dos à ses juges et faire face au public; lequel ne regardait déjà plus tout à fait du même oeil.

-

J'ai la preuve de ce que j'avance! dit-il assez~ fort pour couvrir le tumulte. Je peux prouver qu'on~ vous a menti ! que cet interrogatoire est truqué, qu les Maîtres du Hasard ont triché!

Une nouvelle vague de réactions et de commen-'taires déferla à travers les gradins, que les gardes eurent cette fois le plus grand mal à endiguer.

-

Les accusations que tu portes sont très graves, dit un des Maîtres centraux dans le silence retrouvé. Si elles se révèlent mensongères ou simplement sans fondements, tu seras automatiquement condamné àmort et recyclé. Es-tu bien conscient de cela?

¿ défaut de savoir en quoi consistait ce recyclage, Blade était surtout conscient du fait qu'on cherchait à se débarrasser de lui. Il ne comprenait toujours pas pourquoi, mais il était de plus en plus persuadé qu'il était urgent pour lui d'aller se poser cette question ailleurs. Comme dit un proverbe africain: " Si le roi décide de tuer tous les hommes à peau verte, cours vite te cacher dans la forêt. Ensuite seulement regarde la couleur de ta peau. "

-

Oui, je suis conscient! Et je maintiens mes accusations, fit très solennellement Blade, après s'être à nouveau retourné pour affronter ses juges. J'affirme que cette reconstitution a été truquée!

-

Très bien, alors prouve ce que tu dis!

C'était maintenant que tout allait se jouer.

LES MçTRES DU HASARD

115

- Les choses n'ont pas pu se passer ainsi parce ~jue cette arme n'est pas la mienne, dit-il en montrant le lance-rayons dans la vitrine. Je n'ai donc pas I~u m'en servir! Je n'ai pas tiré, pas une seule fois! ~e n'est pas moi qui ai tué les gardes!

Les Maîtres savaient que l'arme avait été réinitia~isée pour être accordée à Blade. Ils savaient aussi qu'il disait la vérité, puisqu'ils avaient falsifié la ~cène. Mais Blade venait de leur tendre une sacrée perche...

pourrie. Avec un peu de chance, ils ne ~ésisteraient pas au plaisir de faire d'une pierre deux ~oups: le confondre et définitivement établir leurs mensonges.

Le piège était grossier, énorme. Mais c'est pour cette raison qu'il avait des chances de fonctionner. Et puis, les Maîtres du Hasard pensaient peut-

être qu'il n'oserait rien tenter ici, dans un endroit public et aussi bien gardé. Si c'était le cas, la surprise jouerait en sa faveur. Sinon...

Blade croisa les doigts dans son dos.

Un murmure montait des gradins o˘ le public, maintenant partagé en deux clans distincts, les pour et les contre Blade, avait commencé à miser sur ses chances. Certains échangeaient des signes cabalistiques d'un bout à

l'autre des gradins, d'autres glissaient des papiers à leurs voisins. De l'argent peut-être ? Blade aurait bien aimé savoir quelle était sa cote.

Bientôt, sur un signe d'un des deux Maîtres cen 116

'LES MçTRES DU HASARD

traux, un garde marcha jusqu'à la vitrine, l'ouvrit el en sortit le lance-rayons. Sous son masque de gravité, Blade jubilait intérieurement. Ils étaient tombé5 dans le panneau!

Ses cheveux, qui s'étaient légèrement hérissés, retombèrent lorsque le champ électrique fut neutralisé. Il était libre ! Et bientôt, il aurait une arme!

Il y avait quand même un os: la sortie par k trappe.

Plus problématique qu'une porte ordinaire parce que plus facile à protéger et à condamner, cettc trappe ne serait pas facile à passer. A moins que. -

-

Deux autres gardes vinrent encadrer celui qu~ venait de récupérer le lance-rayons, puis le trio s dirigea vers Blade.

Il allait devoir jouer serré. Vite aussi. quand o, doit se tirer d'une mauvais situation, c'est toujours le plus tôt possible qu'il faut agir, dès la premièrc seconde. Si l'on commence à réfléchir, à mesurer o~ à peser ses chances, c'est fichu. L'effet de surpns n'est jamais aussi important qu'à

cet instant initial avant même que l'adversaire n'ait mis en place se5

réflexes de défenses.

Les deux gardes escorteurs vinrent se placer à se~ côtés et l'immobilisèrent en le tenant chacun par ur bras. Ils pensaient éviter ainsi toute initiative dc Blade quand le troisième lui mettrait l'arme entrc les mains pour le test. C'est pourquoi il devait agii avant d'avoir l'arme. -.

LES MçTRES DU HASARD

117

Le garde qui venait la lui présenter, posée sur ses deux mains tendues, était à un peu plus d'un yard. A deux pas en fait. Au moment o˘ il leva le pied pour faire l'avant-dernier, Blade, prenant appui sur ceux qui le tenaient, lança ses jambes pour un saut périlleux arrière. Au passage, il shoota dans l'arme qui s'envola dans les airs.

Associée à l'effet de surprise, la vitesse de son saut avait obligé les gardes à le l‚cher. Dès qu'il fut retombé derrière eux, Blade leur saisit les bras à son tour, pour les projeter violemment l'un contre l'autre. Le troisième, nez en l'air, regardait le lance-rayons entamer son mouvement de retombée. D'un puissant direct du pied au plexus, Blade l'envoya s'écrouler contre les gradins et récupéra l'arme arrivée comme par magie dans ses mains!

Public, gardes et juges cagoulés, tout le monde était pétrifié, d'admiration autant que de surprise, àl'exception d'une spectatrice dont les applaudissements vinrent souligner le silence. Blade n'avait rien entendu. En trois foulées d'élan et un salto avant, il se retrouva entre les deux juges à cagoules blanches qui n'avaient, pas plus que les autres, fait le moindre geste.

- Si quiconque tente quoi que ce soit contre moi, je t'aère le cerveau, c'est compris? dit-il à celui de gauche, le lance-rayons appuyé sous son menton.

Son prisonnier, qui suait la peur sous son cachetête blanc, fit signe que oui. Son voisin avait déjà

118

LES MçTRES DU HASARD

quitté son siège pour aller se mettre à l'abri. Un douzaine de gardes étaient accourus. En rang se ils tenaient Blade en joue sans oser intervenir.

- Alors arrange-toi pour qu'eux aussi le com prennent!

Un otage, c'était ça la solution pour passer trappe. A plusieurs reprises, Blade avait eu l'occ sion de mesurer l'importance de ces Maîtres ci Hasard, considérés quasiment comme des deni dieux. Et les deux du centre étaient eux-mên craints et respectés par les autres. quant au androÔdes, ils ne feraient s˚rement rien qui p˚ mettre en péril la vie d'un humain. Il y avait don peu de risque que quiconque ose tenter quoi que soit. D'autant moins, avait escompté Blade, qu' était fort possible qu'aucun de ces gens-là n'aie jamais été confronté à ce type de situation.

Une bonne vingtaine de lignes de tir converg vers son visage, autant vers sa poitrine. Mais tenait fermement le Maître du Hasard qui devait gri macer de douleur sous sa cagoule - une double toi sion de la main lui interdisait tout mouvement transpirer de peur à l'idée qu'à tout moment la I ou un rayon pouvait lui transpercer le cr‚ne. Au arrivèrent-ils sans encombre jusqu'à la trappe,

- Ouvrez-la! ordonna-t-il. Et toi, Nahua, tu m'accompagner!

Blade aurait besoin d'un guide. Avec elle, il pour rait joindre l'agréable à l'utile.

LES MçTRES DU HASARD

C'est avec une expression de vierge sacrifiée, le isage ruisselant de larmes, que Nahua vint le ~joindre. Dans son regard apeuré, Blade crut pourint remarquer plus de malice que de frayeur et, s'il avait trouble, il était d'une autre nature.

Dans l'immédiat, il avait aussi besoin d'elle omme éclaireuse, pour passer la trappe la première. ~e moment, à cheval sur deux niveaux, était celui o˘

serait le plus vulnérable: d'autres gardes pou-aient l'attendre en bas.

- La voie est libre, tu peux venir, dit-elle du ous-sol dès qu'elle eut disparu.

Avant de descendre à son tour, tenant toujours fer~ement son otage, Blade vit les enjeux des paris hanger de mains et certains visages changer de aine.

CHAPITRE Vifi

Ils avaient traversé tout un dédale de galeries et de Lues, s'attendant à

tout instant à voir débouler une mée de gardes. Chaque passage de porte leur avait rovoqué une éruption d'adrénaline. Mais rien. Le ~sert!

Ils avaient marché ainsi un bon moment dans les )us-sois de la tour sans avoir rencontré ‚me qui ive, ce qui, pour Blade était plutôt inquiétant.

lême complètement déboussolés par cette prise 'otage, les Maîtres du Hasard auraient d˚ faire sureuler leur progression, ne serait-ce que pour ~assurer qu'il n'arrivait rien à leur collègue enlevé. t, dans le cas contraire, s'il lui arrivait quoi que ce Dit, pour intervenir et mettre la main sur les iyards.

La pièce o˘ ils venaient de pénétrer, une immense aile de conférence apparemment, était elle aussi trangement silencieuse.

Cette évasion était décidément trop facile.

- O˘ sont tes petits copains? qu'est-ce qu'ils 122

LES MçTRES DU HASARD

préparent? demanda Blade à son otage en secouant un peu.

-

Nul n 'échappe à son destin! Les Maîtres hasard voient tout, prévoient tout! Sans quitter tour, ils connaissent le monde.

Depuis leur sortie du tribunal, c'était comme Leur otage n'avait pas opposé

la moindre résistan mais il les avait assommés en leur débitant tout chapelet de sentences et de formules toutes faites.

-

Rien de ce qui est, n'échappe aux Maîtres hasard ! Croire, c'est vouloir. Savoir, c'est pouvoii

-

Tu commences sérieusement à m'échauffer oreilles! s'énerva Blade.

Alors, tu réponds à n questions o˘ tu la boucles, sinon c'est moi qui ferai taire ! C'est compris?

Nahua, qui n'en menait pas large depuis le dél de leur évasion, en devint blanche.

-

Arrête, Blade! C'est un Maître! Tu ne pe pas le traiter comme tu le fais!

-

Ah oui? Et pourquoi donc? D'ailleurs, crois qu'il est temps de voir quelle tête il a, no Maître du...

-

Non! pas ça! cria Nahua en leur tournant dos.

-

Pas quoi?

-

Tu ne peux pas ôter sa cagoule ! Ceux voient le visage d'un Maître sont pétrifiés sur pla changés en statue de verre et brisés en mille m ceaux!

123

LES MçTRES DU HASARD

Le visage caché dans ses mains, courbée vers le ~o1 et lui tournant toujours le dos, Nahua était comdplètement paniquée, terrorisée.

Blade commençait maintenant à mieux appréhener ce monde o˘, à côté des technologies les plus

phistiquées, avaient survécu des croyances et ~ perstitions d'une incroyable naÔveté.

qui croit pleure, qui voit meurt! renchérit le aître du Hasard, pour bien enfoncer le clou, entre

d eux sanglots de Nahua.

r.

D'un geste sec, Blade lui ôta sa cagoule. …videment rien ne se passa, si ce n'est qu'apparut un isage d'homme tout à fait ordinaire, d'une cinquaninc d'années, aux cheveux rares et grisonnants, vec dans le regard un mélange de rage et de

~

ayeur.

- Tu peux te retourner Nahua, je suis toujours ~ntier.

La jeune femme hésita, tourna lentement la tête tour effleurer le Maître du regard et baissa aussitôt ~s yeux. Sans doute, regrettant déjà son audace, ;'attendait-elle à voir fondre sur eux quelque ch‚titient divin.

-

Je ne peux pas, c'est interdit! Le malheur va i'abattre sur nous!

-

Mais non, regarde, c'est juste un petit bon~~jomme, même pas dangereux, la rassura Blade. Et ~our ce qui est du malheur, c'est déjà bien engagé,

ne crois pas ? Notre situation n'est guère brillante.

Tout est trop calme, tant qu'on n'aura pas quitté cette tour, je ne me sentirai pas très à l'aise.

-

O˘ que vous alliez, les Maîtres du Hasard seront. Ils voient tout, ils entendent tout, ils savent tout!

-

Toi, maintenant, tu te tais o˘ je te fais avaler ta langue! le rembarra Blade en lui en enfournant le canon du lance-rayons dans la bouche.

-

La puifanfe des Maîtres est fans limite! renchérit l'ex-cagoulé

ruisselant de sueur.

-

Tant pis pour toi, je t'avais prévenu. Et ce n'est pas poli de parler la bouche pleine!

D'un crochet sec et violent, Blade envoya sa tête tester la solidité du mur.

-

Mais... qu'est-ce que... qu'est-ce que tu fais? bafouilla Nahua, à

nouveau courbée comme si le plafond, à défaut du ciel allait lui tomber sur la tête.

-

On n'a plus besoin de lui ! Je vais nous en débarrasser!

-

quoi? Mais tu es complètement fou! Tu ne peux pas faire ça ! C'est le pire des crimes!

Sans répondre, Blade saisit le corps inanimé par les aisselles et l'emmena sur son dos vers le fond de la salle.

-

Saintes Soeurs, je vous prie, pardonnez nos outrances! se mit à

psalmodier Nahua en se balançant, mais jointes sur sa tête, tandis que Blade et son fardeau endormi disparaissaient dans une pièce voisine.

Le silence tendu qui suivit fut bientôt déchiré par le grésillement du lance-rayons.

Un instant plus tard, implorant toujours la sainte trinité des déesses soeurs, Nahua vit revenir Blade dans le costume rouge du Maître, la cagoule à la main.

-

Tu l'as tué! Tu as tué le Maître! Malheur! Malheur sur toi !

Malheur sur nous ! hurla Nahua en se jetant sur lui toutes griffes dehors.

Une gifle bien dosée la stoppa net dans son élan et lui remit les boulons en face des trous. Nahua s'écroula en larmes dans les bras de Blade, d'une certaine façon rassuré de la voir craquer.

-

Je ne suis pas un assassin, lui glissa-t-il dans l'oreille en lui caressant ses longs cheveux noirs. Je n'ai jamais donné la mort que pour défendre la vie! Et je n'ai pas plus tué ce guignol à cagoule que je n'avais tué ton mari ! Je l'ai juste rangé dans un placard après l'avoir attaché et b‚illonné avec une bande de tissu découpée dans sa bure.

Nahua s'écarta légèrement, leva son visage vers lui. Après la tempête, son calme débordant de sensualité la rendait particulièrement attirante. D'une légère pression dans le dos, Blade le lui fit savoir. Elle leva son visage vers lui, se haussa sur la pointe des pieds, et colla ses lèvres contre les siennes. Son baiser était aussi fougueux que l'avait été sa crise de nerfs quelques secondes plus tôt.

'1

*

C

*

*

)1JI

Une " gélule " verte et marron était stationn~US devant cette sortie qu'ils avaient trouvée par hasarfeS

La portière s'ouvrit à leur approche.

-

Le piège, si c'en était bien un, était si grossier qqu~ Blade faillit s'y laisser prendre. Les Maîtres avaieI~OI

ils justement compté là-dessus, comme lui~mênjL' l'avait fait pour se libérer au tribunal? Si c'était Œ~P

n

cas, ils apprenaient vite,

Cil

-

Non, ne monte pas, dit Blade en retenapit te Nahua par le bras au moment o˘ elle allait pénét~fl

à l'intérieur du véhicule. On va marcher!

Ce

-

Marcher? s'étonna Nahua, les traits à nouveje figés par un retour de détresse. -p - Courir même, c'est plus prudent, renchérit~YC

d( en se débarrassant de son costume désormais inutPui de Maître du Hasard.

«01

Ici, à l'extérieur de la tour, dans ces rues désert*lr cette bure rouge incongrue et trop voyante deven-le'

un handicap plus qu'autre chose.

-

-

On ne peut pas rester dehors, c'est dangereueC

a

objecta Nahua. Us

Elle avait raison, il n'y avait aucun endroit o˘~P'

a

cacher dans ces rues vides et rectilignes. Mais ~S

pouvaient aussi se perdre dans ce labyrinthe dés~ ~

sir

tique et parvenir à distancer d'éventuels pours~- vants.

Pour l'instant, personne ne nous a suivie! En Lnt vite on devrait pouvoir...

Mais non! s'énerva Nahua. C'est dangereux àdu brouillard vert, des vapeurs qui rongent! pour ça qu'il n'y a personne dehors!

Le brouillard vert? quel brouillard vert? Tu parler de cette brume qu'on voit là-bas, àizon?

~tonnement de Blade était légitime car cette e, jusqu'à présent cantonnée à

la périphérie de é pour une question de température sans doute, ocre. Peut-

être n'avait-il pas la même perceples couleurs que les habitants de ce monde?

disant, il l'entraîna en la prenant par le coude. suivit, à contrecoeur, mais sa foulée était bonne. Mais non, tu vois bien qu'elle n'est pas verte, )ns ! objecta Nahua. Je te parle de l'autre illard, celui qui peut tomber, comme ça, d'une ride à l'autre. Si on est pris dedans, c'est fini nous ! On br˚le, dehors et dedans!

