CHAPITRE XVII
Vers la fin de l'après-midi, Durtal interrompit son travail et monta aux tours de Saint-sulpice.
Il trouva Carhaix étendu dans une chambre qui attenait à celle où d'habitude ils dînaient. Ces pièces étaient semblables, avec leurs murs de pierre, sans papier de tenture, et leurs plafonds en voûte ; seulement, la chambre à coucher était plus sombre ; la croisée ouvrait sa demi roue, non plus sur la place Saint-sulpice, mais sur le derrière de l'église dont le toit la noyait d'ombre. Cette cellule était meublée d'un lit de fer, garni d'un sommier musical et d'un matelas, de deux chaises de canne, d'une table recouverte d'un vieux tapis. Au mur nu, un crucifix sans valeur, fleuri de buis sec, et c'était tout.
Carhaix était assis sur son séant dans son lit et il parcourait des papiers et des livres. Il avait les yeux plus aqueux, le visage plus blême que de coutume ; sa barbe, qui n'était pas rasée depuis plusieurs jours, poussait en taillis grisonnants sur ses joues caves ; mais un bon sourire rendait affectueux, presque avenants ses pauvres traits.
Aux questions que lui posa Durtal, il répondit : — ce n'est rien ; des Hermies m'autorise à me lever demain ; mais quelle affreuse drogue ! — et il montra une potion dont il prenait une cuillerée, d'heure en heure.
— qu'avalez-vous là ? Demanda Durtal.
Mais le sonneur l'ignorait. Pour lui éviter sans doute des frais, des Hermies lui apportait lui-même la bouteille à boire.
— vous vous ennuyez au lit ?
— vous pensez ! Je suis obligé de confier mes cloches à un aide qui ne vaut rien. Ah ! Si vous l'entendiez sonner ! Moi, ça me donne des frissons, ça me crispe...
— ne te fais donc pas ainsi du mauvais sang, dit la femme ; dans deux jours, tu pourras les sonner, toi-même, tes cloches !
Mais il poursuivait ses plaintes. — vous ne savez pas, vous autres ; voilà des cloches qui ont l'habitude d'être bien traitées ; c'est comme les bêtes, ces instruments-là, ça n'obéit qu'à son maître. Maintenant elles déraisonnent, elles brimballent, elles sonnent la gouille ; c'est tout juste si d'ici je reconnais leurs voix !
— que lisez-vous ? Fit Durtal qui voulait détourner la conversation d'un sujet qu'il sentait pénible.
— mais des volumes écrits sur elles ! Ah ! Tenez, monsieur Durtal, j'ai là des inscriptions qui sont d'une beauté vraiment rare. Ecoutez, reprit-il, en ouvrant un livre traversé par des signets, écoutez cette phrase écrite en relief sur la robe de bronze de la grosse cloche de Schaffouse : " j'appelle les vivants, je pleure les morts, je romps la foudre " .
Et cette autre donc qui figurait sur une vieille cloche du beffroi de Gand : " mon nom est Rolande ; quand je tinte, c'est l'incendie ; quand je sonne, c'est la tempête dans les Flandres " .
— oui, celle-là ne manque pas d'une certaine allure, approuva Durtal.
— eh bien ! C'est encore fichu ! Maintenant les richards font inscrire leurs noms et leurs qualités sur les clochent dont ils dotent les églises ; mais ils ont tant de qualités et de titres qu'il ne reste plus de place pour la devise. L'on manque véritablement d'humilité, dans ce temps-ci !
— si l'on ne manquait que d'humilité ! Soupira Durtal.
— oh ! Reprit Carhaix tout à ses cloches, s'il n'y avait que cela ! Mais à ne plus rien faire, les cloches se rouillent, le métal ne s'écrouit pas et vibre mal ; autrefois ces auxiliaires magnifiques du culte chantaient sans cesse ; on sonnait les heures canoniales : matines et laudes, avant le lever du jour ; prime, dès l'aube ; tierce, à neuf heures ; sexte, à midi ; none, à trois heures et encore les vêpres et les complies ; aujourd'hui, on annonce la messe du curé, les trois angélus, du matin, de midi et du soir, parfois des saluts, et, certains jours, on lance quelques volées pour des cérémonies prescrites, et c'est tout. Il n'y a plus que dans les couvents où les cloches ne dorment pas, car là, du moins, les offices de nuit persistent !
— laisse donc cela, dit sa femme, en lui tassant l'oreiller dans le dos. Quand tu t'agiteras ainsi, ça ne t'avancera à rien et tu te feras mal.
— c'est juste, fit-il résigné ; mais que veux-tu, l'on reste un homme de révolte, un vieux pécheur que rien n'apaise ; et il sourit à sa femme qui lui apportait une cuillerée de potion à boire.
On sonna. Mme Carhaix s'en fut ouvrir et introduisit un prêtre hilare et rouge qui, d'une grosse voix cria : c'est l'échelle du paradis, cet escalier ! Que je souffle ! Et il tomba dans un fauteuil et s'éventa.
— eh bien, mon ami, dit-il enfin, en entrant dans la chambre à coucher, j'ai appris par le bedeau que vous étiez souffrant et je suis venu.
Durtal l'examina. Une incompressible gaieté fendait cette face sanguine, aux joues peintes avec un rasoir, en bleu. Carhaix les présenta l'un à l'autre ; ils échangèrent, le prêtre, un salut défiant et Durtal un salut froid.
Celui-ci se sentait gêné, de trop, dans les effusions de l'accordant et de sa femme qui remerciaient à mains jointes cet abbé d'être monté. Il était évident que pour ce ménage, qui n'ignorait point cependant les passions sacrilèges ou médiocres du clergé, l'ecclésiastique était l'homme d'élection, un homme tellement supérieur que, dès qu'il était là, les autres ne comptaient plus.
Il prit congé ; et, en descendant, il se disait : ce prêtre jubilant me fait horreur. Au reste, un prêtre, un médecin, un homme de lettres gais sont, à n'en pas douter, d'ignobles âmes, car enfin, ce sont eux qui voient de près les misères humaines, qui les consolent, les soignent, ou les décrivent. Si après cela, ils se désopilent et pouffent, c'est un comble ! Ce qui n'empêche, du reste, que quelques inconscients déplorent que le roman observé, vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu'il représente. Ils le voudraient et jovial et gaulois et fardé, les aidant, dans leur bas égoïsme, à leur faire oublier les désastreuses existences qui les frôlent !
C'est égal, Carhaix et sa femme sont tout de même de singulières gens ! Ils ploient sous le despotisme paterne des prêtres, — et il y a des moments où ça ne doit pas être drôle, — et ils les révèrent et les adorent ! Mais voilà, ce sont des âmes blanches, des croyants et des humbles ! Je ne connais pas cet abbé qui était là, mais il est redondant et rubicond, il pète dans sa graisse et crève de joie. Malgré l'exemple de Saint François D'Assise qui était gai, — ce qui me le gâte, du reste, — j'ai peine à m'imaginer que cet ecclésiastique soit un être surélevé. Il est bon de dire qu'au fond il vaut mieux pour lui qu'il soit médiocre. Comment, s'il était autre, se ferait-il comprendre de ses ouailles ? Et puis, s'il était supérieur, il serait haï par ses collègues et persécuté par son évêque !
En se causant ainsi, à bâtons rompus, Durtal atteignit le bas des tours. Il s'arrêta, sous le porche. Je croyais rester plus longtemps là-haut, pensa-t-il ; il n'est que cinq heures et demie ; il faut que je tue au moins une demi-heure, avant que de me mettre à table.
Le temps était presque doux, les neiges étaient balayées ; il alluma une cigarette et musa sur la place.
Levant le nez, il chercha la fenêtre du sonneur et il la reconnut ; seule, elle avait un rideau, parmi les autres arcs vitrés qui s'ouvraient au-dessus du perron. Quelle abominable construction ! Se dit-il, en contemplant l'église ; quand on songe que ce carré, flanqué de deux tours, ose rappeler la forme de la façade de Notre-dame ! Et quel gâchis ! Poursuivit-il, en examinant les détails. Du parvis au premier étage, il y a des colonnes doriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes ; enfin, de la base au sommet de la tour même, des colonnes corinthiennes, à feuilles d'acanthe. Que peut bien signifier ce salmigondis d'ordres païens pour une église ? Et encore cela n'existe que pour la tour habitée par les cloches ; l'autre n'est même pas terminée, mais demeurée à l'état de tube fruste, elle est moins laide !
Et ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cet indigent amas de pierres ! Pourtant, au fond, les Servandoni et les Oppernord ont été les Ezéchiel de la bâtisse, de vrais prophètes ; leur oeuvre est une oeuvre de voyants, en avance sur le dix-huitième siècle, car c'est l'effort divinatoire du moellon voulant symboliser, à une époque où les chemins de fer n'existaient pas, le futur embarcadère des railways, Saint-sulpice, ce n'est pas, en effet, une église, c'est une gare.
Et l'intérieur du monument n'est ni plus religieux, ni plus artiste que le dehors ; il n'y a vraiment dans tout cela que la cave aérienne du brave Carhaix qui me plaise ! Puis il regarda autour de lui ; cette place est bien laide, reprit-il, mais qu'elle est provinciale et intime ! Sans doute, rien ne peut égaler la hideur de ce séminaire qui dégage l'odeur rance et glacée d'un hospice. La fontaine avec ses bassins polygones, ses vases à pot au feu, ses lions pour têtes de chenets, ses prélats en niches, n'est point un chef-d'oeuvre, pas plus que cette mairie dont le style administratif vous couvre les yeux de cendre ; mais sur cette place, comme dans les rues Servandoni, Garancière, Férou qui l'avoisinent, l'on respire une atmosphère faite de silence bénin et d'humidité douce. ça sent le placard oublié et un peu l'encens. Cette place est en parfaite harmonie avec les maisons des rues surannées qui l'enserrent, avec les bondieuseries du quartiers, les fabriques d'images et de ciboires, les librairies religieuses dont les livres ont des couvertures couleur de pépin, de macadam, de muscade, de bleu à linge !
Oui, c'est caduc et discret, conclut-il. La place était alors presque déserte. Quelques femmes gravissaient le perron de l'église, devant des mendiants qui murmuraient des patenôtres, en secouant des sous dans des gobelets ; un ecclésiastique, tenant sous son bras un livre revêtu de drap noir, saluait des dames aux yeux blancs ; quelques chiens galopaient ; quelques enfants se poursuivaient ou sautaient à la corde ; les énormes omnibus chocolat de la Villette et le petit omnibus jaune miel de la ligne d'Auteuil, partaient presque vides, tandis que, réunis devant leurs voitures, sur le trottoir, près d'un chalet de nécessité, des cochers causaient ; nul bruit, nulle foule et des arbres ainsi que sur le mail silencieux d'un bourg.
Voyons, se dit Durtal qui considérait à nouveau l'église, il faudra pourtant bien qu'un jour, alors qu'il fera moins froid et plus clair, je monte en haut de la tour ; puis il hocha la tête. A quoi bon ?
Paris à vol d'oiseau, c'était intéressant au Moyen Age, mais maintenant ! J'apercevrai, comme au sommet des autres fûts, un amas de rues grises, les artères plus blanches des boulevards, les plaques vertes des jardins et des squares et, tout au loin, des files de maisons qui ressemblent à des dominos alignés debout et dont les points noirs sont des fenêtres.
Et puis les édifices qui émergent de cette mare cahotée de toits, Notre-dame, la Sainte-chapelle, Saint-séverin, Saint-étienne-du-mont, la tour Saint-jacques sont noyés dans la déplorable masse des monuments plus neufs ; — et je ne tiens nullement à contempler, en même temps, ce spécimen de l'art des marchandes à la toilette qu'est l'opéra, cette arche de pont qu'est l'arc de triomphe, et ce chandelier creux qu'est la tour Eiffel !
C'est assez de les voir séparément, en bas, sur le pavé, à des tournants de rues.
Si j'allais dîner, car enfin, j'ai rendez-vous avec Hyacinthe et il faut qu'avant huit heures, je sois rentré.
Il s'en fut chez un marchand de vins du voisinage où la salle, dépeuplée à six heures, permettait de discuter avec soi-même tranquillement, en mangeant des viandes demeurées saines et en buvant des breuvages pas trop mal teints. Il pensait à Mme Chantelouve et surtout au chanoine Docre. Le côté mystérieux de ce prêtre le hantait. Que pouvait-il se passer dans la cervelle d'un homme qui s'était fait dessiner un Christ sous la plante des pieds pour le mieux fouler ?
Quelle haine cela révélait ! Lui en voulait-il de ne pas lui avoir donné les extases bienheureuses d'un saint, ou, plus humainement, de ne pas l'avoir élevé aux plus hautes dignités du sacerdoce ? évidemment, le dépit de ce prêtre était désordonné et son orgueil était immense. Il ne devait même pas être fâché d'être un objet de terreur et de dégoût, car il était ainsi quelqu'un. Puis, pour une âme foncièrement scélérate, telle que celle-là semblait l'être, quelles joies que de pouvoir faire languir ses ennemis, par d'impunissables envoûtements, dans les souffrances !
Enfin le sacrilège exalte en des allégresses furieuses, en des voluptés démentielles que rien n'égale. C'est, depuis le Moyen Age, le crime des lâches, car la justice humaine ne le poursuit plus et l'on peut impunément le commettre, mais il est le plus excessif de tous pour un croyant et Docre croit au Christ puisqu'il le hait !
Quel monstrueux prêtre ! — et quelles ignobles relations il a sans doute eues avec la femme de Chantelouve ! Oui, mais comment la faire parler, celle-là ? Elle m'a, en somme, très nettement notifié son refus de s'expliquer sur ce sujet, l'autre jour.
En attendant, comme je n'ai nulle envie de subir, ce soir, le péché de ses fredaines, je vais lui déclarer que je suis souffrant et qu'un repos absolu m'est nécessaire.
Et il le fit, lorsqu'elle vint, une heure après qu'il fut rentré chez lui.
Elle lui proposa une tasse de thé et, sur son refus, elle le dorlota, en l'embrassant. Puis, s'écartant un peu :
— vous travaillez trop ; vous auriez besoin de vous distraire ; allons, pour tuer le temps, si vous me faisiez un peu la cour, car enfin c'est moi qui joue, sans me lasser, ce rôle ! — non ? Cette idée ne vous déride pas ? Cherchons autre chose. — voulez-vous que nous entamions une partie de cache-cache avec le chat ? Vous haussez les épaules ; eh bien, puisque rien ne réussit à éclairer votre mine grognonne, causons de votre ami, de des Hermies, qui devient-il ?
— mais rien de particulier.
— et ses expériences avec la médecine Mattéï ?
— j'ignore s'il les continue.
— allons, je vois que ce sujet est déjà épuisé.
Savez-vous que vos réponses ne sont pas encourageantes, mon cher.
— mais, fit-il, il peut arriver à tout le monde de ne pas répondre longuement à des questions. Je connais même certaine personne qui abuse quelquefois de ce laconisme, alors que sur certain chapitre on l'interroge.
— sur un chanoine, par exemple.
— vous l'avez dit.
Elle croisa tranquillement les jambes.
— cette personne avait sans doute des raisons pour se taire ; mais si cette personne tient réellement à obliger celle qui l'interroge, peut-être s'est-elle, depuis le dernier entretien, donné beaucoup de mal pour la satisfaire.
— voyons, ma chère Hyacinthe, expliquez-vous, dit-il, la face réjouie, en lui serrant les mains.
— avouez que si je vous mettais ainsi l'eau à la bouche, à seule fin de ne plus avoir devant les yeux un visage bougon, j'aurais bien réussi.
Il gardait le silence, se demandant si elle se fichait de lui, ou bien si réellement, elle consentait à parler.
— ecoutez, reprit-elle ; je maintiens ma décision de l'autre soir ; je ne vous permettrai pas de vous lier avec le chanoine Docre ; mais, à un moment fixé, je puis, sans que vous entriez en relations avec lui, vous faire assister à la cérémonie que vous désirez le plus connaître.
— a la messe noire ?
— oui ; avant huit jours, Docre aura quitté Paris ; si vous le voyez, une fois avec moi, jamais plus après vous ne le reverrez. Conservez donc vos soirées libres pendant une huitaine ; quand l'instant sera venu, je vous ferai signe ; mais vous pouvez me remercier, mon ami, car pour vous être utile, j'enfreins les ordres de mon confesseur que je n'ose plus revoir et je me damne !
Il l'embrassa gentiment, la câlina, puis :
— c'est donc sérieux, c'est donc bien réellement un monstre que cet homme ?
— j'en ai peur, — dans tous les cas, je ne souhaite de l'avoir pour ennemi à personne !
— dame ! S'il envoûte les gens comme Gévingey !
— certes, et je ne voudrais pas être à la place de l'astrologue.
— vous y croyez donc ! — voyons, comment opère-t-il, avec le sang des souris, les hachis ou les huiles ?
