58.
La taverne ouverte près du principal marché de Thèbes accueillait des commerçants égyptiens et étrangers qui venaient se rafraîchir et palabrer. L’atmosphère y était joyeuse, on y parlait négoces et bénéfices. Avec son embonpoint et sa barbe, Daktair passait pour un marchand syrien en quête de bonnes affaires. Ici, il ne risquait pas de rencontrer un scientifique du laboratoire central ou un haut dignitaire ; c’est pourquoi il avait fixé rendez-vous dans cette taverne à l’un des auxiliaires de la Place de Vérité qui y travaillait comme blanchisseur.
L’homme aux épaules rondes s’assit en face de Daktair. Il y avait suffisamment de brouhaha pour que personne ne puisse les entendre.
— J’ai commandé la meilleure bière, dit le savant.
— Vous avez ma poudre de lavage ?
— Il y en a un sac entier sur le dos de l’âne qui t’attend dehors. J’ai encore amélioré son efficacité.
— Tant mieux, apprécia le blanchisseur. Si vous saviez à quel point mon métier est pénible... Le pire, ce sont les linges souillés par les règles des femmes. Elles sont très exigeantes et me les refusent si leur blancheur n’est pas éclatante ! On voit qu’elles n’ont jamais à les laver. Grâce à votre produit, je gagne du temps et je peux m’occuper de mon potager.
— C’est notre petit secret...
— Surtout, pas un mot à mes supérieurs ! Ils doivent continuer à croire que je travaille comme mes collègues mais que je suis le meilleur.
— Entendu, mais il faut me rendre un petit service.
— Lequel ? interrogea le blanchisseur, brusquement inquiet. Je suis un homme pauvre et je ne peux pas vous verser des sommes exorbitantes !
— Je ne souhaite que quelques renseignements.
Le blanchisseur baissa les yeux.
— Il faut voir quoi... Je ne sais pas grand-chose, moi...
— Es-tu déjà entré dans le village ?
— Je n’en ai pas le droit.
— D’autres auxiliaires ont-ils réussi ?
— Non, les gardiens sont inflexibles. Comme le chef Sobek a encore renforcé les mesures de sécurité, aucun homme de l’extérieur ne se risquerait à forcer le passage. Les gens du village se connaissent tous... Un intrus serait immédiatement repéré, expulsé et condamné.
— La curiosité ne serait-elle pas la plus forte ?
— Sûrement pas ! Chacun sa place. Nous, les auxiliaires, on se contente de la nôtre.
— D’après la quantité de linge que toi et tes collègues lavez, vous devez bien avoir une idée assez précise du nombre d’habitants et de la proportion d’hommes et de femmes.
Le blanchisseur fixa Daktair.
— C’est possible... Mais il nous est recommandé de tenir notre langue.
— Que désires-tu ?
— Trois sacs gratuits de votre poudre de lavage.
— C’est très cher.
— Le renseignement que vous demandez est confidentiel... Je prends de gros risques. Si l’on apprenait que j’ai parlé, je perdrais ma place. Tout compte fait, ça fera plutôt quatre sacs.
— Je n’irai pas plus loin.
— Entendu comme ça.
Les deux hommes topèrent, tels d’honnêtes commerçants.
— À mon avis, les artisans sont au nombre d’une trentaine, et, comme il y a quelques célibataires, on peut compter entre vingt et vingt-cinq femmes.
— Beaucoup d’enfants ?
— À ce qu’on raconte, la moyenne est de deux enfants par couple, mais certaines prêtresses d’Hathor n’en veulent pas.
« Une toute petite communauté, pensa Daktair, elle ne devrait pas être difficile à détruire. »
La réfection des façades du village était terminée, et leur blancheur étincelait sous le soleil. Fier de lui, Paneb l’Ardent avait acquis la maîtrise du plâtre tout en sentant l’ennui le gagner. Il n’accomplissait plus que des gestes répétitifs, sans passion et sans âme, puisque cette technique n’avait plus aucune découverte à lui offrir.
Le jeune colosse s’était accommodé de la présence d’Ouâbet la Pure qui faisait le ménage et la cuisine à la perfection et ne lui reprochait aucune de ses heures amoureuses avec Turquoise. L’épouse officielle de Paneb était la discrétion même et elle savait ne pas importuner son mari. Lorsqu’elle conversait avec les autres femmes, elle n’émettait aucune critique envers son jeune époux et souhaitait à chacune de connaître un bonheur comme le sien.