On verra bien ! Tu n'as qu'à prier Aléa!

Arrête, protesta-t-elle. On ne plaisante pas ces choses-là, ça porte la poisse!

tournèrent à droite au second carrefour, pour unter une autre rue en tous points identiques, immédiatement à gauche. Il n'y avait toujours Lme qui vive dans ce décor lugubre à mourir.

Si c'est aussi dangereux que tu le dis, ça fera être réfléchir nos poursuivants.

128

LES MçTRES DU HASARD

Blade en était moins persuadé qu'il voulait bien le laisser croire. Ces gens-là, si ce danger était effecti vement réel, avaient certainement un moyen de protéger, des masques, des scaphandres o n'importe quoi d'autre.

Mais il voulait éviter d'ajou ter à l'inquiétude de Nahua.

Ils tournèrent encore à gauche, puis à droite retrouvant chaque fois les mêmes perspective désertes et figées. Toujours rien à l'horizon, brouillard vert ni gardes. Hormis les " gélules qu'ils voyaient par instants traverser le décor, rie ne bougeait.

On voit bien que tu ne connais pas la Cité, fi Nahua qui conservait toujours le même rythme course sans montrer le moindre signe de fatigue d'essoufflement. Ni grand-chose d'autre d'ailleurs!

-

Pourquoi dis-tu cela?

-

Parce que s'ils veulent nous suivre, ils pou: ront passer par les souterrains! Blade s'arrêta et la retint par le bras.

-

De quoi parles-tu ? quels souterrains?

-

Mais les souterrains! répéta-t-elle, perplexe en lui montrant une dalle de couleur différente, lég rement plus sombre, au centre d'un carrefour. conduits d'activité et d'intervention ! Comment crois que ça fonctionne, tout ça?

D'un geste ample, elle désigna les b‚timents qui les entouraient. Bien s˚r, ces gens ignoraient la téléportation, puisqu'ils se déplaçaient dans ces espèces

LES MçTRES DU HASARD

129

de gélules bicolores, et il leur fallait bien transporter l'énergie, l'eau, tout ce qui était nécessaire à la vie et aux communications.

- Pourquoi n'en as-tu pas parlé plus tôt? On y va! fit Blade en repiquant vers le centre du carrefour.

- Je n'avais aucune raison de le faire, lui rétorqua Nahua tandis qu'ils descendaient vers les entrailles de la cité. J'oublie toujours que tu n'es pas d'ici. Au fait, tu ne m'as toujours pas dit d'o˘ tu venais et comment tu avais atterri sur le plateau du

ORAL.

quelque chose tinta dans un coin du cerveau de Blade, comme une sonnette d'alarme, qui mit ses sens en alerte. L'avenue était pourtant déserte, personne ne les avait suivis. Ils arrivaient près de la trappe, lorsque Blade comprit que la source de cette inquiétude instinctive, animale, était là à ses côtés.

Il avait toujours confiance en Nahua, mais certains détails lui recommandaient une attention prudente. Ses changements d'humeur, par exemple, inattendus et rapides, comme si elle jouait un rôle. La façon qu'elle avait de le questionner, l'air de rien, et une certaine disproportion aussi, dans les deux sens, entre l'importance réelle des choses et ses réactions. Cela surtout confirma Blade dans son impression que Nahua n'était pas complètement sincère.

Soulever la plaque fermant l'entrée du souterrain ne fut pas une mince affaire.

130

LES MçTRES DU HASARD

" En tout cas, ce n'est pas une androÔde, song t-il, ruisselant de sueur, les muscles bandés, tan4 que Nahua admirait son effort. Il y a des regards C ne peuvent pas tromper ".

Ici pas d'ascenseur lumineux, mais de simp~ barreaux métalliques, scellés dans la paroi.

- Passe devant, dit Blade en s'écartant. Contre toute logique, même s'il lui demand cela parce qu'il devait remettre la plaque en pla Nahua n'émit aucune protestation. Elle se g1i~ dans le trou et fut happée par l'obscurité.

L'endroit ne ressemblait pas du tout à ce qu avait imaginé. Il pensait trouver, sous la surface cette cité au carré, aseptisée et froide, un endr oublié, des galeries répugnantes et sombres grouillerait une faune tapie dans l'ombre et viv~ des rejets de ce monde. Un peu comme l'‚me certains individus à l'éclat artificiel.

Au lieu de cela, le souterrain était à l'image monde de la surface. Propre et linéaire, sans vie odeurs.

A peine avait-il refermé la trappe, qu'une pu sante lumière, verd‚tre et froide, inonda la gale Sans doute des capteurs, de mouvement ou de cl leur, avaient-ils détecté leur présence.

Blade eut alors une autre surprise: les barrez de l'échelle métallique retournaient s'encastrer d~

la paroi après son passage. L'impression d'être ~

au piège le submergea, mais disparut aussi

LES MçTRES DU HASARD

131

rsqu'il put vérifier que s'il faisait mine de remon

-' les barreaux ressortaient!

La galerie était à plafond plat et assez haut pour ue même Blade p˚t s'y tenir debout. Des tuyaux lus ou moins gros et de couleurs différentes en pissaient les parois. Certains étaient plus chaud, r˚lants même. Sur d'autres, Blade put sentir très gère vibration. Ceux-là devaient transporter l'énere, une onde, électrique ou autre. C'était bien tous s flux vitaux de la cité qui tapissaient les murs de r appareil circulatoire.

- «a a l'air de suivre les rues, remarqua Blade. u sais si ça mène quelque part?

Il était à la fois admiratif et quelque peu effaré par rectitude immaculée et la probable immensité de réseau souterrain. En même temps, il trouvait plu-curieux qu'un monde aussi rationnel dans ses ormes p˚t avoir élevé le hasard au rang de divinité. Cette opposition était parfaitement illustrée àr~térieur même des couloirs souterrains, à

certaines leurs intersections. Si la plupart étaient de simples roisements, d'autres carrefours plus importants, àuatre, voire six galeries, étaient plus vastes. De vén)les salles vo˚tées, aux allures de temple. Au ntre deux statuettes, de Kalyp et Nalia, encadraient ne troisième plus grande et souriante d'Aléa.

Non sans surprise, Blade y découvrit aussi, entre entrées des différents couloirs, ce que Nahua lui

it être des machines à chance. Ces engins, de simples machines à sous, mais plus imposante sophistiquées, pouvaient rapporter, pour une mi~ minime de quoi vivre tranquille jusqu'à la fin de sc jours.

-

Tous les chemins mènent aux bornes, répond Nahua, étonnée par sa question. Aux limites de I Cité, là o˘ fmissent les perdeurs. O˘ veux-tu qu'i] mènent? quand on va tout droit, on arrive forc ment aux limites!

Les perdeurs... Elle avait déjà fait allusion à cc infortunés abandonnés par Aléa, leur déesse de 1 chance. Même ici, sur les voies de l'exil, ces mal heureux avaient encore droit à l'illusion, à l'espoi de pouvoir peut-

être se refaire avec un dernier cour Au lieu de cela, ils devaient sans doute perdre k leurs dernières réserves, car tous les jeux de hasar fonctionnent ainsi, plus le gain est important, plus 1 tentation est grande et faibles les chances de gagner

Blade allait demander à Nahua de lui reparler d ces laissés-pour-compte, ces victimes, qu 'étaient ses yeux les perdeurs, lorsqu'elle le devança e changeant de sujet:

-

Je n'ai vu que très peu de gens se battre, mai aucun ne le faisait comme toi. Ce saut, au tribunal.. comment as-tu dit qu'il s'appelait déjà?

-

Salto. On dit aussi saut périlleux.

-

«a, je veux bien croire qu'il soit périlleux C'est bon pour se rompre le cou ! qui t'a appris à I battre comme ça?

~, ¿ nouveau, Blade entendit sa petite sonnerie d'alarme. Plus précise cette fois. Il lui semblait ~maintenant évident que la curiosité n'était pas la seule motivation de Nahua. Si cela avait été le cas, 15e battre comme ça, mais " o˘ " il avait appris. Non ~seulement son désir de savoir d'o˘ il venait passait 1au second plan, mais ce changement de " cible

"~pouvait prouver qu'elle se méfiait de lui. Au moins autant que lui d'elle.

-

C'est mon père, lui répondit Blade naturelle~ment. Dans la cité

d'o˘ je viens, il était un grand ~combattant craint et admiré. C'était un champion rtoutes disciplines.

~

Ce monde ignorant le sport, Blade avait volontai~rement utilisé le mot anglais.

-

Champion ? répéta Nahua perplexe.

En même temps qu'il s'inventait un passé, il lui expliqua le principe des compétitions sportives. Nahua buvait ses paroles en les ponctuant d'adorables mimiques d'étonnement.

r Ils venaient de traverser une de ces salles de triage, lorsque Blade s'arrêta et tendit l'oreille, comme pour vérifier que rien ne venait troubler le silence. Cette soudaine interruption, à un moment particulièrement dramatique de son récit improvisé, faisait partie d'un plan. Bientôt il saurait si sa méfiance était justifiée et, si c'était bien le cas, pour le compte de qui Nahua se jouait de lui.

- Tu as entendu quelque chose ? demanda-t-eh à son tour gagnée par l'inquiétude.

- Non, j'ai d˚ me tromper, fit Blade, avant reprendre son récit improvisé

o˘ il l'avait arrêté, portrait d'un savant fou, mi-homme, mi-androÔd qui l'aurait drogué pour se servir de lui comn cobaye.

quelques secondes plus tard, il s'arrêta à nouve~ et saisit le bras de Nahua. Les sourcils froncés et regard vague mais acéré, il lui fit signe de se tau écouta encore, puis se pencha vers son oreille.

- J'ai l'impression qu'on nous suit, dit-il douc ment. Je veux en avoir le coeur net. Reste là, surto ne bouge pas,je vais aller voir.

Sans lui laisser le temps de réagir, Blade fit deir tour et partit en petites foulées jusqu'à la salle qu'i avaient traversée un instant plus tôt.

Une fois sur place, il choisit une entrée de coulo au hasard, alla s'y tapir et attendit.

Plus loin, dans le couloir par lequel il éta revenu, Nahua aussi attendait, assise à même le S( adossée contre le mur. Des tics trahissaient s inquiétude et sa nervosité, elle arrangeait machinal ment sa coiffure, rongeait ses ongles, triturait le c de sa tunique. Périodiquement, elle se figeait, te dait l'oreille.

Trois ou quatre minutes après le départ de Blad elle se leva, se mit à

faire les cents pas. Le troul~ prenait maintenant le pas sur l'inquiétude et 1

estions. Elle triturait ses mains, s'agitait, se figeait plus souvent pour écouter...

t

Bientôt, n'y tenant plus, elle rebroussa chemin àn tour.

i Blade l'entendit arriver, recula de quelques pas ~ ans son couloir, se plaqua contre la paroi et tendit l'oreille.

ab Si tout se passait bien, Nahua finirait par penser 4~u'on l'avait enlevé

ou, qu'il l'avait tout simplement

ï~bandonnée. Ce qu'elle ferait après, surtout o˘ elle trait, permettrait à

Blade, en la suivant, de savoir efpour le compte de qui elle " roulait " et quelles ~taient ses motivations réelles.

r En revanche, ce qui pouvait arriver de pire àuLBlade, était que Nahua le voit, qu'elle découvre sa lfprésence. Se cacher, dans ces couloirs lisses et blancs, était pratiquement impossible. Il trouverait ien alors quelques ingénieux mensonges aptes àfacer ses questions et endormir sa méfiance. Et cela, il savait faire...

j Il l'entendit arriver une dizaines de secondes avant qu'elle n'apparaisse dans la salle. Il s'était déjà reculé de quelques pas. II ne pourrait plus la voir mais, en concentrant son attention sur les bruits, il visualiserait ses déplacements, devinerait ses émofions, ses pensées même...

Elle avait marché, lentement et en se retournant lusieurs fois - elle était donc inquiète, perdue ême -' jusqu'aux statuettes du centre. Là, elle pié

tina encore en observant les entrées des différeni couloirs - il y en avait huit. Elle l'appela ensuit doucement d'abord, à trois reprises, puis beaucou plus fort, criant presque son nom.

Un silence irréel suivit, indiquant qu'elle deva réfléchir, jusqu'à

l'éclosion d'un bruit inattendu. Des pleurs! Une surprise agréable, dans la mesui o˘ ils plaidaient en sa faveur, et faisaient même pci cher la balance du côté de sa loyauté. Blade aura voulu aller la consoler, mais il lui fallait rester pn dent, attendre encore.

Aux pleurs vinrent bientôt se mêler le bruit d'i' frottement. Nahua s'était probablement adoss~ contre le socle des statuettes, et se laissait glisser; déconvenue avait donc laissé place à l'accablemeni Blade ne s'était pas trompé. Un nouveau silen suivit, qui déboucha cette fois sur un murmure tr faible pour qu'il put comprendre ce qu'elle disail sans doute devait-elle tenter de se rassurer, réfléchi sant à voix haute pour oublier sa solitude nouvelle.

Un moment plus tard, après un autre silence, pu long, Nahua se leva, hésita et, une fois encore, réus~

à surprendre Blade en allant, d'un pas plutôt déci(

-

il s'était doucement avancée jusqu'à la voir - ve une machine à chance!

Nahua, lui tournant toujours le dos, resta quelqu secondes devant la machine, immobile, puis se mii chercher quelque chose dans sa tunique, qu'elle fir par trouver, des pièces ou des jetons.

LES MçTRES DU HASARD

137

Il y eut un petit tintement métallique, quand le jeton glissait à

l'intérieur de la machine. Puis un silence lourd, pesant.

Soudain, si brusquement que Blade lui-même sursauta, une musique tonitruante explosa, satura l'espace. Une sorte de fanfare dodécaphonique, inattendue, presque choquante en cet endroit et dans ce contexte, dont les accords extravagants se mêlaient àleurs propres échos.

Après quelque secondes de stupeur figée, Nahua joignit les mains devant son visage et retourna un instant à l'immobilité. Puis elle éclata de rire, se mit à danser, tournoyant sur elle-même en tenant à bout de bras, une carte dorée...

Elle avait gagné!

¿ en juger par Nahua, cette petite coup de valeur. Peui lot ? Mais l'euphoru comprit qu'elle ne p pour profiter de sa dans les griffes des dans une profonde li

Blade aurait vou prendre dans ses bra rable, seule et perdu silence o˘

résonnaie mère bonheur. Mais encore attendre, von quand Nahua soi tion, elle regarda en le même couloir, vei La filature, dans lignes, n'avait rien d de se faire surprendi les débordements de joie de carte dorée devait avoir beau-t-être était-ce même cela le gros ~ n'avait pas duré. quand Nahua ouvait pas retourner vers la Cité chance, sous peine de retomber Maîtres du Hasard, elle retomba issitude.

lu la rejoindre, la consoler, la Ls. Il la trouvait encore plus désie dans ce décor reconquis par le nt encore les échos de son éphéil avait d˚ y renoncer. II devait o˘ elle irait.

tit enfin de cet état de prostracore autour d'elle et repartit par s les bornes.

cette enfilade de galeries rectie, Blade devait toujours lui lais-140

LES MçTRES DU HASARD

ser au moins une intersection d'avance. C'était la seule possibilité pour se cacher, échapper à son regard.

Plusieurs fois d'ailleurs, Nahua s'était retournée. Par crainte ? Dans l'espoir de le voir revenir?

Ils avaient ainsi marché, elle en traînant sa lassitude, lui en courant d'une intersection à l'autre, pendant presque une heure, estima Blade. La Grande Cité, en supposant qu'ils étaient partis du centre, s'étendait donc sur quatre ou cinq miles.

A deux reprises, en traversant d'autres salles, Nahua s'était arrêtée, avait rejoué et perdu, sans toutefois montrer une grande déception. Son premier gain devait être bien supérieur à ses pertes.

A son arrivée dans la dernière salle, Nahua fut accueillie par une voix forte, sépulcrale. Blade était trop loin pour comprendre tout ce qu'elle disait. De plus, elle résonnait comme ces annonces, dans les halls de gare, que personne ne parvient jamais vraiment à percevoir correctement. Il put cependant reconnaître ses accents neutres et mécaniques... Cette voix était la même voix que celle du tribunal

C'était l'arrivée de Nahua qui l'avait déclenchée. Blade allait donc devoir donc attendre avant de pénétrer à son tour dans la salle, assez longtemps pour ne pas risquer de révéler trop tôt sa présence quand cette voix résonnerait à nouveau. Il s'approcha quand même, pour être s˚r de ne pas la perdre.

Cette salle n'était pas tout à fait comme les autres.

LES MçTRES DU HASARD

141

Elle était moins bien entretenu. Le revêtement des murs s'écaillait par endroit et une des sources de lumière ne fonctionnait que par intermittence et en grésillant. Il n'y avait aucune machine à chance et, au centre, les statuettes des trois soeurs avaient été détruites, surtout celles de Kalyp et Nalia, dont il ne restait que les pieds. Celle d'Aléa, au centre, n'avait en revanche perdu que la tête.