— tiens, vous savez cela. — il se sert, en effet, de ces substances ; il est même un des seuls qui puisse les manipuler, car l'on s'empoisonne fort bien avec ; il en est de même que des matières explosibles si dangereuses à manier pour ceux qui les préparent ; mais souvent, lorsqu'il s'attaque à des êtres sans défense, il use de recettes plus simples. Il distille des extraits de poisons et il y ajoute de l'acide sulfurique pour bouillonner dans la plaie ; alors il trempe dans ce composé la pointe d'une lancette avec laquelle il fait piquer sa victime par un esprit volant ou une larve. C'est l'envoûtement ordinaire, connu, celui des Rose-croix et autres débutants en Satanisme.
Durtal se mit à rire. — mais, ma chère, à vous entendre, on expédierait à distance la mort, ainsi qu'une lettre.
— et certaines maladies telles que le choléra, on ne les dépêche pas par lettres ? Demandez aux services sanitaires qui désinfectent pendant les épidémies les envois de poste !
— je ne dis pas le contraire, mais le cas n'est pas le même.
— si, puisque c'est la question de transmission, d'invisibilité, de distance, qui vous étonne !
— ce qui m'étonne surtout, c'est de voir les Rose-croix mêlés à cette affaire. Je vous avoue que je ne les avais jamais considérés que comme de doux jobards ou de funéraires farceurs.
— mais, toutes les sociétés sont formées de jobards, et, à leur tête, il y a toujours des farceurs qui les exploitent. Or c'est le cas des Rose-croix ; cela n'empêche point que leurs chefs tentent en secret le crime. Il n'y a pas besoin d'être érudit ou intelligent pour pratiquer le rituel des maléfices. Dans tous les cas, et cela je l'affirme, il y a parmi eux un ancien homme de lettres que je connais. Celui-là vit avec une femme mariée et ils passent leur temps, elle et lui, à essayer de tuer le mari par envoûtement.
— tiens, mais c'est très supérieur au divorce, ce système-là !
Elle le regarda et fit la moue.
— je ne parlerai plus, dit-elle, car je vois que vous vous moquez de moi, vous ne croyez à rien...
— mais non, je ne ris pas, car je n'ai pas des idées bien arrêtées là-dessus. J'avoue qu'au premier abord, tout cela me semble pour le moins improbable ; mais quand je songe que tous les efforts de la science moderne ne font que confirmer les découvertes de la magie d'antant, je reste coi. C'est vrai, reprit-il, après un silence, pour ne citer qu'un fait : a-t-on assez ri de ces femmes changées en chattes, au Moyen Age ? Eh bien, l'on a récemment amené chez M. Charcot une petite fille qui, subitement, courait à quatre pattes, bondissait, miaulait, griffait et jouait ainsi qu'une chatte. Cette métamorphose est donc possible ! Non, on ne saurait trop le répéter, la vérité c'est qu'on ne sait rien, et que l'on n'a le droit de ne rien nier ; mais pour en revenir à vos Rose-croix, ils se dispensent, avec ces formules purement chimiques, du sacrilège ?
— c'est-à-dire que leurs vénéfices, en supposant qu'ils sachent assez bien les apprêter, pour qu'ils réussissent, — ce dont je doute, — sont faciles à vaincre ; toutefois cela ne signifie point que ce groupe dans lequel figure un véritable prêtre, ne se serve pas au besoin d'eucharisties souillées.
— ça doit encore être un bien joli prêtre, celui-là !
— mais, puisque vous êtes si renseignée, savez-vous aussi comment l'on conjure les maléfices ?
— oui et non ; je sais que lorsque les poisons sont scellés par le sacrilège, lorsque l'opération a été faite par un maître, par Docre, ou par l'un des princes de la magie à Rome, il est très malaisé de leur opposer un antidote. On m'a cependant cité un certain abbé, à Lyon, qui réussit, à peu près seul, à l'heure actuelle, ces difficiles cures.
— le docteur Johannès !
— vous le connaissez ?
— non, mais Gévingey qui est parti chez lui pour se guérir m'en a parlé.
— eh bien, j'ignore comment celui-là s'y prend ; ce que je sais, c'est que les maléfices qui ne sont point compliqués de sacrilèges sont évités, la plupart du temps, par la loi du retour. On renvoie le coup à celui qui le porte ; il existe encore, à l'heure actuelle, deux églises, l'une en Belgique et l'autre en France où, lorsqu'on va prier devant une statue de la Vierge, le sort qui vous a lésé rebondit sur vous et va frapper votre adversaire.
— bah !
— oui, l'une de ces églises est à Tougres, à dix-huit kilomètres de Liège, et elle porte même le nom de Notre-dame de Retour ; l'autre est l'église de L'Epine, un petit village près de Châlons. Cette église a été autrefois bâtie pour conjurer les vénéfices que l'on pratiquait à l'aide d'épines qui poussaient dans ce pays et servaient à transpercer des images découpées en forme de coeur.
— près de Châlons, dit Durtal, qui cherchait dans sa mémoire. Il me semble, en effet, que des Hermies m'a signalé, à propos de l'envoûtement par le sang des souris blanches, des cercles diaboliques installés dans cette ville.
— oui, cette contrée a été, de tout temps, l'un des foyers les plus véhéments du Satanisme.
— vous êtes joliment ferrée sur la matière ; c'est Docre qui vous a infusé cette science ?
— je lui dois, en effet, le peu que je vous débite ; il m'avait prise en affection, et il voulait même faire de moi son élève. — j'ai refusé et j'en suis maintenant contente, car je me soucie beaucoup plus que jadis d'être constamment en état de péché mortel.
— et la messe noire, vous y avez assisté ?
— oui, et je vous le dis d'avance, vous regretterez d'avoir vu d'aussi terribles choses. C'est un souvenir qui reste et fait horreur, même... surtout...
lorsque l'on ne prend pas part personnellement à ces offices.
Il la regarda. Elle était pâle et ses yeux enfumés battaient.
— vous l'aurez voulu, reprit-elle, vous ne pourrez donc vous plaindre, si le spectacle vous épouvante ou vous écoeure.
Il resta un peu interloqué par le ton sourd et triste de sa voix.
— mais lui, enfin, ce Docre, d'où sort-il, qu'a-t-il fait autrefois, comment est-il ainsi devenu un maître du Satanisme ?
— je l'ignore, je l'ai connu prêtre habitué à Paris, puis confesseur d'une reine en exil. Il a eu d'horribles histoires que grâce à des protections, l'on a étouffées, sous l'empire. Il a été interné à la Trappe, puis chassé du clergé, excommunié par Rome. J'ai également appris qu'il avait été, plusieurs fois, accusé d'empoisonnement, mais acquitté, car les tribunaux n'ont jamais réussi à faire la preuve. Aujourd'hui, il vit je ne sais comment, dans l'aisance, et voyage beaucoup avec une femme qui lui sert de voyante ; pour tout le monde, c'est un scélérat, mais il est savant et pervers et puis il est si charmant !
— oh ! Fit-il, comme votre voix, comme vos yeux changent ! Avouez que vous l'aimez !
— non-je ne l'aime plus, car pourquoi ne vous le dirai-je pas, nous étions fous l'un de l'autre, à un moment !
— et maintenant ?
— maintenant, c'est fini, je vous le jure ; nous sommes restés amis et c'est tout.
— mais alors vous êtes allée souvent chez lui. Etait-ce au moins curieux, avait-il un intérieur hétéroclite ?
— non, c'était confortable et c'était propre. Il possédait un cabinet de chimiste, une bibliothèque immense ; le seul livre curieux qu'il me montra, ce fut un office sur parchemin de la messe noire. Il y avait des enluminures admirables, une reliure fabriquée avec la peau tannée d'un enfant mort sans baptême, estampée sur l'un de ses plats, ainsi que d'un fleuron, d'une grande hostie consacrée dans une messe noire.
— et que contenait ce manuscrit ?
— je ne l'ai pas lu.
Ils gardèrent le silence, puis elle lui prit les mains.
— vous voici remis, dit-elle ; je savais bien que je vous guérirais de votre mine grise. Avouez, tout de même, que je suis bonne enfant de ne pas me fâcher.
— vous fâchez ? Et pourquoi ?
— mais parce que c'est fort peu flatteur pour une femme, je suppose, de n'arriver à dérider un homme que lorsqu'on l'entretient d'un autre !
— mais non, mais non, dit-il, en l'embrassant doucement sur les yeux.
— laisse, fit-elle, tout bas, cela m'énerve et il faut que je parte, car il est tard.
Elle soupira et s'en fut, le laissant ahuri, se demandant une fois de plus, dans quel amas de vase la vie de cette femme avait plongé.
CHAPITRE XVIII
Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieuses imprécations sur le tribunal, Gille De Rais comparut de nouveau devant ses juges.
Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, une fois de plus, bondi d'un excès à un autre ; quelques heures avaient suffi pour assagir l'énergumène qui déclara reconnaître les pouvoirs des magistrats et demanda pardon de ses outrages.
Ils lui affirmèrent que, pour l'amour de Notre-seigneur, ils oubliaient ses injures et, sur sa prière, l'évêque et l'inquisiteur rapportèrent la sentence d'excommunication dont ils l'avaient frappé, la veille. Cette audience, d'autres, furent occupées par la comparution de Prélati et de ses complices ; puis, s'appuyant sur le texte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de la confession si elle est " dubia, vaga, generalis, illativa, jocosa, " , le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux, Gilles devait être soumis à la question canonique, c'est-à-dire à la torture.
Le maréchal supplia l'évêque d'attendre jusqu'au lendemain et réclama le droit de se confesser tout d'abord aux juges qu'il plairait au tribunal de désigner, jurant qu'il renouvellerait ensuite ses aveux devant le public et la cour.
Jean De Malestroit accueillit cette requête et l'évêque de Saint-brieuc et Pierre De L'Hospital, Chancelier De Bretagne, furent chargés d'entendre Gilles dans sa cellule ; quand il eut terminé le récit de ses débauches et de ses meurtres, ils ordonnèrent qu'on amenât Prélati.
A sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu'après l'interrogatoire, on s'apprêtait à reconduire l'italien dans sa geôle, il l'embrassa, disant :
" adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu'il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vous avez bonne patience et espérance en Dieu, que nous nous entreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et je prierai pour vous " .
Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu'il devait avouer publiquement, à l'audience, le lendemain.
Ce fut ce jour-là, le jour solennel du procès. La salle où siégeait le tribunal était comble et la multitude, refoulée dans les escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait les venelles avoisinantes, barrait les rues. De vingt lieues à la ronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dont le nom seul faisait, avant sa capture, clore les portes dans les tremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes.
Le tribunal allait se réunir au grand complet. Tous les assesseurs qui, d'habitude, se suppléaient pendant les longues audiences, étaient présents.
La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliers romans, se rajeunissait à mi-corps, s'effilait en ogive, élançait à des hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui se rejoignaient ainsi que les côtes des mitres abbatiales, en une pointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, au travers de leurs résilles de plomb, d'étroits carreaux. L'azur du plafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, à cette hauteur, que comme des têtes en acier d'épingles ; dans les ténèbres des voûtes, l'hermine des armes ducales apparaissait, confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands dés blancs, mouchetés de points noirs.
Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire, les évêques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drap d'or, étaient cravatés d'un collier de flammes par le collet orfrazé, pavé d'escarboucles, de leurs robes. En une silencieuse procession, ils s'avançaient, alourdis par leurs rigides chapes qui tombaient, en s'évasant, de leurs épaules, pareilles à des cloches d'or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquelle pendait le manipule, une sorte de voile vert.
Ils flambait, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquels on souffle, éclairaient eux-mêmes la salle, en reflétant le pâle soleil d'un pluvieux octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et y puisait de nouvelles flammes qu'il renvoyait, en les dispersant à l'autre bout de la salle, jusqu'au peuple muet.
Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, les costumes des autres juges paraissaient plus discords et plus sombres ; les vêtements noirs des assesseurs et de l'official, la robe blanche et noire de Jean Blouyn, les simarres en soie, les manteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés de pelleteries, de la justice séculière, semblaient défraîchis et grossiers.
Les évêques s'assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles, Jean De Malestroit qui, d'un siège plus haut, dominait la salle.
Sous l'escorte d'hommes d'armes, Gilles entra.
Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Ses yeux brûlaient dans des paupières rissolées, ses joues tremblaient.
Sur l'injonction qui lui fut adressée, il commença le récit de ses crimes.
D'une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta ses rapts d'enfants, ses hideuses tactiques, ses stimulations infernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols ; obsédé par la vision de ses victimes, il décrivit leurs agonies ralenties ou hâtées, leurs appels et leurs râles ; il avoua s'être vautré dans les élastiques tiédeurs des intestins ; il confessa qu'il avait arraché des coeurs par des plaies élargies, ouvertes, telles que des fruits mûrs.
Et d'un oeil de somnambule, il regardait ses doigts qu'il secouait, comme pour en laisser égoutter le sang.
La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraient soudain quelques cris brefs ; et l'on emportait, en courant, des femmes évanouies, folles d'horreur.
Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir ; il continuait à dévider l'effrayante litanie de ses crimes.
Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusions sépulcrales, au supplice de ces petits enfants qu'il cajolait afin de leur couper, dans un baiser, le cou.
Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellement formidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes d'or, les évêques blêmirent ; ces prêtres, trempés aux feux des confessions, ces juges qui, en des temps de démonomanies et de meurtres, avaient entendu les plus terrifiants des aveux ; ces prélats qu'aucun forfait, qu'aucune abjection des sens, qu'aucun purin d'âme n'étonnaient plus, se signèrent et Jean De Malestroit se dressa et voila, par pudeur, la face du Christ.
Puis, tous baissèrent le front et, sans qu'un mot eût été échangé, ils écoutèrent le maréchal qui, la figure bouleversée, trempée de sueur, regardait le crucifix dont l'invisible tête soulevait le voile, avec sa couronne hérissée d'épines.
Gilles acheva son récit ; mais, alors, une détente eut lieu ; jusqu'alors il était resté debout, parlant comme dans un brouillard, se racontant à lui-même, tout haut, le souvenir de ses impérissables crimes.
Quand ce fut terminé, les forces l'abandonnèrent. Il tomba sur les genoux et, secoué par d'affreux sanglots, il cria : " ô Dieu, mon rédempteur, je vous demande miséricorde et pardon ! " — puis ce farouche et hautain baron, le premier de sa caste, sans doute, s'humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant : " vous, les parents de ceux que j'ai si cruellement mis à mort, donnez, ah, donnez-moi le secours de vos pieuses prières ! " alors, en sa blanche splendeur, d'âme du Moyen Age rayonna dans cette salle.
Jean De Malestroit quitta son siège et releva l'accusé qui frappait de son front désespéré les dalles ; le juge disparut en lui, le prêtre seul resta ; il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute.
Il y eut dans l'audience un frémissement lorsque Jean De Malestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyée sur sa poitrine : prie, pour que la juste et épouvantable colère du très-haut se taise ; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en folie de ton être !
Et la salle entière s'agenouilla et pria pour l'assassin.
Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d'affolement et de trouble. Exténuée d'horreur, excédée de pitié, la foule houlait ; le tribunal, silencieux et énervé, se reconquit.
d'un geste, le promoteur arrêta les discussions, balaya les larmes.
Il dit que les crimes étaient " clairs et apperts " , que les preuves étaient manifestes, que la cour pouvait maintenant, en son âme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l'on fixât le jour du jugement. Le tribunal désigna le surlendemain.
Et ce jour-là, l'official de l'église de Nantes, Jacques de Pentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences ; la première rendue par l'évêque et l'inquisiteur sur les faits relevant de leur commune juridiction, commençait ainsi :
" le saint nom du Christ invoqué, nous,
Jean,
" évêque de Nantes, et frère Jean Blouyn, bachelier
" en nos saintes ecritures, de l'ordre des frères
" prêcheurs de Nantes et délégué de l'inquisiteur de
" l'hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en
" séance du tribunal et n'ayant sous les yeux que
" Dieu seul... "
et, après l'énumération des crimes, il concluait :
" nous prononçons, nous décidons, nous
déclarons
" que toi, Gilles de Rais, cité à notre tribunal, tu
" es honteusement coupable d'hérésie, d'apostasie,
" d'évocation des démons ; que pour ces crimes, tu
as
" encouru la sentence d'excommunication et toutes
" les autres peines déterminées par le droit. "
La seconde sentence, rendue par l'évêque seul, sur les crimes de sodomie, de sacrilège et de violation des immunités de l'église, qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait aux mêmes conclusions et prononçait également, dans une forme presque identique, la même peine.
Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quand elle fut terminée, l'évêque et l'inquisiteur lui dirent : — voulez-vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vos évocations et vos autres crimes, être réincorporé à l'église, notre mère ?
Et, sur les ardentes prières du maréchal, ils le relevèrent de toute excommunication et l'admirent à participer aux sacrements. La justice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni, mais effacé par la contrition et la pénitence. La justice humaine demeurait seule.
L'évêque et l'inquisiteur remirent le coupable à la cour séculière qui, retenant les captures d'enfants et les meurtres, prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati, les autres complices, furent en même temps condamnés à être pendus et brûlés vifs.
