ils pénétrèrent dans le sous-bois. Ovas accorda quelques minutes de repos aux paysans éprouvés par la marche rapide, et Marc en profita pour le prendre à part :
-Conduis-les vers les grottes. Nous resterons ici pour couvrir vos arrières.
-Pourquoi ? Dans le bois, nous sommes à l'abri.
Marc secoua tristement la tête et montra la plaine.
-Nous avons laissé des traces trop visibles. Le plus borné des soldats n'aura aucune peine à les suivre. À partir de maintenant, désigne deux hommes pour effacer toutes les marques.
-Si vous restez seuls, jamais vous ne retrouverez le lac, objecta le bûcheron, inquiet.
-Ray possède un excellent sens de l'orientation. Nous vous rejoindrons demain, en fin de journée.
La nuit tombée, Marc s'installa confortablement au pied d'un grand chêne, après s'être assuré que l'arbre ne dissimulait pas un nid de serpents. Ray lui donna une tablette nutritive qu'il suça lentement, puis il s'allongea sur la mousse, la tête sur son bras gauche. Avant de plonger dans un sommeil tranquille, il songea à tous les ingénieurs qui avaient mis au point une mécanique aussi perfectionnée que Ray...
***
La fraîcheur de l'aube éveilla le Terrien, qui effectua aussitôt une série de mouvements d'assouplissement. Il aurait souhaité un séjour prolongé dans un bloc sanitaire : c'est lorsqu'on est privé du confort de la civilisation qu'on l'apprécie le plus !
Ray lui tendit une tablette nutritive.
-Toujours rien à l'horizon?
-C'est encore trop tôt. Pour suivre une piste, les gardes ont été contraints d'attendre le jour. Dans les deux heures à venir, nous serons fixés.
L'événement ne tarda pas. Une colonne de fumée s'éleva sur l'horizon.
-Ils brûlent le village. Nous allons savoir dans quelle direction ils se dirigent.
Marc, nerveux, se demandait quelle conduite il allait devoir adopter. S'il avait été en mission pour le S.S.P.P., les ordres auraient été de fuir et de laisser l'évolution naturelle se faire. Sa dernière initiative pour protéger quelques indigènes lui avait coûté trois mois de suspension...
-Je ne suis pas en service, murmura-t-il.
Ray, qui suivait le dilemme de son ami, murmura :
-Ta blonde amie a demandé que tu effectues cette mission comme pour le S.S.P.P. Il est vrai qu'elle a ajouté que tu pouvais laisser poindre tes sentiments.
-Je ne suis pas plus avancé pour autant !... Qui sait ? Les gardes auront peut-être la bonne idée de rentrer directement chez eux.
Cet espoir fut déçu. Une colonne de cavaliers se dirigeait à vive allure vers la forêt.
-Reculons ! Avec un peu de chance, ils ne pénétreront pas dans le bois !
Encore une fausse espérance ! Le groupe de soldats s'immobilisa un instant devant le couvert. Un des hommes mit pied à terre et examina le soi avec soin. Il tendit le bras dans la direction prise par les fugitifs en aboyant une série d'exclamations, et, bien vite, la colonne s'engagea dans le sous-bois.
Marc poussa un soupir, envahi par une soudaine lassitude.
-Ce sont de bons chasseurs. Ils suivront leur piste jusqu'au bout et parviendront au petit lac. Là, ils n'auront aucune difficulté à massacrer les paysans désarmés et les quelques hommes qui restent autour du comte. Nous devons les empêcher de progresser.
-Il n'y a qu'une solution, tu le sais ! Seule la mort peut arrêter ces fanatiques ! Marc approcha de son cheval qui broutait quelques touffes d'herbe, indifférent aux querelles des humains. Il lui flatta l'encolure, et l'animal frotta sa tête contre lui.
-Il faut les éliminer, Ray. Utilise ton désintégrateur pour ne pas laisser de trace.
Puis le Terrien se mit en selle et s'éloigna au trot, peu désireux de voir l'éclair mauve qui jaillirait de l'avant-bras de l'androïde, effaçant d'un bloc les cavaliers et une partie des arbres.
CHAPITRE IX
La grande tour du château de Miska disparaissait dans l'opacité du soir. Une vaste salle voûtée. Des lumières dessinaient sur le dallage un cercle rouge. Au centre se tenait un homme vêtu d'une longue tunique noire. Sa chevelure très brune contrastait avec son teint pâle. Il était assis sur un fauteuil à haut dossier, les bras croisés devant le torse.
Devant lui, mais en dehors du cercle, un chevalier était agenouillé.
-Comte Draka, je suis fort mécontent de vous.
-Grand roi Nosfer, que Votre Majesté daigne m'entendre.
-Soit ! Pourquoi ne ramenez-vous que trente prisonniers alors que j'en voulais au moins une centaine?
-L'assaut du château de Kimba a été mené avec célérité ; mais par malheur, le comte Jask, sans doute averti, avait fait évacuer le village et mettre tous ses gens à l'abri des murailles. Pour les terroriser, j'ai fait dresser une douzaine de bûchers...
-Je reconnais que la chose m'a été fort agréable.
-Nous avons ensuite attaqué. Les hommes étaient bien groupés et disposaient de nombreuses échelles. En bonne logique, les défenseurs auraient dû être balayés. C'est alors que l'incompréhensible s'est produit ! Nous avons été refoulés une première fois, et j'ai été contraint d'ordonner un second assaut ; cette fois, il a été couronné de succès. Les combats les plus acharnés se sont déroulés dans le donjon, et les pertes ont été très lourdes. Au total, un tiers de mes soldats ont succombé. Votre Majesté comprendra que les hommes étaient ivres de rage, et rares ont été les adversaires qui ont échappé à leurs coups. Cela explique le petit nombre de prisonniers. Le soir, conformément à vos instructions, nous avons achevé en les torturant les blessés qui n'auraient pas supporté les fatigues du voyage.
Comme le souverain restait muet, le comte ajouta :
-Sur le chemin du retour, j'ai envoyé une patrouille attaquer un village avec ordre de ramener des captifs. Pour augmenter le nombre d'esclaves.
Nosfer fronça les sourcils, qu'il avait noirs et touffus. Puis il ferma un instant les yeux, concentrant sa force psychique. Quelle que soit la distance, il pouvait percevoir la souffrance des humains, et cela lui était infiniment agréable.
-Curieux, murmura-t-il. Tes hommes ont échoué, Draka, mais je perçois qu'il existe dans la forêt proche de ce hameau des forces maléfiques. Il faut les anéantir ! Dès demain, tu attaqueras. Emmène les deux stokis. Ils se chargeront de nettoyer les bois.
Son vassal frissonna à l'idée de voyager avec ces monstres, qu'il n'avait pourtant fait qu'apercevoir à travers les barreaux d'une cage.
-Comment être certain qu'ils n'agresseront pas mes hommes?
-Ils ne le feront pas tant que vous me servirez bien. Je veux que cette forêt soit nettoyée de toute présence humaine et que vous me rameniez des prisonniers.
-Les soldats sont fatigués. Ne pourrions-nous attendre quelques jours ?
-Il n'en est pas question ! Départ demain à l'aube ! Toutefois, ce soir, les meilleurs seront récompensés par un bien joli spectacle. J'ai envie de me distraire. Va leur annoncer la nouvelle !
Le comte se releva. Il était grand, solidement charpenté, avec un visage rude. Il s'inclina à deux reprises puis sortit de la salle.
***
Marc émergea de l'eau du lac et s'allongea sur l'herbe pour se sécher au soleil. D'un oeil paresseux, il regardait l'animation qui régnait devant la grotte.
L'arrivée de toute la population du village avait créé un beau remue-ménage, mais les choses s'arrangeraient vite. Une véritable communauté renaissait.
-Tu es sec ! Enfile tes vêtements et boucle ta ceinture, je n'aime pas te savoir sans protection.
-Je sais que je ne risque rien quand tu es à mon côté.
-C'est ainsi que surviennent les accidents !
Ovas arriva, suivi de quatre hommes portant péniblement de grosses antilopes. Grâce à l'adresse du bûcheron, le petit groupe pouvait manger chaque jour à sa faim.
La jeune femme que Marc avait déjà remarquée se lança à la rencontre d'Ovas et ses suspendit à son cou. L'homme la saisit par la taille et l'entraîna vers les Terriens.
-Messire Marc, voilà Zina. C'est grâce à votre intervention que nous avons pu avertir le village et semer nos poursuivants...
Le Terrien dissimula un sourire. Ovas ne pouvait savoir à quel point son action avait été décisive ! Il salua la brunette en soupirant :
-J'espère que le ciel bénira votre union.
-Sans cette affreuse guerre, nous nous serions mariés à la fin de l'été.
Zina saisit le bras du bûcheron. Une lueur malicieuse brilla dans son regard.
-Nous nous sommes donné notre parole. La cérémonie n'ajoutera rien !
Ovas hésitait, et un peu de rouge colora son visage tandis que Zina tentait de l'entraîner. Elle ne put parvenir à son but, car des cris s'élevèrent de la forêt. Un homme arrivait au pas de course, couvert de sueur, livide.
II s'affala aux pieds du comte.
-Là... Là...
Sa peur et son essoufflement étaient tels qu'il ne pouvait articuler un mot. D'une main agitée d'un fort tremblement, il désignait le bois qu'il venait de quitter.
Le noble l'aida à se redresser et ordonna qu'on lui apporte à boire. C'était le guetteur qu'il avait désigné la veille pour surveiller la plaine.
La sentinelle avala d'un trait la moitié de la cruche qu'on lui tendait et se versa le reste sur la tête. Ce traitement énergique lui permit de retrouver un peu de souffle.
-Monseigneur, les gardes du roi ! Je les ai observés à l'orée de la forêt. Ils sont une centaine.
-Marchent-ils vers nous?
-Ils ont établi un campement provisoire à la limite du bois, puis ils ont déchargé deux énormes cages métalliques et les ont ouvertes. Des monstres... Jamais je n'ai vu de telles horreurs... Elles viennent de l'enfer pour nous engloutir... Elles se dirigent par ici !
Le comte aurait souhaité plus de précisions, mais le temps fit défaut. Dans un grand bruit de branches brisées, deux créatures de cauchemar émergèrent du couvert. Plus de deux mètres de haut, un corps vert couvert par endroits d'écailles noires. Elles se dressaient sur des pattes postérieures puissantes qui leur permettaient d'avancer d'un pas lourd. Leurs membres antérieurs, plus petits, étaient terminés par quatre longues griffes, leur cou bref était surmonté d'une tête massive, carrée, fendue par une large gueule. Leurs yeux à facettes, ridiculement petits mais brillants, n'étaient pas protégés par des paupières.
-D'où sortent ces bestioles? émit psychiquement Marc. Elles ressemblent à des dinosaures.
-Je l'ignore ! Elles ne sont pas répertoriées dans les enregistrements fournis par ta blonde amie et disposent d'un curieux métabolisme que je n'arrive pas à analyser.
Les événements se précipitèrent. Les monstres avançaient du même pas lourd et régulier. Un garde du comte se porta avec courage à leur rencontre, l'épée à la main.
D'un geste vif, il enfonça son arme jusqu'à la garde dans le thorax de la bête la plus proche. Un saut en arrière, rapide et puissant, lui évita les coups de griffes portés par les antérieurs de l'animal.
Il s'apprêtait à frapper à nouveau mais s'immobilisa : la lame de son épée était couverte d'une substance noirâtre, bouillonnante, qui émettait une vapeur roussâtre. Des fragments s'en détachèrent et tombèrent sur le sol, de plus en plus nombreux. En quelques secondes, la lame se désagrégea et disparut. Le guerrier fixait avec stupeur le tronçon qu'il tenait encore à la main. Cet instant de surprise lui fut fatal.
Le monstre s'était approché. Il ouvrit une gueule immense, curieusement dépourvue de crocs, d'où jaillit une sorte de sac très grand, d'un jaune lumineux. La poche recouvrit la tête et la partie supérieure du thorax de l'homme.
Ses bras s'agitèrent un bref instant puis retombèrent. Ses doigts se desserrèrent, laissant échapper la garde de l'épée, seule portion de l'arme qui n'avait pas été rongée.
Deux, trois secondes s'écoulèrent, puis la membrane qui recouvrait le soldat comme un capuchon se rétracta. Vision d'horreur ! À l'aire douter les spectateurs épouvantés de leurs sens. Là où le sac jaune s'était appliqué, il ne restait rien ! Tête et thorax avaient disparu !
Les bras, sectionnés au-dessous des épaules, tombèrent sur le sol. Les deux jambes figées ne supportaient plus qu'un ventre où bouillonnait une mixture noirâtre. Elles fléchirent avec lenteur, et les malheureux débris humains basculèrent à terre.
-Étonnant, émit Ray. Sur Terre, il existe de rares espèces animales qui retournent leur estomac et le projettent ainsi sur leur proie. Toutefois, ces monstres-ci ont des sucs digestifs particulièrement corrosifs. Il en est de même de leur milieu intérieur. La lame d'acier a été désagrégée, et la bête ne semble pas se ressentir de sa blessure.
L'émission mentale n'avait duré qu'une fraction de seconde. Le deuxième animal poursuivait son avance du même pas pesant. Marc jugea froidement la situation. Une fois de plus, il lui fallait prendre parti ! Protéger ses amis contre un destin maléfique qui s'acharnait sur eux... en contradiction avec la loi de non immixtion ! Encore un obstacle à l'évolution naturelle ! Se tournant vers le comte, toujours figé par la stupéfaction, il hurla :
-Reculez ! Repliez-vous tous vers la colline ! Ray et moi allons essayer de les retarder.
Ses cris tirèrent les hommes de leur torpeur. Ils s'éloignèrent au pas de course. Ovas, bien que tiré par Zina, pressée de fuir, voulut cependant rejoindre Marc.
-Non ! Emmène-la ! Vite !
À regret, le colosse se mit lui aussi en route, non sans lancer de fréquents regards sur ses amis.
-Comment comptes-tu faire, Marc?
La voix de Ray trahissait son inquiétude.
-Nous allons tenter de les attirer vers ce groupe d'arbres. Dès que nous serons à l'abri des regards, tu utiliseras ton désintégrateur.