Blade dénombra six couloirs côté arrivée, mais un seul, en face, qui allait plus loin. C'est par celui-là, bien moins éclairé, qu'il la vit disparaître.

Elle s'était retournée une dernière fois avant de contourner l'énorme monolithe qui barrait le passage, et s'était laissée avaler par l'obscurité.

Blade attendit à peu près deux minutes, ce qui mettait entre eux une distance d'environ cent yards

-

ce devait être suffisant -, et entra à son tour dans cette ultime salle.

- Vous avez atteint la borne 40, déclama aussitôt la même voix sinistre.

Au-delà de cette zone commencent les territoires non sécurisés. Si vous dépassez les bornes, vous serez entièrement livrés àvous-mêmes, hors de la protection d'Aléa et de l'autorité des Maîtres du Hasard...

Tandis que la voix continuait à débiter ses mises en garde du même ton lugubre et monocorde, Blade se dirigea vers la borne obstruant l'entrée du couloir. En même temps, il se demanda comment fonctionnait les détecteurs de présence. Il y en avait forcément, gr‚ce auxquels était lancé le message d'accueil, qui continuait d'ailleurs à emplir l'espace:

-

Si vous décidez de revenir parmi nous, les gains que vous pourriez avoir perçus en cours de route reviendraient pour moitié à l'ordre public...

S'agissait-il de caméra, de capteurs de vibrations ou de chaleur, comme pour les " gélules "? Blade ne voyait rien qui p˚t ressembler de près ou de loin à ce type d'appareils. Tous les murs étaient lisses, apparemment aussi sourds qu'aveugles. Mais cela ne voulait rien dire, les détecteurs pouvaient être enfouis. Ce système, quel qu'il f˚t, était-il entièrement automatique et fonctionnait-il en circuit fermé? Dans ce cas, il détectait juste une présence, anonyme. Ou bien, Blade et Nahua ayant été repérés, les Maîtres savaient-ils maintenant o˘ ils étaient et o˘ ils allaient? Si c'était le cas, qu'allaient-ils faire? Les poursuivre hors des limites de la ville? Ou se contenter d'être débarrassés d'eux en les sachant hors des limites de la Cité?

Il

y avait des inscriptions sur la borne que Blade, malheureusement, ne pouvait pas lire.

-

Revenir, c'est choisir. Partir, c'est mourir, conclut la voix tandis que Blade se glissait entre le mur et la borne.

On ne pouvait pas se tromper, ce couloir était bien hors des limites d'intervention des Maîtres. Il n'avait d'ailleurs rien à voir avec ceux par lesquels

ils étaient arrivés. La taille était la même, mais son aménagement remontait à plusieurs générations et, visiblement, aucun entretien n'avait été effectué depuis. Blade y vit même des bestioles, des sortes de cafards, courir le long des mur. C'était d'ailleurs la première forme de vie non humaine qu'il rencontrait depuis son arrivée sur Mouhad-dib. Il n'était certes là que depuis moins d'une journée, mais il n'avait encore vu aucune plante ni, avant celles-là, aucune espèce animale.

En même temps qu'il devenait de plus en plus sombre, le couloir remontait.

La pente restait très douce, mais perceptible. Bientôt l'obscurité devint si dense, que Blade faillit se cogner lorsqu'il arriva, au bout du couloir, dans un cul-de-sac.

Il

t‚ta les murs à la recherche d'une issue, mais il n'y avait rien, ni porte, ni traces d'une quelconque ouverture. Il devait forcément y en avoir une, puisque Nahua avait emprunté ce couloir. Elle ne s'était quand même pas volatilisée! A moins que... Oui, l'issue devait être plus bas dans le couloir, il avait d˚ passer devant sans la voir!

Blade allait donc rebrousser chemin, lorsqu'un rayon de lumière ocre tomba directement sur lui, éclaboussant tout l'espace. …bloui par cet éclat soudain, il dut attendre quelques secondes, s'accoutumer à cette clarté

nouvelle. Lorsqu'il put enfin regarder au-dessus de lui, il ne vit rien d'autre qu'un rond ocre éblouissant. Le ciel sans doute, qui se 144

LES MçTRES DU HASARD

découpait dans le. plafond. Sa couleur devait venir de ce brouillard ou de ces nuages qu'il avait vus àl'horizon quand il était encore à l'air libre.

Tandis qu'il profitait de cette lumière pour réexaminer l'endroit, à la recherche cette fois de barreaux amovibles, il entendit un bruit au-dessus de lui. quelque chose tombait. Instinctivement, Blade bondit en arrière, roula dans la poussière et se releva aussitôt, le fuseur prêt à cracher la mort.

Ce n'était qu'une grosse corde, qui se balançait et ondulait comme un serpent dans la lumière. Au bout, un système rudimentaire, fait d'une planchette et de fibres tressées, permettait de s'y accrocher en position assise. Sans doute avait-on prévu de le hisser jusqu'à cette ouverture dans le plafond, dont la hauteur était nettement supérieure à celle des couloirs de la cité.

Pour différentes raisons, Blade n'avait pas l'intention de se laisser tracter. Pour le principe d'abord, le même qui lui faisait refuser, dans sa propre dimension, les escaliers mécaniques. Mais surtout parce qu'il ignorait la nature du comité d'accueil qui l'attendait là-haut.

Il décida donc de grimper à la seule force des poignets, c'est-à-dire sans les à-coups inévitables que provoque la traction lorsqu'elle s'exerce à

l'aide des pieds. Ainsi pourrait-il surprendre ceux qui s'apprêtaient à le hisser et qui ne s'attendraient pas à le voir arriver sitôt. Juste avant d'émerger et pour profiter

LES MçTRES DU HASARD

145

pleinement de l'avantage créé par la surprise, il coincerait la corde au niveau des chevilles, de manière à libérer sa main droite armée du lance-rayons, en position de tir en cas de besoin.

L'effet de surprise fut au rendez-vous, mais du mauvais côté... Trois hommes, armés d'arbalètes, l'attendaient à quelques yards du trou et le tenaient en joue.

La corde, tirée par un treuil électrique, s'arrêta alors que seul le haut du visage de Blade dépassait du trou.

-

On sait que tu as un fuseur, dit celui du centre. Si tu as l'intention de tenter quoi que ce soit, c'est perdu d'avance. Tu en auras peut-être un de nous trois, mais aucun des deux autres ne te raterait.

-

Je n'ai pas l'intention de résister, les rassura Blade.

Il

n'avait effectivement aucune raison de ne pas faire ce qu'ils demandaient. S'il était venu jusque-là, c'était pour savoir qui Nahua allait rejoindre. De plus, si ce comité d'accueil avait voulu le tuer, il l'aurait déjà fait.

-

Tu as raison, c'est plus sage. Alors tu vas bien doucement sortir ton arme et la poser derrière toi.

Blade s'exécuta sans cesser de les observer. Tous les trois étaient plutôt jeunes, l'un d'eux devait même avoir moins de vingt ans. Le contraste de leur allure avec les habitants de la cité, tous bien propres sur eux, aux vêtements bien coupés dans de riches

étoffes colorées, était saisissants. Ceux-là avaient l'air d'explorateurs égarés. Leurs tenues, tout comme eux d'ailleurs, étaient sales et en piteux état. Ils avaient aussi les traits étirés par la fatigue et la faim, et dans leurs yeux brillait une flamme plus vivace. Plus agressive aussi.

Soudain, tandis que Blade, après avoir posé le fuseur derrière lui, se hissait hors du trou, quelqu'un se précipita sur lui. C'était Nahua, en furie, qui faillit le faire retomber.

-

Espèce de sale... je ne sais quoi! hurla-t-elle, hors d'elle en le martelant la poitrine et le visage comme une forcenée.

Blade se défendait comme il pouvait, sous les rires moqueurs des trois hommes qui avaient baissé leurs arbalètes.

-

Je vais t'expliquer, je voulais juste...

-

Il n'y a rien à expliquer! Tu n'es qu'un beau salaud!

Blade lui avait saisi les deux poignets, ce qui ne fit qu'accroître sa fureur. En même temps, il s'était rapproché des trois hommes toujours hilares.

-

«a n'a pas l'air de vraiment coller entre vous... Je comprends que vous n'ayez pas fait le trajet ensemble, fit le plus ‚gé et le plus grand des trois.

-

«a, tu l'as dit ! renchérit Blade. Mais peut-être qu'avec toi, ça collera mieux?

Avant d'avoir terminé sa phrase, il lui avait envoyé Nahua dans les bras, assez violemment pour qu'ils se retrouvent tous les deux à terre. Les deux autres voulurent réagir, mais il était déjà trop tard. Celui de gauche avait reçu le coude de Blade en pleine figure, celui de droite, déjà hors de combat d'un coup de pied à l'arrière de la jambe, fut " terminé " d'un retourné à la nuque.

Le troisième, empêtré dans Nahua toujours aussi furibonde, ne s'était pas encore relevé.

-

qu'est-ce qui t'a pris? Pourquoi t'as fait ça? demanda-t-il lorsqu'il parvint enfin à se redresser, après un regard stupéfait vers ses deux copains endormis.

-

Je n'aime pas être accueilli avec des armes.

-

Tu te méfiais donc de nous autant que nous de toi... marmonna l'homme avec une pointe de perplexité dans la voix.

-

Exactement, concéda Blade. Alors, on va en rester là, d'accord?

-

D'accord, dit-il, avant d'aller aider les deux autres, qui reprenaient lentement conscience, à se remettre debout. Bon, suivez-nous, tous les deux

-

Tu viens, chérie? fit Blade, ironique, en tendant la main vers Nahua encore à terre.

Elle mit un point d'honneur à se relever toute seule et partit, la tête haute, sans un mot, à la suite de ses trois compatriotes qui, d'après ce que Blade avait pu comprendre des structures sociales de la Grande Cité, devaient aussi être trois " perdeurs ".

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LES MçTRES DU HASARD

*

* *

Du bord de la falaise qui dominait cette haute colline, ils avait une vue superbe sur l'agglomération. Bien plus grande que Blade ne l'avait supposé, Mouhad-dib, autrement dit, " la Parfaite ", s'étendait à perte de vue dans son écrin de brouillard ocre rendu plus sombre par le déclin de la lumière.

Seuls les sommets de quelques tours, plus hautes, pouvaient encore capter les derniers rayons de soleil. La nuit ne tarderait pas à tomber.

-

Je n'arrive pas à croire que tu viens d'un autre monde! fit Lahndadi. quelque part, c'est rassurant de savoir que nous ne sommes pas les seuls humains de l'univers.

Lahnda-di, un solide gaillard sympathique au visage d'ange, dirigeait cette communauté de perdeurs installée au sud-ouest de Mouhad-dib.

-

La vie ici, n'a pas grand-chose à voir avec ce qui se passe là-bas, fit Blade avec un mouvement du menton vers la métropole obstruant l'horizon. Je veux dire que, d'une certaine façon, toi aussi tu viens d'un autre monde.

Un ange passa, planant dans le vent qui montait delaplaine.

-

Tu n'as jamais eu envie d'y retourner? demanda Blade.

-

Je suis bien là. Pourquoi est-ce que j'irais me LES MçTRES DU HASARD

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jeter dans les griffes d'Aléa et des Maîtres? Et puis ici, on est plus proches de la nature.

La région, un mélange de paysages désertiques rappelant ceux du Colorado et de marais impénétrables, ne paraissait pourtant pas spécialement accueillante. Blade le lui fit remarquer.

-

Oui, je sais, approuva Lahnda-di. La plupart des gens que tu as vus ne sont que de passage. Nous sommes très peu à vivre ici de façon permanente. Mais il en faut bien, pour s'occuper des nouveaux, les prendre en charge, leur refaire une santé.

Tout perdre, se retrouver du jour au lendemain sans rien, obligé de quitter son environnement, les êtres que l'on aime, les lieux et les objets familiers, ne devait effectivement pas être chose facile. La t‚che que s'était fixée Lahnda-di n'était pas loin de certaines préoccupations humanitaires de sa propre dimension, songea Blade.

-

Et puis il faut aussi s'occuper de ceux qui craquent. Ceux-là ne peuvent aller nulle part. On est àla fois psychologues, infirmiers, gardiens, saint-bernard, diseurs...

-

Vous êtes nombreux, je veux dire de permanents?

-

Seulement douze. Mais heureusement les moins atteints nous secondent.

Effectivement, pour plus de trois mille ‚mes que comptait le village, c'était peu.

-

De toute façon, reprit Lahnda-di, le regard

dans le vague, je ne sais pas si ça vaudrait vraiment le coup de quitter cet endroit. La nature est peut-être moins hostile ailleurs, mais d'une certaine manière, c'est partout la jungle!

- Et les autres villes ? Il y a bien d'autres cités... La vie doit y être plus facile, non?.

Lahnda-di se tourna vers Blade. Son visage s'était durci et, dans son regard, étaient apparues comme des lueurs de détresse.

- Détrompe-toi. Nous avons rencontré des voyageurs, leurs récits vont tous dans le même sens, toutes les cités sont identiques ! Aléa règne partout et l'empire des Maîtres du Hasard est sans limites. Nous qui avons tout perdu, nous ne pouvons vivre qu'en dehors des cités, comme des bêtes!

Un long silence suivit, chacun avait plongé dans ses pensées.

Alors, pour la première fois depuis son arrivée, Blade pressentit ce que pourrait être son rôle dans ce coin d'univers, à la fois si différent et si semblable àtous les autres. Ici comme ailleurs, afin d'ouvrir la voie à

d'éventuels futurs contacts, il lui faudrait laisser une trace bénéfique de son passage. Il comprenait maintenant que cette mission concernait le pouvoir abusif des Maîtres du Hasard, et le sort immérité de leurs victimes, les perdeurs entre autres, réduits à jouer une partition de ramasse-miettes.

En quelques jours, peut-être moins, il lui faudrait donc mettre sur pied et mener à bien une révolution

à la fois politique et culturelle, éventuellement fomenter un coup d'…tat et peser sur l'avenir économique de ce peuple... Certes l'ampleur de la t

‚che était gigantesque, voire décourageante pour un esprit banalement constitué. Mais, outre qu'il n'était pas une créature ordinaire ne serait-ce que par ses capacités à supporter les voyages interdimensionnels, Blade avait plus souvent qu'à son tour au cours de ses incursions dans l'univers sauvage, fait la preuve qu'il était aussi capable d'affronter de telles situations.

- On redescend? lui proposa Lahnda-di. Le repas doit être prêt, les autres vont nous attendre.

Blade s'engagea sur le chemin par lequel ils venaient de monter, alors que Lahnda-di bifurqua vers un étroit sentier longeant la falaise.

- Pourquoi tu vas par là? lui fit remarquer Blade, suspicieux.

Lahnda-di se retourna et s'arrêta pour l'attendre. Il souriait, ouvertement amusé par sa méfiance.

- Ce chemin y mène aussi. C'est plus long, mais je veux te montrer quelque chose, je crois que ça t'intéressera.

La chose en question était une grotte à laquelle on accédait par ce sentier escarpé. L'entrée, au trois quarts obstrués par des éboulis, n'était visible de nulle part, ni de la vallée, ni de la crête.

Un petit ruisseau courait à travers la première salle, vaste mais basse.

Encombré de rochers et

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LES MçTRES DU HASARD

tapissée d'anfractuosités, qui constituaient autant d'abris et de caches, l'endroit était facile à défendre.

Dans les profondeurs de la caverne, s'ouvraient d'autres salles, au-delà de précipices sans fond et d'étroits passages creusés dans le roc par l'irrésistible force de ruissellements infimes mais ancestraux.

- L'eau est fille du ciel et mère de la Terre, dit Lahnda-di, d'une voix à

la solennité accentuée par ce contexte obscur et caverneux.

On accédait à ces salles secondaires par des passerelles de planches plantées sur chaque bord, àintervalles réguliers, de petites lampes bleues.

- Ce sont des cristaux, pas des lampes, lui précisa Lahnda-di, avant de lui recommander plus de prudence compte tenu de l'humidité qui rendait en effet extrêmement glissantes les planches de la passerelle.

Après une dernière descente, étroite et raide, dans un boyau en colimaçon sécurisé par un c‚ble d'acier accroché à la paroi, ils débouchèrent dans une immense salle vo˚tée.

Des centaines de cristaux bleus, plantés un peu partout du sol au plafond, y diffusaient une douce lumière, irréelle et sans ombre. Ce n'était pourtant pas ce qui avait cloué Blade de stupeur à l'entrée de la salle, mais plutôt ce qui s'y passait.

Une trentaine d'enfants, assis face aux murs, pianotaient sur des claviers tactiles sans touches...

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Les plus jeunes n'avaient guère plus de sept ou huit ans.

Sur les écrans défilaient des formules chiffrées, des courbes et des diagrammes, fixes ou animés. Des images aussi, celles de couloirs et de salles identiques à ceux par lesquels lui et Nahua étaient arrivés.

- Ils ont réussi à pirater plusieurs circuits de Mouhad-dib, lui confia Lahnda-di, avant d'ajouter, avec le sourire: non seulement, ils nous recueillent de précieuses informations, mais en plus, ça les occupe!

