74.
Bien que l’on approchât de la fin de la saison sèche et du début de l’inondation, la chaleur était moins intense qu’à l’ordinaire, et le ciel restait tourmenté depuis plus d’une semaine. La femme sage avait interrompu ses consultations, laissant à Claire le soin de la remplacer.
Le nouveau chef d’équipe Néfer, en accord avec le scribe de la Tombe, avait accordé plusieurs jours de repos aux artisans qui avaient joyeusement fêté sa nomination. La période des festivités s’achevait, et le Silencieux s’apprêtait à lancer un programme de restauration des plus anciennes tombes du village quand, juste après l’aube, Nakht le Puissant vint l’avertir.
— Un messager du vizir se présente à la grande porte... Il veut voir un responsable au plus vite.
Kenhir dormait encore ; Kaha, le chef de l’équipe de gauche, était souffrant. Inquiet, Néfer pressa le pas. Nakht lui ouvrit la porte derrière laquelle se trouvait le messager, retenu par le gardien.
— Es-tu maître d’œuvre ?
— Je dirige l’équipe de droite.
— Voici le message que tu communiqueras aux habitants du village : le faucon s’est envolé vers le ciel, un autre s’est élevé à sa place, sur le trône de la lumière divine.
L’homme bondit sur le dos de son cheval et repartit au galop.
Blême, Néfer était au bord du malaise.
— Que se passe-t-il ? interrogea Nakht le Puissant.
— Réveille les villageois, du plus jeune au plus âgé, que l’on aide les malades à se lever et à marcher, et que tous se rassemblent sur le parvis du temple.
Néfer passa chercher son épouse qui s’apprêtait à partir.
— La femme sage ne s’est pas trompée. Notre protecteur vient de disparaître, nous sommes en grand danger.
En quelques minutes, la petite communauté s’était rassemblée. Les yeux bouffis de sommeil, Kenhir était prêt à prendre des sanctions contre ceux qui l’auraient réveillé pour rien.
D’un geste, Néfer imposa le silence.
— Au terme de soixante-sept années de règne, déclara-t-il d’une voix brisée par l’émotion, Ramsès le Grand a quitté cette terre pour rejoindre le soleil d’où il était issu.
Les villageois étaient abasourdis.
Non, Ramsès le Grand ne pouvait pas disparaître. Il avait vécu si longtemps que la mort l’avait oublié et qu’il lui était interdit de le reprendre à l’affection de tout un peuple qui, sans lui, se sentirait abandonné et perdu.
Kenhir entraîna Néfer à l’écart.
— Pendant la période de momification de soixante-dix jours, toi et les dessinateurs œuvrerez dans la demeure d’éternité de Ramsès pour procéder aux ultimes travaux, selon les volontés du monarque consignées dans le papyrus scellé que je vais te confier et que tu es seul habilité à lire.
— Pourquoi mon collègue Kaha ne m’accompagne-t-il pas ?
— Son état de santé ne le lui permet pas, et tu devras assumer ses fonctions en plus des tiennes. Tu es le maître d’œuvre de la confrérie, Néfer ; puisque tu connais le secret de la Demeure de l’Or, tu as la capacité de transformer un tombeau en demeure de résurrection.
Comment le Silencieux aurait-il pu imaginer que lui incomberait la plus haute responsabilité susceptible de peser sur les épaules d’un artisan ? Si effrayante que fût l’angoisse qui lui tenaillait le ventre et lui serrait la gorge, c’était à lui, et à lui seul, que revenait de poser la dernière pierre de l’édifice destiné à rendre immortel Ramsès le Grand.
La plupart des hauts dignitaires thébains s’étaient réunis chez Méhy qui les avait conviés à une collation dans l’attente des dernières nouvelles officielles en provenance de la capitale, Pi-Ramsès.
Enfin, le commandant apparut.
— Notre nouveau pharaon est Mérenptah, « l’aimé du dieu Ptah », déclara-t-il. Il est monté sur le trône des vivants et a été reconnu comme maître des Deux Terres par acclamation. C’est lui qui officiera comme prêtre lors des funérailles de Ramsès au terme desquelles il assumera le pouvoir suprême.
— Longue vie à notre nouveau pharaon ! clama Abry qu’imita aussitôt l’assistance.
« Étant donné que Mérenptah est âgé de soixante-cinq ans, pensa le commandant, son règne sera de courte durée. »
Méhy avait rassemblé un maximum d’informations sur le successeur de Ramsès : on le disait autoritaire, exigeant, d’un abord difficile, intransigeant sur les principes spirituels qui avaient construit l’Égypte, hostile aux innovations, de nature solitaire, indifférent aux sollicitations des courtisans. Bref, exactement le contraire du chef d’État qu’aurait souhaité le Trésorier principal de Thèbes.
Mais ce portrait-là était celui d’un grand personnage vivant dans l’ombre de Ramsès ; l’exercice du pouvoir le modifierait, des failles apparaîtraient. Le plus ennuyeux était sa dévotion à Ptah, le dieu des bâtisseurs et de la Place de Vérité... Mérenptah poursuivrait-il à l’égard de cette dernière la même politique que celle de Ramsès ?
Si c’était le cas, la lutte promettait d’être chaude. Mais Méhy se sentait plus fort que jamais : n’avait-il pas des alliés efficaces et un espion chez l’adversaire ? De plus, Mérenptah était loin d’être aussi populaire que Ramsès. Fomenter un complot contre lui ne serait peut-être pas impossible.
