-

Je ne choisis pas, je cherche!

-

Etje peux savoir ce que tu cherches?

Blade se demandait si, d'une certaine façon, Louskor n'essayait pas de le mystifier, de le tenir àdistance par une série de comportements volontairement abscons et susceptibles de rétablir entre eux un équilibre qui ne s'était pas installé en sa faveur, du moins le croyait-il.

-

Toutes ces pirogues ne sont pas bonnes, l‚cha-t-il enfin après un long silence. Certaines, ces trois-là par exemple, que j'ai déjà regardées, elles ont toutes été trafiquées. II y a des trous dans le bois, au-dessus du niveau de l'eau. Regarde bien, approche-toi...

Blade s'approcha. Il y avait effectivement, le long de la coque, une série de t‚ches légèrement plus sombres, de la taille d'une balle de golf.

-

Ce sont des trous, qu'on bouche avec de la boue colorée. quand elle sèche, on dirait du bois. II faut avoir un oeil d'Unik pour les voir. quand on monte dedans, le poids fait descendre les trous au-dessous du niveau de l'eau... Au bout d'un moment la boue fond... Et on coule!

C'était ce genre d'informations et d'astuces, glanées à travers les dimensions dans des mondes tous uniques et singuliers, qui nourrissaient l'expérience de Blade.

- Et là-bas, dans ce marécage, ajouta Louskor avec un sourire sans équivoque, tu ne fais pas de vieux os. Tu n'as même pas intérêt à laisser traîner ta main dans l'eau!

Blade voulut en savoir plus sur les dangers cachés dans ces profondeurs, mais Louskor s'enferma dans le silence et continua son examen des pirogues.

- Voilà! Celle-là est bonne, fit-il après avoir inspecté la sixième.

Blade prit place à l'arrière, Louskor à l'avant, et ils partirent droit vers le rideau de lianes pourpres.

Alors seulement, Louskor lui parla des anguilles carnivores et des mollisses, de petits amphibiens suceurs de moelle qui se déplaçaient en groupe dans le sillage des anguilles.

Ils pagayèrent longtemps, une heure peut-être, caressés par les longues lianes allant puiser la vie au plus profond de l'obscurité.

Blade en profita pour repenser à l'histoire de ce peuple, telle que la lui avait racontée Louskor. Pour tenter de faire la part de l'ossature et des enjolivures, de la mémoire et de l'imagination... Ce char de feu, par exemple, dont il avait parlé, àl'exception de cette femme, personne ne l'avait vu. S'agissait-il d'une image poétique, d'une simple vue de l'esprit comme on en trouve dans toutes les légendes et les récits mythiques? Ou

bien, comme l'avait tout de suite pensé Blade, d'un vaisseau spatial?

Cette femme, nommée Mous-lam - Perle de Nuit -, avait disparu de son village. Tout le monde avait alors cru à un enlèvement par une lignée voisine. Ces rapts de femmes étaient monnaie courante, institutionnalisés même et faisaient partie du rituel du mariage.

Mais elle était revenue deux lunes plus tard, différente. Elle avait le regard " volant ", avait précisé Louskor.

Blade lui avait demandé ce qu'il entendait par là.

- Le regard volant, c'est le regard volant! Comment veux-tu que je t'explique? Vous êtes quand même bizarres, vous, les hommes d'Angleterre.

Si je dis que ces lianes sont rouges, c'est qu'elles sont rouges, et c'est tout!

Blade n'avait pas eu son explication, mais il avait en revanche réussi à

énerver Louskor, ce qui avait eu pour effet d'accélérer son récit.

Mous-lam avait raconté qu'elle avait été enlevée par des êtres venus du ciel dans un char de feu. Ce qui pouvait confirmer l'hypothèse, malgré tout peu vraisemblable, du vaisseau spatial

Tout son village avait bien ri et l'avait traitée de détraquée et de folle.

De possédée aussi, surtout quand son ventre s'était arrondi, et ce, dès le surlendemain de son retour!

Mise à l'écart de la tribu, elle fut traitée comme 116

LES DYADES D'ERRANUM

une paria. Certains avaient prétendu qu'elle avait été engrossée par ce diable de Khalil!

Deux jours plus tard, elle avait donné naissance au premier homme à deux têtes, au premier Dyade.

Alors les problèmes avaient commencé, et ce fut la fin des temps heureux.

Mous-lam avait été bannie de son village, avec son fils monstrueux. Un homme l'avait suivie. Parce qu'il l'aimait et qu'il avait pitié d'elle.

Peut-être aussi parce qu'en ce temps-là Mous-lam était très belle. La plus belle des femmes.

Comme chaque grossesse ne durait qu'une semaine, elle eut avec son amant un grand nombre d'enfants. que des garçons, qui tous avaient deux têtes.

La suite était presque prévisible.

La famille, objet de persécutions incessantes, fut obligée de se cacher, de se déplacer sans cesse vers de nouveaux territoires. Mais partout les "

monstres " étaient persécutés. Beaucoup moururent. Les autres grandirent dans la violence et la haine.

Pour se venger, et sans doute aussi parce qu'ils avaient besoin de se reproduire, ces Dyades de la première génération organisèrent des raids et ramenèrent quelques malheureuses filles enlevées àleurs familles. Il est facile, même à distance, d'imaginer le calvaire qu'elles durent endurer avant de

LES DYADES D 'ERRANUM

donner à leur tour naissance à d'autres Dyades. Ceux-là, nés de femmes uniks, avaient tous deux têtes de sexes différents. II y eut des hommes avec une tête de femme, et des femmes avec une tête d'homme.

Après quoi ces expéditions se multiplièrent, au cours desquelles les Dyades se mirent aussi à enlever des hommes pour les forcer à procréer. Pour renouveler leurs troupes, puisque seuls les accouplements de Dyades entièrement femelles avec des hommes uniks donnaient naissance à des doubles m‚les

Au fil des jours et des lunes, le processus s'était amplifié. Raids et expéditions s'étaient multipliés, tout comme le nombre des combattants avait progressé à un rythme effréné.

Inéluctablement ce conflit avait dégénéré en une véritable guerre.

Une guerre sans merci dont l'origine n'était, comme trop souvent, que le rejet de la différence, engendrant l'incompréhension, la peur de l'autre et finalement une discrimination violente.

Mieux organisés, les Uniks remportèrent de nombreuses victoires. Mais il naissait plus de Dyades qu'il en mourait au combat. Si bien que le rapport de forces finit par se renverser. De persécutés, les Dyades devinrent persécuteurs!

Pour éviter de disparaître, ou d'être réduits en 118

LES DYADES D 'ERRANUM

esclavage et forcé à jouer un rôle de reproducteur, donc à accélérer leur propre perte, les Unik avaient choisi de vivre comme des bêtes plutôt que perdre leur liberté. Alors ils avaient pris, non pas le maquis, mais le marécage

Certes, au fil de ce récit, Blade avait acquis une vision nette et précise de la nature du drame qui ravageait Erranum. Restait maintenant à savoir comment il allait s'y prendre pour jeter les bases d'une réconciliation entre deux communautés enkystées dans une haine séculaire, alors même que, dans sa propre dimension, les hommes contifluaient à s'entretuer pour les mêmes raisons, sans qu'il ait jamais pu, ne serait-ce que contribuer àapaiser cette rage meurtrière...

- Et Mous-lam, qu'est-elle devenue ? demanda-t-il à br˚le-pourpoint pour tenir la bride à ce sentiment d'impuissance qui menaçait de l'envahir.

- Pour les Dyades, elle était devenue Ala-Iche, Mère de tous les Vivants.

Même nous, ça fait longtemps qu'on ne l'appelle plus Mous-lam, Perle de Nuit.

Ala-Iche... C'était le nom qu'avait cité Nitiche quand elle lui avait parlé

de greffe! Et c'était auprès de cette Ala-Iche que lui et Louskor devaient être conduits avant d'avoir réussi à s'évader.

- Oui, c'est bien elle, confirma Louskor, répondant à la question de son compagnon.

LES DYADES D 'ERRANUM

119

- quoi ? s'étonna Blade. Tu veux dire que cette femme est toujours vivante?

Amusé par son trouble, Louskor s'était contenté de répondre d'un signe de tête.

Pas morte ! Blade n'en revenait pas... Sauf erreur de sa part, s'il avait bien compris la chronologie du récit, cette femme devait approcher de la centaine d'années! Et elle enfantait toujours! Elle avait d˚ mettre au monde des centaines, voire des milliers de Dyades! Ce qui représentait un nombre bien plus considérable de petits et arrière-petits-enfants!

- En plus, ajouta Louskor, il paraît qu'elle n'a même pas vieilli. Elle ajuste beaucoup grossi!

Et il éclata d'un rire gras qui résonna étrangement dans le silence sépulcral de cet enchevêtrement végétal.

CHAPITRE VII

II faisait nuit lorsqu'ils arrivèrent au village.

Blade se demandait comment Louskor avait pu e repérer dans cet enchevêtrement végétal indisinct, à la fois toujours changeant et toujours semlable.

Seulement éclairé par la lune, ce village semblait Dut droit sorti d'un livre de contes. Blade n'aurait as été surpris de le découvrir peuplé de trolls, L'elfes ou de gnomes, ou abritant un congrès de orcières décaties.

Une trentaine de cabanes, montées sur pilotis ou, ouvent même construites dans les arbres, étaient eliées par un inextricable enchevêtrement de ponts uspendus.

Le silence surtout, qui pesait lourdement sur cet tonnant décor, le rendait encore plus irréel.

- Ce silence, c'est pas normal ! chuchota ~ouskor, visiblement troublé.

Blade était de son avis. Son instinct venait aussi de l'avertir. Et il n'avait déjà eu ce genre de sensation que dans des endroits abandonnés, morts.

Il fit signe à Louskor de garder le silence, de rester derrière lui, et sortit sa machette. Plus loin, une échelle de corde donnait accès à une première passerelle basse.

Trop inquiet pour jouer les seconds couteaux, Louskor saisit une liane et grimpa jusqu'au pont qui les surplombait, sitôt imité par Blade qui délaissa l'échelle de corde.

Parvenu à pied d'oeuvre, Blade fit signe àLouskor d'aller explorer un côté.

Lui irait de l'autre.

Blade avança prudemment, accroupi, tenant d'une main sa machette et de l'autre la liane faisant office de rampe... II n'avait pas envie d'aller voir s'il y avait bien au fond de ces eaux nauséabondes des anguilles carnivores ou autres bestioles suceuses de moelle.

Avant même d'arriver à l'entrée de la première case, il sut ce qu'il allait y trouver. II y avait dans l'air, parmi tous les relents saum‚tres qu'exhalait le marécage, une odeur qu'il connaissait bien... Celle de la mort, celle du sang.

Blade ne s'était pas trompé. Il distinguait trois cadavres dans la case, ceux de deux femmes et celui d'un d'homme. Lui avait d˚ se battre avant d'être tué. Les femmes étaient allongées côte à côte sur le ventre et proprement décapitées. Blade était pratiquement certain qu'elles avaient été violées avant.

Sentant une colère débordante d'aigreurs monter en lui, Blade allait quitter cette case et ce macabre spectacle, lorsqu'un cri vint transpercer la nuit. Un cri bestial, sauvage, celui d'un animal transpercé par une insupportable douleur et sentant dans sa bouche le souffle glacé de la mort.

Cela venait du côté o˘ était parti Louskor.

II le retrouva, à genoux à l'entrée d'une case et se balançant en tenant dans ses bras le cadavre d'une femme sans tête.

Blade le laissa à sa souffrance et alla l'attendre àl'extérieur, sur la passerelle.

Porté par cette odeur omniprésente de la mort, le silence avait repris possession du marais, encore plus pesant, encore plus glauque.

*

* *

Un peu plus tard, lorsqu'il émergea de l'espèce de torpeur douloureuse o˘

il s'était plongé, Louskor entreprit de jeter tous les cadavres dans le marais. C'était cela ou les laisser pourrir sur place. Et puis, ils entreraient ainsi dans le cycle éternel de la vie. C'était une façon de leur offrir l'immortalité.

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LES DYADES D 'ERRANUM

Ce ne fut pas une mince affaire car il y avait en tout cent vingt-sept morts. II fallut une bonne heure d'un travail épuisant tant physiquement que moralement pour venir à bout de cette macabre besogne rythmée par l'incessant clapotis du marais qui grouillait d'une activité gloutonne. Les anguilles et leurs escortes de suceurs étaient à la fête.

Dans ce charnier, les deux compagnons découvrirent aussi les corps de trois Dyades morts. Eux eurent droit à un traitement particulier, auquel Blade préféra ne pas s'opposer. Louskor n'était pas en état d'entendre raison. Il avait besoin d'expulser un peu de la haine qui lui comprimait le cerveau.

L'Unik leur trancha les têtes, qu'il répartit àl'entrée de six passerelles, plantées dans des piques. Il voulait conjurer le sort et marquer l'espace de sa vengeance. Cette triste mise en scène effectuée, le reste de leurs caiiavres s'en alla compléter le festin des carnassiers qui, eux, ne faisaient aucune différence entre les uns et les autres.

Après cela, Louskor voulut immédiatement repartir, rejoindre un autre village pour organiser une riposte, répondre au sang par le sang.

- On partira demain, argumenta Blade rien ne presse. Tu es mentalement et physiquement hors d'état... On a marché et pagayé toute la journée, on a besoin de se reposer, d'accord?

LES DYADESD'ERRItNUM

125

- qu'est-ce que tu racontes? s'énerva Louskor. Je me sens parfaitement bien et tu commences à me rabattre les oreilles avec tes belles paroles!

Bien campé sur ses jambes à l'entrée de la case, Blade refusa de s'écarter.

- Laisse-moi passer, ou tu vas le regretter!

- J'aimerais bien voir ça, tu n'es pas en état de combattre. Tu tiens à

peine sur tes jambes!

Louskor fonça, tête baissée, pour le saisir à la taille. II comptait sur sa force et son élan pour soulever ce diable d'étranger et le projeter à

terre. Mal lui en prit. Sans avoir compris comment, il se retrouva plaqué

au sol et incapable du moindre mouvement.

quand Blade le rel‚cha, Louskor revint à la charge, poings en avant cette fois. Mais ses coups ne rencontraient que le vide.

Blade le laissa faire encore quelques secondes, s'épuiser un peu plus. Il savait ce combat nécessaire, Louskor devait évacuer un trop-plein de rage, pour éviter la gangrène de l'esprit.

Finalement, d'un seul direct bien ajusté, Blade l'envoya prendre un peu de ce repos dont il ne voulait pas. Lui-même avait aussi besoin de dormir.

Une de ces lianes qui striaient le paysage de rayures pourpres allait lui permettre d'éviter que Louskor ne l'agresse ou ne lui fausse compagnie pendant la nuit. II en attacha une extrémité à son 126

LES DYADES D'ERRANUM

poignet et l'autre à celle de son compagnon. Ainsi, au moindre de ses mouvements, serait-il alerté.

En bas, dans les eaux troubles du marais, l'agitation avait fini par cesser. Porté par le silence retrouvé, Blade repensa à sa mission. Comment allait-il s'y prendre? Amener Uniks et Dyades àcohabiter en paix lui semblait à présent une t‚che insurmontable, impossible. N'allait-il pas connaître son premier échec et devoir laisser ce monde dans l'état o˘ il l'avait trouvé en arrivant?

La fatigue aidant, les barrières mentales se fragilisent, se lézardent. Des brèches apparaissent et les associations d'idées se font plus facilement, plus librement. C'est ce qui arriva à Blade...

Tandis qu'il glissait lentement vers le sommeil, une pensée lui vint, sortie toute nue du puits de la sagesse populaire: " Les amis de mes amis sont mes amis ". Une autre suivait, une variante de la première, venue de bien plus loin, de ses premières années dans les rangs du M16. Des premières semaines même.

Les nouvelles recrues des Services Secrets avaient toujours droit, en accompagnement de leur entraînement physique, à une formation psychologique. Une mise en condition, accompagnée de quelques entretiens qui tenaient plus du bourrage de cr‚ne que du cours théorique.