— criez à Dieu merci ! Dit Pierre De L'Hospital qui présidait les débats civils, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grand repentir d'avoir commis de tels crimes !
Cette recommandation était inutile.
Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Il espérait, humblement, avidement, en la miséricorde du sauveur ; l'expiation terrestre, le bûcher, il l'appelait de toutes se forces, pour se rédimer des flammes éternelles, après sa mort.
Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s'était ouvert et il avait visité ce cloaque qu'avaient si longtemps alimenté les eaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives, désespérant de pouvoir jamais étancher l'amas de ses effrayantes boues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d'horreur et de joie, il s'était subitement renversé l'âme ; il l'avait lavée de ses pleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes des élans fous. Le boucher de sodome s'était renié, le compagnon de Jeanne D'Arc avait reparu, le mystique dont l'âme s'essorait jusqu'à Dieu, dans des balbuties d'adoration, dans des flots de larmes !
Puis il pensa à ses amis, voulut qu'eux aussi mourussent en état de grâce. Il demanda à l'évêque de Nantes qu'ils ne fussent pas exécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoir qu'il était le plus coupable, qu'il devait les avertir de leur salut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher.
Jean De Malestroit accueillit cette supplique.
— ce qui est curieux, se dit Durtal, en s'interrompant d'écrire pour allumer une cigarette, c'est que...
on sonna doucement ; Mme Chantelouve entra.
Elle déclara qu'elle ne restait que deux minutes, qu'elle avait une voiture en bas. — c'est pour ce soir ; dit-elle ; je viendrai vous prendre à neuf heures. Ecrivez-moi d'abord une lettre à peu près conçue dans ces termes, et elle lui remit un papier qu'il déplia.
Il contenait simplement cette attestation : j'avoue que tout ce que j'ai dit et écrit sur la messe noire, sur le prêtre qui la célèbre, sur le lieu où j'ai prétendu y assister, sur les soi-disant personnes que j'y trouvai, est de pure invention. J'affirme que j'ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent, tout ce que j'ai raconté est faux.
— c'est de Docre ? Dit-il, regardant une petite écriture, pointue et retorse, presque agressive.
— oui ; et il veut, en outre, que cette déclaration non datée soit faite, sous forme de lettre adressée à une personne qui vous aurait consulté à ce sujet.
— il se défie donc bien de moi, votre chanoine !
— dame, vous faites des livres !
— ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal. Et si je refuse ?
— vous n'assisterez pas à la messe noire.
La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea et signa la lettre que Mme Chantelouve mit dans son porte-carte.
— et dans quelle rue, cette cérémonie se passe-t-elle ?
— dans la rue Olivier-de-serres.
— où est-ce ?
— près de la rue de Vaugirard, tout en haut.
— et c'est là que demeure Docre ?
— non ; nous allons dans une maison particulière qui appartient à l'une de ses amies. — sur ce, si vous le voulez bien, vous reprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suis pressée et je me sauve. A neuf heures, n'est-ce pas, soyez prêt.
Il eut à peine le temps de l'embrasser, elle était partie.
Enfin, se dit-il, lorsqu'il fut seul, j'avais déjà des renseignements sur l'incubat et l'envoûtement ; il ne me restait plus à connaître que la messe noire pour être tout à fait au courant du satanisme, tel qu'il se pratique de nos jours et je vais la voir !
Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Paris recélât des dessous pareils ! Et comme les choses s'attirent et se lient ; il fallait que je m'occupasse de Gilles De Rais et du diabolisme au Moyen Age, pour que le diabolisme contemporain me fût montré !
Et il repensa à Docre et il se dit : — quelle finaude crapule que ce prêtre ! Au fond, parmi ces occultistes qui grouillent aujourd'hui dans la décomposition des idées d'un temps, celui-là est le seul qui m'intéresse.
Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, les spirites, les hermétistes, les Rose-croix, me font l'effet, lorsqu'ils ne sont pas de simples larrons, d'enfants qui jouent et se chamaillent, en trébuchant, dans une cave ; et si l'on descend plus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyantes et des sorciers, que trouve-t-on, sinon des agences de prostitution et de chantage ? Tous ces soi-disant débitants d'avenir sont fort malpropres ; c'est la seule chose dans l'occulte, dont on soit sûr !
Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions. Il venait annoncer à Durtal que Gévingey était de retour et qu'ils devaient dîner ensemble, le surlendemain chez Carhaix.
— sa bronchite est donc guérie ?
— oui, complètement.
Préoccupé de l'idée de la messe noire, Durtal ne put se taire et il avoua que, le soir même, il devait y assister ; — et devant la mine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu'il avait promis le secret et qu'il ne pouvait, pour l'instant, lui en raconter davantage.
— mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies.
Est-ce indiscret de te demander le nom de l'abbé qui présidera à cet office ?
— non, c'est le chanoine Docre.
— ah ! — et l'autre se tut ; il cherchait évidemment à deviner à l'aide de quelles manigances son ami avait pu joindre ce prêtre.
— tu m'as autrefois narré, reprit Durtal, qu'au Moyen Age, la messe noire se disait sur la croupe nue d'une femme, qu'au dix-septième siècle, elle se célébrait sur le ventre, et maintenant ?
— je crois qu'elle a lieu comme à l'église, devant un autel. Du reste, à la fin du quinzième siècle, elle s'est quelquefois débitée ainsi, dans les Biscayes.
Il est vrai que le diable opérait alors en personne.
Revêtu d'habits épiscopaux, déchirés et souillés, il communiait avec des rondelles de savate, criant :
ceci est mon corps ! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèles qui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et le croupion. J'espère que tu ne seras pas obligé de rendre d'aussi bas hommages à ton chanoine.
Durtal se mit à rire. — non, je ne pense pas qu'il exige de telles prébendes ; mais, voyons, tu ne juges point que décidément les êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont un peu fous ?
— fous ! Et pourquoi ? — le culte du démon n'est pas plus insane que celui de Dieu ; l'un purule et l'autre resplendit, voilà tout ; à ce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconque seraient déments ! Non, les affiliés du satanisme sont des mystiques d'un ordre immonde, mais ce sont des mystiques. Maintenant, il est fort probable que leurs élans vers l'au-delà du mal coïncident avec les tribulations enragées des sens, car la luxure est la goutte-mère du démonisme. La médecine classe tant bien que mal cette faim de l'ordure dans les districts inconnus de la névrose ; et, elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu'est cette maladie dont tout le monde souffre ; il est bien certain, en effet, que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu'autrefois, au moindre choc. Tiens, rappelle-toi les détails donnés par les journaux, sur l'exécution des condamnés à mort ; ils nous révèlent que le bourreau travaille avec timidité, qu'il est sur le point de s'évanouir, qu'il a mal aux nerfs, lorsqu'il décapite un homme. Quelle misère !
Lorsqu'on le compare aux invincibles tortionnaires du vieux temps ! Ceux-là vous enfermaient la jambe dans un bas de parchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyait doucement les chairs ; ou bien, ils vous enfonçaient des coins dans les cuisses et brisaient les os, ils vous cassaient les pouces des mains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanières d'épiderme dans le râble, vous retroussaient comme un tablier la peau du ventre ; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vous rôtissaient, vous arrosaient de brandevin en flammes, avec une face impassible, des nerfs tranquilles, qu'aucun cri, qu'aucune plainte n'ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaient seulement, après l'opération, bonne soif et grande faim. C'étaient des sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant !
Mais, pour en revenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s'ils ne sont pas des fous, ce sont, à n'en point douter, de très répugnants paillards. Observe-les. Je suis sûr qu'en invoquant Belzébuth, ils pensent aux prélibations charnelles. N'aie pas peur, va, il n'y a point, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyr dont parle Jacques De Voragine, dans son histoire de Saint Paul l'Ermite. Tu connais cette légende ?
— non.
— eh bien, pour te rafraîchir l'âme, je vais te la conter. Ce martyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds et poings liés, sur un lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulut forcer. Comme il ardait et qu'il allait pécher, il se coupa la langue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme ; et " ainsi la douleur enchassa la tentation " , dit le bon De Voragine.
— mon héroïsme n'irait pas jusque-là, je l'avoue ; mais... tu t'en vas déjà ?
— oui, je suis attendu.
— quelle bizarre époque ! Reprit Durtal, en le reconduisant. C'est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s'éveille et que les folies de l'occulte commencent.
Mais il a toujours été ainsi ; les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alors que le matérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tous les cent ans.
Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin du dernier siècle. A côté des rationalistes et des athées, tu trouves Saint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, les sociétés des Rose-croix, les cercles infernaux, comme maintenant !
— sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance.
— oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostro avaient du moins une certaine allure et probablement aussi une certaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliborons et quels camelots !
CHAPITRE XIX
Ils montaient, cahotés dans un fiacre, la rue de Vaugirard. Mme Chantelouve s'était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal la regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait puis s'éteignait sur sa voilette. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu'elle ne retira pas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir-là, en révolte et moins fins que d'habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie ? — mais, d'une voix angoissée et basse, elle lui dit : — non, ne parlez pas. — et, très ennuyé de ce tête-à-tête taciturne, presque hostile, il se remit à examiner la route par les carreaux de la voiture.
La rue s'étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaque pas ; elle était à peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à mesure qu'elle s'allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée ! Se disait-il, inquiété par la physionomie froide, rentrée de cette femme.
Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit un coude et s'arrêta.
Hyacinthe descendit ; en attendant la monnaie que le cocher devait lui rendre, Durtal inspecta, d'un coup d'oeil, les alentours ; il était dans une sorte d'impasse. Des maisons basses et mornes bordaient une chaussée aux pavés tumultueux et sans trottoirs ; en se retournant, quand le cocher partit, il se trouva devant un long et haut mur, au-dessus duquel bruissaient, dans l'ombre, des feuilles d'arbres.
Une petite porte, trouée d'un guichet, s'enfonçait dans l'épaisseur de ce mur sombre, chiné de traits blancs par des raies de plâtre qui hourdaient ses fissures et bouchaient ses brèches. Subitement, plus loin, une lueur jaillit d'une devanture et, sans doute attiré par le roulement du fiacre, un homme, portant le tablier noir des marchands de vins, se pencha hors d'une boutique et saliva sur le seuil.
— c'est ici, dit Mme Chantelouve elle sonna, le guichet s'ouvrit ; elle souleva sa voilette, un jet de lanterne la frappa au visage ; la porte disparut sans bruit, ils pénétrèrent dans un jardin.
— bonjour, madame.
— bonjour, Marie.
— c'est dans la chapelle ?
— oui, madame veut-elle que je la conduise ?
— non, merci.
La femme à la lanterne scruta Durtal ; il aperçut, sous une capeline, des mèches grises tordues sur une figure en désordre et vieille ; mais elle ne lui laissa pas le temps de l'examiner car elle rentra près du mur dans un pavillon qui lui servait de loge.
Il suivit Hyacinthe qui traversait des allées obscures et sentant le buis, jusqu'au perron d'une bâtisse. Elle était comme chez elle, poussait les portes, faisait claquer ses talons sur les dalles.
— prenez garde, fit-elle, après avoir franchi un vestibule, il y a trois marches.
Ils débouchèrent dans une cour, s'arrêtèrent devant une ancienne maison et elle sonna. Un petit homme parut, s'effaça, lui demanda de ses nouvelles, d'une voix affétée et chantante. Elle passa, en le saluant, et Durtal frôla une face faisandée, des yeux liquides et en gomme, des joues plâtrées de fard, des lèvres peintes et il pensa qu'il était tombé dans un repaire de sodomites.
— vous ne m'aviez pas annoncé que je m'approcherais d'une telle compagnie, dit-il à Hyacinthe qu'il rejoignit au tournant d'un couloir éclairé par une lampe.
— pensiez-vous rencontrer ici des Saints ? Et elle haussa les épaules et tira une porte. Ils étaient dans une chapelle, au plafond bas, traversé par des poutres peinturlurées au goudron, aux fenêtres cachées sous de grands rideaux, aux murs lézardés et déteints.
Durtal recula, dès les premiers pas. Des bouches de calorifère soufflaient des trombes ; une abominable odeur d'humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteur irritée d'alcalis, de résines et d'herbes brûlées, lui pressurait la gorge, lui serrait les tempes.
Ils avançait à tâtons, sondait cette chapelle qu'éclairaient à peine, dans leurs suspensions de bronze doré et de verre rose, des veilleuses de sanctuaire. Hyacinthe lui fit signe de s'asseoir et elle se dirigea vers un groupe de personnes installées sur des divans, en un coin, dans l'ombre. Un peu gêné d'être ainsi mis à l'écart, Durtal remarqua que, parmi ces assistants, il y avait très peu d'hommes et beaucoup de femmes ; mais ce fut en vain qu'il s'efforça de discerner leurs traits.
çà et là, pourtant, à un élan des veilleuses, il apercevait un type junonien de grosse brune, puis une face d'homme, rasée et triste. Il les observa, put constater que ces femmes ne caquetaient pas entre elles ; leur conversation paraissait peureuse et grave, car aucun rire, aucun éclat de voix ne s'entendait, mais un chuchotement irrésolu, furtif, sans aucun geste.
Sapristi ! Se dit-il, Satan n'a pas l'air de rendre ses fidèles heureux !
Un enfant de choeur, vêtu de rouge, s'avança vers le fond de la chapelle et alluma une rangée de cierges. Alors l'autel apparut, un autel d'église ordinaire, surmonté d'un tabernacle au-dessus duquel se dressait un Christ dérisoire, infâme. On lui avait relevé la tête, allongé le col et les plis peints aux joues muaient sa face douloureuse en une gueule tordue par un rire ignoble. Il était nu, et à la place du linge qui ceignait ses flancs, l'immondice en émoi de l'homme surgissait d'un paquet de crin. Devant le tabernacle, un calice couvert de la pal était posé ; l'enfant de choeur lissait avec ses mains la nappe de l'autel, ginginait les hanches, se haussait sur un pied, comme pour s'envoler, jouait les chérubins, sous prétexte d'atteindre les cierges noirs dont l'odeur de bitume et de poix s'ajoutait maintenant aux pestilences étouffées de cette pièce.
Durtal reconnut sous la robe rouge le " petit jésus " qui gardait la porte quand il entre et il comprit le rôle réservé à cet homme dont la sacrilège ordure se substituait à cette pureté de l'enfance que veut l'église.
Puis, un autre enfant de choeur encore plus hideux s'exhiba. Efflanqué, creusé par les toux, réparé par des carmins et des blancs gras, il boitillait, en chantonnant. Il s'approcha de trépieds qui flanquaient l'autel, remua les braises accouvies dans les cendres et il y jeta des morceaux de résine et des feuilles.
Durtal commençait à s'ennuyer quand Hyacinthe le rejoignit ; elle s'excusa de l'avoir laissé si longtemps seul, l'invita à changer de place et elle le conduisit, derrière toutes les rangées de chaises, très à l'écart.
— nous sommes donc dans une vraie chapelle ?
Demanda-t-il.
— oui, cette maison, cette église, ce jardin que nous avons traversé, ce sont les restes d'un ancien couvent d'Ursulines, maintenant détruit. L'on a pendant longtemps resserré des fourrages dans cette chapelle ; la maison appartenait à un loueur de voitures qui l'a vendue, tenez, à cette dame, — et elle désignait une grosse brune qu'avait entr'aperçue Durtal.
— et elle est mariée, cette dame ?
— non, c'est une ancienne religieuse qui fut jadis débauchée par le chanoine Docre.
— ah ! Et ces messieurs qui paraissent vouloir rester dans l'ombre ?
— ce sont des Sataniques... il y en a un parmi eux qui fut professeur à l'école de médecine ; il a chez lui un oratoire où il prie la statue de la Vénus Astarté, debout sur un autel.
— bah !
— oui ; — il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplent ses forces qu'il use avec des créatures de ce genre ; — et elle désigna, d'un geste, les enfants de choeur.
— vous me garantissez la véracité de cette histoire ?
— je l'invente si peu que vous la trouverez racontée tout au long dans un journal religieux les annales de la sainteté. et, bien qu'il fût clairement désigné dans l'article, ce monsieur n'a pas osé faire poursuivre ce journal ! — ah çà, qu'est-ce que vous avez ? Reprit-elle, en le regardant.
— j'ai... que j'étouffe ; l'odeur de ces cassolettes est intolérable !
— vous vous y habituerez dans quelques secondes.
— mais qu'est-ce qu'ils brûlent pour que ça pue comme cela ?
— de la rue, des feuilles de jusquiame et de datura des solanées sèches et de la myrthe ; ce sont des parfums agréables à Satan, notre maître !
Elle dit cela de cette voix gutturale, changée, qu'elle avait, à certains instants, au lit.
Il la dévisagea ; elle était pâle ; la bouche était serrée, les yeux pluvieux battaient.
— le voici, murmura-t-elle, tout à coup, pendant que les femmes couraient devant eux, allaient s'agenouiller sur des chaises.
Précédé des deux enfants de choeur, coiffé d'un bonnet écarlate sur lequel se dressaient deux cornes de bison en étoffe rouge, le chanoine entra.
