L'état où il retrouvait l'Europe n'était pas propre à le consoler. Le revers qu'il déplorait était encore le moindre des maux de l'Église; c'en était un bien autre que cette inquiétude extraordinaire qu'on remarquait dans tous les esprits. Le mysticisme, répandu dans le peuple par l'esprit des croisades, avait déjà porté son fruit, l'enthousiasme sauvage de la liberté politique et religieuse. Ce caractère révolutionnaire du mysticisme, qui devait se produire nettement dans les jacqueries des siècles suivants, particulièrement dans la révolte des paysans de Souabe, en 1525, et des anabaptistes, en 1538, il apparut déjà dans l'insurrection des Pastoureaux[157], qui éclata pendant l'absence de saint Louis. C'étaient les plus misérables habitants des campagnes, des bergers surtout, qui, entendant dire que le roi était prisonnier, s'armèrent, s'attroupèrent, formèrent une grande armée, déclarèrent qu'ils voulaient aller le délivrer. Peut-être fut-ce un simple prétexte, peut-être l'opinion que le pauvre peuple s'était déjà formée de Louis, lui avait-elle donné un immense et vague espoir de soulagement et de délivrance. Ce qui est certain, c'est que ces bergers se montraient partout ennemis des prêtres et les massacraient; ils conféraient eux-mêmes les sacrements. Ils reconnaissaient pour chef un homme inconnu, qu'ils appelaient le grand maître de Hongrie[158]. Ils traversèrent impunément Paris, Orléans, une grande partie de la France. On parvint cependant à dissiper et détruire ces bandes[159].

Saint Louis de retour sembla repousser longtemps toute pensée, toute ambition étrangère; il s'enferma avec un scrupule inquiet dans son devoir de chrétien, comprenant toutes les vertus de la royauté dans les pratiques de la dévotion, et s'imputant à lui-même comme péché tout désordre public. Les sacrifices ne lui coûtèrent rien pour satisfaire cette conscience timorée et inquiète. Malgré ses frères, ses enfants, ses barons, ses sujets, il restitua au roi d'Angleterre le Périgord, le Limousin, l'Agénois, et ce qu'il avait en Quercy et en Saintonge, à condition que Henri renonçât à ses droits sur la Normandie, la Touraine, l'Anjou, le Maine et le Poitou (1258). Les provinces cédées ne lui pardonnèrent jamais, et quand il fut canonisé, elles refusèrent de célébrer sa fête.

Cette préoccupation excessive des choses de la conscience aurait ôté à la France toute action extérieure. Mais la France n'était pas encore dans la main du roi. Le roi se resserrait, se retirait en soi. La France débordait au dehors.

D'une part, l'Angleterre, gouvernée par des Poitevins, par des Français du Midi, s'affranchit d'eux par le secours d'un Français du Nord, Simon de Monfort, comte de Leicester, second fils du fameux Montfort, chef de la croisade des Albigeois. De l'autre côté, les Provençaux, sous Charles d'Anjou, frère de saint Louis, conquirent le royaume des Deux-Siciles, et consommèrent en Italie la ruine de la maison de Souabe.

Le roi d'Angleterre, Henri III, avait porté la peine des fautes de Jean. Son père lui avait légué l'humiliation et la ruine. Il n'avait pu se relever qu'en se mettant sans réserve entre les mains de l'Église; autrement les Français lui prenaient l'Angleterre, comme ils avaient pris la Normandie. Le pape usa et abusa de son avantage; il donna à des Italiens tous les bénéfices d'Angleterre, ceux même que les barons normands avaient fondés pour les ecclésiastiques de leur famille. Les barons ne souffraient pas patiemment cette tyrannie de l'Église, et s'en prenaient au roi, qu'ils accusaient de faiblesse. Serré entre ces deux partis, et recevant tous les coups qu'ils portaient, à qui le roi pouvait-il se fier? à nul autre qu'à nos Français du Midi, aux Poitevins surtout, compatriotes de sa mère.

Ces méridionaux, élevés dans les maximes du droit romain, étaient favorables au pouvoir monarchique, et naturellement ennemis des barons. C'était l'époque où saint Louis accueillait les traditions du droit impérial, et introduisait, bon gré, mal gré, l'esprit de Justinien dans la loi féodale. En Allemagne, Frédéric II s'efforçait de faire prévaloir les mêmes doctrines. Ces tentatives eurent un sort différent; elles contribuèrent à l'élévation de la royauté en France, et la ruinèrent en Angleterre et en Allemagne.

Pour imposer à l'Angleterre l'esprit du Midi, il eût fallu des armées permanentes, des troupes mercenaires, et beaucoup d'argent. Henri III ne savait où en prendre; le peu qu'il obtenait, les intrigants qui l'environnaient mettaient la main dessus. Il ne faut pas oublier d'ailleurs une chose importante, c'est la disproportion qui se trouvait nécessairement alors entre les besoins et les ressources. Les besoins étaient déjà grands; l'ordre administratif commençait à se constituer; on essayait des armées permanentes. Les ressources étaient faibles ou nulles; la production industrielle, qui alimente la prodigieuse consommation du fisc dans les temps modernes, avait à peine commencé. C'était encore l'âge du privilége; les barons, le clergé, tout le monde, avaient à alléguer tel ou tel droit pour ne rien payer. Depuis la Grande Charte surtout, une foule d'abus lucratifs ayant été supprimés, le gouvernement anglais semblait n'être plus qu'une méthode pour faire mourir le roi de faim.

La Grande Charte ayant posé l'insurrection en principe et constitué l'anarchie, une seconde crise était nécessaire pour asseoir un ordre régulier, pour introduire entre le roi, le pape et le baronnage un élément nouveau, le peuple, qui peu à peu les mit d'accord. À une révolution, il faut un homme; ce fut Simon de Montfort; ce fils du conquérant du Languedoc était destiné à poursuivre sur les ministres poitevins d'Henri III la guerre héréditaire de sa famille contre les hommes du Midi. Marguerite de Provence, femme de saint Louis, haïssait ces Montfort, qui avaient fait tant de mal à son pays. Simon pensa qu'il ne gagnerait rien à rester à la cour de France, et passa en Angleterre. Les Monfort, comtes de Leicester, appartenaient aux deux pays. Le roi Henri combla Simon; il lui donna sa sœur, et l'envoya en Guienne réprimer les troubles de ce pays. Simon s'y conduisit avec tant de dureté qu'il fallut le rappeler. Alors il tourna contre le roi. Ce roi n'avait jamais été plus puissant en apparence, ni plus faible en réalité. Il s'imaginait qu'il pourrait acheter pièce à pièce les dépouilles de la maison de Souabe. Son frère, Richard de Cornouailles, venait d'acquérir, argent comptant, le titre d'Empereur, et le pape avait concédé à son fils celui de roi de Naples. Cependant toute l'Angleterre était pleine de troubles. On n'avait su d'autre remède à la tyrannie pontificale que d'assassiner les courriers, les agents du pape; une association s'était formée dans ce but[160]. En 1258, un Parlement fut assemblé à Oxford; c'est la première fois que les assemblées prennent ce titre. Le roi y avait de nouveau juré la Grande Charte, et s'était mis en tutelle entre les mains de vingt-quatre barons. Au bout de six ans de guerres, les deux partis invoquèrent l'arbitrage de saint Louis. Le pieux roi, également inspiré de la Bible et du droit romain, décida qu'il fallait obéir aux puissances, et annula les statuts d'Oxford, déjà cassés par le pape. Le roi Henri devait rentrer en possession de toute sa puissance, sauf les chartes et louables coutumes du royaume d'Angleterre antérieures aux statuts d'Oxford (1264).

Aussi les confédérés ne prirent cette sentence arbitrale que comme un signal de guerre. Simon de Montfort eut recours à un moyen extrême. Il intéressa les villes à la guerre, en introduisant leurs représentants dans le Parlement. Étrange destinée de cette famille! Au XIIe siècle, un des ancêtres de Montfort avait conseillé à Louis le Gros, après la bataille de Brenneville, d'armer les milices communales. Son père, l'exterminateur des Albigeois, avait détruit les municipes du midi de la France. Lui, il appela les communes d'Angleterre à la participation des droits politiques, essayant toutefois d'associer la religion à ses projets, et de faire de cette guerre une croisade[161].

Quelque consciencieuse et impartiale que fût la décision de saint Louis, elle était téméraire, ce semble; l'avenir devait juger ce jugement. C'était la première fois qu'il sortait de cette réserve qu'il s'était jusqu'alors imposée. Sans doute, à cette époque, l'influence du clergé d'une part, de l'autre celle des légistes, le préoccupaient de l'idée du droit absolu de la royauté. Cette grande et subite puissance de la France, pendant les discordes et l'abaissement de l'Angleterre et de l'Empire, était une tentation. Elle portait Louis à quitter peu à peu le rôle de médiateur pacifique qu'il s'était contenté autrefois de jouer entre le pape et l'Empereur. L'illustre et infortunée maison de Souabe était abattue; le pape mettait à l'encan ses dépouilles. Il les offrait à qui en voudrait, au roi d'Angleterre, au roi de France. Louis refusa d'abord pour lui-même, mais il permit à son frère Charles d'accepter. C'était mettre un royaume de plus dans sa maison, mais aussi sur sa conscience le poids d'un royaume. L'Église, il est vrai, répondait de tout. Le fils du grand Frédéric II, Conrad et le bâtard Manfred, étaient, disait-on, des impies, des ennemis du pape, des princes plus mahométans que chrétiens. Cependant, tout cela suffisait-il pour qu'on leur prît leur héritage? et si Manfred était coupable, qu'avait-il fait le fils de Conrad, le pauvre petit Corradino, le dernier rejeton de tant d'Empereurs? Il avait à peine trois ans.

Ce frère de saint Louis, ce Charles d'Anjou, dont son admirateur Villani a laissé un portrait si terrible, cet homme noir, qui dormait peu[162], fut un démon tentateur pour saint Louis. Il avait épousé Béatrix, la dernière des quatre filles du comte de Provence. Les trois aînées étaient reines[163] et faisaient asseoir Béatrix sur un escabeau à leurs pieds. Celle-ci irritait encore l'âme violente et avide de son mari; il lui fallait aussi un trône à elle, et n'importe à quel prix. La Provence, comme l'héritière de Provence, devait souhaiter une consolation pour l'hymen odieux qui la soumettait aux Français; si les vaisseaux de Marseille assujettie portaient le pavillon de la France, il fallait qu'au moins ce pavillon triomphât sur les mers, et humiliât ceux des Italiens.

Je ne puis raconter la ruine de cette grande et malheureuse maison de Souabe, sans revenir sur ses destinées, qui ne sont autres que la lutte du sacerdoce et de l'Empire. Qu'on m'excuse de cette digression. Cette famille périt; c'est la dernière fois que nous devons en parler.

La maison de Franconie et de Souabe, d'Henri IV à Frédéric Barberousse, de celui-ci à Frédéric II, et jusqu'à Corradino, en qui elle devait s'éteindre, présenta, au milieu d'une foule d'actes violents et tyranniques, un caractère qui ne permet pas de rester indifférent à son sort: ce caractère est l'héroïsme des affections privées. C'était le trait commun de tout le parti gibelin: le dévouement de l'homme à l'homme. Jamais, dans leurs plus grands malheurs, ils ne manquèrent d'amis prêts à combattre et mourir volontiers pour eux. Et ils le méritaient par leur magnanimité. C'est à Godefroi de Bouillon, au fils des ennemis héréditaires de sa famille qu'Henri IV remit le drapeau de l'Empire; on sait comment Godefroi reconnut cette confiance admirable. Le jeune Corradino eut son Pylade dans le jeune Frédéric d'Autriche, enfants héroïques que le vainqueur ne sépara pas dans la mort. La patrie elle-même, que les Gibelins d'Italie troublèrent tant de fois, elle leur était chère, alors même qu'ils l'immolaient. Dante a placé dans l'enfer le chef des Gibelins de Florence, Farinata degli Uberti. Mais, de la façon dont il en parle, il n'est point de noble cœur qui ne voudrait place à côté d'un tel homme sur la couche de feu. «Hélas! dit l'ombre héroïque, je n'étais pas seul à la bataille où nous vainquîmes Florence, mais au conseil où les vainqueurs proposaient de la détruire, je parlai seul et la sauvai.»

Un tout autre esprit semble avoir dominé chez les Guelfes. Ceux-ci, vrais Italiens, amis de l'Église tant qu'elle le fut de la liberté, sombres niveleurs, voués au raisonnement sévère, et prêts à immoler le genre humain à une idée. Pour juger ce parti, il faut l'observer, soit dans l'éternelle tempête qui fut la vie de Gênes, soit dans l'épuration successive, par où Florence descendit comme dans les cercles d'un autre enfer de Dante, des Gibelins aux Guelfes, des Guelfes blancs aux Guelfes noirs, puis de ceux-ci sous la terreur de la Société guelfe. Là, elle demanda, comme remède, le mal même qui lui avait fait horreur dans les Gibelins, la tyrannie; tyrannie violente, et puis tyrannie douce, quand le sentiment s'émoussa.

Ce dur esprit guelfe, qui n'épargna pas même Dante, qui fit sa route et par l'alliance de l'Église, et par celle de la France, crut atteindre son but dans la proscription des nobles. On rasa leurs châteaux hors des villes; dans les villes, on prit leurs maisons fortes; on les mit si bas, ces Uberti de Florence, ces Doria de Gênes, que, dans cette dernière ville, on anoblissait pour dégrader, et que pour récompenser un noble, on l'élevait à la dignité de plébéien. Alors les marchands furent contents et se crurent forts. Ils dominèrent les campagnes à leur tour, comme avaient fait les citoyens des villes antiques. Toutefois, que substituèrent-ils à la noblesse, au principe militaire qu'ils avaient détruit? des soldats de louage qui les trompèrent, les rançonnèrent et devinrent leurs maîtres, jusqu'à ce que les uns et les autres furent accablés par l'invasion des étrangers.

Telle fut, en deux mots, l'histoire du vrai parti italien, du parti guelfe. Quant au parti gibelin ou allemand, il périt ou changea de forme dès qu'il ne fut plus allemand et féodal. Il subit une métamorphose hideuse, devint tyrannie pure, et renouvela, par Eccelino et Galeas Visconti, tout ce que l'antiquité avait raconté ou inventé des Phalaris et des Agathocle.

L'acquisition du royaume de Naples qui, en apparence, élevait si haut la maison de Souabe, fut justement ce qui la perdit. Elle entreprit de former le plus bizarre mélange d'éléments ennemis, d'unir et de mêler les Allemands, les Italiens et les Sarrasins. Elle amena ceux-ci à la porte de l'Église; et par ses colonies mahométanes de Luceria et de Nocera[164], elle constitua la papauté en état de siége. Alors devait commencer un duel à mort. D'autre part, l'Allemagne ne s'accommoda pas mieux d'un prince tout Sicilien, qui voulait faire prévaloir chez elle le droit romain, c'est-à-dire le nivellement de l'ancien Empire; la seule loi de succession, en rendant les partages égaux entre les frères, eût divisé et abaissé toutes les grandes maisons. La dynastie de Souabe fut haïe en Allemagne comme italienne, en Italie comme allemande ou comme arabe; tout se retira d'elle. Frédéric II vit son beau-père, Jean de Brienne, saisir le temps où il était à la Terre sainte, pour lui enlever Naples. Son propre fils, Henri, qu'il avait désigné son héritier, renouvela contre lui la révolte d'Henri V contre son père, tandis que son autre fils, le bel Enzio, était enseveli pour toujours dans les prisons de Bologne[165]. Enfin, son chancelier, son ami le plus cher, Pierre des Vignes, tenta de l'empoisonner. Après ce dernier coup, il ne restait plus qu'à se voiler la tête, comme César aux Ides de Mars. Frédéric abjura toute ambition, demanda à résigner tout pour se retirer à la terre sainte; il voulait, du moins, mourir en paix. Le pape ne le permit pas.

Alors le vieux lion s'enfonça dans la cruauté; au siége de Parme, il faisait chaque jour décapiter quatre de ses prisonniers. Il protégea l'horrible Eccelino, lui donna le vicariat de l'Empire, et l'on vit par toute l'Italie mendier leur pain des hommes, des femmes, mutilés, qui racontaient les vengeances du vicaire impérial.

Frédéric mourut à la peine[166], et le pape en poussa des cris de joie. Son fils Conrad n'apparut dans l'Italie que pour mourir aussi[167]. Alors l'Empire échappa à cette maison; le frère du roi d'Angleterre et le roi de Castille se crurent tous deux Empereurs. Le fils de Conrad, le petit Corradino, n'était pas en âge de disputer rien à personne; mais le royaume de Naples resta au bâtard Manfred, au vrai fils de Frédéric II, brillant, spirituel, débauché, impie comme son père, homme à part, que personne n'aima ni ne haït à demi. Il se faisait gloire d'être bâtard, comme tant de héros et de dieux païens[168]. Tout son appui était dans les Sarrasins, qui lui gardaient les places et les trésors de son père. Il ne se fiait guère qu'à eux; il en avait appelé neuf mille encore de Sicile, et dans sa dernière bataille, c'est à leur tête qu'il chargeait l'ennemi[169].

On prétend que Charles d'Anjou dut sa victoire à l'ordre déloyal qu'il donna aux siens, de frapper aux chevaux. C'était agir contre toute chevalerie. Au reste, ce moyen était peu nécessaire; la gendarmerie française avait trop d'avantage sur une armée composée principalement de troupes légères. Quand Manfred vit les siens en fuite, il voulut mourir et attacha son casque, mais il tomba par deux fois. Hoc est signum Dei, dit-il; il se jeta à travers les Français et y trouva la mort. Charles d'Anjou voulait refuser la sépulture au pauvre excommunié; mais les Français eux-mêmes apportèrent chacun une pierre, et lui dressèrent un tombeau[170].

Cette victoire facile n'adoucit pas davantage le farouche conquérant de Naples. Il lança par tout le pays une nuée d'agents avides, qui, fondant comme des sauterelles, mangèrent le fruit, l'arbre et presque la terre[171]. Les choses allèrent si loin que le pape lui-même, qui avait appelé le fléau, se repentit, et fit des remontrances à Charles d'Anjou. Les plaintes retentissaient dans toute l'Italie, et au delà des Alpes. Tout le parti gibelin de Naples, de Toscane, Pise surtout, implorait le secours du jeune Corradino. La mère de l'héroïque enfant le retint longtemps, inquiète de le voir si jeune encore entrer dans cette funèbre Italie, où toute sa famille avait trouvé son tombeau. Mais dès qu'il eut quinze ans, il n'y eut plus moyen de le retenir. Son jeune ami, Frédéric d'Autriche, dépouillé comme lui de son héritage, s'associa à sa fortune. Ils passèrent les Alpes avec une nombreuse chevalerie. Parvenus à peine dans la Lombardie, le duc de Bavière s'alarma, et laissa le jeune fils des Empereurs poursuivre son périlleux voyage, avec trois ou quatre mille hommes d'armes seulement. Quand ils passèrent devant Rome, le pape qu'on en avertit dit seulement: «Laissons aller ces victimes.»

Cependant la petite troupe avait grossi: outre les Gibelins d'Italie, des nobles espagnols réfugiés à Rome avaient pris parti pour lui, comme dans un duel ils auraient tiré l'épée pour le plus faible. Il y avait une grande ardeur dans cette armée. Lorsqu'ils rencontrèrent, derrière le Tagliacozzo, l'armée de Charles d'Anjou, ils passèrent hardiment le fleuve et dispersèrent tout ce qu'ils trouvèrent devant eux. Ils croyaient la victoire gagnée, lorsque Charles, qui, sur l'avis d'un vieux et rusé chevalier, s'était retiré derrière une colline avec ses meilleurs gendarmes, vint tomber sur les vainqueurs fatigués et dispersés. Les Espagnols seuls se rallièrent et furent écrasés.

Corradino était pris, l'héritier légitime, le dernier rejeton de cette race formidable; grande tentation pour le féroce vainqueur. Il se persuada, sans doute par une interprétation forcée du droit romain, qu'un ennemi vaincu pouvait être traité comme criminel de lèse-majesté; et d'ailleurs l'ennemi de l'Église n'était-il pas hors de tout droit? On prétend que le pape le confirma dans ce sentiment et lui écrivit: Vita Corradini mors Caroli[172]. Charles nomma parmi ses créatures des juges pour faire le procès à son prisonnier. Mais la chose était si inouïe qu'entre ses juges mêmes il s'en trouva pour défendre Corradino; les autres se turent. Un seul condamna, et il se chargea de lire la sentence sur l'échafaud. Ce ne fut pas impunément. Le propre gendre de Charles d'Anjou, Robert de Flandre, sauta sur l'échafaud, et tua le juge d'un coup d'épée, en disant: «Il ne t'appartient pas, misérable, de condamner à mort si noble et si gentil seigneur!»

Le malheureux enfant n'en fut pas moins décapité avec son inséparable ami, Frédéric d'Autriche. Il ne laissa échapper aucune plainte: «Ô ma mère, quelle dure nouvelle on va vous rapporter de moi!» Puis il jeta son gant dans la foule; ce gant, dit-on, fidèlement ramassé, fut porté à la sœur de Corradino à son beau-frère le roi d'Aragon. On sait les Vêpres siciliennes.

Un mot encore, un dernier mot sur la maison de Souabe. Une fille en restait, qui avait été mariée au duc de Saxe, quand toute l'Europe était aux pieds de Frédéric II. Lorsque cette famille tomba, lorsque les papes poursuivirent par tout le monde ce qui restait de cette race de vipères[173], le Saxon se repentit d'avoir pris pour femme la fille de l'Empereur. Il la frappa brutalement; il fit plus, il la blessa au cœur en plaçant à côté d'elle dans son propre château et à sa table une odieuse concubine, à laquelle il voulait la forcer de rendre hommage. L'infortunée, jugeant bien que bientôt il voudrait son sang, résolut de fuir. Un fidèle serviteur de sa maison lui amena un bateau sur l'Elbe, au pied de la roche qui dominait le château. Elle devait descendre par une corde, au péril de sa vie. Ce n'était pas le péril qui l'arrêtait; mais elle laissait un petit enfant. Au moment de partir, elle voulut le voir encore et l'embrasser, endormi dans son berceau. Ce fut là un déchirement!... Dans le transport de la douleur maternelle, elle ne l'embrassa pas, elle le mordit. Cet enfant vécut; il est connu dans l'histoire sous le nom de Frédéric-le-Mordu; ce fut le plus implacable ennemi de son père.

Jusqu'à quel point saint Louis eut-il part à cette barbare conquête de Charles d'Anjou, il est difficile de le déterminer. C'est à lui que le pape s'était adressé pour avoir vengeance de la maison de Souabe, «comme à son défenseur, comme à son bras droit[174].» Nul doute qu'il n'ait du moins autorisé l'entreprise de son frère. Le dernier et le plus sincère représentant du moyen âge devait en épouser aveuglément la violence religieuse. Cette guerre de Sicile était encore une croisade. Faire la guerre aux Hohenstaufen, alliés des Arabes, c'était encore combattre les infidèles; c'était une œuvre pieuse d'enlever à la maison de Souabe cette Italie du Midi qu'elle livrait aux Arabes de Sicile, de fermer l'Europe à l'Afrique, la chrétienté au mahométisme. Ajoutez que le principe du moyen âge, déjà attaqué de tout côté, devenait plus âpre et plus violent dans les âmes qui lui restaient fidèles. Personne ne veut mourir, pas plus les systèmes que les individus. Ce vieux monde, qui sentait la vie lui échapper tout à l'heure, se contractait et devenait plus farouche. Commençant lui-même à douter de soi, il n'en était que plus cruel pour ceux qui doutaient. Les âmes les plus douces éprouvaient sans se l'expliquer le besoin de se confirmer dans la foi par l'intolérance.