C'est au cours d'un de ces " stages ", que J avait LES DYADES D 'ERRANUM

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dit cette phrase, dont Blade avait déjà maintes fois eu l'occasion de vérifier la validité, et qui venait de lui traverser l'esprit: " Les ennemis de nos ennemis sont nos amis ".

Dans son sillage, Blade trouva quelque chose qui ressemblait à la solution de son problème... S'il voulait que les Uniks et les Dyades puissent vivre en paix, il suffisait peut-être de leur trouver un ennemi commun.

" C'est bien beau, lui glissa une petite voix dans le creux de l'oreille.

Mais lequel? quel ennemi commun ? "

" S'il n'existe pas, il faut l'inventer ", lui répondit Blade juste avant de s'endormir, avec la satisfaction d'avoir trouvé la clé de son problème.

Réveillé le premier, Blade se tourna vers Louskor. II était toujours là et dormait comme un nouveau-né. Son idée bien présente elle aussi, lui paraissait encore plus juste réelle, plus réaliste.

Elle reposait toute entière sur un point du récit de Louskor auquel il n'avait, sur le moment pas accordé assez d'importance... Le char de feu!

La jeune femme - quel que soit son nom, Perle de Nuit ou Mère de tous les vivants - avait prétendu avoir été enlevée par des êtres venus du ciel dans un char de feu. quoi qu'il lui soit réellement 128

LES DYADES D'ERRANUM

arrivé, qu'elle ait dit vrai, qu'elle ait elle-même inventé cette histoire ou qu'on la lui ait soufflé, Blade allait la reprendre à son compte. Les ennemis communs des Uniks et des Dyades étaient tout trouvés... Ce serait des extra-terrestres!

Entrevoyant même déjà comment il allait s'y prendre, Blade se sentait l'esprit plus léger. Il dénoua le lien qui le l'enchaînait à Louskor et quitta la case.

Dans la lumière du jour naissant, le village avait une tout autre allure.

Avec ses arbres gris, effilés et noueux, sa multitude de lianes rouges, tantôt enchevêtrées, tantôt parfaitement verticales et parallèles, le marais aussi avait changé. Mais il était toujours aussi lugubre, inquiétant. Le village, en revanche, apparaissait comme un havre d'humanité

au milieu de cet enfer végétal. Blade pouvait presque l'imaginer tel qu'il était avant le massacre, plein de vie et de bruits, de chants et de rires...

Un bruit! Blade venait d'entendre un vrai bruit, àune vingtaine de yards derrière lui. Un craquement, suivi du balancement d'une passerelle. Ce ne pouvait pas être Louskor, le bruit venait de trop loin.

Faisant comme s'il n'avait rien remarqué, Blade retourna à l'intérieur de la case, o˘ Louskor dormait toujours, se plaqua contre la paroi et attendit. Avec un peu de chance, ce visiteur ne savait pas qu'ils étaient deux...

Les bruits, toujours très discrets, se rapprochaient. Blade, les sens aux aguets, sentit bientôt la passerelle menant à la case se balancer légèrement. Une ombre traversa furtivement la faible lueur qui nimbait maintenant l'intérieur de la cabane. Puis une silhouette apparut, hésita devant l'ouverture. C'était un Unik, mais il tenait une machette à la main.

Blade lui saisit le poignet, l'attira à l'intérieur et enchaîna par un étranglement. Le visiteur poussa un petit cri aigu... Son faible poids, le cri, l'abondante chevelure brune qui lui chatouillait les narines, un parfum naturel sans équivoque... Une femme, c'était une femme!

- que YelouÔ soit loué! fit Louskor que cette agitation avait fini par réveiller. Tu n'es pas morte!

- qui est-ce? demanda Blade, en rel‚chant son étreinte.

La jeune femme se dégagea d'un mouvement brusque, et se retourna pour foudroyer du regard celui qui avait réussi à la berner.

quand elle découvrit Blade, sa haute stature, son harmonieuse silhouette et sa chaude détermination, son regard, qu'elle avait voulu haineux, se teinta aussitôt de nuances moins sombres.

- C'est Nayache, la femme de mon ami Garlud...

- La veuve! Garlud est mort! rectifia la jeune brune d'une voix étonnamment froide.

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LES DYADES D 'ERRANUM

-

Je sais, j'ai vu son cadavre... Mais tu peux compter sur moi, je le vengerai!

-

O˘ sont passés les corps? demanda-t-elle, comme si elle n'accordait qu'une importance relative à cette promesse de vengeance. Et lui, qui est-ce?

Pendant que Louskor, répondant à ses questions, commençait à raconter leur périple, Blade reprit son exploration du village. Le sang avait pratiquement partout séché, mais son odeur, encore très présente, maintenaient vivaces les images disparues du carnage. Il était malheureusement habitué àcette amertume, à ces traces macabres laissées àtravers les dimensions par l'empire universel du mal.

Dans une des cases il trouva un peu de nourriture, des fruits et des galeues, et de l'eau dans une petite jarre, claire et fraîche.

quand Blade retrouva le couple, la jeune femme expliquait à son tour comment les choses s'étaient passées. Elle avait le regard vague, pétrifié

par la cruelle contemplation de ses souvenirs, et parlait lentement, d'une voix faible et sourde. Elle aussi avait besoin d'évacuer l'horreur...

-

«a s'est passé hier, à la fin de la nuit. Tout le monde dormait.

ils sont arrivés dans des pirogues àeux. Ils ne pagayaient pas, ils se sont servis des lianes pour arriver jusqu'au village. Nos guetteurs LES DYADESD'ERRANUM

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ne les ont pas entendus venir. Et quand ils les ont vus, il était trop tard... ils sont morts sans avoir pu donner l'alarme.

Nayache s' arrêta, prit une profonde inspiration, ravala ses larmes et continua.

-

«a a été terrible, un vrai massacre ! quelques-uns ont eu le temps de crier avant de mourir et ça a réveillé les autres. Alors, bien s(tr, on s'est défendus, eux aussi ont eu des morts, au moins une vingtaine! Mais le combat était trop inégal... Garlud a été éventré sous mes yeux!

Un nouveau silence vint ponctuer ses derniers mots, tandis que l'image, insupportable, de cet instant venait faire déborder ses yeux.

Louskor s'approcha d'elle, la prit dans ses bras.

-

Garlud sera vengé! Tu peux en être si~re! Je trancherai autant de têtes qu'il y a d'arbres dans ce marécage! que Khalil me jette dans les fosses du temps si je manque à ma parole!

-

On est une dizaine à avoir pu nous enfuir, poursuivit Nayache, étrangère au serment de Louskor. On s'est réfugiés sur l'île des Pendus.

-

Pourquoi es-tu revenue ? lui demanda Blade.

-

Je voulais voir s'il y avait des blessés. Et des armes à récupérer aussi.

Du revers de la main, elle essuya ses larmes et retrouva aussitôt la froide détermination de la guerrière qu'elle devait être.

132

LES DYADES D 'ERRANUM

-

Tu as été bien imprudente, lui fit remarquer Blade. C'est une chance que tu sois tombée sur moi.

-

«a, l'avenir nous le dira, répondit Nayache avec un aplomb aussi surprenant qu'ambigu.

-

Bon, on mange un morceau et on s'en va, fit Louskor. Et, cette fois, tu ne vas pas encore te défi-1er... Sinon je vais finir par croire que t'as la trouille!

Il

avait changé de ton et forcé sur l'ironie. Visiblement la présence de cette femme le gonflait d'une virilité un peu tonitruante. Blade en conclut qu'il avait des visées sur elle.

Le maigre repas qu'ils partagèrent ensuite, aussi frugal fut-il, contribua à adoucir un peu l'atmosphère pesante qui régnait encore sur place. Nayache raconta d'autres souvenirs de sa vie commune avec Garlud. Par moments, elle retrouvait le sourire. Le deuil commençait déjà à se frayer un chemin...

Louskor, quant à lui, n'avait que des faits d'armes à évoquer, ce qu'il fit bruyamment, ponctuant le récit de ses exploits de gros éclats de rire et de grandes claques sur les cuisses, inconscient qu'il était de la distance qui se creusait peu à peu entre lui et Nayache laquelle, très vite, cessa de lui accorder autre chose qu'une oreille distraite. La vérité, c'est qu'elle n'avait d'yeux que pour cet étranger

LES DYADES D'ERRANUM

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qui savait éveiller sa curiosité autant que son intérêt. Elle voulut tout savoir, de cette Angleterre d'o˘ il venait, de ce qu'il y faisait avant de se retrouver àErranum...

Louskor, pour reprendre la vedette, se chargea de lui expliquer comment et pourquoi Blade avait atterri sur ce territoire qu'il ne connaissait pas.

¿grands renforts de mimiques et de gestes emphatiques, il répéta tout ce que Blade lui avait dit... Les méchants sorciers, leur breuvage magique dont eux seuls connaissaient la composition, le piège dans lequel Blade était tombé avant d'être obligé de boire leur potion mystérieuse, les mondes vides et sans matière qu'il avait traversés avant d'apparaître sur la plage du levant et d'être capturé par les Dyades.

Nayache l'écouta cette fois d'un air intéressé, impressionné même; sans doute voulait-elle éviter de blesser Louskor et cacher son scepticisme.

Puis elle aussi manifesta le désir d'émigrer. Cette lointaine contrée lui semblait un bon pays pour finir ses jours.

- Tu as raison, confirma Louskor. On n'a qu'à y aller ensemble, moi aussi je lui ai dit que j'aimerais bien aller vivre là-bas. Mais le problème, c'est qu'il ne sait plus le situer, et que tant qu'il ne saura pas, il pourra pas y retourner!

- Dommage... fit Nayache en se levant.

-

Moi, je dirais que c'est plutôt de l'autre côté de la mer, continua Louskor, vu que par ici, au-delà des marais, il n'y a rien... qu'est-ce que tu en penses, Nayache, tu n'es pas de mon avis?

Elle avait déjà quitté la case.

Le moment était venu de bouger.

-

Je vais aller avec elle, dans sa pirogue, proposa Louskor. Tu n'auras qu'à nous suivre avec l'autre.

-

Je suppose que vous allez rejoindre les rescapés du massacre?

En fait Louskor n'avait qu'une idée en tête. Ou plutôt deux. L'autre était de lever une petite armée pour venger ses amis morts.

-

Je ne vais pas vous accompagner, dit Blade, repensant aux projets qu'il avait mis sur pieds pendant la nuit.

-

Ah bon, tu ne viens pas avec nous, enchaîna Louskor faussement déçu. Pourquoi? Tu n'as pas envie de leur faire payer ce massacre?

Remarque, après tout, je comprends, tu ne connaissais personne.

-

Non, ce n'est pas ça. C'est plutôt que je répugne toujours à

appliquer la loi du " oeil pour oeil, dent pour dent "...

-

«a me plaît, ça, le coupa Louskor, tout excité à l'idée de se retrouver seul avec Nayache... OEil pour oeil, dent pour dent... Oui, ça me plaît bien! Et tu vas faire quoi?

LES DYADES D 'ERRANUM

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Blade n'avait pas l'intention de le lui dire. Louskor n'aurait sans doute pas compris.

-

Je ne sais pas encore... Essayer de trouver un moyen de retourner en Angleterre.

-

Tu ne partiras pas sans nous, quand même? intervint Nayache venue les rejoindre.

Blade lui répondit d'un sourire valant bien des promesses. Des promesses que, n'eussent été les circonstances, il aurait volontiers tenues d'ailleurs...

CHAPITRE Vifi

Dans une vie antérieure, Blade avait d˚ être oiseau migrateur. Refaire en sens inverse le trajet de la veille, effectué en compagnie de Louskor, ne lui posa aucun problème. Pas même la traversée du marécage, o˘ les repères étaient impossibles, noyés dans la masse confuse des arbres et des lianes.

Mais il y avait les rayons du soleil, dont l'obliquité donnait à cet enfer végétal l'allure d'une cathédrale. C'est en se basant sur l'inclinaison de ces piliers de lumière que Blade put conserver une direction à peu près correcte.

En fin de matinée, il atteignit la plage et, un peu plus tard, l'endroit o˘

avait eu lieu de l'accident. Les épaves des chars étaient toujours là. En revanche, les cadavres des Dyades et leurs têtes avaient disparu.

Il y avait des traces, confuses, tout autour des chars et de larges sillons en direction de la mer. Les corps semblaient avoir été traînés. Par qui ?

Un prédateur marin ou d'autres Dyades?

138

LES DYADESD'ERRANUM

Blade s'approcha prudemment du rivage - il n'y trouva aucun reste, aucun indice, rien - et préféra ne pas trop s'attarder dans le coin.

La nuit commençait à tomber lorsque Blade, arrivant au niveau du village, aperçut devant lui la masse sombre de l'enclos des prisonniers. Un instant plus tard, il arrivait à proximité des chars alignés au pied de la falaise.

En se coulant le long de la falaise, Blade arriva au premier char. De là, il entendait nettement les voix de deux gardes assis adossés contre la palissade de l'enclos. Les deux autres dormaient.

Lors de son passage dans les Services Secrets, Blade avait appris, entre autres choses, que la procédure ou la manière devaient toujours s'adapter aux circonstances.

Dans ce cas précis, la situation était simple: les gardes avaient certainement un moyen de prévenir le village en cas de problème. En tout cas, Blade devait agir comme si c'était le cas, et les neutraliser sans leur laisser le temps de réagir.

Pour cela, il lui fallait les approcher sans réveiller ceux qui dormaient.

Donc les surprendre, ce qui interdisait l'approche frontale.

II allait donc continuer à se glisser, plaqué contre la falaise, jusqu'à

dépasser les gardes pour rejoindre la palissade sans être vu. Mais d'abord, il lui fallait se " noircir ", camoufler la p‚leur de son LES DYADES D 'ERRANUM

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corps qui se verrait, sur le fond sombre de la falaise, comme un nez au milieu d'une figure. De la boue, ou plutôt du sable mouillé ferait l'affaire.

Ensuite, lorsqu'il aurait atteint la palissade, il se glisserait aussi près que possible des sentinelles puis aller jusqu'à elles le plus naturellement du monde en leur parlant. Pour jouer sur une surprise optimum, et accaparer leur attention. De plus il y avait de fortes chances pour que ces bicéphales soient du village et qu'ils le reconnaissent, ce qui ajouterait à leur surprise.

La suite poserait moins de problèmes. quand les deux autres gardes se réveilleraient, ceux-là dormiraient déjà. Blade en mettrait un hors de combat et demanderait à l'autre de ligoter les trois autres avec les bretelles de leurs tuniques.

Il ne lui resterait plus ensuite qu'à ligoter lui-même le dernier et à

libérer les prisonniers.

Une fois n'est pas coutume: tout se passa exactement comme Blade l'avait prévu. Un instant plus tard, les Uniks, incrédules, partaient en courant sur la plage, sous le regard à la fois ahuri et glacé par l'effroi d'une mort qu'ils imaginaient proche, des deux gardes enfin réveillés. L'un d'eux s'évanouit àdemi. Une de ses moitiés, plus émotive, avait tourné de l'oeil.

- Vous n'avez rien à craindre, les rassura Blade. Je n'ai pas l'intention de vous trancher les têtes, ni

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de vous faire subir aucune violence. Je n'ai qu'une tête, mais sachez que je ne suis pas pour autant un Unik.

Visiblement les bicéphales ne comprenaient pas ce qu'il voulait dire. Pis, comme ils n'étaient habitués à ce genre de clémence, ils crurent au contraire à quelque raffinement sadique de sa part.

-

Voilà ce qu'on va faire, poursuivit Blade d'un ton aussi calme que possible. Vous allez me montrer par o˘ vous montez jusqu'à votre village...

II

fallait être alpiniste chevronné pour tenter, et réussir, l'escalade de cette falaise. Les Dyades arrivant par la plage avaient certainement un autre moyen d'atteindre le plateau.

-

Et on va y aller tous ensemble. Je veux simplement parler avec votre chef. Comment s'appelle-t-il?

-

Belluk, répondit faiblement celui dont l'autre moitié, qui s'était évanouie, revenait lentement à la conscience. C'est aussi le plus vieux du village.

Ses quatre yeux écarquillés, la deuxième sentinelle semblait dépassée par les événements, manifestement convaincue que diable d'Unik n'avait pas toute sa raison.