Durtal l'examina, tandis qu'il marchait à l'autel.
Il était grand mais mal bâti, tout en buste ; le front dénudé se prolongeait sans courbe en un nez droit ; les lèvres, les joues étaient hérissées de ces poils durs et drus qu'ont les anciens prêtres qui se sont longtemps rasés ; les traits étaient sinueux et gros ; les yeux en pépins de pommes, petits, noirs, serrés près du nez, phosphoraient. Somme toute, sa physionomie était mauvaise et remuée, mais énergique et ces yeux durs et fixes ne ressemblaient pas à ces prunelles fuyantes et sournoises que s'était imaginé Durtal.
Il s'inclina solennellement devant l'autel, monta les gradins, et commença sa messe.
Durtal vit alors qu'il était, sous les habits du sacrifice, nu. Ses chairs refoulées par des jarretières attachées haut, apparaissaient au-dessus de ses bas noirs. La chasuble avait la forme ordinaire des chasubles, mais elle était du rouge sombre du sang sec et, au milieu, dans un triangle autour duquel fusait une végétation de colchiques, de sabines, de pommes-vinettes et d'euphorbes, un bouc noir, debout, présentait les cornes.
Docre faisait les génuflexions, les inclinations médiocres ou profondes, spécifiées par le rituel ; les enfants de choeur, à genoux, débitaient les répons latins, d'une voix cristalline qui chantait sur les fins de mots.
— ah çà, mais c'est une simple messe basse, dit Durtal à Mme Chantelouve.
Elle fit signe que non. En effet, à ce moment, les enfants de choeur passèrent derrière l'autel, rapportèrent, l'un, des réchauds de cuivre, l'autre, des encensoirs qu'ils distribuèrent aux assistants. Toutes les femmes s'enveloppèrent de fumée ; quelques-unes se jetèrent la tête sur les réchauds, humèrent l'odeur à plein nez, puis, défaillantes, se dégrafèrent, en poussant des soupirs rauques.
Alors le sacrifice s'interrompit. Le prêtre descendit à reculons les marches, s'agenouilla sur la dernière et, d'une voix trépidante et aiguë, il cria :
— " maître des esclandres, dispensateur des bienfaits du crime, intendant des somptueux péchés et des grands vices, Satant, c'est toi que nous adorons, Dieu logique, Dieu juste !
" légat suradmirable des fausses transes, tu accueilles la mendicité de nos larmes ; tu sauves l'honneur des familles par l'avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises ; tu insinues la hâte des fausses couches aux mères et ton obstétrique épargne les angoisses de la maturité, la douleur des chutes, aux enfants qui meurent avant de naître !
" soutien du pauvre exaspéré, cordial des vaincus, c'est toi qui les doues de l'hypocrisie, de l'ingratitude, de l'orgueil, afin qu'ils se puissent défendre contre les attaques des enfants de dieu, des riches !
" suzerain des mépris, comptable des humiliations, tenancier des vieilles haines, toi seul fertilises le cerveau de l'homme qui l'injustice écrase ; tu lui souffles les idées des vengeances préparées, des méfaits sûrs ; tu l'incites aux meurtres, tu lui donnes l'exubérante joie des représailles acquises, la bonne ivresse des supplices accomplis, des pleurs, dont il est cause !
" espoir des virilités, angoisse des matrices vides, Satan, tu ne demandes point les inutiles épreuves des reins chaste, tu ne vantes pas la démence des carêmes et des siestes ; toi seul reçois les suppliques charnelles et les apostilles auprès des familles pauvres et cupides, tu détermines la mère à vendre sa fille, à céder son fils, tu aides aux amours stériles et réprouvées, tuteur des stridentes névroses, tour de plomb des hystéries, vase ensanglanté des viols !
" maître, tes fidèles servants, à genoux, t'implorent.
Ils te supplient de leur assurer l'allégresse de ces délectables forfaits que la justice ignore ; ils te supplient d'aider aux maléfices dont les traces inconnues déroutent la raison de l'homme ; ils te supplient de les exaucer, alors qu'ils souhaitent la torture de tous ceux qui les aiment et qui les servent ; ils te demandent enfin, gloire, richesse, puissance, à toi, le roi des déshérités, le fils qui chassa l'inexorable père ! " puis Docre se releva, et, debout, d'une voix claire, haineuse, les bras étendus, vociféra :
— " et toi, toi, qu'en ma qualité de prêtre, je force, que tu le veuilles ou non, à descendre dans cette hostie, à t'incarner dans ce pain, Jésus, artisan des supercheries, larron d'hommages, voleur d'affection, écoute ! Depuis le jour où tu sortis des entrailles ambassadrices d'une vierge, tu as failli à tes engagements, menti à tes promesses ; des siècles ont sangloté, en t'attendant, Dieu fuyard, Dieu muet !
Tu devais rédimer les hommes et tu n'as rien racheté ; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t'endors ! Va, mens, dis au misérable qui t'appelle : " espère, patiente, souffre, l'hôpital des " âmes te recevra, les anges t'assisteront, le ciel " s'ouvre " . — imposteur ! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de ton inertie, s'éloignent ! — tu devais être le truchement de nos plaintes, le chambellan de nos pleurs, tu devais les introduire près du père et tu ne l'as point fait, parce que sans doute cette intercession dérangeait ton sommeil d'éternité béate et repue !
" tu as oublié cette pauvreté que tu prêchais. Vassal énamouré des banques ! Tu as vu sous le pressoir de l'agio broyer les faibles, tu as entendu les râles des timides perclus par les famines, des femmes éventrées pour un peu de pain et tu as fait répondre par la chancellerie de tes simoniaques, par tes représentants de commerce, par tes papes, des excuses dilatoires, des promesses évasives, basochien de sacristie, Dieu d'affaires !
" monstre, dont l'inconcevable férocité engendra la vie et l'infligea à des innocents que tu oses condamner, au nom d'on ne sait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d'on ne sait quelles clauses, nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfin tes impudents mensonges, tes inexpiables crimes !
Nous voudrions taper sur tes clous, appuyer sur tes épines, t'amener le sang douloureux au bord de tes plaies sèches !
" et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton corps, profanateur des amples vices, abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, roi fainéant, Dieu lâche ! " — amen, crièrent les voix cristallines des enfants de choeur.
Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d'insultes ; l'immondice de ce prêtre le stupéfiait ; un silence succéda à ces hurlements ; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu'alors taciturnes s'agitèrent, alors que, remonté à l'autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la main gauche, d'un grand geste.
Et soudain les enfants de choeur agitèrent des sonnettes.
Ce fut comme un signal ; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L'une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventre et rama l'air avec ses pieds ; une autre subitement atteinte d'un strabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, an haut ; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d'un jet brusque, et se laboura en râclant la gorge avec ses ongles ; une autre encore, étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d'affreuses grimaces, tira, sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d'une bouche en sang, hersée de dents rouges.
Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre.
Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d'effrayants outrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de choeur s'agenouilla devant lui, en tournant le dos à l'autel. Un frisson parcourut l'échine du prêtre. D'un ton solennel, mais d'une voix clignotante, il dit : " hoc est enim corpus meum " , puis, au lieu de s'agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur.
Il titubait entre les deux enfants de choeur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l'hostie, qu'il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches.
Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L'aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes ; pendant que les enfants de choeur encensaient la nudité du pontife, des femmes se ruèrent sur le pain eucharistique et, à plat ventre, au pied de l'autel, le griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure.
Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d'un rire déchirant puis cria : mon prêtre, mon prêtre !
Une vieille s'arracha les cheveux, bondit, pivota sur elle-même, se ploya, ne tint plus que sur un pied, s'abattit près d'une jeune fille qui, blottie le long d'un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l'eau gazeuse, crachait, en pleurant, d'affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté, vit, dans la fumée, ainsi qu'au travers d'un brouillard, les cornes rouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait des pains azymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait aux femmes ; et elles les enfouissaient en bramant, ou se culbutaient, les unes sur les autres, pour les violer.
C'était un cabanon exaspéré d'hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles. Alors, tandis que les enfants de choeur s'alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait, retroussée, sur l'autel, empoignait, d'une main, la hampe du Christ et ramenait de l'autre le calice sous ses jambes nues, au fond de la chapelle, dans l'ombre, une enfant, qui n'avait pas encore bougé, se courba tout à coup en avant et hurla à la mort, comme une chienne !
Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n'était plus là. Il finit par l'apercevoir auprès du chanoine ; il enjamba les corps enlacés sur les tapis et s'approcha d'elle. Les narines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples.
— l'odeur du sabbat ! Lui dit-elle, à mi-voix, les dents serrées.
— ah çà, venez-vous, à la fin ?
Elle sembla s'éveiller, eut un moment d'hésitation, puis sans rien répondre, elle le suivit.
Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenant sortaient des dents prêtes à mordre ; il poussa Mme Chantelouve vers la porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du concierge étant vide, il tira le cordon et se trouva dans la rue.
Là, il s'arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d'air ; Hyacinthe, immobile, perdue au loin, s'accota au mur.
Il la regarda. — avouez que vous avez envie de rentrer ? Dit-il, d'un ton dans lequel le mépris perçait.
— non, fit-elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Je suis étourdie, j'ai besoin d'un verre d'eau pour me remettre.
Et elle remonta la rue, alla droit, en s'appuyant sur lui, chez le marchand de vins dont la devanture était ouverte.
C'était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables et des bancs de bois, un comptoir en zinc, un jeu de zanzibar, et des brocs violets ; au plafond, un bec de gaz en forme d'u ; deux ouvriers terrassiers jouaient aux cartes ; ils se retournèrent et rirent ; le patron retira le brûle-gueule de sa bouche et saliva dans du sable ; il ne semblait nullement surpris de voir cette femme élégante dans son taudis. Durtal qui l'observait crut même surprendre un clin d'oeil échangé entre Mme Chantelouve et lui.
Il alluma une bougie et souffla à voix basse :
— monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer, avec ces gens ; je vais vous conduire dans une pièce où vous serez seuls.
— voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s'engageait dans la spirale d'un escalier, voilà bien des allées et venues pour un verre d'eau !
Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché, moisi, couvert d'images de journaux illustrés piqués avec des épingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée de fondrières, meublée d'un lit à flèche et sans rideaux, d'un pot de chambre égueulé, d'une table, d'une cuvette et de deux chaises.
L'homme apporta un carafon d'eau-de-vie, du sucre, une carafe, des verres, puis il descendit. Alors, les yeux fous, sombres, elle enlaça Durtal.
— ah ! Mais non ! S'écria-t-il, furieux d'être tombé dans ce piège, j'ai assez de tout cela, moi !
Et puis, il se fait tard, votre mari vous attend, il est temps pour vous de l'aller rejoindre !
Elle ne l'écoutait même pas.
— je te désire, fit-elle, et elle le prit en traître, l'obligea à la vouloir.
Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrit toute grande l'abominable couche, et, relevant sa chemise dans le dos, elle se frotta l'échine sur le grain dur des draps, les yeux pâmés et riant d'aise !
Elle le saisit et lui révéla les moeurs de captif, des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas ; elle les pimenta de furies de goule et, subitement, quand il put s'échapper, il frémit, car il aperçut dans la couche des fragments d'hostie.
— oh ! Vous me faites horreur, lui dit-il ; allons, habillez-vous et partons !
Tandis qu'elle se vêtait, silencieuse, l'air égaré, il s'assit sur une chaise et la fétidité de cette chambre l'écoeura ; puis il n'était pas absolument certain de la transubstantiation ; il ne croyait pas fermement que le sauveur résidât dans ce pain souillé, mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans le vouloir, l'attrista. — et si c'était vrai, se dit-il, si la présence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérable prêtre l'attestent ! Non, décidément, je me suis par trop abreuvé d'ordures ; c'est fini ; l'occasion est bonne pour me fâcher avec cette créature que je n'ai, depuis notre première entrevue, que tolérée, en somme, et je vais le faire !
Il dut, en bas, dans le cabaret, subir les sourires complaisants des terrassiers ; il paya, et sans attendre sa monnaie, s'empressa de fuir. Ils gagnèrent la rue de Vaugirard et il héla une voiture. Ils roulèrent, sans même se regarder, perdus dans leurs réflexions.
— a bientôt, fit Mme Chantelouve, d'un ton presque timide, lorsqu'elle fut déposée à sa porte.
— non, répondit-il ; il n'y a vraiment pas moyen de nous entendre ; vous voulez tout et je ne veux rien ; mieux vaut rompre ; nos relations s'étireraient, se termineraient dans les amertumes et les redites. Oh !
Et puis, après ce qui vient de se passer ce soir, non, voyez-vous, non ! — et il donna son adresse au cocher et s'enfouit dans le fond du fiacre.
CHAPITRE XX
Il ne s'embête pas, le chanoine, dit des Hermies, lorsque Durtal lui eut conté les détails de la messe noire. C'est un véritable sérail d'hystéro-épileptiques et d'éthéromanes qu'il s'est formé ; mais tout cela manque d'ampleur. Certes, au point de vue des contumélies et des blasphèmes, des besognes sacrilèges et des galimafrées sensorielles, ce prêtre semble exorbitant, presque unique ; mais le côté sanglant et incestueux des vieux sabbats fait défaut. Docre est, au demeurant, fort au-dessous de Gilles De Rais ; ses oeuvres sont incomplètes, fades, molles, si l'on peut dire.
— tu es bon, toi ; ce n'est pas facile de se procurer des enfants que l'on puisse impunément égorger, sans que des parents chiaillent et sans que la police ne s'en mêle !
— sans doute et c'est à des difficultés de ce genre qu'il convient évidemment d'attribuer la célébration pacifique de cette messe. Mais, je repense, pour l'instant, à ces femmes que tu m'as décrites, à celles qui se jettent la face sur des réchauds afin de humer la fumée des résines et des plantes ; elles usent des procédés des Aïssaouas qui se précipitent également la tête sur des braseros, alors que la catalepsie, nécessaire à leurs exercices, tarde ; quant aux autres phénomènes que tu me cites, ils sont connus dans les hospices et, sauf l'effluence démoniaque, ils ne nous apprennent rien de neuf ; — maintenant, autre chose, reprit-il, pas un mot de tout cela devant Carhaix, car s'il savait que tu as assisté à un office en l'honneur du diable, il serait capable de te fermer sa porte !
Ils descendirent du logis de Durtal et s'acheminèrent vers les tours de Saint-sulpice.
— je ne me suis pas inquiété des victuailles puisque tu t'en chargeais, dit Durtal, mais j'ai envoyé, ce matin, à la femme de Carhaix, en sus des desserts et du vin, de vrais pains d'épices de Hollande et deux liqueurs un peu surprenantes, un élixir de longue vie que nous prendrons, en guise d'apéritif, avant le repas, et un flacon de crème de céleri. Je les ai découverts chez un distillateur probe.
— oh !
— oui, mon ami, probe ; tu verras, cet élixir de longue vie est fabriqué, suivant une très ancienne formule du codex, avec de l'aloès socotrin, du petit cardamome, du safran, de la myrrhe et un tas d'autres aromates. C'est inhumainement amer, mais c'est exquis !
— soit ; au reste, c'est bien le moins que nous fêtions la délivrance de Gévingey.
— tu l'as revu ?
— oui ; il se porte à ravir ; nous lui ferons raconter sa guérison.
— je me demande avec quoi il vit encore, celui-là ?
— mais avec les ressources que lui procure sa science d'astrologue.
— il y a donc des gens riches qui se font tirer des horoscopes ?
— dame, il faut le croire ; — à te dire vrai, je pense que Gévingey n'est pas très à son aise. Sous l'empire, il fut l'astrologue de l'impératrice qui était fort superstitieuse et ajoutait foi autant que Napolèon, du reste, aux prédictions et aux sorts ; mais depuis la chute de l'empire, sa situation a bien baissé. Il passe cependant pour être le seul en France qui ait conservé les secrets de Cornélius Agrippa et de Crémone, de Ruggiéri et de Gauric, de Sinibald le spadassin et de Trithème.
Ils étaient arrivés, tout en discourant, dans l'escalier, à la porte du sonneur.
L'astrologue était installé déjà et la table était prête. Tous firent un peu la grimace lorsqu'ils goûtèrent l'active et noire liqueur que leur versa Durtal.
Joyeuse de retrouver ses anciens convives, la maman Carhaix apporta la soupe grasse.
Elle emplit les assiettes et comme l'on servait un plat de légumes et que Durtal choisissait un poireau, des Hermies dit, en riant :
— prends garde, Porta, un thaumaturge de la fin du seizième siècle nous apprend que ce légume, longtemps considéré tel qu'un emblème de la virilité, perturbe la quiétude des plus chastes !
— ne l'écoutez pas, fit la femme du sonneur. Et vous ? Monsieur Gévingey, une carotte ?
Durtal regardait l'astrologue. Il avait toujours sa tête en pain de sucre, ses cheveux de ce brun tourné, sale, qu'ont les poudres d'hydroquinone et d'ipéca, ses yeux effarés d'oiseau, ses énormes mains cerclées de bagues, ses manières obséquieuses et solennelles, son ton de sacerdoce, mais sa mine était presque fraîche ; sa peau s'était déplissée, ses yeux semblaient plus clairs, mieux vernis, depuis son retour de Lyon.