-À condition que ces bestioles veuillent nous suivre ! Cela ne semble pas être le cas.
En effet, les deux dinosaures continuaient à avancer en ligne droite, obligeant Marc et Ray à s'interposer entre eux et le groupe des fuyards. Un discret faisceau rouge jaillit de l'index de l'androïde, touchant le thorax de l'animal le plus proche.
-Mauvais, grogna Ray. II n'a même pas réagi ! Il faudrait le découper en morceaux, ce qui intriguerait nos amis.
-Peut-être pas, si tu manoeuvres avec habileté. Frappe de ton épée au niveau du cou, tout en actionnant ton laser. Tu devrais arriver à le décapiter en donnant l'impression que c'est la lame qui a agi.
Le robot acquiesça de la tête.
-Cela mérite d'être essayé mais demandera plusieurs secondes. Attention ! L'autre approche de toi !
La créature n'était plus qu'à deux mètres de
Marc, qui tira son épée. Geste machinal, ridicule contre une telle monstruosité ! Encore un pas ! Se jugeant à bonne portée, la bête s'immobilisa. Marc sut qu'elle allait projeter son estomac. À l'instant où le sac jaune jaillit de la gueule ouverte, le Terrien augmenta soudain la puissance de son écran. La membrane, repoussée par le champ de force, alla recouvrir la tête du dinosaure.
Une seconde... Deux secondes... Le sac jaune se rétracta brusquement alors qu'un cri ridiculement aigu s'échappait de la gorge de l'animal. Marc, effaré, contempla le résultat de sa manoeuvre. Les puissants sucs digestifs avaient fait disparaître la partie supérieure du crâne de la créature. Ses yeux étaient remplacés par des excavations qui laissaient sourdre un jus verdâtre. Peau, écailles, os s'étaient volatilisés, mettant à nu les hémisphères cérébraux grisâtres, sillonnés de gros vaisseaux jaunes.
Le Terrien réagit aussitôt. Il leva son épée et frappa la matière cérébrale, écrasant les lobes, faisant gicler une immonde bouillie. Le dinosaure poussa un autre cri, très aigu, à la limite du supportable pour une oreille humaine. Un tremblement intense le secoua. Ses pattes s'agitèrent avec frénésie, le soulevant de terre, de plus en plus haut. Il finit pourtant par retomber sur le côté, animé de mouvements spasmodiques. Une bave gluante coula de sa bouche. Lorsqu'elle toucha l'herbe, il y eut un crépitement. Les brins verts noircirent aussitôt, brûlés par l'acide.
Quelques convulsions agitèrent encore le corps immense qui, enfin, s'immobilisa. Ray avait été aussi efficace. Le coup d'épée synchronisé avec l'action du laser avait ouvert une large brèche dans la peau de « son » monstre. Un Ilot de liquide en jaillit. Seul un mouvement de retrait brusque évita à la lame d'acier d'être dissoute.
Le fluide jaunâtre retomba sur l'épiderme du thorax et de l'abdomen, créant de larges brûlures. Une fumée rousse s'éleva tandis que l'animal tournait sur lui-même, dans une tentative maladroite pour éviter le jet de son propre sang. Ray frappa une seconde fois, au même endroit, utilisant son laser à pleine puissance. La tête sectionnée roula sur le sol. Mais, bien que décapitée, la bête avançait encore, cherchait à saisir son adversaire de ses pattes griffues. L'androïde esquiva la charge et, après trois pas maladroits, le monstre bascula sur le sol, où il acheva de se vider du liquide qui lui servait de sang.
-Extraordinaire ! Un métabolisme à base d'un acide organique tellement puissant que je ne peux l'étudier, émit Ray.
Voyant le danger écarté, les fuyards s'immobilisèrent puis revinrent lentement. Le comte saisit les bras de Marc et lui donna l'accolade.
-Messire, quelle vaillance ! Jamais je ne vis combat plus glorieux !
Marc se dégagea doucement et demanda, le front barré d'une ride soucieuse :
-Aviez-vous déjà vu de telles créatures?
Son interlocuteur secoua la tête tandis qu'Ovas répondait :
-Jamais, messire ! Et pourtant, je connais tous les recoins de cette forêt. Ces bêtes sont sorties de l'enfer !
-Non, elles ont été amenées par les gardes du roi, intervint Ray. Espérons qu'ils n'en possèdent pas d'autres en réserve !
Marc se tourna vers le comte, encore très pâle.
-Nous avons évité un premier danger, mais un autre, tout aussi grand, nous menace : les soldats ne devraient plus tarder à arriver. Ils sont une centaine, et ici, nous ne sommes pas en position pour leur résister.
Les épaules du noble se voûtèrent. Accablé par les responsabilités qui pesaient sur lui, il hésitait. Il regarda Marc. Un appel, une demande d'aide qu'il n'osait formuler.
-Monseigneur, il faut fuir vers l'est.
-À deux jours de marche, nous trouverons des montagnes qu'il est impossible de franchir ! -il existe certainement des passages. Nous les découvrirons. Des vallées étroites et escarpées vous permettront de résister à des adversaires plus nombreux. Croyez-moi, partez sans tarder. Ray et moi, nous assurerons l'arrière-garde et retarderons vos poursuivants.
CHAPITRE X
Le comte Draka lançait des regards fréquents vers l'orée de la forêt. Cela faisait maintenant un jour entier qu'il avait libéré les stokis de leurs cages. Le roi avait affirmé qu'ils reviendraient en moins de vingt-quatre heures, leur besogne accomplie, et qu'ils regagneraient leurs prisons, repus pour des semaines.
Sans se l'avouer, Draka redoutait ce moment. Qui sait si les monstres n'auraient pas encore une petite fringale ? Une fois, au château, il avait vu un prisonnier dévoré par un stokis. Affreux !
Le soleil était déjà haut sur l'horizon. Que fichaient donc ces maudites bestioles ? Les soldats, vautrés dans l'herbe, somnolaient, jouaient aux dés ou se querellaient, ce qui obligeait les officiers à intervenir avec vigueur.
Les hommes supportaient mal l'inaction. Un cavalier apparut à l'horizon. Malgré la poussière qui recouvrait ses vêtements, ses insignes de messager du roi étaient visibles. Il allait grand train et arriva bien vite au campement. Lorsqu'il mit pied à terre, il tituba de fatigue et sa monture s'effondra dans un hennissement douloureux, une écume sanglante à la bouche.
-Sa Majesté Nosfer pense que l'attaque des stokis a échoué et souhaite en savoir la raison. Elle ordonne que vous pénétriez dans la forêt et que vous attrapiez les rebelles. Ils se trouvent près d'un petit lac, au pied de la colline. (Le comte ouvrit la bouche pour protester, mais l'autre poursuivit :) Le roi a précisé qu'il était inutile de reparaître devant lui tant que vous n'auriez pas accompli votre mission. Il vous rappelle qu'il désire, cette fois, de nombreux prisonniers.
Sur ce, le messager esquissa un salut, fit quelques pas et s'écroula d'un bloc. Il dormait avant même que sa tête ait touché le sol. Draka houspilla ses hommes pour les faire presser. Il appela un garde long, maigre, au front bas.
-Tu connais la région ?
-J'ai chassé plusieurs fois dans cette forêt.
-Tu nous guideras ! En avant !
Les cavaliers, en colonne par deux, éperonnèrent leur monture. Pendant une heure, leur progression fut rapide, le sous-bois n'étant pas très dense. Dix d'entre eux allaient en tête, précédant le gros de la colonne d'une cinquantaine de mètres.
Soudain, le plus en avant sentit une sorte de liane s'enrouler autour de son cou. Il y porta la main d'un geste machinal, pour se libérer, mais n'eut pas le temps de l'attraper. Une piqûre sur la joue. Une brûlure... atroce... Une sensation d'étouffement. Un puits noir... sans fond.
Dès qu'ils virent leur camarade glisser à terre, les hommes de l'avant-garde s'immobilisèrent. Aussitôt, des serpents tombèrent sur eux de la cime des arbres.
Les montures se cabrèrent, augmentant la panique. Seul un des cavaliers eut la chance d'éviter les reptiles. Il s'enfuit au grand galop, sans voir la silhouette qui glissait dans les ramures.
Ray, sur qui le venin des wisps était sans effet, avait pillé plusieurs de leurs nids afin d'en rassembler une trentaine puis, dissimulé dans un arbre, avait attendu le passage de la colonne.
Le comte Draka arrêta le fuyard qui hurlait, affolé :
-Des wisps !... Ils sont tombés des arbres !...
Deux hommes avancèrent avec précaution, surveillant les branches.
-Monseigneur, nos hommes sont morts, mais nous ne voyons pas de nids de wisps.
-Poursuivons notre route. Nous ferons un détour, par prudence.
Une heure s'écoula sans incident. Les esprits se calmaient. Ces hommes rudes, cruels et égoïstes n'étaient nullement affectés par la perte de neuf des leurs. Seule leur propre existence les préoccupait. Le danger s'estompant, ils retrouvaient leur bonne humeur et commençaient à échanger des plaisanteries le plus souvent salaces.
Soudain, un craquement sourd retentit. Un cheval avait bronché à cause d'une liane tendue en travers du sentier, à moins d'un pied du sol. Un lourd tronc d'arbre s'abattit sur la colonne, écrasant les cavaliers, brisant l'échine de leurs bêtes.
Celle du comte se cabra, l'envoyant sur le sol. Draka se releva avec peine : une vive douleur irradiait de son genou gauche. Son pied était resté coincé dans l'étrier, et les ligaments du genou avaient été distendus par la chute.
Stupéfait, il regarda l'arbre qui barrait le chemin. Le tronc avait écrasé une quinzaine d'hommes dont quelques-uns, seulement blessés, rampaient à terre, essayant de s'extraire du magma végétal. Les hennissements des chevaux vrillaient les tympans, dominant les cris des agonisants.
Le visage crispé par la douleur, boitant bas, le comte parvint à remonter en selle.
-Les rebelles nous ont tendu un piège, hurla-t-il. Ils paieront très cher leur crime ! Notre roi saura leur infliger les pires tortures !
Cette déclaration haineuse remonta le moral des gardes, qui reprirent leur route sans se soucier des blessés qu'ils abandonnaient à leur malheureux destin.
Draka fulminait. Son genou continuait à le faire souffrir, et il rageait en outre d'avoir perdu dix-huit hommes (il en avait fait le compte) sans même avoir aperçu un adversaire.
Dix-neuf ! Le cheval de tête venait de basculer dans un trou habilement dissimulé par des branchages. Son cavalier passa par-dessus son encolure. La chute n'aurait sans doute été que de peu de gravité si un esprit mal intentionné n'avait fiché en terre des pieux courts mais acérés sur lesquels l'homme vint s'embrocher ! La mort fut instantanée.
D'une voix blanche, Draka ordonna d'avancer. Cette fois, la marche fut plus lente. Les soldats de l'avant-garde cherchaient à deviner quel serait le piège suivant.
Peu avant la tombée de la nuit, la colonne arriva à proximité du lac. Draka fit aligner ses troupes et leva son épée.
-En avant !
La charge ne rencontra aucun obstacle, et les cavaliers, surpris, se regroupèrent à l'entrée de la caverne. Dépité, le comte gronda :
-Il n'y a personne ! Ils ont fui ; à moins que les stokis ne les aient tous fait disparaître.
-Monseigneur, par ici !
Draka rejoignit l'homme qui l'appelait. Il s'immobilisa en voyant les cadavres des deux monstres. Tout autour d'eux, l'herbe était noire, brûlée par le sang qui avait coulé de leurs plaies !
-Impossible ! souffla le comte. Ils ont réussi à vaincre les stokis ! Jamais le roi ne voudra nous croire !
-Quels sont les ordres ? demanda un officier qui avait suivi Draka.
Ce dernier regarda le soleil disparaître derrière la cime des arbres.
-Il est déjà tard, et nous avons besoin de repos. Nous camperons ici ce soir. Organisez des tours de garde. Demain, dès l'aube, nous reprendrons la chasse.
CHAPITRE XI
Le front de Mare était creusé de rides soucieuses.
-Malgré les pièges que tu as tendus, les gardes royaux n'ont pas renoncé à leur poursuite. Ils sont sans peur et indifférents à la mort... De vrais fanatiques!
-Je n'ai guère eu de temps ! En dépit de leurs pertes, ils restent encore trop nombreux pour que nos malheureux amis puissent les affronter.
-Leur seul espoir réside dans la fuite, en effet. C'est pourquoi il faut retarder encore l'avance des soldats.
-Que suggères-tu?
Marc regarda le ciel bleu, chargé de quelques nuages, et huma l'air.
-Le vent souffle dans la bonne direction. Nous allons organiser un feu de forêt. Dispose en arc de cercle huit grenades incendiaires et règle-les pour qu'elles explosent simultanément...
Ray souleva une trappe inscrite dans sa cuisse droite, découvrant une cavité, en sortit des petites sphères métalliques d'à peine deux centimètres de diamètre. Puis il partit au pas de course, non sans recommander :
-Augmente la puissance de ton écran, je n'aime pas te laisser seul.
Son absence fut de courte durée.
-Les gardes sont à moins de trois cents mètres. Recule, les grenades vont exploser.
Soudain, en effet, huit colonnes de feu s'élevèrent, enflammant les buissons. Le calcul de Marc s'avéra exact. Stimulé par une légère brise, l'incendie se propagea rapidement. Les foyers, d'abord disséminés, ne tardèrent pas à se rejoindre pour former un front continu qui avança rapidement.
Le comte Draka vit revenir vers lui les éclaireurs qui précédaient la colonne.
-Monseigneur, la forêt est en feu ! Il faut fuir !
Draka hésita un moment, tant sa peur du roi était grande. Enfin, il lança avec rage :
-Ces chiens veulent nous retarder ! Nous ne nous laisserons pas berner. Contournons le feu par la droite. Suivez-moi !
Éperonnant sa monture, il entraîna sa troupe au grand galop. Hélas ! Moins de deux cents mètres plus loin, il se heurtait à un mur de flammes.
Terrible et hallucinant spectacle. Les grands arbres paraissaient se tordre dans les flammes tels les malheureux suppliciés condamnés au bûcher quelques jours auparavant ! Le brasier avançait à grande vitesse, poussé par le vent, sautant parfois quelques arbres, comme un commandant qui envoie des éclaireurs préparer de nouvelles positions.