-

Bon, alors, insista Blade, je vous suis...?

II

avait l'air sincère et paisible, et rien, ai dans son attitude, sa voix ou son regard, ne laissait deviner la moindre trace d'une quelconque agressivité.

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Toujours aussi perplexes et troublés, mais vaguement rassurés, les gardes se levèrent et emmenèrent Blade vers le passage.

C'était un étroit boyau qui sinuait en pente assez raide à l'intérieur de la masse rocheuse. Des torches étaient entreposées à l'entrée, près de plusieurs plaques grises, semblables à des ardoises. II suffisait de faire entrer en contact l'extrémité d'une torche avec la plaque pour qu'elle s'enflamme, avec un petit bruit d'explosion. Blade le reconnut immécliatement, pour l'avoir déjà entendu à son premier réveil, dans le village.

C'était typiquement le genre de choses que Blade aurait aimé pouvoir ramener sur Terre, même s'il ne s'agissait en fait que de grosses allumettes. II y avait certainement des tas de prolongements àexploiter de cette matière inflammable.

Pendant la montée, Blade expliqua aux gardes ce qu'il attendait d'eux.

S'ils étaient maintenant complètement rassurés sur ses intentions, ils doutaient en revanche un peu plus de sa raison.

*

* *

Les premières lueurs de l'aube poussaient les formes hors de l'obscurité, vers la lumière d'un jour qui s'annonçait réellement nouveau.

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quelques hommes sortirent bientôt de leurs cases et s' arrêtèrent, stupéfaits par ce qu'ils venaient de découvrir. D' autres suivirent qui firent de même.

A mesure que le village prenait vie, il devint le décor d'un phénomène tout à fait étrange. Plus il y avait de monde sur la place, et plus le silence y était imposant, plus dense. Personne ne parlait, personne ne bougeait, ou seulement pour courir réveiller les retardataires et leur faire part de l'insolite spectacle qu'ils risquaient de rater... L'Unik qu'ils avaient capturé et envoyé à la greffe deux jours plus tôt était revenu! II était seul, assis au pied du totem! Et ce n'était pas tout, les quatre gardes de l'enclos étaient assis autour de lui, mains liées dans le dos et souriant d'un air penaud!

Un Dyade plus ‚gé - ses deux têtes semblaient avoir plus de quatre-vingt-dix ans - arriva bientôt en habit de cérémonie, une sorte de gandoura, de grande robe blanche curieusement coupée, au niveau de la poitrine, en deux morceaux reliés entre eux, sans doute pour rappeler les bretelles croisées des autres Dyades, que par quelques bandelettes laissant apparaître son épaisse toison blanchie par les années.

Un de ses visages, le gauche, était bien plus ridé que l'autre, signe d'un net déséquilibre dans le rapport de ses deux personnalités.

Le vieil homme, certainement le dénommé

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Belluk, chef du village, s'avança encadré par deux bicéphales armés de lances.

Blade sourit et se leva. L'ancien, qui cachait mal son appréhension sous une solennité bien trop marquée, se figea aussitôt.

- Vous pouvez détacher ces hommes, dit Blade en montrant d'un geste les quatre Dyades assis àses pieds.

La tête gauche du vieux Belluk se tourna vers le garde planté à son côté et lui murmura un ordre bref. L'homme s'exécuta, à contrecoeur et sans l‚cher une seconde Blade des yeux. Puis il repartit en courant vers son chef et reprit sa place, soulagé.

Une fois libérés, les quatre prisonniers, en revanche, se levèrent en se massant les poignets mais restèrent tous derrière Blade, assez satisfait semblait-il de pouvoir occuper le centre de cet événement...

- ¿ toi de parler, dit doucement le Belluk de gauche à celui de droite.

Demande-lui ce qu'il veut.

- Huit des dix hommes qui t'accompagnaient, toi et les deux autres Uniks, sont morts, commença le vieux chef. Pourquoi es-tu revenu?

Tous les villageois attendaient, silencieux. Blade repéra, sur sa droite, celui qui l'avait attaqué, l'homme au masque de silence. Lui semblait attendre la première occasion de lui sauter à nouveau à la gorge.

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Pas très loin de lui non plus, se trouvait Nitiche, dont le ventre avait encore bien enflé. Elle devait être enceinte de l'équivalent de cinq mois.

Elle était la seule à sourire à Blade.

-

Je suis revenu pour parler avec toi!

-

Parler? Mais... Tu es complètement fou, l'Unik. Etre revenu ici, seul, en est déjà une preuve. Mais là, ça dépasse tout ce que j'ai pu jamais entendre!

-

Tu l'as dit! renchérit l'autre tête. Un Dyade parler avec un Unik... En plus, celui-là, non seulement, il n'a qu'un cerveau, mais il semble ne plus être en très bon état!

quelques rires fusèrent parmi le public. Des commentaires aussi, plus ou moins teintés d'ironie, voire chargé d'hostilité. Mais Blade sentait aussi une certaine curiosité poindre sous les quolibets.

-

Emparez-vous de lui ! lança le premier Belluk à ses deux gardes.

Dans le silence qui s'ensuivit, les deux Dyades hésitaient. Ils se regardaient entre eux, l'un l'autre, sans oser faire le premier pas. Blade se retourna vers les quatre sentinelles, toujours debout derrière lui et leur fit signe de s'écarter.

-

Allez-y! ordonnèrent en coeur cette fois les deux bouches de Belluk.

Cette unité fut décisive. Les deux Dyades s'élancèrent.

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Blade, planta sa machette dans le sol et accueillit le premier d'un direct du pied à l'estomac qui le renvoya directement à la case départ.

L'autre, emporté par son élan, réussit quand même à se fendre, lance en avant. Mais Blade avait déjà sauté en virevoltant. Un crochet du pied envoya ses deux têtes se cogner violemment l'une contre l'autre.

Personne n'avait jamais vu quelqu'un se battre de cette façon. Un murmure impressionné, presque respectueux, salua sa prestation. Ces gens, qui aimaient se battre, savaient aussi apprécier la valeur d'un combattant.

Puis, tandis que le vieux chef reculait prudemment de quelques pas, le silence retomba sur l'assemblée à nouveau figée.

L'homme au masque de silence fit un pas en avant.

- On s'en charge ! dit alors sa tête libre.

Cette fois personne ne s'opposa à sa décision.

- Gilik sera enfin vengé! dit l'homme en continuant d'avancer lentement.

Il avait pris une machette à un des villageois et la faisait tournoyer en traçant devant lui un huit horizontal, le signe de l'infini.

¿ reculons, Belluk alla se fondre dans le premier rang des spectateurs.

- Vous ne connaissez donc que le langage de la 146

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violence! dit Blade en reprenant la machette plantée dans le sol devant lui.

Il

fit à son tour tournoyer son arme, mais avec une telle dextérité, qu'un nouveau murmure floua àtravers l'assemblée impressionnée.

-

Je suis venu vous dire qu'il existe autre chose! que les Dyades et les Uniks peuvent vivre en paix!

Là, Blade s'était trop avancé. Ou trop vite. Plusieurs rires fusèrent, qui en disaient long sur l'impact de ses paroles.

-

Arrête ton blablabla! fit l'homme au masque en se déplaçant maintenant latéralement.

-

Vas-y! Cloue-lui le bec! lança d'une seule voix un Dyade mixte nain.

-

Oui, découpe-le en rondelles!

-

Moi je veux sa tête ! Je la trouve jolie!

-

Très bien... Vous ne voulez pas écouter? Vous ne voulez pas comprendre?

-

II a raison, intervint Nitiche. Pourquoi ne pas d'abord écouter ce qu'il a à dire? Vous pourrez toujours le tuer après!

Tout le monde crut qu'elle avait lancé cela comme une boutade. Aussi son intervention ne fitelle que provoquer de nouveaux rires et quelques commentaires approbateurs.

-

Non, je lui coupe d'abord la tête et il parlera après ! renchérit l'homme à demi silencieux, déclenchant une nouvelle vague d'hilarité.

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Même la moitié droite de Belluk, le chef, se laissa aller à glousser, avant d'être vertement réprimandée par la gauche.

- Bon, puisque vous tenez à vivre comme des bêtes assoiffées de sang, je vais vous montrer comment se bat un homme qui préfère échanger des mots que des coups!

Blade jeta sa machette loin de lui et avança vers le Dyade à demi masqué.

- Allez, viens mon bonhomme ! Viens me trancher la tête! Tu vois, je ne suis pas armé... Je te facilite la t‚che... Alors approche ! Allez...

qu'est-ce que tu attends?

Comme cela s'était déjà souvent produit dans des situations similaires, Blade sentait le vent commencer à tourner. Certains dans l'assemblée, quelques hommes, et un peu plus de femmes, y compris celles des Dyades mixtes, commençaient à glisser de son côté, insensiblement entraînés par son formidable charisme, son assurance et son autorité. Peut-être pas encore jusqu'à partager son point de vue, mais au moins avaient-ils cessé

de rire et accepté de l'envisager.

La tactique utilisée par Blade avait déjà fait ses preuves. D'abord esquiver ses coups sans riposter, jusqu'à sentir la colère s'emparer de son adversaire et entamer sa précision.

Ensuite le désarmer.

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Puis le sonner, progressivement par une suite de coups variés et de plus en plus puissants, de façon à parfaire la leçon, avant de conclure d'un dernier échantillon, plus " définitif ", de son art. Cette fois, ce fut une série de coups assénés en même temps des deux poings aux deux visages de son adversaire.

Comme pour saluer sa victoire, les premier rayons de soleil vinrent souligner le retour du silence.

Deux spectateurs s'avancèrent et prirent le malheureux condamné par les aisselles pour le traîner vers les cases.

Belluk, en conciliabule avec lui-même, observait Blade de deux yeux nouveaux. Puis il s'avança de quelques pas, h‚tivement drapé d'une solennité rapiécée.

- Très bien... que veux-tu ? Je t'écoute! dit-il, avec l'air de lui faire une immense faveur.

- Je veux voir Ala-Iche, la Mère de tous les vivants ! dit Blade.

Les deux visages de son interlocuteur accusèrent la surprises, se regardèrent, revinrent à Blade et dirent ensemble:

- C'est là que nous voulions t'emmener avant-hier, pour la greffe! Tu t'es enfui, et maintenant tu viens nous demander de t'y ramener... J'avoue ne pas comprendre!

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- Est-ce qu'on peut aller parler dans ta case?

Le front plissé, le Belluk de gauche réfléchit. Penché vers lui, l'autre lui murmura quelque chose à l'oreille.

- Vous pouvez retourner à vos occupations, lança l'ancien à la cantonade.

Nous allons échanger avec l'Unik, ensuite mon autre fera une annonce.

Un léger brouhaha suivit sa déclaration puis, comme à la fin d'un spectacle de rue, lorsque l'artiste commence à faire la quête, les spectateurs s'éparpillèrent.

- qu'on l'accompagne jusqu'à ma case ordonna encore Belluk.

Après la démonstration à laquelle ils venaient d'assister, les Dyades ne se bousculaient pas pour venir obéir à leur doyen.

Finalement, il s'en trouva une dizaine, dont les quatre gardes de l'enclos, qui vinrent encercler Blade, autant pour le surveiller que pour le protéger, et l'emmener jusqu'à la case du vieux chef.

Une fois à l'intérieur, Belluk et Blade s'assirent, face à face, sur des coussins placés aux deux foyers d'un tapis elliptique.

Une moitié de l'escorte était restée à l'extérieur et gardait l'entrée.

L'autre, à l'intérieur, gardait la sortie.

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Alors Blade expliqua au vieil homme qui il était, d'o˘ il venait, et pourquoi il voulait voir Ala-Iche.

Pour la première fois, évoquant à nouveau cette Angleterre dont il venait, il se sentit vraiment dans la peau d'un ambassadeur.

D'un messager aussi, de paix.

CHAPITRE IX

Le vieux Belluk avait d˚ en voir couler du sang au cours de sa longue vie!

Celui des autres et le sien aussi, à en juger par le nombre de cicatrices qui zébraient son torse et ses jambes.

Il avait quand même écouté Blade avec une impassibilité sans faille, se contentant de faire, par moments, quelques bruits de bouche au sens indéchiffrable. Blade avait accès à tous les langages, mais pas à celui des onomatopées.

¿ la fin de ce long discours, Belluk resta un instant figé et silencieux.

Les mots continuaient d'agir, de remuer des émotions profondément enfouies, de réveiller des vérités oubliées...

Dehors, la vie avait repris son cours normal. Des bruits divers et des cris d'enfants vinrent accuser le silence qui régnait dans la case.

Les Dyades, postés devant la porte, regardaient eux aussi droit devant eux.

Impassibles apparemment, ils semblaient totalement hors de la réalité, 152

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étrangers à ce qu'ils venaient d'entendre. Mais Blade savait, il voyait même, à quelques indices ténus mais bien réels, qu'aucun d'entre eux n'étaient insensibles à ses propos.

Après de longues secondes de temps suspendu, la tête droite de Belluk se tourna vers l'autre, qui fixait toujours Blade. Elle lui parla longuement, àl'oreille, trop faiblement pour que celui-ci p˚t entendre quoi que ce soit. De temps en temps, l'autre visage, celui au regard fixe, acquiesçait d'un léger hochement du menton.

Puis, celui qui avait écouté leva son avant-bras àl'horizontale, imité, avec un temps de retard, par son double.

Blade crut un instant que le vieillard voulait applaudir. II frappa effectivement dans ses mains, mais à trois reprises seulement, pour appeler un de ses hommes.

- Réunis le Conseil ! dit-il d'une voix ferme.

Puis, tandis que le garde quittait la case, Belluk se figea à nouveau.

Blade attendit aussi, se gardant bien de reprendre la parole. II avait dit ce qu'il avait à dire, la parole était dans l'autre camp.

Un instant plus tard, six Dyades entrèrent dans la case et prirent place, sans un mot, de chaque côté du chef qui n'avait toujours pas dit un mot.

Les douze visages des nouveaux venus fixaient Blade avec la même intensité.

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- Répète ce que tu nous as dit ! dirent, en choeur et solennellement, les deux Belluk.

Après que Blade eut répété son discours, mot pour mot, intonation pour intonation, le même silence reprit possession de la pénombre.

Puis Belluk lui demanda d'aller attendre à l'extérieur.

Un attroupement s'était formé devant la case. Des enfants surtout, et quelques Dyades mixtes. Nitiche était là aussi, le couvant de ses deux regards, les mains posées sur le ventre qui portait son enfant.

D'une certaine façon, songea Blade, la partie était gagnée. quoi qu'il arrive et de quelque manière qu'évolue la mission qu'il s'était fixée.

quelque chose d'irréversible s'était déjà passé dans ce village... Un germe avait été planté.

Ses idées feraient leur chemin, plus ou moins lentement mais s˚rement. Avec ou sans lui.

Bien s˚r, s'il pouvait aller plus loin avant son rappel, tracer d'autres sillons, semer d'autres arguments, plus d'esprits seraient touchés. Plus durablement aussi.

Mais il y avait aussi les Uniks. Avec eux, la t‚che s'annonçait plus délicate. Dans leur histoire, les " normaux ", les Uniks avaient d'abord été persécuteurs avant de devenir à leur tour victimes de la situation qu'ils avaient créée. II y avait sans

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doute là, profondément enracinée dans leur inconscient collectif, une culpabilité difficile àeffacer.

Un des gardes sortit rappeler Blade. Le Conseil avait terminé ses délibérations.

Tous l'attendaient, debout en ligne, face àl'entrée. Belluk, était là

aussi, au centre. L'une de ses deux têtes se racla la gorge, puis elles déclarèrent, d'une seule voix:

-

Nous ne croyons pas en ton dessein. Nous le pensons chimérique et irréalisable, mais aussi estimable. Aussi ne ferons nous rien pour nous y opposer.

Après cette déclaration univoque, qui laissait la porte ouverte à l'espoir, la tête de gauche reprit la parole:

-

Un repas aura lieu sur la place dans l'os du jour.

-

Ensuite tu partiras à la rencontre d'Ala-Iche, la Mère de tous les Vivants! enchaîna l'autre moitié, au visage plus lisse.

-

Après avoir écouté nos conseils...

- Tu pourras choisir ton équipage.

