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Chanteuses, musiciennes et danseuses
La reine musicienne
À la tête des communautés féminines, la reine est la première musicienne du royaume. Chanteuse, elle sait psalmodier les textes sacrés ; au palais ou au harem, elle a appris à jouer de plusieurs instruments de musique. Lors de certaines grandes fêtes d’État, elle esquisse les pas de danse imposés par le rituel.
Certes, musique, chant et danse ne sont pas l’exclusivité des femmes ; néanmoins, toutes les prêtresses sont initiées à ces disciplines, étapes obligées de leur cheminement vers la connaissance. La musique était conçue comme un éveil de l’esprit et une approche des forces cachées de la nature ; grâce à elle, comme l’affirmera Mozart dans La Flûte enchantée, il était possible de franchir l’obstacle de la mort.
Longtemps avant Bach était pratiqué le rite de l’offrande musicale, car la subtilité des sons faisait partie des « nourritures » agréables à la divinité ; par la musique, il était possible de s’unir au divin et de favoriser une nouvelle naissance en esprit.
Chanteuses sacrées
Lors de la fête de la victoire d’Horus sur les ténèbres, célébrée à Edfou, intervenait une initiée portant le titre de shemâyt, « la chanteuse ». Elle occupait le premier rôle dans le rituel, et c’était souvent la reine elle-même qui remplissait cet office, assistée d’autres chanteuses, « les femmes de Bousiris et de Bouto », villes saintes du Delta. Puissante magicienne, cette shemâyt enchantait la barque d’Horus de manière à la rendre invulnérable. Elle faisait appel à des harponneurs, afin qu’ils assistent Horus dans son combat contre l’hippopotame rouge, incarnation de la force de destruction, et offrait au jeune dieu l’énergie du Verbe. À la fin du rituel, l’hippopotame était sacrifié sous la forme d’un gâteau découpé et consommé pendant un banquet.
De nombreuses femmes furent chanteuses de telle ou telle divinité, et certaines furent de grandes personnalités. Ainsi Méryt, « l’aimée », épouse de Sénnefer, maire de Thèbes, dont la célèbre « tombe des vignes » est ornée de superbes peintures. Méryt était chanteuse d’Amon, louée de la déesse Mout, mais aussi maîtresse de maison. Son rôle, dans le processus de résurrection de son mari, était essentiel ; elle lui offrait un collier comportant le scarabée, symbole des métamorphoses perpétuelles dans l’au-delà, des onguents parfumés, un lotus. Elle faisait aussi de la musique pour son âme, sans oublier de le magnétiser avec tendresse.
Sur un papyrus datant de la XXIe dynastie, la chanteuse d’Amon Hérouben bénéficie d’un rite extraordinaire : Horus et Thot la purifient, alors qu’elle est agenouillée sur un socle. Des vases que tiennent les dieux sortent les signes hiéroglyphiques symbolisant la vie et l’épanouissement. Or, ce rite était réservé au pharaon ; c’est dire qu’une simple chanteuse pouvait avoir accès à des liturgies appartenant aux grands mystères.
La dame Irti-Erou, chanteuse d’Anubis, le guide des âmes dans l’autre monde, recommandait de vénérer Hathor, maîtresse du sycomore du sud, souveraine des hommes et des femmes, déesse qui écoute les prières.
N’était-ce pas grâce à Hathor que la chanteuse avait rencontré un sage, au caractère parfait ?
L’un des chants les plus anciens, jouissant d’une faveur particulière, était la chanson des quatre vents, connue à la fois par le chapitre 162 des Textes des sarcophages et par les représentations des tombes de Beni Hassan. Cinq femmes, une maîtresse de chœur et quatre exécutantes, vêtues d’un simple pagne, interprétaient cette œuvre. Leurs cheveux étaient tirés en arrière et noués de manière à imiter une touffe végétale. Elles intervenaient dans un rituel au cours duquel s’ouvraient les portes du ciel pour l’être ressuscité. Les quatre danseuses incarnaient les vents du ciel. Le vent du nord amenait la vie et la douceur, après avoir atteint les extrémités du monde ; le vent d’est ouvrait les lucarnes du ciel, offrait les souffles de l’Orient, créait un bon chemin pour Râ qui prenait la main de l’initié et l’emmenait au paradis ; le vent d’ouest provenait du ventre du dieu, il existait avant que l’Égypte ne fût séparée en deux terres ; le vent du sud procurait l’eau qui faisait germer la vie. L’ensemble des vents permettait à celles qui connaissaient le secret du chant de voguer en bateau vers un escalier de feu où s’opéraient purification et résurrection.
Comment ne pas ressentir une émotion intense, en lisant le texte inscrit sur le socle de la statue d’une « grande chanteuse », provenant de la ville de Mendès : Vous qui me voyez, debout, parée de mon collier, et portant mon miroir, priez pour moi, et offrez-moi des fleurs ; souvenez-vous de mon beau nom[166] ?