Le cheval du comte, affolé, se cabra en poussant un hennissement. Draka retrouva son équilibre par miracle, au prix d'une nouvelle torsion de son genou blessé. Un homme passa en courant, son manteau enflammé flottant derrière lui.
-Demi-tour, vite !
Draka se lança dans une fuite éperdue, imité par les gardes, tout au moins ceux qui n'avaient pas été désarçonnés. Pour ceux-là débutait une douloureuse agonie. Rattrapés par l'incendie, encerclés par le feu, ils appelaient en vain une aide que même un ciel clément n'aurait pu leur apporter. Au terme d'une course démente, le comte atteignit le petit lac qu'il avait quitté le matin même, enchanté par la perspective des tortures qui seraient infligées aux prisonniers. Il avança jusqu'à ce que l'eau atteigne le poitrail de sa monture. Là au moins, les flammes ne pouvaient les atteindre. Des cavaliers se regroupèrent autour de lui, qu'il compta machinalement. Quarante-six, quarante-sept...
L'incendie s'éloignait, laissant derrière lui braises, cendres et fumées. La peur se dissipant, la colère reprit possession de l'esprit du noble. Il avait perdu la moitié de ses hommes !
-Je jure de les venger ! gronda-t-il.
CHAPITRE XII
La vallée se rétrécissait, enserrée par deux montagnes. Marc s'arrêta sur une petite plateforme, et se retourna pour contempler la colonne des fugitifs qui s'étirait sur plus d'un kilomètre. Les malheureux marchaient depuis deux jours, se répartissant à tour de rôle les montures.
Un appel psychique de l'androïde, qui assurait l'arrière-garde, atteignit le Terrien :
-Toujours aucune nouvelle de nos poursuivants. L'incendie est éteint, mais il persiste des braises qui les empêchent de continuer.
-Ont-ils renoncé?
-C'est peu probable !
Marc reprit sa marche, accélérant le pas pour gagner la tête de la colonne. Le comte discutait avec Ovas, qui expliquait :
-Je ne me suis jamais avancé aussi loin, monseigneur. J'ignore où mène ce défilé.
Jask regarda le soleil qui disparaissait derrière la montagne. Il désigna un espace entouré de rochers :
-Nous camperons ici, ce soir. Si vous n'êtes pas trop fatigué, messire Marc, vous devriez reconnaître le fond de la vallée...
Le Terrien examina les lieux avec inquiétude : il ne pouvait se défendre d'une impression de malaise. Tout était calme, trop calme. Ray rejoignit son ami à grandes enjambées.
-Dès la nuit venue, j'irai inspecter cette vallée.
Lentement, les fugitifs se regroupaient. Certains, épuisés, s'écroulaient à même le sol où ils s'endormaient aussitôt. Ovas soutenait son amie Zina, qui boitait. Avec douceur, il l'aida à s'allonger et commença à lui frictionner les mollets.
Soudain, le paysage se modifia. Des soldats jaillirent de derrière tous les blocs rocheux. Ils portaient une tunique ornée d'un cercle rouge zébré d'un éclair bleu...
L'encerclement fut complet bien avant que les fugitifs, exténués, puissent songer à se défendre. Un homme s'avança, grand, massif,-la chevelure noire. Il hurla d'une voix puissante :
-Je suis le baron Kirk. Rendez-vous, ou vous serez exterminés !
Le comte Jask, le visage crispé, marcha vers le baron.
-Si nous déposons les armes, épargnerez-vous les femmes et les enfants?
-Les ordres du roi Nosfer sont de vous ramener vivants.
-Et ensuite?
L'autre haussa ses robustes épaules.
-Lui seul décidera de votre sort. Je ne peux vous promettre plus !
Jask consulta Marc du regard. Ce dernier avait déjà évalué la situation. Les fuyards n'avaient aucune chance de résister à des adversaires déterminés et entraînés. Il aurait fallu que Ray utilise son désintégrateur et par respect pour la loi de non immixtion, son compagnon ne pouvait se résoudre à l'y autoriser.
-Nous ne pouvons que céder, monseigneur, murmura-t-il. Patience, vous aurez votre revanche.
La tête basse, Jask avança vers le baron. Chaque pas lui coûtait un effort douloureux. Avec lenteur, il tira son épée. Il hésita un instant à la tendre puis, d'un mouvement rageur, la brisa sur son genou.
-Je me reconnais votre prisonnier, baron !
Sur un signe de leur chef, les gardes ramassèrent les armes des fugitifs et les comptèrent.
-Nous partirons demain à l'aube, mais je vous avertis que toute tentative d'évasion sera punie d'une mort précédée d'une très longue agonie. De plus, cinq enfants seront sacrifiés...
Les captifs furent éveillés à l'aube. Au milieu des cris des gardiens, des claquements des fouets et des gémissements des malheureux, la misérable cohorte s'ébranla.
Loin de rebrousser chemin, les gardes royaux avançaient vers le col.
-De l'autre côté de la montagne, émit Ray, doit se trouver une route qui mène à Miska. C'est ainsi que les soldats ont pu se porter à notre rencontre. Comment le roi a-t-il su que nous allions dans cette direction?
La marche se poursuivit, lente, monotone, épuisante. Bientôt, Ray glissa discrètement entre les lèvres de Marc une tablette nutritive.
Vers midi, ils atteignirent le sommet du col. En contrebas apparaissaient une plaine et, au loin, un minuscule village. Le baron ordonna une halte. Il fit distribuer de l'eau et un peu de pain, plus par crainte de voir périr plusieurs prisonniers que par charité.
À l'instant de donner le signal du départ, il vit arriver une troupe de cavaliers. Les nouveaux venus n'avaient pas fière allure, couverts qu'ils étaient de poussière, de cendre et de suie.
Le comte Draka sauta à terre. Ses yeux brillaient comme des diamants dans son visage noir.
-Très bien, baron ! Je vois avec plaisir que vous avez capturé cette racaille. Je vais immédiatement faire brûler une dizaine de ces chiens ! Je veux les entendre hurler ! Ils doivent expier dans la douleur la mort de mes hommes...
-II n'en est pas question, comte ! Ces hommes sont mes captifs, et j'ai reçu ordre de la bouche même du roi de les ramener vivants. Si vous voulez désobéir à notre souverain, libre à vous, mais il faudra d'abord me tuer.
Un mouvement de colère échappa à Draka, qui porta la main à la garde de son épée. Le baron n'esquissa pas un geste, se contentant de poursuivre d'un ton ironique :
-Lorsqu'il a appris votre échec, notre roi a deviné que les fugitifs tenteraient de s'échapper par la montagne. Aussi m'a-t-il envoyé leur tendre cette embuscade.
-Comment le roi a-t-il été informé? Je n'avais pas envoyé de messagers puisque j'espérais toujours mener à bien ma besogne.
Kirk haussa les épaules.
-Notre seigneur sait tout ce qui se déroule sur son territoire. Il est inutile et dangereux de tenter de lui mentir. Depuis le temps que nous le servons, vous ne pouvez l'ignorer...
Le comte hocha la tête en silence. Il était cruel, féroce même, mais en présence de son suzerain, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une peur irraisonnée.
-Vos hommes paraissent très éprouvés, reprit son interlocuteur. En forçant vos montures, vous pouvez atteindre Miska. Moi, encombré par ces traînards, je n'arriverai pas avant le surlendemain.
À la tombée de la nuit, les prisonniers et leur escorte arrivèrent au village. Quinze misérables masures entourées par une palissade de pieux de deux mètres de haut. Tous les habitants en étaient maigres, vêtus de haillons. À travers les trous de leurs vêtements, on distinguait des traces de coups de fouet.
Six gardes en uniforme du roi surveillaient ces pauvres hères. Les soldats firent grise mine en voyant approcher une troupe aussi nombreuse, qui bouleverserait leurs habitudes.
Les captifs furent regroupés sur la place du village à grand renfort de cris et de coups. Trois paysannes transformées en serveuses leurs apportèrent des brocs d'eau afin qu'ils puissent étancher leur soif. Un peu plus tard, une soupe bien claire leur fut distribuée.
-Dément, souffla Marc en désignant les alentours. On jurerait un camp de concentration !
-Exact ! Je ne comprends pas le but poursuivi. Tout cela est illogique...
CHAPITRE XIII
Une grande salle voûtée, plongée dans une semi-obscurité. Les prisonniers avaient été regroupés dans le fond de la pièce. L'espace où ils se tenaient était limité par des barreaux de lumière.
-Attention, avertit Ray, ils induisent un champ de force très dangereux !
Les captifs, exténués, étaient arrivés au château de Miska la veille, en fin d'après-midi. Ils avaient enfin pu se reposer, mais le ventre vide car on ne pouvait appeler nourriture l'infâme soupe qui leur avait été apportée. À la nuit tombante, des gardes les avaient tirés de leur prison au sous-sol de la tour principale pour les regrouper dans cette salle.
En son centre se dressait une table de bois grossièrement taillée à laquelle étaient fixées plusieurs chaînes. Deux projecteurs accrochés à la voûte s'allumèrent soudain, éclairant l'ensemble de la pièce.
-Tout le confort moderne..., ricana Ray. Bien curieux pour une civilisation médiévale !
D'autres spots dessinèrent sur le dallage de pierre un cercle rouge sang, faisant sortir de l'obscurité deux fauteuils à haut dossier et un lit recouvert d'une fourrure. Un homme, torse nu, était enchaîné à un pilier. Un gong retentit, sourd, profond. Les dernières vibrations éteintes, le roi Nosfer apparut. Il gagna un fauteuil d'un pas lent. Une jeune femme très brune le suivait, drapée dans une tunique blanche qui soulignait ses formes des plus harmonieuses. Son visage était dur et son teint très pâle. Elle passa devant le souverain, fit une révérence profonde puis s'installa dans le fauteuil voisin.
Avec une lenteur étudiée, le roi leva la main droite ; un nouveau coup de gong retentit. Deux gardes apparurent, poussant un prisonnier. Un très jeune homme, maigre. Son torse dénudé laissait deviner ses côtes. Tandis que les soldats l'attachaient sur la table, avec une dextérité qui traduisait une longue habitude, un troisième arriva, portant à bout de bras un brasero empli de braises rouges dans lesquelles étaient plongées plusieurs longues tiges de fer.
Puis les trois sbires s'immobilisèrent dans un garde-à-vous impeccable, les yeux fixés sur Nosfer. Ce dernier fit un geste de la main, qu'il avait longue, très blanche. L'un des hommes, trapu, noir de poils, le front bas, saisit un des fers dont l'extrémité était chauffée au rouge et l'appliqua sur la poitrine du captif enchaîné, juste en dessous du sein droit. Le malheureux poussa un hurlement de douleur tandis qu'une épouvantable odeur de chair calcinée se répandait dans la salle.
Le roi ferma à demi les yeux, les lèvres étirées par un discret sourire. Il percevait avec un délice extrême les ondes de souffrance qui émanaient des cerveaux. De ceux de la victime torturée ainsi que de cette femme, parmi les prisonniers. La mère... Avec elle, son plaisir était encore plus intense, plus subtil. Draka avait bien choisi la première proie !
Marc ne savait plus depuis combien de temps durait ce supplice. Dix fois déjà le bourreau avait changé son fer, afin qu'il soit toujours bien rouge. Les cris de douleur avaient fait place à un gémissement monotone, qui diminuait d'intensité.
-Dément, souffla le Terrien.
Il ne comprenait pas ces souffrances, infligés inutilement. On torture pour faire parler, punir, se venger... Ici, rien de tel. Il semblait bien que c'était pour l'unique plaisir du roi !
-Étrange, émit psychiquement Ray. Le double champ de force trouble mes analyseurs, mais ce Nosfer ne semble pas réellement "humanoïde. Son corps paraît bourré d'énergie !
-Non ! Non ! Pitié pour mon fils ! Pitié...
Le cri jaillissait de la bouche d'une femme âgée qui se tenait près de Marc. Avant que ce dernier puisse esquisser un geste, la malheureuse mère se jeta en avant, les mains tendues pour une ultime supplique.
À peine eut-elle atteint les barreaux lumineux qu'un éclair bleu en jaillit. Son corps s'illumina, s'entoura d'étincelles puis disparut. Un petit tas de cendres grisâtres... C'était tout...
Nosfer ouvrit les yeux, furieux. Le geste ridicule de cette vieille le privait de son plaisir ! Quant au supplicié à demi inconscient, il n'émettait plus que des ondes très faibles. Inutile donc de poursuivre. Avec un peu de chance, il pourrait servir pour une nouvelle séance, dans quelques jours !
Le roi fit un nouveau geste de la main. Les gardes délivrèrent le jeune homme de ses chaînes et le portèrent hors de la salle. Plusieurs minutes s'écoulèrent dans un silence morne et pesant. Nosfer s'amusait de sentir la crainte dans tous ces esprits ! La peur était déjà un début de souffrance... Il fronça les sourcils en percevant par instants des bouffées de haine. Il devrait identifier ceux qui les émettaient et les enrôler dans sa garde.
-Ray, murmura Marc, n'utilise plus ton amplificateur psychique. Je crois que cette créature perçoit certaines pensées. Elle se repaît de la douleur des hommes.
-D'où sort-elle ?
-Aucune idée !
-Je trouve que le jeu devient trop dangereux ! Dès que possible, nous devrions filer, même si nous ne sommes pas discrets. Mieux vaut s'expliquer avec la commission de non-immixtion qu'avec Lucifer !
L'arrivée des gardes traînant une prisonnière interrompit leurs réflexions. Marc poussa un juron en reconnaissant Zina. Les soldats couchèrent la jeune fille, lui attachèrent les bras au-dessus de la tête mais lui laissèrent les jambes libres.
-Ray ! Occupe-toi d'Ovas, s'écria soudain Marc. Il ne supportera pas de voir torturer son amie, il est capable de réagir comme cette pauvre femme. Toi seul peux l'en empêcher.
Sur la table, le supplice se précisait. Avec de grands éclats de rire, les soldats avaient retroussé la robe de Zina jusqu'aux hanches, dévoilant deux cuisses fuselées.