La surprise provoquée par cette découverte insolite ne dura que quelques secondes. Une question l'avait chassée, plus tenace.

- J'avais cru comprendre, dit Blade en s'approchant des enfants toujours aussi concentrés, que ceux qui quittaient la Grande Cité n'avaient plus rien, qu'ils avaient tout perdu...

- Effectivement, confirma Lahnda-di. A quelques exceptions près. Mais cette perte peut n'être qu'affective, si j'ose dire. Il y en a aussi qui comptent sur ce changement de vie pour trouver la force d'opérer un changement intérieur. Ceux-là en général, finissent mal. D'autres veulent simplement fuir, quelque chose ou quelqu'un. Les raisons de vouloir quitter la Grande Cité ne manquent pas...

- Mais ce matériel, comment vous l'êtes-vous procuré ? Et je suppose que tout n'est pas là...

- Beaucoup de citadins s'ennuient, commença Lahnda-di. Et nous, nous avons la solution miracle àleur mal-être... Le kloub, un cactus qui abonde dans la région!

Effectivement, du haut de la colline, Blade en avait vus des bosquets entiers.

- Certains vendraient fer et verre pour une caisse d'alcool de kloub!

ajouta Lahnda-di, la bouche en coin, avec un sourire malicieux de conspirateur satisfait.

Les arrivées de nouveaux perdeurs - tout comme les départ d'ailleurs -

étaient toujours prétextes àd'interminables fêtes. Les anciens avaient besoin de se souvenir, les nouveaux d'oublier. Aussi l'alcool de kloub coulait-il à flots, souvent jusqu'au lever de la troisième lune qui précédait de peu celui du jour.

Blade, dont la journée avait été particulièrement chargée, prit prétexte de son état de fatigue pour quitter la fête l'esprit encore clair. En mission, il lui fallait toujours rester vigilant et, surtout lorsqu'il arrivait dans un lieu nouveau, s'assurer un sommeil léger.

Cette nuit-là, alors que la fête battait encore son plein, il entendit un bruit de jarre renversée à proximité de sa tente. Elle n'était pas tombée toute seule... Les sens en alerte, il tendit l'oreille.

quelqu'un approchait... Un des perdeurs avait éveillé sa méfiance au cours de la fête, un certain

F

Layhn-mi, un jeune barbu à demi édenté qui lui avait posé tout un tas de questions dont certaines laissaient penser qu'il était bien moins stupide qu'il en avait l'air. De plus, ce faux abruti n'avait pas cessé de lorgner du côté de Nahua avec une déplaisante insistance.

Sans un bruit, tandis que les pas se rapprochaient, Blade se glissa vers l'entrée de la tente et, allongé sur le flanc, lui tourna le dos. Son visiteur écarta le pan de toile, attendit quelques secondes, s'avança dans l'obscurité...

Brusquement Blade se retourna et, dans le même mouvement empoigna la cheville de l'intrus! Il la découvrit plus fine que prévue. C'était une femme, dont il reconnut immédiatement la voix quand elle poussa un petit cri de surprise, son odeur quand elle lui tomba dans les bras.

-

Nahua ? C'est toi ? J'aurais pu te faire mal!

Pour toute réponse, la jeune femme se blottit contre lui et laissa couler ses pleurs. Elle avait l'air bouleversée, son haleine sentait l'alcool.

Blade craignit le pire.

-

qu'est-ce qui t'arrive ? C'est Layhn-mi?

-

Layhn-mi? répéta-t-elle, étonnée. Pourquoi tu me parles de lui?

-

Je n'aime pas trop ce type, il a l'air louche et il t'a dévisagée d'une drôle de façon, toute la soirée.

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LES MçTRES DU HASARD

Nahua s'écarta. Malgré l'obscurité, Blade la devina soudain moins accablée, peut-être même souriante.

- Ce n'est pas comme d'autres, dit-elle boudeuse. Toi, tu ne m'as pas regardée une seule fois! Mais dis-moi... Tu ne serais pas un peu jaloux?

S'il y avait quelque chose que Blade ignorait, c'était bien la jalousie.

Elle n'était tout simplement pas dans sa nature. quelquefois d'ailleurs, il en venait presque à le regretter quand, l'‚me un peu vague, il était rattrapé par la nostalgie fugitive d'un temps o˘ il était encore comme tout le monde.

- Non, ce n'est pas ce que tu crois.

Il avait dit cela de manière à ce qu'elle puisse penser le contraire. En même temps, il se demanda quelle pouvait être la cause, puisqu'il se trompait, de son état. Peut-être venait-elle seulement de réaliser qu'elle serait désormais une exilée, comme tous ces perdeurs dont elle allait devoir partager la vie, qu'elle devait faire une croix sur son univers, sur tout ce qui lui était familier.

Le choc pouvait être très dur, d'autant plus rude qu'elle n'était pas ellemême responsable de cet état de chose.

Blade la serra dans ses bras, pour lui offrir le réconfort qu'elle était venue chercher. Pour se faire pardonner aussi de l'avoir entraînée dans cette histoire, même si le vrai responsable de sa présence restait feu son mari, le très peu regretté ChaÔ-li.

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-

On m'a volé mon pactole! dit-elle brusquement, avant d'éclater à

nouveau en sanglots.

-

Ton pactole? répéta Blade, tombant des nues. Tu veux parler de ce que tu as gagné dans le souterrain, quand tu t'es arrêtée pour jouer?

-

Ben oui! Ma carte de crédits! Pour une fois que j'avais de la chance ! J'aurais pu retourner dans la Cité, j'avais largement de quoi me racheter une conduite ! Et voilà, maintenant c'est fini, je suis condamnée à rester ici ! A finir mes jours avec ces ratés, ces moins que rien, ces...

ces...

Elle chercha quelques secondes encore un mot àla mesure de sa rancoeur et s'effondra, en larmes, sur la poitrine de Blade.

-

«a, c'est s˚r, tu as d˚ faire des envieux! Ces types sont des joueurs compulsifs, dès qu'ils ont su que tu avais encore tous ces crédits sur toi...

-

Mais je ne l'ai dit à personne ! le coupa Nahua. Je n'en ai pas parlé ! Comment...

Elle se tut avant de terminer sa question et s'écarta légèrement. Une réponse se frayait déjà un chemin jusqu'à sa conscience, que Blade n'eut aucun mal à devancer.

-

Je n'ai rien dit non plus, j'espère que tu me crois?

-

Mais alors, si ni moi, ni toi, n'en avons parlé...

-

Tu l'as peut-être perdue, ou quelqu'un peut te l'avoir subtilisée en profitant de ce que tu étais un peu éméchée...

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LES MçTRES DU HASARD

Blade préféra ne pas lui parler de la caverne, des enfants qui espionnaient les souterrains de Mouhad-dib. Pour ne pas ajouter le trouble et l'inquiétude à sa détresse, il se contenta de lui offrir, en guise de lot de consolation, un tendre mais pressant baiser.

Nahua répondit aussitôt à cet appel en venant écraser contre son corps ses formes pleines et généreuses. Sentant contre son bas-ventre la réponse immédiate de Blade, elle se fit encore plus pressaine, plus ondoyante. Plus passionnée aussi. Tandis que lui explorait chaque courbe de son dos, elle le couvrit en haletant de baisers avides, puis revint à sa bouche pour l'explorer avec la gloutonnerie d'une enfant affamée.

Bientôt repue ou, plutôt, alléchée par la découverte de friandises nouvelles, elle écrasa lentement sa poitrine le long de celle de Blade, effleura ses abdominaux aussi fermes que son sexe durci par l'attente, vers lequel elle poursuivit son chemin pour le faire lentement glisser entre ses seins, avant d'aller, du bout des lèvres, en entamer l'ascension.

Après qu'elle lui eut longuement fait profiter de ses ardeurs buccales, Blade renversa la situation de manière à lui rendre la pareille.

Apparemment peu habituée à ce genre de politesse, Nahua s'y abandonna avec d'autant plus de volupté. De discrets gémissements vinrent d'abord ponctuer ses ondulations de serpent charmé. Très vite, tandis qu'ils se LES MçTRES DU HASARD

faisaient plus bruyants, leur rythme s'accéléra en même temps que celui de ses contorsions.

Ne tenant pas à faire profiter de leurs ébats tout le campement, Blade retourna au bouche à bouche et glissa en elle. Cambrée par son désir chauffé àblanc, elle l'engloutit jusqu'en ses profondeurs les plus intimes en martelant le sol de ses poings, comme pour lui indiquer le tempo de leur joute amoureuse.

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ceux qui choisissaient de s'opposer à leur intrusion étaient abattus sans pitié.

Réveillée à son tour par le vacarme et les cris, Nahua avait rejoint Blade, toujours accroupi derrière la toile entreb‚illée. Stupéfaite, figée par la surprise et la peur, ses doigts crispés sur l'épaule de son amant, elle regardait sans pouvoir articuler un son l'irrésistible avancée des gardes qui fouillaient systématiquement toutes les tentes et les baraquements. Ils étaient encore à une centaine de yards. Dans quelques minutes, ils seraient là.

-

Il faut que tu partes! C'est moi qu'il cherche. Toi, tu as encore des chances de te mêler à la foule et de rejoindre les autres dans le désert!

-

Je ne pourrai pas! Mes jambes ne m'obéiront pas, je ne pourrai pas courir, j'ai trop peur...

-

Bon, d'accord, tu restes ici, lui accorda Blade. Mais allonge-toi au centre de la tente et ne bouge surtout pas ! quoi qu'il arrive!

Elle fit oui de la tête, immobile et sans cesser de fixer la mêlée à

travers le nuage de poussière et de fumée qui avait maintenant recouvert le camp.

-

Vas-y, fais ce que je te dis, maintenant! lui murmura Blade dans le creux de l'oreille avant d'y déposer un baiser.

Nahua s'exécuta, l'air hébétée, sans comprendre pourquoi... pourquoi toute cette violence, pourquoi elle devait s'allonger, pourquoi Aléa l'avait abandonnée, pourquoi sa vie avait changé. Pourquoi...

LES MçTRES DU HASARD

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Aussitôt après, Blade se rua dehors et coucha du pied les cinq piquets. La toile flotta un instant, puis son poids entraîna le pilier central et l'ensemble s'écroula, comme au ralenti. II vérifia que Nahua n'était pas visible, jeta sur la toile quelques bouts de bois qui traînaient, des cailloux aussi, et partit rejoindre les combattants.

Le premier garde dont il s'approcha n'eut que le temps de se retourner, pas celui d'éviter son " pied de nez ". L'homme s'effondra.

Au même moment, plus loin, Lahnda-di soulevait un garde, à bout de bras, au-dessus de lui, comme un vulgaire ballot qu'il envoya se briser sur un rocher avant de lui-même s'écrouler, l'épaule transpercée par un rayon. Un autre assaillant arrivait pour l'achever. Ils étaient trop loin, Blade ne pouvait rien pour le malheureux. Il y avait bien le fuseur qu'il venait de récupérer sur son premier adversaire, mais il lui fallait le réinitialiser.

L'opération serait trop longue. A moins que...

Blade s'agenouilla, prit la main du garde inerte. Elle était froide. Il l'avait pourtant juste assommé. Et même s'il était mort, il ne pouvait pas s'être déjà à ce point refroidi... Un androÔde! Bien s˚r, les Maîtres n'avaient d˚ envoyer pour cette attaque surprise que des androÔdes... Il plaça la main sur le mécanisme de l'arme, serra les doigts. Le rayon partit mais manqua sa cible, d'un bon yard.

En face, le garde alerté reporta sa mise à mort et 164

LES MçTRES DU HASARD

changea d'objectif. C'était Blade maintenant qu'il avait dans sa ligne de tir. Heureusement, dans un sursaut de conscience, Lahnda-di, qui avait réussi àse redresser, le bouscula au moment o˘ le rayon mortel fusait hors du tube.

Le deuxième tir en duo de Blade fit mouche.

Il récupéra l'arme, après avoir renoncé à porter le garde sur son dos pour se resservir de sa main, remercia Lahnda-di d'un signe et repartit se jeter dans la mêlée.

La plupart des perdeurs avaient déjà fui le campement avec les enfants. Les autres ne parvenaient pas à contenir l'avancée mécanique des gardes. Non seulement les attaquants étaient mieux armés, mais ils avaient une indéniable supériorité, ils ignoraient la douleur et, ce qui faisait souvent la différence entre deux combattants, la peur de la mort!

Ces deux avantages n'allaient pas tarder à leur en offrir un troisième, celui du nombre. Il était temps pour Blade d'aller jeter son grain de sable dans la bataille. Il s'abrita, accroupi, derrière un baraque encore intacte, pour évaluer la situation, décider d'une stratégie.

Un bruit, dans son dos, le fit se retourner, le fuseur brandi, prêt à

frapper.

C'était Lahnda-di. Du sang coulait de son épaule gauche le long de son bras ballant.

- Ce n'est rien, je m'en remettrai, dit-il en voyant le regard inquiet de Blade.

LES MçTRES DU HASARD

165

-

que se passe-t-il? Tu m'avais dit que le village était s˚r, qu'ils ne venaient jamais jusqu'ici.

-

C'est que je croyais. II y bien eu quelques échauffourées, mais c'était toujours dans les souterrains, ou aux abords de Mouhad-dib... Mais c'est la première fois que les gardes nous attaquent, je ne comprends pas Ses yeux disaient le contraire. Le lien n'était pas difficile à faire entre l'arrivée de Blade et de Nahua au village et celle des gardes de la Cité.

-

Combien sommes-nous? s'enquit Blade, sans grand espoir.

Lorsque Lahnda-di lui confirma ses craintes - une poignée seulement de perdeurs seulement avaient choisi de rester, et plusieurs étaient déjà hors de combat - Blade décida de passer à l'action. Il aurait vraiment besoin d'une arme.

-

Combien de temps il te faut pour réinitialiser ce fuseur?

-

quelques secondes seulement, il y a une astuce, un raccourci. Place ta main sur la poignée... Là, maintenant, de l'autre, tu fermes l'extrémité

du tube, et tu déclenches en même temps la lame et le tir.

-

quoi ? s'exclama Blade. Tu n'es pas sérieux!

-

Si, je t'assure ! Tout ce que tu risques, c'est que ça ne marche pas!

Si Lahnda-di lui avait menti, Blade risquait surtout de se faire exploser la main. Mais pourquoi lui aurait-il menti ?

166

LES MçTRES DU HASARD

Lahnda-di attendait en grimaçant légèrement, mais c'était de douleur. Blade le fixa encore quelques secondes, balaya ses craintes aussi absurdes que paranofaques.

Un ultime pincement au coeur lui provoqua une poussée d'adrénaline quand il actionna le double mécanisme...

- Vérifie si ça a marché, lui dit aussitôt Lahndadi.

Un garde qui eut la malencontreuse idée de passer par là lui servit de cobaye.

- Non, toi, tu restes là! dit Blade à Lahnda-di qui faisait mine de vouloir le suivre.

- Pas question ! Il y a des pièces à récupérer ! Ils ne laisseront aucun des leurs sur place ; alors, soit on les élimine tous, soit on découpe les accidentés et on les planque avant qu'ils ne les embarquent!

Ces androÔdes paraissaient si humains, que Blade avait encore un peu de mal à oublier qu'il étaient des machines.

- Sois prudent, tu es quand même blessé.

De sa main valide, Lahnda-di lui tapota l'épaule.

- Et toi, situ as des problèmes, n'oublie pas d'envoyer un message à

Aléa... Je suis s˚r qu'elle te sourira!

Si Aléa existait, elle devait s˚rement avoir d'autres crèmes à fouetter car, quelques minutes plus tard, après que Blade eut éliminé deux autres gardes, il se retrouva nez à nez avec Layhn-mi.

LES MçTRES DU HASARD

167

- Désolé, l'étranger, je n'ai rien contre toi, mais j'ai dans l'idée que c'est toi qu'ils veulent...

Lui aussi avait un fuseur, mais c'est en l'air qu'il tira en hurlant comme un forcené:

- Il est là ! Il est là ! Le fugitif est ici

D'un bond prodigieux, Blade lui cloua le bec des deux pieds en l'envoyant par la même occasion valser avec un de ces cactus alcoolisables.

Mais c'était un baroud d'honneur, il le savait, car les gardes - il devait en rester une douzaine environ -n'allaient pas tarder à rappliquer. quant aux perdeurs, Blade ne pouvait guère compter sur eux. A en juger par le calme qui régnait maintenant sur le village dévasté, ils devaient être morts, en fuite ou cachés quelque part.

Par association d'idées, il repensa à Nahua. Au moment précis o˘ il espérait qu'elle était toujours sauve et bien cachée, il l'aperçut entre deux rochers. Blade pesta, pas tant parce qu'elle ne l'avait pas écouté, mais parce qu'il découvrit bientôt qu'elle n'était pas seule. quatre gardes l'encadraient, dont un qui la tenait fermement par le bras. En profitant de l'effet de surprise, Blade aurait pu en venir àbout, mais il y avait Nahua.