Croire et frapper, se donner bien de garde de raisonner et de discourir, fermer les yeux pour anéantir la lumière, combattre à tâtons, telle était la pensée enfantine du moyen âge. C'est le principe commun des persécutions religieuses et des croisades. Cette idée s'affaiblissait singulièrement dans les âmes au XIIIe siècle. L'horreur pour les Sarrasins avait diminué[175]; le découragement était venu et la lassitude. L'Europe sentait confusément qu'elle avait peu de prise sur cette massive Asie. On avait eu le temps, en deux siècles, d'apprendre à fond ce que c'était que ces effroyables guerres. Les croisés qui, sur la foi de nos poëmes chevaleresques, avaient été chercher des empires de Trébisonde, des paradis de Jéricho, de Jérusalem, d'émeraude et de saphir, n'avaient trouvé qu'âpres vallées, cavalerie de vautours, tranchant acier de Damas, désert aride, et la soif sous le maigre ombrage du palmier. La croisade avait été ce fruit perfide des bords de la mer Morte, qui aux yeux offrait une orange, et qui dans la bouche n'était plus que cendre. L'Europe regarda de moins en moins vers l'Orient. On crut avoir assez fait, on négligea la Terre sainte, et quand elle fut perdue, c'est à Dieu qu'on s'en prit de sa perte: «Dieu a donc juré, dit un troubadour, de ne laisser vivre aucun chrétien, et de faire une mosquée de Sainte-Marie de Jérusalem? Et puisque son fils, qui devrait s'y opposer, le trouve bon, il y aurait de la folie à s'y opposer. Dieu dort, tandis que Mahomet fait éclater son pouvoir. Je voudrais qu'il ne fut plus question de croisade contre les Sarrasins, puisque Dieu les protége contre les chrétiens[176]

Cependant la Syrie nageait dans le sang. Après les Mongols, et contre eux, arrivèrent les mameluks d'Égypte; cette féroce milice, recrutée d'esclaves et nourrie de meurtres, enleva aux chrétiens les dernières places qu'ils eussent alors en Syrie: Césarée, Arzuf, Saphet, Japha, Belfort, enfin la grande Antioche tombèrent successivement. Il y eut je ne sais combien d'hommes égorgés pour n'avoir pas voulu renier leur foi; plusieurs furent écorchés vifs. Dans la seule Antioche, dix-sept mille furent passés au fil de l'épée, cent mille vendus en esclavage.

À ces terribles nouvelles, il y eut en Europe tristesse et douleur, mais aucun élan. Saint Louis seul reçut la plaie dans son cœur. Il ne dit rien, mais il écrivit au pape qu'il allait prendre la croix. Clément IV, qui était un habile homme et plus légiste que prêtre essaya de l'en détourner; il semblait qu'il jugeât la croisade de notre point de vue moderne, qu'il comprît que cette dernière entreprise ne produirait rien encore. Mais il était impossible que l'homme du moyen âge, son vrai fils, son dernier enfant abandonnât le service de Dieu, qu'il reniât ses pères, les héros des croisades, qu'il laissât au vent les os des martyrs, sans entreprendre de les inhumer. Il ne pouvait rester assis dans son palais de Vincennes, pendant que le mameluk égorgeait les chrétiens, ou tuait leurs âmes en leur arrachant leur foi. Saint Louis entendait de la Sainte-Chapelle les gémissements des mourants de la Palestine, et les cris des vierges chrétiennes. Dieu renié en Asie, maudit en Europe, pour les triomphes de l'infidèle, tout cela pesait sur l'âme du pieux roi. Il n'était d'ailleurs revenu qu'à regret de la Terre sainte. Il en avait emporté un trop poignant souvenir; la désolation d'Égypte, les merveilleuses tristesses du désert, l'occasion perdue du martyre, c'étaient là des regrets pour l'âme chrétienne.

Le 25 mai 1267, ayant convoqué ses barons dans la grande salle du Louvre, il entra au milieu d'eux tenant dans ses mains la sainte couronne d'épines. Tout faible qu'il était et maladif par suite de ses austérités, il prit la croix, il la fit prendre à ses trois fils, et personne n'osa faire autrement. Ses frères, Alphonse de Poitiers, Charles d'Anjou l'imitèrent bientôt, ainsi que le roi de Navarre, comte de Champagne, ainsi que les comtes d'Artois, de Flandre, le fils du comte de Bretagne, une foule de seigneurs; puis les rois de Castille, d'Aragon, de Portugal et les deux fils du roi d'Angleterre. Saint Louis s'efforçait d'entraîner tous ses voisins à la croisade, il se portait pour arbitre de leur différends, il les aidait à s'équiper. Il donna soixante-dix mille livres tournois aux fils du roi d'Angleterre. En même temps pour s'attacher le Midi, il appelait pour la première fois les représentants des bourgeois aux assemblées de sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire; c'est le commencement des états de Languedoc.

La croisade était si peu populaire que le sénéchal de Champagne, Joinville, malgré son attachement pour le saint roi, se dispensa de le suivre. Ses paroles, à ce sujet, peuvent être données comme l'expression de la pensée du temps:

«Avint ainsi comme Dieu voult que je me dormis à Matines, et me fu avis en dormant que je véoie le roy devant un autel à genoillons, et m'estoit avis que pluseurs prélas revestus le vestoient d'une chesuble vermeille de sarge de Reins.» Le chapelain de Joinville lui expliqua que ce rêve signifiait que le roi se croiserait, et que la serge de Reims voulait dire que la croisade «serait de petit esploit.»—«Je entendi que touz ceulz firent péché mortel, qui li loèrent l'allée.»—«De la voie que il fist à Thunes ne weil-je riens conter ne dire, pource que je n'i fu pas, la merci Dieu[177]

Cette grande armée, lentement rassemblée, découragée d'avance et partant à regret, traîna deux mois dans les environs malsains d'Aigues-Mortes. Personne ne savait encore de quel côté elle allait se diriger. L'effroi était grand en Égypte. On ferma la bouche pélusiaque du Nil, et depuis elle est restée comblée. L'empereur grec, qui craignait l'ambition de Charles d'Anjou, envoya offrir la réunion des deux Églises.

Cependant l'armée s'embarqua sur des vaisseaux génois. Les Pisans, Gibelins et ennemis de Gênes, craignirent pour la Sardaigne, et fermèrent leurs ports. Saint Louis obtint à grand'peine que ses malades, déjà fort nombreux, fussent reçus à terre. Il y avait plus de vingt jours qu'on était en mer. Il était impossible, avec cette lenteur, d'atteindre l'Égypte ou la Terre sainte. On persuada au roi de cingler vers Tunis. C'était l'intérêt de Charles d'Anjou, souverain de la Sicile. Il fit croire à son frère que l'Égypte tirait de grands secours de Tunis[178]; peut-être s'imagina-t-il, dans son ignorance, que de l'une il était facile de passer dans l'autre. Il croyait d'abord que l'apparition d'une armée chrétienne déciderait le soudan de Tunis à se convertir. Ce pays était en relation amicale avec la Castille et la France. Naguère saint Louis faisant baptiser à Saint-Denis un juif converti, il voulut que les ambassadeurs de Tunis assistassent à la cérémonie, et il leur dit ensuite: «Rapportez à votre maître que je désire si fort le salut de son âme, que je voudrais être dans les prisons des Sarrasins pour le reste de ma vie et ne jamais revoir la lumière du jour si je pouvais, à ce prix, rendre votre roi et son peuple chrétiens comme cet homme.»

Une expédition pacifique qui eût seulement intimidé le roi de Tunis et l'eût décidé à se convertir, n'était pas ce qu'il fallait aux Génois, sur les vaisseaux desquels saint Louis avait passé; la plupart des croisés aimaient mieux la violence. On disait que Tunis était une riche ville, dont le pillage pouvait les dédommager de cette dangereuse expédition. Les Génois, sans égard aux vues de saint Louis, commencèrent les hostilités en s'emparant des vaisseaux qu'ils rencontrèrent devant Carthage. Le débarquement eut lieu sans obstacle; les Maures ne paraissaient que pour provoquer, se faire poursuivre et fatiguer les chrétiens. Après avoir langui quelques jours sur la plage brûlante, les chrétiens s'avancèrent vers le château de Carthage. Ce qui restait de la grande rivale de Rome se réduisait à un fort gardé par deux cents soldats. Les Génois s'en emparèrent; les Sarrasins, réfugiés dans les voûtes ou les souterrains, furent égorgés ou suffoqués par la fumée ou la flamme. Le roi trouva ces ruines pleines de cadavres, qu'il fit ôter pour y loger avec les siens[179]. Il devait attendre à Carthage son frère, Charles d'Anjou, avant de marcher sur Tunis. La plus grande partie de l'armée resta sous le soleil d'Afrique, dans la profonde poussière du sable soulevé par les vents, au milieu des cadavres et de la puanteur des morts. Tout autour rôdaient les Maures qui enlevaient toujours quelqu'un. Point d'arbres, point de nourriture végétale; pour eau, des mares infectes, des citernes pleines d'insectes rebutants. En huit jours, la peste avait éclaté; les comtes de Vendôme, de la Marche, de Viane, Gaultier de Nemours, maréchal de France, les sires de Montmorency, de Piennes, de Brissac, de Saint-Briçon, d'Apremont, étaient déjà morts. Le légat les suivit bientôt. N'ayant plus la force de les ensevelir, on les jetait dans le canal, et les eaux en étaient couvertes. Cependant le roi et ses fils étaient eux-mêmes malades: le plus jeune mourut sur son vaisseau, et ce ne fut que huit jours après que le confesseur de saint Louis prit sur lui de le lui apprendre. C'était le plus chéri de ses enfants; sa mort, annoncée à un père mourant, était pour celui-ci une attache de moins à la terre, un appel de Dieu, une tentation de mourir. Aussi, sans trouble et sans regret, accomplit-il cette dernière œuvre de la vie chrétienne, répondant les litanies et les psaumes, dictant pour son fils une belle et touchante instruction, accueillant même les ambassadeurs des Grecs, qui venaient le prier d'intervenir en leur faveur auprès de son frère Charles d'Anjou, dont l'ambition les menaçait. Il leur parla avec bonté, il leur promit de s'employer avec zèle, s'il vivait pour leur conserver la paix; mais, dès le lendemain, il entra lui-même dans la paix de Dieu.

Dans cette dernière nuit, il voulut être tiré de son lit et étendu sur la cendre. Il y mourut, tenant toujours les bras en croix. «Et el jour le lundi, li benoiez rois tendi ses mains jointes au ciel, et dist: Biau sire Diex, aies merci de ce pueple qui ici demeure, et le condui en son pais, que il ne chiée en la main de ses anemis, et que il ne soit contreint renier ton saint non.»

«En la nuit devant le jour que il trépassast, endementières (tandis) que il se reposoit il soupira et dit bassement: «Ô Jérusalem! ô Jérusalem[180]

La croisade de saint Louis fut la dernière croisade. Le moyen âge avait donné son idéal, sa fleur et son fruit: il devait mourir. En Philippe le Bel, petit-fils de saint Louis, commencent les temps modernes; le moyen âge est souffleté en Boniface VIII, la croisade brûlée dans la personne des templiers.

L'on parlera longtemps encore de croisade, ce mot sera souvent répété: c'est un mot sonore, efficace pour lever des décimes et des impôts. Mais les grands et les papes savent très-bien entre eux ce qu'ils doivent en penser[181]. Quelque temps après (1327), nous voyons le Vénitien Sanuto proposer au pape une croisade commerciale: «Il ne suffisait pas, disait-il, d'envahir l'Égypte, il fallait la ruiner.» Le moyen qu'il proposait, c'était de rouvrir au commerce de l'Inde la route de la Perse, de sorte que les marchandises ne passassent plus par Alexandrie et Damiette. Ainsi s'annonce de loin l'esprit moderne; le commerce, et non la religion, va devenir le mobile des expéditions lointaines.

Que l'âge chrétien du monde ait eu sa dernière expression en un roi de France, ce fut une grande chose pour la monarchie et la dynastie. C'est là ce qui rendit les successeurs de saint Louis si hardis contre le clergé. La royauté avait acquis, aux yeux des peuples, l'autorité religieuse et l'idée de la sainteté. Le vrai roi, juste et pieux, équitable juge du peuple, s'était rencontré. Quelle put être sur les consciencieuses déterminations de cette âme pure et candide, l'influence des légistes, des modestes et rusés conseillers qui, plus tard, se firent si bien connaître? c'est ce que personne ne pouvait apprécier encore.

L'intérêt de la royauté n'étant alors que celui de l'ordre, le pieux roi se voyait sans cesse conduit à lui sacrifier les droits féodaux, que par conscience et désintéressement il eût voulu respecter. Tout ce que ses habiles conseillers lui dictaient pour l'agrandissement du pouvoir royal, il le prononçait pour le bien de la justice. Les subtiles pensées des légistes étaient acceptées, promulguées par la simplicité d'un saint. Leurs décisions, en passant par une bouche si pure, prenaient l'autorité d'un jugement de Dieu.

«Maintes foiz avint que en esté, il aloit seoir au bois de Vinciennes après sa messe, et se acostoioit à un chesne et nous fesoit seoir entour li; et tout ceulz qui avoient à faire venoient parler à li: sans destourbier de huissier ne d'autre. Et lors il leur demandoit de sa bouche: A yl ci nullui qui ait partie? Et cil se levoient qui partie avoient; et lors il disoit: Taisiez vous touz, et en vous déliverra l'un après l'autre. Et lors il appeloit monseigneur Pierre des Fontaines et monseigneur Geffroy de Villette, et disoit à l'un d'eulx: Délivrez-moi ceste partie. Et quant il véoit aucune chose à amender en la parole de ceulz qui parloient pour autrui, il meisme l'amendoit de sa bouche. Je le vi aucune fois en esté, que pour délivrer sa gent, il venoit ou jardin de Paris, une cote de chamelot vestue, un seurcot de tyreteinne sanz manches, un mentel de cendal noir entour son col, moult bien pigné et sanz coife, et un chapel de paon blanc sur sa teste, et fesoit estendre tapis pour seoir entour li. Et tout le peuple qui avoit à faire par devant li, estoit entour lui en estant (debout), et lors il les faisoit délivrer, en la manière que je vous ai dit devant du bois de Vinciennes[182]

En 1256 ou 1257, il rendit un arrêt contre le seigneur de Vesnon, par lequel il le condamna à dédommager un marchand, qui en plein jour avait été volé dans un chemin de sa seigneurie. Les seigneurs étaient obligés de faire garder les chemins depuis le soleil levant jusqu'au soleil couché.

Enguerrand de Coucy, ayant fait pendre trois jeunes gens qui chassaient dans ses bois, le roi le fit prendre et juger; tous les grands vassaux réclamèrent et appuyèrent la demande qu'il faisait du combat. Le roi dit: «Que aux fèz des povres, des églises, ne des personnes dont on doit avoir pitié, l'on ne devoit pas ainsi aler avant par gage de bataille, car l'on ne trouveroit pas de legier (facilement) aucun qui se vousissent combatre pour teles manières de persones contre barons du royaume...»

«Quant les barons (dit-il à Jean de Bretagne), qui de vous tenoient tout nu à nu sanz autre moien, aportèrent devant nos lor compleinte de vos méesmes, et ils offroient à prouver lor entencion en certains cas par bataille contre vos; ainçois respondistes devant nos, que vos ne deviez pas aler avant par bataille, mès par enquestes en tele besoigne; et disiez encore que bataille n'est pas voie de droit[183].» Jean Thourot, qui avait pris vivement la défense d'Enguerrand de Coucy, s'écria ironiquement: «Si j'avais été le roi, j'aurais fait pendre tous les barons; car un premier pas fait, le second ne coûte plus rien.» Le roi qui entendit ce propos le rappela: «Comment, Jean, vous dites que je devrais faire pendre mes barons? Certainement je ne les ferai pas pendre, mais je les châtierai s'ils méfont.»

Quelques gentilshommes qui avaient pour cousin un mal homme et qui ne se vouloit chastier, demandèrent à Simon de Nielle, leur seigneur, et qui avait haute justice en sa terre, la permission de le tuer, de peur qu'il ne fût pris de justice et pendu à la honte de la famille, Simon refusa, mais en référa au roi; le roi ne le voulut pas permettre; «car il voloit que toute justice fust fète des malféteurs par tout son royaume en apert et devant le pueple, et que nule justice ne fust fète en report (secret)[184]

Un homme étant venu se plaindre à saint Louis de son frère Charles d'Anjou, qui voulait le forcer à lui vendre une propriété qu'il possédait dans son comté, le roi fit appeler Charles devant son conseil: «et li benoiez rois commanda que sa possession lui fust rendue, et que il ne li feist d'ore en avant nul ennui de la possession puisque il ne la voloit vendre ne eschangier[185]

Ajoutons encore deux faits remarquables qui prouvent également que, pour se soumettre volontiers aux avis des prêtres ou des légistes cette âme admirable conservait un sens élevé de l'équité qui, dans les circonstances douteuses, lui faisait immoler la lettre à l'esprit.

Regnault de Trie apporta une fois à saint Louis une lettre par laquelle le roi avait donné aux héritiers de la comtesse de Boulogne le comté de Dammartin. Le sceau était brisé, et il ne restait que les jambes de l'image du roi. Tous les conseillers de saint Louis lui dirent qu'il n'était pas tenu à l'exécution de sa promesse. Mais il répondit: «Seigneurs, veez ci séel, de quoi je usoy avant que je alasse outremer, et voit-on cler par ce séel que l'empreinte du séel brisé est semblable au séel entier; par quoy je n'oseroie en bonne conscience ladite contée retenir[186]

Un vendredi saint, tandis que saint Louis lisait le psautier, les parents d'un gentilhomme détenu au Châtelet vinrent lui demander sa grâce, lui représentant que ce jour était un jour de pardon.

Le roi posa le doigt sur le verset où il en était: «Beati qui custodiunt judicium, et justitiam faciunt in omni tempore.» Puis il ordonna de faire venir le prévôt de Paris, et continua sa lecture. Le prévôt lui apprit que les crimes du détenu étaient énormes. Sur cela saint Louis ordonna de conduire sur-le-champ le coupable au gibet.

Saint Louis s'entourait de Franciscains et de Dominicains. Dans les questions épineuses il consultait saint Thomas. Il envoyait des mendiants pour surveiller les provinces, à l'imitation des missi dominici de Charlemagne[187]. Cette Église mystique le rendait fort contre l'Église épiscopale et pontificale; elle lui donna le courage de résister au pape en faveur des évêques, et aux évêques eux-mêmes.

Les prélats du royaume s'assemblèrent un jour, et l'évêque d'Auxerre dit en leur nom à saint Louis: «Sire, ces seigneurs qui ci sont, arcevesques, evesques, m'ont dit que je vous deisse que la crestienté se périt entre vos mains.» Le roi se seigna et dist: «Or me dites comment ce est?» «Sire, fist-il, c'est pour ce que on prise si peu les excommeniemens hui et le jour, que avant se lessent les gens mourir excommenies, que il se facent absodre, et ne veulent faire satisfaction à l'Esglise. Si vous requièrent, sire, pour Dieu et pour ce que faire le devez, que vous commandez à vos prévoz et à vos baillifs, que touz ceulz qui se soufferront escommeniez an et jour, que on les contreingne par la prise de leurs biens à ce que il se facent absoudre.» «À ce respondi le roys que il leur commanderoit volentiers de touz ceulz dont on le feroit certein que il eussent tort... Et le roy dist que il ne le feroit autrement; car ce seroit contre Dieu et contre raison, se il contreignoit la gent à eulz absoudre, quant les clercs leur feroient tort[188]

La France, si longtemps dévouée au pouvoir ecclésiastique, prenait au XIIIe siècle un esprit plus libre. Ce royaume, allié du pape et guelfe contre les Empereurs, devenait d'esprit gibelin. Il y eut toujours néanmoins une grande différence. Ce fut par les formes légales qu'elle poussa, cette opposition, qui n'en fut que plus redoutable. Dès le commencement du XIIIe siècle, les seigneurs avaient vivement soutenu Philippe-Auguste contre le pape et les évêques. En 1225, ils déclarent qu'ils laisseront leurs terres, ou prendront les armes si le roi ne remédie aux empiétements du pouvoir ecclésiastique; l'Église, acquérant toujours et ne lâchant rien, eût en effet tout absorbé à la longue. En 1246, le fameux Pierre Mauclerc forme, avec le duc de Bourgogne, et les comtes d'Angoulême et de Saint-Pol, une ligue à laquelle accède une grande partie de la noblesse. Les termes de cet acte sont d'une extraordinaire énergie. La main des légistes est visible; on croirait lire déjà les paroles de Guillaume de Nogaret[189].

Saint Louis s'associa, dans la simplicité de son cœur, à cette lutte des légistes et des seigneurs contre les prêtres, qui devait tourner à son profit[190]; il s'associait avec la même bonne foi à celle des juristes contre les seigneurs. Il reconnut au suzerain le droit de retirer une terre donnée à l'Église.

Plongé à cette époque dans le mysticisme, il lui en coûtait moins, sans doute, d'exprimer une opposition si solennelle à l'autorité ecclésiastique. Les revers de la croisade, les scandales dont le siècle abondait, les doutes qui s'élevaient de toutes parts, l'enfonçaient d'autant plus dans la vie intérieure. Cette âme tendre et pieuse, blessée au dehors dans tous ses amours[191], se retirait au dedans et cherchait en soi. La lecture et la contemplation devinrent toute sa vie. Il se mit à lire l'Écriture et les Pères, surtout saint Augustin. Il fit copier des manuscrits[192], se forma une bibliothèque: c'est de ce faible commencement que la Bibliothèque Royale devait sortir. Il se faisait faire des lectures pieuses pendant le repas, et le soir au moment de s'endormir. Il ne pouvait rassasier son cœur d'oraisons et de prières. Il restait souvent si longtemps prosterné, qu'en se relevant, dit l'historien, il était saisi de vertige et disait tout bas aux chambellans: «Où suis-je?» Il craignait d'être entendu de ses chevaliers[193].

Mais la prière ne pouvait suffire au besoin de son cœur.

«Li beneoiz rois désirroit merveilleusement grâce de lermes, et se compleignoit à son confesseur de ce que lermes li défailloient, et li disoit débonnèrement, humblement et privéement, que quant l'en disoit en la létanie ces moz: Biau sire Diex, nous te prions que tu nous doignes fontaine de lermes, li sainz rois disoit dévotement: Ô sire Diex, je n'ose requerre fontaines de lermes ainçois me souffisissent petites goustes de lermes à arouser la secherèce de mon cuer... Et aucune foiz reconnut-il à son confesseur privéement, que aucune foiz li donna à notre sires lermes en oroison: lesquels, quand li les sentoit courre par sa face souef (doucement), et entrer dans sa bouche, eles li sembloient si savoureuses et très-douces, non pas seulement au cuer, mès à la bouche[194]

Ces pieuses larmes, ces mystiques extases, ces mystères de l'amour divin, tout cela est dans la merveilleuse petite église de saint Louis, dans la Sainte-Chapelle. Église toute mystique, tout arabe d'architecture, qu'il fit bâtir au retour de la croisade par Eudes de Montreuil, qu'il y avait mené avec lui. Un monde de religion et de poésie, tout un Orient chrétien est en ces vitraux, dans cette fragile et précieuse peinture. Mais la Sainte-Chapelle n'était pas encore assez retirée, et pas même Vincennes, dans ses bois alors si profonds. Il lui fallait la Thébaïde de Fontainebleau, ses déserts de grès et de silex, cette dure et pénitente nature, ces rocs retentissants, pleins d'apparitions et de légendes. Il y bâtit un ermitage dont les murs ont servi de base à ce bizarre labyrinthe, à ce sombre palais de volupté, de crime et de caprice, où triomphe encore la fantaisie italienne des Valois.