-Non ! Pitié... Laissez-moi...
Comme s'ils n'avaient rien entendu, les trois hommes se tournèrent vers le roi qui, d'un simplement mouvement du menton, leur signifia d'agir.
Le plus grand avança vers la table avec un large sourire et baissa son pantalon. La fille esquissa une ultime défense en tentant de frapper l'homme à coups de pieds. Les deux autres lui saisirent les chevilles. La brute se pencha sur le corps à demi dénudé, resta un instant immobile puis, d'un vigoureux coup de reins, paracheva sa conquête. Sa victime laissa échapper un cri de douleur.
Un autre cri lui fit écho, poussé par Ovas. Comme l'avait pensé Marc, la colère fit perdre l'esprit au bûcheron. Sans la poigne énergique de Ray, il se serait élancé vers les gardes !
Les trois hommes violèrent Zina tour à tour, le dernier avec des raffinements de perversité. La compagne du roi suivait la scène. Ses yeux noirs brillaient d'excitation, et ses lèvres étaient figées par un rictus cruel.
Le souverain se leva enfin, toujours impassible. Les soldats détachèrent Zina. La jeune fille avait perdu connaissance, aussi durent-ils la porter hors de la salle.
Perdu parmi les prisonniers, Ovas se laissa tomber sur les genoux. Son visage était mouillé de larmes.
-Pourquoi m'avez-vous empêché de mourir? Zina était tout pour moi !
Marc se pencha à son oreille et articula d'une voix sèche :
-C'est maintenant que tu vas lui prouver ton amour ! Quand elle se réveillera, elle se sentira souillée jusqu'au fond de l'âme, honteuse et désespérée à l'idée de t'avoir perdu à jamais. Elle voudra certainement disparaître ! Ce sera à toi de la convaincre que malgré cet horrible cauchemar, rien n'est changé entre vous. Ce sera très dur pour vous deux, mais toi seul peux l'aider.
Une lueur d'espoir traversa le regard d'Ovas.
-Le croyez-vous ?
Le comte Jask, qui avait suivi le dialogue, intervint :
-Messire Marc dit vrai. C'est une noble âme, et qui connaît bien le coeur humain. Écoute ses conseils !
La femme brune attendait dans son fauteuil, le buste très raide. Le roi se pencha vers elle. De ses lèvres il lui effleura le front, la joue, l'oreille. Il progressait très lentement. La fille semblait figée, les yeux clos. La bouche royale atteignit son menton, glissa sur son cou. Les lèvres se retroussèrent, découvrant les dents, deux canines pointues qui brusquement s'enfoncèrent dans la chair tendre.
-Incroyable, murmura Ray. Il absorbe le sang mais ne paraît pas avoir d'estomac. Les globules passent directement dans sa circulation !
Les minutes s'écoulaient ; les deux protagonistes restaient immobiles comme des statues du mal.
-Il lui a déjà pompé trois cents millilitres, constata encore Ray. À ce rythme, elle ne résistera pas longtemps.
-Cela ne lui déplaît pas, grogna Marc. Elle semble en pleine extase !
Nosfer se redressa enfin. II gagna le lit en quelques pas majestueux, s'allongea sur le dos, bien à plat, croisa les mains sur sa poitrine et ferma les yeux.
-Une petite sieste après un bon déjeuner, ricana Ray.
La femme émergeait de sa léthargie. Elle se leva avec lenteur. Son corps oscilla légèrement sur ses jambes mal assurées, puis elle se dirigea vers le malheureux toujours enchaîné à son pilier, incapable du moindre geste. Il devait connaître le sort qui l'attendait car il hurla de terreur.
La brunette, le visage illuminé d'un sourire cruel, saisit un glaive posé sur un tabouret. Elle regarda la lame, en éprouva le tranchant de l'index. L'examen fut satisfaisant car son rictus s'accentua. Arrivée à un mètre du prisonnier, elle s'immobilisa, jouissant de la peur de l'homme, qui essayait en vain de se dégager de ses liens. Elle leva son bras armé et l'épée étincela un instant. Puis la pointe s'abattit sur le cou du captif, y traçant un profond sillon. Le sang jaillit aussitôt. Avec un grand éclat de rire, la femme se colla contre le blessé et appliqua la bouche sur la plaie.
-Elle, c'est une véritable humaine, même si on peut le déplorer, nota Ray. Elle boit réellement le sang de ce malheureux.
La furie interrompit à plusieurs reprises sa succion, indifférente au sang qui jaillissait d'une artère et maculait sa tunique. Lorsqu’enfin elle abandonna son festin, son visage était barbouillé de rouge. Les yeux brillants, elle marcha vers le lit et se coucha à côté du roi, sans un regard pour l'homme qui achevait de se vider de son sang.
Le spectacle devait être terminé, car des gardes parurent pour reconduire les prisonniers dans les cellules du sous-sol. Zina s'y trouvait, accroupie dans un angle, la tête appuyée contre le mur, le dos secoué de sanglots. Elle ressemblait à un animal blessé attendant le coup de grâce du chasseur.
Ovas hésita un instant. Marc lui posa amicalement la main sur l'épaule et le poussa avec douceur.
CHAPITRE XIV
Nosfer, assis dans son fauteuil, contemplait d'un air sévère Draka agenouillé devant lui.
-Depuis l'attaque de Kimba, vos pertes ont été particulièrement lourdes.
-Ces rebelles ont montré beaucoup de courage et de ruse. Ils ont même réussi à tuer les deux stokis !
-J'en suis très irrité ! J'avais passé beaucoup de temps à créer ces monstres. En bonne logique, personne ne pouvait les vaincre.
-Cependant, ils l'ont fait ! A ce sujet, j'ai interrogé des prisonniers. Pour éviter la torture, ils n'ont pas hésité à parler, et je crois connaître ceux qui ont osé lutter contre les stokis...
Une lueur d'intérêt brilla dans le regard du roi.
-Je vous écoute, comte. -Ce sont doux étrangers qui étaient arrivés depuis peu à Kimba. Ils se sont enrôlés sous la bannière du comte Jask.
-D'où viennent-ils?
-D'un lointain village du sud. Ils ont encore la force et le courage des sauvages ; ils sont dangereux, très dangereux.
-Enfermés dans le cachot, ils ne sont plus à craindre !
-Qui sait, monseigneur? Je suis persuadé que ce sont eux qui ont dressé les pièges sur mon chemin et embrasé la forêt.
Un sourire froid étira les lèvres du souverain.
-Un bien joli piège, qui m'a procuré de très agréables sensations. Plus un homme est mauvais, plus il redoute sa propre mort...
-Ces chiens sont capables du pire ! Désignez-les pour être torturés et sacrifiés ce soir.
Le roi réfléchit un long moment.
-J'ai une meilleure idée ! Nous allons les intégrer à notre garde !
Draka sursauta, et ses yeux s'affolèrent.
-Pourquoi eux? -Ne m'avez-vous pas demandé de nouveaux hommes pour compléter vos effectifs diminués par les rebelles? Lorsqu'ils auront subi la grande transformation, ces deux-là seront d'excellentes recrues. (Nosfer ne laissa pas à son vassal le loisir de protester.) Ils seront très efficaces. Certainement plus que vous, mon cher comte. Quand ils auront fait leurs preuves, qui sait si je ne leur donnerai pas votre place? (Draka vira au gris cendre.) Allez. Je veux que la transformation se fasse aujourd'hui même. Conduisez sur-le-champ ces deux prisonniers à maître Lusus.
***
Marc somnolait, adossé au mur humide du cachot. Sa position inconfortable l'empêchait de trouver le sommeil, d'autant que de nombreuses questions se bousculaient dans son esprit. Qui était et d'où venait cette créature, manifestement étrangère à cette planète primitive? Ses pouvoirs paraissaient très grands. Même Ray ne pouvait lutter contre elle. Pourquoi Sylvia, la blonde inconnue, l'avait-elle lancé dans cette aventure ? Aurait-il seulement la possibilité de s'évader ? Et s'il y parvenait, le roi possédait-il une défense antiaérienne capable de repérer et de détruire le module ?
Il sembla au Terrien qu'il n'avait dormi qu'un instant quand la porte de la cellule fut ouverte avec grand bruit. Des gardes armés de fouets firent lever les prisonniers puis les obligèrent à s'aligner. Draka parut alors et commença son inspection. Il marchait avec une lenteur étudiée, dévisageant chaque captif, visiblement heureux de la peur qui brillait dans les regards. Arrivé devant Marc, il s'immobilisa... et eut la contrariété de lire dans ses yeux plus de curiosité que de crainte.
-Ceux deux-là, vite !
Aussitôt, les soldats entourèrent Marc et Ray et leur lièrent les mains dans le dos avec des lacets de cuir. Tous deux furent ensuite poussés à l'extérieur. Un escalier gravi, ils se retrouvèrent dans la cour, éblouis par la lumière du soleil. Ils traversèrent l'esplanade et furent conduits vers une tour d'angle. Derrière une lourde porte se tenait un vieillard, grand, maigre, le visage étroit et ridé, la chevelure blanche. Sans un mot, il désigna deux fauteuils garnis de sangles, sur lesquels les Terriens se retrouvèrent en un tour de main installés et solidement entravés. Puis, toujours silencieux, il allongea le bras vers l'huis. Les gardes s'empressèrent de filer, suivis de Draka.
La salle était grande mais encombrée d'une machine énorme, complexe, où tuyaux métalliques, câbles, cadrans, voyants lumineux et commutateurs s'imbriquaient dans un ordre mystérieux. Deux sphères translucides occupaient un angle de la pièce. L'une contenait une multitude de petites boules blanchâtres agitées de lents mouvements, l'autre une seule de ces sphères nuageuses mais plus volumineuse.
Le vieil homme contempla les Terriens et émit d'une voix trop aiguë :
-Par Lucifer, voici deux beaux spécimens de notre race !
Il avança vers Marc, une résilie métallique garnie d'électrodes à la main.
-Vénérable vieillard, avant de subir ce qu'il vous plaira de m'infliger, je souhaite comprendre...
-Pourquoi pas? Ta souffrance n'en sera que plus grande !
Le vieux désigna la machine de sa main noueuse.
-Notre sire le roi est un génie. Ceci est son oeuvre. Tout chevalier borné que vous soyez, vous ne pouvez ignorer que l'esprit humain est double. Ces deux composants, positive et négative, vous pouvez les appeler le bien et le mal, ce sont les termes que vous comprendrez le mieux. Parfois, l'une ou l'autre domine ; mais le plus souvent, les deux forces s'équilibrent pour donner des hommes ni totalement bons, ni trop mauvais. Des êtres médiocres ! (Ses yeux brillaient d'une joie mauvaise.) Notre maître est parvenu à extraire des esprits toute la partie que vous nommez le bien et que nous considérons comme inutile et gênante. Elle reste enfermée à jamais dans ces sphères... Vous allez enfin être libéré de vos inhibitions. Vous ferez le mal et y prendrez plaisir, pour la plus grande joie de notre seigneur... Maintenant, nous avons assez bavardé !
Il s'apprêtait à poser sa résille sur le crâne de Marc lorsque ce dernier cria en galactique :
-Ray, libère-toi ! Détruis cet engin. Utilise^ ton désintégrateur !
Étonné d'entendre un langage qu'il ne comprenait pas, le vieillard se figea. Il vit avec stupeur le deuxième prisonnier arracher ses liens d'une violente traction. Deux secondes plus tard, le captif était debout. Il leva le bras gauche. Un éclair mauve en jaillit, une grande moitié de la machine disparut, comme aspirée par une gigantesque mâchoire invisible.
-Non, ce n'est pas possible, vous n'avez pas le droit ! hurla le vieux.
Il s'élança vers l'appareil à l'instant où Ray actionnait une deuxième fois son désintégrateur et disparut en même temps que lui. Déjà, l'androïde s'empressait de délivrer Marc. Restaient dans l'ombre les deux sphères.
Marc les examina avec soin. Leurs parois étaient immatérielles. Encore un champ de force ! Soudain, une onde psychique frappa ses neurones. Très faible, donnant une immense impression de tristesse :
-Le générateur... Détruire le générateur d'énergie...
L'onde semblait provenir de la boule la moins occupée.
-Penses-tu pouvoir vaincre ce champ de force ? -C'est peu probable ! Il faut d'abord trouver ce qui le produit...
Tous ses détecteurs en éveil, Ray scruta les sphères.
-Je ne perçois rien, pesta-t-il. Cette technologie est très différente de celle de la Terre...
Il se trouvait maintenant à moins d'un mètre des deux objets. Brusquement, un éclair bleu jaillit du plafond et le frappa, l'auréolant d'étincelles.
-Ray ! Ray ! hurla Marc. Nous sommes des imbéciles ! Nous n'avons pas deviné cette double défense...
L'androïde chancela mais réussit à s'éloigner des boules. Son compagnon se précipita vers lui et le saisit dans ses bras.
-Ray, réponds-moi !
Une angoisse terrible étreignait le Terrien. Enfin, la voix familière se fit entendre :
-J'ai reçu une sacrée décharge ! Plusieurs de mes circuits sont grillés, mais j'espère parvenir à les réparer.
-Nous devons trouver le générateur qui fournit l'énergie à ces sphères !
Ray approuva de la tête et désigna une porte.
CHAPITRE XV
Nosfer, les yeux mi-clos, se délectait des ondes douloureuses qu'il recevait. Tous les villages de son fief avaient été transformés en camps de concentration. Très agréable ! Ici, un paysan se tordait de douleur sous le fouet ; là, une mère gémissait sur le corps de son enfant mourant de faim ; ailleurs, un garde violait une très jeune fille... Excellente initiative! Il ne fallait pas que l'espèce s'éteigne trop vite... Après tout, qu'importait ! Il existait de par la Galaxie de très nombreuses planètes sur lesquelles il pourrait toujours s'amuser. Pendant longtemps..., très longtemps... Une éternité...
Nosfer tressaillit. Une onde désagréable, hostile même, venait de frapper son esprit. Le centre de transformation ! Quelque chose d'anormal s'y déroulait !
-Gardes ! Gardes ! hurla-t-il.
Le comte Draka accourut aussitôt et s'agenouilla à distance respectueuse du cercle rouge.