Elle serait un sacré handicap...

quand le groupe arriva près du kloub au pied duquel gisait Layhn-mi, toujours inconscient, celui qui ouvrait la marche fit signe aux autres de s'arrêter. Pendant un instant aucun ne bougea. Ils écou 168

LES MçTRES DU HASARD

taient. La scène avait quelque chose d'irréel. Puis toujours le même, une sorte de sergent, appuya sur son écusson de poitrine.

Une voix incroyablement puissante - il devait avoir un ampli d'au moins cent watts dans le buffet - emplit l'espace.

- Blade. C'est à toi que ce message s'adresse. Nous tenons Nahua, la fuyarde. Si, dans dix laps, tu ne t'es pas rendu, nous la tuerons ! Je répète : Blade, c'est à toi que ce message s'adresse...

Tandis qu'imperturbable, l'androÔde avec option mégaphone répétait son annonce, Blade se demandait à quoi correspondait un laps. Toute action était risquée, il avait plus de huit yards à traverser, àdécouvert... Il n'y arriverait pas, en tout cas pas entier. Et Nahua aussi risquait d'y passer.

- Au secours, Blade! Je t'en prie! Sors-moi de là ! cria-t-elle juste à ce moment-là.

Blade avait beau étudier le terrain, envisager toutes les possibilités, il ne voyait pas comment la sortir de ce pétrin.

Un laps devait faire cinq à six secondes.

- Le délai est écoulé! hurla le sergent en levant son fuseur vers le visage de Nahua qui n'allait pas tarder à tourner de l'oeil.

Blade ne pouvait pas le laisser faire. Il quitta son abri, avança face au quatre gardes, prêt à tirer.

- Je suis là, dit-il en marchant sur le groupe. Laissez-la partir!

LES MçTRES DU HASARD

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- D'accord ! Si toi d'abord, tu jettes ton fuseur!

Blade le laissa tomber à ses pieds en se disant qu'il pourrait peut-être leur resservir le coup de la massue du jongleur, mais ils avaient visiblement intégré, depuis la veille, cette technique dans leur banque de données. Après avoir réfléchi le temps d'un clignement de paupières, l'androÔde en chef ajouta:

- Mets les mains sur la tête et pousse l'arme plus loin avec ton pied gauche.

Dès que Blade lui eut obéi, le garde repoussa Nahua loin de lui comme un paquet de microprocesseurs hors d'usage. Elle ne l'intéressait visiblement plus. Il leva ensuite son arme et tira...

C'était vers lui qu'arrivait le rayon !

Il sembla à Blade que l'éclair d'énergie mettait une éternité pour traverser ces huit yards... Le temps était figé, l'espace s'engluait... Ses pensées, en revanche, n'avaient jamais fonctionné avec autant d'acuité et de vivacité à la fois... Des images le traversaient, comme une pluie d'étoiles filantes. Des visages d'abord... Bizarrement, le premier qu'il vit fut celui de la Reine. Il l'avait rencontrée au cours d'une cérémonie officieuse, pour la présentation du projet DX. Elle lui avait glissé dans le creux de l'oreille

- J'aimerais être à votre place...

Vinrent ensuite les visages de toutes les autres femmes, toutes celles qu'il avait aimées et celles qui

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LES MçTRES DU HASARD

l'avaient aimé... Puis il vit Lord Leighton s'approcher de lui dans son fauteuil, qu'il quitta pour faire les derniers mètres en marchant... J et son sourire bienveillant, lissant son épaisse moustache rousse de vieux gentleman farmer... Après les visages, il y eut d'autres souvenirs, venus d'autres univers. Une série de flash... Des combats, la douleur, la mort...

Il revécut toutes les situations semblables à celle-là

-

terrain défavorable, adversaires plus nombreux, otage à libérer -

dont il s'était pourtant sorti... Il n'aurait pas d˚ faire confiance à ces pseudos humains!

Le rayon l'atteignit au ventre.

Une sensation de br˚lure explosa à travers son corps. II entendit Nahua crier, mais il ne voyait déjà plus rien.

Tout était blanc.

Ensuite vint le silence. II sut qu'il tombait, mais il ne sentait plus ses jambes.

Une ultime pensée, un soubresaut de l'esprit... Vivant, il n'avait jamais craint la mort. Mort, il ne craignait pas l'inconnu.

CHAPITRE XI

Une sensation de froid. En lui ou hors de lui? D'o˘ lui venait cette profonde conviction qu'il n'était pas mort? De la douleur, au ventre, là o˘

l'avait touché le rayon ? Pourquoi la douleur devrait-elle disparaître? qui peut prétendre savoir comment les choses se passent après ? Tout ce qui a été dit et pensé sur la mort, l'a été par des vivants!

Une lumière blanche, éblouissante, l'obligea àfermer les yeux. Il retrouva l'obscurité, le silence... Et la certitude d'être toujours vivant.

Tout lui revint en mémoire - l'attaque des gardes, Nahua captive, le rayon fusant vers son ventre - en même temps qu'il comprenait. Il n'avait pas rêvé, le rayon l'avait bien touché, juste au-dessus du nombril, mais sa puissance avait d˚ être réglée pour seulement l'abrutir, lui faire perdre connaissance.

Tandis qu'il retrouvait progressivement ses esprits, Blade reprit confiance. Avec des êtres possédant des armes mortelles et qui se contentaient de vous étourdir, il devait forcément être possible de 172 LES MçTRES DU HASARD

discuter, de négocier. ¿ moins de considérer qu'un tel comportement relev‚t du pur machiavélisme!

Il rouvrit les yeux. Cette fois, il put s'habituer à la lumière. Cette sensation de froideur, c'était le sol en pierre sur lequel il était allongé. Il se redressa, s'ébroua pour refouler les vertiges qu'il sentait venir, et s'assouplit les articulations tout en examinant l'endroit.

La pièce ressemblait à la salle du tribunal, mais en plus petite. Trois rangées de sièges étaient disposées en gradins, de chaque côté, encadrant une statue de cette bonne vielle Aléa qui trônait à un bout de la salle. Il y avait cinq sièges au premier rang, six au deuxième, sept au troisième. En tout trente-six. Les Maîtres du Hasard, encore!

Ici, rien n'était prévu pour le public. Il n'y avait pas non plus de trappe, ni aucune porte. Les murs semblaient lisses, sans la moindre fente, rainure, ni rupture d'aucune sorte. Il fallait pourtant bien qu'il y en e˚t une!

Au moment o˘ il se levait pour aller voir de plus près, en effectuant encore quelques gestes d'assouplissement, du cou principalement, et des épaules, un pan du mur coulissa, face à lui, entre les gradins. Comme hier, lorsqu'il était arrivé avec ChaÔ-li devant son " cube ". Décidément, si ces gens étaient maîtres en quelque chose, c'était en matière de camouflage de portes.

Six gardes entrèrent, qui prirent position aux deux LES MçTRES DU HASARD

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extrémités des premiers rangs et de chaque côté de l'entrée. Les Maîtres du Hasard suivaient, dans les mêmes costumes de moines encagoulés.

quand ils furent tous assis, Blade remarqua qu'un siège, au troisième rang, restait vacant. Il était peu probable que ce f˚t celui d'un retardataire.

Il y avait une autre explication... Cette place devait être celle du Maître qui, la veille, l'avait, bien malgré lui, aidé à s'enfuir. Et quelque chose lui disait qu'ils n'étaient pas près de se retrouver. Il en eut la confirmation lorsque le Maître voisin posa une cagoule sur le dossier du siège vide.

-

Bon, qu'est-ce qu'il y a de prévu au programme aujourd'hui? fit Blade en s'approchant d'une rangée de gradins.

Aussitôt un rayon fusa, parti de la gauche, et vint gratter le sol à

quelques centimètres de ses pieds. L'avertissement était limpide.

-

D'accord, d'accord, je ne bouge plus, dit-il en reculant d'un pas.

Mais je peux savoir ce que vous me voulez?

-

Peu d'hommes ont été autorisés à pénétrer dans cette salle, dit l'un des Maîtres d'une voix des plus solennelles. Tous ceux qui ont eu ce privilège, et qui sont encore vivants, sont ici.

" C'est toujours la même chose, songea Blade, les t‚cherons du pouvoir ne peuvent pas s'empêcher de faire dans la grandiloquence ".

-

Les autres ont été recyclés ! ajouta le Maître.

Recyclés... C'était la deuxième fois qu'il entendait ce mot. La première, c'était au tribunal. Un autre Maître lui avait promis que s'il était prouvé

qu'il mentait, il serait condamné à mort et " recyclé ". Il avait bien une idée du sens de cette menace, mais cette idée ne lui faisait espérer qu'une chose: se tromper...

-

Il est inutile de rappeler la liste des exactions, crimes et délits que tu as commis. Toi et nous, reprit le porte-parole des Maîtres, savons ce qui s'est passé. Tu mérites amplement le ch‚timent ultime.

Blade allait intervenir mais, d'un geste, l'homme lui fit signe d'attendre.

-

Nous ne sommes pas là aujourd'hui pour par-1er de cela. Comme tu as pu le remarquer, une place est vacante, celle de Maître Amlar-fi, dont le destin, par une triste infortune, a croisé ton chemin. Aléa, dans sa grande sagesse, choisit ses martyrs!

-

Vous l'avez recyclé, le camarade Amiar-fi, c'est ça ? Il n'était pourtant responsable de rien.

-

Le recyclage est ce qui peut arriver de mieux àun Maître abandonné

par Aléa! Il peut ainsi continuer, pour des temps et des temps, de participer à la vie de la Grande Cité.

Un regard vers les gardes, à l'humanité si trompeuse, confirma Blade dans ses cruelles déductions. Chez Chai-li déjà, il avait été frappé par la perfection de ces androÔdes, avant de découvrir qu'ils étaient fabriqués de composants mécaniques, élec

troniques... mais aussi organiques. Les tissus musculaires lui avaient paru plus vrais que nature. C'était certainement cela, le recyclage... La récupération de certains tissus ou organes, sur les condamnés, et leur réinsertion dans des corps artificiels ! ¿moins que ce ne f˚t l'inverse. De toute façon, dans les deux cas, le résultat était le même : atroce.

-

Nous avons pu vérifier qu'Aléa et ses soeurs

- bénie soit la très Sainte Trinité - t'avaient accordé leurs protections.

Tu as effectivement fait preuve de beaucoup d'imagination, d'astuce et de chance. Aussi avons-nous décidé de t'éviter, à l'unanimité des trente-cinq voix, le recyclage, pour te proposer le siège vacant du Maître Amiar-fi.

Blade n'en revenait pas ! On lui proposait d'entrer directement au coeur du pouvoir, la position idéale pour mener à bien sa mission. Malheureusement, il était conscient qu'il n'aurait pas le loisir de passer par cette voie politique, le temps lui était compté. De plus, ces Maîtres du Hasard ne lui inspiraient que peu de sympathie et partager leur pouvoir, ne serait-ce que quelques heures, ne lui disait rien qui vaille.

Il

décida pourtant d'accepter, justement parce qu'il savait ne pouvoir disposer que d'un court moment dans cet univers voué au Hasard et que c'était le moyen le plus rapide d'en parfaire sa connaissance, donc d'agir.

Surtout aussi parce qu'il n'avait pas vraiment le choix...

-

Ta nomination se ferait en toute discrétion,

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LES MçTRES DU HASARD

précisa le Maître. C'est-à-dire sans vote, sans cérémonie, sans témoins. Et tu devras attendre un cycle entier avant de pouvoir te montrer à visage découvert et mener la double vie qui est la nôtre.

Un cycle, sept ans... II en aura connu des univers en sept ans, si d'ici là

le professeur Leighton n'avait pas résolu tous les mystères du voyage interdimensionnel!

-

Si je refuse?

-

Si tu refuses? s'étrangla le Maître, tandis qu'une vague de commentaires houleux agitait ses confrères offusqués et perplexes.

Le porte-parole se leva et, de la main, rétablit le calme et un silence relatif.

-

Tu sais ce qui t'attend, situ refuses... Une telle décision équivaudrait à un suicide, le sacrilège suprême, l'ultime outrage à notre mère à tous, Aléa la Souriante! L'absence de toute foi associée à un l'orgueil le plus blasphématoire ! Ton ‚me, si tant est que tu en aies une, serait alors condamnée àerrer, pour l'éternité, à travers le vide de l'enfer, dans les affres de l'incertitude absolue.

Fichtre! Blade se serait cru revenu au bon vieux temps de la chasse aux sorcières. Il prit l'air rebelle et audacieux qu'on attendait de lui, pour lancer d'une voix ferme:

-

J'ai besoin de savoir quels seront mes pouvoirs.

LES MçTRES DU HASARD

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Maître, moins on peut en avoir l'entendement, sinon en l'occupant Blade comprit qu'on ne lui en dirait pas plus. Certes, il s'était déjà fait une idée de ce qu'était un Maître du Hasard - rien de plus qu'un mélange de grand prêtre et de ministre, rien de moins, non plus -, mais il aurait pourtant aimé pouvoir mieux cerner le territoire dans lequel il s'apprêtait à pénétrer.

-

Je demande à réfléchir, dit-il, toujours avec le même air déterminé.

-

qu'en pensez-vous ? demanda le délégué en se tournant vers ses collègues.

Après quelques secondes, pendant lesquelles quelques-uns échangèrent leurs avis, deux bons tiers levèrent la main. C'était gagné, on lui accordait le délai demandé. Il allait donc très probablement être conduit ailleurs...

-

Très bien. Les Maîtres ont décidé. Nous t'accordons le bénéfice de la réflexion. Tu as droit àune phase!

Dans leur système de chronométrie, une phase équivalait à deux cent-cinquante laps, donc une vingtaine de minutes. Bien plus qu'il ne lui en faudrait. Comme chaque fois qu'il devait se sortir d'une mauvaise passe, Blade savait déjà qu'il passerait àl'action le plus tôt possible, à la première occasion.

-

Gardes ! Conduisez-le à la salle de jeux!

Les deux androÔdes en poste au fond de la salle vinrent aussitôt le rejoindre et le prirent chacun par

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LES MçTRES DU HASARD

un bras, juste au-dessus du coude. Leur poigne était solide. Blade sut qu'il serait difficile de leur faire l‚cher prise.

Deux autres gardes leur emboîtèrent le pas quand ils arrivèrent à leur hauteur. En revanche, ceux postés à l'entrée restèrent dans la salle.

Blade était confiant. Ces gardes devaient être de redoutables combattants, mais ils ne seraient que quatre. Il avait donc ses chances.

Au sortir de la salle, les gardes tournèrent àgauche, alors qu'à l'aller, ils étaient arrivés par la droite. Blade s'était efforcé de mémoriser le trajet, les différents endroits par o˘ il pourrait s'échapper, l'emplacement de l'ascenseur lumineux... Tout cela en pure perte, il avançait en terrain inconnu!

Les conditions ayant changé, Blade allait devoir en venir au plan B: agir le plus tôt et le plus vite possible!

Une vingtaine de yards plus loin, il repéra que le couloir bifurquait à

angle droit et décida qu'il passerait à l'action juste après le coin. Les gardes le tenaient trop solidement pour qu'il p˚t utiliser sa technique de la virevolte. Il ne réussirait probablement qu'à se démettre les épaules.

Restait le " face à face ".

Il le tenta, dès qu'ils eurent tourné, avant même que les deux gardes qui les suivaient n'aient à leur tour abordé l'angle du couloir. Entraînant ses deux chaperons, il courut, sur deux enjambées, pour LES MçTRES DU HASARD

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prendre de l'élan, puis s'arrêta net et profita de son énergie cinétique pour ramener brusquement les deux bras devant lui.

Le résultat ne fut pas exactement ce qu'il attendait... Les deux gardes se cognèrent effectivement violemment, mais sans le l‚cher! Et les deux autres arrivaient déjà!

-

«a valait la peine d'essayer, non? plaisanta-

Malheureusement, il put aussitôt vérifier que ces androÔdes-là n'avaient pas vraiment le sens de l'humour: il encaissa d'abord une volée de coups et, même s'il réussit à en assener quelques-uns, avec ses pieds seulement puisqu'il avait les coudes tenus par deux poignes inflexibles, même s'il faillit avoir le dessus, les deux suiveurs étant hors de combat, le menton explosé par deux savates enchaînées et lancées d'avant en arrière, une de ses " béquilles ", très mal en point, ayant le genou déboîté, Blade dut jeter l'éponge lorsque que des renforts se pointèrent au pas de charge!

Tout cela n'avait quasiment servi àrien, si ce n'est à lui permettre d'arriver là o˘ il devait aller, le corps couvert d'ecchymoses.

*

* *

L'endroit ne ressemblait pas vraiment à une salle de jeux. Sauf à

considérer que ceux qui venaient y

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LES MçTRES DU HASARD

jouer étaient tous des surdoués de l'électronique, de l'informatique, et surtout de... la chirurgie!

Après cet épisode, les gardes de son escorte - ils étaient maintenant sept

- n'avaient évidemment pas amené Blade là o˘ il était prévu qu'il aille réfléchir à la proposition des Maîtres du Hasard, mais dans un local qui avait toutes les apparences d'être la salle de recyclage ! II y régnait même une odeur que Blade avait déjà eu l'occasion de sentir dans certains hôpitaux de campagne...