-

Nous avons parlé! conclurent, de nouveau àl'unisson, les deux Belluk. qu'il soit fait comme il a été dit!

Blade s'approcha alors du vieillard, qui eut un léger mouvement de crainte.

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Glissant sa tête entre les siennes, il lui donna l'accolade.

*

* *

Nitiche aurait bien aimé faire partie de l'expédition. Doublement fière maintenant d'avoir été engrossée par Blade, elle l'avait suivi comme son ombre pendant tout le temps qu'il passa au village. Mais elle était trop avancée pour supporter les conditions souvent difficiles de ce déplacement.

Elle accoucherait même certainement avant leur arrivée à Erraloss, " Notre ville ", o˘ vivait Ala-Iche.

De plus Blade avait opté pour un équipage minimum. Deux hommes seulement l'accompagneraient, les deux meilleurs conducteurs et guetteurs du village.

Hourlak, un des gardes de l'enclos, qui avait insisté pour être du voyage.

Blade, dont il tenait à apprendre les techniques de combat, était devenu une sorte d'idole pour lui. Et Foulk, le Dyade au masque de silence.

Après que Blade ait passé une partie de la matinée avec lui, Foulk avait lui aussi basculé dans le camp de ses partisans. Cette victoire, plus méritoire que celle remportée sur la place, avait pourtant été facile.

-

quand je suis arrivé sur cette terre, sur

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Erranum, je ne connaissais personne, avait expliqué Blade. Je n'avais aucune raison d'en vouloir à votre ami Gilik...

S'adresser au pluriel à un seul individu, était déroutant, antinaturel même. Au point que Blade en oubliait quelquefois de le faire. Mais c'était là le premier pas vers la reconnaissance, l'acceptation de l'autre.

ni à personne d'autre. En revanche Gilik et les autres, m'ont attaqué sans me connaître. C'est leur haine qui est responsable de leur mort, pas moi!

Toujours sur le même ton, il leur avait fait comprendre que ce qu'ils voulaient, ce n'était pas tant venger leur ami qu'apaiser leur propre douleur. Bien s˚r, se venger, tuer, punir le sang par le sang, était un moyen d'y parvenir.

- Si vous aviez réussi à me tuer, avait continué Blade, vous vous seriez sans doute sentis plus paisibles, moins tourmentés. Mais rien d'autre n'aurait changé ! Les morts, les têtes coupées, la haine, rien ! Tout aurait continué comme avant!

- C'est notre vie! lui avait rétorqué Foulk. C'est comme ça depuis que les Uniks ont commencé à nous exclure, à vouloir nous éliminer! Nous non plus on n'avait rien fait pour mériter ça! Pour être persécutés, traqués comme des bêtes!

L'autre, condamné au silence par son masque,

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avait marqué son accord d'un énergique mouvement de tête.

- Cela, c'est le passé, lui avait répondu Blade sèchement. Personne n'y pourra rien, jamais. Ce qui est fait, est fait ! Moi, je te parle de l'avenir. C'est l'avenir qu'on peut changer, pas le passé!

Blade avait alors vu leurs regards se transformer, lentement, lorsque la détermination commença àperdre sa gangue de haine.

- Je ne vous oblige pas à venir, vous êtes libres, avait ajouté Blade pour enfoncer le clou. Mais Hourlak veut que je lui enseigne quelques techniques de combat. Si vous venez, vous pourrez en profiter...

Foulk avait accepté. Avec un sourire d'un côté et un signe de tête de l'autre.

Alors Blade l'avait libéré de son masque de silence.

Le reste de la matinée, Blade avait travaillé à la transformation du char.

Lui aussi devait être allégé, pour être plus rapide.

Il fallait faire vite. Blade était là depuis déjà cinq jours, et ses séjours duraient rarement plus d'une semaine. La situation n'était pas encore critique, aucun des symptômes annonçant la proximité du retour ne s'était encore présenté, mais il devenait

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urgent de ne pas perdre de temps. D'autant plus, que Louskor, qui voulait lui aussi venger ses amis, devait être en train de s'organiser, de lever son armée.

Pour gagner en vitesse, Blade avait augmenté la taille de la voile. Il pensait aussi en ajouter une autre. Un spi peut-être. quant au char lui-même, il l'avait fait raccourcir, en largeur, d'un bon tiers. En revanche, les patins furent légèrement élargis et écartés, de telle sorte qu'ils débordaient maintenant du radeau, comme les roues d'une voiture rectifiée, au moteur gonflé.

-

On ne peut pas ajouter une voile! avait protesté Hourlak. On ne pourra plus contrôler le char! Déjà qu'il est plus petit et plus léger...

-

II a raison, avait renchéri son autre tête. Une bosse sous un patin, un rocher qu'on n'aura pas vu et on s'envole!

-

C'est justement gr‚ce à la vitesse qu'on évitera l'accident, leur avait expliqué Blade. En outre, en allant plus vite, on pourra rester sur le sable mouillé. Peut-être même, si le vent est avec nous, on pourra tenir sur l'eau.

Les deux Hourlak l'avait regardé bouches bées et les yeux comme quatre ronds de flan.

-

Sur l'eau... avait finalement balbutié celui de gauche. Je crois que tu es complètement fou ! Je le pensais déjà, mais là j'en suis s˚r! Ne compte plus sur moi pour piloter!

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- Ni sur moi, pour le convaincre de changer d'avis, enchaîna l'autre.

- Pas de problème, fit Blade. C'est moi qui piloterai!

Hourlak gauche avait tapé le front de la main, l'autre levé les yeux au ciel.

Tout fut quand même fait comme Blade l'avait décidé.

Et le char alla vite. Très vite.

Hourlak, à plat ventre à l'avant, se cramponnait àdeux cordes fixées aux extrémités des tablettes du pont. Ainsi allongé, bras écartés, il avait l'air d'un Christ à deux têtes.

Foulk, lui, tenait la barre de droite. Depuis le départ, aucune de ses deux bouches n'avait articulé le moindre mot. Un autre silence s'était imposé

àlui, plus intérieur.

Blade, à la barre de gauche, était aux anges. Le vent, la vitesse, les embruns odorants qui venaient adoucir la morsure du soleil... En fermant les yeux, il aurait pu se croire en vacance sous les tropiques... Il eut une pensée pour son ami Robert Clear. Lui qui aimait la vitesse et les sensations fortes, sur cette planche à voile de fortune qui filait sur le sable et vibrait en menaçant à chaque instant de se disloquer, il aurait été servi.

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Par association d'idées, Blade repensa aussi àSue. Elle devait se préparer pour leur rendez-vous àvenir et ne saurait jamais, ni ne pourrait même imaginer ce que lui, Blade, vivait en ce moment. Cette semi " invisibilité

" aurait pu lui provoquer un peu de rancoeur. De nostalgie ou de mélancolie aussi, s'il n'y avait eu le vent qui lui cinglait le visage, la forte tension imposée par le gouvernail à tous les muscles de ses bras et de ses cuisses, et la douce euphorie née de la vitesse.

Le char tenait parfaitement sur l'eau o˘ il filait aussi vite qu'un scooter des mers. Au lieu de suivre la plage, Blade prit même le parti de traverser la crique o˘, deux jours plus tôt avait eu lieu l'accident. Au moins épargnerait-il à ses deux compagnons la proximité d'un spectacle susceptible de raviver chez eux des souffrances encore aigu~s et, plus encore, de rallumer des foyers de haine.

C'est au moment o˘ Blade arrivait à la hauteur des épaves, qu'il les vit.

Une trentaine d'Uriks s'affairaient autour des débris des trois chars.

II décida alors brusquement de remonter sur le sable pour aller les rejoindre et vira de bord.

- qu'est-ce que tu fais ? lui hurla Foulk, agrippé à son gouvernail.

Lui aussi avait vu les hommes sur la plage.

- Ce sont des Uniks ! renchérit son double. On va se faire massacrer!

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Hourlak avait quitté son poste de guet et arrivait au pas de crapaud pour éviter de tomber par-dessus bord.

-

Tu n'as pas le droit de faire ça, dit-il lorsqu'il fut à la hauteur de Blade, tu trahis notre confiance!

-

Tu avais tout manigancé depuis le début, j'en suis s˚r! fulmina son double, presque aussi blême. Tu nous a roulés!

Le char filait toujours vers la plage.

-

Vous vous trompez ! Je vais vous expliquer, fit Blade en gardant un oeil sur Foulk, qui semblait plus calme.

Les deux têtes de Hourlak avaient viré au rouge sous l'emprise de la colère. Surtout celle de gauche; elle parvint même à susciter un geste de son bras gauche qui tenta de saisir Blade à la gorge. Mais le droit intervint et lui saisit le poignet avant que Blade n'ait eu à réagir.

-

qu'est-ce qu'il y a? aboya la bouche gauche tournée vers la tête droite. Ne me dis pas que tu es de son côté!

-

On va arrêter le char et il va s'expliquer!

-

Je n'ai absolument pas l'intention de trahir votre confiance, ni envie de vous décevoir ! tonitrua Blade avec une assurance et une rigueur qui atteint immédiatement son but.

Les deux voiles baissées, le char se balançaient mollement au rythme des vaguelettes qui s'en

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allaient mourir sur la plage. Au loin, sur le sable, les Uniks les avaient vus et s'agitaient à grand renfort d'injures et de cris étouffés par le vent.

-

Je dois convaincre un Unik de nous accompagner. Pour prouver à AlaIche, la Mère de tous les Vivants, que cette paix est possible. Elle doit voir, côte à côte un Unik et un Dyade. Les mots sont une chose, ils permettent la vue de l'esprit. Mais rien n'a la force de la réalité, quand elle passe par les yeux.

Les deux Hourlak se regardèrent. Foulk, lui, semblait avoir compris le point de vue de Blade.

-

Et il y a de fortes chances, reprit-il, pour que parmi ceux-là s'en trouve un que je connaisse, Louskor, Nayache, ou un de ceux que j'ai libérés de votre enclos.

-

Mais toi, tu es un Unik, intervint un des deux Hourlak. Pourquoi aller en chercher un autre?

-

Parce que je ne peux pas être à la fois celui qui parle et la preuve de ce que je dis!

Hourlak n'avait pas l'air très convaincu. En fait, l'argument reposait sur un raisonnement qui lui passait largement au-dessus des têtes.

-

II faut deux Uniks pour faire un Dyade ! firent en choeur les deux Foulk venus à sa rescousse.

Cette fois Hourlak avait compris. Blade remercia Foulk d'un signe et ajouta:

-

En plus vous ne risquez rien. Je vais y aller seul.

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De nouveau Hourlak eut l'air affolé. Et cette fois Foulk aussi fut traversé

par une vague d'inquiétude.

- Seul? Comment ça, seul? dit-il, sourcils froncés d'un côté et yeux écarquillés de l'autre. Je ne comprends pas...

- Il n'y a rien à comprendre, fit Blade, à son tour perplexe. J'y vais seul, à la...

Cherchant le verbe " nager " dans la langue des Dyades, Blade dut se rendre à l'évidence: il n'existait pas! Pas plus que dans le langage Unik. En revanche, les Dyades avaient cinq mots pour dire " se noyer ", suivant qu'il s'agissait d'un accident ou d'un meurtre par exemple, que la noyade avait lieu en eau douce ou en mer...

Apparemment, personne ici, à Erranum ne savait nager.

Par cette nouvelle capacité, Blade allait encore monter d'un échelon dans l'estime des deux Dyades. II comprenait mieux aussi leur inquiétude quand il avait proposé de quitter la plage pour traverser la crique.

- Ce n'est vraiment pas difficile de tenir sur l'eau, cela aussi, je pourrais vous l'apprendre. Si j'en ai le temps, dit4l après leur avoir précisé ce qu'il comptait faire et ce qu'il attendait d'eux.

Puis, sous leurs regards effarés, il plongea et nagea de son plus beau crawl jusqu'à la plage.

Les Uniks, en rang au bord de l'eau affichaient 164

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tous la même incrédulité en le voyant flotter et avancer sur l'eau, puis se redresser et marcher jusqu'à eux.

Louskor et Nayache, comme Blade l'avait pensé, faisaient partie du groupe et n'étaient pas les moins stupéfaits par sa prestation. S'il leur était apparu avec des écailles, ils ne l'auraient pas regardé différeniment.

-

Ce n'est pas si compliqué que ça en a l'air, répéta Blade en allant à leur rencontre.

Les quelques femmes qui faisaient partie du groupe, revenus de leur stupéfaction, commençaient à apprécier sa superbe plastique mise en valeur par les brillances ruisselant sur sa peau cuivrée. Nayache surtout le couvait du regard, au grand dam de Louskor qui se dépêcha de ramener tout le monde sur un autre terrain, plus familier.

-

Dis donc... Ce sont bien des Dyades, là-bas, sur le radeau ? Tu ne veux pas ramener tes prison-mers ici, qu'on s'amuse un peu?

-

Oui, ça fait deux heures qu'on s'escrime àrafistoler ces chars, ça nous changerait un peu renchérit un grand rouquin frisé auquel il manquait trois dents et une case.

Son intervention fut salué par un concert de ricanements mauvais et de suggestions sur les mille et une façons de tuer à petit feu ces deux monstres de Dyades.

LES DYADES D'ERRANUM

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" Bon, eh bien, il reste du pain sur la planche "songea Blade avant de lancer, à peu près certain des réactions qu'il allait déclencher:

- Ils ne sont pas mes prisonniers, ce sont des amis. Foulk et Hourlak.

- Je vous l'avais dit! fit Louskor en se tournant vers les autres pour les prendre à témoin. II se bat bien, il est même imbattable dans des tas de domaines o˘ on ne connaît rien, mais il dit et fait parfois des choses complètement absurdes!

De nouveaux rires fusèrent.

Blade attendit qu'ils se soient calmés et entreprit de leur expliquer ses intentions. ¿ mesure qu'il parlait, le clapotis des vagues remontait en puissance.

La paix... Certains n'y avaient même jamais pensé!

Cette fois, après les propos réellement inouÔs qu'ils venaient d'entendre, tous les Uniks étaient trop interloqués pour penser à rire ou à commenter ses propos.

Lorsqu'il eut terminé, Blade patienta une longue minute de silence, dos à

la mer et la main sur la poignée de sa machette.

Ce fut Nayache qui, la première, prit la parole.

- Comment peux-tu garantir que celui ou celle qui t'accompagnera ne sera pas massacré, et toi avec?

166

LES DYADES D 'ERRANUM

mourir en combattant, autant que ce soit pour la paix!

Le calme reprit possession de la plage. Un oiseau passa en couinant. Un cri aigu et haché, entre le pleur du goéland et le hurlement de la hyène.

Blade sut qu'il avait pratiquement gagné lorsque, soudain, tout le monde se mit à parler ensemble. Par petits groupes, qui s'étaient spontanément formés.

Seule Nayache ne participait pas au débat. Tout sourire, elle arrivait vers Blade, sa peau cuivrée resplendissante sous le soleil.

- J'irai avec toi ! dit-elle, en le fixant d'un regard à vitrifier le sable sous ses pieds.

- Je suis content que ce soit toi...

Toute autre parole était superflue. Blade pouvait envoyer aux Dyades le signal convenu, des éclats de soleil renvoyés par sa machette.

quelques secondes plus tard, la voile fut levée. Pour la première fois de leur histoire depuis longtemps, des Uniks et des Dyades allaient se rencontrer dans un autre but que celui de s'entretuer.

Louskor vint alors rejoindre Nayache et Blade. II avait l'air furieux.

- Elle s'est portée volontaire, c'est ça? dit-il en montrant Nayache du pouce.

Comprenant à leurs sourires qu'il avait vu juste, Louskor vint se placer entre eux.

LES DYADES D 'ERRANUM

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-

Toi, tu ne comptes pas, puisque tu n'es pas d'ici. Et eux, ils sont deux, fit-il d'un ton sans réplique en montrant le radeau qui approchait du rivage. Alors je viens aussi!

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voyage avait été long, pas toujours facile, le spectacle qu'ils avaient sous les yeux en la peine.

ville s'élevait, majestueuse, à deux ou trois de la côte. Construite sur un gros îlot ix, elle le recouvrait entièrement en épousant rifles torturées.

