Franchement, c’était gênant en un sens de parler de Roméo et Juliette avec elle. Parce qu’il y a du sexe ici et là dans la pièce et elle c’était une religieuse et tout. Mais elle me demandait, alors j’ai discuté un peu avec elle. « Ben, Roméo moi je l’adore pas, et Juliette pas tellement non plus. Non Je les adore pas. Je veux dire... je les aime bien mais... Par moments, ils sont pas mal énervants. En somme, la mort de Mercutio, j’ai trouvé ça beaucoup plus triste que celle de Roméo et Juliette. En fait, j’aimais plus tellement Roméo après que Mercutio a été poignardé par cet autre type – le cousin de Juliette – c’est quoi son nom ?
— Tybalt.
— Ah oui, Tybalt. Le nom de celui-là, je l’oublie toujours. C’était la faute de Roméo. Moi, celui que j’aime le mieux, dans la pièce, c’est Mercutio. Tous ces Montaigu et Capulet ils sont pas mal – spécialement Juliette – mais Mercutio il était... c’est dur à expliquer. Il était très intelligent et amusant et tout. Ça me rend dingue si quelqu’un se fait tuer – spécialement quelqu’un de très intelligent et amusant et tout – et que c’est la faute de quelqu’un d’autre. Roméo et Juliette, au moins, c’était leur faute à eux. »
La religieuse m’a demandé «Dans quelle école êtes-vous ? ». Elle voulait probablement qu’on en finisse avec Roméo et Juliette.
Je lui ai dit à Pencey, et elle en avait entendu parler. Elle a dit que c’était une très bonne école. J’ai laissé passer. Puis l’autre, celle qui enseignait l’histoire, elle a dit qu’il fallait qu’elles se sauvent. J’ai pris la note pour leur déjeuner, mais elles ont pas voulu me laisser payer. Celle avec les lunettes m’a obligé à lui rendre le papier.
Elle a dit « Vous avez été plus que généreux. Vous êtes un très gentil garçon ». Elle était vraiment sympa. Elle me rappelait un peu la mère du gars Ernest Morrow, que j’avais rencontrée dans le train.
Principalement quand elle souriait. Elle a dit « Nous avons été si heureuses de bavarder avec vous ».
J’ai dit que moi aussi j’avais été heureux de bavarder avec elles. Et c’était la vérité. Je crois que j’aurais été encore plus heureux si j’avais pas eu peur, tout le temps où on pariait, qu’elles essaient subitement de savoir si j’étais catholique. Les catholiques essaient toujours de savoir si vous êtes catholique. A moi ça m’arrive surtout parce que mon nom de famille est irlandais et que la plupart des gens d’origine irlandaise sont catholiques. En fait, mon père était catholique. Il a renoncé quand il a épousé ma mère. Mais les catholiques essaient toujours de savoir si vous êtes catholique, même quand ils ignorent votre nom de famille. Lorsque j’étais à Whooton j’ai connu un gars, Louis Gorman, qui était catholique. Le premier gars que j’ai connu là- bas. Lui et moi, le jour de la rentrée, on était assis sur deux chaises voisines, dans le couloir de l’infirmerie, attendant de passer la visite médicale, et on s’est mis à parler tennis. Il était très intéressé par le tennis et moi aussi. Il m’a dit qu’il allait chaque été aux championnats nationaux, à Forest Hills ; je lui ai dit que moi aussi, et ensuite pendant un bon moment on a discuté des grands cracks du tennis. Il en connaissait un fichu rayon sur le tennis, pour un gars de son âge. Sans blague. Puis, subitement, en plein milieu de la conversation, il m’a demandé «Tu ne saurais pas par hasard où se trouve l’église catholique ? ». Et à la façon dont il le demandait, c’était sûr qu’il essayait de savoir si j’étais catholique. Pas moyen de s’y tromper. Non qu’il ait eu des préjugés, mais il voulait savoir. Il était content de parler tennis et tout, mais ça se voyait qu’il aurait été encore plus content si j’avais été catholique et tout. Ces trucs-là, ça me rend dingue. Je dirais pas que ça a gâché toute notre convers’ – pas vraiment – mais ça lui a quand même pas fait du bien. Voilà pourquoi j’étais content que les deux religieuses me demandent pas si j’étais catholique. Probable que la conversation aurait pas été complètement gâchée mais ça aurait pas été pareil. Je reproche rien aux catholiques. Certainement pas. Je m’y prendrais sans doute de la même façon si moi j’étais catholique. En un sens, c’est juste comme mon histoire de valises. Tout ce que je dis c’est qu’une convers’ sympa, ça l’esquinterait plutôt. Voilà tout ce que je dis.
Quand les deux religieuses se sont levées pour partir, j’ai fait quelque chose de très stupide et très gênant. Je fumais une cigarette et en me levant à mon tour pour leur dire au revoir je leur ai soufflé par mégarde de la fumée à la figure. C’était vraiment pas exprès, mais quand même. Je leur ai présenté mille excuses et elles ont été très polies et compréhensives et tout. Mais quand même, c’était gênant.
Après leur départ, j’ai regretté de leur avoir donné que dix dollars pour la quête. Mais j’avais pris ce rendez-vous avec Sally Hayes pour aller au théâtre et fallait bien que je garde un peu de fric pour les billets et tout. Ça m’empêchait pas de regretter. Saleté de pognon. Qui finit toujours par vous flanquer le cafard.