S'il voulait éviter de finir en homme " bionique ", c'était maintenant qu'il fallait tenter quelque chose! Avant que la porte ne se referme! Mais il y avait un mur d'androÔdes à franchir, visiblement programmés pour l'en empêcher.

Les deux pince-sans-rire le tenaient toujours aussi fermement, mais à deux mains. L'une lui enserrait le poignet, l'autre lui broyait l'épaule. Blade essaya de se libérer, en vain.

Ils l'amenèrent jusqu'à un lit, un chariot plutôt qui, avec ses sangles, ses attaches à la hauteur des poignets et des chevilles, son collier pour immobiliser le cr‚ne, semblait tout droit sorti d'un catalogue destiné aux infrastructures d'un hôpital psychiatrique high-tech...

Blade tenta désespérément de se libérer. Mais, apparemment, ces guignoloÔdes avaient intégré toutes ses techniques de combat, même celles qu'il avait utilisées ailleurs, hors de leur présence, y com LES MçTRES DU HASARD

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pris sur des gardes humains ! Ils parvenaient maintenant à anticiper chacun de ses gestes!

-

Il est inutile de te débattre! C'est ici que va s'accomplir ton destin ! dit une voix qu'il reconnut immédiatement.

C'était celle, mystérieuse et sépulcrale, qui s'était déjà adressée à lui, hier, dans la salle du tribunal. Blade cessa de lutter, se rel‚cha. Pouvoir parler lui rendait confiance.

-

qui es-tu ? Un Maître du Hasard?

-

Un Maître du Hasard? Si le rire avait un sens pour moi, je rirais aux éclats, comme ces humains qui paient pour écouter d'autres humains réciter des absurdités qui leur ressemblent! Non, je ne suis pas un Maître.

Les Maîtres ne sont rien. Ils croient, mais ils ne sont pas

-

qui es-tu alors?

-

Je suis l'un et le multiple, l'origine et la fin, le disque et le programme, je suis tout ! Bientôt rien d'autre n'existera! Tous seront en moi, tous seront par moi!

Blade soupira intérieurement, persuadé d'être tombé sur un illuminé

mégalomane, les pires parce que les plus incontrôlables.

-

Toi Blade, tu es ce qui manquait à ma perfection, tu es l'humain que je cherchais, que j'attendais. Maintenant la fin peut être accomplie!

L'ennui avec ce genre d'individus, c'est qu'à moins d'entrer dans leur délire, on ne comprend rien

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LES MçTRES DU HASARD

à ce qu'ils racontent. Le principe de l'ésotérisme, mais version déjantée.

Les deux androÔdes, figés, tenaient Blade de leur poigne d'acier. Il allait demander à la voix d'être plus précise, lorsqu'elle reprit, toujours très sentencieuse mais, bizarrement, impersonnelle, neutre aussi, alors qu'elle aurait d˚ s'enflammer, s'exalter...

- Peu importe d'o˘ tu viens, peu importe comment tu es arrivé à Mouhad-dib, peu importe encore qui tu es réellement - autant de questions auxquelles je ne vais pas tarder d'ailleurs à avoir la réponse sans que tu n'aies prononcé le moindre mot. A la vérité, le seul facteur à considérer est le hasard. Tu représentes cette variable qui manquait à ma conception.

Maintenant tout sera parfait!

Blade ne savait plus trop quoi tenter. Se placer sur le terrain de la raison, puisqu'il avait affaire à un " haut-parleur ", pour ébranler les convictions de celui qui se cachait derrière cette voix? Il pouvait au moins essayer...

- Tout est dans tout et le hasard n'est nulle part! Les dieux ne jouent pas aux machines à chance! Si le hasard existait, il serait le premier surpris ! Fils du hasard, fils de b‚tard!

La voix restait muette. Blade aurait voulu enfoncer le clou mais, à court de formules-choc, il ne put conclure qu'en assénant d'un ton aussi convaincu que possible:

LES MçTRES DU HASARD

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-

Aléa n'existe pas!

-

Je le sais qu'Aléa n'existe pas, enchaîna cette fois la voix. Je le sais d'autant plus que c'est moi qui l'ai créée!

Une autre caractéristique des illuminés est leurs soudains changements d'humeurs. Brusquement, la voix reprit, dans un autre registre, nettement plus dure, autoritaire:

-

Installez-le ! Lancez l'opération Coda! Blade voulut résister, mais les deux androÔdes, sortis de leur léthargie, réussirent à le traîner jusqu'à la table d'opération. Deux autres vinrent alors lui saisir les chevilles. Dans un ultime sursaut d'énergie, à moins que ce ne fut son instinct de conservation, Blade en envoya un au tapis. II allait s'attaquer à son acolyte qui le tenait toujours, mais il en arrivait trois autres. La situation était désespérée...

-

Pourquoi fais-tu ça? lança-t-il, impuissant, tandis que les gardes le sanglaient sur la table. Je te serai plus utile vivant que mort, et je vaux mieux que n'importe lequel de tes esclaves robotomisés qui es-tu ?

Pourquoi ne te montres-tu pas?

-

Tu me déçois, Blade. Je pensais que tu avais compris.

-

Compris quoi ? que tu es un malade, un détraqué assoiffé de pouvoir?

-

Pendant que mes fils... Oui, quoi que tu en penses, ils sont un peu mes enfants... Donc pendant qu'ils préparent la suite, je vais t'expliquer.

Et tandis que Blade cherchait désespérément un moyen d'échapper à l'horreur qui l'attendait, il poursuivit:

-

D'abord, reprit la voix, tu ne vas pas mourir. Enfin, pas vraiment.

Tu vas te transformer. L'existence telle que tu la connais va s'arrêter, mais une autre commencera, dont il est inutile que je te dise quoi que ce soit, ton esprit n'est pas encore prêt àpercevoir ou apprécier certains concepts. Je suis désolé, mais il va te falloir attendre.

Tout en l'écoutant déblatérer ses délires, Blade réfléchissait aux moyens qu'il avait de retrouver sa liberté de mouvements. Conscient qu'il n'arriverait évidemment pas à briser ces attaches, ni à les défaire, il réalisa tout à coup que la seule possibilité de réussir à sortir de là

devait venir de l'extérieur, de ses geôliers eux-mêmes, pas de lui...

-

Ensuite, continua son interlocuteur mystérieux, à propos de cette question que tu m'as posée

" pourquoi ne te montres-tu pas? " qui sonnait plutôt comme un reproche ou un défi... je dirai que ce

n'est pas moi qui me cache, mais toi qui es

aveugle!

-

J'ai horreur des devinettes. que veux-tu dire? demanda Blade, en partie pour relancer la machine.

" La machine... " En même temps qu'il prononçait ce mot, Blade fut traversé

par une intuition. Elle lui fit entrevoir, de façon très diffuse, comme au travers d'un voile de brume, tout ce qu'il ignorait encore.

-

Mais regarde! Ouvre donc tes yeux! reprit la voix. Je suis là, partout, tout autour de toi. Je suis dans chacun des appareils, derrière chacun des écrans, je circule dans chaque fil, chaque c‚ble, je vis en chacun de ces gardes, j'habite dans les portes, dans les murs, dans la lumière... Je suis partout! Je suis dans cette pièce et hors de cette pièce, partout! C'est moi qui ai fait cette cité! Mon nom est Mouhad-dib!

La Perfection ! J'ai des yeux et des oreilles dans chaque recoin, je suis dans chaque machine à chance, dans chaque engrenage, dans chaque concours de connaissances ou de circonstances, dans la joie imbécile de ceux qui gagnent comme dans la détresse aveugle de ceux qui perdent!

La voix marqua un temps d'arrêt. Ce que Blade n'avait fait qu'entrevoir se précisait maintenant, de plus en plus vite, par grandes plages entières, comme les pièces d'un puzzle qui s'emboîteraient toutes seules.

Malheureusement, cette connaissance ne lui serait pas d'une grande utilité.

Il avait déjà les deux poignets et la tête immobilisés par des attaches métalliques. Deux gardes lui maintenaient les jambes pendant qu'un troisième lui entravait les chevilles.

-

Je suis d'accord avec toi sur un autre point, reprit la voix. …

videmment, le hasard n'existe pas, puisque je contrôle tout dans cette Grande Cité! Il n'est pas un seul événement que je n'ai provoqué, canalisé, ou dont je ne maîtrise les effets! Comme j'accompagne et contrôle aussi chaque minute de la

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LES MçTRES DU HASARD

vie de chacun, y compris celle des Maîtres du Hasards auxquels je laisse croire qu'ils ont un quelconque pouvoir. Les pauvres... Leur orgueil est à

la mesure de leur aveuglement, ils sont pitoyables! Et même ta vie aussi, Blade, depuis que tu es apparu dans mon champ de vision. Dès que j'ai découvert ta présence, dans le tube à cadeaux du ORAL, j'ai compris que tu pouvais être celui que j'attendais. Alors, pour m'en assurer, pour stimuler les critères essentiels de l'opération Coda, j'ai élaboré un enchaînement de tests et d'épreuves, et je t'ai regardé agir. Le résultat s'est révélé

tout à fait satisfaisant.

-

Tu veux dire que tout ce que j'ai vécu ici, dans cette cité, c'est à toi que je le dois, c'est toi qui l'as organisé?

-

Oui. Tout. Enfin, presque. Une part te restait quand même, tu étais libre de tes choix et je ne pouvais chaque fois que m'adapter à tes réactions. Mais, d'une certaine façon, cela revenait au même. J'ai particulièrement apprécié la façon dont tu t'es comporté avec Nahua, ton stratagème dans les couloirs... Ensuite, quand tu as quitté la Cité et que je ne t'avais plus sous contrôle, j'ai rompu la trêve avec les perdeurs et j'ai envoyé mes gardes te récupérer!

Tout était clair maintenant, à part un point. Blade n'avait plus qu'une question à poser, pour vérifier ce qu'il avait encore un peu de mal à

croire vraiment.

LES MçTRES DU HASARD

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-

Tu n'es pas humain, n'est-ce pas?

-

Humain... C'est quoi un être humain? J'ai recyclé des milliers d'humains et j'ai constaté que très peu l'étaient vraiment. Mais je suppose que tel n'était pas le sens de ta question... Alors disons que je ne le suis pas encore, rectifia la voix. Mais je m'en approche, chaque jour un peu plus. Et aujourd'hui, gr‚ce à toi, qui va m'offrir tout ce qu'il me manque, je franchirai le dernier pas

Une machine, un gigantesque cerveau électronique, qui avait échappé à ses concepteurs et pris le contrôle de la ville t~ute entière... Voilà à quoi Blade était confronté!

-

Ce sont des hommes qui t'ont créé! Ton intelligence est artificielle, tu n'atteindras jamais la fin de ta quête ! Tu ne seras jamais humain!

-

Les hommes m'ont créé à leur image. quand l'osmose parfaite sera réalisée, quand je serai en toi et toi en moi, alors tu comprendras que tu te trompes, Blade. Mais l'erreur est humaine, n'est-ce pas? Alors, peut-

être est-ce tout ce qui me manque, la conscience cognitive de l'erreur?

Deux androÔdes avaient commencé à planter une série d'électrodes sur le corps de Blade. Deux autres effectuaient des branchements directement sur les sangles, dans des fiches prévues à cet effet. Des dizaines de c‚bles et de fils le reliaient déjà à un pupitre de contrôle, à la voix qui lui parlait, àcette... machine!

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LES MçTRES DU HASARD

Les branchements terminés, les gardes s'écartèrent. Un autre arriva, bien plus inquiétant: celui-là portait de fins gants de plastique, blancs!

" C'est impossible ! Tout ne peut pas s'arrêter là! se surprit à penser Blade. quelque chose va arriver! Je vais être rappelé par Lord Leighton ! "

Pourtant il dut se rendre à l'évidence. Personne ne pouvait venir à son secours, et il n'avait pas encore ressenti ces picotements caractéristiques avertissant de la proximité du rappel

Cette fois, l'irréversible allait s'accomplir... S'il n'allait pas mourir, comme le lui avait gentiment expliqué cette intelligence aussi folle qu'artificielle, ce serait pire

Soudain Blade vit une lumière, comme une étoile unique s'allumant dans un ciel vide.

Mourir. La solution était peut-être là.

De la mort, avec un peu de chance, renaîtrait la vie.

CHAPITRE XII

L'enchaînement des idées qui permit à Blade de voir le bout de ce tunnel obscur était simple. Il ne pouvait pas se libérer lui-même, mais seulement provoquer l'événement qui entraînerait sa liberté.

Restait à trouver l'événement en question. Mais pour rien au monde, Mouhaddib, cet ordinateur omniprésent, ne renoncerait au recyclage ultime, à la relation fusionnelle qui devait lui offrir la connaissance suprême et l'amener à la liberté absolue!

Le problème à résoudre était donc: pour quelle raison ce cerveau surpuissant pourrait-il en venir à le libérer? Ou encore, pour quelle raison ferait-il le contraire de ce qu'il voulait faire?

Un enchaînement logique spontané, une sorte de réflexe de l'esprit, avait imposé la réponse. La seule façon de pousser cet adversaire peu ordinaire à

le libérer était de lui faire croire que s'il ne le faisait pas, son opération échouerait. Il ne fallait pas résoudre le paradoxe, mais seulement le gommer!

quelques années plus tôt, Blade avait pratiqué la 190

LES MçTRES DU HASARD

plongée en apnée avec un Italien, Vittorio Risi, ancien recordman de la spécialité. Très vite l'élève avait dépassé le maître. Même s'il n'avait plus pratiqué ce sport depuis longtemps, Blade savait pouvoir encore tenir plus de six minutes sans respirer, et faire descendre son rythme cardiaque à quatorze pulsations par seconde.

C'était cela la solution: forcer ce - ou cette -Mouhad-dib à croire qu'il mourait, qu'il fallait d'urgence le transférer dans une salle de réanimation!

- Il ne respire plus! brailla l'androÔde aux gants blancs en découvrant la courbe plate sur l'écran de contrôle.

- Je le sais, imbécile ! cria la voix.

Blade, les yeux fermés, parfaitement détendu malgré la gravité de sa situation, souriait intérieurement... Il avait distingué une pointe d'énervement dans la voix jusque-là pourtant si s˚re d'elle.

Le silence avait envahi la pièce. Personne ne bougeait ni ne respirait.

Même les mouvements des graphiques et des courbes s'étaient considérablement ralentis. Les bips électroniques marquant les battements du coeur de Blade avaient commencé às'espacer.

- que fait-on ? demanda le technicien.

La voix resta silencieuse. Confronté à l'imprévu, se découvrant de troublantes limites, Mouhad-dib devait réfléchir. Son orgueil de super cerveau avait

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d˚ en prendre un coup. Peut-être allait-il même se griller quelques circuits...

Une minute quinze s'était déjà écoulée. Blade nageait dans de tièdes et lumineuses profondeurs imaginaires. Il passa mentalement ses muscles en revue, de manière à détendre ceux qui ne l'étaient pas encore. Bientôt, il ressentirait des picotements àla base de la colonne vertébrale...

- Nous ne sommes plus qu'à vingt-sept pulsations par minute ! Il faut faire quelque chose ! insista le même androide zélé.

Cette fois, la voix de Mouhad-dib se laissa déborder par une colère, signe que ce monstrueux ordinateur était effectivement proche de l'humanité:

- E-gène 67, débarrasse-moi de cet énergumène!

Une minute quarante-cinq s'était écoulée depuis sa dernière inspiration, lorsque Blade entendit le grésillement caractéristique d'un fuseur. D'une certaine façon, cela aussi était bon signe.

Après quelques secondes, qui parurent à Blade les plus longues depuis son arrivée dans cette salle d'opérations, la voix lança enfin:

- Détachez-le! Emmenez-le en diagnostique! Prévenez les cardiochirurgiens!

C'était gagné ! Blade devinait les doigts des androÔdes s'activant sur ses chevilles et ses poignets pour le libérer de ses entraves. Il ne sentait déjà plus sur son front le froid contact de la sangle métal-

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lique... Le plus dur allait être maintenant pour Blade de se contenir, d'attendre encore quelques dizaines de secondes avant d'agir. Dans ce contexte, la surprise serait d'autant plus grande qu'il interviendrait plus tard, dans les couloirs.

Deux minutes trente.

- Vite ! Le temps presse ! S'il meurt, je vous transforme tous en robots ménagers!

Blade commençait à sentir chacun de ses muscles respiratoires, les scalènes et les intercostaux, le sterno-cleÔdo-mastoÔdien. Le diaphragme surtout.

Bientôt il pourrait les rel‚cher, les laisser se détendre pour que la cage thoracique retrouve son volume normal. Alors les poumons se contracteraient, ce qui augmenterait la pression dans les alvéoles et chasserait l'air vicié vers la bouche.

Le temps semblait maintenant s'écouler de plus en plus lentement. Deux des gardes le saisirent pour l'installer sur un simple brancard. Il ne pouvait pas espérer mieux. Pour lui, le brancard était une chance supplémentaire.

Les deux androÔdes qui le porteraient se trouveraient lourdement handicapés, d'une certaine manière hors course.