Durtal le félicita de l'heureuse issue de sa cure.
— il était temps, monsieur, que je recourusse aux bons soins du Dr Johannès, car j'étais bien bas. Ne possédant point le don de la voyance et ne connaissant aucune cataleptique extralucide qui pût me renseigner sur les préparatifs clandestins du chanoine Docre, j'étais dans l'impossibilité, pour me défendre, d'user de la loi des contresignes et du choc en retour.
— mais, fit des Hermies, en admettant que vous ayez pu, par l'intermédiaire d'un esprit volant, suivre les opérations de ce prêtre, comment seriez-vous parvenu à les déjouer ?
— voici : la loi des contresignes consiste, lorsqu'on sait le jour, l'heure de l'attaque, à la devancer, en fuyant de chez soi, ce qui dépayse et annule le vénéfice ; ou à dire, une demi-heure auparavant :
frappez, me voici ! Ce dernier moyen a pour but d'éventer les fluides et de paralyser les pouvoirs de l'assaillant. En magie, tout acte connu, publié, est perdu. Quant au choc en retour, il faut également être avisé, si l'on veut, sans être tout d'abord atteint, refouler les sorts sur la personne qui les dépêche.
J'étais donc certain de périr ; un jour s'était écoulé déjà depuis mon envoûtement ; deux de plus, et je laissais à Paris mes os.
— pourquoi cela ?
— parce que tout individu, frappé par la voie magique, n'a que trois jours pour se garantir. Passé ce délai, le mal devient très souvent incurable. Aussi, lorsque Docre m'annonça qu'il me condamnait, de sa propre autorité, à la peine de mort et lorsque, deux heures après, je me suis senti, en rentrant chez moi, bien malade, je n'ai pas hésité à boucler ma valise et à me rendre à Lyon.
— et là ? Questionna Durtal.
— là, j'ai vu le Dr Johannès ; je lui ai raconté la menace de Docre, le mal dont je souffrais. Il m'a dit simplement : ce prêtre sait enrober les plus virulents des poisons dans les plus effroyables des sacrilèges ; la lutte sera têtue, mais je le vaincrai ; et il a aussitôt appelé une dame qui habite chez lui, une voyante.
Il l'a endormie et elle a, sur ses injonctions, expliqué la nature du sortilège que j'ai subi ; elle a reconstitué la scène, m'a littéralement vu empoisonner par le sang des menstrues d'une femme nourrie d'hosties poignardées et de drogues habilement dosées et mêlées à ses boissons et à ses mets ; cette sorte d'envoûtement est si terrible qu'à part le Dr Johannès, aucun thaumaturge en France n'ose tenter ces cures !
Aussi, le docteur a-t-il fini par me dire : votre guérison ne peut être obtenue que par une puissance infrangible ; il n'y a pas à lanterner, nous allons, et tout de suite, recourir au sacrifice de gloire de Melchissédec.
Et il a fait dresser un autel, composé d'une table, d'un tabernacle de bois, en forme de maisonnette, surmonté d'une croix, cerclé sous le fronton, comme d'un cadran d'horloge, par la figure ronde du tétragramme. Il a fait apporter le calice d'argent, les pains azymes et le vin. Lui-même a revêtu ses habits sacerdotaux, passé à son doigt l'anneau qui a reçu les bénédictions suprêmes, puis il a commencé de lire sur un missel spécial les prières du sacrifice.
Presque aussitôt, la voyante s'est écriée : — voici les esprits évoqués pour le maléfice et qui ont porté le poison, selon le commandement du maître de la goétie, du chanoine Docre !
Moi, j'étais assis près de l'autel. Le Dr Johannès a placé sa main gauche sur ma tête et, étendant vers le ciel son autre main, il a supplié l'archange Saint Michel de l'assister, il a adjuré les glorieuses légions des glaivataires et des invincibles, de dominer, d'enchaîner ces esprits du mal.
Je me sentais allégé ; cette sensation de morsure étouffée, qui me torturait à Paris, diminuait.
Le Dr Johannès a continué de réciter ses oraisons, puis quand est venu le moment de la prière déprécatoire, il m'a pris le main, l'a posée sur l'autel et, par trois fois, il a clamé :
" que les projets et que les desseins de l'ouvrier d'iniquité qui a fait l'envoûtement contre vous soient anéantis ; que toute résomption obtenue par la voie satanique soit foulée aux pieds ; que toute attaque dirigée contre vous soit nulle et dénuée d'effets ; que toutes les malédictions de votre ennemi soient transformées en bénédictions des plus hauts sommets des collines éternelles ; que ses fluides de mort soient transmués en ferments de vie... enfin, que les archanges des sentences et des châtiments décident du sort de ce misérable prêtre qui a mis sa confiance dans les oeuvres de ténèbres et de mal ! " " pour vous, a-t-il repris, vous êtes délivré, le ciel vous a guéri ; que votre coeur en rende au Dieu vivant et au Christ Jésus les plus ardentes actions de grâce, par la glorieuse Marie ! " et il m'a offert un peu de pain azyme et de vin.
J'étais, en effet, sauvé. Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous pouvez attester que la science humaine était impuissante à me guérir ; — et maintenant, voyez-moi !
— oui, fit des Hermies embarrassé, je constate, sans en discuter les moyens, les résultats de cette cure, et, je l'avoue, ce n'est pas la première fois qu'à ma connaissance, de pareils effets se produisent ! — non, merci, répondit-il à la femme de Carhaix qui l'invitait à reprendre d'un plat de purée de pois sur laquelle des saucisses au raifort étaient couchées.
— mais, dit Durtal, permettez-moi de vous poser quelques questions. Certains détails m'intéressent.
Comment étaient les ornements sacerdotaux de Johannès ?
— son costume se composait d'une longue robe de cachemire vermillon, serrée à la taille par une cordelière blanche et rouge. Il avait par-dessus cette robe un manteau blanc de même étoffe, découpé sur la poitrine, en forme de croix, la tête en bas.
— la tête en bas ! S'écria Carhaix.
— oui, cette croix renversée comme la figure du pendu dans le tarot, signifie que le prêtre Melchissédec doit mourir au vieil homme et vivre dans le Christ, afin d'être puissant de la puissance même du verbe fait chair et mort pour nous.
Carhaix parut mal à l'aise. Son catholicisme farouche et défiant se refusait à admettre des cérémonies imprescrites. Il se tut, ne se mêla plus à la conversation, se borna à remplir les verres, à assaisonner la salade, à faire circuler les plats.
— et cette bague dont vous avez parlé, comment était-elle ? Demanda des Hermies.
— c'est un anneau symbolique d'or pur. Il a l'image d'un serpent dont le coeur en relief et piqué d'un rubis, est relié par une chaînette à un petit annelet qui scelle les mâchoires de la bête.
— ce que je voudrais bien savoir, moi, fit Durtal, c'est l'origine et le but de ce sacrifice. Qu'est-ce que Melchissédec vient faire là dedans ?
— ah ! Dit l'astrologue, Melchissédec est une des plus mystérieuses figures qui traversent les livres saints. Il était roi de Salem, sacrificateur du Dieu fort. Il bénit Abraham et celui-ci lui octroya la dîme des dépouilles des rois vaincus de Sodome et de Gomorrhe. Tel est le récit de la Génèse. Mais Saint Paul le cite aussi. Il le déclare sans père, sans mère, sans généalogie, n'ayant ni commencement de jours, ni fin de vie, étant ainsi fait semblable au Fils de Dieu et sacrificateur pour toujours.
D'autre part, Jésus est appelé dans l'ecriture non seulement prêtre éternel, mais encore, dit le psalmiste, à la façon et selon l'ordre de Melchissédec.
Tout cela est assez obscur, comme vous voyez ; les exégètes reconnaissent, en lui, les uns, la figure prophétique du Sauveur, les autres, celle de Saint Joseph et tous admettent que le sacrifice de Melchissédec offrant à Abraham le pain et le vin dont il avait tout d'abord fait oblation au Seigneur, préfigure, suivant l'expression d'Isodore De Damiette, l'exemplaire des mystères divins, autrement dit de la sainte messe.
— bien, fit des Hermies, mais cela ne nous explique point les vertus d'alexipharmaque, d'antidote, qu'attribue à ce sacrifice le Dr Johannès.
— vous m'en demandez tant ! S'exclama Gévingey.
Il faudrait que ce fût le docteur même qui vous répondît ; néanmoins, vous pouvez admettre ceci, messieurs :
la théologie nous enseigne que la messe, telle qu'elle se célèbre, est le renouvellement du sacrifice du calvaire ; mais le sacrifice de gloire n'est point cela ; c'est, en quelque sorte, la messe future, l'office glorieux que connaîtra sur la terre le règne du divin Paraclet. Ce sacrifice est offert à Dieu par l'homme régénéré, rédimé par l'effusion de l'esprit saint, de l'amour. Or, l'être hominal dont le coeur a été ainsi purifié et sanctifié est invincible et les enchantements de l'enfer ne sauraient prévaloir contre lui, s'il fait usage de ce sacrifice pour dilapider les esprits du mal. Cela vous explique la puissance du Dr Johannès dont le coeur s'unifie, dans cette cérémonie, avec le divin coeur de Jésus.
— cette démonstration n'est pas très limpide, objecta tranquillement le sonneur.
— il faudrait admettre alors, reprit des Hermies, que Johannès est un être amendé, en avance sur les temps, un apôtre que l'esprit saint vivifie.
— et cela est, affirma fermement l'astrologue.
— tenez, voulez-vous me passer le pain d'épices, demanda Carhaix.
— voici comment il faut l'apprêter, dit Durtal ; vous en coupez une tranche, en dentelle, puis vous prenez une tranche de pain ordinaire également mince, vous les enduisez de beurre, les couchez l'une sur l'autre et les mangez ; vous me direz si ce sandwich n'a point le goût exquis des noisettes fraîches.
— enfin, s'enquit des Hermies, à part cela, que devient, depuis si longtemps que je ne l'ai vu, le Dr Johannès ?
— il mène une existence tout à la fois douillette et atroce. Il vit chez des amis qui le révèrent et qui l'adorent. Il se repose auprès d'eux des tribulations de toute sorte qu'il a subies. Ce serait parfait s'il n'avait à repousser presque quotidiennement les assauts que tentent contre lui les magiciens tonsurés de Rome.
— mais pourquoi ?
— ce serait trop long à vous expliquer. Johannès est missionné par le ciel pour briser les manigances infectieuses du satanisme et pour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet. Or la curie diabolique qui cerne le Vatican a tout intérêt à se débarrasser d'un homme dont les prières entravent ses conjurations et réduisent à néant ses sorts.
— ah ! S'exclama Durtal. Et serait-il indiscret de vous questionner pour savoir comment cet ancien prêtre prévoit et réfrène ces étonnants attentats ?
— pas le moins du monde. — c'est par le vol et le cri de certains oiseaux que le docteur est averti de ces chocs. Les tiercelets, les éperviers mâles sont ses sentinelles. Il sait, selon qu'ils volent vers lui ou s'éloignent, selon qu'ils se dirigent vers l'Orient ou l'Occident, selon qu'ils poussent un seul ou plusieurs cris, l'heure du combat et il se met en garde. Ainsi qu'il me le racontait, un jour, les éperviers sont facilement influencés par les esprits et il use d'eux, comme le magnétiseur se sert de la somnambule, comme les spirites se servent des ardoises et des tables.
— ils sont les fils télégraphiques des dépêches magiques, fit des Hermies.
— oui, au reste, ces procédés ne sont point neufs, car ils se perdent dans la nuit des temps ; l'ornithomancie est séculaire ; on en trouve trace dans les livres saints et le Zohar atteste que l'on peut recevoir de nombreux avertissements, si l'on sait observer les vols et les cris des oiseaux.
— mais, dit Durtal, pourquoi l'épervier est-il choisi de préférence aux autres volucres ?
— parce qu'il a toujours été, depuis les âges les plus désuets, le messager des charmes. En Egypte, le dieu à tête d'épervier était le dieu qui possédait la science des hiéroglyphes ; autrefois, dans ce pays, les hiérogrammates avalaient le coeur et le sang de cet oiseau, pour se préparer aux rites magiques ; aujourd'hui encore, les sorciers des rois Africains plantent dans leur chevelure une plume d'épervier ; et ce volucre, ainsi que vous l'appelez, est sacré dans l'Inde.
— comment votre ami s'y prend-il, demanda la femme de Carhaix, pour élever et loger des bêtes qui sont, en somme, des bêtes de proie ?
— il ne les élève, ni ne les loge. Ces éperviers ont fait leurs nids dans ces hautes falaises qui bordent la Saône, près de Lyon. Ils viennent le voir quand besoin est.
C'est égal, pensait, une fois de plus, Durtal, en regardant cette salle à manger si tépide et si seule, et en se rappelant les extraordinaires conversations qui s'étaient tenues dans cette tour, ce qu'on est loin ici des idées et du langage du Paris moderne !
— tout cela nous réfère au moyen age, dit-il, en complétant sa pensée tout haut.
— heureusement ! S'écria Carhaix qui se leva pour aller sonner ses cloches.
— oui, fit des Hermies, et ce qui est aussi, à cette heure de réalité positive et brutale, bien étrange, ce sont ces batailles qui se livrent, dans le vide, au delà des humains, au-dessus des villes, entre un prêtre de Lyon et des prélats de Rome.
— et, en France, entre ce prêtre et les Rose-croix et le chanoine Docre.
Durtal se rappela que Mme Chantelouve lui avait, en effet, assuré que les chefs des Rose-croix s'efforçaient de nouer commerce avec le diable et d'apprêter des malengins.
— vous croyez que ces individus satanisent ?
Demanda-t-il à Gévingey.
— ils le voudraient, mais ils ne savent rien. Ils se bornent à reproduire tels que des mécaniques, quelques opérations fluidiques et vénénifères que leur ont révélées les trois brahmes qui sont venus, il y a quelques années, à Paris.
— moi, jeta la femme de Carhaix qui prit congé de ses hôtes et s'alla coucher, je suis bien satisfaite de ne pas être mêlée à toutes ces aventures qui me font peur et de pouvoir prier et vivre en paix.
Alors, tandis que des Hermies préparait, ainsi que d'habitude, le café et que Durtal apportait les petits verres, Gévingey bourra sa pipe et, quand le bruit des cloches mourut, dispersé, comme bu par les pores du mur, il huma une longue bouffée de tabac et dit :
— j'ai passé quelques jours délicieux dans cette famille où vit le Dr Johannès, à Lyon. Après les secousses que je reçus, ce fut pour moi un inégalable bienfait que de parfaire ma convalescence dans ce milieu de dilection, très doux. Et puis, Johannès est un des hommes les plus savants en théologie et en sciences occultes que je connaisse. Personne, sinon son antipode, l'abominable Docre, n'a ainsi pénétré les arcanes du satanisme ; l'on peut même dire qu'ils sont, tous les deux, en France, à l'heure qu'il est, les seuls qui aient franchi le seuil terrestre et obtenu, au point de vue du surnaturel, chacun dans son camp, des résultats certains. Mais, en sus de l'intérêt de sa conversation si habile et si pleine, qu'elle me surprenait même lorsqu'elle abordait cette astrologie judiciaire où pourtant j'excelle, Johannès me ravissait par la beauté de ses aperçus sur la transformation future des peuples.
Il est bien vraiment, je vous le jure, le prophète dont la mission de souffrance et de gloire a été entérinée, ici bas, par le très-haut.
— je veux bien, moi, fit, en souriant Durtal, mais cette théorie du Paraclet, c'est, si je ne me trompe, la très ancienne hérésie de Montanus qu'a formellement condamnée l'Eglise.
— oui, mais tout cela dépend de la façon dont on conçoit la venue du Paraclet, jeta le sonneur qui rentrait. C'est aussi la doctrine orthodoxe de Saint Irénée, de Saint Justin, de Scot Erigène, d'Amaury de Chartres, de Sainte Doucine, de l'admirable mystique qu'était Joachin De Flore ! Cette croyance a été celle du moyen age tout entier et j'avoue qu'elle m'obsède, qu'elle me ravit, qu'elle répond aux plus ardents de mes souhaits. Au fait, reprit-il, en s'asseyant et se croisant les bras, si le troisième règne est illusoire, quelle consolation peut-il bien rester aux chrétiens, en face du désarroi général d'un monde que la charité nous oblige à ne pas haïr.
— je suis, d'ailleurs, obligé d'avouer que, malgré le sang du Golgotha, je me sens personnellement très peu racheté, dit des Hermies.
— il y a trois règnes, reprit l'astrologue, en tassant la cendre dans sa pipe, avec son doigt. Celui de l'ancien testament, du père, le règne de la crainte. — celui du nouveau testament, du fils, le règne de l'expiation. — celui de l'évangile johannite, du Saint Esprit, qui sera le règne du rachat et de l'amour. — c'est le passé, le présent et l'avenir ; c'est l'hiver, le printemps et l'été ; l'un, dit Johachin De Flore, a donné l'herbe, l'autre les épis, le troisième donnera le froment. Deux des personnes de la Sainte Trinité se sont montrées, la troisième doit logiquement paraître.