Saint Louis avait élevé la Sainte-Chapelle pour recevoir la sainte couronne d'épines venue de Constantinople. Aux jours solennels, il la tirait lui-même de la châsse et la montrait au peuple. À son insu, il habituait le peuple à voir le roi se passer des prêtres. Ainsi David prenait lui-même sur la table les pains de proposition. On montre encore, au midi de la petite église, une étroite cellule qu'on croit avoir été l'oratoire de saint Louis.

Dès le vivant de saint Louis, ses contemporains, dans leur simplicité, s'étaient doutés qu'il était déjà saint, et plus saint que les prêtres. «Tant com il vivoit, une parole pooit estre dite de li, qui est escrite de sainte Hylaire: «Ô quant très parfèt homme lai, duquel les prestres méesmes désirrent à s'ensivre la vie!» Car mout de prestres et de prélaz désirroient estre semblables au beneoit roi en ses vertuz et en ses mœurs; car l'on croit méesmement que il fust saint dès que il vivoit[195]

Tandis que saint Louis enterrait les morts, «iluecques estoient présens tous revestu, li arcevesques de Sur et li évesque de Damiète, et leur clergié, qui disoient le service des mors; mès ils estoupoient leur nez pour la puour; mais oncques ne fu veu au bon roy Loys estouper le sien, tant le faisoit fermement et dévotement[196]

Joinville raconte qu'un grand nombre d'Arméniens qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, vinrent lui demander de leur faire voir le saint roy:—«Je alai au roy là où il se séoit en un paveillon, apuié à l'estache (colonne) du paveillon, et séoit ou sablon sanz tapiz et sanz nulle autre chose dezouz li. Je li dis: «Sire, il à là hors un grant peuple de la grant Herménie qui vont en Jérusalem, et me proient, sire, que je leur face monstrer le saint roy; mès je ne bée jà à baisier vos os (cependant je ne désire pas encore avoir à baiser vos reliques).» Et il rist moult clèrement, et me dit que je les alasse querre; et si fis-je. Et quant ils orent veu le roy, ils le commandèrent à Dieu et le roy eulz[197]

Cette sainteté apparaît d'une manière bien touchante dans les dernières paroles qu'il écrivit pour sa fille. «Chière fille, la mesure par laquele nous devons Dieu amer, est amer le sanz mesure[198]

Et dans l'instruction à son fils Philippe:

«Se il avient que aucune querele qui soit meué entre riche et povre viegne devant toi, sostien la querele de l'estrange devant ton conseil, ne montre pas que tu aimmes mout ta querele, jusques à tant que tu connoisses la vérité, car cil de ton conseil pourroient estre cremeteus (craintifs) de parler contre toi, et ce ne dois tu pas vouloir. Et se tu entens que tu tiegnes nule chose à tort, ou de ton tens, ou du tens à tes ancesseurs, fai le tantost rendre, combien que la chose soit grant, ou en terre, ou en deniers, ou en autre chose[199].»—L'amour qu'il avoit à son peuple parut à ce qu'il dit à son aisné filz en une moult grant maladie que il ot à Fontene Bliaut. «Biau fils, fit-il, je te pri que tu te faces amer au peuple de ton royaume; car vraiement je aimeraie miex que un Escot venist d'Escosse et gouvernast le peuple du royaume bien et loïalement, que tu le gouvernasses mal apertement[200]

Belles et touchantes paroles! il est difficile de les lire sans être ému.

ÉCLAIRCISSEMENTS

LUTTE DES MENDIANTS DE L'UNIVERSITÉ — SAINT THOMAS — DOUTES DE SAINT LOUIS — LA PASSION, COMME PRINCIPE D'ART AU MOYEN ÂGE.

L'éternel combat de la grâce et de la loi fut encore combattu au temps de saint Louis, entre l'Université et les ordres Mendiants. Voici l'histoire de l'Université: au XIIe siècle, elle se détache de son berceau de l'école du parvis Notre-Dame, elle lutte contre l'évêque de Paris; au XIIIe, elle guerroie contre les Mendiants agents du pape; au XVe contre le pape lui-même. Ce corps formait une rude et forte démagogie, où quinze ou vingt mille jeunes gens de toute nation se formaient aux exercices dialectiques, cité sauvage dans la cité qu'ils troublaient de leurs violences et scandalisaient de leurs mœurs[201]. C'était là toutefois depuis quelque temps la grande gymnastique intellectuelle du monde. Dans le XIIIe siècle seulement, il en sortit sept papes[202] et une foule de cardinaux et d'évêques. Les plus illustres étrangers, l'espagnol Raymond Lulle et l'italien Dante, venaient à trente et quarante ans s'asseoir au pied de la chaire de Duns Scot. Ils tenaient à honneur d'avoir disputé à Paris. Pétrarque fut aussi fier de la couronne que lui décerna notre Université que de celle du Capitole. Au XVIe siècle encore, lorsque Ramus rendait quelque vie à l'Université en attendant la Saint-Barthélémy, nos écoles de la rue du Fouarre furent visitées de Torquato Tasso. Par raisonnement toutefois, vaine logique, subtile et stérile chicane[203], nos artistes (les dialecticiens de l'Université se donnaient ce nom) devaient être bientôt primés.

Les vrais artistes du XIIIe siècle, orateurs, comédiens, mimes, bateleurs enthousiastes, c'étaient les Mendiants. Ceux-ci parlaient d'amour et au nom de l'amour. Ils avaient repris le texte de saint Augustin: «Aimez et faites ce que vous voudrez.» La logique, qui avait eu de si grands effets au temps d'Abailard, ne suffisait plus. Le monde, fatigué dans ce rude sentier, eût mieux aimé se reposer avec saint François et saint Bonaventure sous les mystiques ombrages du Cantique des Cantiques, ou rêver avec un autre saint Jean une foi nouvelle et un nouvel Évangile.

Ce titre formidable, Introduction à l'Évangile éternel, fut mis en effet en tête d'un livre par Jean de Parme[204], général des Franciscains. Déjà l'abbé Joachim de Flores, le maître des mystiques, avait annoncé que la fin des temps était venue. Jean professa que, de même que l'ancien Testament avait cédé la place au nouveau, celui-ci avait aussi fait son temps; que l'Évangile ne suffisait pas à la perfection, qu'il avait encore six ans à vivre mais qu'alors un Évangile plus durable allait commencer, un Évangile d'intelligence et d'esprit; jusque-là l'Église n'avait que la lettre[205].

Ces doctrines, communes à un grand nombre de Franciscains, furent acceptées aussi par plusieurs religieux de l'ordre de Saint-Dominique. C'est alors que l'Université éclata. Le plus distingué de ses docteurs était un esprit fin et dur, un Franc-Comtois, un homme du Jura, Guillaume de Saint-Amour. Le portrait de cet intrépide champion de l'Université s'est vu longtemps sur une vitre de la Sorbonne[206]. Il publia contre les Mendiants une suite de pamphlets éloquents et spirituels, où il s'efforçait de les confondre avec les Béghards et autres hérétiques, dont les prédicateurs étaient de même vagabonds et mendiants: Discours sur le publicain et le pharisien; Question sur la mesure de l'aumône et sur le mendiant valide; Traité sur les périls prédits à l'Église pour les derniers temps, etc. Sa force est dans l'Écriture, qu'il possède et dont il fait un usage admirable; ajoutez le piquant d'une satire, qui s'exprime à demi-mot. Il est trop visible que l'auteur a un autre motif que l'intérêt de l'Église. Il y avait entre les Universitaires et les Mendiants concurrence littéraire et jalousie de métier. Les Mendiants avaient obtenu une chaire à Paris, en 1230, époque où l'Université, blessée de la dureté de la régente, se retira à Orléans et à Angers. Ils l'avaient gardée cette chaire, et l'Université se trouvait en lutte avec deux ordres, dont le savant était Albert le Grand, et le logicien saint Thomas[207].

Ce grand procès fut débattu à Anagni par-devant le pape. Guillaume de Saint-Amour eut pour adversaire le dominicain Albert le Grand, archevêque de Mayence, et saint Bonaventure général des Franciscains[208]. Saint Thomas recueillit de mémoire toute la discussion, et en fit un livre. Le pape condamna Guillaume de Saint-Amour, mais en même temps il censura le livre de Jean de Parme, frappant également les raisonneurs et les mystiques, les partisans de la lettre et ceux de l'esprit[209].

Ce milieu si difficile à tenir, où l'Église essaya de s'établir et de s'arrêter sans glisser à droite ni à gauche, il fut cherché par saint Thomas. Venu à la fin du moyen âge, comme Aristote à la fin du monde grec, il fut l'Aristote du christianisme, en dressa la législation, essayant d'accorder la logique et la foi pour la suppression de toute hérésie. Le colossal monument qu'il a élevé ravit le siècle en admiration. Albert le Grand déclara que saint Thomas avait fixé la règle qui durerait jusqu'à la consommation des temps[210]. Cet homme extraordinaire fut absorbé par cette tâche terrible, rien autre ne s'est placé dans sa vie; vie tout abstraite, dont les seuls événements sont des idées. Dès l'âge de cinq ans, il prit en main l'Écriture, et ne cessa plus de méditer. Il était du pays de l'idéalisme, du pays où fleurirent l'école de Pythagore et l'école d'Élée, du pays de Bruno et de Vico. Aux écoles, ses camarades l'appelaient le grand bœuf muet de Sicile[211]. Il ne sortait de ce silence que pour dicter, et quand le sommeil fermait les yeux du corps, ceux de l'âme restaient ouverts, et il continuait de dicter encore. Un jour, étant sur mer, il ne s'aperçut pas d'une horrible tempête; une autre fois, sa préoccupation était si forte qu'il ne lâcha point une chandelle allumée qui brûlait dans ses doigts. Saisi du danger de l'Église, il y rêvait toujours et même à la table de saint Louis. Il lui arriva un jour de frapper un grand coup sur la table, et de s'écrier: «Voici un argument invincible contre les Manichéens.» Le roi ordonna qu'à l'instant cet argument fût écrit. Dans sa lutte avec le manichéisme, saint Thomas était soutenu par saint Augustin; mais dans la grâce, il s'écarte visiblement de ce docteur; il fait part au libre arbitre. Théologien de l'Église, il fallait qu'il soutînt l'édifice de la hiérarchie et du gouvernement ecclésiastique. Or, si l'on n'admet le libre arbitre, l'homme est incapable d'obéissance, il n'y a plus de gouvernement possible. Et pourtant, s'écarter de saint Augustin, c'était ouvrir une large porte à celui qui voudrait entrer en ennemi dans l'Église.

Tel est donc l'aspect du monde au XIIIe siècle. Au sommet, le grand bœuf muet de Sicile ruminant la question. Ici, l'homme et la liberté; là, Dieu, la grâce, la prescience divine, la fatalité; à droite l'observation qui proteste de la liberté humaine, à gauche la logique qui pousse invinciblement au fatalisme. L'observation distingue, la logique identifie, si on laisse faire celle-ci, elle résoudra l'homme en Dieu, Dieu en la nature; elle immobilisera l'univers en une indivisible unité, où se perdent la liberté, la moralité, la vie pratique elle-même. Aussi le législateur ecclésiastique se roidit sur la pente, combattant par le bon sens sa propre logique, qui l'eût emporté. Il s'arrêta, ce ferme génie, sur le tranchant du rasoir entre les deux abîmes, dont il mesurait la profondeur. Solennelle figure de l'Église, il tint la balance, chercha l'équilibre, et mourut à la peine. Le monde qui le vit d'en bas, distinguant, raisonnant, calculant dans une région supérieure, n'a pas su tous les combats qui purent avoir lieu au fond de cette abstraite existence.

Au-dessous de cette région sublime battaient le vent et l'orage. Au-dessous de l'ange il y avait l'homme, la morale sous la métaphysique, sous saint Thomas saint Louis. En celui-ci, le XIIIe siècle a sa Passion: Passion de nature exquise, intime, profonde, que les siècles antérieurs avaient à peine soupçonnée. Je parle du premier déchirement que le doute naissant fit dans les âmes; quand toute l'harmonie du moyen âge se troubla, quand le grand édifice dans lequel on s'était établi commença à branler, quand les saints criant contre les saints, le droit se dressant contre le droit, les âmes les plus dociles se virent condamnées à juger, à examiner elles-mêmes. Le pieux roi de France, qui ne demandait qu'à se soumettre et croire, fut de bonne heure forcé de lutter, de douter, de choisir. Il lui fallut, humble qu'il était et défiant de soi, résister d'abord à sa mère; puis se porter pour arbitre entre le pape et l'Empereur, juger le juge spirituel de la chrétienté, rappeler à la modération celui qu'il eût voulu pouvoir prendre pour règle de sainteté. Les Mendiants l'avaient ensuite attiré par leur mysticisme; il entra dans le tiers-ordre de Saint-François, il prit parti contre l'Université. Toutefois le livre de Jean de Parme, accepté d'un grand nombre de Franciscains, dut lui donner d'étranges défiances. On aperçoit dans les questions naïves qu'il adressait à Joinville toute l'inquiétude qui l'agitait. L'homme auquel le saint roi se confiait peut être pris pour le type de l'honnête homme au XIIIe siècle. C'est un curieux dialogue entre le mondain loyal et sincère, et l'âme pieuse et candide, qui s'avance d'un pas dans le doute, puis recule, et s'obstine dans la foi.

Le roi faisait manger à sa table Robert de Sorbonne et Joinville: «Quant le roi estoit en joie, si me disoit: Seneschal, or me dites les raisons pourquoy preudomme vaut mieux que beguin (dévot). Lors si encommençoit la noise de moy et de maistre Robert. Quant nous avions grant pièce desputé, si rendoit sa sentence et disoit ainsi: Maistre Robert, je vourroie avoir le nom de preudomme, mès que je le feusse, et tout le remenant vous demourast; car preudhomme est si grant chose et si bonne chose, que ucis au nommer emplist-il la bouche.[212]»

«Il m'appela une foiz et me dit: Je n'ose parler a vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche à Dieu; et pour ce ai-je appelé ces frères qui ci sont, que je vous weil faire une demande; la demande fut tele: Seneschal, fit-il, quel chose est Dieu, etc...[213]»

Saint Louis raconte à Joinville qu'un chevalier assistant à une discussion entre des moines et des juifs, posa une question à un des docteurs juifs, et sur sa réponse lui donna sur la tête un coup de son bâton qui le renversa.—«Aussi vous dis-je, fist li roys, que nul, se il n'est très bon cler, ne doit desputer à eulz; mès l'omme lay, quant il ot mesdire de la loy crestienne ne doit pas défendre la loy crestienne, sinon de l'épée, de quoi il doit donner parmi le ventre dedens, tant comme elle y peut entrer[214]

Saint Louis disait à Joinville qu'au moment de la mort, le diable s'efforce d'ébranler la foi de l'agonisant: «Et pour ce se doit en garder et en tele manière deffendre de cest agait (piége), que en dire à l'ennemie quand il envoie tele temptacion, va t'en, doit on dire à l'ennemi: Tu ne me tempteras jà à ce que je ne croie fermement touz les articles de la foy, etc...[215]»

«Il disoit que foy et créance estoit une chose où nous devions bien croire fermement, encore n'en feussions nous certeins mez que par oir dire[216]

Il raconta à Joinville qu'un docteur en théologie vint trouver un jour l'évêque Guillaume de Paris, et lui exposa en pleurant qu'il ne pouvait «son cœur ahurter à croire au sacrement de l'autel.» L'évêque lui demanda si lorsque le diable lui envoyait cette tentation, il s'y complaisait: le théologien répondit qu'elle le chagrinait fort, et qu'il se ferait hacher plutôt que de rejeter l'Eucharistie. L'évêque alors le consola en lui assurant qu'il avait plus de mérite que celui qui n'a point de doutes[217].

Quelque légers que paraissent ces signes, ils sont graves, ils méritent attention. Lorsque saint Louis lui-même était troublé, combien d'âmes devaient douter et souffrir en silence! Ce qu'il y avait de cruel, de poignant dans cette première défaillance de la foi, c'est qu'on hésitait à se l'avouer. Aujourd'hui nous sommes habitués, endurcis aux tourments du doute, les pointes en sont émoussées. Mais il faut se reporter au premier moment où l'âme, tiède de foi et d'amour, sentit glisser en soi le froid acier. Il y eut déchirement, mais il y eut surtout horreur et surprise. Voulez-vous savoir ce qu'elle éprouva, cette âme candide et croyante? Rappelez-vous vous-même le moment où la foi vous manqua dans l'amour, où s'éleva en vous le premier doute sur l'objet aimé.

Placer sa vie sur une idée, la suspendre à un amour infini, et voir que cela vous échappe! Aimer, douter, se sentir haï pour ce doute, sentir que le sol fuit, qu'on s'abîme dans son impiété, dans cet enfer de glace où l'amour divin ne luit jamais... et cependant se raccrocher aux branches qui flottent sur le gouffre, s'efforcer de croire qu'on croit encore, craindre d'avoir peur, et douter de son doute... Mais si le doute est incertain, si la pensée n'est pas sûre de la pensée, cela n'ouvre-t-il pas au doute une région nouvelle, un enfer sous l'enfer!... Voilà la tentation des tentations; les autres ne sont rien à côté. Celle-ci resta obscure, elle eut honte d'elle-même, jusqu'au XVe et au XVIe siècles. Luther est là-dessus un grand maître; personne n'a eu une plus horrible expérience de ces tortures de l'âme: «Ah! si saint Paul vivait aujourd'hui, que je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. Ce n'était pas l'aiguillon de la chair, ce n'était point la bonne Thécla, comme le rêvent les papistes... Jérôme et les autres Pères n'ont pas connu les plus hautes tentations; ils n'en ont senti que de puériles, celles de la chair, qui pourtant ont bien aussi leurs ennuis. Augustin et Ambroise ont eu la leur; ils ont tremblé devant le glaive... Celle-là, c'est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés... lorsqu'il est dit: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu délaissé; c'est comme s'il disait: Tu m'es ennemi sans cause. Ou le mot de Job: Je suis juste et innocent.»

Le Christ lui-même a connu cette angoisse du doute, cette nuit de l'âme, où pas une étoile n'apparaît plus sur l'horizon. C'est le dernier terme de la Passion, le sommet de la croix.

Dans cet abîme est la pensée du moyen âge. Cet âge est contenu tout entier dans le christianisme, le christianisme dans la Passion. La littérature, l'art, les divers développements de l'esprit humain, du IIIe siècle au XVe, tout est suspendu à ce mystère.

Éternel mystère, qui pour avoir eu au moyen âge son idéal au Calvaire, n'en continue pas moins encore. Oui, le Christ est encore sur la croix, et il n'en descendra point. La Passion dure et durera. Le monde a la sienne, et l'humanité dans sa longue vie historique, et chaque cœur d'homme dans ce peu d'instants qu'il bat. À chacun sa croix et ses stigmates.

Toutes les âmes héroïques, qui osèrent de grandes choses pour le genre humain, ont connu ces épreuves; toutes ont approché plus ou moins de cet idéal de douleur. C'est dans un tel moment que Brutus s'écriait: «Vertu, tu n'es qu'un nom.» C'est alors que Grégoire VII disait: «J'ai suivi la justice et fui l'iniquité. Voilà pourquoi je meurs dans l'exil.»

Mais d'être délaissé de Dieu, d'être abandonné à soi, à sa force, à l'idée du devoir contre le choc du monde, c'était là une redoutable grandeur. C'était là apprendre le vrai mot de l'homme, c'était goûter cette divine amertume du fruit de la science, dont il était dit au commencement du monde: «Vous saurez que vous êtes des dieux, vous deviendrez des dieux.»

Voilà tout le mystère du moyen âge, le secret de ses larmes intarissables, et son génie profond. Larmes précieuses, elles ont coulé en limpides légendes, en merveilleux poëmes, et s'amoncelant vers le ciel, elles se sont cristallisées en gigantesques cathédrales qui voulaient monter au Seigneur!

Assis au bord de ce grand fleuve poétique du moyen âge, j'y distingue deux sources diverses à la couleur de leurs eaux. Le torrent épique, échappé jadis des profondeurs de la nature païenne, pour traverser l'héroïsme grec et romain, roule mêlé et trouble des eaux du monde confondues. À côté coule plus pur le flot chrétien qui jaillit du pied de la croix.

Deux poésies, deux littératures: l'une chevaleresque, guerrière, amoureuse; celle-ci est de bonne heure aristocratique, l'autre religieuse et populaire.

La première aussi est populaire à sa naissance. Elle s'ouvre par la guerre contre les infidèles, par Charlemagne et Roland. Qu'il ait existé chez nous, dès lors et même avant, des poëmes d'origine celtique où les dernières luttes de l'Occident contre les Romains et les Allemands aient été célébrées par les noms de Fingal ou d'Arthur, je le crois volontiers. Mais il ne faudrait pas s'exagérer l'importance du principe indigène, de l'élément celtique. Ce qui est propre à la France, c'est d'avoir peu en propre, d'accueillir tout, de s'approprier tout, d'être la France, et d'être le monde. Notre nationalité est bien puissamment attractive, tout y vient bon gré mal gré; c'est la nationalité la moins exclusivement nationale, la plus humaine. Le fonds indigène a été plusieurs fois submergé, fécondé par les alluvions étrangères. Toutes les poésies du monde ont coulé chez nous en ruisseaux, en torrents. Tandis que des collines de Galles et de Bretagne distillaient les traditions celtiques, comme la pluie murmurante dans les chênes verts de mes Ardennes, la cataracte des romans carlovingiens tombait des Pyrénées. Il n'est pas jusqu'aux monts de la Souabe et de l'Alsace qui ne nous aient versé par l'Ostrasie un flot des Niebelungen. La poésie érudite d'Alexandre et de Troie débordait, malgré les Alpes, du vieux monde classique. Et cependant du lointain Orient, ouvert par la croisade, coulaient vers nous, en fables, en contes, en paraboles, les fleuves retrouvés du paradis.

L'Europe se sut Europe en combattant l'Afrique et l'Asie: de là Homère et Hérodote; de là nos poëmes carlovingiens, avec les guerres saintes d'Espagne, la victoire de Charles Martel et la mort de Roland[218]. La littérature est d'abord la conscience d'une nationalité. Le peuple est unifié en un monde. Roland meurt aux passages solennels des montagnes qui séparent l'Europe de l'africaine Espagne. Comme les Philènes divinisés à Carthage, il consacre de son tombeau la limite de la patrie. Grande comme la lutte, haute comme l'héroïsme, est la tombe du héros, son gigantesque tumulus; ce sont les Pyrénées elles-mêmes. Mais le héros qui meurt pour la chrétienté est un héros chrétien, un Christ guerrier, barbare; comme Christ, il est vendu avec ses douze compagnons; comme Christ, il se voit abandonné, délaissé. De son calvaire pyrénéen, il crie, il sonne de ce cor qu'on entend de Toulouse à Saragosse. Il sonne, et le traître Ganelon de Mayence, et l'insouciant Charlemagne, ne veulent point entendre. Il sonne, et la chrétienté pour laquelle il meurt s'obstine à ne pas répondre. Alors il brise son épée, il veut mourir. Mais il ne mourra ni du fer sarrasin, ni de ses propres armes. Il enfle le son accusateur, les veines de son col se gonflent, elles crèvent, son noble sang s'écoule: il meurt de son indignation, de l'injuste abandon du monde.