~ette distance, vue de la plage, la masse de la ouvait faire penser à un ch

‚teau baroque L par quelque Dracula des mondes parallèles décor d'un film expressionniste allemand, ~uelques angles auraient été usés par le temps luie.

is ce ch‚teau démesuré, cette termitière ~, était en fait une imposante ville, grouillante yante, avec ses dédales de ruelles pentues, ses ers taillés dans la roche et ses maisons banblotties les unes contre les autres, pour mieux per aux morsures du vent.

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LES DYADES D'ERRANUM

Bien que la vue f˚t grandiose, c'est autre chose que Blade remarqua d'abord, dès leur entrée dans la baie...

La foule!

Plusieurs centaines de Dyades étaient agglutinés sur le rivage. La plupart étaient assis par petits groupes sur le sable ou encore installés sur les chars bien soigneusement alignés au pied de la falaise, avec lesquels ils étaient arrivés jusque-là. D'autres piétinaient, debout au bord de l'eau aucun toutefois ne s'aventurait à plus de dix yards de la côte.

Jamais, depuis son arrivée sur ce monde, Blade n'avait vu autant d'hommes et de femmes bicéphales à la fois.

II y avait aussi quelques Uniks, très peu, attachés sur les chars, comme l'avaient été Louskor et Blade au moment de leur transfert.

Le soleil allait bientôt disparaître à l'horizon, de l'autre côté de l'anse, et enflammer le ciel, la falaise et la ville posée sur la mer. La vue serait sans doute somptueuse. Mais, à regarder cette foule presque religieusement réunie, il était évident qu'elle était animée par quelque puissante et mystérieuse passion autrement plus impérieuse que le simple plaisir de jouir de la beauté du paysage, même si, d'une certaine façon, la splendeur du site participait à la ferveur de ce rassemblement.

LES DYADESD'ERRANUM

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-

ils veulent aller à la ville, comme nous, expliqua un des Foulk.

-

Tous les Uniks qui sont là, enchaîna l'autre, ont été amenés pour la greffe.

Blade se tourna alors vers Louskor et Nayache, pour les soutenir d'un regard, relancer leurs résolutions qui risquaient d'être ébranlées par ce spectacle.

-

Mais pourquoi personne ne traverse? Ils pourraient y aller en char...

Ce fut cette fois le plus proche des deux Hourlak qui lui répondit, étonné

que Blade puisse poser cette question:

-

ils attendent que la mer s'en aille!

…videmment, la marée...

-

il est interdit d'entrer à Erraloss en char, reprit l'autre. On ne peut s'y rendre qu'à pied!

Selon Foulk, ce ne serait possible qu'après que le soleil ait disparu.

Hourlak n'était pas d'accord. A cette époque de l'année, la mer s'en allait avant le soleil.

quoi qu'il en soit, il leur faudrait patienter sur place l'équivalent de deux ou trois bonnes heures. Or certains de ces Dyades commençaient déjà

àleur lancer des regards en coulisse, interrogateurs dans le meilleurs des cas, mais parfois chargés d'hostilité. " quoi de plus normal? " songea Blade qui sentait lui aussi ruisseler sur sa tête solitaire des 172

LES DYADES D 'ERRANUM

flots de méfiance et de mépris. Aucun n'avait encore s˚rement jamais vu trois Uniks aller et venir en toute liberté et accompagnés, plus que surveillés, par deux Dyades...

-

Je ne me sens pas très à l'aise, lui glissa Louskor à l'oreille profitant que Nayache qui s'était un peu éloignée, ne puisse l'entendre.

Blade le rassura. C'était ici qu'ils couraient le moins de risques. Il y avait paradoxalement trop de Dyades pour qu'ils se sentent menacés et...

-

Tu n'as pas compris... C'est à cause des autres, des Uniks, que je suis pas à l'aise. Tu n'as vu comment ils nous regardent...

Effectivement, certains prisonniers les observaient avec encore plus d'agressivité que les bicéphales.

-

Tu ne crois pas qu'on devrait leur demander de nous attacher, finit par suggérer Louskor, avec un mouvement de menton vers Hourlak et Foulk.

Blade sourit mais refusa. Ils leur avaient donné leurs armes, c'était suffisant.

-

Notre combat a déjà commencé, lui expliqua Blade. Nous faire attacher maintenant, ne serait-ce que pour passer inaperçus, reviendrait à

perdre une bataille!

Nayache, qui avait entendu la fin de leur conversation, esquissa une petite moue de connivence. Blade commençait à apprécier sa présence, d'esprit et de corps. Sa discrétion aussi.

LES DYADES D 'ERRANUM

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Louskor, moins vif, avait quelque mal à le suivre.

- Je ne comprends pas la moitié de ce que tu racontes! grommela-t-il. Je vais finir par regretter de t'avoir suivi...

- Si tu continues à r‚ler, intervint Nayache, moi aussi je vais regretter que tu sois venu!

Blessé, Louskor s'allongea sur le sable, leur tourna le dos et s'endormit.

A la décharge du malheureux, il fallait dire que le voyage n'avait pas été

de tout repos. Eprouvant même parfois, aussi bien mentalement que physiquement.

Il avait duré trente-six heures. Pour les deux Dyades, autant que pour les Uniks, cette promiscuité, cette familiarité même, librement partagée était trop nouvelle, trop récente, et donc source de tensions plus que de bien-

être.

La présence aussi d'une femme, particulièrement pour quatre hommes - six si l'on comptait chaque demi-Dyade séparément - ne fut pas sans attirer quelques nuages, nés de hautes pressions passagères.

Mais il y eut aussi de superbes moments d'accalmie. A l'aube par exemple, lorsqu'ils avaient partagé en silence quelques poissons grillés, pêchés par Louskor.

La nuit en revanche avait été difficile. Les restes de vieilles peurs et d'inquiétudes tenaces s'étaient réveillées avant qu'aucun d'eux ne trouvent le sommeil.

Cette nuit-là, Blade n'avait dormi qu'en pointillés, seulement d'un oeil et sur une seule oreille. Aussi décida-t-il, en attendant la marée basse, d'imiter Louskor et de prendre un peu de repos.

Nayache s'allongea près de lui, posa sa tête dans le creux de son épaule.

De ses longues boucles brunes montait un puissant parfum qui rappela àBlade le Pays de Galles et Jany, la belle et plantureuse coiffeuse qui lui avait ouvert un soir de septembre les portes de la volupté.

- Blade... Blade!

II jaillit hors de son sommeil comme un diable de sa boîte, et se releva aussitôt. Nayache, elle, émergeait lentement, tandis que Louskor ronflait comme une tondeuse mal entretenue.

Tel un cordon ombilical, une bande de sable reliait maintenant la ville à

la côte. Plusieurs Dyades s'y étaient déjà engagés.

- C'est l'heure, dit Foulk. II faut y aller...

- ... sans tarder ! Le passage ne reste pas ouvert longtemps.

Après avoir réveillé Louskor, ce qui ne fut pas une mince affaire, les cinq

" voyageurs " allèrent se mêler à la foule qui s'étirait déjà sur l'étroite langue de terre.

Ce fut un moment important pour le groupe

insolite qu'ils formaient. Sur la plage, ils étaient restés à l'écart et c'était finalement leur char transformé qui avait attiré l'attention bien plus qu'eux-mêmes.

Là, en revanche, pendant la traversée de l'isthme, ils étaient vraiment au milieu des autres. Et trois Uniks non entravés marchant librement devant deux Dyades souriants, personne n'avait encore jamais vu cela! Ils ne tardèrent pas à devenir un objet de curiosité, de discussions aussi. Les regards pesaient sur eux, lourds, insistants, soupçonneux parfois.

Le bruit se répandit très vite de leur comportement extravagant. Alors, en même temps que les curieux vinrent se presser alentour, un vide se créa autour d'eux.

La colonne prit bientôt des allures de cortège. Ils étaient devenus l'attraction de cette traversée.

Cette publicité, d'une certaine manière, servait les plans de Blade.

Doublement, car ses amis, qui avaient déjà fait un pas vers la reconnaissance mutuelle, se trouvaient là confrontés - pour la première fois de l'extérieur, en spectateur - à tout ce qu'ils avaient été jusqu'à

ce voyage.

Pour l'instant, tout se passait bien. Blade en profita pour repenser à son plan.

II y avait de fortes chances pour que l'histoire du char de feu ne fut qu'une sombre invention de cette

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LES DYADES D 'ERRANUM

Ala-Iche, la Mère de tous les Vivants, quand elle n'était encore qu'une Perle de Nuit.

Il était facile d'imaginer comment les choses avaient d˚ se passer. Pour échapper aux rituels d'une union officielle et sans doute non librement consentie, elle avait tout simplement fugué et justifié son absence par cette abracadabrante histoire de char de feu. Sur son monde non plus, il ne manquait ni de farfelus pour prétendre avoir été enlevés par des extraterrestres, ni d'ingénus pour les croire.

Même l'apparition du premier Dyade, le fait que Mous-lam ait mis au monde un enfant à deux têtes pouvait avoir une explication très... terre à terre.

Parce qu'il faut un début à tout, y compris aux mutations génétiques, il pouvait s'agir d'un nouveau type de jumeaux, à la fois vrais, faux et siamois.

Blade devait aussi tenir compte d'un autre élément, évident mais essentiel celui-là: il raisonnait par rapport à un autre monde, que le sien, un monde dont il ne connaissait qu'une facette de la partie émergée. Il n'avait donc aucune certitude quant à la configuration organique de ces peuples.

Appartenaient-ils à la même chaîne chromosomique que la sienne ? Rien n'était moins s˚r... Et, dans ce contexte, tout était possible. On pouvait très bien imaginer par exemple que Mous-lam ait LES DYADES D'ERRANUM

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convolé avec, non pas un, mais deux amants. Elle aurait alors été fécondée deux fois ce qui, par un singulier hasard, aurait entraîné la naissance de cet enfant façon " deux en un "... Une chose pourtant ne laissait pas de le tarabuster: la spectaculaire réduction du temps de sa grossesse. Blade évidemment avait posé la question... Elle avait bel et bien été la première femme à arriver à terme en dix jours!

quoi qu'il en soit, Blade avait décidé d'entrer dans le jeu d'Ala-Iche, et de faire comme si son ou ses fabuleux ravisseurs venus la rapter dans un char de feu étaient bien la " mère " de tous leurs maux.

qu'ils soient réels ou non, Blade allait en faire l'ennemi commun des Dyades et des Uniks. Un ennemi peut-être donc aussi fictif, que l'histoire racontée par cette femme...

Un des aspects non négligeable de ce plan, pour les Dyades au moins, était qu'il faisait référence au " meurtre du père " et les toucherait donc au plus profond de leur inconscient.

Pour commencer, Blade allait devoir faire croire à l'imminence d'une invasion étrangère, fomentée d'une lointaine galaxie. Il lui fallait donc lui trouver une cause recevable, une raison qui justifie aussi que cette invasion ait lieu maintenant.

De ce côté-là Blade n'aurait aucun problème, il avait lu assez de science-fiction et voyagé à travers

assez de mondes extraordinaires pour ficeler quelque chose de cohérent et de convaincant, que ces peuples, compte tenu de leur degré d'évolution, n'auraient pas trop de mal à accepter.

En un deuxième temps, il organiserait les défenses. Là, il lui faudrait faire appel aux spécificités comme aux compétences des deux communautés, et trouver une stratégie nécessitant leur coopération. Aucune unité n'est aussi forte et durable que celle construite dans l'action.

Parallèlement à ce travail de " fortifications ", il créerait un Grand Conseil, composé pour un tiers de Dyades, qui auraient chacun deux voix, et pour deux tiers d'Uniks. Blade sourit en songeant qu'il s'apprêtait à

mettre en oeuvre un improbable " Conseil des quatre Tiers "...

Ensuite, il prétendrait avoir capturé deux espions extraterrestres, et transmettrait au peuple le résultat de leurs pseudo-interrogatoires. Par ce biais, il ferait encore monter la pression de quelques millibars, allant même jusqu'à révéler, d'une voix d'outre-tombe, que les forces ennemies étaient trop importantes, et leurs armes trop puissantes, pour espérer emporter la victoire.

Si tout se passait bien jusque-là, alors Dyades et Uniks refuseraient d'une seule voix cette promesse de défaite. Peut-être même - Blade ferait tout pour cela -choisiraient-ils le sacrifice plutôt que l'esclavage!

Il faudrait donc, pour boucler le tout, trouver un moyen - pour Blade de se débarrasser de ces extraterrestres qui n'existaient pas - et pour les autres de vaincre cet ennemi imaginaire qui menaçait d'envahir et de détruire leur planète.

C'est là, dans le discours qu'il ferait alors devant les douze membres du Conseil des quatre Tiers, que son plan atteignait des sommets dans l'art de la manipulation et du machiavélisme...

" Tout n'est peut-être pas perdu, dirait-il d'entrée. J'ai une idée à vous proposer. Elle est osée, risquée même, mais je ne vois rien d'autre qui ait la moindre chance de nous sortir de cette impasse. C'est une idée que j'ai déjà eu l'occasion de tester, dans une autre situation similaire, et elle avait parfaitement fonctionné "

Cette autre situation, à laquelle il faisait référence, était en fait celle-là même que Dyades et Uniks vivaient sans le savoir! ¿ ce niveau de rigueur et d'efficacité, l'alchimie du verbe transformait les ficelles de l'art en ifis d'or.

Après avoir marqué un temps, il reprendrait, toujours aussi grave mais s˚r de lui:

" Nous allons utiliser leurs propres espions pour leur faire croire que nous possédons une arme terrible, redoutable. On s'arrangera ensuite pour que ces deux agents s'imaginent nous avoir soustrait, subtilisé cette information. Ensuite on leur fera

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croire qu'ils ont réussi à s'évader et ils s'empresseront d'aller prévenir leurs chefs ! "

Après un nouveau temps, pour laisser l'idée faire tranquillement son chemin, il emporterait définitivement leur adhésion par une boutade: " Et voilà, si on peut être assez convaincants, on aura gagné cette guerre gr‚ce à une grosse farce ! "

Blade avait même pensé à quelques détails. Pour simuler l'arrivée sur Erranum - puis leur départ -des deux espions imaginaires, il se servirait de cette matière inflammable utilisée par les Dyades dans le tunnel d'accès à leur village. En en réunissant une assez grande quantité, et en bricolant une mise àfeu à distance, il pourrait faire croire à l'atterrissage et au décollage d'un char de feu.

Bien s˚r, pour mettre en oeuvre un tel scénario, il aurait besoin de complicités. II savait déjà pouvoir compter sur quelques éléments. Foulk et Nayache, par exemple. Nitiche aussi et le vieux chef Belluk. Mais ses meilleurs alliés, ses partenaires les plus efficaces, il savait que c'était parmi les parias de ce monde qu'il les trouverait. Parmi ces Dyades asymétriques, ceux qui, pour une raison ou une autre, avaient perdu une de leurs têtes et qui se trouvaient rejetés par les deux camps...

Mais auparavant, avant de lancer réellement la première séquence de cette gigantesque machination dont il avait déjà jeté les bases auprès de ses LES DYADES D'ERRANUM

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compagnons, Blade avait un dernier souci à régler: il

devait rencontrer Ala-Iche, l'énigmatique Mère de tous les Vivants et l'amener à accepter un rôle dans cette distribution. Bien s˚r, il pouvait se passer d'elle, mais lui fallait au moins, sinon sa complicité, une certaine neutralité.

-

Hé, toi ! File-moi tes sandales!

Ils étaient presque arrivés aux portes de la ville. Les premiers de la longue colonne avaient déjà atteint les remparts.

Le Dyade qui se tenait devant Blade et s'intéressait à ses sandales, faisait partie de l'autre colonne, celle qui quittait Erraloss pour rejoindre le continent.

-

T'es sourd ou quoi? insista l'autre tête. On veut tes sandales!

A mi-chemin entre le gorille par la taille et l'éléphant pour les oreilles, le bonhomme devait faire ses deux cent cinquante livres bien tassées. II avait deux cous de taureau et des épaules assez larges pour supporter une troisième tête. Malheureusement aussi, des sandales bien plus vieilles et éculées que celles de Blade.