Musiciennes du divin
Sous le nom des « deux femmes qui sont aimées », deux musiciennes, portant une robe fourreau à bretelles et coiffées d’une manière très particulière, à savoir de longues chevelures tressées évoquant les fourrés et les plantes de Haute et de Basse-Égypte, célébraient le pouvoir de l’amour qui retient sur terre les forces divines. En s’adressant aux quatre points cardinaux, elles dialoguaient magiquement avec la totalité du cosmos. Ces deux Méret[167], chanteuses et musiciennes, psalmodiaient des textes rituels, battaient la mesure et jouaient de la harpe. Liées à Hathor, souveraine de l’amour, elles intervenaient pendant la fête-sed, au cours de laquelle Pharaon était régénéré. Elles participaient aussi à la transformation de l’être juste en Osiris et aidaient à la renaissance du soleil. Debout à la proue des barques du jour et de la nuit, elles s’identifiaient à Maât, l’harmonie céleste respirée par les divinités.
Ces musiciennes écartaient toute influence nocive de la statue de culte, afin que rien n’entrave son rayonnement ; de plus, elles étaient les gardiennes du sanctuaire et empêchaient les profanes d’y pénétrer. En revanche, quand Pharaon approchait du temple, elles l’accueillaient par des chants de bienvenue et jouaient de la musique pour son ka.
Deux instruments, le sistre et la menât, étaient plus particulièrement utilisés dans les mystères d’Hathor. Le sistre, encore présent dans les confréries isiaques aux premiers siècles de notre ère, avait plusieurs formes, dont deux principales : un manche prolongé d’un cadre ovale, percé de trous dans lesquels passent des tiges mobiles qui, une fois secouées, produisaient un bruit métallique ; un manche cylindrique se terminant par une tête d’Hathor ou par un naos, ou bien par une porte monumentale. Les matériaux employés sont l’or, l’argent, le bronze, la terre émaillée, le bois. Du plus simple au plus complexe, les sistres sont joués par les musiciennes d’Hathor, parce que les sons qu’ils produisent écartent les ténèbres et le mal.
Le matin de la fête du Nouvel An, au temple de Dendera, le roi et la reine conduisaient la procession qui, après avoir emprunté les escaliers, débouchait sur le toit du temple. La reine agitait deux sistres : le premier se nommait « celui qui bruisse » (seshesh), le second « celui qui exerce la puissance » (sekhem). Elle déclarait que leur maniement écartait ce qui serait hostile à la maîtresse des cieux. C’était le rythme divin d’Hathor qui s’imprimait dans le sistre que les musiciennes faisaient vibrer en cadence.
Le collier menât, composé de nombreuses petites perles, est pourvu d’un contrepoids souvent décoré d’une représentation de la déesse Hathor. Soit la musicienne porte ce collier, le contrepoids pendant dans son cou, soit elle le tient en main, pour le présenter à la personne à qui elle désire offrir de bonnes vibrations. La musicienne faisait s’entrechoquer les perles et donnait le rythme aux danses. Le son de ce collier transmettait vie et puissance aux jeunes femmes, attirait l’amour vers elles et les rendait fécondes ; mais il était aussi symbole de la renaissance de l’être dans l’au-delà. À Karnak, par exemple, c’est Hathor elle-même qui, donnant le sein à Pharaon pour le nourrir du lait céleste, lui présente le collier menât ; ainsi est-il régénéré. Ce collier, en effet, favorise la renaissance en esprit, confirme le couronnement royal et prolonge le pouvoir du pharaon pour des milliers d’années[168].
Les prêtresses jouaient de nombreux instruments : harpe, flûte, hautbois, luth, lyre, cithare, tambourin, percussions, castagnettes, crécelles. Les grandes harpes, dont la caisse de résonance a une forme conique, étaient superbes ; les musiciennes tenaient sur l’épaule les élégantes harpes portatives à quatre cordes. Le luth, formé d’une caisse de résonance oblongue et d’un manche allongé, se jouait debout ; la déesse au beau visage s'en est venue, chantent les joueuses de luth lors d’un banquet, pour déposer des mets et préparer un breuvage dans une coupe d’or. La musique de luth était joyeuse ; les instrumentistes esquissaient des pas de danse, se tournant les unes vers les autres, ou rejetant la tête en arrière dans un mouvement d’extase. Crécelles et castagnettes, décorées d’une tête d’Hathor, servaient à marquer le rythme lors de rituels de naissance ou de renaissance pendant lesquels le rôle de la déesse était prépondérant. Les tambourins, de forme ronde ou rectangulaire, étaient composés d’un cadre de bois sur lequel étaient clouées deux peaux. Le tambourin rectangulaire servait plutôt lors des banquets, le rond semblait réservé à des cérémonies funéraires ou à des rites de régénération. Parmi ceux-ci, mentionnons le moment capital de l’érection du pilier djed (dont le nom signifie « stabilité »), qui correspond à la résurrection du dieu assassiné ; les scènes de la tombe de Khérouef, datant de la XVIIIe dynastie, montrent d’élégantes princesses jouant du tambourin rond lors d’une procession dansée.