Le retentissement de cette grande poésie devait aller s'affaiblissant de bonne heure, comme le son du cor de Roland, à mesure que la croisade, s'éloignant des Pyrénées, fut transférée des montagnes au centre de la Péninsule, à mesure que le démembrement féodal fit oublier l'unité chrétienne et impériale qui domine encore les poëmes carlovingiens. La poésie chevaleresque, éprise de la force individuelle, de l'orgueil héroïque, qui fut l'âme du monde féodal, prit en haine la royauté, la loi, l'unité. La dissolution de l'Empire, la résistance des seigneurs au pouvoir central sous Charles le Chauve et les derniers Carlovingiens, fut célébrée dans Gérard de Roussillon, dans les Quatre fils Aymon, galopant à quatre sur un même coursier; pluralité significative. Mais l'idéal ne se pluralise pas; il est placé dans un seul, dans Renaud; Renaud de Montauban[219], le héros sur sa montagne, sur sa tour; dans la plaine, les assiégeants, roi et peuple, innombrables contre un seul, et à peine rassurés. Le roi, cet homme-peuple, fort par le nombre, et représentant l'idée du nombre, ne peut être compris de cette poésie féodale; il lui apparaît comme un lâche[220]. Déjà Charlemagne a fait une triste figure dans l'autre cycle; il a laissé périr Roland. Ici, il poursuit lâchement Renaud, Gérard de Roussillon, il prévaut sur eux par la ruse. Il joue le rôle du légitime et indigne Eurysthée, persécutant Hercule et le soumettant à de rudes travaux.

Cette contradiction apparente entre l'autorité et l'équité, qui n'est ici, après tout, que la haine de la loi, la révolte de l'individuel contre le général, elle est mal soutenue par Renaud, par Gérard, par l'épée féodale. Le roi, quoi qu'ils en disent, est plus légitime; il représente une idée plus générale, plus divine. Il ne peut être dépossédé que par une idée plus générale encore. Le roi prévaudra sur le baron, et sur le roi le peuple. Cette dernière idée est déjà implicitement dans un drame satirique, qui, de l'Asie à la France, a été accueilli, traduit de toute nation: je parle du dialogue de Salomon et de Morolf. Morolf est un Ésope, un bouffon grossier, un rustre, un vilain; mais tout vilain qu'il est, il embarrasse par ses subtilités, il humilie sur son trône le bon roi Salomon. Celui-ci, doté à plaisir de tous les dons, beau, riche, tout-puissant, surtout savant et sage, se voit vaincu par ce rustre malin[221]. Contre l'autorité, contre le roi et la loi écrite, l'arme du féodal Renaud, c'est l'épée, c'est la force; celle du bouffon populaire, tout autrement perçante, c'est le raisonnement et l'ironie.

Le roi doit vaincre le baron, non-seulement en puissance, mais en popularité. L'épopée des résistances féodales doit perdre de bonne heure tout caractère populaire, et se confiner dans la sphère bornée de l'aristocratie. Elle doit pâlir surtout dans le Midi, où la féodalité ne fut jamais qu'une importation odieuse, où domina toujours dans les cités l'existence municipale, reste vivace de l'antiquité.

La pensée commune des deux cycles de Roland et de Renaud, c'est la guerre, l'héroïsme: la guerre extérieure, la guerre intérieure. Mais l'idée de l'héroïsme veut se compléter, elle tend à l'infini. Elle étend son horizon; l'inconnu poétique qui flottait d'abord aux deux frontières, aux Ardennes, aux Pyrénées, recule vers l'Orient, comme celui des anciens poussa vers l'Occident avec leur Hespérie, de l'Italie à l'Espagne, et de l'Espagne à l'Atlantide. Après les Iliades viennent les Odyssées. La poésie s'en va cherchant aux terres lointaines.—Que cherche-t-elle? L'infini, la beauté infinie, la conquête infinie. On se souvient alors qu'un Grec, un Romain, ont conquis le monde. Mais l'Occident n'adopte Alexandre et César qu'à condition qu'ils deviennent Occidentaux. On leur confère l'ordre de chevalerie. Alexandre devient un paladin; les Macédoniens, les Troyens sont aïeux des Français; les Saxons descendent des soldats de César, les Bretons de Brutus. La parenté des peuples indo-germaniques que la science devait démontrer de nos jours, la poésie l'entrevoit dans sa divine prescience.

Cependant, le héros n'est pas complet encore. En vain, pour y atteindre, le moyen âge s'est exhaussé sur l'antiquité. En vain, pour compléter la conquête du monde, Aristote devenu magicien a conduit par l'air et l'Océan l'Alexandre chevaleresque[222]. L'élément étranger ne suffisant pas, on remonte au vieil élément indigène, jusqu'au dolmen celtique, jusqu'au tombeau d'Arthur[223]. Arthur revient, non plus ce petit chef de clan, aussi barbare que les Saxons ses vainqueurs; non un Arthur épuré par la chevalerie. Il est bien pâle, il est vrai, ce roi des preux, avec sa reine Geneviève et ses douze paladins autour de la Table-Ronde. Ceux-ci, qu'apportent-ils au monde, après ce long sommeil où la femme assoupit Merlin? Ils rapportent l'amour de la femme, ce symbole de la nature, qui promet la joie infinie, et qui tient le deuil et les pleurs. Qu'ils aillent donc, tristes amants, dans les forêts à l'aventure, faibles et agités, tournant dans leur interminable épopée, comme dans ce cercle de Dante où flottent les victimes de l'amour au gré d'un vent éternel.

Que servaient ces formes religieuses, ces initiations, cette table des douze, ces agapes chevaleresques à l'image de la Cène? Un effort est tenté pour transfigurer tout cela, pour corriger cette poésie mondaine, et l'amener à la pénitence. À côté de la chevalerie profane qui cherchait la femme et la gloire, une autre est érigée. On lui permet à celle-ci les guerres et les courses aventureuses. Mais l'objet est changé. On lui laisse Arthur et ses preux, mais pourvu qu'ils s'amendent. La nouvelle poésie les achemine, dévots pèlerins, au mystérieux Temple où se garde le trésor sacré. Ce trésor, ce n'est point la femme; ce n'est point la coupe profane de Dschemschid, d'Hyperion, d'Hercule. Celle-ci est la chaste coupe de Joseph et de Salomon, la coupe où Notre-Seigneur fit la Cène, où Joseph d'Arimathie recueillit son précieux sang. La simple vue de cette coupe, ou Graal, prolonge la vie de Titurel pendant cinq cents années. Les gardiens de la coupe et du temple, les Templistes, doivent rester purs. Ni Arthur, ni Parceval, ne sont dignes de la toucher. Pour en avoir approché, l'amoureux Lancelot reste comme sans vie pendant trente-quatre jours. La nouvelle chevalerie du Graal est conférée par des prêtres; c'est un évêque qui fait Titurel chevalier. Cette poésie sacerdotale place si haut son idéal, qu'il en est stérile et impuissant. Elle a beau exalter les vertus du Graal, il reste solitaire; les enfants de Parceval, de Lancelot et de Gauvain, peuvent seuls en approcher. Et quand on veut enfin réaliser le vrai chevalier, le digne gardien du Graal, on est obligé de prendre un sir Galahad, parfait de tout point, saint dès son vivant, mais fort ignoré. Ce héros obscur, mis au monde tout exprès, n'a pas grande influence.

Telle fut l'impuissance de la poésie chevaleresque. Chaque jour plus sophistique et plus subtile, elle devint la sœur de la scolastique, une scolastique d'amour comme de dévotion. Dans le Midi, où les jongleurs la colportaient en petits poëmes par les cours et les châteaux, elle s'éteignit dans les raffinements de la forme, dans les entraves de la versification la plus artificielle et la plus laborieuse qui fut jamais. Au Nord, elle tomba de l'épopée au roman, du symbole à l'allégorie, c'est-à-dire au vide. Décrépite, elle grimaça encore pendant le XIVe siècle dans les tristes imitations du triste roman de la Rose, tandis que par-dessus s'élevait peu à peu la voix de la dérision populaire dans les contes et les fabliaux.

La poésie chevaleresque devait se résigner à mourir. Qu'avait-elle fait de l'humanité pendant tant de siècles? L'homme qu'elle s'était plu dans sa confiance à prendre simple, ignorant encore, muet comme Parceval, brutal comme Roland et Renaud, elle avait promis de l'amener par les degrés de l'initiation chevaleresque à la dignité de héros chrétien, et elle le laissait faible, découragé, misérable. Du cycle de Roland à celui de Graal, sa tristesse a toujours augmenté. Elle l'a mené errant par les forêts, à la poursuite des géants et des monstres, à la recherche de la femme. Ce sont les courses de l'Hercule antique, et aussi ses faiblesses.

La poésie chevaleresque a peu développé son héros; elle l'a retenu à l'état d'enfant, comme la mère imprévoyante de Parceval qui prolonge pour son fils l'imbécillité du premier âge. Aussi la laisse-t-il là, cette mère. De même que Gérard de Roussillon a quitté la chevalerie, et s'est fait charbonnier, Renaud de Montauban se fait maçon, et porte des pierres sur son dos pour aider à la construction de la cathédrale de Cologne.

L'épopée chevaleresque, aristocratique, était la poésie de l'amour, de la Passion humaine, des prétendus heureux du monde. Le drame ecclésiastique, autrement dit le culte, est la poésie du peuple, la poésie de ceux qui pâtissent, des patients, la Passion divine.

L'Église était alors le domicile du peuple. La maison de l'homme, cette misérable masure où il revenait le soir, n'était qu'un abri momentané. Il n'y avait qu'une maison, à vrai dire, la maison de Dieu. Ce n'est pas en vain que l'Église avait droit d'asile[224]; c'était alors l'asile universel, la vie sociale s'y était réfugiée tout entière. L'homme y priait, la commune y délibérait, la cloche était la voix de la cité. Elle appelait aux travaux des champs[225], aux affaires civiles, quelquefois aux batailles de la liberté. En Italie, c'est dans les églises que le peuple souverain s'assemblait. C'est à Saint-Marc que les députés de l'Europe vinrent demander une flotte pour la quatrième croisade. Le commerce se faisait autour des églises: les pèlerinages étaient des foires. Les marchandises étaient bénies. Les animaux, comme aujourd'hui encore à Naples, étaient amenés à la bénédiction; l'Église ne la refusait point; elle laissait approcher ces petits. Naguère à Paris, les jambons de Pâques étaient vendus au parvis Notre-Dame, et chacun, en les emportant, les faisait bénir. Autrefois, on faisait mieux; on mangeait dans l'église même, et après le repas venait la danse. L'Église se prêtait à ses joies enfantines.

... Pandentemque sinus et tota veste vocantem
Cæruleum in gremium.

Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l'Église et le peuple, exprimant la même pensée. Elle et lui, sur un ton grave et passionné tour à tour, mêlaient la vieille langue sacrée et la langue du peuple. La solennité des prières était rompue, dramatisée de chants pathétiques, comme ce dialogue des vierges folles et des vierges sages qui nous a été conservé. Le peuple élevait la voix, non pas le peuple fictif qui parle dans le chœur, mais le vrai peuple venu du dehors, lorsqu'il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le saint Christophe de la légende, brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l'initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. Il entrait, amenant dans l'Église le hideux dragon du péché; il le traînait, soûlé de victuailles, aux pieds du Sauveur, sous le coup de la prière qui doit l'immoler[226]. Quelquefois aussi, reconnaissant que la bestialité était en lui-même, il exposait dans des extravagances symboliques sa misère, son infirmité. C'est ce qu'on appelait la fête des Fous, fatuorum[227]. Cette imitation de l'orgie païenne, tolérée par le christianisme, comme l'adieu de l'homme à la sensualité qu'il abjurait, se reproduisait aux fêtes de l'enfance du Christ, à la Circoncision, aux Rois, aux Saints-Innocents, et aussi aux jours où l'humanité, sauvée du démon, tombait dans l'ivresse de la joie, à Noël et à Pâques. Le clergé lui-même y prenait part. Ici les chanoines jouaient à la balle dans l'église, là on traînait outrageusement l'odieux hareng du carême[228]. La bête comme l'homme était réhabilitée. L'humble témoin de la naissance du Sauveur, le fidèle animal qui de son haleine le réchauffa tout petit dans la crèche, qui le porta avec sa mère en Égypte, qui l'amena triomphant dans Jérusalem, il avait sa part de la joie[229]. Sobriété, patience, ferme résignation, le moyen âge distinguait en l'âne je ne sais combien de vertus chrétiennes. Pourquoi eût-on rougi de lui? le Sauveur n'en avait pas rougi[230]. Quel mal en tout cela? Tout n'est-il pas permis à l'enfant? Plus tard, l'Église imposa silence au peuple, l'éloigna, le tint à distance. Mais aux premiers siècles du moyen âge, l'Église s'effarouchait si peu de ces drames populaires qu'elle en reproduisait sur ses murailles les traits les plus hardis. À Rouen[231], un cochon joue du violon, à Chartres, c'est un âne[232]; à Essone, un évêque tient une marotte[233]. Ailleurs, ce sont les images des vices et des péchés sculptées dans la licence d'un pieux cynisme[234]. L'artiste n'a pas reculé devant l'inceste de Loth, ni les infamies de Sodome[235].

Il y avait alors un merveilleux génie dramatique, plein de hardiesse et de bonhomie, souvent empreint d'une puérilité touchante. Personne ne riait en Allemagne quand le nouveau curé, au milieu de sa messe d'installation, allait prendre sa mère par la main et dansait avec elle. Si elle était morte, elle était sauvée sans difficulté, il mettait sous le chandelier l'âme de sa mère. L'amour de la mère et du fils, de Marie et de Jésus, était pour l'Église une riche source de pathétique. Aujourd'hui encore à Messine, le jour de l'Assomption, la vierge portée par toute la ville, cherche son fils comme la Cérès de la Sicile antique cherchait Proserpine; enfin, quand elle est au moment d'entrer dans la grande place, on lui présente tout à coup l'image du Sauveur; elle tressaille et recule de surprise, et douze oiseaux, qui s'envolent de son sein, portent à Dieu l'effusion de la joie maternelle.

À la Pentecôte, des pigeons blancs étaient lâchés dans l'église parmi les langues de feu, les fleurs pleuvaient, les galeries intérieures étaient illuminées[236]. À d'autres fêtes, l'illumination était au dehors[237]. Qu'on se représente l'effet des lumières sur ces prodigieux monuments, lorsque le clergé, circulant par les rampes aériennes, animait de ses processions fantastiques les masses ténébreuses, passant et repassant le long des balustrades, ces ponts dentelés, avec les riches costumes, les cierges et les chants; lorsque la lumière et la voix tournaient de cercle en cercle, et qu'en bas, dans l'ombre, répondait l'océan du peuple. C'était là pour ce temps le vrai drame, le vrai mystère, la représentation du voyage de l'humanité à travers les trois mondes, cette intuition sublime que Dante reçut de la réalité passagère pour la fixer et l'éterniser dans la Divina Commedia.

Ce colossal théâtre du drame sacré est rentré, après sa longue fête du moyen âge, dans le silence et dans l'ombre. La faible voix qu'on y entend, celle du prêtre, est impuissante à remplir des voûtes dont l'ampleur était faite pour embrasser et contenir le tonnerre de la voix du peuple. Elle est veuve, elle est vide, l'église. Son profond symbolisme, qui parlait alors si haut, il est devenu muet. C'est maintenant un objet de curiosité scientifique, d'explications philosophiques, d'interprétations alexandrines. L'Église est un musée gothique que visitent les habiles; ils tournent autour, regardent irrévérencieusement, et louent au lieu de prier. Encore savent-ils bien ce qu'ils louent? Ce qui trouve grâce devant eux, ce qui leur plaît dans l'église, ce n'est pas l'église elle-même, ce sera le travail délicat de ses ornements, la frange de son manteau, sa dentelle de pierre, quelque ouvrage laborieux et subtil du gothique en décadence.

Il y a ici quelque chose de grand, quel que soit le sort de telle ou telle religion. L'avenir du christianisme n'y fait rien. Touchons ces pierres avec précaution, marchons légèrement sur ces dalles. Un grand mystère s'est passé ici. Je n'y vois plus que la mort, et je suis tenté de pleurer. Le moyen âge, la France du moyen âge, ont exprimé dans l'architecture leur plus intime pensée. Les cathédrales de Paris, de Saint-Denis, de Reims, en disent plus que de longs récits. La pierre s'anime et se spiritualise sous l'ardente et sévère main de l'artiste. L'artiste en fait jaillir la vie. Il est fort bien nommé au moyen âge «Le maître des pierres vives,» Magister de vivis lapidibus[238].

On sait que l'Église chrétienne n'est primitivement que la basilique du tribunal romain. L'Église s'empare du prétoire même où Rome l'a condamnée. Le tribunal s'élargit, s'arrondit et forme le chœur. Cette église, comme la cité romaine, est encore restreinte, exclusive, elle ne s'ouvre pas à tous. Elle prétend au mystère, elle veut une initiation. Elle aime encore les ténèbres des catacombes où elle naquit; elle se creuse de vastes cryptes qui lui rappellent son berceau. Les catéchumènes ne sont pas admis dans l'enceinte sacrée, ils attendent encore à la porte. Le baptistère est au dehors, au dehors le cimetière; la tour elle-même, l'organe et la voix de l'église, s'élève à côté. La pesante arcade romane scelle de son poids l'église souterraine, ensevelie dans ses mystères. Il en va ainsi, tant que le christianisme est en lutte, tant que dure la tempête des invasions, tant que le monde ne croit pas à sa durée. Mais lorsque l'ère fatale de l'an 1000 a passé, lorsque la hiérarchie ecclésiastique se trouve avoir conquis le monde, qu'elle s'est complétée, couronnée, fermée dans le pape, lorsque la chrétienté, enrôlée dans l'armée de la croisade, s'est aperçue de son unité, alors l'Église secoue son étroit vêtement, elle se dilate pour embrasser le monde, elle sort des cryptes ténébreuses. Elle monte, elle soulève ses voûtes, elle les dresse en crêtes hardies, et dans l'arcade romaine reparaît l'ogive orientale.

Voilà un prodigieux entassement, une œuvre d'Encelade. Pour soulever ces rocs à quatre, à cinq cents pieds dans les airs[239], les géants, ce semble, ont sué... Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa... Mais non, ce n'est pas là une œuvre de géants, ce n'est pas un confus amas de choses énormes, une agrégation inorganique... Il y a eu là quelque chose de plus fort que le bras des Titans... Quoi donc? le souffle de l'esprit. Ce léger souffle qui passa devant la face de Daniel, emportant les royaumes et brisant les empires, c'est lui encore qui a gonflé les voûtes, qui a soufflé les tours au ciel. Il a pénétré d'une vie puissante et harmonieuse toutes les parties de ce grand corps, il a suscité d'un grain de sénevé la végétation du prodigieux arbre. L'esprit est l'ouvrier de sa demeure. Voyez comme il travaille la figure humaine dans laquelle il est enfermé, comme il imprime la physionomie, comme il en forme et déforme les traits; il creuse l'œil de méditations, d'expérience et de douleurs, il laboure le front de rides et de pensées, les os mêmes, la puissante charpente du corps, il la plie et la courbe au mouvement de la vie intérieure. De même, il fut l'artisan de son enveloppe de pierre, il la façonna à son usage, il la marqua au dehors, au dedans de la diversité de ses pensées; il y dit son histoire, il prit bien garde que rien n'y manquât de la longue vie qu'il avait vécue, il y grava tous ses souvenirs, toutes ses espérances, tous ses regrets, tous ses amours. Il y mit, sur cette froide pierre, son rêve, sa pensée intime. Dès qu'une fois il eut échappé des catacombes, de la crypte mystérieuse où le monde païen l'avait tenu[240], il la lança au ciel cette crypte; d'autant plus profondément elle descendit, d'autant plus haut elle monta; la flèche flamboyante échappa comme le profond soupir d'une poitrine oppressée depuis mille ans. Et si puissante était la respiration, si fortement battait ce cœur du genre humain, qu'il fit jour de toutes parts dans son enveloppe; elle éclata d'amour pour recevoir le regard de Dieu. Regardez l'orbite amaigri et profond de la croisée gothique, de cet œil ogival[241], quand il fait effort pour s'ouvrir, au XIIe siècle. Cet œil de la croisée gothique est le signe par lequel se classe la nouvelle architecture. L'art ancien, adorateur de la matière, se classait par l'appui matériel du temple, par la colonne, colonne toscane, dorique, ionique. L'art moderne, fils de l'âme et de l'esprit, a pour principe, non la forme, mais la physionomie, mais l'œil; non la colonne, mais la croisée; non le plein, mais le vide.

Au XIIe et au XIIIe siècles, la croisée enfoncée dans la profondeur des murs, comme le solitaire de la Thébaïde dans une grotte de granit, est toute retirée en soi: elle médite et rêve. Peu à peu elle avance du dedans au dehors, elle arrive à la superficie extérieure du mur. Elle rayonne en belles roses mystiques, triomphantes de la gloire céleste. Mais le XIVe siècle est à peine passé que ces roses s'altèrent; elles se changent en figures flamboyantes; sont-ce des flammes, des cœurs ou des larmes? Tout cela peut-être à la fois.

Même progrès dans l'agrandissement successif de l'Église. L'esprit, quoi qu'il fasse, est toujours mal à l'aise dans sa demeure; il a beau l'étendre[242], la varier, la parer, il n'y peut tenir, il étouffe. Non, tant belle soyez-vous, merveilleuse cathédrale, avec vos tours, vos saints, vos fleurs de pierres, vos forêts de marbre, vos grands christs dans leurs auréoles d'or, vous ne pouvez me contenir. Il faut qu'autour de l'église nous bâtissions de petites églises, qu'elle rayonne de chapelles[243]. Au delà de l'autel, dressons un autel, un sanctuaire derrière le sanctuaire; cachons derrière le chœur la chapelle de la Vierge, il me semble que là nous respirerons mieux; là il y aura des genoux de femme pour que l'homme y pose sa tête qu'il ne peut plus soutenir, un voluptueux repos par delà la croix, l'amour par delà la mort... Mais que cette chapelle est petite encore, comme ces murs font obstacle!... Faudra-t-il donc que le sanctuaire échappe du sanctuaire, que l'arche se replace sous les tentes, sous le pavillon du ciel?

Le miracle, c'est que cette végétation passionnée de l'esprit, qui semblait devoir lancer au hasard le caprice de ses jets luxurieux, elle se développa dans une loi régulière. Elle dompta son exubérante fécondité au nombre, au rhythme d'une géométrie savante. La géométrie de l'art, le vrai et le beau se rencontrèrent. C'est ainsi qu'on a calculé dans les premiers temps que la courbe la plus propre à faire une voûte solide était justement celle que Michel-Ange avait choisie comme la plus belle, pour le dôme de Saint-Pierre.