Après un règne aussi long et aussi intense que celui de Ramsès le Grand, l’Égypte subirait une forme de dépression, et Mérenptah n’aurait pas le dynamisme nécessaire pour y remédier. Accablé de soucis majeurs, contraint de parer les coups venant de toutes parts, le nouveau souverain passerait le plus clair de son temps à Pi-Ramsès, dans le Delta, loin de la Place de Vérité qu’il abandonnerait plus ou moins progressivement à son sort.
Pourquoi le pharaon n’accorderait-il pas sa confiance aux autorités thébaines, ignorant qu’elles étaient soumises à Méhy ?
Ramsès avait construit sa capitale au nord, pour mieux défendre l’Égypte contre les envahisseurs ; Méhy était persuadé que la conquête du pays commençait par celle de Thèbes et l’appropriation des secrets si bien gardés de la Place de Vérité.
Les artisans ne s’attendaient pas à trouver en face d’eux un ennemi puissant et déterminé, et ils n’étaient même pas préparés au combat.
L’heure de Méhy approchait.
— Je ne suis pas certain que cette décision soit excellente, dit le peintre Ched le Sauveur avec une irritation contenue. Pour travailler avec efficacité et rapidité dans la demeure d’éternité de Ramsès, nous avons besoin de dessinateurs expérimentés, et ce n’est pas le cas de Paneb.
— D’après les rapports de ses instructeurs, objecta Néfer, il est prêt à les assister.
— Sans vouloir t’insulter, les liens d’amitié qui vous unissent ne devraient pas t’obscurcir l’esprit.
Le visage de Néfer prit une expression de sévérité que le peintre ne lui connaissait pas.
— Mon rôle de chef d’équipage m’interdit d’être partial, et aucune de mes décisions ne sera prise en fonction de mes amitiés ou de mes inimitiés. Si j’estimais Paneb incompétent, je l’écarterais de ce chantier. Et je considère que nul, parmi nous, n’a de position définitivement acquise.
Ched le Sauveur eut un sourire énigmatique.
— Contrairement à ce que certains supposaient, tu sembles avoir un tempérament de chef... Tant mieux pour la confrérie Puisque tu ordonnes, j’obéis. Paneb nous prêtera main-forte.
— À toi de le lui annoncer. Nous partons pour la Vallée des Rois dès ce soir, avec l’équipement nécessaire.
— Je m’en occupe, il ne nous manquera rien.
De sa démarche altière, Ched le Sauveur s’éloigna.
Soudain, Néfer prit conscience qu’il ne considérait plus le peintre avec les mêmes yeux qu’auparavant. Et ce changement de regard ne concernait pas seulement Ched, mais tous les autres artisans. Hier encore, il était leur collègue ; aujourd’hui, il devait orienter leur travail et se montrer capable de résoudre les mille et un problèmes qui ne manqueraient pas de survenir.
L’inquiétude troublait le village qui venait d’apprendre que Mérenptah était le nouveau pharaon. Certains pensaient qu’il n’aurait pas moins de poigne que Ramsès, d’autres qu’il adopterait forcément une politique différente, d’autres encore qu’une crise économique et des troubles sociaux étaient inévitables. Mais Néfer avait ramené le calme en annonçant que, pour la confrérie, rien n’était modifié, et qu’elle préparerait, comme de coutume, la dernière demeure du souverain pour les funérailles.
Mais que pouvait-il savoir de ce qui adviendrait pendant l’angoissante période allant de la mort de Ramsès le Grand à sa mise au tombeau et à la prise de pouvoir effective du nouveau roi ? À lui de dominer ses craintes et de mener à bien la tâche essentielle qui lui avait été confiée, tout en rassurant le village.
Avant de partir pour la Vallée des Rois, Néfer passa voir la femme sage.
— La mort de Ramsès nous laisse désemparés, constata-t-il, mais je tâcherai de maintenir notre unité.
— Le danger n’a pas disparu, bien au contraire.
— On va tenter de nous attaquer, peut-être même de nous détruire, n’est-ce pas ?
— Toi aussi, Néfer, tu commences à voir. Les démons rôdent, et il te faudra beaucoup de courage et de lucidité pour les vaincre. N’oublie jamais que la Place de Vérité ne survivra qu’en suivant un seul chemin – celui de la Lumière.
Fin du tome 1
[1] En égyptien : sedjem dsh.
[2] Traduction du nom égyptien Oubekhet.
[3] À savoir les lumières des trente-six décans cette ancienne expression populaire est d’origine égyptienne.
[4] Tombes thébaines 7,212 et 250.
[5] « Transformer l’orge en or » est la plus ancienne expression de l’œuvre alchimique qui deviendra « transformer le plomb en or ».
[6] En égyptien, tep-red.
[7] Le premier encens qui découle de l’arbre, en grosses larmes, de couleur jaunâtre. Cet encens de première qualité est aussi appelé Encens mâle. (NScan)
[8] Long de 1,80 mètre et large de 90 centimètres d’après les découvertes archéologiques.
[9] Bot. Plante herbacée (cypéracées) poussant au bord de l’eau. Souchet comestible dit amande de terre; souchet à papier (- papyrus). (NScan)
[10] Pierre précieuse rouge et un peu transparente. (NScan)
[11] En égyptien, oukher.
[12] L’Égypte connaissait le nombre pi. En assimilant le cercle à un carré dont le côté aurait donc représenté 8/9e de son diamètre, pi a une valeur de 3,16.
[13] 0,52 mètre.