-

Laissez tomber, c'est notre prisonnier, lui conseilla un des deux Foulk.

-

On l'emmène à la greffe, compléta l'autre.

Hourlak, impressionné par la carrure du gars, n'osait ni intervenir ni s'interposer.

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LES DYADESD'ERRANUM

Louskor, lui, se serait bien lancé tête baissée contre cette brute épaisse, mais Blade le retint, discrètement, d'une légère pression de la main sur l'avant-bras. ils ne pouvaient ni répondre, ni obéir à ce Dyade sans en avoir reçu l'ordre de leurs gardes.

-

Et alors? maugréa la bête en question. Tu l'emmèneras pieds nus, c'est pas plus compliqué que ça!

-

Allez, dépêche-toi de me les filer! ajouta l'autre les yeux plantés dans ceux de Blade. J'ai pas l'intention de rester planté là longtemps!

-

Laisse-nous passer, dirent en choeur les deux Hourlak, d'une voix encore mal rassurée.

Fort de son imposante masse, le Dyade ne bougeait pas. Pas plus que les deux soi-disant geôliers de Blade. Les poings agités de mouvements incontrôlés et les quatre m‚choires serrées, ils se contentaient d'attendre.

Un petit attroupement avait commencé à se former autour du groupe.

-

On t'a dit de libérer le passage, insista Foulk.

Le gorille éclata de deux rires plus satisfaits l'un que l'autre, puis s'approcha de Foulk et lui saisit les deux bretelles.

-

Sinon quoi? dit sa tête droite en prenant un air mais qui lui allait très bien. Tu vas nous sauter dessus et nous frapper très fort?

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-

Pas nous, lui ! firent en choeur les deux Foulk, sans se démonter et les index pointés vers Blade qui, depuis le début, affichait la même impassibilité.

-

Tu veux rire?

-

C'est ça, il veut rire!

-

Non pas du tout! rectifia l'un des Foulk qui commençait à perdre patience.

-

Si tu veux ses sandales, ajouta le second, il faudra que tu les lui prennes toi-même.

-

Et à ta place, je ne tenterais pas le Khalil! ajouta Louskor, entrant dans la danse malgré le conseil de Blade.

-

Sinon, ce n'est pas de sandales dont vous aurez besoin, mais d'une paire de pieds de rechange pour marcher! continua Nayache, enhardie à son tour par l'intervention de son compagnon!

-

La ferme vous deux! aboyèrent les Hourlak avec au fond de leurs quatre yeux une petite lueur malicieuse.

Blade aussi souriait intérieurement. La réaction de son groupe était de bonne augure pour la suite des événements. Elle prouvait à l'évidence que Dyades et Uniks pouvaient non seulement vivre en harmonie, mais parvenir à

une certaine complicité...

-

Je vais d'abord m'occuper de lui! Et quand j'aurai ses sandales aux pieds, si vous êtes encore

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là, ce sera votre tour! dit le malabar, ne doutant aucun instant de sa capacité à voir dans l'avenir.

-

Et personne ici ne m'en empêchera! ajouta l'autre en haranguant la foule. C'est moi, Mourat, qui vous le dis!

II

n'aurait pas d˚ dire son nom... Mourat voulait dire " gros tronc ", mais prononcé légèrement différemment (mou-ou-rate), cela devenait " perle àcollier "

Les rires de quelques badauds et autres quolibets graveleux - même quelques Uniks osèrent y aller de leurs encouragements ironiques - achevèrent de pousser le Mourat en question à bout...

II

marcha sur Blade en cognant sa main gauche de son poing droit.

-

Défends-toi! ordonna Foulk en se reculant pour aller rejoindre le cercle qui s'était formé autour d'eux.

Blade ne se le fit pas dire deux fois. Plutôt que de se contenter de se défendre, il préféra même prendre les devants et mener ce combat de la plus expéditive façon.

Un fouetté de la jambe gauche suivie d'une projection à l'estomac, une série de rapides et puissants crochets alternés sur les deux têtes et, pour terminer, un double uppercut qui souleva le malheureux Mourat en même temps qu'une clameur collective de surprise et d'admiration.

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Deux Dyades, sans doute de ses proches à voir leurs expressions déconfites, vinrent l'aider à se relever et à rejoindre la colonne des partants.

En fait de vision prémonitoire, c'était Nayache qui avait eu raison.

L'incident n'avait pas eu une grosse ampleur, la plupart des arrivants avaient continué leur progression sans se soucier de cet attroupement. En revanche, ceux qui avaient assisté au combat, Uniks bien s˚r mais aussi Dyades, ne manqueraient pas d'en parler autour d'eux, de raconter ce combat en tout point exceptionnel.

Cela aussi jouerait en sa faveur.

*

* *

Erraloss, la ville, était bien une termitière.

A la base, autour du piton rocheux, ses contours ressemblaient encore à

l'idée que l'on pouvait se faire d'une ville traditionnelle. A l'intérieur d'une muraille de remparts, au pied desquels étaient amarrés quelques chars, preuve que certains Dyades avaient donc le droit de quitter la ville ou d'y arriver autrement qu'à pied, s'enroulaient trois ou quatre ruelles en couronne, étroites et pavés de gros rochers plats et glissants. Plantées là, sans souci d'urbanisme, encore moins de la plus petite préoc 186

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cupation architecturale, habitations et échoppes, des masures construites de bric et de broc, s'entassaient dans un inextricable réseau aux allures de bidonville.

Dans cette zone qui ceinturait la cité et qui en constituait en quelque sorte les faubourgs, les bas quartiers, grouillait une multitude désoeuvrée, en attente, mais sans savoir de quoi.

La ville proprement dite, les quartiers " nobles "étaient à l'intérieur de la montagne. Entièrement creuse, elle n'était qu'un fantastique réseau de salles et de galeries conçues et creusées avec un sens aigu de l'espace et des proportions.

Le résultat de ce stupéfiant travail de forage dépassait presque l'entendement... Par un subtil jeu de miroirs, la lumière du jour entrait jusqu'au plus profond, jusqu'au coeur de cette imposante masse rocheuse!

Comment ce peuple dont la culture et la civilisation étaient à bien des égards assez primitives avait pu atteindre une telle précision et abattre un tel travail? II y avait là un mystère qui valait bien celui des pyramides!

Louskor et Nayache n'étaient pas moins impressionnés. Eux aussi, contrairement aux deux Dyades, découvraient ce lieu à la fois merveilleux mais d'autant plus effrayant qu'il y régnait un silence mattendu malgré une intense et incessante circulation.

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Autre prodige des ingénieux constructeurs de ce chef-d'oeuvre, la température y était uniforme et bien équilibrée.

L'entrée et la circulation dans le secteur souterrain s'effectuaient sous la haute surveillance d'une véritable armée de gardes troglodytes - et bicéphales bien sftr - qui orientaient et canalisaient la foule des visiteurs avec leurs " cargaisons " de greffeurs. Arrivés à leur tour, Blade et Louskor furent donc pris en charge par deux d'entre eux tandis que Foulk et Hourlak étaient conduits vers la salle o˘ ils attendraient la fin de la greffe. Nayache, dont la présence avait autant surpris que suscité

des convoitises, resta avec eux. Il n'était malgré tout pas rare que des Dyades possèdent et partagent une même Unik.

-

On reviendra te chercher! lui glissa Blade avant de la quitter.

-

Et vous, ajouta Louskor à l'intention des deux Dyades, vous avez intérêt à veiller sur elle! S'il lui arrive quoi que ce soit...

-

Ne t'inquiète pas pour moi ! Je saurai me défendre ! le rassura Nayache.

Un instant plus tard, Blade et Louskor étaient introduits dans les appartements de Ala-Iche qui, contrairement à une reine termite toujours nichée dans les profondeurs de son md, avait elle installé ses quartiers au sommet d'Erraloss. II y avait déjà

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d'autres Uniks qui attendaient dans des cellules luxueusement meublées.

Tous étaient là pour la greffe.

-

Dis donc, elle est plutôt bien lotie la Mère de tous les Vivants!

fit Louskor après avoir appris qu'ils étaient les dix-sept et dix-huitièmes arrivés de la journée. J'aimerais bien être le père de tous les vivants, moi!

-

Beaucoup sont amenés, mais un seul est choisi, précisa le barbu allongé sur sa litière avec lequel ils partageaient leur cellule. II y a une greffe par jour.

-

Comment ça se passe? Tu es au courant? demanda Blade, toujours soucieux de connaître àl'avance le déroulement des opérations ce qui lui pennettait de se préparer, et de s'organiser.

-

T'es pas de la région, toi? fit le barbu avant d'entamer son rapport. On va venir bientôt nous chercher, en général c'est juste avant le repas du soir, à moins qu'elle ait déjà choisi un greffeur pour aujourd'hui. Ensuite on nous réunira tous dans la salle d'attente, et on entrera un par un dans sa chambre pour une première sélection. Les exclus sont renvoyés, les autres, les...

Blade ne l'écoutait plus. Il avait dit " un par un "... Donc il y aurait un moment o˘ lui et AlaIche seraient en tête à tête. C'est à ce moment-là

qu'il pourrait lui parler, lui expliquer son projet.

LES DYADESD'ERRANUM

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Blade était confiant. Cette femme devait crouler sous le poids d'une responsabilité aggravée au fil des décennies. Comment pourrait-elle refuser ce qu'il venait lui offrir, la paix, pour son peuple comme pour elle-même?

Certain de pouvoir franchir sans trop de problèmes cette seconde étape sur le chemin de la réconciliation finale, il entra donc serein et confiant dans la chambre de Ala-Iche.

Ce qu'il y découvrit le cloua sur place... Louskor l'avait pourtant prévenu. " En plus, il paraît qu'elle n'a même pas vieilli, lui avait-il dit. Elle a juste beaucoup grossi ! "

Il n'avait pas menti. Cette femme, censée avoir près de cent cinquante ans, n'en paraissait pas plus de trente! Blade avait du mal à croire qu'il n'y a pas là quelque supercherie ou imposture!

Mais ce n'était pas cela qui l'avait surpris au point de le clouer sur place à l'entrée de la chambre. Beaucoup grossi était un bel euphémisme. …

tendue sur un tapis de coussins, Ala-Iche occupait toute une moitié de la chambre qui était pourtant de belle dimension! Elle n'avait plus que très vaguement une silhouette de femme, et plus grand-chose d'humain à dire vrai... Ce n'était qu'une immense masse de chairs informes et flasques qui devait bien peser dans les huit à neuf cents livres!

Là-bas, vers la droite, près du mur, Blade aperçut 190

LES DYADES D'ERRANUM

un visage, encadré de courts cheveux clairs, et des yeux perdus au milieu de ce corps monstrueux de femelle pondeuse.

Il

se ressaisit, très vite, et s'efforça de retrouver une attitude décente, normale. Pour éviter de la vexer d'abord. II avait trop besoin d'elle. Pour la surprendre aussi, en lui offrant un regard auquel elle ne devait certainement pas être habituée.

II

avança lentement vers elle, s'arrêta à distance respectueuse, et s'inclina comme il l'aurait fait face à Sa Majesté la reine d'Angleterre.

-

Mon nom est Blade, dit-il avant de relever le buste. Richard Blade.

Ala-Iche le regardait de ses petits yeux brillants et disproportionnés.

Elle semblait tout aussi captivée par sa silhouette que lui l'avait été par la sienne.

Pour toute réponse, Ala-Iche se contenta de saisir une petite clochette qui disparut entre ses gros doigts boudinés. Un court tintement aigu vint grignoter le silence. Aussitôt la porte de la chambre s'ouvrit, poussé par un Dyade de la suite royale.

-

Prépare-le! dit-elle d'une voie chevrotante, bien plus ‚gée que son apparence. C'est lui que je choisis.

Le bicéphale le saisit par le bras pour l'entraîner. Blade se libéra d'un geste autoritaire.

-

Je croyais que tu étais différent, dit alors Ala LES DYADES D 'ERRANUM

191

Iche. Mais je vois que je m'étais trompée, tu réagis comme tous les autres!

Le Dyade voulut à nouveau l'emmener. Cette fois Blade, d'un simple revers du poing lancé au jugé derrière lui, l'envoya valser contre le mur.

Imperturbable, Ala-Iche se contenta d'agiter ànouveau la clochette qui, dans sa main, ne paraissait pas plus grande qu'un dé à coudre.

Ce furent cette fois deux gardes qui entrèrent en même temps, plus prudemment. Ce genre d'incident avait d˚ déjà se produire.

- Attends ! dis Blade d'une voix ferme. Les deux Dyades l'avaient déjà

saisi par les bras.

- Je viens d'un autre monde ! Je dois te parler! Pour la première fois depuis son entrée, les yeux d'Ala-Iche furent traversés par un éclat de vie. D'un signe, elle renvoya ses hommes.

- Je t'écoute, dit-elle à Blade, dès qu'ils furent partis.

Le plus simple était d'aller droit au but:

- J'ai été envoyé pour mener les deux peuples de ce monde...

C'est volontairement qu'il n'avait pas prononcé le nom d'Erranum qui était un mot unik et signifiait " Notre Terre ".

- ... Uniks et Dyades, vers la paix!

A ces mots, Ala-Iche fut prise de tremblements, des sillons se creusaient dans ses chairs flasques... Elle riait!

C'était mal parti. Blade ne se laissa pas démonter par cette réaction inattendue et reprit son discours. A mesure qu'il avançait dans son histoire, Ala-Iche l'écoutait plus attentivement, mais rien ne semblait la surprendre ou l'étonner. Une autre fois seulement elle eut une réaction visible, d'agacement cette fois, lorsqu'il évoqua Nitiche, qui l'avait drogué pour pratiquer avec lui ce que les Dyades appelaient une " greffe ".

-

Comment a-t-elle osé ! Elle aurait d˚ attendre! Elle mourra!

-

Tu n'en as donc pas assez de vivre dans la violence ? Dans le sang?

-

C'est ainsi, je ne peux rien y changer... fit Ala-Iche, soudain mélancolique.

-

Mais si tu peux! Nous sommes maîtres de notre vie, de nos pensées, de nos actes!

-

Pas moi!

-

En quoi es-tu différente?

¿ nouveau, Ala-Iche fut prise de tremblements. Blade comprit que sa formule était maladroite.

-

Je ne parle pas de ton apparence, reprit-il. Mais de ce que tu es à

l'intérieur.

-

Je ne suis maîtresse de rien! Ce sont eux qui contrôlent tout!

Eux ? qui ça eux

-

Les êtres venus du ciel ! dit-elle avant de s'enfermer dans un silence amer.

Blade étouffa un léger sourire. II venait de harponner son énorme interlocutrice; restait maintenant à la hisser sur son propre terrain, celui du combat contre cet ennemi qu'elle venait elle-même de désigner.

Lui aussi commençait d'ailleurs à croire à la réalité de cet ennemi extraterrestre. Sinon comment expliquer l'impossible jeunesse de cette femme, sa monstrueuse transformation en reine pondeuse?

-

Je peux t'aider à te libérer d'eux ! Avec l'aide des deux peuples, nous y arriverons!

Finalement les événements prenaient une tournure plutôt favorable. Tout allait se mettre en place comme il l'avait espéré. ¿ ceci près que l'adversaire à abattre semblait avoir plus de " consistance " que prévu.

-

li est trop tard! dit-elle, toujours sur le même ton fatigué et l'air absente.

Blade allait lui faire remarquer qu'il n'était jamais trop tard pour bien faire, lorsqu'elle ajouta:

-

A cause du mauvais oeil!

Et voilà! Finalement, à un moment ou un autre, le malheur était partout justifié par la fatalité...

-

Je ne crois pas à ces histoires de mauvais oeil! Cette fois, AlaIche se contenta de sourire. II y avait près d'elle, caché sous un coussin, un boîtier

194

LES DYADES D 'ERRANUM

plat, si déplacé dans ce décor, que sa provenance ne faisait aucun doute.

Ala-Iche le pointa vers Blade, appuya sur un bouton...

Il

avait déjà plongé à terre, mais rien n'était passé, aucun rayon mortel n'avait apparemment jailli du boîtier. En revanche, il y eut un bruit dernère lui, tout aussi inattendu.