-Majesté, je suis à vos ordres !
-Prenez dix hommes et allez à la tour ouest. Ramenez-moi ceux qui s'y trouvent, en dehors de maître Lusus. Vivants. Je les veux vivants !
Draka sortit au pas de course, il rameuta ses hommes à grand renfort de cris et de hurlements, puis traversa la cour.
***
La porte donnait sur un escalier. Les deux fugitifs descendirent quelques marches.
-Marc ! Le gros pépin !
Une angoisse très humaine vibrait dans la voix.
-Qu'y a-t-il ?
-Mon générateur est totalement épuisé ! Je ne dispose plus d'énergie, même pour me mouvoir.
-Je vais t'aider !
A cet instant, des exclamations retentirent dans la cour. Leur fuite allait être découverte ! Sans écran protecteur, Ray était à la merci du moindre coup d'épée. Quelques chocs violents suffiraient à détruire ses cristaux mémoriels. Tous leurs souvenirs communs, ce qui faisait leur amitié, leur complicité... Non ! Il ne pouvait perdre Ray aussi bêtement, sur cette planète misérable. Pourquoi s'était-il laissé entraîner dans cette exploration ridicule?
En une seconde, Marc prit sa décision.
-Ray, laisse-toi glisser jusqu'en bas de l'escalier et essaie de te cacher. Je vais détourner leur attention.
Il remonta en courant les quelques marches et referma la porte. Il n'était que temps ! Une seconde plus tard, le premier garde pénétrait dans la salle. La surprise l'immobilisa un instant. Marc en profita pour se ruer sur lui et le sonner d'un terrible crochet du droit à la mâchoire.
Il ramassa au vol l'épée que sa victime laissait tomber. D'autres soldats arrivaient. Le Terrien se fendit et blessa à l'épaule un adversaire. Mais, sous la poussée des assaillants, il dut reculer de plusieurs pas. Draka se lança dans la bataille, en hurlant :
-N'oubliez pas les ordres du roi ! Il nous le faut vivant !
Plusieurs chocs douloureux ébranlèrent l'écran protecteur de Marc, qui se retrouva acculé au mur. Cinq gardes le pressaient, le serraient. Il écrasa la poignée de son épée sur un visage tout proche, qui s'empourpra. Sous le choc, l'homme recula de plusieurs pas. Un malencontreux hasard l'amena à proximité des sphères et, aussitôt, l'éclair bleu jaillit du plafond.
La surprise figea ses camarades. Leur proie en profita pour se dégager et courir vers la porte donnant sur la cour. Marc pensa réussir, mais à l'instant où il atteignait le seuil, une main l'agrippa à la cheville. Il bascula en avant et s'étala sur le dallage. Aussitôt, deux gardes se laissèrent choir sur son dos. Un choc violent ébranla sa tête. Il flottait clans un brouillard cotonneux. Des mains brutales lui attachèrent les poignets derrière le dos.
Il se sentit soulevé, traîné dans la cour. Lorsqu'on le porta dans le donjon, sa vision s'éclaircit. Il distingua le roi qui pianotait nerveusement sur l'accoudoir de son fauteuil.
-Sire, nous n'avons trouvé dans la tour que ce misérable. Il nous a attaqués, il a blessé deux de mes hommes et un troisième est mort en approchant des sphères.
-Et maître Lusus?
-Il a disparu, ainsi que la curieuse machine qui se trouvait là-bas lorsque nous avons attaché les prisonniers sur les sièges.
-Et l'autre homme ?
-Également volatilisé, Majesté.
Nosfer fronça les sourcils et ferma les yeux.
Lorsqu'il les rouvrit, il marmonna :
-Bizarre, bizarre. Effectivement, je ne perçois aucune présence humaine dans cette tour. (Fixant Marc, le regard noir, il lança :) Qui es-tu et d'où viens-tu?
Draka envoya son coude dans les côtes du captif.
-Réponds, chien, quand Sa Majesté te fait l'honneur de t'adresser la parole !
La respiration courte, Marc souffla :
-Chevalier Marc. Je suis originaire d'un lointain village du sud et je me suis enrôlé sous la bannière du comte Jask.
-Comment avez-vous fui le château ?
-Par un tunnel, qui menait à une grotte traversée par une rivière souterraine. Nous avons ensuite volé des chevaux, et nous nous sommes enfuis dans la forêt.
Un discret sourire passa sur le visage de Nosfer.
-Un détail que vous aviez omis de nous signaler, Draka, ricana-t-il. Comment avez-vous abattu les stokis ? (Devant l'air étonné de son interlocuteur, il précisa :) Les deux monstres qui vous ont attaqués.
Marc réfléchit rapidement. Il lui fallait gagner du temps. Beaucoup de temps. Il se composa un visage effrayé.
-Cela a été horrible ! Plusieurs des nôtres sont morts. Pour l'une de ces créatures, nous avons eu la chance de pouvoir repousser le sac jaune avec des lances. Il est retombé sur la tête de la bête, qui est devenue folle. Pour l'autre, nous avons réussi à lui trancher le col à coups d'épée.
-Possible, maugréa le souverain à regret. Maintenant, réponds-moi sans détour, sinon je jure de te faire empaler sur-le-champ. Qu'est devenu maître Lusus?
Marc prit un ton larmoyant :
-Pitié, Votre Majesté, je l'ignore, j'en fais le serment !
Nosfer manifesta son impatience en frappant le sol du talon.
-Parle ! Dis-moi ce que tu as vu !
-Nous étions attachés. Un vieillard aux cheveux blancs a posé sur la tête de mon ami une curieuse résilie qui semblait tissée en fil de métal. Il a ensuite appuyé sur une série de boutons. Une grande lueur blanche a jailli de la machine. J'étais ébloui, je ne distinguais plus rien. Lorsque j'ai retrouvé l'usage de mes yeux, tout avait disparu. Mon camarade, le vieil homme, l'engin... J'ai constaté que mes liens étaient détendus et j'ai tenté de fuir, mais vos gardes m'ont capturé.
-Je ne puis le croire. Tu mens !
Le regard du roi brilla avec intensité. Marc sentit une pensée s'infiltrer dans ses neurones. Aussitôt, il concentra son esprit sur une image d'explosion. L'onde étrangère se fit insistante, impérieuse. Heureusement pour Marc, depuis sa rencontre avec une merveilleuse entité végétale qui vivait sur une planète lointaine, il avait acquis de grandes capacités télépathiques. La pensée reflua, et le monarque serra les poings. Il n'arrivait pas à comprendre quelle erreur avait pu détruire sa merveilleuse machine. La reconstruire allait lui demander beaucoup d'efforts et d'énergie. Ce détail le tracassait. Sur Tarak, il ne recevait que très peu des radiations cosmiques indispensables à son organisme ! Irrité, il fixa à nouveau le prisonnier. Ce misérable devait disparaître. Ses songeries désagréables troublaient son propre plaisir. Allait-il le désigner pour la séance de torture du soir ? L'agrément ne serait que médiocre. Le captif souffrirait, certes, mais ses ondes douloureuses risquaient d'être perturbées par des rêves de vengeance. De plus, comme il était étranger, personne dans l'assistance ne le plaindrait sincèrement. Rien n'était aussi agréable que le chagrin d'une mère pleurant son enfant !-Comte Draka, vous enchaînerez cet homme au pilier. Ce soir, la reine Iko boira son sang !
Sur ce, Nosfer se leva et quitta la pièce d'un pas majestueux. Deux minutes plus tard, le cercle rouge disparut.
-Attachez-le contre ce pilier, ordonna alors Draka à ses gardes. Et ne ménagez pas les liens !
CHAPITRE XVI
Ray était totalement immobile, allongé sur le dos, la tête sur la dernière marche de l'escalier. Dans cette mécanique inanimée, seuls quelques rares circuits encore en activité épuisaient les dernières parcelles d'énergie du générateur.
Depuis combien de temps gisait-il ainsi? Il était dans l'impossibilité de le savoir. Une main bougea. Le mouvement était lent, saccadé, comme celui d'un jouet électrique dont la pile est usée. Les doigts s'immobilisaient de longs moments, puis progressaient de quelques centimètres pour s'arrêter une nouvelle fois.
Que de temps pour atteindre la cavité dissimulée dans la cuisse gauche et saisir une grenade incendiaire ! Petite sphère, mais pesant fardeau. L'amener à un endroit précis du mur... Il le fallait !
Marc, Marc ! Où es-tu ? L'évocation de son ami stimula Ray. Où était-il ? Ne pas gaspiller le peu d'énergie qui lui restait ! Non ! Jamais il n'y arriverait... Marc, aider Marc!
La grenade roula, se fixa contre le mur. Un androïde pouvait-il prier? Question saugrenue. Cependant...
Une flamme jaillit, aveuglante...
***
Des élancements douloureux tordaient les muscles de Marc, réduit à l'immobilité totale par des liens serrés. La nuit était tombée, et des torches furent allumées. Curieux mélange de vie médiévale et de modernisme. Apparemment, le roi se réservait l'usage exclusif des progrès de la civilisation. Marc assistait à la mise en place du décor.
Deux gardes apportèrent la table de torture, puis le lit du roi et le fauteuil de la reine. Enfin, ils déposèrent une épée sur un tabouret près du prisonnier.
-Voilà, ricana l'un d'eux, tu seras aux premières loges pour le spectacle. Dommage que tu ne puisses assister à une autre représentation !
Les soudards s'éloignèrent, secoués d'un rire énorme. Resté seul, Marc réfléchit. Où était Ray ? Il prit le risque d'envoyer un bref appel psychique, qui resta sans réponse.
Quelle serait la réaction de Nosfer quand il verrait le glaive rebondir sur son écran protecteur? De quels pouvoirs disposait réellement le souverain ? De quelles armes ? Le souvenir d'une très ancienne légende terrienne revint en mémoire au captif. Se pourrait-il... ?
Les spots s'allumèrent brusquement ; le cercle rouge apparut, ainsi que les barreaux lumineux. Les prisonniers furent introduits dans la salle. Enfin, le roi entra, suivi de la reine. Même en buvant le sang de ses victimes, Marc se demanda combien de temps elle pourrait supporter de donner chaque jour plusieurs centaines de millilitres de son propre sang. Ou le roi changeait souvent d'épouse, ou il devait la laisser se reposer.
L'odieux spectacle commença, selon un cérémonial qui semblait immuable. Le malheureux torturé au fer rouge était un des villageois que Marc avait guidés dans la forêt. N'aurait-il pas mieux valu qu'il soit massacré chez lui ?
Les cris de douleur s'éteignirent brusquement. L'homme venait de mourir. Le monarque manifesta son mécontentement d'un mouvement du menton. Ces gardes étaient des brutes imbéciles ! Quand donc trouverait-il un bourreau digne de ce nom qui saurait doser les souffrances infligées jusqu'à des sommets inégalés ?
Les scènes de viol le satisfaisaient beaucoup moins mais il savait que ses sbires y prenaient grand plaisir. C'était donc une façon facile de récompenser leur zèle. Ce soir, la victime était de choix : la propre femme du comte Jask !
Le premier à vaincre la résistance dérisoire de la comtesse fut le baron Kirk. Trois autres soldats ne tardèrent pas à lui succéder. Marc rageait de ne pas être au côté du comte. Pourvu qu'il ne tente rien !
Le martyre de la malheureuse cessa enfin. Elle aussi avait perdu connaissance.
Marc poussa un soupir de soulagement quand il vit le roi se pencher vers la reine. Les dents de Nosfer s'enfoncèrent dans la chair du cou.
Ovas se tenait au premier rang des prisonniers. Le bûcheron avait posé un bras sur l'épaule de Zina. Enfin, le roi alla s'allonger et ferma les yeux. Marc, les muscles crispés, se remémorait les gestes qu'il allait devoir effectuer. Quelles chances avait-il? Une sur combien de millions ? Iko s'approcha de lui, les yeux brillants. Elle passa la langue sur ses lèvres pulpeuses, respira profondément, faisant saillir sa poitrine. Les pointes de ses seins se dessinèrent avec netteté sous l'étoffe légère. Dommage !
Attention, songea Marc, ne pas la laisser prendre l'épée. Encore un pas...
Il se concentra pour ordonner la mise à pleine puissance de son écran protecteur. La jeune femme, violemment heurtée par le champ de force, fut projetée à plusieurs mètres de distance. Elle s'écroula sur le dallage, inconsciente, le visage en sang.
La force de l'écran brisa également les chaînes qui entravaient le Terrien. Sans perdre une seconde, il ramassa l'épée qui avait glissé à terre puis, d'une détente, plongea sur Nosfer. Pesant de tout son poids, il enfonça le glaive dans la poitrine du roi. La lame transperça le thorax au niveau du coeur, ressortit par le dos pour se ficher dans le bois du lit.
Un hurlement terrible retentit, jailli de partout, de nulle part, résonant sous la voûte, martyrisant les tympans. Essoufflé par l'effort, Marc se redressa avec peine. Une nuée grisâtre, très ténue, s'échappait de la bouche de Nosfer.
Ensuite, tout se déroula très vite, sous le regard stupéfait du Terrien. La peau du visage du monarque se désagrégea, les yeux se creusèrent, s'effacèrent comme le nez. Les os apparurent, d'un blanc indécent, horrible ! Puis tout disparut. Les vêtements s'affaissèrent : le squelette s'était évanoui, évaporé.
À cet instant, une explosion terrible fit trembler les murs du château. Les lumières des spots vacillèrent puis s'éteignirent. La salle n'était plus éclairée que par quelques torches fumantes. Le premier, Ovas remarqua que les barreaux de clarté avaient disparu, comme le cercle rouge.
Le baron Kirk et les trois gardes qui s'apprêtaient à emporter la comtesse toujours inanimée étaient restés figés de surprise. Avec un grognement furieux, le bûcheron se rua sur Kirk. Son poing énorme, noueux, frappa le menton du noble avec une telle force qu'il l'expédia à trois mètres. Le comte Jask avait suivi avec à peine deux secondes de retard. Il ramassa au passage l'épée du baron et se lança sur les tortionnaires de sa femme. Un garde s'écroula la gorge transpercée. Aussitôt, Jask attaqua le second. Le troisième, jugeant la partie incertaine, tenta de fuir ; il se heurta à Ovas. C'était des soudards qui avaient maltraité Zina. Un coup de poing l'atteignit à l'estomac avec la violence d'un bélier.
