55.
Paneb l’Ardent vivait une passion dévorante avec Turquoise, qui l’initiait aux plus subtils comme aux plus sauvages des jeux de l’amour. À la fin de sa journée de travail, quand le soleil descendait vers la montagne d’Occident, le jeune colosse se rendait chez sa maîtresse pour y savourer l’ivresse d’un plaisir inépuisable.
Les mois passaient, Paneb continuait à rendre éclatantes les façades des demeures du village, mais il ne dessinait plus que de pâles esquisses sur des morceaux de calcaire et il avait laissé sa propre maison à l’abandon. Passant toutes les nuits chez Turquoise, il ne voyait que rarement son ami Néfer qui travaillait dans l’atelier des plans sous la direction du maître d’œuvre Neb l’Accompli.
Comme celle du ciel ou du Nil, la beauté de Turquoise variait avec les saisons. Épanouie l’été, tendre à l’automne, farouche l’hiver, piquante au printemps, elle révélait à Paneb les chemins sans fin du désir.
Bientôt, le village entier resplendirait de blancheur. Le plâtrier aurait mené à bien la mission que lui avait confiée le chef d’équipe et il exigerait d’être enfin admis dans l’équipe des dessinateurs. En entrant ce jour-là chez Turquoise, il comptait fêter ce succès en lui faisant l’amour avec la fougue d’un bélier, mais il la trouva vêtue d’une longue robe rouge et parée de colliers et de bracelets de malachite. Une perruque de cérémonie rendait son magnifique visage presque sévère.
— Je participe à un rituel avec les prêtresses d’Hathor et je dois me rendre au temple, expliqua-t-elle.
— Tu me laisses seul ?
— J’espère que tu surmonteras cette épreuve, dit-elle en souriant.
— D’ordinaire, tu n’es occupée au temple que tôt le matin et en fin d’après-midi...
— Repose-toi, Paneb ; demain soir, tu n’en seras que plus ardent.
Turquoise sortit de chez elle avec une démarche si gracieuse que le jeune homme eut envie de se jeter sur elle et de la couvrir de baisers. Mais son allure de prêtresse, empreinte de dignité, l’en dissuada.
— Turquoise ! Acceptes-tu de m’épouser ?
— Je te le répète : je ne me marierai jamais. Elle était partie, Paneb se retrouvait seul, stupide et inutile. D’un pas lourd, il se dirigea vers sa maison.
À quelques mètres du seuil, il perçut de délicieuses odeurs, comme si l’on avait répandu dans l’air des parfums envoûtants.
La porte était ouverte, une voix féminine fredonnait une chanson douce.
Paneb entra et vit la mince et frêle Ouâbet la Pure qui aspergeait le sol d’eau nitrée après avoir fumigé les pièces avec une poudre combustible composée d’oliban sec, de souchet[9], de camphre, de graines de melon et de noisettes. La fumée montait encore d’un petit brasero et tuerait les insectes.
— Que fais-tu chez moi ?
Surprise, la jeune femme s’interrompit.
— Ah, c’est toi... N’entre pas tout de suite, tu vas tout salir
En hâte, elle apporta un bassin de cuivre rempli d’eau pour que Paneb se lave les pieds et les mains.
— Tu n’as plus rien à craindre des démons de la nuit, ajouta-t-elle ; j’ai répandu à chaque angle de chaque pièce de l’ail moulu et réduit en poudre avec de la bière. Quant à la graisse de loriot avec laquelle j’ai badigeonné les murs, elle fera fuir les mouches. Tu veux bien patienter un instant ? Je n’ai pas terminé le ménage de la chambre.
Ouâbet la Pure s’empara d’un balai dont les longues fibres de palmier rigides étaient repliées et assemblées par des écheveaux, et elle courut achever sa besogne.
Les bras ballants, Paneb ne reconnaissait pas son intérieur. Dans les deux premières pièces, hier encore meublées d’une seule natte, il y avait à présent des tabourets, des chaises pliables, des petites tables robustes hautes de cinquante centimètres, longues de soixante-dix et larges de quarante, des lampes sur pied, des récipients en terre cuite, plusieurs coffres de rangement à couvercle plat ou bombé, des paniers, des corbeilles et des sacs. La jeune femme avait planté un peu partout des crochets de suspension en bois auxquels elle avait accroché des couffins.
Paneb découvrit une chambre nettoyée et parfumée où avaient été installés deux lits de bonne qualité, l’un d’un mètre quatre-vingt-quinze de long et l’autre d’un mètre soixante-quinze, tous deux pourvus de solides croisillons pour maintenir des sommiers de joncs tressés sur lesquels avaient été disposés des nattes et des draps neufs. Avec une brosse en roseaux liés par un anneau, Ouâbet la Pure faisait briller le sol.