Demain, Paneb affronterait les dessinateurs et même le chef d’équipe s’il le fallait. S’estimant vainqueur de l’épreuve qui lui avait été imposée, il manifesterait ses exigences et n’accepterait plus de vagues discours. Un bon repas nourrirait sa force de conviction.
Mais une nouvelle surprise l’attendait : vêtue d’une robe blanche, le cou orné d’un collier de comaline[10] et le front ceint d’un bandeau floral, Ouâbet la Pure n’avait plus l’allure d’une modeste maîtresse de maison.
— Entre en silence, recommanda-t-elle.
Irrité, Paneb poussa la porte de sa maison pour découvrir Claire et Néfer en méditation devant deux bustes en calcaire installés dans une niche creusée dans le mur de la première pièce. L’un évoquait le dieu Ptah, l’autre la déesse Hathor. Coupés horizontalement juste en dessous du thorax, dépourvus de bras, la poitrine couverte d’un collier large, les bustes des ancêtres avaient un regard grave et profond.
Claire fit brûler des pastilles d’encens sur un petit brasero portatif qu’elle tendit à Paneb.
— Honore nos ancêtres par le feu, lui demanda-t-elle. Grâce à leur présence dans chacune de nos demeures, les dieux peuvent se manifester. À toi de vivre avec leur puissance et non dans leur dépendance. Ils se manifestent de mille et une façons, ils peuvent nous rendre aveugles ou nous ouvrir la vue. Puisse la flamme qui brûle en toi ne rien détruire.
Pendant que Paneb encensait les ancêtres, Claire versa un peu d’eau sur les fleurs et les fruits qu’elle avait disposés sur un autel.
— Il était temps de sacraliser cette demeure, observa Néfer viens dans la seconde pièce, j’y ai déposé un cadeau.
Le Silencieux avait encastré dans le mur une stèle rectangulaire en calcaire à la partie supérieure cintrée. Haute d’une trentaine de centimètres, elle représentait un ancêtre qui portait le nom d’« esprit efficace et lumineux de Râ ». Au-delà de la mort, il naviguait éternellement dans la barque du soleil en s’identifiant à lui et en rayonnant pour les habitants du village.
— C’est toi qui as sculpté cette stèle ? demanda Paneb.
— Te satisfait-elle ?
— Une vraie merveille ! L’ancêtre tient le signe de la vie dans la main droite, n’est-ce pas ?
— Il nous la transmet si nous savons entendre sa voix. Écouter est meilleur que tout, disait le sage Ptah-hotep, et c’est le cœur qui nous en rend capables. Si nous suivons ses directives, il fera de nous des êtres droits. Et si nous ne dissocions pas notre cœur de notre langue, nos entreprises aboutiront.
— Les miennes aussi ?
— C’est grâce au cœur qu’existe toute connaissance et c’est grâce à lui que nous percevons la lumière de nos ancêtres et le parfum du lotus qu’ils respirent : voilà ce que m’a appris notre chef d’équipe. Cette stèle est l’un des multiples points de contact entre l’autre monde et le village, entre les dieux et les vivants. Le visage d’un ancêtre est le rayon de soleil qui illumine notre journée au milieu des pires difficultés.
— Encore faut-il que le cœur nous obéisse et qu’il ne nous soit pas hostile, objecta Paneb, impressionné par le caractère solennel des paroles de Néfer. Le mien est plutôt bondissant, et je ne suis pas sûr de pouvoir le contrôler.
— Si nous dînions ? proposa son épouse.
Les deux couples partagèrent les nourritures qu’avait préparées Ouâbet la Pure, ravie de recevoir les amis de son mari. Ils rirent en évoquant les travers des villageois, sans oublier les leurs, puis, au terme du repas, Claire disposa des lampes aux quatre angles de la chambre afin qu’aucun démon ne trouble le sommeil des époux.
Ainsi la sacralisation de la maison était-elle achevée.
Ses hôtes remercièrent Ouâbet la Pure pour son accueil mais, au moment de partir, Néfer s’aperçut que Paneb semblait contrarié.
— Je n’ai pas l’intention de passer mon existence à écouter, avoua-t-il. Je veux dessiner, et il faudra bien que l’on m’écoute, moi !
— Le dos ne se brise pas parce qu’il s’incline, lui répondit Néfer.