L'homme se plia en deux, secoué par une gigantesque nausée. Deux mains puissantes saisirent son cou tandis qu'une voix retentissait à son oreille :
-Souviens-toi ! Hier, tu étais plus glorieux...
-Pitié ! Je ne faisais qu'obéir aux ordres du roi.
-Dans ce cas, tu suivras ton maître en enfer.
La pression s'accentua. Des stries lumineuses zébrèrent les rétines du soldat. Un horrible craquement... Un merveilleux néant.
-À la garde ! À la garde ! Ah !
Kirk avait repris connaissance. Son appel au secours fut rapidement interrompu. D'un maître coup d'épée, le comte lui fendit le crâne, vengeant son honneur.
Marc s'élança vers ses amis tandis que Zina soutenait la comtesse, qui reprenait connaissance. La malheureuse montrait un visage ravagé de larmes.
Puis des cris aigus s'élevèrent. La reine Iko s'était également redressée. Effrayée, elle avait voulu fuir par une porte dissimulée dans un renfoncement mais n'avait pu l'atteindre. Une dizaine de femmes s'étaient précipitées sur elle. Des mains aux ongles pointus, des poings durs s'abattaient. En un éclair, sa tunique fut lacérée, arrachée.
-Lâchez-moi, je vous l'ordonne, ou vous périrez toutes sous le fouet ! s'égosillait la reine.
Mais les femmes, ivres de vengeance, s'acharnaient sur elle, assouvissant leur haine, libérant leur peur, leurs angoisses.
Une minute plus tard, elles s'écartèrent. Elles ne laissaient derrière elles qu'un cadavre ensanglanté.
Le dernier appel du baron Kirk avait malheureusement eu pour effet de faire surgir une douzaine de gardes. Seuls quatre prisonniers étaient armés ; les autres allaient devoir se battre à mains nues. Le comte, les traits crispés par la haine, gronda :
-Plutôt périr en luttant que de me rendre ! Mais je veux leur faire payer très chèrement ma mort...
Marc attaqua le premier. Une feinte au visage. L'autre leva très haut son épée. Le Terrien se fendit et le toucha au coeur. Déjà, il attaquait un autre adversaire, en lançant à un homme derrière lui :
-Ramasse son arme, vite !
Ovas, lui aussi, était déchaîné, empli de colère et de haine. Il abattit son épée comme une cognée, avec une force terrible. Le soldat arriva trop tard à la parade et s'écroula, le crâne fendu jusqu'aux dents. Le bûcheron repoussa d'un coup de pied le cadavre dans les jambes de deux gardes qui arrivaient à la rescousse. Ils trébuchèrent, et ce fut leur dernier faux pas : Ovas frappa à deux reprises, brisant les nuques offertes.
Un instant, Marc se prit à espérer. En moins d'une minute, sept soudards avaient trouvé la mort. Les survivants hésitaient et songeaient à une fuite rapide. Par malheur, des renforts arrivèrent. Pas moins de vingt hommes !
Il se remit à frapper sans relâche, négligeant de parer les coups qu'on lui portait, espérant que dans le feu de l'action, les autres ne remarqueraient pas cette anomalie. Un coup plus violent que les autres le meurtrit sous les côtes, lui arracha un cri. D'un revers rageur, il ouvrit une gorge, zébra une poitrine.
Le paysan qui combattait à sa droite s'écroula, percé de plusieurs coups d'épée. Malgré leur courage, Ovas et le comte reculaient, pressés par les gardes féroces, bien entraînés, indifférents à leurs pertes. Une estafilade sanglante barrait le torse du bûcheron. Quatre des prisonniers gisaient sans vie sur le dallage.
L'obligation que les révoltés avaient de battre en retraite les empêchait de récupérer les armes des soldats tués.
Le souffle court, le coeur battant à une vitesse effrénée, Marc sentait son bras s'engourdir, ses muscles trop sollicités se tétaniser. Un brouillard rouge voilait sa vue.
-Ray ! Ray ! Où es-tu ? À l'aide !
Appel désespéré, ridicule. Le destin avait décidé qu'ils disparaîtraient tous les deux sur cette planète inconnue de l'Union Terrienne. Le jeune officier eut une pensée pour le général Khov. Ce dernier penserait qu'il avait déserté ! Une belle colère en perspective. Peggy, sa secrétaire, verserait une larme... Marc était son préféré parmi les agents du Service.
Plus de dix gardes pressaient maintenant les trois hommes. Les autres captifs s'étaient reculés, apeurés, résignés à l'inévitable. Ils avaient perdu l'envie de lutter, l'envie de vivre !
-Marc ! Tiens bon ! J'arrive !
L'appel psychique, angoissé mais très net, très intense, prouvait que l'androïde avait récupéré une certaine énergie. La joie galvanisa Marc. D'un furieux coup de pointe, il transperça l'adversaire le plus proche, ouvrit la gorge d'un second.
Ray apparut alors, une épée dans chaque main. Moins d'une minute lui suffit pour arriver près de son ami. Le dernier soldat s'effondra sans même avoir vu venir le coup qui le fit passer de vie à trépas.
Les combattants, exténués, se laissèrent glisser sur le sol. Ray prit Marc dans ses bras avec douceur.
-Vieux frère ! Je suis heureux de te retrouver ! J'ai eu peur...
Son compagnon lui rendit son étreinte. Ray était un ami, son ami. D'une voix encore haletante, il lança au comte :
-Monseigneur ! il faut profiter de l'effet de surprise. Faites ramasser les armes, constituez des unités. D'autres gardes peuvent survenir à tout moment. Nous devons nous rendre maîtres du château.
Tandis que le noble distribuait ses ordres, Ray émit psychiquement :
-Ils ne doivent plus être très nombreux. Dans la cour, j'ai croisé le comte Draka qui rassemblait une bonne vingtaine d'hommes...
-Et alors ?
Ray esquissa une grimace :
-Tu sais que j'étais pressé de te rejoindre. Je te savais en danger. Je ne voulais pas perdre de temps, aussi... (la gêne de l'androïde s'accentua) j'ai... j'ai utilisé mon désintégrateur... Ils ont tous disparu. Derrière la porte, il y avait encore deux gardes. Ceux-là, je les ai seulement assommés, et j'ai pris leurs armes.
Aide d'Ovas, le comte avait constitué une petite troupe.
-Nous allons fouiller le château et exterminer les derniers séides du roi. Vous joignez-vous à nous, messire Marc?
-Je suis à vos ordres, monseigneur. (Marc ajouta à voix basse, en désignant du menton la comtesse qui pleurait dans les bras de Zina :) Souvenez-vous de ce que j'ai dit hier à Ovas. C'est maintenant qu'elle a besoin de vous.
Jask se raidit, le regard dur mais embué de larmes.
-Mon honneur est à jamais perdu...
-Votre honneur a été lavé par tout ce sang répandu. Ceux qui ont souillé votre épouse sont morts, bien morts... Vous devez songer à l'avenir...
Le noble hésita et se passa la main sur le visage.
-Demain, je verrai... -Non, c'est maintenant qu'il vous faut parler, sinon il persistera toujours entre vous un mur d'incompréhension.
L'hésitation de Jask fut brève. Il alla vers sa femme, lui caressa la joue, lui murmura une phrase à l'oreille. Puis il leva son épée.
-En avant !
Les deux jeunes femmes sourirent à Marc.
CHAPITRE XVII
La tour ouest, en ruine, achevait de brûler. Les prisonniers s'amassaient dans la cour par petits groupes, encore hébétés, n'osant croire à leur liberté retrouvée. L'aube d'un jour joyeux blanchissait le ciel. Une nuit d'horreur s'achevait.
La chasse aux fidèles du roi était terminée. Le comte Jask arriva, suivi de Marc.
-Vous êtes vainqueur, monseigneur.
-Grâce à vous, messire Marc. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment vous avez réussi à vous débarrasser de vos chaînes et à tuer ce monstre de Nosfer.
-J'ai eu beaucoup de chance, marmonna Marc, peu désireux de s'étendre sur le sujet. Si vous le permettez, monseigneur, j'aimerais me reposer. La nuit a été longue et fatigante, quoique fort bien employée.
Jask éclata de rire. -Nul n'a mieux mérité que vous le repos, ami.
Marc se dirigea vers le pont-levis, accompagné de Ray. Ils descendirent une rue bordée de maisons à colombages qui ne dépassaient pas un étage. Bien que le jour soit levé, il ne se manifestait guère d'activité. Les gens, terrorisés, se terraient chez eux.
Une enseigne proclamait la vocation hôtelière d'une demeure où Marc pénétra dans une salle déserte. Au fond, une servante mal réveillée s'évertuait à allumer un feu dans la grande cheminée. Elle sursauta de peur en voyant les deux hommes mais retrouva un demi-sourire en constatant qu'ils ne portaient pas la tunique des gardes du roi.
-Oui êtes-vous, seigneurs?
-Des voyageurs qui arrivent de fort loin, ironisa Marc. Nous enrageons de faim et étranglons de soif. Porte-nous un pichet de ton meilleur vin et prépare-nous un solide déjeuner.
La fille s'éclipsa au pas de course et revint bien vite, escortée d'un bonhomme rondouillard au nez vermillon.
-Messeigneurs, je suis très honoré..., bredouilla-t-il. Je pense qu'un pâté vous permettra d'attendre que la volaille soit à point.
-Parfait, maître aubergiste. Fais diligence.
Marc goûta le vin, léger et parfumé, qui se laissait boire agréablement, surtout après le régime de famine auquel il avait été soumis.
Le tavernier, se mouvant aussi vite que ses courtes jambes et son ventre le lui permettaient, posa sur la table un plat où trônait un pâté à la croûte dorée. Avec un sourire obséquieux, l'homme demanda :
-Sans aucun doute, vos seigneuries viennent rendre hommage à notre vénéré roi ?
Marc éclata d'un rire franc, joyeux. Pour la première fois depuis qu'il avait posé le pied sur Tarak, cette planète qu'il croyait maudite.
-Nosfer est mort cette nuit, et nombre de ses séides avec lui !
L'autre pâlit ; ses joues couperosées devinrent molles et flasques.
-Comment est-ce possible ? Est-ce en rapport avec l'explosion de cette nuit ? Oui commande, maintenant?
-Le comte Jask et ses gens sont les maîtres du château.
-Ne vont-ils pas piller la ville pour se venger ?
Un haussement d'épaules, un soupir.
-Tout est possible, mais je ne le pense pas. Ils ont vu et subi tellement d'horreurs qu'ils ne souhaiteront sans doute pas en commettre à leur tour. Un bon conseil : si jamais ils viennent ici, servez-leur à déjeuner ! Vous verrez qu'ils ne demanderont rien de plus !
Le patron s'éloigna, perplexe, puis houspilla sa servante qui s'empressa de mettre à la broche une dizaine de volailles.
-Maintenant, Ray, explique-toi ! Je t'ai laissé dans une cave, privé d'énergie, et je te retrouve en pleine forme !
-La chance ! Beaucoup de chance ! en tombant au pied de l'escalier, le hasard a voulu que je me trouve près des câbles qui véhiculaient l'énergie du générateur aux sphères. Malheureusement, ils étaient entourés d'un isolant solide et j'étais trop faible pour l'attaquer. J'ai alors utilisé une grenade incendiaire. (L'androïde montra sa tunique, percée et noircie par endroits. Son visage exprimait une joie enfantine.) Cela n'a pas été sans me causer quelques ennuis ! Le câble dénudé, j'ai pu absorber l'énergie du générateur. Il m'en a coûté quelques circuits, mais cela valait la peine que je me suis donnée. Quand j'ai eu retrouvé la totalité de mes possibilités, j'ai cherché le générateur et je l'ai détruit.
-Pourquoi ne pas m'avoir contacté? J'étais mort d'inquiétude !
-Je le sentais, mais j'ai craint que Nosfer n'intercepte mon appel et ne se venge sur toi. Nous ignorons toujours quels étaient ses pouvoirs. Ensuite, je n'ai eu qu'une idée : te rejoindre au plus vite.
-Et les sphères?
-Quand j'ai retraversé la salle, elles avaient disparu.
Le pâté en croûte était odorant, parfumé, excellent. Tout en le dévorant à belles dents, Marc songeait à ces moitiés d'esprits humains qui s'étaient évaporées dans l'atmosphère. Erreraient-elles indéfiniment ou étaient-elles à jamais perdues ? Le saurait-il un jour ? Avait-il eu le droit de disposer ainsi de leur existence ?
La porte de l'auberge s'ouvrit à la volée, livrant passage au comte Jask suivi de sa femme et de quelques hommes en armes. Sur le seuil, le comte hésita, la main sur la poignée de son épée.
-Faites-nous l'honneur de vous joindre à nous, monseigneur.
Les arrivants se groupèrent bien vite autour de la table et l'aubergiste, tremblant, s'empressa d'apporter des pichets de vin. Le pâté en croûte ne tarda pas à s'effondrer sous les assauts des convives. Jask, la bouche pleine, éclata de rire.
-Vous savez dénicher les bons endroits, messire Marc ! Les cuisines du château étaient désertes, et nos bons paysans s'occupent à se confectionner un repas.
L'arrivée des volailles rôties étouffa les bruits des conversations. La comtesse, mal remise de ses émotions de la nuit, grignotait du bout des lèvres.
-Vous faites preuve d'un grand courage, lui murmura Marc à l'oreille.
-Jamais je ne pourrai oublier ce que j'ai subi cette nuit devant mon mari et tous les autres !
-Vous le devez pourtant ! Vous verrez, vous vous persuaderez que ce n'était qu'un cauchemar qui se dissipe à l'aube...
La jeune femme désigna son époux d'un rapide mouvement du menton.
-Mais lui, le pourra-t-il ?
-Je le crois sincèrement !
-Zina m'a dit que vous lui aviez parlé comme à Ovas. Je vous en remercie.
Le repas se poursuivit longuement, comme si les convives ne pouvaient se rassasier.
L'aubergiste, rassuré d'abord pour sa vie et ses biens, s'inquiétait maintenant. Oui réglerait l'addition ?