À l’Ancien Empire, les orchestres sont, la plupart du temps, composés d’hommes. Le Nouvel Empire, en revanche, nous offre le spectacle d’orchestres féminins ; les instrumentistes battent la mesure en frappant dans leurs mains et jouent des divers instruments que nous avons évoqués, tantôt debout, tantôt assises.
Aucune festivité sans la présence de musiciennes sacrées, à commencer par la fête d’Hathor elle-même, le premier jour du quatrième mois de l’hiver. Cette dernière est décrite dans la tombe d’Amenemhat, datant de la XIIe dynastie. Les femmes y occupent la première place. Elles se déplacent en procession dans les rues des villes et des villages, et vont de maison en maison pour répandre des bénédictions sur les habitants. Certaines chantent et dansent, d’autres touchent les gens avec les objets sacrés de la déesse, le sistre et le collier.
Le rite d’« agiter les papyrus »
Un rite musical avait lieu dans les immenses étendues de fourrés de papyrus qui existaient dans le Delta, mais aussi dans la région thébaine. Il s’agissait de secouer et de cueillir des tiges de papyrus en l’honneur d’Hathor. Le verbe employé pour désigner ce rite, seshesh, correspond à l’un des noms du sistre. Ce rapprochement signifie qu’il y a identité de nature entre « jouer du sistre » et « cueillir le papyrus ». Dans les deux cas se produisent des vibrations et un bruissement qui enchantaient les oreilles de la divinité, laquelle, en retour, mettait la terre en joie. Ce culte rendu à Hathor, cachée dans le secret de la végétation, faisait éclore une vivifiante jeunesse et favorisait la venue d’une vie nouvelle, accordée par la déesse aux âmes qui sonnaient juste[169].
Sans doute doit-on relier à la parfaite exécution du rite l’admirable figure d’Ahmès Mérit-Amon, l’épouse du pharaon Amenhotep Ier ; son sarcophage en cèdre, découvert dans sa tombe de Deir el-Bahari, est un chef-d’œuvre d’une taille impressionnante, décoré de plumes peintes et recouvert de feuilles d’or. Le visage de cette femme-oiseau est d’une beauté et d’une jeunesse stupéfiantes ; la reine tient deux sceptres en forme de papyrus, symboles de l’éternelle verdeur de l’âme.
Danses sacrées
Des femmes séduisantes au corps parfait, aux seins fermes, aux cheveux parfumés, parfois presque nues, portant des colliers et des bracelets… Les danseuses d’Égypte, dont il ne faut jamais oublier le rôle rituel, étaient fort belles et avaient la possibilité d’exprimer leurs talents en maintes occasions, qu’il s’agisse des temps forts de la vie agricole, comme la rentrée des moissons ou les vendanges, des fêtes en l’honneur des divinités ou des funérailles[170].
La danse est une activité sacrée, créée par Hathor. Dans la tombe du vizir Kagemni, à Saqqara, datant de la VIe dynastie, cinq jeunes femmes composent un ballet dont les figures audacieuses défient les lois de l’équilibre ; elles célèbrent ainsi, sur un rythme allègre qui traduit une joie intense, l’apparition d’Hathor à l’orient, saluée par les dieux et notamment par Râ et par Horus. Dans la tombe du scribe Idou, de la même époque, quatre jeunes femmes dansent sur un hymne déclamé par trois chanteuses qui adressent une salutation à Hathor, celle qui aime la beauté et permet au ka, la puissance vitale, d’atteindre la plénitude.
Viens, déesse d’or, est-il demandé à Hathor, toi qui te nourris de chants, toi dont le cœur se rassasie de danses, toi que les jubilations font rayonner à l’heure du repos, et que les danses réjouissent pendant la nuit. Le secret des femmes du harem, nous l’avons évoqué, n’est autre qu’une danse qui fait s’ouvrir les portes du ciel. Lors de la « danse aux miroirs », notamment représentée dans le mastaba de Mérérouka, les initiés chassent les mauvais esprits, communient avec le soleil et la lune, et atteignent l’ivresse divine.
À l’occasion de la fête du soleil féminin, à Médamoud, dans la région thébaine, la déesse de l’or rassasiait de ballets le cœur de ses fidèles servantes. La nuit durant, elles communiaient avec l’esprit d’Hathor dans la place de l’ivresse.
D’après les figurations de la tombe d’Antefoker, vizir et maire de Thèbes à la XIIe dynastie, les danseuses célébraient l’union d’Hathor avec la lumière divine. Cet éblouissement répandait le bonheur et la fertilité sur la terre entière.
Drame redoutable aux yeux des Égyptiens : le moment où Hathor quittait l’Égypte pour gagner le Grand Sud et prenait la forme d’une lionne, décidée à exterminer l’humanité. Grâce à l’intervention de Thot le savant, et de Chou, à la fois Verbe et air lumineux, la déesse lointaine acceptait de revenir sur la terre des pharaons. À Philae, de grandes festivités étaient organisées pour apaiser la colère de la déesse et réveiller son désir de réjouir les cœurs. Les initiées aux mystères d’Hathor, chanteuses, musiciennes et danseuses, remplissaient alors leur mission majeure : transformer la puissance dangereuse en énergie créatrice.