— Tu peux examiner la cuisine, il n’y manque presque rien. J’ai descendu des jarres d’huile et de bière dans la première cave et les conserves de viande dans la seconde. Il faudra que tu m’installes des planches dans la petite salle d’eau pour le matériel de toilette et que tu achètes une ou deux grandes marmites. Ensuite, nous verrons... Si tu me fabriquais assez vite une petite armoire en bois où je rangerais le miroir, les peignes, les perruques et les épingles à cheveux, je serais la plus heureuse des femmes. Et puis il ne faudrait pas oublier les toilettes... Je les ai désinfectées, mais les murets de briques qui enserrent le siège en bois sont un peu trop bas. Tu devrais prendre le temps de les rehausser et de vérifier le départ des canaux d’évacuation des eaux usées.
Paneb l’Ardent s’assit lourdement sur un robuste tabouret à trois pieds comme s’il venait de parcourir une distance épuisante.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici...
— Tu le vois bien : je mets un peu d’ordre.
— Tous ces meubles...
— C’est ma dot. Ils m’appartiennent et je les utilise comme bon me semble. Tu ne pouvais quand même pas continuer à vivre avec une seule natte, qui plus est dans un état lamentable ! Et j’ai l’impression que tu ne te nourris pas convenablement... Sans vouloir te vexer, tu as même un peu dépéri. Je ne te le reproche pas, puisque tu travailles davantage que n’importe quel ouvrier et que tu as embelli toutes les maisons du village. Personne ne te félicitera, mais les habitants sont satisfaits et la plupart te considèrent comme un plâtrier d’exception. Si tu les écoutais, tu ne changerais plus de métier.
Ouâbet la Pure était un curieux mélange de timidité et d’assurance. Sa voix semblait fluette, ses attitudes embarrassées, mais elle ne doutait pas du bien-fondé de ses démarches.
Et ses paroles firent comprendre à Paneb qu’il était tombé dans un nouveau piège. En maîtrisant la technique du plâtre et en défiant le village auquel il avait, certes, montré sa force et sa persévérance, n’avait-il pas une nouvelle fois négligé son idéal ?
— À cause du ménage, déplora Ouâbet la Pure, je n’ai préparé qu’un médiocre dîner : pain grillé, purée de fèves et poisson séché. Demain, je cuisinerai mieux.
— Je ne te demande rien ! s’exclama Paneb.
— Je le sais bien, mais quelle importance ?
— Écoute, Ouâbet, je suis amoureux de Turquoise et...
— Tout le village est au courant... C’est votre affaire.
— Tu comprends donc que je ne suis pas libre !
— Comment, pas libre ? Elle a toujours proclamé qu’elle ne se marierait pas et, toi, tu te contentes de faire l’amour avec elle sans vivre sous son toit. Donc, tu es libre.
— Je parviendrai bien à la convaincre de m’épouser.
— Tu te trompes.
— Je te prouverai le contraire !
— Tu ignores que Turquoise a fait un vœu à la déesse Hathor. En lui consacrant les pensées qui animent son cœur, elle jouira tout au long de son existence de la beauté accordée par la déesse, à condition qu’elle ne se marie pas. Une prêtresse d’Hathor ne brisera pas son vœu.
Le jeune colosse était effondré. Ouâbet la Pure ne manifestait aucun triomphalisme.
— Tu aimes Turquoise, tu lui plais, elle jouera avec toi aussi longtemps qu’elle y prendra plaisir. Moi, c’est différent : je t’aime et je t’offre tout ce que je possède. Puisque nous allons vivre sous le même toit, nous serons mari et femme sans autre forme de cérémonie. Autant t’avouer que ma famille est formellement opposée à cette union et qu’elle refuse même d’organiser une petite fête pour la célébrer.
— Tu n’as pas le droit de négliger son opinion !
— Bien sûr que si. J’épouse l’homme de mon choix, et cet homme, c’est toi.
— Dès demain, je te serai infidèle.
— Le plaisir physique ne m’intéresse pas beaucoup. En revanche, j’aimerais te donner un fils... Mais c’est toi qui prendras la décision.
— Tu ne vas quand même pas t’imposer...
— Réfléchis, Paneb. Je te promets d’être une bonne maîtresse de maison, de rendre ton quotidien agréable et de ne te priver d’aucune liberté. Tu as tout à gagner et rien à perdre. Si nous buvions de la bière forte pour sceller notre union ?
— N’est-ce pas trop précipité ?
— C’est la meilleure solution pour nous deux. Quelle que soit ta destinée, tu dois habiter dans une maison propre et bien tenue. Je serai ta servante, tu ne me remarqueras même pas.
Dépassé, Paneb l’Ardent accepta de boire, et le breuvage ne lui éclaircit pas les idées. Il mangea pourtant de bon appétit et dut admettre que la couche préparée par Ouâbet la Pure était beaucoup plus confortable que sa vieille natte.
Lui, marié à une femme qu’il n’aimait pas et amoureux d’une autre qu’il ne pourrait jamais épouser... La tête lui tournait. S’il ne chassait pas immédiatement Ouâbet la Pure de cette chambre et de sa maison, elle se présenterait le lendemain comme son épouse légitime, alors qu’il ne savait même pas s’il resterait dans une confrérie qui le réduisait à l’état de plâtrier.
Espérant qu’il était victime d’un cauchemar, mais conscient de sa lâcheté du moment, Paneb s’endormit.