- Allez-y ! Il n'y a pas un laps à perdre!

Près de trois minutes et demie s'étaient écoulées lorsque Blade perçut, à

travers ses paupières, la lumière plus crue du corridor.

Ils tournèrent à gauche, dans la direction par laquelle ils étaient venus.

Blade sentait tout, comme

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si tous ses sens étaient aiguisés, amplifiés, par cette apnée prolongée.

Les bruits de pas sur les dalles de plastique du sol, les balancements et les craquements du brancard, l'air plus doux que dans la salle, débarrassé

de l'odeur du progrès, ce parfum caractéristique des lieux à haute technicité...

-

Mais... que lui est-il arrivé? O˘ l'emmenez-vous ? Nous vous avons cherché partout!

C'était un des Maîtres du Hasard. Ils lui avaient laissé vingt minutes de réflexion, et il avait quitté la salle depuis près d'une demi-heure...

-

On dirait qu'il est mort!

Les Maîtres étaient deux et le placement des voix laissait penser que la rencontre avait eu lieu à un croisement de couloirs... Oui, le hasard existait, cela ne faisait aucun doute, et il faisait sacrément bien les choses!

-

Laissez-nous passer! C'est une mission prioritaire ! protesta l'androÔde portant l'avant du brancard.

-

Votre seule mission prioritaire est celle que nous vous avons confiée!

Blade devait absolument profiter de cette coÔncidence inattendue pour agir.

Il lui faudrait être rapide, précis et efficace.

Il

expira d'abord, lentement, puis ouvrit les yeux après avoir inspiré

et libéré son organisme. Tout était bien comme il l'avait imaginé, mieux encore, les deux gardes qui ouvraient la marche avaient déjà

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LES MçTRES DU HASARD

franchi le carrefour lorsque les deux Maîtres s'étaient interposés.

D'un bond, en prenant appui sur ses mains, Blade se retrouva debout sur le brancard. En deux coups de pieds bien ajustés, il ébranla les deux androÔdes, juste assez pour avoir le temps d'achever le travail. Il saisit le cr‚ne et le menton de celui qui fermait la marche pour lui imposer une rotation contre nature. Un craquement et quelques étincelles lui confirmèrent que celui-là ne poserait plus de problème.

Avant qu'il n'ait l‚ché le brancard, Blade sauta àterre, saisit les deux poignées et poussa violemment. L'autre garde, toujours un peu mal en point, ne put résister et s'en alla valser avec les deux Maîtres du Hasard ébahis.

Restaient les deux androÔdes qui les précédaient. Avec un degré de latence de trois, sur une échelle qui en compterait sept, ils venaient de faire demi-tour. quelque peu déboussolés par ce qui ne pouvait être à leurs yeux programmés qu'une résurrection, donc un paradoxe, ils devaient attendre de nouvelles données en se voyant déjà transformés en serviteurs électroménagers

- On ne peut pas gagner à tous les coups! lança Blade à la cantonade, en imaginant ce fameux Mouhad-dib, le super cerveau, proche du court-circuit.

Il enjamba les corps et partit en courant, heureux comme un nouveau-né.

LES MçTRES DU HASARD

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Trois carrefours plus loin, après avoir croisé une demi-douzaine de regards abasourdis, il tomba nez ànez avec Nahua escortée par un Maître du Hasard!

Après quelques secondes d'hébétude partagée, Blade allait expédier sa manchette croisée favorite, lorsque le Maître retira sa cagoule... C'était Lahndadi! Il fut cette fois seul à marquer le coup.

-

qu'est-ce que vous faites là?

-

Tu nous as sauvé la vie, à tous les deux, on ne pouvait pas te laisser tomber ! fit Nahua.

-

C'est elle qui en a eu l'idée, précisa Lahnda-di, en sortant trois fuseurs, dont celui de Blade, de sous sa bure rouge. Je ne pouvais pas la laisser intervenir seule.

" Ces deux-là, se dit Blade, quand j'aurai quitté ce monde, uniront certainement leur efforts pour m'oublier! "

-

Et maintenant? Vous aviez prévu quoi, si vous me retrouviez?

-

De te ramener! Elle n'est pas très bien vue dans le coin, et moi, je me suis attaché à la vie de banlieue!

Les deux gardes qui avaient escorté les brancardiers arrivaient en courant.

Après que Blade et Lahnda-di eurent fait mouche quasiment en même temps, le trio partit au pas de course vers les ascenseurs.

Avec cette arme dans les mains et encadré par ses deux amis, Blade se sentait plus confiant. Mais il ne

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fallait pas se leurrer, parvenir à quitter incognito la Cité relevait quasiment de " Mission impossible "!

-

«a ne va pas être facile, dit-il avec une grimace. Ces murs sont truffés de capteurs, la ville entière n'est qu'un vaste système de surveillance Même les habitants sont sous contrôle, le système électronique de gestion est devenu autonome et complètement mégalomaniaque!

Nahua et Lahnda-di échangèrent un regard perplexe; ils avaient vraiment l'air de se demander si Blade n'avait pas gardé quelques séquelles des mauvais traitements auxquels il avait forcément d˚ être soumis après sa reddition dans le village des perdeurs.

-

Vous devez me croire, insista-t-il. Je vous expliquerai plus tard, si on s'en sort vivants!

Ils étaient arrivés aux ascenseurs de lumière.

-

S'il y a des escaliers, je préférerais, fit Nahua en retenant par le bras Lahnda-di, déjà à demi engagé dans le cylindre de lumière verte.

-

On est au dix-huitième! Il va nous falloir une éternité pour arriver en bas!

-

Elle a raison, intervint Blade. Si le courant est coupé pendant qu'on est là-dedans, l'éternité, on aura vite fait d'en voir le bout!

-

C'est par là ! enchaîna aussitôt Lahnda-di, convaincu par son argument.

Blade s'engagea le premier.

-

quand on sera dehors, il faudra tourner à

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droite, annonça Lahnda-di. ¿ moins de quinze passes, il y a une entrée de souterrain.

-

Non, les souterrains non plus ce n'est pas prudent. Il faut rester dehors, malgré le risque du brouillard. Là-dessous, on serait vite repérés et trop facilement coincés

-

Moins que tu le crois, fit Lahnda-di avec une grosse pointe de malice dans la voix.

Blade s'arrêta, lui fit signe de se taire, de s'approcher et lui murmura dans l'oreille:

-

que veux-tu dire?

Puis, à son tour, il lui tendit l'oreille.

-

Un enfant a réussi à s'infiltrer dans le système de sécurité, lui chuchota le perdeur. Non seulement tous les capteurs vont se déclencher en même temps, mais les petits vont balancer des images et des sons dans les circuits

Blade rit de bon coeur en imaginant la tête, si jamais il en avait une, que devait faire le super cerveau mégalo qui n'avait oublié qu'une chose: la perfection n'était pas de ce monde, ni d'aucun autre...

*

* *

C'est sur le chemin du retour, peu de temps après avoir retrouvé l'air libre, que Blade sentit les signes avant-coureurs du transfert. Cette fois les tradition-198

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nels picotements aux extrémités, engourdissements et fibrillations, ne précédèrent les premiers vertiges que de quelques secondes et furent d'emblée plus nets, plus soutenus qu'à l'accoutumée. Au point qu'il dut faire une halte.

-

que se passe-t-il? quelque chose ne va pas? s'inquiéta Nahua.

-

«a va passer, la rassura Blade en se disant, vu l'intensité de ces premiers symptômes, qu'il pourrait partir, disparaître, d'un moment à

l'autre. Je vais déjà mieux, ne traînons pas!

-

Tout ce temps que tu as passé sans respirer, forcément, ça doit laisser des traces!

Lahnda-di avait été très impressionné quand Blade leur avait raconté

comment il s'en était sorti. Nahua en profita pour tenter de démonter à

nouveau la certitude qu'il avait concernant la mise sous tutelle de la Grande Cité par une sorte de super système informatique complètement mégalomaniaque. Pour elle, ce qu'elle prenait toujours pour un délire avait d˚ être provoqué par cet état semi-comateux.

Blade ne chercha pas à la convaincre. Il s'expliquerait lorsqu'ils seraient arrivés, devant l'ensemble des perdeurs.

-

Parlez-moi de ce brouillard qui entoure la ville, dit-il en se remettant en route.

quand ils eurent terminé, Blade sut le parti qu'il pourrait tirer de ces vapeurs, aussi toxiques pour les androÔdes que pour les humains.

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Le village n'étant plus s˚r, tout le monde des exclus de Mouhad-dib avait provisoirement déménagé vers les cavernes que Blade avait découvertes lors de sa première rencontre avec Lahnda-di; elles offraient un abri plus solide car plus facile àdéfendre. Des guetteurs, placés aux entrées, étaient chargés de surveiller la vallée. C'est donc dans ces grottes qu'eurent lieu les retrouvailles avec les perdeurs. Le trio, plus particulièrement Blade, eut droit à une formidable ovation.

-

Ce sont eux qu'il faut féliciter, dit-il en prenant par les épaules ses deux amis. Retourner volontairement là-bas pour m'aider à retrouver la liberté était un acte réellement héroÔque!

Le couple eut droit à une nouvelle bordée d'acclamations. Cela aussi faisait partie de la mission de Blade: mettre en place les bases d'un nouveau pouvoir, avec lequel les contacts - en cas de retour -seraient optimisés.

-

Mais ceux sans lesquels ni eux ni moi ne serions sans doute là pour profiter de votre accueil, ce sont eux, vos enfants! C'est à leur ingéniosité, àleurs compétences que nous devons la vie.

quelques-uns, plantés au premier rang de la petite foule, arboraient un fier et franc sourire. Blade leur fit signe d'approcher. Les autres vinrent les rejoindre et bientôt tous firent face aux adultes.

-

La plupart sont nés ou ont grandi ici, loin de la cité, commença Blade. Eux ne sont ni des perdeurs,

ni des gagneurs, mais de sacrés champions. Et les victoires qu'ils remportent ne doivent rien à Aléa ni à qui que ce soit d'autre. N'oubliez jamais que vos fautes et vos erreurs ne sont pas celles de vos enfants, même si vous avez hérité les vôtres de vos parents.

Après une nouvelle salve d'applaudissements enthousiastes destinée à ces petits pirates de l'informatique, tout fiers de leur génie, Blade jugea le moment opportun pour leur parler de Mouhad-dib.

- Je dois maintenant vous raconter ce qui m'est arrivé là-bas, parce que ça vous concerne tous. Ce que j'y ai appris risque de vous déconcerter, de vous troubler même, cela remettra en question tout ce que vous êtes ou que vous avez été, vos croyances, vos pensées, vos attentes aussi.

Progressivement tout le monde se tut. Chacun devinait la gravité du moment.

quelques plaisanteries lourdes vinrent évidemment éclabousser le silence, mais elles aussi témoignaient de la tension générale.

- Vous devez vous préparer à accepter que tout soit différent. Ce changement sera plus radical encore que ce que vous avez vécu en quittant la cité pour venir vivre ici. Votre vie changera, mais cette fois ce sera de l'intérieur. Tout sera différent, pas seulement le décor ou vos conditions de vie...

Estimant qu'il avait pris assez de précautions oratoires, mais surtout parce qu'à nouveau les signes

vinrent lui rappeler l'imminence du transfert, Blade entra dans le vif du sujet.

Tous les chemins menant à la vérité, il choisit celui qui leur serait le plus familier et aurait sur eux l'effet le plus positif:

- Les jeux, les concours et les tirages, tout est truqué! Tout n'est que tricheries et tromperies, tout est arrangé pour que certains perdent et d'autres gagnent. La chance n'a rien à voir là-dedans! Vous n'êtes pas plus perdeurs que d'autres, vous avez été purement et simplement éliminés, écartés de la vie de la cité!

Blade s'attendait à un chahut général, une envolée de clameurs et de bruyantes réactions de toutes sortes... C'est au contraire une stupeur générale et un silence tendu qui accueillirent ses révélations.

- Ben quoi? dit alors un enfant. C'est super, non?

Son intervention fut comme un déclic libérant les esprits qui explosèrent à

retardement. Blade attendit un moment que le vacarme se tasse, jusqu'à ce qu'une voix émerge du chahut général:

- Mais qui ? Si ce que tu dis est vrai, qui est derrière tout ça ? Les Maîtres du Hasard?

- Non, ils n'y sont pour rien. Eux aussi sont des victimes. Le seul vrai Maître du Hasard est Mouhaddib!

Dans le silence revenu, il leur expliqua. ¿ mesure qu'il avançait dans son discours, il voyait les visages

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LES MçTRES DU HASARD

se figer, les regards se remplir de vide, les bouches s'ouvrir sans émettre le moindre son.

-

Voilà, dit-il, lorsqu'il eut terminé. Vous savez tout. Sans doute comprenez-vous mieux maintenant pourquoi j'avais tenu à vous avertir avant de commencer...

Nahua fut la première à réagir:

-

Alors, ChaÔ-li n'était pas vraiment un perdeur... dit-elle, avant de se reprendre et d'objecter:

mais c'est quand même lui qui m'a gagée ! Et de ça, il est bien seul responsable!

-

En es-tu certaine? lui répondit Blade. quoi qu'il en soit, s'il ne l'avait pas fait, rien de ce qui est arrivé depuis n'aurait eu lieu... De tout mal peut naître le bien ! Tout est enchaîné, de l'origine à la fin de toutes choses. Dans le monde d'o˘ je viens, il est une parole qui dit: "

tout est dans tout ".

Venant confirmer sa conclusion, un guetteur fit irruption dans la caverne et détourna la foule de ses propres réactions:

-

Ils arrivent ! Ils arrivent ! Les gardes arrivent!

-

Pas de panique! intervint Lahnda-di. Faites comme on a dit ! Ceux qui ont été chargés des fausses pistes, allez vous mettre en place, les autres rejoignez les grottes bouchées ! Et n'ayez crainte, ils ne nous trouverons pas. Il suffit de rester silencieux. que celles qui ont des enfants en bas ‚ge donnent le sein aux nourrissons et trois gouttes de kloub aux autres

LES MçTRES DU HASARD

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-

Attendez! Arrêtez d'avoir peur de ces gardes! Ils ne sont ni invincibles ni indestructibles. Et nous avons quelques fuseurs ! Combien sont-ils?

-

Autant que l'autre fois, répondit le guetteur, une vingtaine au moins!

-

Moi j'aurais dit " une vingtaine, pas plus "! Vous êtes comme ces animaux qui fuient devant un prédateur seul, en s'estimant heureux de n'avoir pas été choisi comme proie ! Unis et organisés, vous viendrez à

bout de n'importe quel ennemi

-

Comment est-ce que tu comptes t'y prendre?

-

Le plus simplement du monde, il faut au contraire les attirer sur le chemin qui mène jusqu'ici et provoquer un éboulement qui les précipitera en bas du ravin.

Trois phases plus tard, une heure environ, toute l'unité androÔde gisait sous un tas de rochers et les perdeurs avaient récupéré vingt fuseurs de plus!

-

Désormais, leur annonça Blade lorsque tout le monde se retrouva à

nouveau, vous ne serez plus des perdeurs, mais des battants!

Dans la folie générale qui lui répondit, quelques-uns de ces nouveaux "

battants " se laissèrent aller à tirer en l'air avec leurs fuseurs, oubliant qu'ils étaient dans une caverne. Il y eut trois victimes, dont une gravement, blessée par les chutes de pierres que provoqua cette explosion de joie intempestive.

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Blade dans la consternation qui suivit. N'oubliez jamais ce que je vous ai dit... Tout est dans tout. D'un bien peut venir aussi un mal!

CHAPITRE XIII

L'omnipotent Mouhad-dib envoya un deuxième groupe de sa garde personnelle quand il lui devint évident que le premier ne reviendrait pas. Plus nombreux, celui-là était composé de cinquante unités.

Lahnda-di était partisan d'utiliser la même stratégie, mais Blade parvint à

l'en dissuader. Il était possible que certains des premiers gardes aient eu le temps de communiquer avec leur base avant d'être détruits. Auquel cas, non seulement ils ne tomberaient pas dans le même piège, mais le super cerveau aurait certainement trouvé une façon de le retourner contre eux.

-

Ce n'est pas s˚r, on peut peut-être courir le risque, lui objecta Nahua très à l'aise dans son nouveau rôle de battante.

-

Dans le doute, mieux vaut s'abstenir! lui répondit Blade. C'est une autre sentence de chez moi.

-

Tu en as beaucoup des comme ça?

-

quelques centaines.

Il sourit en voyant son air étonné et se promit, s'il le professeur Leighton lui en laissait le temps, de lui en offrir une liste.

Une autre tactique fut donc adoptée pour refouler cette deuxième vague d'androÔdes. Visiblement avertis, il s'arrêtèrent au pied de la colline, prirent position à l'abri des rochers. De là, ils tirèrent tous ensemble et sans discontinuer sur les entrées des différentes cavernes, sans doute dans l'espoir d'en obstruer les entrées.

L'espace fut zébré d'éclairs pendant au moins une dizaine de laps. On e˚t dit une pluie de feu montant de la terre vers le ciel. Une vision d'apocalypse!