Cette géométrie de la beauté éclate dans le type de l'architecture gothique, dans la cathédrale de Cologne[244]; c'est un corps régulier qui a crû dans la proportion qui lui était propre, avec la régularité des cristaux.

La croix de l'église normale est strictement déduite de la figure par laquelle Euclide construit le triangle équilatéral[245]. Ce triangle, principe de l'ogive normale, peut s'inscrire à l'arc des voûtes; il tient ainsi l'ogive également éloignée et de la disgracieuse maigreur des fenêtres aiguës du Nord, et du lourd aplatissement des arcades byzantines.

Le nombre dix et le nombre douze, avec leurs subdiviseurs et leurs multiples, dominent tout l'édifice. Dix est le nombre humain, celui des doigts; douze le nombre divin, le nombre astronomique; ajoutez-y sept, en l'honneur des sept planètes. Dans les tours[246], et dans tout l'édifice, les parties inférieures dérivent du carré et se subdivisent en octogone; les supérieures, dominées par le triangle, s'exfolient en hexagone, en dodécagone[247]. La colonne a dans le rapport de son diamètre les proportions de l'ordre dorique[248]. La hauteur égale à la largeur de l'arcade, conformément au principe de Vitruve et de Pline.

Ainsi dans ce pays de l'architecture gothique, subsistent les traditions de l'antiquité.

L'arcade jetée d'un pilier à l'autre est large de cinquante pieds. Ce nombre se répète dans tout l'édifice. C'est la mesure de la hauteur des colonnes. Les bas côtés ont la moitié de la largeur de l'arcade, la façade en a le triple. La longueur totale de l'édifice a trois fois la largeur totale, autrement dit neuf fois la largeur de l'arcade. La largeur du tout est égale à la longueur du chœur et de la nef[249], égale à la hauteur du milieu de la voûte[250]. La longueur est à la hauteur, comme deux est à cinq. Enfin l'arcade, les bas côtés, se reproduisent au dehors dans les contre-forts et les arcs-boutants qui soutiennent l'édifice. Le nombre sept, le nombre des sept dons du Saint-Esprit, des sept sacrements, est aussi celui des chapelles du chœur; deux fois sept celui des colonnes qui le soutiennent.

Cette prédilection pour les nombres mystiques se retrouve dans toutes les églises. Celle de Reims a sept entrées; celles de Reims et de Chartres sept chapelles autour du chœur. Le chœur de Notre-Dame de Paris a sept arcades. La croisée est longue de 144 pieds (16 fois 9), large de 42 (6 fois 7); c'est aussi la largeur d'une des tours et le diamètre d'une des grandes roses; les tours de la même église ont 216 pieds (17 fois 12). On y compte 297 colonnes (297 ÷ 3 = 99, qui, divisé par 3 = 33, qui, divisé par 3 = 11), et 45 chapelles (5 × 9). Le clocher qui en surmontait la croisée avait 104 pieds comme la voûte principale. Notre-Dame de Reims a dans son œuvre 408 pieds ( ÷ 2 donne 204, hauteur des tours de Notre-Dame de Paris; 204 ÷ 17 = 12)[251]. Chartres 396 pieds ( ÷ 6 = 66, qui, divisé par 2 = 33 = 3 × 11). Les nefs de Saint-Ouen de Rouen, et des cathédrales de Strasbourg et de Chartres, sont toutes les trois de longueur égale (244 pieds). La Sainte-Chapelle de Paris est haute de 110 pieds (110 ÷ 10 = 11), longue de 110, large de 27 (3e puissance de 3)[252].

À qui appartenait cette science des nombres, cette mathématique sacrée? Au clergé seul? On l'a cru d'abord. Mais des travaux récents (Visit. église de Noyon, etc.) ont établi ce fait très-important, que l'architecture ogivale, celle qu'on dit improprement gothique, est due tout entière aux laïques, au génie mystique des maçons. L'architecture romane, celle des prêtres, finit au XIIe siècle.

Les maçons, cette vaste et obscure association partout répandue, eurent leurs loges principales à Cologne et à Strasbourg. Leur signe, aussi ancien que la Germanie, c'était le marteau de Thor. Du marteau païen, sanctifié dans leurs mains chrétiennes, ils continuaient par le monde le grand ouvrage du Temple nouveau, renouvelé du Temple de Salomon. Avec quel soin ils ont travaillé, obscurs qu'ils étaient et perdus dans l'association, avec quelle abnégation d'eux-mêmes; il faut, pour le savoir, parcourir les parties les plus reculées, les plus inaccessibles des cathédrales. Élevez-vous dans ces déserts aériens, aux dernières pointes de ces flèches où le couvreur ne se hasarde qu'en tremblant, vous rencontrerez souvent, solitaires sous l'œil de Dieu, aux coups du vent éternel, quelque ouvrage délicat, quelque chef-d'œuvre d'art et de sculpture, où le pieux ouvrier a usé sa vie. Pas un nom, pas un signe, une lettre: il eût cru voler sa gloire à Dieu. Il a travaillé pour Dieu seul, pour le remède de son âme. Un nom qu'ils ont pourtant conservé par une gracieuse préférence, c'est celui d'une vierge qui travailla pour Notre-Dame de Strasbourg; une partie des sculptures qui couronnent la prodigieuse flèche y fut placée par sa faible main[253]. Ainsi, dans la légende, le roc que tous les efforts des hommes n'avaient pu ébranler, roule sous le pied d'un enfant[254]. C'est aussi une vierge que la patronne des maçons, sainte Catherine, qu'on voit avec sa roue géométrique, sa rose mystérieuse, sur le plan de la cathédrale de Cologne. Une autre vierge, sainte Barbe, s'y appuie sur sa tour, percée d'une trinité de fenêtres.

Sorti du libre élan mystique, le gothique, comme on l'a dit sans le comprendre, est le genre libre. Je dis libre, et non arbitraire. S'il s'en fût tenu au même type[255], s'il fût resté assujetti par l'harmonie géométrique, il eût péri de langueur. En diverses parties de l'Allemagne, en France, en Angleterre, moins dominé par le calcul et l'idéalisme religieux, il a reçu davantage l'empreinte variée de l'histoire. Nos artistes ont marqué nos églises de leur ardente personnalité[256]; on lit leur nom sur les murs de Notre-Dame de Paris, sur les tombeaux de Rouen[257], sur les pierres tumulaires et les méandres de l'église de Reims[258]. L'inquiétude du nom et de la gloire, la rivalité des efforts, poussa ces artistes à des actes désespérés. À Caen, à Rouen, on retrouve l'histoire de Dédale tuant son neveu par envie. Vous voyez dans une église de cette dernière ville, sur la même pierre, les figures hostiles et menaçantes d'Alexandre de Berneval et de son disciple poignardé par lui. Leurs chiens, couchés à leurs pieds, se menacent encore. L'infortuné jeune homme, dans la tristesse d'un destin inaccompli, porte sur sa poitrine l'incomparable rose où il eut le malheur de surpasser son maître[259].

Comment compter nos belles églises au XIIIe siècle? Je voulais du moins parler de Notre-Dame de Paris[260]. Mais quelqu'un a marqué ce monument d'une telle griffe de lion, que personne désormais ne se hasardera d'y toucher. C'est sa chose désormais, c'est son fief, c'est le majorat de Quasimodo. Il a bâti, à côté de la vieille cathédrale de poésie, aussi ferme que les fondements de l'autre, aussi haute que ses tours. Si je regardais cette église ce serait comme livre d'histoire, comme le grand registre des destinées de la monarchie. On sait que son portail, autrefois chargé des images de tous les rois de France, est l'œuvre de Philippe-Auguste; le portail sud-est de saint Louis[261]; le septentrional de Philippe le Bel[262]; celui-ci fut fondé de la dépouille des Templiers, pour détourner sans doute la malédiction de Jacques Molay[263]. Ce portail funèbre a dans sa porte rouge le monument de Jean sans Peur[264], l'assassin du duc d'Orléans. La grande et lourde église, toute fleurdelisée, appartient à l'histoire plus qu'à la religion. Elle a peu d'élan, peu de ce mouvement d'ascension si frappant dans les églises de Strasbourg et de Cologne. Les bandes longitudinales qui coupent Notre-Dame de Paris arrêtent l'élan; ce sont plutôt les lignes d'un livre. Cela raconte au lieu de prier.

Notre-Dame de Paris est l'église de la monarchie; Notre-Dame de Reims, celle du sacre. Celle-ci est achevée, contre l'ordinaire des cathédrales. Riche, transparente, pimpante dans sa coquetterie colossale, elle semble attendre une fête; elle n'en est que plus triste, la fête ne revient plus. Chargée et surchargée de sculptures, couverte plus qu'aucune autre des emblèmes du sacerdoce, elle symbolise l'alliance du roi et du prêtre. Sur les rampes extérieures de la croisée batifolent les diables, ils se laissent glisser aux pentes rapides, ils font la moue à la ville, tandis qu'au pied du Clocher-à-l'Ange le peuple est pilorié.

Saint-Denis est l'église des tombeaux; non pas une sombre et triste nécropole païenne, mais glorieuse et triomphante, toute brillante de foi et d'espoir, large et sans ombre, comme l'âme de saint Louis qui l'a bâtie; simple au dehors, belle au dedans; élancée et légère, comme pour moins peser sur les morts. La nef s'élève au chœur par un escalier qui semble attendre le cortége des générations qui doivent monter, descendre, avec la dépouille des rois.

À l'époque où nous sommes parvenus, l'architecture gothique avait atteint sa plénitude, elle était dans la beauté sévère de la virginité, moment court, moment adorable, où rien ne peut rester ici-bas. Au moment de la beauté pure, il en succède un autre que nous connaissons bien aussi. Vous savez, cette seconde jeunesse, quand la vie a déjà pesé, quand la science du bien et du mal perce dans un triste sourire, qu'un pénétrant regard s'échappe des longues paupières; alors ce n'est pas trop de toutes les fêtes pour donner le change aux troubles du cœur. C'est le temps de la parure et des riches ornements. Telle fut l'église gothique à ce second âge; elle porta dans sa parure une délicieuse coquetterie. Riches croisées coiffées de triangles imposants[265], charmants tabernacles appendus aux portes, aux tours, comme des chatons de diamants, fine et transparente dentelle de pierre filée au fuseau des fées; elle alla ainsi de plus en plus ornée et triomphante, à mesure qu'au dedans le mal augmentait. Vous avez beau faire, souffrante beauté, le bracelet flotte autour d'un bras amaigri; vous savez trop, la pensée vous brûle, vous languissez d'amour impuissant.

L'art s'enfonça chaque jour davantage dans cet amaigrissement. Il s'acharna sur la pierre, s'en prit à elle de la vie qui tarissait, il la creusa, la fouilla, l'amincit, la subtilisa. L'architecture devint la sœur de la scolastique. Elle divisa et subdivisa. Son procédé fut aristotélique, sa méthode celle de saint Thomas. Ce fut comme une série de syllogismes de pierre qui n'atteignaient pas leur conclusion. On trouve de la froideur dans ces raffinements du gothique, dans les subtilités de la scolastique, dans la scolastique d'amour des troubadours et de Pétrarque. C'est ne pas savoir ce que c'est que la passion, combien elle est ingénieuse, opiniâtre, acharnée, subtile et aiguë dans ses poursuites ardentes. Altérée de l'infini dont elle a entrevu la fugitive lueur, elle donne aux sens une vivacité extraordinaire, elle devient un verre grossissant, qui distingue et exagère les moindres détails. Elle le poursuit, cet infini, dans l'imperceptible bulle d'air où flotte un rayon du ciel, elle le cherche dans l'épaisseur d'un beau cheveu blond, dans la dernière fibre d'un cœur palpitant. Divise, divise, scalpel acéré, tu peux percer, déchirer, tu peux fendre le cheveu et trancher l'atome, tu n'y trouveras pas ton Dieu.

En poussant chaque jour plus avant cette ardente poursuite, ce que l'homme rencontra, ce fut l'homme même. La partie humaine et naturelle du christianisme se développa de plus en plus et envahit l'Église. La végétation gothique, lassée de monter en vain, s'étendit sur la terre et donna ses fleurs. Quelles fleurs? des images de l'homme, des représentations peintes et sculptées du christianisme, des saints, des apôtres. La peinture et la sculpture, les arts matérialistes qui reproduisent le fini, étouffèrent peu à peu l'architecture[266]; celle-ci, l'art abstrait, infini, silencieux, ne put tenir contre ses sœurs plus vives et plus parlantes. La figure humaine varia, peupla la sainte nudité des murs. Sous prétexte de piété, l'homme mit partout son image; elle y entra comme Christ, comme apôtre ou prophète; puis en son propre nom, humblement couchée sur les tombeaux; qui eût refusé l'asile du temple à ces pauvres morts? Ils se contentèrent d'abord d'une simple dalle, où l'image était gravée; puis la dalle se souleva; la tombe s'enfla, l'image devint une statue; puis la tombe fut un mausolée, un catafalque de pierres qui emplit l'église, que dis-je? ce fut une église elle-même. Dieu, resserré dans sa maison, fut heureux de garder lui-même une chapelle[267].

La puissante colonne grecque, également groupée, porte à son aise un léger fronton; le faible porte sur le fort; cela est logique et humain. L'art gothique est surhumain. Il est né de la croyance au miraculeux, au poétique, à l'absurde. Ceci n'est pas une dérision; j'emprunte le mot de saint Augustin: Credo quia absurdum. La maison divine, par cela qu'elle est divine, n'a pas besoin de fortes colonnes; si elle accepte un appui matériel, c'est pure condescendance; il lui suffisait du souffle de Dieu. Ces appuis, elle les réduira à rien, s'il est possible. Elle aimera à placer des masses énormes sur de fines colonnettes. Le miracle est évident. Là est pour l'architecture gothique le principe de vie: c'est l'architecture du miracle. Mais c'est aussi son principe de mort. Le jour où l'amour manquera, l'étrangeté, la bizarrerie des formes, ressortiront à loisir, et le sentiment du beau sera choqué, tout aussi bien que la logique[268].

L'art au service d'une religion de la mort, d'une morale qui prescrit l'annihilation de la chair, doit rencontrer et chérir le laid. La laideur volontaire est un sacrifice, la laideur naturelle une occasion d'humilité. La pénitence est laide, le vice plus laid. Le dieu du péché, le hideux dragon, le diable, est dans l'église, vaincu, humilié, mais il y est. Le genre grec divinise souvent la bête; les lions de Rome, les coursiers du Parthénon sont restés des dieux. Le gothique bestialise l'homme, pour le faire rougir de lui-même, avant de le diviniser. Voilà la laideur chrétienne. Où est la beauté chrétienne? Elle est dans cette tragique image de macérations et de douleur, dans ce pathétique regard, dans ces bras ouverts pour embrasser le monde. Beauté effrayante, laideur adorable que nos vieux peintres n'ont pas craint d'offrir à l'âme sanctifiée.

Dans tout le gothique, sculpture, architecture, il y avait, avouons-le, quelque chose de complexe, de vieux, de pénible. La masse énorme de l'église s'appuie sur d'innombrables contre-forts[269], laborieusement dressée et soutenue, comme le Christ sur la croix. On fatigue à la voir entourée d'étais innombrables qui donnent l'idée d'une vieille maison qui menace, ou d'un bâtiment inachevé.

Oui, la maison menaçait, elle ne pouvait s'achever. Cet art, attaquable dans sa forme, défaillait aussi dans son principe social. La société d'où il est sorti était trop inégale et trop injuste. Le régime de castes, si peu atténué qu'il était par le christianisme[270], subsistait encore. L'Église sortie du peuple eut, de bonne heure, peur du peuple; elle s'en éloigna, elle fit alliance avec la féodalité, sa vieille ennemie, puis avec la royauté victorieuse de la féodalité. Elle s'associa aux tristes victoires de la royauté sur les communes qu'elle-même avait aidées à leur naissance. La cathédrale de Reims porte au pied d'un de ses clochers l'image des bourgeois du XVe siècle, punis d'avoir résisté à l'établissement d'un impôt[271]. Cette figure du peuple pilorié est un stigmate pour l'Église elle-même. La voix des suppliciés s'élevait avec les chants. Dieu acceptait-il volontiers un tel hommage? Je ne sais; mais il semble que des églises bâties par corvées, élevées des dîmes d'un peuple affamé, toutes blasonnées de l'orgueil des évêques et des seigneurs, toutes remplies de leurs insolents tombeaux, devaient chaque jour moins lui plaire. Sous ces pierres il y avait trop de pleurs.

Le moyen âge ne pouvait suffire au genre humain. Il ne pouvait soutenir sa prétention orgueilleuse d'être le dernier mot du monde, la Consommation. Le temple devait s'élargir. L'humanité devait reconnaître le Christ en soi-même. Cette intuition mystique d'un Christ éternel, renouvelé sans cesse dans l'humanité, elle se représente partout au moyen âge, confuse, il est vrai, et obscure, mais chaque jour acquérant un nouveau degré de clarté. Elle y est spontanée et populaire, étrangère, souvent contraire à l'influence ecclésiastique. Le peuple, tout en obéissant au prêtre, distingue fort bien du prêtre, le saint, le Christ de Dieu. Il cultive d'âge en âge, il élève, il épure cet idéal dans la réalité historique. Ce Christ de douceur et de patience, il apparaît dans Louis le Débonnaire conspué par les évêques; dans le bon roi Robert, excommunié par le pape; dans Godefroi de Bouillon, homme de guerre et gibelin, mais qui meurt vierge à Jérusalem, simple baron du Saint-Sépulcre. L'idéal grandit encore dans Thomas de Kenterbury, délaissé de l'Église et mourant pour elle. Il atteint un nouveau degré de pureté en saint Louis, roi prêtre et roi homme. Tout à l'heure l'idéal généralisé va s'étendre dans le peuple; il va se réaliser au XVe siècle, non-seulement dans l'homme du peuple, mais dans la femme, dans Jeanne la Pucelle. Celle-ci, en qui le peuple meurt pour le peuple, sera la dernière figure du Christ au moyen âge.

Cette transfiguration du genre humain qui reconnut l'image de son Dieu en soi, qui généralisa ce qui avait été individuel, qui fixa dans un présent éternel ce qu'on avait cru temporaire et passé, qui mit sur la terre un ciel; elle fut la rédemption du monde moderne, mais elle parut la mort du christianisme et de l'art chrétien. Satan poussa sur l'Église inachevée un rire d'immense dérision; ce rire est dans les grotesques du XVe et du XVIe siècles. Il crut avoir vaincu; il n'a jamais pu apprendre, l'insensé, que son triomphe apparent n'est jamais qu'un moyen. Il ne vit point que Dieu n'est pas moins Dieu, pour s'être fait humanité; que le temple n'est pas détruit, pour être devenu grand comme le monde.

En attendant, il faut que le vieux monde passe, que la trace du moyen âge achève de s'effacer, que nous voyions mourir tout ce que nous aimions, ce qui nous allaita tout petit, ce qui fut notre père et notre mère, ce qui nous chantait si doucement dans le berceau. C'est en vain que la vieille église gothique élève toujours au ciel ses tours suppliantes, en vain que ses vitraux pleurent, en vain que ses saints font pénitence dans leurs niches de pierre... «Quand le torrent des grandes eaux déborderait, elles n'arriveront pas jusqu'au Seigneur.» Ce monde condamné s'en ira avec le monde romain, le monde grec, le monde oriental. Il mettra sa dépouille à côté de leur dépouille. Dieu lui accorde tout au plus, comme à Ézéchias, un tour de cadran. 1833.

J'ai tiré ce volume, en grande partie, des Archives nationales. Un mot seulement sur ces Archives, sur les fonctions qui ont fait à l'auteur un devoir d'approfondir l'histoire de nos antiquités, sur le paisible théâtre de ses travaux, sur le lieu qui les a inspirés. Son livre, c'est sa vie.

Le noyau des archives est le Trésor des chartes et la collection des registres du Parlement. Le Trésor des chartes, et la partie de beaucoup la plus considérable des Archives (sections historiques, domaniale et topographique, législative et administrative), occupent au Marais le triple hôtel de Clisson, Guise et Soubise; antiquité dans l'antiquité, l'histoire dans l'histoire. Une tour du XIVe siècle garde l'entrée de la royale colonnade du palais des Soubise. On s'explique en entrant la fière devise des Rohan, leurs aïeux: «Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis.»

Le Trésor des chartes contient dans ses registres la suite des actes du gouvernement depuis le XIIIe siècle, dans ses chartes les actes diplomatiques du moyen âge, entre autres ceux qui ont amené la réunion des diverses provinces, les titres d'acquisition de la monarchie, ce qui constituait, comme on le disait, les droits du roi. C'était le vieil arsenal dans lequel nos rois prenaient des armes pour battre en brèche la féodalité. Fixé à Paris par Philippe-Auguste, ce dépôt fut confié tantôt au garde des sceaux, tantôt à un simple clerc du roi, à un chanoine de la Sainte-Chapelle, en dernier lieu au procureur général. Parmi ces trésoriers des chartes, il faut citer un Budé, deux de Thou[272]. Les destinées de ce précieux dépôt ne furent autres que celles de la monarchie. Chaque fois que l'autorité royale prit plus de nerf et de ressort, on s'inquiéta du Trésor des chartes; véritable trésor en effet où l'on trouvait des titres à exploiter, où l'on pêchait des terres, des châteaux, maintes fois des provinces. Les fils de Philippe le Bel, cette génération avide, firent faire le premier inventaire. Charles V, bon clerc et vrai prud'homme, quand la France, après les guerres des Anglais, se cherchait elle-même, visita le trésor, et s'affligea de la confusion qui s'y était mise (1371); le trésor était comme la France. Sous Louis XI, nouvel inventaire, autre sous Charles VIII. Sous Henri III, le désordre est au comble. De savants hommes y aident: Brisson et du Tillet, qui travaillent pour le roi, emportent et dissipent les pièces. Du Tillet écrivait alors son grand ouvrage de la France ancienne, dont il a imprimé diverses parties. Mais cet inventaire des droits de la monarchie ne fut fait que sous Richelieu. Personne ne sut comme lui enrichir et exploiter les archives: par toute la France il rasait les châteaux et il rassemblait les titres; ce fut un grand et admirable collecteur d'antiquités en ce genre. Les limiers qu'il employa à cette chasse de diplomatique, les Du Puy, les Godefroi, les Galand, les Marca, poursuivirent infatigablement son œuvre, réunissant, cataloguant, interprétant. Un des principaux fruits de ce travail est le livre des Droits du roy, de Pierre Du Puy. C'est un savant et curieux livre, étonnant d'érudition et de servilisme intrépide. Vous verrez là que nos rois sont légitimes souverains de l'Angleterre, qu'ils ont toujours possédé la Bretagne, que la Lorraine, dépendance originaire du royaume français d'Austrasie et de Lotharingie, n'a passé aux empereurs que par usurpation, etc. Une telle érudition était précieuse pour le ministre déterminé à compléter la centralisation de la France. Du Puy allait, fouillant les archives, trouvant des titres inconnus, colorant les acquisitions plus ou moins légitimes; l'archiviste conquérant marchait devant les armées. Ainsi, quand on voulut mettre la main sur la Lorraine, Du Puy fut envoyé aux archives des Trois-Évêchés; puis le duc fut sommé de montrer ses titres. Le Languedoc fut de même défié par Galand de prouver par écrit son droit de franc-alleu, de propriété libre. On alléguait en vain les droits des anciens, la tradition, la possession immémoriale; nos archivistes voulaient des écrits.