— oui, et les textes de la bible abondent, pressants, formels, irréfutables, dit Carhaix. Tous les prophètes, Isaïe, Ezéchiel, Daniel, Zacharie, Malachie en ont parlé. Les actes des apôtres sont, sur ce point, très nets. Ouvrez-les, vous y lirez au premier chapitre, ces lignes : — " ce Jésus qui, en se séparant de vous, s'est élevé jusqu'au ciel, viendra de la même manière que vous l'y avez vu monter. " — Saint Jean annonce aussi cette nouvelle dans l'Apocalypse qui est l'evangile du second avènement du Christ : — " le Christ viendra, dit-il, et règnera mille ans. " — Saint Paul ne tarit pas en révélations de cette nature. Dans l'épître à Timothée, il évoque le Seigneur, — " qui jugera les vivants et les morts, au jour de son avènement glorieux de son règne. " — dans sa deuxième lettre aux Thessaloniciens, il écrit, après la venue du messie : — " Jésus vaincra l'antéchrist par l'éclat de son avènement. " — or, il déclare que cet antéchrist prophétise n'est pas l'avènement déjà réalisé par la naissance à Bethléem du sauveur. Dans l'evangile selon Saint Mathieu, Jésus répond à Caïphe qui lui demande s'il est bien le Christ, fils de Dieu :
" tu l'as dit et même je vous dis que vous verrez après le fils de l'homme, assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel. " — et, dans un autre verset, l'apôtre ajoute : — " tenez-vous toujours prêt parce que le fils de l'homme viendra à l'heure que vous ne pensez pas. " et il y en a bien d'autres dont je retrouverais le texte, en ouvrant le saint livre. Non, il n'y a pas à discuter, les partisans du règne glorieux s'appuient avec certitude sur des passages inspirés et ils peuvent, sous certaines conditions et sans crainte d'hérésie, soutenir cette doctrine qui, Saint Jérôme l'atteste, était, au quatrième siècle, un dogme de foi reconnu par tous. — mais, voyons, si nous goûtions un peu à ce flacon de crème de céleri que vante Monsieur Durtal.
C'était une liqueur épaisse, sucrée autant que l'anisette, mais encore plus féminine et plus douce ; seulement, quand on avait avalé cet inerte sirop, dans les lointains des papilles, un léger fumet de céleri passait.
— ce n'est pas mauvais, s'exclama l'astrologue, mais c'est bien moribond et il versa dans son verre une vivante lampée de rhum.
— quand on y songe, reprit Durtal, le troisième règne est aussi annoncé par ces mots du pater " que votre règne arrive ! " — certes, dit le sonneur.
— voyez-vous, jeta Gévingey, l'hérésie existerait surtout et alors elle deviendrait tout à la fois démente et absurde, si l'on admettait, comme le font quelques paraclétistes, une incarnation authentique et charnelle. Tenez, rappelez-vous le fareinisme qui a sévi, depuis le dix-huitième siècle, à Fareins, un village du Doubs, où se réfugia le jansénisme chassé de Paris, après la fermeture du cimetière de saint-Médard. Là, un prêtre, François Bonjour, recommence les crucifixions des miraculées, les scènes galvaniques qui infestèrent la tombe du diacre Pâris ; puis, cet abbé s'éprend d'une femme qui prétend être enceinte des oeuvres du prophète Elie, lequel doit, d'après l'apocalypse, précéder la dernière arrivée du Christ. Cet enfant vient au monde, puis un second qui n'est autre que le Paraclet.
Celui-là exerça le métier de négociant en laines à Paris, fut colonel de la garde nationale sous le règne de Louis-philippe et mourut dans l'aisance, en 1866. C'était un Paraclet de magasin, un rédempteur à épaulettes et à toupet !
Après lui, en 1866, une dame Brochard, de Vouvray, affirme à qui veut l'entendre que Jésus s'est réincarné en elle. En 1889, un bon fol du nom de David fait paraître à Angers, une brochure intitulée " la voix de Dieu " , dans laquelle il se décerne le modeste titre de " messie unique de l'esprit saint créateur " et nous révèle qu'il est entrepreneur de travaux publics et qu'il porte une barbe blonde d'une longueur de 1 mètre 10. à l'heure actuelle, sa succession n'est pas tombée en déshérence ; un ingénieur nommé Pierre Jean a récemment parcouru à cheval les provinces du midi en annonçant qu'il était le saint-esprit ; à Paris, Bérard, un conducteur d'omnibus, de la ligne de Panthéon-courcelles, atteste également qu'il corporise le Paraclet, tandis qu'un article de revue avère que l'espoir de la rédemption fulgure en la personne du poète Jhouney ; enfin, en Amérique, de temps à autre, des femmes paraissent qui soutiennent qu'elles sont le messie et qui recrutent des adhérents parmi les illuminés des revivals.
— cela vaut, fit Carhaix, la théorie de ceux qui confondent Dieu et la création. Dieu est immanent dans ses créatures ; il est leur principe de vie suprême, la source du mouvement, la base de leur existence, dit saint Paul ; mais il est distinct de leur vie, de leur mouvement, de leur âme. Il a son moi personnel, il est celui qui est, dit Moïse.
Le saint-esprit aussi, par le Christ en gloire, va être immanent dans les êtres. Il sera le principe qui les transforme et les régénère ; mais cela n'exige point qu'il s'incarne. Le saint-esprit procède du père par le fils ; il est envoyé pour agir mais il ne peut se matérialiser ; soutenir le contraire c'est de la folie pure ! C'est choir dans les schismes des gnostiques et des fratricelles, dans les erreurs de Duclin De Novare et de sa femme Marguerite, dans les immondices de l'abbé Beccarelli, dans les abominations de Ségarelli De Parme qui, sous prétexte de se rendre enfant pour mieux symboliser l'amour simple et naïf du Paraclet, se faisait emmaillotter, coucher entre les bras d'une nourrice qu'il têtait, avant de se vautrer dans les bas-fonds !
— mais enfin, dit Durtal, tout cela me semble peu clair. Si je vous comprends, l'esprit saint agira par une effusion en nous ; il nous transmuera, nous rénovera l'âme, par une sorte de purgation passive, pour parler la langue théologique.
— oui, il doit nous purifier et l'âme et le corps.
— comment le corps ?
— l'action du Paraclet, reprit l'astrologue, doit s'étendre au principe de la génération ; la vie divine doit sanctifier ces organes qui, dès lors, ne peuvent plus procréer que des êtres d'élection, exempts des boues originelles, des êtres qu'il ne sera plus nécessaire d'éprouver dans le fourneau de l'humiliation, comme dit la bible. Telle était la doctrine du prophète Vintras, cet extraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de si ardentes pages. Elle a été continuée, amplifiée, après sa mort, par son successeur, par le Dr Johannès.
— mais alors c'est le paradis terrestre ! S'écria Des Hermies.
— oui, c'est le règne de la liberté, de la bonté, de l'amour !
— voyons, voyons, fit Durtal, je m'y perds, moi.
D'une part, vous annoncez l'arrivée du saint-esprit, de l'autre l'avènement glorieux du Christ. Ces deux règnes se confondent-ils ou doivent-ils se succéder ?
— il convient de distinguer, répondit Gévingey, entre la venue du Paraclet et le retour victorieux du Christ. L'une précède l'autre. Il faut d'abord qu'une société soit recréée, embrasée par la troisième hypostase, par l'amour, pour que Jésus descende, ainsi qu'il l'a promis, des nuées, et règne sur des peuples formés à son image.
— et le pape qu'en faites-vous dans tout cela ?
— ah ! C'est là un des points les plus curieux de la doctrine johannite. Les temps, depuis la première apparition du messie, se divisent, vous le savez, en deux périodes, la période du sauveur victimal et expiant, celle où nous sommes, et l'autre, celle que nous attentons, la période du Christ, lavé de ses crachats, flamboyant dans la suradorable splendeur de sa personne. Eh bien ! Il y a un pape différent pour chacune de ces ères ; les livres saints annoncent, ainsi que mes horoscopes, du reste, ces deux souverains pontificats.
C'est un axiome de la théologie que l'esprit de Pierre vit en ses successeurs. Il y vivra, plus ou moins effacé, jusqu'à l'expansion souhaitée du saint-esprit. Alors Jean qui a été mis en réserve dit l'evangile, commencera son ministère d'amour, vivra dans l'âme des nouveaux papes.
— je ne comprends pas bien l'utilité d'un pape, alors que Jésus sera visible, fit Des Hermies.
— il n'a, en effet, de raison d'être et il ne peut exister que pendant l'époque réservée aux effluences du divin Paraclet. Le jour où dans le tourbillon des glorieux météores, Jésus paraît, le pontificat de Rome cesse.
— sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourrait discuter pendant des ans, j'admire, s'écria Durtal, la placidité de cette utopie qui s'imagine que l'homme est perfectible ! — mais non, à la fin, la créature humaine est née égoïste, abusive, vile.
Regardez donc autour de vous et voyez ! Une lutte incessante, une société cynique et féroce, les pauvres, les humbles, hués, pilés par les bourgeois enrichis, par les viandards ! Partout le triomphe des scélérats ou des médiocres, partout l'apothéose des gredins de la politique et des banques ! Et vous croyez qu'on remontera un courant pareil ? Non, jamais, l'homme n'a changé ; son âme purulait au temps de la genèse, elle n'est, à l'heure actuelle, ni moins fétide. La forme seule de ses péchés varie ; le progrès c'est l'hypocrisie qui raffine les vices !
— raison de plus, riposta Carhaix ; si la société est telle que vous la dépeignez, il faut qu'elle croule ! Oui, moi aussi, je pense qu'elle est putréfiée, que ses os se carient, que ses chairs tombent ; elle ne peut plus être, ni pansée, ni guérie. Il est donc nécessaire qu'on l'inhume et qu'une autre naisse. Dieu seul peut accomplir un tel miracle !
— évidemment, fit Des Hermies, si l'on admet que l'ignominie de ces temps est transitoire, l'on ne peut compter pour la faire disparaître que sur l'intervention d'un Dieu, car ce n'est pas le socialisme et les autres billevesées des ouvriers ignares et haineux, qui modifieront la nature des êtres et réformeront les peuples. C'est au-dessus des forces humaines, ces choses-là !
— et les temps attendus par Johannès sont proches, clama Gévingey. En voici des preuves bien manifestes. Raymond Lulle attestait que la fin du vieux monde serait annoncée par la diffusion des doctrines de l'antéchrist, et ces doctrines, il les définit : ce sont le matérialisme et le réveil monstrueux de la magie. Cette prédiction s'applique à notre temps, je pense. D'autre part, la bonne nouvelle doit se réaliser, à dit saint Mathieu, lorsque " le comble de l'abomination sera constaté dans le lieu saint " . Et il y est ! Voyez ce pape peureux et sceptique, plat et retors, cet épiscopat de simoniaques et de lâches, ce clergé jovial et mou. Voyez combien ils sont ravagés par le satanisme, et dites, dites, si l'église peut dégringoler plus bas !
— les promesses sont formelles, elle ne peut périr, et, accoudé sur la table, d'un ton suppliant, les yeux au ciel, l'accordant murmura : notre père, que votre règne arrive !
— il se fait tard, partons, jeta Des Hermies. Alors, pendant qu'ils endossaient leurs paletots, Carhaix questionna Durtal.
— qu'espérez-vous si vous n'avez pas foi dans la venue du Christ ?
— moi je n'espère rien.
— je vous plains, alors ; vrai, vous ne croyez à aucune amélioration pour l'avenir ?
— je crois, hélas ! Que le vieux ciel divague sur une terre épuisée et qui radote !
Le sonneur leva les bras et hocha tristement la tête.
Lorsqu'ils eurent quitté Gévingey, au bas de la tour, Des Hermies, après avoir marché quelque temps en silence, dit :
— cela ne t'étonne point que tous les événements dont on a parlé, ce soir, se soient passés à Lyon. — et comme Durtal le regardait :
— c'est que, vois-tu, je connais Lyon ; les cerveaux y sont fumeux ainsi que les brouillards du Rhône qui couvrent, le matin, les rues. Cette ville semble superbe aux voyageurs qui aiment les longues avenues, les préaux gazonnés, les grands boulevards, toute l'architecture pénitentiaire des cités modernes ; mais Lyon est aussi le refuge du mysticisme, le havre des idées préternaturelles et des droits douteux. C'est là qu'est mort Vintras, en lequel s'était, paraît-il, incarnée l'âme du prophète Elie ; c'est là que les Naundorff ont gardé leurs derniers partisans ; là que les envoûtements sévissent, car à la Guillotière, on fait maléficier, pour un louis, les gens ! Ajoute que c'est également, malgré sa foison de radicaux et d'anarchistes, un opulent magasin, d'un catholicisme protestant et dur, une manufacture janséniste, une bourgeoisie bigote et grasse.
Lyon est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies ; et aussi par ses églises ! Tous les sommets de ses voies en escalade sont sillonnés par des chapelles et des couvents de notre-dame de Fourvière les domine tous. De loin, ce monument ressemble à une commode du dix-huitième siècle, renversée, les pieds en l'air, mais l'intérieur qu'on parachève encore, déconcerte. — tu devrais aller la visiter, un jour. — tu y verrais le plus extraordinaire mélange d'assyrien, de roman, de gothique, tout un je ne sais quoi, inventé, plaqué, rajeuni, soudé, par Bossan, le seul architecte qui ait, en somme, su élever un intérieur de cathédrale, depuis cent ans !
Sa nef fulgure d'émaux et de marbres, de bronzes et d'or ; des statues d'anges coupent les colonnes, interrompent avec une grâce solennelle, les eurythmies connues. C'est asiatique et barbare ; cela rappelle les architectures que Gustave Moreau élance, autour de ses hérodiades, dans son oeuvre.
Et des files de pèlerins se succèdent sans trève. On prie notre-dame pour l'extension des affaires ; on la supplie d'ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies. On fait l'article à la vierge ; on la consulte sur les moyens de vendre les denrées défraîchies et d'écouler les pannes. Au centre de la ville même, dans l'église de Saint-boniface, j'ai relevé une pancarte où l'on invite les fidèles à ne pas distribuer, par respect pour le saint lieu, d'aumônes aux pauvres. Il ne convenait pas, en effet, que les oraisons commerciales fussent troublées par les ridicules plaintes des indigents !
— oui, dit Durtal, et ce qui est bien étrange aussi, c'est que la démocratie est l'adversaire le plus acharné du pauvre. La révolution, qui semblait, n'est-ce pas, devoir le protéger, s'est montrée pour lui le plus cruel des régimes. Je te ferai parcourir un jour, un décret de l'an ii ; non seulement, il prononce des peines contre ceux qui tendent la main, mais encore contre ceux qui donnent !
— et voilà pourtant la panacée qui va tout guérir, fit des Hermies, en riant. Et il désigna du doigt, sur les murs, d'énormes affiches dans lesquelles le général Boulanger objurguait les Parisiens, de voter aux prochaines élections, pour lui.
Durtal leva les épaules. Tout de même, dit-il, ce peuple est bien malade. Carhaix et Gévingey ont peut-être raison, lorsqu'ils professent qu'aucune thérapeutique ne serait assez puissante pour le sauver !
CHAPITRE XXI
Durtal avait pris la résolution de ne pas répondre aux lettres que lui adressait la femme de Chantelouve.
Depuis leur rupture, chaque jour, elle lui envoyait une missive en ignition ; mais, comme il put le constater bientôt, ces cris de ménade s'apaisèrent et ce furent des plaintes et des roucoulements, des reproches et des pleurs. Elle l'accusait maintenant d'ingratitude, se repentait de l'avoir écouté, de l'avoir fait participer à des sacrilèges dont elle aurait là-haut à rendre compte ; elle demandait aussi à le voir, une fois encore ; puis, pendant une semaine, elle se tut ; enfin, lasse sans doute du silence de Durtal, elle lui notifia leur séparation dans une dernière épître.
Après avoir avoué qu'il avait, en effet, raison, que ni leur tempérament, ni leur âme ne s'accordaient, ironiquement, elle finissait par lui dire :
" merci du bon petit amour, réglé de même qu'un papier à musique, que vous m'avez servi ; mais ce n'est pas là ma mesure, mon coeur gante plus grand... " — son coeur ! Et il se mit à rire, — puis, il continua :
" je comprends certes que vous n'ayez pas pour mission et pour but de le combler, mais vous pouviez au moins me concéder une franche camaraderie qui m'eût permis de laisser mon sexe chez moi et d'aller causer quelquefois, le soir, avec vous ; cette chose si simple en apparence, vous l'avez rendue impossible.