II

se retourna. Le mur tout entier coulissait! Ce boîtier n'était pas une arme mais une télécommande. Le plus surprenant n'était pourtant pas là... En se déplaçant, tandis qu'une lumière nouvelle, artificielle, inondait la pièce, la cloison laissa apparaître un mur d'écrans ! II y en avait une vingtaine au moins. Cette pièce aux allures de caverne s'était brusquement transformée en régie de télévision!

Sur un des écrans, Blade se vit, sur le sol de la chambre. Il en détermina la place de la caméra, dans un angle du plafond, au-dessus de la porte.

Elle était bien là, encastrée dans le roc... Un " mauvais oeil " discret mais bien réel.

CHAPITRE XI

Après l'étonnante découverte du mur d'écrans, Blade avait détruit l'oeil.

Son geste provoqua l'extinction de l'image correspondante - la sienne -et le clignotement d'un témoin rouge. Ala-Iche, en revanche, n'avait eu aucune réaction particulière. Plus rien ne semblait pouvoir l'affecter.

Blade, s'étant mépris sur la raison de cette indifférence, avait alors voulu la réconforter. II lui expliqua que, comme elle, il ne savait plus de quel monde il était, qu'il avait une existence que les autres ne pouvaient pas comprendre. qu'il savait ce qu'elle vivait.

Alors seulement, et pour la première fois, MaIche avait retrouvé, par la colère, un peu d'humanité.

- Comment peux-tu prétendre savoir ce que je vis ? Comment oses-tu ? hurla-t-elle presque.

- Parce que moi aussi je suis différent! Et parce que comme toi, je connais la solitude!

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LES DYADES D'ERRANUM

-

Tu te trompes ! Toi, tu es différent des autres par ce que tu fais, moi par ce que je suis ! objecta àjuste titre Ala-Iche.

En son for intérieur, Blade dut reconnaître qu'elle avait raison. Leurs différences respectives ne se situaient pas dans le même système de mesure: maître d'oeuvre de son destin, il le tenait entre ses mains, avec toujours la liberté fondamentale, certes limitée mais réelle, de l'infléchir dans un sens ou un autre. Son destin à elle semblait bien lui avoir été forgé par quelque lointaine puissance maléfique qui l'avait installée de force dans une existence de paria, une existence qu'elle subissait...

-

Tu veux savoir ce qui m'est vraiment arrivé? reprit-elle d'une voix à nouveau morne, comme si elle s'apprêtait à raconter une histoire qui ne la concernait pas.

Le moment était mal choisi. Ceux qui avaient installé ce système sophistiqué de surveillance avaient vu et entendu tout ce qui s'était passé

dans cette pièce - heureusement, Blade n'avait encore rien révélé de son plan - et ils n'allaient pas tarder à intervenir.

-

Ils viendront, c'est s˚r, répliqua-t-elle après que Blade lui en fit la remarque, mais ils ne seront pas là avant un cycle entier! ils ne sont pas sur place, ils viennent de très loin, beaucoup plus loin que tu ne peux l'imaginer.

LES DYADES D'ERRANUM

197

Un cycle entier, une journée... Blade pouvait se permettre de lui accorder quelques minutes. Cela lui permettrait aussi de comprendre certains points, encore obscurs, de l'histoire des Dyades et des Uniks. Ensuite, il faudrait se mettre au travail, pour préparer un bel accueil à cet ennemi venu d'un autre monde.

- Je t'écoute, Mère de tous les Vivants.

Ala-Iche, restée jusque-là allongée sur le flanc, se redressa pour s'asseoir et s'adosser contre le mur. Le mouvement lui prit une bonne minute. quand elle eut enfin trouvé sa nouvelle position, avec ses courts cheveux coupés à la hauteur des joues, elle avait l'air d'une énorme poire.

- J'étais une jeune fille comme les autres, commença-t-elle avant d'ajouter, avec des sanglots dans la voix : non, pas tout à fait comme les autres, j'étais Perle de Nuit, la plus belle de toutes les ifiles de la Grand-Plage. Tous les hommes libres voulaient m'épouser. Et puis un jour, j'ai quitté mon village, seule, pour aller rejoindre Pilkr, de la tribu des collines. Je l'aimais beaucoup et lui aussi. Mais ma famille ne voulait pas que je l'épouse.

Ala-Iche marqua un temps. Blade commençait àpouvoir distinguer, sous l'épaisse couche de tissus et de graisse, la jeune fille que ce monstre avait été.

- C'est ce jour-là que je les ai vus! dit-elle, son index boudiné pointé

vers les écrans. A l'endroit o˘

198

LES DYADESD'ERRANUM

je devais rencontrer Pilkr. ils étaient deux, affreux, monstrueux avec leurs deux têtes...

Ces qualificatifs étaient surprenants dans sa bouche, elle qui était la Mère de tous les Dyades. Mais elle semblait pour un temps, redevenue Perle de Nuit. Elle revivait son souvenir.

-

C'est après seulement que j'ai vu Pilkr, ou plutôt son cadavre. II était là, étendu dans l'herbe, àleurs pieds. ils venaient de le tuer.

-

Avec quoi l'avaient-ils tué? demanda Blade. quelle sorte d'arme?

-

Ce n'était pas vraiment des armes, dit-elle, l'esprit ailleurs, perdue dans son si lointain passé. Ou plutôt si, mais elles faisaient partie d'eux-mêmes. Ils les ont toujours d'ailleurs; elles ressemblent à de très longs bras sans main qu'ils sortent de leur horrible corps et qui s'enroulent partout, qui entrent par les neuf portes...

" Des tentacules " traduisit Blade, tout en songeant que l'absence d'un tel mot dans son vocabulaire donnait toute la mesure de la terreur presque sacrée que continuaient, malgré le temps, à lui inspirer ces êtres de cauchemar. quant aux neuf portes, sans doute faisait-elle allusion aux orifices du corps. Les yeux, les oreilles, la bouche...

-

Je me suis enfuie, reprit-elle le souffle plus court. ils m'ont rattrapée... Je me suis débattue...

LES DYADES D 'ERRANUM

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J'ai crié... ils m'ont emmenée... jusqu'à leur char de feu ! Et on est partis, là - haut... Dans le ciel!

Ala-Iche eut un long frisson, qui agita de remous les bourrelets de ses triples mentons avant de se propager en ondes successives jusqu'au bas de son énorme ventre.

- Ensuite, reprit-elle, je ne me souviens de rien, seulement que je me suis réveillée, couchée à côté du cadavre à moitié pourri de Pilkr. Ils étaient là eux aussi. Ils m'ont dit qu'un enfant allait naître de moi, différent, et beaucoup d'autres, aussi nombreux que les étoiles du ciel ! Et que, tant que je donnerai la vie, je ne mourrai pas.

Ainsi donc, c'était là l'explication de ce qu'il fallait bien appeler son immortalité.

- Ils m'ont dit que c'était leur cadeau, que je vivrai aussi longtemps que je le souhaiterai! Au début, j'étais si bouleversé, que j'en avais même oublié Pilkr... Mais à mesure que je mettais au monde de nouveaux Dyades, j'ai compris que ce cadeau était empoisonné!

Elle se mit à fixer Blade d'une drôle de façon. Son regard avait pris une brillance nouvelle.

- Seulement voilà, j'aime ce poison maintenant! Je ne peux plus m'en passer, dit-elle en agitant sa petite clochette.

Deux Dyades firent irruption dans la pièce. Blade en expédia un sur Ala-iche, l'autre sur le mur

200

LES DYADES D 'ERRANUM

d'écran. Si le premier eut sa chute considérablement amorti, le second fit exploser trois des écrans et ne s'en releva pas.

Ala-Iche avait l‚ché sa clochette. Elle voulut la reprendre, mais Blade n'eut aucun mal à y arriver avant elle.

-

Pourquoi? fit Blade en s'écartant. Je ne te comprends pas...

-

Ah voilà! Je préfère! ironisa Ala-Iche. Je préfere quand tu dis cela. Là, au moins, tu es honnête!

Il

y avait dans sa voix une amertume funèbre, lourde, qui macérait depuis plus d'un siècle dans son f˚t.

-

Si je t'aide, ils me tueront, ajouta-t-elle en reprenant laborieusement sa position allongée.

-

Tu ne sors jamais de cette pièce, n'est-ce pas ? Tu appelles cela vivre?

-

J'ai les images ! Je vois tout ! Khalil lui-même ne voit pas autant de choses que moi!

-

Comme tu voudras, fit Blade, plus compatissant que réellement contrarié. Tu peux préférer ce que tu crois être la vie à une mort qui permettrait d'assurer le bonheur et le salut de deux peuples, mais sache encore une chose: il y a eu, dans le monde d'o˘ je viens, un homme qui a donné sa vie pour les autres. Lui est mort, mais son esprit est toujours là, depuis vingt fois le temps qui a été le tien!

LES DYADES D 'ERRANUM

201

II

se tut et la dévisagea longuement, cherchant un impact quelconque de ses propos sur la gigantesque silhouette de cette femme qui semblait échouée sur son lit, tel un gros cétacé venu mourir sur la plage. Mais il y avait toujours la même indifférence minérale dans le regard d'Ala-Iche.

-

C'est la peur qui te retient, Ala-Iche, ajouta-t-il avant de tourner les talons. Rien d'autre que la peur! Et mieux vaut un cycle sans cette peur, que dix mille avec!

Il

ne pouvait plus rien pour elle, sinon l'abandonner à ses chimères.

Et se mettre au travail, car, avec ou sans elle, il lui fallait maintenant mettre en oeuvre son plan. Il n'avait pas une minute àperdre.

-

Attends, dit-elle au moment o˘ il quittait la pièce.

La télécommande pointée vers le mur, elle cacha les écrans. Dans la pénombre retrouvée, Blade ne voyait plus ses yeux. II sut pourtant qu'elle pleurait.

-

que veux-tu que je fasse? dit-elle d'une voix nouvelle, celle retrouvée de Perle de Nuit.

*

* *

Après avoir rejoint ses quatre compagnons, Blade les aida à transformer un nouveau char. Le

temps leur était compté, ils ne pouvaient pas se permettre d'attendre la prochaine marée.

La traversée s'effectua de nuit, ce qui constituait un véritable exploit pour son équipage. Tous étaient cramponnés au m‚t, aux gouvernails. Louskor faisait le fier, pour rattraper auprès de Nayache le retard qu'il pensait avoir sur Blade, mais il n'en menait pas plus large que les autres...

Au moment o˘ le char venait de s'échouer sur la plage, Blade sentit de légers picotements à la base du cou et au bout des doigts. Ce signal, clair et certain, venait augmenter l'urgence de la situation en y ajoutant un second compte à rebours. Ces picotements étaient la première annonce de son retour prochain vers la Tour de Londres et sa vie de Terrien ordinaire.

II leva les yeux vers le ciel chargé d'étoiles et de constellations inconnues. quelque part de l'autre côté de cette dimension, le professeur Leighton venait de programmer sur son ordinateur le rappel de son cobaye.

Le décalage entre les deux temps, de son monde et de celui-ci, devrait lui laisser le temps d'organiser la résistance. En général, le retour avait toujours lieu au moins une demi-journée locale après les premiers picotements. quelquefois ce délai avait même pu dépasser deux ou trois jours.

-

On va se diviser, commença Blade. Vous,

vous formerez deux groupes pour aller donner l'alerte. Vous prendrez les plus rapides des chars laissés là hier soir.

-

D'accord, fit Louskor, moi et Nayache on va rejoindre les Uniks du plateau. On devrait pouvoir...

-

Non, le coupa Blade. Toi, tu iras avec Hourlak dans son village.

Nayache et Foulk chez les Uniks du Plateau.

-

quoi ! Mais tu ne peux pas me faire ça...

-

Tu ne risques absolument rien, le rassura Blade en souriant. Et elle non plus.

Tous acceptèrent finalement le principe de cette double mission mixte. La paix était en marche!

-

Et toi, tu vas faire quoi ? demanda Foulk.

-

M'occuper du cadeau de bienvenue.

Il

leur expliqua en quoi consisterait ce présent, puis leur rappela quelques consignes fondamentales.

-

Racontez ce qui s'est passé depuis notre départ, mais sans vous perdre dans les détails, n'oubliez pas de dire que c'est Blade qui vous envoie...

A l'inverse de cet homme dont il avait parlé àAla-Iche, Blade voulait que l'on parle de lui. C'était quand même en partie le but de ses missions, laisser un souvenir aussi positif et ancré que possible dans les esprits.

Pour le cas o˘ lui-même

ou d'autres voyageurs reviendraient un jour sur place...

-

Et n'oubliez pas non plus que ces envahisseurs sont pourvus de longs bras rétractiles, qu'ils tuent avec. Ne les approchez jamais et ne les laissez pas vous approcher...

-

Mais comment on va faire pour les éliminer, alors ? intervint Louskor.

-

S'ils sont doubles comme nous, rétorqua Foulk s'ils nous ressemblent, nous, on pourra peut-être y arriver plus facilement.

-

C'est une possibilité, fit Blade. Il y en a d'autres. Vous pouvez aussi les entraîner dans les marais et laisser les anguilles et les moffisses s'en charger, construire des pièges...

Brièvement, il leur expliqua quelques techniques de guérilla glanées à

travers les dimensions. Il aurait pu aussi leur parler des armes de jet, qu'ils ne connaissaient pas. L'arc par exemple, ou même la fronde. Mais s'il y avait une chose que Blade répugnait à faire, et qu'il ne faisait d'ailleurs qu'en cas d'extrême nécessité, c'était d'introduire une nouvelle arme dans un monde.

Un peu plus tard, il regarda les deux chars s'éloigner en songeant, avec un brin de nostalgie, qu'il ne reverrait sans doute pas ses occupants avant son

départ, c'est-à-dire probablement plus jamais. ¿moins d'imaginer un très hypothétique retour sur Erranum...

A nouveau les picotements vinrent le rappeler àsa t‚che. Plus précis, plus longs aussi, ils étaient remontés jusqu'aux coudes et aux genoux.

Cette fois, des vertiges, courts et fulgurants, les avaient même précédés.

Dès les premières lueurs de l'aube, une colonne immense s'engagea sur la bande de sable libérée par la nouvelle marée basse. Jamais, de mémoire d'Unik ou de Dyade, on n'avait vu autant de monde traverser l'isthme, surtout dans ce sens...

Erraloss se vidait de tous ses habitants.

Bientôt, il n'en resterait plus que trois: Ala-Iche, Maikor, un Dyade choisi par la Mère de tous les Vivants pour aider Blade dans ses ultimes préparatifs, et Blade lui-même.

Le plus dur avait été d'éviter de provoquer une panique générale, et d'organiser cet exode massif sans le transformer en une fuite chaotique et forcément meurtrière.

Pour cela, Blade avait préféré le bouche à oreille à l'annonce pyramidale.

Vingt hommes, choisis pour leur force physique, partirent après tous les autres. Ceux-là furent chargés

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LES DYADES D 'ERRANUM

d'entasser, dans plusieurs salles de la ville basse, autant de sirloz qu'ils purent en trouver.

Blade avait d'abord pensé utiliser cette matière inflammable, dont se servaient les Dyades pour leurs torches, pour simuler l'arrivée d'un char de feu. Mais, à présent que l'ennemi était bien réel, qu'il avait en quelque sorte pris la " consistance " de ces êtres venus du ciel, le sirloz serait donc la surprise destinée à leur souhaiter la bienvenue!

-

Un premier char se posera sur le toit de la ville, lui avait dit Ala-Iche. Il transformera entre huit et dix dizaines de ces monstres. quand ils auront quitté le char, celui-ci repartira pour laisser la place à un deuxième. Je ne crois pas qu'il en viendra plus de deux...

-

Deux, trois, plus, cela ne changera rien en ce qui nous concerne, avait répondu Blade en souriant. Sinon que, de leur côté, ils auront plus de pertes. Tu attendras, pour intervenir que nous ayons quitté l'île avec nos deux prisonniers.

-

Prends bien soin de toi, lui dit Ala-Iche. Et parle de moi dans ton monde.

Blade le lui promit, d'un signe, avant d'ajouter, en guise d'adieu:

-

Ton nom ne sera jamais oublié ! Ton nouveau nom, le vrai car pour les miens, tu seras Ala-DaÔd, la Mère de la Paix.