Ce magasin de procès politiques, ce dépôt de tant de droits douteux, notre Trésor des chartes était environné d'un formidable mystère. Il fallait une lettre de cachet au trésorier des chartes pour avoir droit de le consulter, et cette charge de trésorier finit par être réunie à celle de procureur général au Parlement de Paris. M. d'Aguesseau provoqua le bannissement à trente lieues de Paris contre un homme qui était parvenu à se procurer quelques copies de pièces déposées au Trésor des chartes, et qui en faisait trafic[273].

La confiscation monarchique avait fait le Trésor des chartes; la confiscation révolutionnaire a fait nos archives telles que nous les avons aujourd'hui. Au vieux Trésor des chartes, prescrit désormais, sont venus se joindre ses frères, les trésors de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés et de tant d'autres monastères. Les vénérables et fragiles papyri, qui portent encore les noms de Childebert, de Clotaire, sont sortis de leur asile ecclésiastique, et sont venus comparaître à cette grande revue des morts.

Si la Révolution servit peu la science par l'examen et la critique des monuments, elle la servit beaucoup par l'immense concentration qu'elle opéra. Elle secoua vivement toute cette poussière: monastères, châteaux, dépôts de tout genre, elle vida tout, versa tout sur le plancher, réunit tout. Le dépôt du Louvre, par exemple, était comble de papiers, les fenêtres même étaient obstruées, tandis que l'archiviste louait plusieurs pièces à l'Académie. Si l'on voulait faire des recherches, il fallait de la chandelle en plein midi. La Révolution, une fois pour toutes, y porta le jour.

Les Du Puy, les Marca de cette seconde époque (je parle seulement de la science), furent deux députés de la Convention, MM. Camus et Daunou. M. Camus, gallican comme son prédécesseur Du Puy, servit la république avec la même passion que Du Puy la monarchie. M. Daunou, successeur de M. Camus, fut, à proprement parler, le fondateur des Archives, et à cette époque les Archives de France devenaient celles du monde. Cette prodigieuse classification lui appartient. C'était alors un glorieux temps pour les Archives. Pendant que M. Daru ouvrait, pour la première fois, les mystérieux dépôts de Venise, M. Daunou recevait les dépouilles du Vatican. D'autre part, du Nord et du Midi arrivaient à l'hôtel de Soubise les archives d'Allemagne, d'Espagne et de Belgique. Deux de nos collègues étaient allés chercher celles de Hollande.

Aujourd'hui les Archives de la France ne sont plus celles de l'Europe. On distingue encore sur les portes de nos salles la trace des inscriptions qui nous rappellent nos pertes: Bulles, Daterie, etc. Toutefois il nous reste encore environ cent cinquante mille cartons. Quoique les provinces refusent de laisser réunir leurs archives, quoique même plusieurs ministères continuent de garder les leurs, l'encombrement finira par les décider à se dessaisir. Nous vaincrons, car nous sommes la mort, nous en avons l'attraction puissante: toute révolution se fait à notre profit. Il nous suffit d'attendre: «Patiens, quia æternus.»

Nous recevons tôt ou tard les vaincus et les vainqueurs. Nous avons la monarchie bel et bien enclose de l'alpha à l'oméga, la charte de Childebert à côté du testament de Louis XVI; nous avons la République dans notre armoire de fer, clefs de la Bastille[274], minute des droits de l'homme, urne des députés, et la grande machine républicaine, le coin des assignats. Il n'y a pas jusqu'au pontificat qui ne nous ait laissé quelque chose; le pape nous a repris ses archives, mais nous avons gardé par représailles les brancards sur lesquels il fut porté au sacre de l'empereur. À côté de ces jouets sanglants de la Providence, est placé l'immuable étalon des mesures que chaque année l'on vient consulter. La température est invariable aux Archives.

Pour moi, lorsque j'entrai la première fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette nécropole des monuments nationaux, j'aurais dit volontiers, comme cet Allemand entrant au monastère de Saint-Vannes: Voici l'habitation que j'ai choisie et mon repos aux siècles des siècles!

Toutefois je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples. D'abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu'à tort la centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient n'avoir pas été effacées par la multitude des lois modernes. Si on eût voulu les écouter tous, comme disait ce fossoyeur au champ de bataille, il n'y en aurait pas eu un de mort. Tous vivaient et parlaient, ils entouraient l'auteur d'une armée à cent langues que faisait taire rudement la grande voix de la République et de l'Empire.

Doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s'il vous plaît. Tous vous avez droit sur l'histoire. L'individuel est beau comme individuel, le général comme général. Le Fief a raison, la Monarchie davantage, encore plus la République!... La province doit revivre; l'ancienne diversité de la France sera caractérisée par une forte géographie. Elle doit reparaître, mais à condition de permettre que, la diversité s'effaçant peu à peu, l'identification du pays succède à son tour. Revive la monarchie, revive la France! Qu'un grand essai de classification serve une fois de fil en ce chaos. Une telle systématisation servira, quoique imparfaite. Dût la tête s'emboîter mal aux épaules, la jambe s'agencer mal à la cuisse, c'est quelque chose de revivre.

Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des morts. Cette danse galvanique qu'ils menaient autour de moi, j'ai essayé de la reproduire en ce livre. Quelques-uns peut-être ne trouveront cela ni beau ni vrai; ils seront choqués surtout de la dureté des oppositions provinciales que j'ai signalées. Il me suffit de faire observer aux critiques qu'il peut fort bien se faire qu'ils ne reconnaissent point leurs aïeux, que nous avons entre tous les peuples, nous autres Français, ce don que souhaitait un ancien, le don d'oublier. Les chants de Roland et de Renaud, etc., ont certainement été populaires; les fabliaux leur ont succédé; et tout cela était déjà si loin au XVIe siècle, que Joachim Du Bellay dit en propres termes: «Il n'y a, dans notre vieille littérature, que le roman de la Rose.» Du temps de Du Bellay, la France a été Rabelais, plus tard Voltaire. Rabelais est maintenant dans le domaine de l'érudition, Voltaire est déjà moins lu. Ainsi va ce peuple se transformant et s'oubliant lui-même.

La France une et identifiée aujourd'hui peut fort bien renier cette vieille France hétérogène que j'ai décrite. Le Gascon ne voudra pas reconnaître la Gascogne, ni le Provençal la Provence. À quoi je répondrai qu'il n'y a plus ni Provence, ni Gascogne, mais une France. Je la donne aujourd'hui, cette France, dans la diversité de ses vieilles originalités de provinces. Les derniers volumes de cette histoire la présenteront dans son unité. (1833.)

LIVRE V

CHAPITRE PREMIER

VÊPRES SICILIENNES

1270-1299

Le fils de saint Louis, Philippe le Hardi, revenant de cette triste croisade de Tunis, déposa cinq cercueils aux caveaux de Saint-Denis. Faible et mourant lui-même, il se trouvait héritier de presque toute sa famille. Sans parler du Valois qui lui revenait par la mort de son frère Jean Tristan, son oncle Alphonse lui laissait tout un royaume dans le midi de la France (Poitou, Auvergne, Toulouse, Rouergue, Albigeois, Quercy, Agénois, Comtat). Enfin, la mort du comte de Champagne, roi de Navarre, qui n'avait qu'une fille, mit cette riche héritière entre les mains de Philippe, qui lui fit épouser son fils.

Par Toulouse et la Navarre, par le Comtat, cette grande puissance regardait vers le midi, vers l'Italie et l'Espagne. Mais, tout puissant qu'il était, le fils de saint Louis n'était pas le chef véritable de la maison de France. La tête de cette maison, c'était le frère de saint Louis, Charles d'Anjou. L'histoire de France, à cette époque, est celle du roi de Naples et de Sicile. Celle de son neveu, Philippe III, n'en est qu'une dépendance.

Charles avait usé, abusé d'une fortune inouïe. Cadet de France, il s'était fait comte de Provence, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, plus que roi, maître et dominateur des papes. On pouvait lui adresser le mot qui fut dit au fameux Ugolin. «Que me manque-t-il? demandait le tyran de Pise.—Rien que la colère de Dieu.»

On a vu comment il avait trompé la pieuse simplicité de son frère, pour détourner la croisade de son but, pour mettre un pied en Afrique et rendre Tunis tributaire. Il revint le premier de cette expédition faite par ses conseils et pour lui; il se trouva à temps pour profiter de la tempête qui brisa les vaisseaux des croisés, pour saisir leurs dépouilles sur les rochers de la Calabre, les armes, les habits, les provisions. Il attesta froidement contre ses compagnons, ses frères de la croisade, le droit de bris, qui donnait au seigneur de l'écueil tout ce que la mer lui jetait.

C'est ainsi qu'il avait recueilli le grand naufrage de l'Empire et de l'Église. Pendant près de trois ans, il fut comme pape en Italie, ne souffrant pas que l'on nommât un pape après Clément IV. Clément, pour vingt mille pièces d'or que le Français lui promettait de revenus, se trouvait avoir livré, non-seulement les Deux-Siciles, mais l'Italie entière. Charles s'était fait nommer par lui sénateur de Rome et vicaire impérial en Toscane. Plaisance, Crémone, Parme, Modène, Ferrare et Reggio, plus tard même Milan, l'avaient accepté pour seigneur, ainsi que plusieurs villes du Piémont et de la Romagne. Toute la Toscane l'avait choisi pour pacificateur. «Tuez-les tous,» disait ce pacificateur aux Guelfes de Florence qui lui demandaient ce qu'il fallait faire des Gibelins prisonniers[275].

Mais l'Italie était trop petite. Il ne s'y trouvait pas à l'aise. De Syracuse, il regardait l'Afrique, d'Otrante l'empire grec. Déjà il avait donné sa fille au prétendant latin de Constantinople, au jeune Philippe, empereur sans empire.

Les papes avaient lieu de se repentir de leur triste victoire sur la maison de Souabe. Leur vengeur, leur cher fils, était établi chez eux et sur eux. Il s'agissait désormais de savoir comment ils pourraient échapper à cette terrible amitié. Ils sentaient avec effroi l'irrésistible force, l'attraction maligne que la France exerçait sur eux. Ils voulaient, un peu tard, s'attacher l'Italie. Grégoire X essayait d'assoupir les factions que ses prédécesseurs avaient nourries si soigneusement; il demandait qu'on supprimât les noms de Guelfes et de Gibelins. Les papes avaient toujours combattu les empereurs d'Allemagne et de Constantinople; Grégoire se déclara l'ami des deux empires. Il proclama la réconciliation de l'Église grecque. Il vint à bout de terminer le grand interrègne d'Allemagne, faisant du moins nommer un empereur tel quel, un simple chevalier dont la maigre et chauve figure, dont les coudes percés, rassuraient les princes électeurs contre ce nom d'Empereur naguère si formidable. Ce pauvre empereur fut pourtant Rodolphe de Habsbourg; sa maison fut la maison d'Autriche, fondée ainsi par les papes contre celle de France[276].

Le plan de Grégoire X était de mener lui-même l'Europe à la croisade avec son nouvel Empereur, de relever ainsi l'Empire et la Papauté. Nicolas III, romain, et de la maison Orsini, eut un autre projet: il voulait fonder en faveur des siens un royaume central d'Italie. Il saisit le moment où Rodolphe venait de remporter sa grande victoire sur le roi de Bohême. Il intimida Charles par Rodolphe. Le roi de Naples, qui ne rêvait que Constantinople, sacrifia le titre de sénateur de Rome et de vicaire impérial. Et cependant Nicolas signait secrètement avec l'Aragon et les Grecs une ligue pour le renverser.

Conjuration au dehors, conjuration au dedans. Les Italiens se croient maîtres en ce genre. Ils ont toujours conspiré, rarement réussi; mais, pour ce peuple artiste, une telle entreprise était une œuvre d'art où il se complaisait, un drame sans fiction, une tragédie réelle. Ils y cherchaient l'effet du drame. Il y fallait de nombreux spectateurs, une occasion solennelle, une grande fête, par exemple; le théâtre était souvent un temple, le moment celui de l'élévation[277].

La conjuration dont nous allons parler était bien autre chose que celle des Pazzi, des Olgiati. Il ne s'agissait pas de donner un coup de poignard, et de se faire tuer en tuant un homme, ce qui d'ailleurs ne sert jamais à rien. Il fallait remuer le monde et la Sicile, conspirer et négocier, encourager l'une par l'autre la ligue et l'insurrection; il fallait soulever un peuple et le contenir, organiser toute une guerre, sans qu'il y parût. Cette entreprise, si difficile, était aussi de toutes la plus juste; il s'agissait de chasser l'étranger.

La forte tête qui conçut cette grande chose et la mena à bout, une tête froidement ardente, durement opiniâtre et astucieuse, comme on en trouve dans le Midi, ce fut un Calabrois, un médecin[278]. Ce médecin était un seigneur de la cour de Frédéric II. Il était seigneur de l'île de Prochyta, et, comme médecin, il avait été l'ami, le confident de Frédéric et de Manfred. Pour plaire à ces libres penseurs du XIIIe siècle, il fallait être médecin, arabe ou juif. On entrait chez eux par l'école de Salerne plutôt que par l'Église. Vraisemblablement, cette école apprenait à ses adeptes quelque chose de plus que les innocentes prescriptions qu'elle nous a laissées dans ses vers léonins.

Après la ruine de Manfred, Procida se réfugia en Espagne. Examinons quelle était la situation des divers royaumes espagnols, ce qu'on pouvait attendre d'eux contre la maison de France.

D'abord, la Navarre, le petit et vénérable berceau de l'Espagne chrétienne, était sous la main de Philippe III. Le dernier roi national avait appelé contre les Castillans les Maures, puis les Français. Son neveu, Henri, comte de Champagne, n'ayant qu'une fille, remit en mourant cette enfant au roi de France, qui, comme nous l'avons dit, la donna à son fils. Philippe III, qui venait d'hériter de Toulouse, se trouvait bien près de l'Espagne. Il n'avait, ce semble, qu'à descendre des pors des Pyrénées dans sa ville de Pampelune, et prendre le chemin de Burgos.

Mais l'expérience a prouvé qu'on ne prend pas l'Espagne ainsi. Elle garde mal sa porte; mais tant pis pour qui entre. Le vieux roi de Castille, Alphonse X, beau-père et beau-frère du roi de France, voulut en vain laisser son royaume aux fils de son aîné, qui, par leur mère, étaient fils de saint Louis. Alphonse n'avait pas bonne réputation chez son peuple, ni comme Espagnol, ni comme chrétien. Grand clerc, livré aux mauvaises sciences de l'alchimie et de l'astrologie, il s'enfermait toujours avec ses juifs[279], pour faire de la fausse monnaie[280] ou de fausses lois, pour altérer d'un mélange romain le droit gothique[281]. Il n'aimait pas l'Espagne; sa manie était de se faire Empereur. Et l'Espagne le lui rendait bien. Les Castillans se donnèrent eux-mêmes pour roi, conformément au droit des Goths, le second fils d'Alphonse, Sanche le Brave, le Cid de ce temps-là[282]. Déshérité par son père, menacé à la fois par les Français et par les Maures, de plus excommunié par le pape pour avoir épousé sa parente, Sanche fit tête à tout, et garda sa femme et son royaume. Le roi de France fit de grandes menaces, rassembla une grande armée, prit l'oriflamme, entra en Espagne jusqu'à Salvatierra. Là, il s'aperçut qu'il n'avait ni vivres ni munitions, et ne put avancer.

C'était une glorieuse époque pour l'Espagne. Le roi d'Aragon, D. Jayme, fils du roi troubadour qui périt à Muret en défendant le comte de Toulouse, venait de conquérir sur les Maures les royaumes de Majorque et de Valence. D. Jayme avait, telle est l'emphase espagnole, gagné trente-trois batailles, fondé ou repris deux mille églises. Mais il avait, dit-on, encore plus de maîtresses que d'églises. Il refusait au pape le tribut promis par ses prédécesseurs. Il avait osé faire épouser à son fils D. Pedro la propre fille de Manfred, le dernier rejeton de la maison de Souabe.

Les rois d'Aragon, toujours guerroyant contre Maures ou chrétiens, avaient besoin d'être aimés de leurs hommes, et l'étaient. Lisez le portrait qu'en a tracé le brave et naïf Ramon Muntaner, l'historien soldat, comme ils rendaient bonne justice, comme ils acceptaient les invitations de leurs sujets, comme ils mangeaient en public devant tout le monde, acceptant, dit-il, ce qu'on leur offrait, fruit, vin ou autre chose, et ne faisant pas difficulté d'en goûter[283]. Muntaner oublie une chose, c'est que ces rois si populaires n'étaient pas renommés par leur loyauté. C'étaient de rusés montagnards d'Aragon, de vrais Almogavares, demi-Maures, pillant amis et ennemis.

Ce fut près du jeune roi D. Pedro que se retira d'abord le fidèle serviteur de la maison de Souabe, près de la fille de ses maîtres, la reine Constance. L'Aragonais le reçut bien, lui donna des terres et des seigneuries. Mais il accueillit froidement ses conseils belliqueux contre la maison de France; les forces étaient trop disproportionnées. La haine de la chrétienté contre cette maison avait besoin d'augmenter encore. Il aima mieux refuser et attendre. Il laissa l'aventurier agir, sans se compromettre. Pour éviter tout soupçon de connivence, Procida vendit ses biens d'Espagne et disparut. On ne sut ce qu'il était devenu.

Il était parti secrètement en habit de franciscain. Cet humble déguisement était aussi le plus sûr. Ces moines allaient partout: ils demandaient, mais vivaient de peu, et partout, étaient bien reçus. Gens d'esprit, de ruse et de faconde, ils s'acquittaient discrètement de maintes commissions mondaines. L'Europe était remplie de leur activité. Messagers et prédicateurs, diplomates parfois, ils étaient alors ce que sont aujourd'hui la poste et la presse. Procida prit donc la sale robe des Mendiants, et s'en alla, humblement et pieds nus, chercher par le monde des ennemis à Charles d'Anjou.

Les ennemis ne manquaient pas. Le difficile était de les accorder et de les faire agir de concert et à temps. D'abord il se rend en Sicile, au volcan même de la révolution, voit, écoute et observe. Les signes de l'éruption prochaine étaient visibles, rage concentrée, sourd bouillonnement, et le murmure et le silence. Charles épuisait ce malheureux peuple pour en soumettre un autre. Tout était plein de préparatifs et de menaces contre les Grecs. Procida passe à Constantinople, il avertit Paléologue, lui donne des renseignements précis. Le roi de Naples avait déjà fait passer trois mille hommes à Durazzo. Il allait suivre avec cent galères et cinq cents bâtiments de transport. Le succès de l'affaire était sûr, puisque Venise ne craignait pas de s'y engager. Elle donnait quarante galères avec son doge, qui était encore un Dandolo. La quatrième croisade allait se renouveler. Paléologue éperdu ne savait que faire. «Que faire? Donnez-moi de l'argent. Je vous trouverai un défenseur qui n'a pas d'argent mais qui a des armes.»

Procida emmena avec lui un secrétaire de Paléologue, le conduisit en Sicile, le montra aux barons siciliens, puis au pape, qu'il vit secrètement au château de Soriano. L'empereur grec voulait avant tout la signature du pape, avec lequel il était nouvellement réconcilié. Mais Nicolas hésitait à s'embarquer dans une si grande affaire. Procida lui donna de l'argent. Selon d'autres, il lui suffit de rappeler à ce pontife, Romain et Orsini de naissance, une parole de Charles d'Anjou. Quand le pape voulait donner sa nièce Orsini au fils de Charles d'Anjou, Charles avait dit: «Croit-il, parce qu'il a des bas rouges, que le sang de ses Orsini peut se mêler au sang de France?»

Nicolas signa, mais mourut bientôt. Tout l'ouvrage semblait rompu et détruit. Charles se trouvait plus puissant que jamais. Il réussit à avoir un pape à lui. Il chassa du conclave les cardinaux gibelins et fit nommer un Français, un ancien chanoine de Tours, servile et tremblante créature de sa maison. C'était se faire pape soi-même. Il redevint sénateur de Rome; il mit garnison dans tous les États de l'Église. Cette fois le pape ne pouvait lui échapper. Il le gardait avec lui à Viterbe, et ne le perdait pas de vue. Lorsque les malheureux Siciliens vinrent implorer l'intervention du pape auprès de leur roi, ils virent leur ennemi auprès de leur juge, le roi siégeant à côté du pape. Les députés, qui étaient pourtant un évêque et un moine, furent, pour toute réponse, jetés dans un cul de basse-fosse.

La Sicile n'avait pas de pitié à attendre de Charles d'Anjou. Cette île, à moitié arabe, avait tenu opiniâtrement pour les amis des Arabes, pour Manfred et sa maison. Toute insulte que les vainqueurs pouvaient faire au peuple sicilien ne leur semblait que représailles. On connaît la pétulance des Provençaux, leur brutale jovialité. S'il n'y eût eu encore que l'antipathie nationale, et l'insolence de la conquête, le mal eût pu diminuer. Mais ce qui menaçait d'augmenter, de peser chaque jour davantage, c'était un premier, un inhabile essai d'administration, l'invasion de la fiscalité, l'apparition de la finance dans le monde de l'Odyssée et de l'Énéide. Ce peuple de laboureurs et de pasteurs avait gardé sous toute domination quelque chose de l'indépendance antique. Il y avait eu jusque-là des solitudes dans la montagne, des libertés dans le désert. Mais voilà que le fisc explore toute l'île. Curieux voyageur, il mesure la vallée, escalade le roc, estime le pic inaccessible. Le percepteur dresse son bureau sous le châtaignier de la montagne, ou poursuit, enregistre le chevrier errant aux corniches des rocs entre les laves et les neiges.

Tâchons de démêler la plainte de la Sicile à travers cette forêt de barbarismes et de solécismes, par laquelle écume et se précipite la torrentueuse éloquence de Barthélemi de Nécocastro: «Que dire de leurs inventions inouïes? de leurs décrets sur les forêts? de l'absurde interdiction du rivage? de l'exagération inconcevable du produit des troupeaux? Lorsque tout périssait de langueur sous les lourdes chaleurs de l'automne, n'importe, l'année était toujours bonne, la moisson abondante..... Il frappait tout à coup une monnaie d'argent pur, et pour un denier sicilien s'en faisait ainsi payer trente..... Nous avions cru recevoir un roi du Père des Pères, nous avions reçu l'Anti-Christ[284]

«Il fallait, dit un autre, représenter chaque troupeau au bout de l'an; et, en outre, plus de petits que le troupeau n'en pouvait produire. Les pauvres laboureurs pleuraient. C'était une terreur universelle chez les bouviers, les chevriers, chez tous les pasteurs. On les rendait responsables de leurs abeilles, même de l'essaim que le vent emporte. On leur défendait la chasse, et puis on allait en cachette porter dans leurs huttes des peaux de cerfs ou de daims, pour avoir droit de confisquer. Toutes les fois qu'il plaisait au roi de frapper monnaie neuve, on sonnait de la trompette dans toutes les rues; et de porte en porte, il fallait livrer l'argent[285]...»