Ce que les gardes ne savaient pas, c'était que toutes les cavernes communiquaient et qu'un long boyau descendant jusqu'au pied de la colline débouchait de l'autre côté.

Blade divisa les vingt-deux possesseurs de fuseurs en trois groupes. Deux contournèrent la colline par la droite, le troisième par la gauche. Celui-là devait attendre que les deux autres se soient mis en place, sur l'autre flanc et à l'arrière des gardes, avant d'ouvrir le feu. Blade, en tant que le meilleur tireur, était resté dans la caverne. De là-haut, il devait tirer comme à la foire, les androÔdes déboussolés. Attaqués sur trois côtés, ils se retrouvèrent acculés contre la colline, sous le feu meurtrier de Blade.

Cette fois, trente-neuf lance-rayons seulement sur les cinquante purent être récupérés. Ceux des

androÔdes qui furent seulement endommagés avaient détruit les leurs avant d'être complètement hors circuit.

Les battants avaient donc maintenant soixante-deux fuseurs. quelques-uns parmi les onze autres serraient peut-être réparables. Sinon, ils serviraient de jouets pour les plus jeunes qui s'amusaient déjà aux "

battants et aux andros ".

Blade réunit un conseil de douze membres, parmi lesquels figuraient bien s˚r Nahua et Lahnda-di, mais aussi Layhn-mi, auquel il avait pardonné sa traîtrise. Non seulement parce qu'il disait avoir agi pour protéger les siens, mais aussi parce que la mansuétude doit toujours être au programme de temps nouveaux.

Ce fut justement lui qui prit la parole en premier:

- La troisième attaque risque d'être décisive. Cette fois, ils seront bien plus nombreux.

- Je ne crois pas, objecta Blade. Ce que ce cerveau sait le mieux faire, c'est s'adapter et à mon sens, il ne corrigera pas ses erreurs par une simple surenchère. De toute façon, il n'y aura pas de troisième attaque des gardes, parce que nous allons attaquer les premiers S'il avait opéré sous leurs yeux une multiplication miraculeuse des fuseurs, la petite armée des battants n'auraient sans doute pas manifesté

plus de surprise. Jusqu'à ce que le rire de Nahua éclate dans le silence, entraînant celui des autres.

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LES MçTRES DU HASARD

-

Je ne plaisante pas ! intervint à nouveau Blade.

-

Mais enfin, nous ne serons qu'une soixantaine, objecta un homme. Et là-bas, il y aura plusieurs milliers de gardes pour nous accueillir!

-

Et Aléa ne sera plus là pour nous venir en aide ! enchaîna un autre, qui réussit à de nouveau détendre l'atmosphère.

-

Nous serons bien plus de soixante! D'autres suivront, avec des armes rudimentaires, mais qui pourront récupérer les fuseurs de ceux qui seront blessés ou tués et ceux des androÔdes déglingués. Notre nombre ne doit pas cesser d'augmenter. C'est cela qui nous donnera la victoire ! En plus vous apporterez la parole nouvelle et, parmi ceux qui l'entendront, nombreux seront ceux qui viendront rejoindre nos rangs!

Blade dut s'arrêter un instant, pris par de nouvelles vagues de vertiges.

Chacune rendait son départ plus imminent.

Seul Lahnda-di s'en inquiéta. Les autres n'avaient pas remarqué son malaise, ou l'avaient mis sur le compte de la fatigue.

-

Tu vas bientôt repartir, c'est ça? lui demanda discrètement celui sur les épaules duquel reposait peut-être l'issue de la bataille finale.

-

Je peux compter sur toi?

-

Bien s˚r, tu le sais déjà!

-

Tu prendras aussi soin d'elle? ajouta Blade, qui avait déjà

retrouvé ses esprits.

LES MçTRES DU HASARD

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-

Je n'attendais que ta bénédiction, lui répondit Lahnda-di, le regard débordant de gratitude.

-

Bon, d'accord, on sera peut-être plus nombreux, intervint un homme après s'être entretenu avec ses deux voisins, mais il faut encore y arriver là-bas, il faut qu'on puisse rejoindre l'entrée des souterrains!

-

Y a les enfants! répliqua un autre. Ils n'ont qu'à nous refaire le coup des oeufs brouillés!

Tous approuvèrent en riant.

-

Non, ça ne marcherait pas! le contredit Blade. Avec une intelligence comme celle de cet adversaire très spécial, on ne peut employer deux fois la même tactique! Il a certainement déjà trouvé la parade au brouillage du système de surveillance!

-

Mais alors, on fait quoi?

-

C'est simple, on ne passe pas par les souterrains

-

Comment ça, on ne passe pas par les souterrains? répéta Layhn-mi, sourcils froncés. C'est le seul moyen d'entrer dans la Grande Cité!

-

Non, il y en a un autre ! rectifia Blade. On peut tout simplement passer par les portes!

Un tollé général accueillit sa nouvelle proposition, duquel émergèrent plusieurs voix. Toutes disait àpeu près la même chose:

-

Mais le brouillard... Tu as oublié qu'il y avait ce satané

brouillard qui ronge la peau et br˚le les poumons!

210

LES MçTRES DU HASARD

-

Non, non, je ne l'ai pas oublié... Mais nous allons obliger Mouhaddib, notre ennemi, à nous en débarrasser!

Le plan de Blade était simple, et les enfants y tiendrait encore une place importante. II avait demandé à l'un d'eux s'il pensait pouvoir contrôler le système de chauffage de la cité.

-

Les pieds dans le nez! lui avait répondu le petit. C'est mille fois plus facile que de pirater le réseau de surveillance ! Pourquoi tu me demandes ça ? qu'est-ce que tu vas faire?

En augmentant la température dans toutes les canalisations, la chaleur de la zone monterait de plusieurs degrés. Ainsi, en s'élevant, l'air chaud créerait une dépression qui elle-même provoquerait l'apparition de vents dirigés, non plus vers la périphérie, mais vers le centre de la cité, et qui à leur tour installeraient la nappe de brouillard sur l'adversaire.

-

Oui, c'est s˚r, mais les andros n'auront qu'à rester chez eux et attendre que ça passe, lui avait rétorqué l'enfant. Et puis, tant que le brouillard sera sur la Cité, nous non plus, on ne pourra rien faire!

Leurs parents du conseil soulevèrent la même objection.

-

C'est vrai, reconnut Blade. Mais là je compte sur ce que je sais de ce cerveau dont le seul but est de parvenir à l'humanité. Il en a déjà la plupart des défauts dont, entre autres, ce mélange de mépris, de LES MAtTRES DU HASARD

211

suffisance et de jalousie qui fait l'orgueil. Il n'acceptera jamais d'attendre, de perdre l'initiative de l'action. Dès qu'il aura compris notre intention, il neutralisera lui-même le brouillard.

-

Je comprends à peu près pourquoi il pourrait faire ça, intervint Nahua, mais il ferait comment?

-

Tu m'avais bien dit que ce brouillard faisait partie du système de défense de la cité, n'est-ce pas?

-

Oui, tu parles d'une défense, qui nous retombe dessus à chaque orage et qui tue ceux qu'elle est censée protéger!

La plupart des autres membres du conseil approuvèrent. Seul Lahnda-di semblait avoir suivi Blade dans ses pensées.

-

Cela implique donc qu'il existe un moyen de le neutraliser. Car il faut être complètement idiot pour installer un système aussi sophistiqué, qui peut se retourner contre soi, si on n'a pas le moyen de le neutraliser.

Et le cerveau électronique qui a pris le contrôle de la ville est loin d'être idiot!

-

Attends, intervint à nouveau Nahua, tu veux dire que les orages meurtriers, c'est lui qui les provoquait?

Blade approuva d'un signe de tête.

-

Mais pourquoi, demanda un autre membre du conseil. Dans quel but aurait-il fait cela?

Ce fut cette fois Lahnda-di qui prit la parole pour lui répondre: 212

LES MçTRES DU HASARD

-

C'est simple... Son but était de nous obliger àvivre dans des lieux clos, cloîtrés dans nos habitations, les souterrains et les trams, c'est-à-dire dans des endroits o˘ il pouvait exercer un contrôle permanent!

-

«a se tient! dit un autre homme. La preuve que le brouillard, c'est lui, c'est que les orages ne duraient jamais bien longtemps, juste assez pour raviver la menace.

-

D'ailleurs, je suis s˚r qu'en étudiant leur fréquence...

-

Bon, intervint Blade, si personne n'a un autre plan à proposer, nous allons voter pour cette attaque surprise par les portes de la cité.

quelques-uns attendirent de voir ce que feraient les autres avant de s'engager.

A nouveau Blade fut pris de vertiges. Cette fois, s'ils &aient moins violents, ils furent accompagnés d'anomalies visuelles. Sur les bords de son champ de vision, les verticales s'arrondirent, se courbèrent nettement.

Il serait parti avant la nuit...

Finalement sa proposition fut votée à l'unanimité.

*

* *

De l'entrée de la caverne, Blade regardait le soleil se coucher de l'autre côté de la cité. Le brouillard, éclairé par cette lumière rasante avait pris de mer-LES MçTRES DU HASARD

213

veilleuses tonalités carmin. Comme quoi, le pire mal pouvait quelquefois se présenter sous les dehors les plus plaisants et délicats...

En bas, les nouveaux " battants " étaient déjà en marche vers le mur d'enceinte. Bientôt, après la disparition du soleil à l'horizon, Blade donnerait le signal aux enfants de surchauffer la ville.

Il avait eu quelque mal à faire admettre à Lahndadi qu'il devait emmener lui-même ses amis au combat. Non seulement c'était préférable pour son image s'il décidait d'assumer des responsabilités dans la cité future, mais il valait mieux, pour le moral de ses hommes, qu'ils apprennent sa disparition après le combat, plutôt que pendant.

Et puis, il y avait eu un précédent remarquable dans l'histoire de la libération de l'humanité, avait songé Blade : MoÔse, après quarante années de marche dans le désert, n'avait-il pas laissé son peuple entrer seul en terre promise avant de disparaître sans laisser de trace?

C'était déjà l'heure. Blade fit demi-tour et rejoignit les petits programmateurs à l'intérieur de la caverne.

- Allez-y les enfants, c'est à vous de jouer!

Piaillant comme une escouade d'oisillons au moment de leur premier envol, tous se précipitèrent vers leurs claviers. Très vite, les courbes de températare se mirent à grimper, au milieu des rires et des cris de victoire.

Le plus dur restait pourtant à faire et certains ne reverraient sans doute jamais leurs pères.

Blade retourna devant l'entrée de la caverne, entouré de cette marmaille surexcitée. Il faudrait attendre au moins une heure, soit environ trois phases, avant que la température soit suffisamment haute pour provoquer les vents libérateurs.

Il s'assit en tailleur, se relaxa et attendit. Bientôt, il pourrait assister au plus merveilleux des spectacles, celui de l'histoire en marche.

Ici, la nuit tombait vite.

Blade se demanda comment le maître de la ville, ce super cerveau obsédé par son rêve d'humanité comme un papillon vers la lumière, réagissait àcette brusque montée de la température. Un humain ordinaire se dirait qu'il n'avait pas de chance, que c'était bien sa veine, que tout lui tombait dessus en même temps et qu'il n'avait pas besoin de ça maintenant... Mais lui, Mouhad-dib, s'il avait une pensée, que pouvait-elle être? Avait-il admis, comme un joueur d'échecs qui anticipe sa défaite et renverse lui-même son roi, qu'il avait perdu la partie? Si c'était le cas, il devait alors avoir compris qu'il n'avait finalement pas plus de pouvoir que les Maîtres du Hasard...

- Le brouillard ! Il bouge! cria un enfant, le doigt tendu vers la cité.

Effectivement, la masse maintenant d'un brun violacé, s'était mise en mouvement. La masse

sombre du mur d'enceinte, resté caché jusque-là, ne tarda pas à

apparaître...

La première manche était gagnée.

j

Ils attendirent encore. Les enfants, tous bien réveillés, se montraient calmes et tendus, comme s'ils avaient conscience de la gravité

des épreuves àvenir...

Ressentant de nouveaux soubresauts, ceux qui annonçaient le début de son compte à rebours, Blade expliqua aux enfants ce qui allait lui arriver. II ne pouvait disparaître, les abandonner en quelque sorte, sans les prévenir.

- C'est une blague, dit un des quelques sceptiques qui refusaient de croire à son histoire. «a se peut pas, les univers parallèles, ça ne peut pas exister, parce qu'il y en aurait forcément une infinité et que théoriquement...

Ses copains le chambrèrent tellement qu'il baissa la tête et se mit à

bouder.

- Alors, lui dit un autre, le seul vrai Maître du Hasard, c'est toi A ce moment précis un rayon fusa au-dessus de la Grande Cité. La bataille était commencée. Le transfert aussi.

- Regardez, regardez ! hurla un enfant. Il est trouble!

Les rayons, plus nombreux, zébraient maintenant tout le fond de la vallée.

- Au revoir les enfants, parvint encore à articuler Blade. N'oubliez jamais Mouhad-dib! N'oubliez jamais la face noire du progrès!

Il

n'était pas mécontent de s'en aller devant ces enfants. Son souvenir n'en serait que plus vivace.

-

On ne t'oubliera pas non plus ! entendit-il confusément, déjà de l'autre côté. Jamais!

*

* *

J était là, de retour de son rendez-vous.

Il

avait la moustache souriante, une bouteille de champagne dans une main et deux coupes dans l'autre.

-

Je vois que vous avez eu une prolongement de vos subventions, fit Blade en récupérant le pagne resté sur le siège au moment de son départ.

Il

prit sa coupe, la tendit à J, qui donnait l'impression d'avoir rajeuni de dix ans.

-

Alors, comment s'est passé votre séjour?

-

Bien, bien... Mais comme souvent j'ai été rappelé trop tôt. Je me demandais si Lord Leighton n'aurait pas pu s'arranger pour me laisser un peu plus de temps...

-

On parle de moi ? fit le vieux paralytique, arrivant sur son fauteuil électrique.

Lui aussi arborait un franc sourire, si inhabituel qu'en d'autres circonstances, Blade en aurait eu des doutes sur sa santé, physique ou mentale.

-

Professeur Leighton... Je serais extrêmement flatté si à l'avenir vous accorderiez à ma vie autant d'importance que quelques centaines de milliers de livres de subventions. En d'autres termes, j'aimerai bien vous voir plus souvent ce sourire... Vous ne buvez pas?

-

Jamais, dit-il en retrouvant aussitôt son masque de chat battu.

-

Je disais à notre ami J que cette fois encore j 'avais été rappelé

trop tôt et que quelques journées de plus sur ce monde n'auraient...

-

Comment ? explosa le savant. Mais c'est vous-même qui m'avez demandé de vous rappeler le plus tôt possible et je vous ai fait une fleur parce que vous-même...

Blade ne l'écoutait plus.

Tout lui était revenu d'un bloc en mémoire. La psychologue Emmy-Lee, le restaurant... 8 h 57... Il ne serait peut-être pas trop tard ! Il chipa le stylo dépassant de la poche du savant ulcéré, écrivit le numéro du restaurant sur l'étiquette de la bouteille de champagne.

-

J... Vous me rendriez un énorme service en appelant ce numéro.

Demandez Emmy-Lee Sheckley et dites que je serai là dans une dizaine de minutes, merci!

Il

fila vers le vestiaire o˘ régnait encore l'insupportable odeur de la pommade, s'habilla en quatrième vitesse.

218

LES MçTRES DU HASARD

- Vous aurez mon rapport après demain, lança-t-il à l'adresse de J en enfilant sa deuxième chaussette.

quand il quitta le vestiaire, son patron, portable collé à l'oreille, lui fit signe qu'il pouvait y aller.

- Je ne vous souris peut-être pas, lança Lord Leighton, tandis que Blade traversait le labo, mais vous, vous ne me dites jamais au revoir.

Blade stoppa net sa course, revint sur ses pas jusqu'au professeur planté

devant son ordinateur central, et lui fit une bise sur le cr‚ne et repartit aussi vite.

*

* *

Emmy-Lee l'avait attendu. Elle avait terminé son repas et, lunettes sur le nez, écrivait sur son petit carnet à spirale.

- J'ai eu votre.., patron, dit-elle amusée. Il a eu l'air très amusé quand j'ai incidemment évoqué votre.., prochain divorce!

Blade avait pensé lui raconter son aventure àMouhad-dib, la Parfaite. quand il avait évoqué ses voyages interdimensionnels, elle avait eu l'air amusée, séduite même, par ce qu'elle avait évidemment pris comme un très original mensonge. Le meilleur moyen de cacher une vérité transparente, c'est effectivement de la montrer nue.

LES MçTRES DU HASARD

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- Vous croyez au hasard? demanda-t-il en lui prenant la main.

Emmy-Lee entendit cette question comme un début de déclaration.

Blade sortit une pièce de sa poche, la lança en l'air, la rattrapa au vol et la posa aussitôt sur le dessus de sa main gauche...

Pile...

Il ne la détromperait pas.

Achevé d'im~

à Saint-Ai

en

in mer sur les presses de

BUSSI»RE

GROUPE CPI

nand-Montrond (Cher) novembre 2001