— adieu et pour jamais. Je n'ai plus qu'à faire un nouveau pacte avec la solitude à laquelle j'ai tenté d'être infidèle... " — la solitude ! Eh bien et ce cocu paterne et narquois qu'est son mari ! Au fait, reprit-il, c'est lui qui doit-être, à l'heure actuelle, le plus à plaindre ! Je lui procurais des soirées silencieuses, je lui restituais une femme assouplie et satisfaite ; il profitait de mes fatigues, ce sacristain ! Ah !
Quand j'y songe, ses yeux papelards et sournois, quand il me regardait, en disaient long !
Enfin, ce petit roman est terminé ; la bonne chose que d'avoir le coeur en grève ! L'on ne souffre ni des mésaises d'amour, ni des ruptures ! Il me reste bien un cerveau mal famé qui, de temps en temps, prend feu, mais les postes-vigies des pompières l'éteignent, en un clin d'oeil.
Autrefois, quand j'étais jeune et ardent, les femmes se fichaient de moi ; maintenant que je suis rassis, c'est moi qui me fiche d'elles. C'est le vrai rôle, celui-là, mon vieux, dit-il à son chat qui écoutait, les oreilles droites, ce soliloque. Au fond, ce que Gilles De Rais est plus intéressant que Mme Chantelouve ; malheureusement, mes relations avec lui tirent à leur fin aussi ; encore quelques pages et le livre est achevé. — allons, bon, voilà cet affreux Rateau qui vient troubler mon ménage.
Et, en effet, le concierge entra, s'excusa d'être en retard, enleva sa veste, et jeta un regard de défi aux meubles.
Puis il s'élança sur le lit, se colleta, comme un lutteur, avec les matelas, en prit un à bras-le-corps, le souleva de terre, se balança avec, puis d'un coup de reins, l'étala, en soufflant, sur le sommier.
Durtal passa, suivi de son chat, dans l'autre pièce, mais subitement Rateau interrompit son pugilat et vint les rejoindre.
— monsieur sait ce qui m'arrive ? Balbutia-t-il, d'un ton piteux.
— non.
— Madame Rateau m'a quitté.
— elle vous a quitté ! Mais elle a au moins soixante ans !
Rateau leva les yeux au ciel.
— et, elle est partie avec un autre ?
Rateau abaissa, désolé, le plumeau qu'il tenait en main.
— diable ! Mais, votre femme avait donc, malgré son âge, des exigences que vous ne pouviez satisfaire ?
Le concierge secoua la tête et il finit par avouer que c'était tout le contraire.
— oh ! Fit Durtal, en considérant ce vieil escogriffe, tanné par l'air des soupentes et le trois-six-mais, si elle désire ne plus être adorée, pourquoi s'est-elle enfuie avec un homme ?
Rateau eut une grimace de mépris et de pitié.
— c'est un impotent, un propre à rien, un feignant sur l'article qu'elle a choisi.
— ah !
— c'est par rapport à la loge que c'est désagréable ; le propriétaire, il ne veut pas d'un concierge qui soit sans femme !
Seigneur ! Quelle aubaine ! Pensa Durtal. — tiens j'allais me rendre chez toi, dit-il à Des Hermies qui, trouvant la clef laissée sur la porte par Rateau, était entré.
— eh bien ! Puisque ton ménage n'est pas fini, descend comme un Dieu de ton nuage de poussière et viens chez moi.
Chemin faisant, Durtal raconta à son ami les mésaventures conjugales de son concierge.
— oh ! Fit des Hermies, que de femmes seraient heureuses de laurer l'occiput d'un vieillard si combustible ! — mais, quelle dégoûtation ! Reprit-il, en montrant, autour d'eux les murs des maisons couverts d'affiches.
C'était une véritable débauche de placards ; partout sur des papiers de couleur, s'étalaient, en grosses capitales, les noms de Boulanger et de Jacques.
— ce sera, Dieu merci, terminé dimanche !
— il y a bien une ressource maintenant, reprit des Hermies, pour échapper à l'horreur de cette vie ambiante, c'est de ne plus lever les yeux, de garder à jamais l'attitude timorée des modesties. Alors, en ne contemplant que les trottoirs, l'on voit, dans les rues, les plaques des regards électriques de la compagnie Popp. Il y a des signaux, des blasons d'alchimiste en relief sur ces rondelles, des roues à crans, des caractères talismaniques, des pantacles bizarres avec des soleils, des marteaux et des ancres ; ça peut permettre de s'imaginer qu'on vit au moyen age !
— oui, mais il faudrait, pour n'être pas dissipé par l'horrible foule, avoir des oeillères comme des chevaux et en avant, sur le crâne, les visières de ces képis à la conquête d'Afrique, qu'arborent maintenant les collégiens et les officiers.
Des Hermies soupira. — entre, dit-il, en ouvrant sa porte ; ils s'installèrent dans des fauteuils et allumèrent des cigarettes.
— je ne suis tout de même pas encore bien remis de la conversation qui eut lieu chez Carhaix, avec Gévingey, l'autre soir, fit Durtal, en riant. Ce Dr Johannès est bien étrange ! Je ne puis pas m'empêcher d'y songer. Voyons, crois-tu sincèrement au miracle de ses cures ?
— je suis obligé d'y croire ; je ne t'ai pas tout dit, car un médecin qui raconte de telles histoires semble, quand même, fol ; eh bien, sache-le, ce prêtre opère des guérisons impossibles.
Je l'ai connu lorsqu'il faisait encore partie du clergé parisien, à propos justement d'un de ces sauvetages auxquels j'avoue ne rien comprendre.
La bonne de ma mère avait une grande fille paralysée des bras et des jambes, souffrant mort et passion dans la poitrine, poussant des hurlements dès qu'on la touchait. C'était venu, à la suite d'on ne sait quoi, en une nuit ; elle était, depuis près de deux années, dans cet état. Renvoyée comme incurable des hôpitaux de Lyon, elle vint à Paris, suivit un traitement à la salpêtrière, s'en alla, sans que personne ait jamais su ce qu'elle avait et sans qu'aucune médication ait jamais pu la soulager. Un jour, elle me parla de cet abbé Johannès qui avait, disait-elle, guéri des gens aussi malades qu'elle.
Je n'en croyais pas un mot, mais, étant donné que ce prêtre n'acceptait aucun argent, je ne la détournai point de le visiter et, par curiosité, je l'accompagnai lorsqu'elle s'y rendit.
On la monta sur une chaise et ce petit ecclésiastique, vif, agile, lui prit la main. Il y posa, une, deux, trois pierres précieuses, chacune à son tour, puis tranquillement il lui dit : mademoiselle, vous êtes victime d'un maléfice de consanguinéité.
J'eus une forte envie de rire.
— rappelez-vous, reprit-il, vous avez dû avoir, il y a deux ans, puisque vous êtes paralysée depuis cette époque, une querelle avec un parent ou une parente.
C'était vrai, la pauvre Marie avait été indûment accusée du vol d'une montre provenant d'une succession par une tante qui avait juré de se venger.
— elle demeurait à Lyon, votre tante ?
Elle fit signe que oui.
— rien d'étonnant, continua le prêtre ; à Lyon, dans le peuple, il y a beaucoup de rebouteurs qui connaissent la science des sortilèges pratiquée dans les campagnes ; mais rassurez-vous, ces gens-là ne sont pas forts. Ils en sont à l'enfance de cet art ; alors, mademoiselle, vous désirez guérir ?
Et après qu'elle eut dit oui, il reprit doucement :
eh bien, cela suffit, vous pouvez partir.
Il ne la toucha pas, ne lui prescrivit aucun remède.
Je sortis, persuadé que cet empirique était ou un fumiste ou un fou, mais quand trois jours, après, les bras se levèrent, quand cette fille ne souffrit plus et qu'au bout d'une semaine elle put marcher, je dus bien me rendre à l'évidence ; j'allai revoir ce thaumaturge, je découvris le joint pour lui être, en une circonstance, utile, et c'est ainsi que nos relations commencèrent.
— mais enfin, quels sont les moyens dont il dispose ?
— il procède, ainsi que le curé D'Ars, par la prière : puis il évoque les milices du ciel, rompt les cercles magique, chasse, " classe " suivant son expression, les esprits du mal. Je sais bien que c'est confondant, et que, lorsque je parle de la puissance de cet homme à mes confrères, ils sourient d'un air supérieur ou me servent le précieux arguments qu'ils ont inventé pour expliquer les guérisons opérées par le Christ ou par la vierge.
ça consiste à frapper l'imagination du malade, à lui suggérer la volonté de guérir, à le persuader qu'il est bien portant, à l'hypnotiser, en quelque sorte, à l'état de veille, moyennant quoi, les jambes tordues se redressent, les plaies disparaissent, les poumons des phtisiques se bouchent, les cancers deviennent des bobos anodins et les aveugles voient clair ! Et voilà tout ce qu'ils ont trouvé pour nier le surnaturel de certaines cures ! On se demande vraiment pourquoi ils n'usent pas eux-mêmes de cette méthode, puisque c'est si simple !
— mais est-ce qu'ils ne l'ont pas essayée ?
— oui, pour quelques maux. J'ai même assisté aux épreuves que le Dr Luys a tentées. Eh bien, c'est du joli ! Il y avait, à la charité, une malheureuse fille paralysée des deux jambes. On l'endormait, on lui commandait de se lever ; elle se remuait en vain. Alors deux internes la prenaient sous les bras et elle pliait, douloureuse, sur ses pieds morts. Ai-je besoin de te dire qu'elle ne marchait point et qu'après l'avoir traînée ainsi, pendant quelques pas, on la recouchait, sans qu'aucun résultat fût jamais acquis ?
— mais voyons, le Dr Johannès ne guérit point indistinctement tous les gens qui souffrent ?
— non, il ne s'occupe que des maladies issues des maléfices. Il se déclare inapte à refréner les autres qui regardent que les médecins, dit-il. C'est le spécialiste des maux sataniques. Il soigne surtout les aliénés qui sont, d'après lui, pour la plupart, des gens vénéficiés, possédés par des esprits, et par conséquent rebelles au repos et aux douches !
— et ces pierreries dont tu me parlais, quel usage en fait-il ?
— avant de te répondre, il me faut préalablement t'expliquer le sens de l'aptitude de ces pierres. Je ne t'apprendrai rien, en te racontant qu'Aristote, que Pline, que tous les savants du paganisme leur attribuèrent des vertus médicales et divines. Suivant eux, l'agate et la cornaline égaient ; la topaze console ; le jaspe guérit les maladies de langueur ; l'hyacinthe chasse l'insomnie ; la turquoise empêche ou atténue les chutes ; l'améthyste combat l'ivresse.
Le symbolisme catholique s'empare, à son tour, des pierreries et voit en elles les emblèmes des vertus chrétiennes. Alors, le saphir représente les aspirations élevées de l'âme ; la calcédoine, la charité ; la sarde et l'onyx, la candeur ; le béryl allégorise la science théologique ; l'hyacinthe, l'humilité, tandis que le rubis apaise la colère, que l'émeraude lapidifie l'incorruptible foi.
Puis, la magie... — et Des Hermies, se leva et prit dans sa bibliothèque un tout petit volume, relié comme un paroissien, et dont il montra le titre à Durtal.
Celui-ci lut sur la première page : " la magie naturelle qui est les secrets et miracles de nature, mise en quatre livres par Jean-baptiste Porta, Néapolitain " . et, en bas " à Paris, par Nicolas Bonfous, rue neuve nostre dame, à l'enseigne Saint Nicolas, 1584 " . puis, reprit Des Hermies, en feuilletant ce bouquin, la magie naturelle ou plutôt la simple thérapeutique de ce temps, prête de nouveaux sens aux gemmes ; tiens, écoute :
après avoir tout célébré une pierre inconnue, " l'alectorius " qui rend invincible son possesseur, lorsqu'on l'a tout d'abord tirée du ventre d'un coq, chaponné depuis quatre ans, ou arrachée du ventricule d'une géline, Porta nous apprend que la calcédoine fait gagner les procès, que la cornaline calme le flux du sang et " est assez utile aux femmes qui sont malades de leurs fleurs " , que l'hyacinthe garantit de la foudre et éloigne les pestilences et les venins, que la topaze dompte les passions lunatiques, que la turquoise profite contre la mélancolie, la fièvre quarte et les défaillances du coeur. Il atteste enfin que le saphir préserve de la peur et conserve les membres vigoureux, alors que l'émeraude pendue au col, contregarde le mal de saint Jean et se brise, dès que la personne qui la porte n'est pas chaste.
Tu le vois, l'antiquité, le christianisme, la science du seizième siècle ne s'entendent guère sur les vertus spécifiques de chaque pierre ; presque partout, les significations, plus ou moins cocasses, diffèrent.
Le Dr Johannès a révisé ces croyances, adopté et rejeté nombre d'entre elles ; enfin il a, de son côté, admis de nouvelles acceptions. Pour lui, l'améthyste guérit bien l'ivresse, mais surtout l'ivresse morale, l'orgueil ; le rubis enraye les entraînements génésiques, le béryl fortifie la volonté, le saphir élève les pensées vers Dieu.
Il croit, en somme, que chaque pierre correspond à une espèce de maladie et aussi à un genre de péché ; et il affirme que lorsqu'on sera parvenu à s'emparer chimiquement du principe actif des gemmes, non seulement l'on aura des antidotes mais encore des préservatifs à bien des maux. En attendant que ce rêve, qui peut paraître un tantinet louffoque, se réalise et que des chimistes lapidaires fichent notre médecine en bas, il use des pierres précieuses pour formuler les diagnostics des maléfices.
— mais comment ?
— il prétend qu'en posant telle ou telle pierre dans la main ou sur la partie malade de l'envoûté, un fluide s'échappe de la pierre qu'il tient dans ses doigts et le renseigne. Il me narrait, à ce propos, qu'un jour, entre chez lui une dame qu'il ne connaissait point et qui souffrait, depuis son enfance, d'une maladie incurable. Impossible d'obtenir d'elle des réponses qui fussent précises. En tout cas, il ne découvrait trace d'aucun vénéfice ; après avoir essayé presque toute la série de ses pierres, il prit le lapis-lazuli qui correspond, selon lui, au péché de l'inceste ; il le lui mit dans la main et le palpa.
— votre maladie, dit-il, est la suite d'un inceste. — mais, répondit-elle, je ne suis pas venue chez vous pour me confesser ; — et elle finit néanmoins par avouer que son père l'avait violée, alors qu'elle était impubère. Tout cela est désordonné, contraire à toutes les idées reçues, presque insane, mais, l'on ne s'en trouve pas moins en face d'un fait : ce prêtre guérit des malades que, nous autres médecins, nous jugeons perdus !
— si bien que l'unique astrologue qui nous reste à Paris, l'étonnant Gévingey, serait mort sans son aide. C'est égale, dis donc, il est est bien, celui-là.
Comment, diable, se peut-il que l'impératrice Eugénie lui ait commandé des horoscopes ?
— mais, je te l'ai raconté. L'on s'occupait fort de magie aux Tuileries, sous l'empire. L'Américain Home y fut révéré à l'égal d'un Dieu ; en sus de ses séances de spiritisme, c'est lui qui évoquait les esprits infernaux, dans cette cour. ça a même assez mal tourné, un jour. Un certain marquis l'avait supplié de lui faire revoir sa femme qui était morte ; Home le mena vers un lit, dans une chambre et le laissa seul. Que survint-il ? Quels fantômes effrayants, quelles ligeïa de sépulcre surgirent ?
Toujours est-il que le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a été récemment rapportée par le figaro, d'après des renseignements incontestables.
Oh ! Il ne faut pas jouer avec les choses outre-tombe et trop nier les esprits du mal. J'ai connu jadis un garçon riche, enragé de sciences occultes. Il fut président d'une société de théosophie à Paris et il écrivit même un petit livre sur la doctrine ésotérique, dans la collection de l'isis. Eh bien, il ne voulut pas, comme les Péladan et les Papus, se contenter de ne rien savoir, et il se rendit en Ecosse où le diabolisme sévit. Là, il fréquenta l'homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanes sataniques et il tenta l'épreuve. Vit-il celui que dans " zanoni " Bulwer Lytton appelle " le gardien du seuil du mystère " ? Je l'ignore, mais ce qui est avéré c'est qu'il s'évanouit d'horreur et revint en France épuisé, à moitié mort.
— diantre ! Fit Durtal. Tout n'est pas rose, dans ce métier ; mais, voyons, lorsqu'on entre dans cette voie, l'on ne peut donc évoquer que les esprits du mal ?
— t'imagines-tu que les anges qui n'obéissent, ici-bas, qu'aux Saints, reçoivent les ordres du premier venu ?
— mais enfin, il doit y avoir, entre les esprits de lumière et les esprits de ténèbres, un moyen terme, des esprits ni célestes, ni démoniaques, mitoyens, ceux, par exemple, qui débitent de si fétides âneries dans les séances des spirites !
— un prêtre me disait, un soir, que les larves indifférentes, neutres, habitent un territoire invisible et naturel, quelque chose comme une petite île qu'assiègent, de toutes parts, les bons et les mauvais esprits. Elles sont de plus en plus refoulées, finissent par se fondre dans l'un ou l'autre camp. Or, à force d'évoquer ces larves, les occultistes qui ne peuvent, bien entendu, attirer les anges, finissent par amener les esprits du mal et, qu'ils le veuillent ou non, sans même le savoir, ils se meuvent dans le diabolisme. C'est là, en somme, où aboutit à un moment donné, le spiritisme !