Enfin, le comte repoussa une carcasse de volaille proprement décortiquée et s'exclama, le visage coloré :
-J'ai hâte de retourner sur mes terres ! Croyez-vous que nous trouverons des montures ?
-Il y a mieux à faire, murmura Marc. (Jask fixa le Terrien, intrigué.) Votre castel est en ruine et vos villages dévastés. Pourquoi ne vous proclameriez-vous pas roi? Nosfer était exécré. Les habitants de Miska vous accepteront avec joie si vous promettez amnistie et liberté. Et il en sera de même de tous les villages que vous libérerez des derniers séides de l'ancien monarque...Le noble objecta, les sourcils froncés par la réflexion :
-Les autres vassaux accepteront-ils?
-Vous aurez la situation bien en main avant que la nouvelle leur parvienne. Il est peu probable qu'ils vous cherchent alors noise !
-Comment envisageriez-vous la chose?
-Retournez au château et trouvez des vêtements d'apparat ; car, si vous me pardonnez ma franchise, vous ressemblez plus à un bandit de grand chemin qu'à un roi. Puis nous vous escorterons sur la grand-place de la ville et proclamerons votre avènement. (Levant son gobelet d'étain, Marc ajouta :) Longue vie au roi !
Tandis que les convives repus quittaient l'auberge, il lança à l'aubergiste :
-Réserve-moi pour ce soir ta meilleure chambre ! Elle sera plus confortable que celles du château.
CHAPITRE XVIII
Marc regagna l'auberge à la tombée de la nuit. Comme il l'avait prévu, l'apparition du comte sur la place du marché avait provoqué un accès de curiosité non dénuée de méfiance. Sa proclamation, assortie de promesses un peu démagogiques, avait entraîné une adhésion immédiate de la foule. Tout l'après-midi avait été occupé à remettre un semblant d'ordre dans le château. Jask, dépassé par les événements, avait sollicité les conseils de Marc. Non par une question directe mais avec des regards inquiets trahissant une demande qu'il ne pouvait formuler à haute voix.
Le Terrien avait profité de l'occasion pour suggérer :
-Avec ces terribles événements, vous avez perdu bon nombre de chevaliers et barons. Il vous faut compléter votre état-major par des gens fidèles. Anoblissez Ovas et confiez-lui le commandement de vos troupes. Il a fait la preuve de son énergie et de son dévouement. Et puis il connaît bien les villageois, il sera heureux de les délivrer.
La proposition fut approuvée et Ovas, ébahi, reçut ses éperons de chevalier ainsi que le titre de baron. Il se mit au travail avec enthousiasme afin de constituer les premiers éléments d'une garde fidèle au nouveau monarque.
L'aubergiste se précipita vers l'arrivant en s'inclinant aussi bas que son ventre proéminent le permettait. Il avait assisté à la proclamation et n'avait pu manquer de remarquer ce chevalier qui se tenait en permanence à la droite du souverain.
-Monseigneur, soyez le bienvenu dans ma modeste demeure ! Votre chambre est prête, mais avant de vous reposer, acceptez cette modeste collation...
Avec force courbettes, il conduisit Marc à une table où trônaient terrines, volailles et rôtis. Le Terrien s'assit en riant.
-Je crois que je goûterai quelques-uns de ces plats. (Puis, il murmura à Ray ;) J'ai toujours dit que sur le plan gastronomique, la Terre a beaucoup à apprendre des civilisations primitives...
À peine avait-il avalé quelques bouchées que la porte livrait passage à Jask et à la comtesse, escortés d'Ovas et de Zina.
-Je pensais bien vous trouver ici, messire Marc !
Le roi s'installa en face de Marc tandis que le tavernier ajoutait des couverts en bredouillant :
-Si Votre Majesté... Majesté...
Jask se laissa servir puis dit à Marc :
-Vous m'avez fort bien conseillé. Dès demain, Ovas partira dans nos campagnes. Zina, elle, restera attachée au service de ma femme. Dans la bibliothèque du château, j'ai trouvé un rapport adressé à Nosfer. Il est terrifiant ! En deux ans, la population de nos terres a diminué de moitié !
-Il sera tout à votre honneur de redresser la situation !
-Cela demandera plusieurs générations...
Dissimulant un sourire, Marc émit à l'intention de Ray :
-Je vais encore commettre une infraction à la loi de non-immixtion : je vais faire découvrir aux habitants de cette planète les bienfaits des allocations familiales !
Il fit mine de réfléchir puis murmura :
-Promettez à chaque femme, mariée ou non, qui accouchera, un écu ; puis la même somme à chaque anniversaire de son enfant. Vous verrez que, bien vite, les familles s'agrandiront. La campagne est riche. Cultivée dans la liberté, elle les nourrira facilement.
-Cela coûtera cher au grand argentier !
-Qu'importe? Vous récupérerez cet argent plus tard.
Le roi plongea dans un abîme de perplexité, dont il émergea bien vite.
-Je voudrais régler un problème qui me soucie, messire Marc. Quel poste souhaitez-vous occuper à ma cour? Choisissez, car je vous les offre tous de grand coeur.
La réponse était délicate à faire. Marc se devait de ménager la susceptibilité du souverain sans pour autant l'intriguer.
-Pour l'instant, aucun, sire. Avant de me fixer, je souhaite visiter et mieux connaître votre royaume. Dans quelques mois, je reviendrai à Miska, sans doute plus sage et mieux à même de vous conseiller.
Le monarque fronça les sourcils mais se résigna :
-Faites comme vous l'entendez, messire Marc. Mais sachez que vous serez toujours le bienvenu !
Désireux de faire dévier la conversation, Marc reprit en regardant l'épouse de son interlocuteur, qui gardait les yeux baissés :
-Je vous ai suggéré un moyen pour augmenter la natalité, mais le roi ne se doit-il pas de donner l'exemple?
Un sourire étira les lèvres de Jask. Il posa avec douceur la main sur le bras de sa femme. -Voilà encore une idée qui mérite d'être étudiée. Qu'en pensez-vous, ma mie?
Les yeux brillants, emperlés d'une larme, la jeune noble sentit son coeur battre à coups redoublés. Elle porta la main de son mari à sa joue :
-Messire Marc est un noble coeur. Nous lui devrons beaucoup !
CHAPITRE XIX
La chambre que lui avait réservée l'hôtelier se trouvait au premier étage. Marc en poussa la porte et pénétra dans une pièce faiblement éclairée par une chandelle anémique. Le mobilier succinct ne comportait qu'un lit, une table et deux tabourets.
La sensation d'une présence étrangère fit retourner le Terrien à l'instant où il refermait le battant. Sylvia ! La blonde inconnue qui l'avait lancé dans cette sinistre aventure ! La surprise immobilisa Marc. La jeune femme souriait. Elle était vêtue d'une longue tunique vert émeraude qui lui arrivait à la cheville. Un discret décolleté laissait deviner la naissance de deux seins fermes.
-Je comprends votre étonnement, Marc.
La voix était chaude, musicale, prenante.
L'arrivant secoua l'envoûtement qui le tenait, en grognant :
-J'espère que vous allez me fournir quelques explications... Grâce à vous, j'ai vécu de très désagréables moments !
Le visage de l'intruse devint grave.
-Nous le savons. Nous avons suivi et admiré vos efforts pour sauver ces pauvres gens. Malheureusement, il nous était impossible d'intervenir ! (Elle désigna le lit.) Mes explications seront longues. Mieux vaut vous installer confortablement, vous êtes très fatigué.
Marc s'allongea donc, le dos calé par un des montants de la couche. Sylvia l'aida à ôter ses bottes, non sans maladresse.
-Je vous en prie, je meurs de curiosité.
La jeune femme s'assit sur un tabouret puis commença :
-Mon peuple est originaire d'une très lointaine planète située dans un secteur de la Galaxie que vos explorateurs n'atteindront pas avant plusieurs siècles. Lorsque les Terriens la découvriront, ils n'y prêteront d'ailleurs aucun intérêt. Vue de loin, ma patrie paraît être un astre désolé comme il en existe des millions dans l'Univers...
-Comment vivez-vous?
La réflexion amusa Sylvia.
-J'ai emprunté une forme humaine, mais en notre état naturel, nous sommes immatériels, constitués d'énergie à l'état pur. Les radiations cosmiques suffisent à entretenir notre existence. Nous sommes ainsi totalement libres, capables d'errer dans les espaces sidéraux. Beaucoup l'ont fait, quoique le plus grand nombre préfèrent rester sur notre monde.
-Vivez-vous longtemps?
-Très longtemps ! Trop. Une bien longue éternité.
-A quoi occupez-vous votre temps lorsque vous ne voyagez pas?
-Il est difficile de te l'expliquer. Ta race est si jeune, si éphémère, si impétueuse... Dans ton langage, nous serions des philosophes et des contemplatifs. C'est la philosophie qui en définitive a perdu Nosfer.
-J'ai toujours pensé que c'était un sport très dangereux, ricana Marc. Ainsi, il était de ta race?
-Naturellement ! C'était même un des esprits les plus évolués. Son désir d'atteindre la perfection, la sagesse éternelle, était si intense qu'il a inventé cette affreuse machine. Il espérait pouvoir ainsi se débarrasser de tout ce qui était mauvais en lui et gênait ses méditations. C'est alors que l'imprévisible s'est produit. Il avait mésestimé l'importance des forces du mal qui étaient en lui. Dès qu'elles ont été libérées, elles ont asservi l'autre partie de son esprit et l'ont enveloppé dans un champ de force. Puis il a quitté notre monde.
-Il voulait devenir l'égal de Dieu, et Dieu l'a puni en le précipitant dans les ténèbres, murmura Marc.
-Que dis-tu?
-Rien. Une vieille légende de la Terre.
-Nous avons d'abord été très soulagés de son départ, puis nous nous sommes inquiétés. Comment Nosfer allait-il user de ses pouvoirs ? Nombre d'entre nous sont partis explorer l'espace. Notre quête a enfin abouti quand nous avons découvert les traces du passage de notre frère sur une planète. Malheureusement, il venait de la quitter. C'était pire que tout ce que nous avions pu imaginer ! Une terre ravagée, dépeuplée, où les survivants étaient retournés à la pire des barbaries. Nous avons intensifié nos recherches et avons localisé Nosfer sur Tarak. Nous avons alors compris que son plaisir venait de toutes les ondes de souffrance émises par les hommes...
-Pourquoi ne pas l'avoir immédiatement éliminé ?
Un grand embarras se peignit sur le visage de Sylvia.
-Jamais nous ne nous étions trouvés dans une telle situation. Notre éthique, notre morale nous interdisent de combattre. (Une hésitation, un murmure :) Je crois aussi que nous avions peur ! Nosfer était très puissant, et avant de succomber, il aurait éliminé plusieurs d'entre nous.
-J'ai déjà rencontré ce phénomène. Plus l'espérance de vie augmente, plus grande est la crainte de la mort, du néant.
Un timide sourire éclaira le visage de Sylvia.
-C'est alors que nous avons décidé de te demander de l'aide.
-Pourquoi moi? gémit Marc. La Terre compte des milliards d'habitants et le S.S.P.P. des centaines d'agents.
-Nous ne t'avons pas choisi au hasard. Tu nous avais été recommandé par une amie commune. J'espère que tu ne lui en voudras pas. Son choix a été excellent !
Piqué par la curiosité, Marc demanda un nom.
-C'est un être végétal qui vit sur une planète isolée. Il dispose d'une formidable puissance psychique, et nous entretenons des contacts fréquents. Ses occupations philosophiques sont proches des nôtres. (Marc avait en effet rencontré cette créature au cours d'une mission et lui devait en grande partie ses pouvoirs télépathiques.) Il nous a assuré que tu étais le Terrien le plus courageux et le plus généreux qu'il ait connu...
-Fixé comme il l'est par ses racines, il n'a pas eu l'occasion d'en rencontrer beaucoup, ironisa Marc.
-C'est également lui qui nous a fourni les détails sur ta civilisation.
-Comment vous êtes-vous procuré le Mercure ? C'est une véritable merveille !
-Nous l'avons fabriqué. Cela ne nous a demandé que deux jours, car beaucoup d'entre nous ont participé à cette besogne. (Devant le regard incrédule de Marc, la jeune fille précisa :) Je t'ai dit que nos organismes étaient constitués d'énergie. Si nous le désirons, nous pouvons en transformer une partie en matière. Regarde !
L'air au-dessus de la chandelle parut vibrer, grésiller. Une forme apparut, flotta et vint se poser sur le lit. Une épée à l'acier brillant, dont la garde et la poignée étaient enrichies de pierres précieuses.
-Nous avons suivi tes combats, de loin. Nous avons même craint que devant la difficulté de l'entreprise, tu abandonnes. Comment as-tu deviné que le seul moment où Nosfer était vulnérable était celui où il s'allongeait ?
-Un souvenir d'une autre légende terrienne... Pourquoi éprouvait-il le besoin de prélever le sang de cette femme?
-Créer et maintenir en activité un organisme humain demande beaucoup d'énergie. Nosfer désirait économiser ses forces, car sur cette planète, il ne recevait pas les rayonnements cosmiques qui nous permettent de les renouveler. Il s'est donc contenté d'un corps simplifié, sans tube digestif. Le sang lui était indispensable pour le garder en vie.
-Qu'est-il devenu?
-À l'instant où tu as détruit son corps, son esprit s'est échappé et a quitté Tarak.
Marc sursauta violemment.
-Il pourra donc recommencer sur une autre planète !
Sylvia secoua la tête, faisant voleter ses cheveux blonds.
-Pour créer les installations et le générateur, Nosfer a dépensé énormément d'énergie. La perte a encore été aggravée par sa fuite précipitée. Il lui faudra des dizaines de siècles pour reconstituer ses réserves. On peut espérer qu'avec le temps, la sagesse lui reviendra...
-Lorsque Ray a détruit le générateur, les sphères qui se trouvaient dans la tour ont disparu...
-L'une contenait les esprits des humains transformés par Nosfer, l'autre la moitié de lui-même. La suppression du champ de force les a libérés, mais ils se sont évanouis à jamais dans le néant.