Voilà le sort de la Sicile depuis tant de siècles. C'est toujours la vache nourrice, épuisée de lait et de sang par un maître étranger. Elle n'a eu d'indépendance, de vie forte que sous ses tyrans, les Denys, les Gélon. Eux seuls la rendirent formidable au dehors. Depuis toujours esclave. Et d'abord, c'est chez elle que se sont décidées toutes les grandes querelles du monde antique: Athènes et Syracuse, la Grèce et Carthage, Carthage et Rome; enfin, les guerres serviles. Toutes ces batailles solennelles du genre humain ont été combattues en vue de l'Etna, comme un jugement de Dieu par-devant l'autel. Puis viennent les Barbares, Arabes, Normands, Allemands. Chaque fois la Sicile espère et désire, chaque fois elle souffre; elle se tourne, se retourne, comme Encelade sous le volcan. Faiblesse, désharmonie incurable d'un peuple de vingt races, sur qui pèse si lourdement une double fatalité d'histoire et de climat.

Tout cela ne paraît que trop bien dans la belle et molle lamentation par laquelle Falcando commence son histoire[286]: «Je voulais, mon ami, maintenant que l'âpre hiver a cédé sous un souffle plus doux, je voulais t'écrire et t'adresser quelque chose d'aimable, comme prémices du printemps. Mais la lugubre nouvelle me fait prévoir de nouveaux orages; mes chants se changent en pleurs. En vain le ciel sourit, en vain les jardins et les bocages m'inspirent une joie importune, et le concert renouvelé des oiseaux m'engage à reprendre le mien. Je ne puis voir sans larmes la prochaine désolation de ma bonne nourrice, la Sicile.—Lequel embrasseront-ils du joug ou de l'honneur! Je cherche en silence, et ne sais que choisir...—Je vois que dans le désordre d'un tel moment, nos Sarrasins sont opprimés. Ne vont-ils pas seconder l'ennemi?... Oh! si tous, Chrétiens et Sarrasins, s'accordaient pour élire un roi!...—Qu'à l'orient de l'île, nos brigands siciliens combattent les barbares, parmi les feux de l'Etna et les laves, à la bonne heure. Aussi bien c'est une race de feu et de silex. Mais l'intérieur de la Sicile, mais la contrée qu'honore notre belle Palerme, ce serait chose impie, monstrueuse, qu'elle fût souillée de l'aspect des barbares... Je n'espère rien des Apuliens, qui n'aiment que nouveauté. Mais toi, Messine, cité puissante et noble, songes-tu donc à te défendre, à repousser l'étranger du détroit? Malheur à toi, Catane! Jamais, à force de calamités, tu n'as pu satisfaire et fléchir la fortune. Guerre, peste, torrents enflammés de l'Etna, tremblement de terre et ruines; il ne te manque plus que la servitude. Allons, Syracuse, secoue la paix, si tu peux; cette éloquence dont tu te pares, emploie-la à relever le courage des tiens. Que te sert de t'être affranchie des Denys!... Ah! qui nous rendra nos tyrans!... J'en viens maintenant à toi, ô Palerme, tête de la Sicile! Comment te passer sous silence, et comment te louer dignement!...» Mais dès que Falcando a nommé la belle Palerme, il ne pense plus à autre chose, il oublie les barbares et toutes ses craintes. Le voilà qui décrit insatiablement la voluptueuse cité, ses palais fantastiques, son port, ses merveilleux jardins, soyeux mûriers, orangers, citronniers, cannes à sucre. Le voilà perdu dans les fruits et les fleurs. La nature l'absorbe, il rêve, il a tout oublié. Je crois entendre dans sa prose l'écho de la poésie paresseuse, sensuelle et mélancolique de l'idylle grecque: «Je chanterai sous l'antre, en te tenant dans mes bras, et regardant les troupeaux qui s'en vont paissant vers les bords de la mer de Sicile[287]

C'était le lundi, 30 mars 1282, le lundi de Pâques. En Sicile, c'est déjà l'été, comme on dirait chez nous la Saint-Jean, quand la chaleur est déjà lourde, la terre moite et chaude, qu'elle disparaît sous l'herbe, l'herbe sous les fleurs. Pâques est un voluptueux moment dans ces contrées. Le carême finit; l'abstinence aussi; la sensualité s'éveille ardente et âpre, aiguisée de dévotion. Dieu a eu sa part, les sens prennent la leur. Le changement est brusque; toute fleur perce la terre, toute beauté brille. C'est une triomphante éruption de vie, une revanche de la sensualité, une insurrection de la nature.

Ce jour donc, ce lundi de Pâques, tous et toutes montaient, selon la coutume, de Palerme à Monréale, pour entendre vêpres, par la belle colline. Les étrangers étaient là pour gâter la fête. Un si grand rassemblement d'hommes ne laissait pas de les inquiéter. Le vice-roi avait défendu de porter les armes et de s'y exercer, comme c'était l'usage dans ces jours-là. Peut-être avait-il remarqué l'affluence des nobles; en effet, Procida avait eu l'adresse de les réunir à Palerme; mais il fallait l'occasion. Un Français la donna mieux que Procida n'eût souhaité. Cet homme, nommé Drouet, arrête une belle fille de la noblesse que son fiancé et toute sa famille menaient à l'église. Il fouille le fiancé et ne trouve pas d'armes; puis il prétend que la fille en a sous ses habits, et il porte la main sous sa robe. Elle s'évanouit. Le Français est à l'instant désarmé, tué de son épée. Un cri s'élève: «À mort, à mort les Français[288]!» Partout on les égorge. Les maisons françaises étaient, dit-on, marquées d'avance[289]. Quiconque ne pouvait prononcer le c ou ch italien (ceci, ciceri) était tué à l'instant[290]. On éventra des femmes siciliennes pour chercher dans leur sein un enfant français.

Il fallut tout un mois pour que les autres villes, rassurées par l'impunité de Palerme, imitassent son exemple. L'oppression avait pesé inégalement. Inégale aussi fut la vengeance, et quelquefois il y eut dans le peuple une capricieuse magnanimité[291]. À Palerme même, le vice-roi, surpris dans sa maison, avait été outragé, mais non tué; on voulait le renvoyer à Aigues-Mortes. À Calatafimi, les habitants épargnèrent leur gouverneur, l'honnête Porcelet, et le laissèrent aller avec sa famille. Peut-être était-ce crainte des vengeances de Charles d'Anjou. Le peuple était déjà refroidi et découragé, telle est la mobilité méridionale. Les habitants de Palerme envoyèrent au pape deux religieux pour demander grâce. Ces députés n'osèrent dire autre chose que ces paroles des litanies: «Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis.» Et ils répétèrent ces mots trois fois. Le pape répondit en prononçant, par trois fois aussi, ce verset de la Passion: «Ave, rex Judæorum, et dabant ei alapam.» Messine ne réussit pas mieux auprès de Charles d'Anjou. Il répondit à ses envoyés qu'ils étaient tous des traîtres à l'Église et à la couronne, et leur conseilla de se bien défendre, comme ils pourraient[292].

Les gens de Messine se hâtèrent de profiter de l'avis. Tout fut préparé pour faire une résistance désespérée. Hommes, femmes et enfants, tous portaient des pierres. Ils élevèrent un mur en trois jours, et repoussèrent bravement les premières attaques. Il en resta une petite chanson: «Ah! n'est-ce pas grand'pitié des femmes de Messine, de les voir échevelées et portant pierre et chaux?... Qui veut gâter Messine, Dieu lui donne trouble et travail.»

Il était temps toutefois que l'Aragonais arrivât. Le prince rusé s'était tenu d'abord en observation, laissant les risques aux Siciliens. Ceux-ci s'étaient irrévocablement compromis par le massacre; mais comment allaient-ils soutenir cet acte irréfléchi, c'est ce que D. Pedro voulut voir. Il se tenait toutefois en Afrique avec une armée, et faisait mollement la guerre aux infidèles. Cet armement avait inquiété le roi de France et le pape. Il rassura le premier en prétextant la guerre des Maures, et pour le mieux tromper il lui emprunta de l'argent; il en emprunta même à Charles d'Anjou[293]. Ses barons ne purent ouvrir qu'en mer les ordres cachetés qu'il leur avait donnés, et ils n'y lurent rien que la guerre d'Afrique[294]. Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois, et lorsqu'il eut reçu deux députations des Siciliens, qu'il se décida, et passa dans l'île[295].

L'Aragonais envoya son défi devant Messine à Charles d'Anjou, mais il ne se pressa pas d'aller se mettre en face de son terrible ennemi. En bon toreador, il piqua, mais éluda le taureau. Seulement il expédia au secours de la ville quelques-uns de ses brigands almogavares, lestes et sobres piétons qui firent en trois jours les six journées qu'il y a de Palerme à Messine[296]. La flotte catalane, sous le Calabrois Roger de Loria, était un secours plus efficace encore. Elle devait occuper le détroit, affamer Charles d'Anjou, lui fermer le retour. Le roi de Naples se défiait avec raison de ses forces de mer. Il repassa le détroit pendant la nuit, sans pouvoir enlever ni ses tentes, ni ses provisions. Au matin, les Messinois émerveillés ne virent plus d'ennemis. Ils n'eurent plus qu'à piller le camp.

Si l'on en croit Muntaner, les Catalans n'avaient que vingt-deux galères contre les quatre-vingt-dix de Charles d'Anjou. Sur celles-ci, il y en avait dix de Pise, qui s'enfuirent les premières, quinze de Gênes qui les suivirent. Les Provençaux, sujets de Charles, en avaient vingt, et ne tinrent pas davantage. Les quarante-cinq qui restèrent étaient de Naples et de Calabre; elles se crurent perdues, et se jetèrent à la côte. Mais les Catalans les poursuivirent, les prirent, y tuèrent six mille hommes. Les vainqueurs, écartés par la tempête, se trouvèrent à la pointe du jour devant le phare de Messine.

«Quand le jour fut arrivé, ils se présentèrent à la tourelle. Les gens de la ville, voyant un si grand nombre de voiles, s'écrièrent: «Ah! Seigneur! ah! mon Dieu, qu'est-ce cela? Voilà la flotte du roi Charles qui, après s'être emparée des galères du roi d'Aragon, revient sur nous.»

«Le roi était levé, car il se levait constamment à l'aube du jour, soit l'été, soit l'hiver; il entendit le bruit, et en demanda la cause. «Pourquoi ces cris dans toute la cité?—Seigneur, c'est la flotte du roi Charles qui revient bien plus considérable, et qui s'est emparée de nos galères.»

«Le roi demanda un cheval, et sortit du palais suivi à peine de dix personnes. Il courut le long de la côte, où il rencontra un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants au désespoir. Il les encouragea, en leur disant: «Bonnes gens, ne craignez rien, ce sont nos galères qui amènent la flotte du roi Charles.» Il répétait ces mots en courant sur le rivage de la mer; et tous ces gens s'écriaient: «Dieu veuille que cela soit ainsi!» Que vous dirai-je, enfin? Tous les hommes, les femmes et enfants de Messine couraient après lui, et l'armée de Messine le suivait aussi. Arrivé à la Fontaine d'Or, le roi, voyant approcher une si grande quantité de voiles poussées par le vent des montagnes, réfléchit un moment, et dit à part soi: «Dieu, qui m'a conduit ici, ne m'abandonnera point, non plus que ce malheureux peuple; grâces lui en soient rendues!»

«Tandis qu'il était dans ces pensées, un vaisseau armé, pavoisé des armes du seigneur roi d'Aragon, et monté par En Cortada, vint devers le roi, que l'on voyait au-dessus de la Fontaine d'Or, enseignes déployées, à la tête de la cavalerie. Si tous ceux qui étaient là avec le roi furent transportés de joie, en apercevant ce vaisseau avec sa bannière, c'est ce qu'il ne faut pas demander. Le vaisseau prit terre. En Cortada, débarqua et dit au roi: «Seigneur, voilà vos galères; elles vous amènent celles de vos ennemis. Nicotera est prise, brûlée et détruite, et il a péri plus de deux cents chevaliers français.» À ces mots, le roi descendit de cheval et s'agenouilla. Tout le monde suivit son exemple. Ils commencèrent à entonner tous ensemble le Salve regina. Ils louèrent Dieu, et lui rendirent grâces de cette victoire, car ils ne la rapportaient point à eux, mais à Dieu seul. Enfin, le roi répondit à En Cortada: «Soyez le bien venu.» Il lui dit ensuite de retourner sur ses pas, et de dire à tous ceux qui se trouvaient devant la douane de s'approcher en louant Dieu; il obéit, et les vingt-deux galères entrèrent les premières, traînant après elles chacune plus de quinze galères, barques ou bâtiments; ainsi elles firent leur entrée à Messine, pavoisées, l'étendard déployé, et traînant sur la mer les enseignes ennemies. Jamais on ne fut témoin d'une telle allégresse. On eût dit que le ciel et la terre étaient confondus; et au milieu de tous ces cris, on entendait les louanges de Dieu, de madame Sainte Marie et de toute la cour céleste... Quand on fut à la douane, devant le palais du roi, on poussa des cris de joie; et les gens de mer et les gens de terre y répondirent, mais d'une telle force, vous pouvez m'en croire, qu'on les entendait de la Calabre[297]

Charles d'Anjou vit du rivage le désastre de sa flotte. Il vit incendier sans pouvoir les défendre ces vaisseaux, construits naguère pour la conquête de Constantinople. On dit qu'il mordait de rage le sceptre qu'il tenait à la main, et qu'il répétait le mot qu'il avait déjà dit en apprenant le massacre: «Ah, sire Dieu, moult m'avez offert à surmonter! Puisqu'il vous plaît de me faire fortune mauvaise, qu'il vous plaise aussi que la descente se fasse à petits pas et doucement[298]

Mais l'orgueil l'emporta bientôt sur cette résignation. Charles d'Anjou, déjà vieux et pesant, proposa au jeune roi d'Aragon de décider leur querelle par un combat singulier, auquel auraient pris part cent chevaliers des deux royaumes. L'Aragonais accepta une proposition si favorable au plus faible, et qui lui donnait du temps[299]. Les deux rois s'engagèrent à se trouver à Bordeaux le 15 mai 1283, et à combattre dans cette ville sous la protection du roi d'Angleterre. À l'époque indiquée, D. Pedro bien monté, voyageant de nuit, et guidé par un marchand de chevaux qui connaissait toutes les routes, tous les pors des Pyrénées, se rendit, lui troisième, à Bordeaux. Il y arriva le jour même de la bataille, protesta devant un notaire que le roi de France étant près de Bordeaux avec ses troupes, il n'y avait pas de sûreté pour lui. Pendant que le notaire écrivait, le roi fit le tour de la lice, puis il piqua son cheval, et fit sans s'arrêter près de cent milles sur la route d'Aragon.

Charles d'Anjou, ainsi joué, prépara une nouvelle armée en Provence. Mais avant qu'il fût de retour à Naples, l'amiral Roger de Loria lui avait porté le coup le plus sensible. Il vint avec quarante-cinq galères parader devant le port de Naples, et braver Charles le Boiteux, le fils de Charles d'Anjou. Le jeune prince et ses chevaliers ne tinrent pas à un tel outrage. Ils sortirent avec trente-cinq galères qu'ils avaient dans le port.

Au premier choc, ils furent défaits et pris. Charles d'Anjou arriva le lendemain. «Que n'est-il mort!» s'écria-t-il, quand on lui apprit la captivité de son fils[300]. Il se donna la consolation de faire pendre cent cinquante Napolitains.

Le roi de Naples avait été rudement frappé de ce dernier coup. Son activité l'abandonnait. Il perdit l'été à négocier par l'entremise du pape un arrangement avec les Siciliens. L'hiver, il fit de nouveaux préparatifs; mais ils ne devaient pas lui servir. La vie lui échappait, ainsi que l'espoir de la vengeance. Il mourut avec la piété et la sécurité d'un saint, se rendant ce témoignage, qu'il n'avait fait la conquête du royaume de Sicile que pour le service de l'Église. (7 janvier 1285).

Cependant le pape, tout Français de naissance et de cœur, avait déclaré D. Pedro déchu de son royaume d'Aragon (1283), assurant les indulgences de la croisade à quiconque lui courrait sus. L'année suivante il adjugea ce royaume au jeune Charles de Valois, second fils de Philippe le Hardi, et frère de Philippe le Bel.

Ce fut en effet une vraie croisade. La France n'avait point guerroyé depuis longtemps. Tout le monde voulut en être, la reine elle-même et beaucoup de nobles dames. L'armée se trouva la plus forte qui fût jamais sortie de France depuis Godefroi de Bouillon. Les Italiens la portent à vingt mille chevaliers, quatre mille fantassins. Les flottes de Gênes, de Marseille, d'Aigues-Mortes et de Narbonne, devaient suivre les rivages de Catalogne, et seconder les troupes de terre. Tout promettait un succès facile. D. Pedro se trouvait abandonné de son allié, le roi de Castille, et de son frère même, le roi de Majorque[301]. Ses sujets venaient de former une hermandad contre lui. Il se trouva réduit à quelques Almogavares, avec lesquels il occupait les positions inattaquables, observant et inquiétant l'ennemi.

Elna fit quelque résistance, et tout y fut cruellement massacré. Gironne résista davantage. Le roi de France, qui avait fait vœu de la prendre, s'y obstina, et y perdit un temps précieux. Peu à peu le climat commença à faire sentir son influence malfaisante. Des fièvres se mirent dans l'armée. Le découragement augmenta par la défaite de l'armée navale; l'amiral vainqueur, Roger de Loria, exerça sur les prisonniers d'effroyables cruautés. Il fallut songer à la retraite, mais tout le monde était malade; les soldats se croyaient poursuivis par les saints dont ils avaient violé les tombeaux. Tous les passages étaient occupés.

Les Almogavares, attirés par le butin, croissaient en nombre à vue d'œil. Le roi revenait mourant sur un brancard au milieu de ses chevaliers languissants. La pluie tombait à torrents sur cette armée de malades. La plupart restèrent en route. Le roi atteignit Perpignan, mais pour y mourir. Il ne lui restait pas un pouce de terre en Espagne.

Le nouveau roi, Philippe le Bel, trouva moyen d'armer le roi de Castille contre son allié d'Aragon. Le fils de Charles d'Anjou obtint sa liberté avec un parjure. La Sicile et ses nouveaux rois, cadets de la maison d'Aragon, se virent abandonnés de la branche aînée, qui prit même les armes contre eux. Cependant le petit-fils de Charles d'Anjou, fils de Charles le Boiteux, fut pris par les Siciliens, comme son père l'avait été. Un traité suivit (1299), d'après lequel le roi Frédéric[302] devait garder l'île sa vie durant. Mais ses descendants l'ont gardée pendant plus d'un siècle.

Cette royauté de Naples, si mal acquise, ne fut pas renversée entièrement, mais du moins mutilée et humiliée. Il y eut quelque réparation pour les morts. «Le pieux Charles, aujourd'hui régnant (le fils de Charles d'Anjou), dit un chroniqueur, qui mourut vers l'an 1300, a construit une église de Carmes sur les tombeaux de Conradin et de ceux qui périrent avec lui[303]

CHAPITRE II

PHILIPPE LE BEL — BONIFACE VIII

1285-1304

«Je fus la racine de la mauvaise plante qui couvre toute la chrétienté de son ombre. De mauvaise plante, mauvais fruit...

«J'eus nom Hugues Capet. De moi sont nés ces Louis, ces Philippe, qui depuis peu règnent en France.

«J'étais fils d'un boucher de Paris[304], mais quand les anciens rois manquèrent, hors un qui prit la robe grise, je me trouvai tenir les rênes, et j'avais tels amis, telles forces que la couronne veuve retomba à mon fils[305]. De lui sort cette race où les morts font reliques[306].

«Tant que la grande dot provençale ne leur ôta toute vergogne, peu valaient-ils; du moins faisaient-ils peu de mal. Mais dès lors ils poussèrent par force et par mensonge, et puis par pénitence ils prirent Normandie et Gascogne.

«Charles passe en Italie, et puis, par pénitence, égorge Conradin.—Par pénitence encore, il renvoie saint Thomas au ciel.

«Un autre Charles sortira tantôt de France. Sans armes, il sort, sauf la lance du parjure, la lance de Judas. Il en frappe Florence au ventre[307].

«L'autre, captif en mer, fait traite et marché de sa fille: le corsaire du moins ne vend que l'étranger.

«Mais voici qui efface le mal fait et à faire... Je le vois entrer dans Anagni, le fleurdelisé!... Je vois le Christ captif en son vicaire; je le vois moqué une seconde fois; il est de nouveau abreuvé de fiel et de vinaigre. Il est mis à mort entre les brigands[308]

Cette furieuse invective gibeline, toute pleine de vérités et de calomnies, c'est la plainte du vieux monde mourant, contre ce laid jeune monde qui lui succède. Celui-ci commence vers 1300; il s'ouvre par la France, par l'odieuse figure de Philippe le Bel.

Au moins quand la monarchie française, fondée par Philippe-Auguste et Philippe le Bel, finit en Louis XVI, elle eut dans sa mort une consolation. Elle périt dans la gloire immense d'une jeune république qui, pour son coup d'essai, vainquit l'Europe et la renouvela. Mais ce pauvre moyen âge, papauté, chevalerie, féodalité, sous quelle main périssent-ils? Sous la main du procureur, du banqueroutier, du faux-monnayeur. La plainte est excusable; ce nouveau monde est laid. S'il est plus légitime que celui qu'il remplace, quel œil, fût-ce celui de Dante, pourrait le découvrir à cette époque? Il naît sous les rides du vieux droit romain, de la vieille fiscalité impériale. Il naît avocat, usurier; il naît gascon, lombard et juif.

Ce qui irrite le plus contre ce système moderne, contre la France, son premier représentant, c'est sa contradiction perpétuelle, sa duplicité d'instinct, l'hypocrisie naïve, si je puis dire, avec laquelle il va attestant tour à tour et alternant ses deux principes, romain et féodal. La France est alors un légiste en cuirasse, un procureur bardé de fer; elle emploie la force féodale à exécuter les sentences du droit romain et canonique.

Fille obéissante de l'Église, elle s'empare de l'Italie et de l'Église même; si elle bat l'Église, c'est comme sa fille, comme obligée en conscience de corriger sa mère.

Le premier acte du petit-fils de saint-Louis avait été d'exclure les prêtres de l'administration de la justice, de leur interdire tout tribunal, non-seulement au parlement du roi et dans ses domaines, mais dans ceux des seigneurs (1287). «Il a été ordonné par le conseil du seigneur roi, que les ducs, comtes, barons, archevêques et évêques, abbés, chapitres, colléges, gentilshommes (milites), et en général, tous ceux qui ont en France juridiction temporelle, instituent des laïques pour baillis, prévôts et officiers de justice; qu'ils n'instituent nullement des clercs en ces fonctions, afin que, s'ils manquent (délinquant) en quelque chose, leurs supérieurs puissent sévir contre eux. S'il y a des clercs dans les susdits offices, qu'ils en soient éloignés.—Item, il a été ordonné que tous ceux qui, après le présent parlement, ont ou auront cause en la cour du seigneur roi, et devant les juges séculiers du royaume, constituent des procureurs laïques. Enregistré ce jour, au parlement, de la Toussaint, l'an du Seigneur 1287.»

Philippe le Bel rendit le parlement tout laïque. C'est la première séparation expresse de l'ordre civil et ecclésiastique; disons mieux, c'est la fondation de l'ordre civil.