LES DYADES D 'ERRANUM

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Cette paix, Ala-Iche allait être la première à la vivre.

Lorsque Blade et Maikor eurent quitté la pièce, elle se trouva, pour la première fois depuis les temps oubliés de ses rendez-vous clandestins avec Pilkr, face à un destin qu'elle avait choisi. Enfin...

De nouvelles larmes montèrent. Elle ferma les yeux pour les garder, pour les transformer en eau de vie. Une sensation nouvelle, inconnue, commença àse répandre à travers son corps déformé.

Pour la première fois aussi, après avoir connu l'immortalité, la promesse de la vie éternelle, elle sut ce qu'était vraiment la vie. Paupières toujours closes, elle se laissa envahir par cette explosion de jouissance plus puissante que la plus extraordinaire des greffes, go˚tant chaque parcelle de ce plaisir inédit qui irradiait on être d'autant d'éclats de lumière.

Un sifflement aigu l'arracha aux délices de ce nirvana auquel elle avait pourtant cessé de croire depuis longtemps. Le premier vaisseau se posait sur le toit de la ville.

Elle le vit sur l'écran du coin supérieur gauche du mur. Une gerbe de feu, d'abord au milieu d'un épais nuage de fumée. Puis les premiers envahisseurs descendirent, leurs deux têtes cachées par une boule de verre noir. Dans un instant, les chefs entreraient dans sa pièce, tandis que leurs troupes se 208

LES DYADES D'ERRANUM

déploieraient sur Erraloss et découvriraient la ville désertée.

Sur un autre écran, vers le centre du mur, elle vit Blade et Maikor se diriger vers une porte de la ville et s'y engouffrer. ils s'apprêtaient, elle le savait, àcueillir deux de ces ignobles créatures qui l'avaient figée dans un présent sans avenir.

Cette image fut pour elle l'ultime rupture, la fin et le début mélangé, la légèreté retrouvée.

Et quand elle verrait Blade revenir lui faire signe sur l'écran, elle attendrait encore un moment puis, à l'aide la boîte magique elle refennerait la cloison du mur d'images.

*

* *

La capture des deux prisonniers s'était effectuée sans heurt. Du moins pour Blade et Maikor qui avaient opéré en deux temps. Tous deux embusqués de chaque côté d'une porte, ils avaient neutralisé un premier extraterrestre, cognant à la volée avec une parfaite synchronisation. il fallait en effet frapper ses deux têtes simultanément pour éviter que l'une d'entre elles, encore lucide, ne puisse réagir et lancer ses tentacules. ils l'avaient ensuite ligoté, soigneusement emmailloté dans une voile de char et, avec la même efficacité, avait renouvelé l'opération.

LES DYADES D'ERRANUM

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Puis, traînant leurs précieux fardeaux à bord du char à voile, ils avaient quitté l'île.

- «a ne devrait plus tarder, avait annoncé Blade quelques minutes après leur départ.

D'un moment à l'autre, Ala-Iche allait en effet commander la fermeture du panneau. Au moment o˘, en bout de course, les deux parties entreraient en contact, elles provoqueraient l'étincelle qui mettrait le feu au poudre. La combustion se propagerait ensuite le long de deux traînées. L'une allait jusqu'à un local technique situé juste sous l'aire d'atterrissage. L'antre descendait vers les bas quartiers. Là, quatre salles avaient été bourrées de sirloz, du sol au plafond.

La première explosion dépassa ce que Blade avait espéré.

D'autant plus spectaculaire qu'elle se doubla de celle du vaisseau des extraterrestres, elle transforma la montagne en un véritable volcan.

Foulk, Nayache, Louskor et les autres l'avaient s˚rement entendue. Tous tournés vers l'île, ils devaient hurler de joie en regardant l'immense panache de fumée verd‚tre s'élever dans le ciel.

Alors, la seconde explosion, dix fois plus forte que la première, viendrait pendant un temps suspendre leur souffle.

210

LES DYADES D 'ERRANUM

- Cramponne-toi! hurla Blade à Maikor pour couvrir le fracas qui venait de déchirer le silence et n'en fmissait pas de mourir. «a va secouer!

Effectivement, tandis que la ville, l'île entière, disparaissait dans les flots, une immense vague traversa le chenal à la vitesse d'un cheval au galop.

Malmené, ballotté comme un fétu de paille, le char résista néanmoins.

Puis lentement, le calme retomba sur ce décor transformé. L'absence de l'île était étrangement évidente, en même temps que l'horizon retrouvait sa pureté originelle.

La première vague d'envahisseurs avait été repoussée.

Une autre n'allait pas tarder.

CHAPITRE XII

Blade et Maikor avaient adossé les deux " paquets " contre la falaise et s'étaient éloignés en discutant haut et fort de manière à leur faire croire qu'ils les laissaient seuls. Puis, tandis que Maikor avait poursuivi sa route tout en continuant à bavarder, Blade était revenu, à pas de loup, en prenant bien soin rester sous le vent.

Toujours enveloppés dans leur toile, les prison-mers avaient attendu un instant. Puis, persuadés de ne pas être entendus, ils avaient commencé à

parler

- Tzish dizi-yish... Biyititiscz wyliyi shi iniztz.

- Y tzish tsish yiddish drill.

Un sourire s'étira sur les lèvres de Blade. Les deux extraterrestres ne pouvaient évidemment pas savoir, encore moins imaginer, qu'un de leurs ravisseurs détenait un pouvoir particulier qui, en lui donnant accès à

toutes les langues au premier mot

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LES DYADESD'ERRANUM

entendu, venait de lui permettre de décrypter leur dialogue!

-

Nous pouvons parler, avait dit l'un des premiers. Ces imbéciles ignorent notre langue.

-

Ils ignorent aussi que nous, nous parlons la leur!

-

Oui!

-

Vous croyez qu'ils vont nous tuer? reprit l'un des seconds.

-

Je ne pense pas. Ils l'auraient fait tout de suite. Pourquoi se seraient-ils donnés la peine de nous amener jusqu'ici ?

-

Oui, vous avez raison. Pourquoi nous ont-ils enlevés?

-

Je ne vois qu'une seule réponse. Pour nous interroger, se renseigner sur nos intentions, nos forces, nos armes...

-

Comment voulez-vous qu'ils nous interrogent, voyons! Je vous rappelle qu'ils ne sont pas censés savoir qu'on les comprend!

-

Et alors? II y en a peut-être un qui la parle. Ala-Iche a bien fini par nous comprendre, elle!

Blade ne perdait pas un mot de leur échange àquatre voix. Il allait bientôt pouvoir passer à la deuxième phase de son plan.

-

Si au moins on y voyait quelque chose!

-

II faut absolument qu'on puisse se libérer, j'ai un émetteur.

LES DYADESD'ERRANUM

213

- Vous ne pouviez pas le dire plus tôt!

-

II faut signaler notre situation et notre position au vaisseau de la prochaine vague, demander qu'on vienne nous chercher.

-

Avec nos deux trompes on pourrait essayer de défaire nos liens...

Pendant le silence qui suivit, Blade fit signe àMaikor de revenir. Les informations inespérées qu'il venait d'apprendre allait lui faciliter la t

‚che~

-

Taisez-vous! Ils reviennent! fit un des prisonrners en entendant Maikor arriver.

-

Rétracte ta trompe ! Vite!

Blade s'éclipsa le plus discrètement possible et revint avec le Dyade.

-

Le char est trop petit! lança Maikor, jouant son rôle à la perfection. Si on les emmène, on va perdre du temps.

-

Tu as raison. Il n'est même pas nécessaire qu'on aille tous les deux chercher Goliak, confirma Blade. Le mieux, c'est que tu y ailles seul, tu le ramènes et vous commencez à les interroger.

-

D'accord, j'y vais tout de suite. Tu restes ici les garder?

-

Non, c'est inutile. Comment veux-tu qu'ils se libèrent, attachés comme ils sont... Je vais rentrer au village, j'ai du boulot qui m'attends là-bas. Il faut bien que quelqu'un se charge de la récolte des tuwak-lapail.

214

LES DYADES D 'ERRANUM

Blade attendit un instant, pour les laisser ingurgiter ces données nouvelles et fit signe à Maikor d'enchaîner:

-

quand je pense qu'ils s'imaginent pouvoir débarquer et se débarrasser de nous en un clin d'oeil... Les pauvres, ils ne savent pas ce qui les attend ! fit-il en ponctuant sa phrase d'un gros éclat de rire.

-

Oui, enchaîna Blade. Je donnerai cher pour voir leurs têtes quand on va les accueillir à coup de tuwak-lapaYl! Et surtout quand ils vont s'apercevoir qu'une seule goutte de ce fruit extraordinaire est capable de dissoudre un type en quelques secondes!

Blade et Maikor devisèrent encore un instant sur les qualités liquéfiantes de ce fruit imaginaire et les moyens qu'ils utiliseraient pour les projeter sur les envahisseurs.

-

A mon avis, en deux jours, on les aura liquidés, c'est le cas de le dire! fit Maikor en ricanant. Et de notre côté, on n'aura pratiquement pas de pertes, peut-être aucune!

-

que Khalil t'entende ! conclut Blade en donnant le signe du faux départ.

ils se séparèrent. Maikor prit le char et partit vers l'est en lançant un dernier cri d'adieu. Blade longea la falaise et se cacha à une trentaine de yards, entre deux rochers.

Un instant plus tard, il vit une première trompe LES DYADES D'ERRANUM

215

émerger sous la toile, à la hauteur des têtes d'un des prisonniers. Elle ondula vers l'autre, dont la forme prisonnière de la toile se mit à

onduler, à s'agiter. Puis, bientôt, une main apparut, souleva délicatement un coin de la toile.

En quelques secondes, le prisonnier s'était complètement libéré et commençait à défaire les liens de son compagnon d'infortune.

Puis, lorsque les deux extraterrestres furent libérés, Blade en vit un porter un objet devant une de ses bouches. Par moments, il parlait plus fort. Blade put alors comprendre ce qu'ils disaient.

La deuxième partie du plan avait fonctionné.

ils avaient averti les renforts que l'ennemi possédait une arme redoutable, contre laquelle ils ne pouvaient rien.

Puis ils s'étaient donnés la mort, mutuellement.

*

* *

Une grande fête fut organisée au village de Belluk à laquelle participèrent une poignée d'Uniks. Ces derniers ne se mélangeaient pas encore à leurs anciens ennemis, mais leur seule présence pour symbolique qu'elle f˚t, était malgré tout une victoire énorme, plus grande encore que celle remportée sur les envahisseurs.

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Au plus fort des réjouissances, pendant un numéro de danse acrobatique, Blade fut traversé de nouveaux vertiges. Leur force, et le fait que les picotements ne disparaissaient plus, ne laissait aucun doute sur l'imminence du rappel. Ce n'était qu'une question de minutes maintenant.

Auparavant, il y avait un dernier acte qu'il voulait accomplir, un dernier geste plutôt. L'enfant que Nitiche lui avait, d'une certaine manière, "

extorqué ", était né la veille. Cet enfant si différent de lui, dans lequel il ne pouvait pas se reconnaître, c'était quand même le sien. II ne pouvait pas repartir sans l'avoir tenu dans ses bras.

II se dirigea vers la case de Nitiche et s'arrêta sur le seuil. Assise près d'une petite corbeille de rotin capitonnée à laquelle elle imprimait un léger balancement, la Dyade chantonnait doucement.

- II dort ? demanda Blade.

- Seulement la droite. La gauche pas encore.

A cet instant, une nouvelle vague de vibrations, plus forte encore, vint l'ébranler. Vacillant, il s'adossa contre le mur végétal.

- «a ne va pas ? s'inquiéta la Nitiche de gauche.

- Ce doit être la fatigue plus l'émotion, dit l'autre.

Tandis qu'il se massait l'arrière du cr‚ne, transpercé par des dizaines d'aiguilles de feu, Nitiche

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prit un pichet de terre dont elle versa le contenu dans une timbale.

-

Bois, dit-elle en s' approchant de lui, ça te fera du bien.

-

«a va mieux, c'est passé la rassura Blade.

-

Raison de plus, enchaîna l'autre tête. Si ça va mieux, tu l'apprécieras plus encore.

Blade prit la timbale, pour lui faire plaisir, pour partager ce dernier moment avec elle.

Le liquide avait un agréable go˚t de miel et d'anis.

-

C'est bon, fit-il. qu'est-ce que c'est?

-

Tu ne vas pas tarder à le savoir, répondit-elle tandis qu'un même petit sourire narquois étirait les lèvres de ses deux bouches. Viens près de moi, ajouta-t-elle en reculant vers une pile de coussins sur lesquels elle s'allongea.

Blade s'apprêtait à repousser son offre, le plus délicatement possible, lorsqu'il sentit une puissante et soudaine érection s'emparer de son membre.

-

Viens, répéta Nitiche, les bras tendus et les quatre yeux fermés.

quand elle les rouvrit, Blade avait disparu.

Dans son couffm, l'enfant qu'il n'avait pas pu, ne serait-ce que contempler une seconde, laissa échapper de sa bouche gauche un petit soupir paisible et s'endormit complètement.

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*

* *

- C'est insensé ! C'est absolument insensé! s'exclama le professeur Leighton offusqué.

Blade mit quelques secondes à récupérer de son transfert. II se sentait vaseux, plus fatigué que lors de ses retours précédents. Pourtant rien n'avait été différent. A quelques détails près il avait traversé les mêmes épreuves, les mêmes tourments, connu les mêmes douleurs, vu les mêmes merveilles...

- Mais enfin, bon sang, qu'attendez-vous pour vous couvrir?

Blade connaissait le tempérament pudibond du savant. Mais jamais encore, il n'avait paru à ce point choqué par sa nudité.

C'est alors seulement, en s'asseyant sur le bord du siège, que Blade comprit la raison de cette fureur.

En même temps que J, qui était venu, lui aussi, alerté par le comportement de Lord Leighton...

L'érection de Blade était toujours là, plus triomphante encore qu'avant son départ, ce qui n'était pas peu dire...

Se relevant précipitamment, il attrapa le pagne resté dans le fond du siège et s'en couvrit. Cela ne changeait pas grand-chose. Au contraire. Le morceau de tissu dressé devant lui comme une toile de LES DYADES D 'ERRANUM

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tente rendait la vision plus drôle mais pas moins choquante.

Et Lord Leighton était tout sauf sensible à cette drôlerie-là.

Blade se dépêcha de rejoindre l'abri du coin vestiaire et de se rhabiller.

Il enfilait sa deuxième chaussette, légèrement gêné dans ses mouvements par ce phénomène toujours aussi puissant, lorsqu'une pensée lui traversa l'esprit: cette érection avait été provoquée par le produit que Nitiche lui avait fait boire avant son départ... Si elle durait toujours, cela impliquait qu'il avait encore de ce produit dans le sang... Et que donc...

Pour la première fois, Blade avait réussi à ramener quelque chose des dimensions parallèles!

Logiquement, il aurait d˚ immédiatement en avertir lord Leighton. Mais le professeur aurait sans doute tenu à lui faire une prise de sang, à lui faire passer toutes sortes de tests, d'examens, de contrôles. Peut-être même aurait-il tenté de le renvoyer immédiatement sur ce Erranum...

II était déjà presque vingt heures vingt!

Or, Blade ne tenait pas à faire attendre la belle Sue.

II se contenterait de raconter tout cela dans son rapport. Et tant pis si le vieux savant le vouait aux gémonies pour n'avoir pas révélé ce précieux ren

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seignement dès son retour sur Terre. Ce ne serait qu'une raison de plus, qui viendrait s'ajouter àtoutes les autres, pour alimenter les rancoeurs qu'il entretenait à son égard.

En attendant, il allait partager une nuit d'enfer avec la belle Sue qui serait sans doute surprise, voire agréablement surprise, par cette virilité

venue d'ailleurs.

II

lui raconterait tout, son voyage, les Uniks, les Dyades, les envahisseurs venus des étoiles... …videmment elle ne le croirait pas et lui demanderait de remettre " ça ", plutôt que de raconter des bêtises!

Achevé d'imprimer sur les presses de

BUSSI~RE

GROUPE CPI

à Saint-Amand-Montrond (Cher)

en mars 2001

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