— oui, et si l'on admet cette dégoûtante idée qu'un médium imbécile peut susciter les morts, à plus forte raison, doit-on reconnaître l'étampe de Satan, dans ces pratiques.
— sans aucun doute ; de quelque côté que l'on se tourne, le spiritisme est une ordure !
— alors, tu ne crois pas, en somme, à la théurgie, à la magie blanche ?
— non, c'est de la blague ! C'est un oripeau qui sert aux gaillards tels que les rose-croix, à cacher leurs plus répugnants essais de magie noire.
Personne n'ose avouer qu'il satanise ; la magie blanche, mais malgré les belles phrases dont l'assaisonnent les hypocrites ou les niais, en quoi veux-tu qu'elle consiste ? Où veux-tu qu'elle mène ? D'ailleurs l'église, que ces compérages ne sauraient duper, condamne indifféremment l'une et l'autre de ces magies.
— ah ! Dit Durtal, en allumant une cigarette, après un silence, ça vaut mieux que de causer de politique ou de courses, mais quelle pétaudière ! Que croire ?
La moitié de ces doctrines est folle et l'autre est si mystérieuse qu'elle entraîne ; attester le satanisme ? Dame, c'est bien gros et, pourtant cela peut sembler quasi sûr ; mais alors, si on est logique avec soi-même, il faut croire au catholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu'à prier ; car enfin, ce n'est pas le bouddhisme et les autres cultes de ce gabarit qui sont de taille à lutter contre la religion du Christ !
— eh bien, crois !
— je ne peux pas ; il y a là dedans un tas de dogmes qui me découragent et me révoltent !
— je ne suis pas certain non plus de bien grand'chose, reprit Des Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c'est que le surnaturel existe, qu'il soit chrétien ou non. Le nier, c'est nier l'évidence, c'est barboter dans l'auge du matérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs !
— c'est tout de même embêtant de vaciller ainsi !
Ah ! Ce que j'envie la foi robuste de Carhaix.
— tu n'es pas difficile, répondit Des Hermies, la foi, mais c'est le brise-lames de la vie, c'est le seul môle derrière lequel l'homme démâté puisse s'échouer en paix !
CHAPITRE XXII
Aimez-vous cela ? Dit la maman Carhaix. Pour vous changer, j'ai mis le pot-au-feu, hier, et gardé le boeuf ; de sorte que, ce soir, vous aurez un bouillon au vermicelle, une salade de viande froide avec des harengs saurs et du céleri, une bonne purée de pommes de terre au fromage et du dessert. Et puis, vous goûterez le nouveau cidre que nous avons reçu.
— oh, oh ! S'exclamèrent Des Hermies et Durtal qui savouraient, en attendant le repas, un petit verre d'élixir de longue vie ; savez-vous, Madame Carhaix, que votre cuisine nous induit au péché de gourmandise ; pour peu que cela dure, nous allons devenir des ventricoles et des gamache !
— vous voulez rire ! — mais que c'est donc ennuyeux, Louis qui ne revient pas.
— on monte, fit Durtal, qui entendait crier des semelles sur les marches en pierre de la tour.
— non, ce n'est point lui, reprit-elle, en ouvrant la porte. C'est le pas de M. Gévingey.
Et, en effet, vêtu de son caban bleu, coiffé de son chapeau mou, l'astrologue entra, salua comme au théâtre, froissa contre les bijoux de ses grosses pattes, les doigts des assistants et demanda des nouvelles du sonneur.
— il est chez le charpentier ; les sommiers de chêne qui soutiennent les grosses cloches se sont fendus, si bien que Louis a peur qu'ils ne s'effondrent.
— diantre !
— a-t-on des nouvelles de l'élection ? Dit Gévingey ; et il tira sa pipe et souffla dedans.
— non, dans ce quartier, l'on ne connaîtra les résultats du scrutin que ce soir, vers les dix heures.
Du reste, les votes ne sont point douteux, car Paris bat la breloque ; le général Boulanger passera, haut la main, cela est sûr.
— un proverbe du moyen age affirme que lorsque les fèves fleurissent, les fous se montrent. Ce n'est cependant pas l'époque.
Carhaix entra, s'excusa de son retard et tandis que sa femme apportait la soupe, il chaussa ses galoches et répondit à ses amis qui le questionnaient :
— oui, l'humidité a rongé les frettes de fer et pourri le bois. Les poutres font ventre ; il est temps que le charpentier intervienne ; enfin, il m'a promis qu'il serait ici, sans faute, demain, avec ses hommes. C'est égal, je suis content d'être rentré. Dans les rues, tout me tourne, je suis hébété, incertain, ivre ; je n'ai vraiment mes aises que dans mon clocher ou dans cette chambre. — tiens, soumets-moi cela, ma femme, et il empoigna pour la remuer la salade de céleri, de hareng et de boeuf.
— quel fumet ! S'écria Durtal, en humant l'odeur incisive du hareng. Ce que ce parfum suggère ! Cela m'évoque la vision d'une cheminée à hotte dans laquelle des sarments de genévrier pétillent, en un rez-de-chaussée dont la porte s'ouvre sur un grand port ! Il me semble qu'il y a comme un halo de goudron et d'algues salées autour de ces ors fumés et de ces rouilles sèches. C'est exquis, reprit-il, en goûtant à cette salade.
— on vous en refera, Monsieur Durtal, vous n'êtes pas difficile à régaler, dit la femme de Carhaix.
— hélas ! Fit le mari, en souriant, il est de corps facile à satisfaire, mais d'âme ! Quand je songe à ses désespérants aphorismes de l'autre soir ! Nous prions cependant pour que Dieu l'éclaire. Tiens, dit-il soudain à sa femme, nous invoquerons saint Nolasque et saint Théodule que l'on représente toujours avec des cloches. Ils sont un peu de la partie, ils se feront certainement les intercesseurs des gens qui les révèrent, eux et leurs emblèmes !
— il faudrait de fiers miracles pour convaincre Durtal fit Des Hermies.
— les cloches en ont pourtant suscité, proféra l'astrologue. Je me rappelle avoir lu, je ne sais plus où, que les anges sonnèrent le glas, au moment où saint Isodore de Madrid mourait.
— et il y en a bien d'autres ! S'écria le sonneur ; les cloches ont carillonné, toutes seules, lorsque saint Sigisbert chantait le de profundis sur le cadavre du martyr Placide ; et quand le corps de saint Ennemond, évêque de Lyon, fut jeté par ses meurtriers dans un bateau sans rameurs et sans voiles, elles retentirent également, sans que personne les mît en branle, au passage de l'embarcation qui descendait la Saône.
— savez-vous à quoi je pense ? Dit Des Hermies qui regardait Carhaix. Je pense que vous devriez travailler un compendieux recueil d'hagiographie ou préparer un savant in-folio sur le blason.
— pourquoi cela ?
— mais parce que vous êtes, Dieu merci ! Si loin de votre époque, si fervent des choses qu'elle ignore ou qu'elle exècre, que cela vous exhausserait encore ! Vous êtes, bon ami, l'homme à jamais inintelligible pour les générations qui viennent.
Sonner les cloches en les adorant, et se livrer aux besognes désuètes de l'art féodal ou à des labeurs monastiques de vies de saints, ce serait complet, si bien hors de Paris, si bien dans les là-bas, si loin dans les vieux âges !
— hélas ! Dit Carhaix, je ne suis qu'un pauvre homme et je ne sais rien, mais ce type que vous rêvez existe. En Suisse, je crois, un accordant collige depuis des années un mémorial héraldique.
Reste à savoir, par exemple, reprit-il, en riant, si l'une de ces occupations ne nuit pas à l'autre.
— et le métier d'astrologue, pensez-vous donc qu'il ne soit pas encore plus décrié, plus aboli ?
Dit Gévingey avec amertume.
— voyons, et notre cidre, comment le trouvez-vous ?
Demanda la femme du sonneur. Il est un peu vert, hein ?
— non, il est de saveur gamine mais de lampée franche, répondit Durtal.
— ma femme, sers la purée, sans m'attendre. Je vous ai mis en retard avec mes courses et l'heure de l'angélus est proche. Ne vous occupez pas de moi, mangez, je vous rattraperai, en descendant.
Et, pendant que son mari allumait sa lanterne et quittait la pièce, la femme apporta dans un plat une sorte de gâteau couvert d'une croûte tachetée de caramel et glacée d'or.
— oh, oh ! Fit Gévingey, mais ce n'est pas de la purée de pommes de terre !
— si, seulement le dessus a été gratiné au four de campagne ; — goûtez-là ; j'ai mis tout ce qu'il faut dedans, elle doit être bonne.
Le fait est qu'elle était savoureuse et qu'ils l'acclamèrent ; puis ils se turent, car il devenait impossible de s'entendre. Ce soir-là, la cloche bôombait, plus puissante et plus claire. Durtal cherchait à analyser ce bruit qui semblait faire tanguer la chambre. Il y avait comme une sorte de flux et de reflux de sons ; d'abord, le choc formidable du battant contre l'airain du vase, ensuite une sorte d'écrasement de sons qui se diffusaient, finement pilés, en rotondant ; enfin le retour du battant dont le nouveau coup ajoutait dans le mortier de bronze, d'autres ondes sonores qu'il broyait et rejetait, dispersées dans la tour.
Puis ces volées s'espacèrent ; ce ne fut plus bientôt que le ronronnement d'un énorme rouet ; quelques gouttes restèrent plus lentes à tomber, et Carhaix rentra.
— quel temps biscornu ! Fit Gévingey, pensif ; on ne croit plus à rien et l'on gobe tout. On invente, chaque matin, une science neuve ; à l'heure actuelle, c'est cette la palissade qu'on nomme la démagogie qui trône ! Et personne ne lit plus cet admirable Paracelse qui a tout retrouvé, qui a tout créé ! Dites donc aujourd'hui à vos congrès de savants, que, selon ce grand maître, la vie est une goutte de l'essence des astres, que chacun de nos organes correspond à une planète et en dépend, que nous sommes, par conséquent, un abrégé de la sphère divine ; dites-leur donc, — et cela l'expérience l'atteste, — que tout homme, né sous le signe de Saturne, est mélancolique et pituiteux, taciturne et solitaire, pauvre et vain ; que cet astre lourd, tardif en ses empreintes, prédispose aux superstitions et aux fraudes, qu'il préside aux épilepsies et aux varices, aux hémorroïdes et aux lèpres, qu'il est, hélas ! Le grand pourvoyeur des hospices et des bagnes, et ils se gaudiront, ils lèveront les épaules, ces ânes assermentés, ces glorieux cuistres !
— oui, fit Des Hermies, Paracelse fut un des plus extraordinaires praticiens de la médecine occulte.
Il connaissait les mystères maintenant oubliés du sang, les effets médicaux encore inconnus de la lumière. Professant, ainsi que les kabbalistes, du reste, que l'être humain est composé de trois parties, d'un corps matériel, d'une âme et d'un périsprit appelé aussi corps astral, il soignait ce dernier surtout et réagissait sur l'enveloppe extérieure et charnelle, par des procédés qui sont ou incompréhensibles ou déchus. Il traitait les blessures, en soignant non pas les tissus mais le sang qui en sortait. On assure même qu'il guérissait certains maux !
— grâce à ses profondes connaissances en astrologie, dit Gévingey.
— mais, demanda Durtal, si l'influence sidérale est si nécessaire à étudier, pourquoi ne faites-vous pas d'élèves ?
— des élèves ! Mais où dénicher des gens qui consentent à travailler pendant vingt années, sans profit et sans gloire ? Car avant d'être en mesure d'établir un horoscope, il faut être un astronome de première force, savoir les mathématiques à fond et avoir longuement pâli sur l'obscur latin des vieux maîtres ! — et puis, il faut aussi la vocation et la foi, et c'est perdu !
— comme pour les accordants, dit Carhaix.
— non, voyez-vous, messieurs, reprit Gévingey, le jour où les grandes sciences du moyen age ont sombré dans l'indifférence systématique et hostile d'un peuple impie, ç' a été la fin de l'âme, en France !
Il ne nous reste plus maintenant qu'à nous croiser les bras et à écouter les insipides propos d'une société qui, tour à tour, rigole et grogne !
— allons il ne faut pas désespérer ainsi ; ça ira mieux, dit la maman Carhaix, d'un ton conciliant ; et, avant de se retirer, elle donna une poignée de main à chacun de ses hôtes.
— le peuple, fit Des Hermies, en versant de l'eau dans la cafetière, au lieu de l'améliorer, les siècles l'avarient, le prostrent, l'abêtissent !
Rappelez-vous le siège, la commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause, toute la démence d'une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes ! — elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuse plèbe du moyen age ! Raconte donc, Durtal, ce que fit le peuple, alors que Gilles De Rais fut conduit au bûcher.
— oui, dites-nous cela, demanda Carhaix, ses gros yeux noyés dans la fumée de pipe.
— eh bien ! Vous le savez, à la suite de forfaits inouïs, le maréchal De Rais fut condamné à être pendu et brûlé vif. Ramené, après le jugement, dans sa geôle, il adressa une dernière supplique à l'évêque Jean De Malestroit. Il le pria d'intercéder auprès des pères et mères des enfants qu'il avait si férocement violés et mis à mort, pour qu'ils voulussent bien l'assister dans son supplice.
Et ce peuple dont il avait et mâché et craché le coeur, sanglota de pitié ; il ne vit plus en ce seigneur démoniaque qu'un pauvre homme qui pleurait ses crimes et allait affronter l'effrayante colère de la sainte face ; et, le jour de l'éxécution, dès neuf heures du matin, il parcourut, en une longue procession, la ville. Il chanta des psaumes dans les rues, s'engagea, par serment, dans les églises, à jeûner pendant trois jours, afin de tenter d'assurer par ce moyen le repos de l'âme du maréchal.
— nous sommes loin, comme vous voyez, de la loi américaine du lynch, dit Des Hermies.
— puis, reprit Durtal, à onze heures, il vint chercher Gilles De Rais à sa prison et il l'acompagna jusqu'à la prairie de la Biesse où se dressaient, surmontés de potences, de hauts bûchers.
Le maréchal soutenait ses complices, les embrassait, les adjurait d'avoir " grande déplaisance et contrition de leurs méfaits " et, se frappant la poitrine, il suppliait la vierge de les épargner, tandis que le clergé, les paysans, le peuple, psalmodiaient les sinistres et implorantes strophes de la prose des trépassés :
nos timemus diem
judicii
quia mali et nobis conscii
sed tu, mater summi concilii,
para nobis locum refugii
ô Maria !
tunc iratus judex...
Vive Boulanger !
Dans un bruit de mer montant de la place Saint-sulpice à la tour, de longs cris jaillirent : Boulange !
Lange ! Puis une voix enrouée, énorme, une voix d'écaillère, de pousseur de charrette, s'entendit par-dessus les autres, domina tous les hourras ; et, de nouveau, elle hurla : vive Boulanger !
— ce sont les résultats de l'élection que, devant la mairie, ces gens vocifèrent, dit dédaigneusement Carhaix.
Tous se regardèrent.
— le peuple d'aujourd'hui ! fit Des Hermies.
— ah ! Il n'acclamerait pas de la sorte un savant, un artiste, voire même l'être supernaturel que serait un saint, gronda Gévingey.
— il le faisait pourtant au moyen age !
— oui, mais il était plus naïf et moins bête, reprit Des Hermies. Et puis, où sont les saints qui le sauvèrent ? On ne saurait trop le répéter, les soutaniers ont maintenant des coeurs lézardés, des âmes dysentériques, des cerveaux qui se débraillent et qui fuient ! — ou alors c'est encore pis ; ils phosphorent comme des pourritures et carient le troupeau qu'ils gardent ! Ils sont des chanoines Docre, ils satanisent !
— dire que ce siècle de positivistes et d'athées a tout renversé, sauf le satanisme qu'il n'a pu faire reculer d'un pas !
— cela s'explique, s'écria Carhaix : le satanisme est ou omis ou inconnu ; c'est le père Ravignan qui a démontré, je crois, que la plus grande force du diable, c'était d'être parvenu à se faire nier !
— mon Dieu ! Quelles trombes d'ordures soufflent à l'horizon ! Murmura tristement Durtal.
— non, s'exclama Carhaix, non, ne dites point cela !
Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! Je l'avoue, l'effusion de l'esprit saint, la venue du divin Paraclet se fait attendre !
Mais les textes qui l'annoncent sont inspirés ; l'avenir est donc crédité, l'aube sera claire !
Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.
Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.
— tout cela est fort bien, grogna-t-il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l'au delà. Alors, comment espérer en l'avenir, comment s'imaginer qu'ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? élevés de la sorte, je me demande ce qu'ils feront dans la vie, ceux-là ?
— ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s'empliront les tripes et ils se vidangeront l'âme par le bas-ventre !
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Janvier 2001
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