Les prêtres ne se résignèrent pas. Il semble qu'ils aient essayé de forcer le parlement et d'y reprendre leur siége. En 1289, le roi défend «à Philippe et Jean, portiers du parlement, de laisser entrer nully des prélats en la chambre sans le consentement des maistres (présidents)[309]

Constitué par l'exclusion de l'élément étranger, ce corps s'organisa (1291), par la division du travail, par la répartition des fonctions diverses. Les uns durent recevoir les requêtes et les expédier, les autres eurent la charge des enquêtes. Les jours de séance furent fixés, les récusations déterminées, ainsi que les fonctions des officiers du roi. Un grand pas se fit vers la centralisation judiciaire. Le parlement de Toulouse fut supprimé, les appels du Languedoc furent désormais portés à Paris[310]; les grandes affaires devaient se décider avec plus de calme loin de cette terre passionnée, qui portait la trace de tant de révolutions.

Le parlement a rejeté les prêtres. Il ne tarde pas à agir contre eux. En 1288, le roi défend qu'aucun juif ne soit arrêté à la réquisition d'un prêtre ou moine, sans qu'on ait informé le sénéchal ou bailli du motif de l'arrestation, et sans qu'on lui ait présenté copie du mandat qui l'ordonne. Il modère la tyrannie religieuse sous laquelle gémissait le Midi: il défend au sénéchal de Carcassonne d'emprisonner qui que ce soit sur la seule demande des inquisiteurs[311]. Sans doute, ces concessions étaient intéressées. Le juif était chose du roi; l'hérétique, son sujet, son taillable, n'eût pu être rançonné par lui, s'il l'eût été par l'inquisition. Ne nous informons pas trop du motif. L'ordonnance paraît honorable à celui qui la signa. On y entrevoit la première lueur de la tolérance et de l'équité religieuse.

La même année 1291, le roi frappa sur l'Église un coup plus hardi. Il limita, ralentit cette terrible puissance d'absorption qui, peu à peu, eût fait passer toutes les terres du royaume aux gens de mainmorte. Morte en effet pour vendre ou donner, la main du prêtre, du moine, était ouverte et vivante pour recevoir et prendre. Il porte à trois, quatre ou six fois la rente, ce que devait payer l'acquéreur ecclésiastique, en compensation des droits sur mutations que l'État perdait. Ainsi toute donation d'immeubles faite aux églises profita désormais au roi. Le roi, ce nouveau Dieu du monde civil, entra en partage dans les dons de la piété avec Jésus-Christ, avec Notre-Dame et les saints.

Voilà pour l'Église. La féodalité, tout armée et guerrière qu'elle est, n'est pas moins attaquée. D'elle-même se dégage le principe qui doit la ruiner. Ce principe est la royauté comme suzeraineté féodale. Saint Louis dit expressément dans ses Établissements (liv. II, c. XXVII): «Se aucun se plaint en la cour le roy de son saignieur de dete que son saignieur li doie, ou de promesses, ou de convenances que il li ait fetes, li sires n'aura mie la cour: car nus sires ne doit estre juges, ne dire droit en sa propre querelle, selonc droit escrit en Code. Ne quis in sua causa judicet, en la loi unique qui commence Generali, el rouge, et el noir, etc.» Les Établissements de saint Louis étaient faits pour les domaines du roi. Beaumanoir, dans la Coutume de Beauvoisis, dans un livre fait pour les domaines d'un fils de saint Louis, de Robert de Clermont, ancêtre de la maison de Bourbon, écrit sous Philippe le Bel que le roi a droit de faire des établissements, non pour ses domaines seulement, mais pour tout le royaume. Il faut voir dans le texte même avec quelle adresse il présente cette opinion scandaleuse et paradoxale[312].

Philippe le Hardi avait facilité aux roturiers l'acquisition des biens féodaux. Il enjoignit aux gens de justice «de ne pas molester les non-nobles qui acquerront des choses féodales.» Le non-noble, ne pouvant s'acquitter des services nobles qui étaient attachés au fief, il fallait le consentement de tous les seigneurs médiats, de degré en degré jusqu'au roi. Philippe III réduisit à trois le nombre des seigneurs médiats dont le consentement était requis.

La tendance de cette législation s'explique aisément quand on sait quels furent les conseillers des rois aux XIIIe et XIVe siècles, quand on connaît la classe à laquelle ils appartenaient.

Le chambellan, le conseiller de Philippe le Hardi, fut le barbier ou chirurgien de saint Louis, le tourangeau Pierre La Brosse. Son frère, évêque de Bayeux, partagea sa puissance et aussi sa ruine. La Brosse avait accusé la seconde femme de Philippe III d'avoir empoisonné un fils du premier lit. Le parti des seigneurs, à la tête duquel était le comte d'Artois, soutint que le favori calomniait la reine, et que de plus il vendait aux Castillans les secrets du roi. La Brosse décida le roi à interroger une béguine, ou mystique de Flandre. Le parti des seigneurs opposa à la béguine les dominicains, généralement ennemis des mystiques. Un dominicain apporta au roi une cassette où l'on vit ou crut voir des preuves de la trahison de La Brosse. Son procès fut instruit secrètement. On ne manqua pas de le trouver coupable. Les chefs du parti de la noblesse, le comte d'Artois, une foule de seigneurs, voulurent assister à son exécution.

En tête des conseillers de saint Louis, plaçons Pierre de Fontaines, l'auteur du Conseil à mon ami, livre en grande partie traduit des lois romaines. De Fontaines, natif du Vermandois, en était bailli l'an 1253. Nous le voyons ensuite parmi les Maistres du parlement de Paris. En cette qualité, il prononce un jugement en faveur du roi contre l'abbé de Saint-Benoît sur Loire, puis un autre, et toujours favorable au roi contre les religieux du bois de Vincennes. Dans ces jugements, nous le trouvons nommé après le chancelier de France[313]. Il s'intitule chevalier. Ce qui, dès cette époque, ne prouve pas grand'chose. Ces gens de robe longue prirent de bonne heure le titre de chevaliers ès lois.

Rien n'indique non plus que Philippe de Beaumanoir, bailli de Senlis, l'auteur de ce grand livre des Coutumes de Vermandois, ait été de bien grande noblesse. La maison du même nom est une famille bretonne, et non picarde, qui apparaît dans les guerres des Anglais au XIVe siècle, mais qui ne fait pas remonter régulièrement sa filiation plus haut que le XVe.

Les deux frères Marigni, si puissants sous Philippe le Bel, s'appelaient de leur vrai nom de famille Le Portier[314]. Ils étaient Normands, et achetèrent dans leur pays la terre de Marigni. Le plus célèbre des deux, chambellan et trésorier du roi, capitaine de la Tour du Louvre, est appelé Coadjuteur et gouverneur de tout le royaume de France. «C'était, dit un contemporain, comme un second roi, et tout se faisait à sa volonté[315].» On n'est pas tenté de soupçonner ce témoignage d'exagération lorsqu'on sait que Marigni mit sa statue au Palais de Justice à côté de celle du roi[316].

Au nombre des ministres de Philippe le Bel, il faut placer deux banquiers florentins, auxquels sans doute on doit rapporter en grande partie les violences fiscales de ce règne. Ceux qui dirigèrent les grands et cruels procès de Philippe le Bel furent le chancelier Pierre Flotte, qui eut l'honneur d'être tué, tout comme un chevalier, à la bataille de Courtrai. Il eut pour collègues ou successeurs Plasian et Nogaret. Celui-ci, qui acquit une célébrité si tragique, était né à Caraman en Lauraguais. Son aïeul, si l'on en croit les invectives de ses ennemis, avait été brûlé comme hérétique. Nogaret fut d'abord professeur de droit à Montpellier, puis juge-mage de Nîmes. La famille Nogaret, si fière au XVIe siècle, sous le nom d'Épernon, n'était pas encore noble en 1372, ni de l'une, ni de l'autre ligne. Peu après cette expédition hardie où Guillaume Nogaret alla mettre la main sur le pape, il devint chancelier et garde des sceaux. Philippe le Long révoqua les dons qui lui avaient été faits par Philippe le Bel; mais il ne fut pas enveloppé dans la proscription de Marigni. On eût craint sans doute de porter atteinte à ses actes judiciaires, qui avaient une si grande importance pour la royauté.

Ces légistes, qui avaient gouverné les rois anglais dès le XIIe siècle, au XIIIe saint Louis, Alphonse X et Frédéric II, furent, sous le petit-fils de saint Louis, les tyrans de la France. Ces chevaliers en droit, ces âmes de plomb et de fer, les Plasian, les Nogaret, les Marigni procédèrent avec une horrible froideur dans leur imitation servile du droit romain et de la fiscalité impériale. Les Pandectes étaient leur Bible, leur Évangile. Rien ne les troublait dès qu'ils pouvaient répondre à tort ou à droit: Scriptum est... Avec des textes, des citations, ils démolirent le moyen âge, pontificat, féodalité, chevalerie. Ils allèrent hardiment appréhender au corps le pape Boniface VIII; ils brûlèrent la croisade elle-même dans la personne des Templiers.

Ces cruels démolisseurs du moyen âge sont, il coûte de l'avouer, les fondateurs de l'ordre civil aux temps modernes. Ils organisent la centralisation monarchique. Ils jettent dans les provinces des baillis, des sénéchaux, des prévôts, des procureurs du roi, des maîtres et peseurs de monnaie. Les forêts sont envahies par les verdiers, les gruiers royaux. Tous ces gens vont chicaner, décourager, détruire les juridictions féodales. Au centre de cette vaste toile d'araignée, siége le conseil des légistes sous le nom de Parlement (fixé à Paris en 1302). Là, tout viendra peu à peu se perdre, s'amortir sous l'autorité royale. Au besoin, les légistes appelleront à eux les bourgeois. Eux-mêmes ne sont pas autre chose, quoiqu'ils mendient l'anoblissement, tout en persécutant la noblesse.

Cette création du gouvernement coûtait certainement fort cher. Nous n'avons pas ici de détails suffisants; mais nous savons que les sergents des prévôts, c'est-à-dire les exécuteurs, les agents de cette administration si tyrannique à sa naissance, avaient d'abord, le sergent à cheval trois sols parisis, et plus tard six sols; le sergent à pied dix-huit deniers, etc. Voilà une armée judiciaire et administrative. Tout à l'heure vont venir des troupes mercenaires. Philippe de Valois aura à la fois plusieurs milliers d'arbalétriers génois. D'où tirer les sommes énormes que tout cela doit coûter? L'industrie n'est pas née encore. Cette société nouvelle se trouve déjà atteinte du mal dont mourut la société antique. Elle consomme sans produire. L'industrie et la richesse doivent sortir à la longue de l'ordre et de la sécurité. Mais cet ordre est si coûteux à établir, qu'on peut douter pendant longtemps s'il n'augmente pas les misères qu'il devait guérir.

Une circonstance aggrave infiniment ces maux. Le seigneur du moyen âge payait ses serviteurs en terres, en produits de la terre; grands et petits, ils avaient place à sa table. La solde, c'était le repas du jour. L'immense machine du gouvernement royal qui substitue son mouvement compliqué aux mille mouvements naturels et simples du gouvernement féodal, cette machine, l'argent seul peut lui donner l'impulsion. Si cet élément vital manque à la nouvelle royauté, elle va périr, la monarchie se dissoudra, et toutes les parties retomberont dans l'isolement, dans la barbarie du gouvernement féodal.

Ce n'est donc pas la faute de ce gouvernement s'il est avide et affamé. La faim est sa nature, sa nécessité, le fond même de son tempérament. Pour y satisfaire, il faut qu'il emploie tour à tour la ruse et la force. Il y a ici en un seul prince, comme dans le vieux roman, maître Renard et maître Isengrin.

Ce roi, de sa nature, n'aime pas la guerre, il est juste de le reconnaître; il préfère tout autre moyen de prendre, l'achat, l'usure. D'abord, il trafique, il échange, il achète; le fort peut dépouiller ainsi honnêtement des amis faibles. Par exemple, dès qu'il désespère de prendre l'Espagne avec des bulles du pape, il achète du moins le patrimoine de la branche cadette d'Aragon, la bonne ville de Montpellier, la seule qui restât au roi Jacques. Le prince, avisé et bien instruit en lois, ne se fit pas scrupule d'acquérir ainsi le dernier vêtement de son prodigue ami, pauvre fils de famille qui vendait son bien pièce à pièce, et auquel sans doute il crut devoir en ôter le maniement en vertu de la loi romaine: Prodigus et furiosus[317].....

Au nord, il acquit Valenciennes, qui se donna à lui (1293). Et sans doute il y eut encore de l'argent en cela. Valenciennes l'approchait de la riche Flandre, si bonne à prendre, et comme riche, et comme alliée des Anglais. Du côté de la France anglaise, il avait acheté au nécessiteux Édouard Ier le Quercy, terre médiocre, sèche et montagneuse, mais d'où l'on descend en Guyenne. Édouard était alors empêtré dans les guerres de Galles et d'Écosse, où il ne gagnait que de la gloire. C'eût été beaucoup, il est vrai, de fonder l'unité britannique, de se fermer dans l'île. Édouard y fit d'héroïques efforts, et commit aussi d'incroyables barbaries. Mais il eut beau briser les harpes de Galles, tuer les bardes, il eut beau faire périr le roi David du supplice des traîtres, et transporter à Westminster le palladium de l'Écosse, la fameuse pierre de Scone, il ne put rien finir ni dans l'île ni sur le continent. Chaque fois qu'il regardait vers la France et voulait y passer, il apprenait quelque mauvaise nouvelle du Border écossais ou des Marches de Galles, quelque nouveau tour de Leolyn ou de Wallace. Wallace était encouragé par Philippe le Bel, le chef héroïque des clans par le roi-procureur. Celui-ci n'avait que faire de bouger. Il lui suffisait de relancer Édouard par ses limiers d'Écosse. Il le laissait volontiers s'immortaliser dans les déserts de Galles et de Northumberland, procédait contre lui à son aise, et le condamnait par défaut.

Ainsi, quand il le vit occupé à contenir l'Écosse sous Baillol, il le somma de répondre des pirateries de ses Gascons sur nos Normands. Il ajourna ce roi, ce conquérant à venir s'expliquer par-devant ce qu'il appelait le tribunal des pairs. Il le menaça, puis il l'amusa, lui offrit une princesse de France, pour prix d'une soumission fictive, d'une simple saisie, qui arrangerait tout. L'arrangement fut que l'Anglais ouvrit ses places, que Philippe les garda, et retira ses offres. Cette grande province, ce royaume de Guyenne, fut escamoté.

Édouard cria en vain. Il demanda et obtint contre Philippe l'alliance du roi des Romains, Adolphe de Nassau, celle des ducs de Bretagne et de Brabant, des comtes de Flandre, de Bar et de Gueldres. Il écrivit humblement à ses sujets de Guienne, leur demandant pardon d'avoir consenti à la saisie[318]. Mais, trop occupé en Écosse, il ne vint pas lui-même en Guienne, et son parti n'éprouva que des revers. Philippe eut pour lui le pape (Boniface VIII), qui lui devait la tiare, et qui, pour lui donner un allié, délia le roi d'Écosse des serments qu'il avait prêtés au roi d'Angleterre. Enfin, il fit si bien, que les Flamands, mécontents de leur comte, l'appelèrent à leur secours. Pour soutenir la guerre, les deux rois comptaient sur la Flandre. La grasse Flandre était la tentation naturelle de ces gouvernements voraces. Tout ce monde de barons, de chevaliers, que les rois de France sevraient de croisades et de guerres privées, la Flandre était leur rêve, leur poésie, leur Jérusalem. Tous étaient prêts à faire un joyeux pèlerinage aux magasins de Flandre, aux épices de Bruges, aux fines toiles d'Ypres, aux tapisseries d'Arras.

Il semble que Dieu ait fait cette bonne Flandre, qu'il l'ait placée entre tous pour être mangée des uns et des autres. Avant que l'Angleterre fût cette chose colossale que nous voyons, la Flandre était une Angleterre, mais de combien déjà inférieure et plus incomplète! Drapiers sans laine, soldats sans cavalerie, commerçants sans marine. Et aujourd'hui, ces trois choses, bestiaux, chevaux, marine, c'est justement le nerf de l'Angleterre; c'est la matière, le véhicule, la défense de son industrie.

Ce n'est pas tout. Ce nom, les Flandres, n'exprime pas un peuple, mais une réunion de plusieurs pays fort divers, une collection de tribus et de villes. Rien n'est moins homogène. Sans parler de la différence de race et de langue, il y a toujours eu haine de ville à ville, haine entre les villes et les campagnes, haine de classes, haine de métiers, haine entre le souverain et le peuple[319]. Dans un pays où la femme héritait et transférait la souveraineté, le souverain était souvent un mari étranger. La sensualité flamande, la matérialité de ce peuple de chair, apparaît dans la précoce indulgence de la Coutume de Flandre pour la femme et pour le bâtard[320]. La femme flamande amena ainsi par mariage des maîtres de toute nation, un Danois, un Alsacien; puis un voisin du Hainaut, puis un prince de Portugal, puis des Français de diverses branches: Dampierre (Bourbon), Louis de Mâle (Capet), Philippe le Hardi (Valois); enfin Autriche, Espagne, Autriche encore. Voici maintenant la Flandre sous un Saxon (Cobourg).

La Flandre se plaignait du comte français, Gui Dampierre, Philippe s'offrit comme protecteur aux Flamands. Gui s'adressa aux Anglais, et voulut donner sa fille Philippa au fils d'Édouard. Ce mariage contre le roi de France ne pouvait, selon la loi féodale, se faire sans l'assentiment du roi de France, suzerain de Gui Dampierre. Philippe cependant ne réclama pas; il déclara hypocritement qu'étant parrain de la jeune fille il ne pouvait lui laisser passer le détroit sans l'embrasser[321]. Refuser, c'était déclarer la guerre, et trop tôt. Venir, c'était risquer de rester à Paris. Gui vint en effet et resta. Le père et la fille furent retenus à la tour du Louvre. Philippe enleva à Édouard son allié et sa femme, comme il avait fait de la Guienne. Le comte s'échappa, il est vrai, dans la suite. La jeune fille mourut, au grand dommage de Philippe, qui avait intérêt à garder un tel otage et qu'on accusa de sa mort.

Édouard croyait avoir ameuté tout le monde contre son déloyal ennemi. L'empereur Adolphe de Nassau, pauvre petit prince, malgré son titre, eût volontiers guerroyé aux gages d'Édouard, comme autrefois Othon de Brunswick pour Jean, comme plus tard Maximilien pour Henri VIII à cent écus par jour. Les comtes de Savoie, d'Auxerre, Montbéliard, Neufchâtel, ceux du Hainaut et de Gueldres, le duc de Brabant, les évêques de Liége et d'Utrecht, l'archevêque de Cologne, tous promettaient d'attaquer Philippe, tous recevaient l'argent anglais, et tous restèrent tranquilles, excepté le comte de Bar. Édouard les payait pour agir, Philippe pour se reposer.

La guerre se faisait ainsi sans bruit ni bataille. C'était une lutte de corruption, une bataille d'argent, à qui serait le premier ruiné. Il fallait donner aux amis, donner aux ennemis. Faibles et misérables étaient les ressources des rois d'alors pour suffire à de telles dépenses. Édouard et Philippe chassèrent, il est vrai, les juifs, en gardant leurs biens[322]. Mais le juif est glissant, il ne se laisse pas prendre. Il écoulait de France, et trouvait moyen d'emporter. Le roi de France, qui avait des banquiers italiens pour ministres, s'avisa, sans doute par leur conseil, de rançonner les Italiens, les Lombards, qui exploitaient la France, et qui étaient comme une variété de l'espèce juive. Puis, pour atteindre plus sûrement encore tout ce qui achetait et vendait, le roi essaya pour la première fois de ce triste moyen si employé dans le XIVe siècle, l'altération de la monnaie. C'était un impôt facile et tacite, une banqueroute secrète au moins dans les premiers moments. Mais bientôt tous en profitaient; chacun payait ses dettes en monnaie faible. Le roi y gagnait moins que la foule des débiteurs sans foi. Enfin, l'on eut recours à un moyen plus direct, l'impôt universel de la maltôte[323].

Ce vilain nom, trouvé par le peuple, fut accepté hardiment du roi même. C'était un dernier moyen, une invention par laquelle, s'il restait encore quelque substance, quelque peu à sucer dans la moelle du peuple, on y pouvait atteindre. Mais on eut beau presser et tordre. Le patient était si sec, que la nouvelle machine n'en put exprimer presque rien. Le roi d'Angleterre ne tirait rien des siens non plus. Sa détresse le désespérait; dans l'un de ses parlements, on le vit pleurer.

Entre ce roi affamé et ce peuple étique, il y avait pourtant quelqu'un de riche. Ce quelqu'un, c'était l'Église. Archevêques et évêques, chanoines et moines, moines anciens de Saint-Benoît, moines nouveaux, dits Mendiants, tous étaient riches et luttaient d'opulence. Tout ce monde tonsuré croissait des bénédictions du ciel et de la graisse de la terre. C'était un petit peuple heureux, obèse et reluisant, au milieu du grand peuple affamé qui commençait à le regarder de travers.

Les évêques allemands étaient des princes, et levaient des armées. L'Église d'Angleterre possédait, dit-on, la moitié des terres de l'île. Elle avait, en 1337, sept cent trente mille marcs de revenus. Aujourd'hui, il est vrai, l'archevêque de Cantorbery ne reçoit par an que douze cent mille francs, et celui d'York huit cent mille. Lorsque la Restauration préparait l'expédition d'Espagne, en 1822, l'on apprit que l'archevêque de Tolède faisait distribuer chaque jour à la porte de ses fermes et de ses palais dix mille soupes, et celui de Séville six mille[324].

La confiscation de l'Église fut la pensée des rois depuis le XIIIe siècle, la cause principale de leurs luttes contre les papes; toute la différence, c'est que les protestants prirent, et que les catholiques se firent donner. Henri VIII employa le schisme, François Ier le Concordat.

Qui donc, au XIVe siècle, du roi ou de l'Église, devait désormais exploiter la France? telle était la question. Déjà, lorsque Philippe mit sur le peuple le terrible impôt de la maltôte, lorsqu'il altéra les monnaies, lorsqu'il dépouilla les Lombards, sujets ou banquiers du saint-siége, il frappait Rome directement ou indirectement, il la ruinait, il lui coupait les vivres[325].

Boniface usa enfin de représailles. En 1296, dans sa bulle Clericis laicos, il déclare excommuniés de fait tout prêtre qui payera, tout laïque qui exigera subvention, prêt ou don, sans l'autorisation du saint-siége; et cela, sans qu'aucun rang, aucun privilége puisse les excepter. Il annulait ainsi un privilége important de nos rois, qui, tout excommuniés qu'ils étaient comme rois, pouvaient toujours, dans leur chapelle et portes closes, entendre la messe et communier.

Au même moment, sous prétexte de la guerre d'Angleterre, Philippe défendait d'exporter du royaume or, argent, armes, etc. C'était frapper Rome bien plus que l'Angleterre.

Rien de plus mystiquement hautain, de plus paternellement hostile que la bulle en réponse: «Dans la douceur d'un ineffable amour (Ineffabilis amoris dulcedine sponso suo), l'Église, unie au Christ, son époux, en a reçu les dons, les grâces les plus amples, spécialement le don de liberté. Il a voulu que l'adorable épouse régnât, comme mère, sur les peuples fidèles. Qui donc ne redoutera de l'offenser, de la provoquer? Qui ne sentira qu'il offense l'époux dans l'épouse? Qui osera porter atteinte aux libertés ecclésiastiques, contre son Dieu et son Seigneur? Sous quel bouclier se cachera-t-il, pour que le marteau de la puissance d'en haut ne le réduise en poudre et en cendre?... Ô mon fils, ne détourne point l'oreille de la voix paternelle, etc.»