Marc et la jeune femme restèrent un long moment silencieux. Enfin, elle se leva et s'approcha du lit. Sa tunique glissa sur le carreau et elle en émergea nue, merveilleusement belle. Deux seins orgueilleusement dressés, un ventre plat, des cuisses fuselées...
Elle posa un genou sur le rebord de la couche, se pencha vers Marc. Ses yeux clairs brillaient tels des phares dans la nuit. -J'ai créé un vrai corps de femme. Je voudrais connaître ce que ressentent les compatriotes... Je t'en prie...
Sa voix était timide, implorante. Marc referma les bras autour d'elle, l'attira vers lui. Un premier baiser, lent, prolongé.
Les vêtements du Terrien s'envolèrent comme... sa fatigue. Au paroxysme de l'émotion, il s'immobilisa, contemplant le visage de Sylvia.
Son regard trouble était voilé de désir, de crainte, d'impatience. Son sourire doux, attirant. Marc s'abaissa avec lenteur pour pénétrer dans un univers merveilleux.
CHAPITRE XX
Un rayon de soleil frappa le visage de Marc, l'obligeant à émerger du sommeil. Il se retourna en grognant, le corps bercé par une douce langueur. Ses jeux avec Sylvia s'étaient prolongés longtemps, très longtemps, jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Les deux amants, épuisés, s'étaient finalement endormis serrés l'un contre l'autre.
Il palpa le lit d'un geste machinal, s'étonna de ne pas sentir la chair soyeuse de sa compagne. La place était vide, froide. Il se redressa d'un bond. La chambre était déserte.
-Sylvia!
Appel vain, il l'avait deviné avant de le prononcer. Sur la table se trouvaient une grosse bourse en cuir et un morceau de parchemin où était griffonné :
« Marc chéri, je ne peux plus longtemps conserver une apparence humaine et je dois regagner mon univers. Déjà, mes compatriotes s'étonnent de mon retard. Tu m'as fait découvrir une gamme de sentiments que j'ignorais, et je me prends à envier les Terriennes malgré leur très brève existence. En remerciement de ton aide, qui nous a permis de résoudre ce douloureux problème, mes amis t'offrent ces présents qu'ils se sont amusés à fabriquer. Je penserai toujours à toi. Adieu ! »
Ce départ était inévitable. Marc le savait mais ne pouvait se défendre d'une immense tristesse. Il ouvrit le sac de cuir et en versa le contenu sur la table. Des pierres roulèrent, énormes diamants, rubis, émeraudes, puis des bijoux façonnés, somptueux colliers, broches, pendentifs et bagues. Jamais il n'avait contemplé une telle accumulation de joyaux.
Dans la salle de l'auberge, Ray était en grande conversation avec la servante. Aux regards qu'elle lui lançait, il était évident que régnait entre eux une belle entente. Elle s'éloigna à regret de l'androïde pour aller chercher le déjeuner de son ami.
-Cette nuit, cette petite a absolument voulu me tenir compagnie. Je ne pouvais la décevoir...
-Je te fais confiance, sourit Marc.
-Cela ne m'a pas empêché d'enregistrer la conversation que tu as eue avec ta charmante amie. Très intéressante. Rassure-toi, j'ai su m'interrompre à temps. (Comme Marc avalait distraitement une tranche de pâté, il ajouta :) Mange ! Tu as besoin de reconstituer tes forces.
-Notre mission est terminée ! Il est temps pour nous de regagner la Terre. Vois si tu peux nous procurer des montures.
-J'ai bien pensé que tu ne désirerais pas t'attarder. Elles nous attendent devant la porte.
Le patron, à qui Ray glissa une pile de pièces d'or clans la main, accompagna ses hôtes avec force courbettes. Lorsqu'ils furent en selle, le robot reprit :
-Veux-tu aller au château ?
-Inutile ! Nos amis se débrouillent fort bien seuls.
Ils chevauchèrent une grande partie du jour avant d'atteindre une forêt. Marc mit enfin pied à terre dans une petite clairière.
-Nous sommes assez loin de la ville. Tu peux appeler le module.
Moins d'une heure plus tard, ils pénétraient dans le sas du Mercure.
-Avant toute chose, j'ai besoin de passer au bloc sanitaire !
Quand il fut rasé, fleurant bon l'eau de toilette, détendu, Marc gagna le poste de pilotage.
-Je termine les vérifications, annonça
Ray. Tu as juste le temps de te servir un whisky. Tu l'as bien mérité, après de telles émotions !
Son verre à la main, Marc s'installa sur le siège du copilote. Les propulseurs ronflèrent, et le Mercure s'arracha de son orbite. Sur l'écran de visibilité extérieure, Tarak s'éloignait rapidement. Marc soupira. Il est toujours pénible de quitter sans espoir de les revoir un jour des gens qui vous ont accordé leur amitié. Jask, Ovas et les autres s'adapteraient-ils à leur nouvelle situation? La comtesse et Zina, oublieraient-elles les sévices qu'elles avaient subis?
-Marc ! Un appareil vient d'apparaître au 220. Il ressemble au Mercure. Sa route croisera la nôtre dans sept minutes.
Soudain, l'écran de la vidéo-radio s'illumina et un visage y apparut. Nosfer ! Les traits étaient flous, mal dessinés, et la tête seule visible paraissait reposer sur une sphère irisée.
-Mes compatriotes n'osant m'affronter, c'est vous qu'ils ont envoyé ! Je reconnais que vous m'avez abusé. Vous avez détruit une oeuvre qui m'a procuré beaucoup de joies et coûté énormément d'énergie. Mes imbéciles de semblables ont alors cru qu'il me faudrait me reposer. Ils ont négligé un détail : auparavant, je veux me venger, vous faire expier votre crime ! J'aurais préféré que ce soit dans mon château, où vous auriez longtemps exhalé votre souffrance. Je me contenterai de lire la peur sur votre figure.
L'instant de surprise passée, Marc réagit :
-Ray, vite. Tire une salve de missiles. Deux plus deux réglés pour exploser simultanément, selon ta technique habituelle.
Les doigts de l'androïde effleurèrent une série de touches.
-C'est parti ! Il riposte déjà ! Il semble avoir une capacité de tir double de la nôtre.
En effet, huit torpilles se dirigeaient à très grande vitesse vers le Mercure, bien groupées, donnant une impression de puissance malsaine.
Le Terrien suivait sur un écran latéral la course de ses propres bombes, tout en dépouillant les informations que les détecteurs recueillaient sur l'appareil ennemi.
-Curieux engin, maugréa-t-il.
Un rire le fit sursauter. L'image de Nosfer, toujours présente, souriait.
-Je n'ai pas eu le temps de le terminer, mais rassurez-vous : même à l'état d'ébauche, il est encore bien supérieur à votre vaisseau !
Les deux premiers missiles, fort bien réglés par Ray, explosèrent simultanément, mais par malheur à bonne distance du bâtiment ennemi. Une grimace tordit les traits de Nosfer.
-J'ai compris ! s'exclama Marc. C'est lui le générateur de son astronef. Il puise dans son énergie pour entretenir le champ protecteur...
Ray grogna, les dents serrées :
-Dommage que ta charmante amie ne nous ait pas donné un ordre de grandeur de sa puissance...
-Une nouvelle salve, vite. Nos dernières torpilles ont également été repoussées.
Dès qu'il eut obéi, Ray demanda d'une voix inquiète, en désignant l'écran où se dessinaient les huit engins adverses :
-Que fait-on pour ceux-ci?
-Lâche deux cisées et vire de trente degrés.
Le cisée était un leurre perfectionné qui donnait une image thermique, magnétique et volumique très exacte de l'aviso. Le Mercure changea brusquement de direction. Grâce aux anti-g améliorés, Marc ne perdit cependant pas connaissance.
-Un gros os ! Les missiles modifient leur trajectoire. Les cisées sont inefficaces !
Un nouveau rire, grinçant, à mettre les nerfs à vif.
-Je peux diriger à volonté mes projectiles. Vous n'échapperez pas à ma vengeance ! Mais avant de mourir, je veux que vous sachiez que, lorsque mes forces seront reconstituées, j'irai m'installer sur votre planète, la Terre. Des milliards d'individus y souffriront pour mon plus grand plaisir... Une joie ineffable qui durera plusieurs siècles ! Sur Tarak, j'ai beaucoup appris. Les Terriens mettront longtemps, très longtemps avant de succomber. Et ils sauront que c'est à vous qu'ils devront leurs tortures !
Une colère folle s'empara de Marc. Il ne pouvait laisser un tel fou errer dans la Galaxie ! L'éliminer... Il le fallait.
-Ray, effectue un virage serré et dirige-toi sur lui.
Malgré les anti-g perfectionnés, le jeune officier crut cette fois que ses yeux allaient jaillir de leur orbite. Maintenant, les deux vaisseaux se dirigeaient l'un vers l'autre à très grande vitesse.
De nouvelles données s'imprimaient sur l'écran de l'ordinateur.
-Missiles poursuivants à 40 000 mètres.
-Ce sera tangent, jugea Ray.
-Accélère encore et lance de nouvelles torpilles, une par une, pour l'obliger à garder son écran à pleine puissance.
Une minute d'un silence tendu, pesant. Nosfer conservait un sourire railleur, à peine troublé par l'arrivée de la deuxième vague des engins du Mercure.
Ses réserves d'énergie sont inépuisables, songea Marc avec découragement.
-Collision dans deux minutes dix-sept secondes, annonça l'ordinateur. Missiles poursuivants à 10 000 mètres.
Les sourcils de Nosfer se froncèrent. Il modifia par deux fois la trajectoire de son bâtiment, mais Ray changea aussitôt de cap afin de maintenir une route convergente.
-Réaction stupide ! gronda l'ex-roi. Qu'espérez-vous ?
-Vous souhaitez ma mort, et moi, je veux votre disparition, souilla Marc. Nous serons satisfaits tous les deux. Rendez-vous en enfer !
Une sirène retentit dans le poste de pilotage tandis qu'un spot rouge se mettait à clignoter. De sa voix métallique, impersonnelle, l'ordinateur égrenait :
-Attention ! Collision dans vingt secondes... quinze... dix...
-Non ! Ce n'est pas possible ! cria Nosfer, affolé. Vous ne pouvez désirer sacrifier votre vie pour d'autres créatures...
A la dernière seconde, Ray amorça un virage. Un poids énorme écrasa Marc et un nuage rouge lui brouilla la vue.
Lorsqu'il émergea de son inconscience, il vit encore le visage de Nosfer. Les traits en étaient flous, déformés par une affreuse grimace. Ses yeux arrondis reflétaient surprise et angoisse. -Ta manoeuvre a réussi, Marc. Les huit torpilles qui nous suivaient ont percuté l'écran de son astronef. Une bien jolie explosion, qui a secoué cette punaise. Dès que j'ai réussi à virer, j'ai envoyé en plus quatre missiles. Regarde, ils arrivent à destination !
Les deux premiers engins explosèrent encore avec un ensemble parfait. Très près du vaisseau ennemi !
-Non ! Vous n'avez pas le droit ! Je suis le maître du monde...
Un cri horrible, déchirant, malmena les tympans de Marc. Les dernières bombes atteignaient leur but. Un éclair aveuglant, un nuage d'un rouge sang qui grossit, emplit tout l'écran puis s'effilocha avant de se dissiper avec lenteur. Le bâtiment de Nosfer avait disparu.
Marc s'essuya le front d'une main tremblante.
-Cette fois, je crois que nous en avons terminé avec cette créature...
-Qui sait si nous ne la reverrons pas, elle ou une de ses semblables, dans quelques siècles ?
-Espérons que non ! Cap sur la Terre, Ray. Cette fois, j'ai vraiment envie de prendre des vacances !
CHAPITRE XXI
Marc sonna à la porte de Khov. Dès son arrivée à New York, il avait vidéophone au général, qui l'avait invité à dîner le soir même.
-Entrez, mon garçon. Nous allons goûter un vieux whisky que je viens de recevoir. Ma femme est au salon.
La générale était une blonde élégante, svelte, au visage souriant. Elle paraissait à peine la quarantaine, bien qu'elle l'ait largement dépassée.
-Capitaine, je suis très heureuse de vous revoir. Nous étions inquiets de vos réactions après ce verdict ridicule.
Marc sortit de sa poche un petit paquet qu'il avait maladroitement confectionné.
-Avec la permission du général, je vous offre ceci. Un souvenir de voyage...
Khov lui tendit un verre. -Quand Neuman m'a dit que vous étiez parti à bord d'un astronef personnel le soir même de votre comparution, je me suis inquiété.
Sa femme l'interrompit :
-Capitaine, c'est une folie que je ne peux accepter !
Elle tenait à la main une broche où brillait un énorme diamant entouré de six rubis.
-Je vous en prie ! Pendant mes vacances, je me suis reconverti dans la joaillerie !
Les sourcils de Khov se froncèrent tandis que la peau de son crâne se plissait.
-Si vous m'expliquiez...
Marc lui fit un résume de ses tribulations depuis sa rencontre avec Sylvia. Lorsqu'il eut terminé, son supérieur poussa une série de grognements puis redonna aux verres un niveau correct.
-Bon Dieu! Quelle histoire...
-Voici les enregistrements de Ray, conclut Marc en tendant deux cassettes.
Poussés par la générale, qui avait accroché sa broche au décolleté de sa tunique, ils passèrent à table. Pendant le repas, Khov resta pratiquement muet, et ce fut sa femme qui soutint la conversation, demandant toujours plus de précisions.
De retour au salon, Khov prit les cassettes et les enferma clans un tiroir.
-Si votre aventure parvenait aux oreilles de la commission, votre sanction serait aggravée...Marc voulut protester, mais le général ajouta :
-Il n'y a aucune urgence puisque votre intervention a rétabli une évolution normale. Nous avons du temps devant nous, beaucoup de temps... Cinquante ans ! C'est le délai entre deux missions d'observation. Quand je le jugerai possible, j'introduirai vos enregistrements dans l'ordinateur du Service.
-Merci, mon général, mais vous comprendrez que je ne pouvais laisser secrète une telle découverte.
-Je connais votre dévouement au Service. Quels sont vos projets?
Marc éclata de rire devant la mine inquiète de Khov.
-Prendre un mois de vraies vacances sur notre bonne vieille Terre, mais sans monstres et sans vampires !
FIN