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Nitocris, la première femme Pharaon officielle
Le règne de Nitocris
Mort centenaire, le roi Pépi II eut pour successeur Merenrê, dont le règne fut très bref ; il dura sans doute moins d’un an. Entre alors en scène Nitocris, la première femme officiellement considérée comme Pharaon régnant, puisque son nom figure dans l’une des listes royales composées par les Égyptiens eux-mêmes, et connue sous l’appellation de « Canon de Turin. » D’autres listes furent probablement détruites, et nous avons constaté que, bien avant Nitocris, des femmes exercèrent le pouvoir suprême. Néanmoins, dans l’état actuel de la documentation, elle est la première femme à porter, de manière formelle, le titre de « Roi de Haute et de Basse-Égypte ».
Nitocris monta sur le trône vers 2184 av. J.-C. et, selon les archives de l’époque ramesside, régna deux ans, un mois et un jour ; des chercheurs penchent pour une période plus longue, de six à douze ans[23]. Malheureusement, aucun document archéologique à son nom ne nous est parvenu, et nous nous trouvons donc dans une situation paradoxale : pour des reines antérieures, comme Khénet-Kaous, un monument colossal, pharaonique, mais pas de titre explicite ; pour Nitocris, le titre, mais pas de monument ! Belle énigme à résoudre et, si elle n’a pas été détruite, une tombe exceptionnelle à découvrir.
Le nom de Nitocris, d’après le Grec Ératosthène, signifie « Athéna est victorieuse » ; il n’était pas loin de la vérité, puisque Nitocris, en égyptien Neit-iqeret, peut se traduire par « Neith (le modèle égyptien de l’Athéna grecque) est excellente ». Une fois de plus, la déesse Neith est la protectrice d’une femme de premier plan.
Belle et courageuse
L’histoire des dynasties rédigée par le prêtre égyptien Manéthon a été perdue, mais il en subsiste quelques fragments cités par des auteurs de l’antiquité. L’un d’eux, conservé dans un texte d’Eusèbe, parle en ces termes du pharaon Nitocris : Une femme, Nitocris, régna ; elle avait plus de courage que les hommes de son époque, et elle était la plus belle de toutes les femmes, elle, blonde aux joues roses. On prétend qu’elle a construit la troisième pyramide. Selon une tradition tardive, elle y aurait été ensevelie, et son corps aurait reposé dans un sarcophage de basalte bleu.
Cette « troisième pyramide » pourrait être celle de Mykérinos, sur le plateau de Guizeh, mais aucune trace de Nitocris n’y fut retrouvée. En revanche, certains archéologues estiment que le monument fut restauré à l’époque de la femme Pharaon ; l’attention qu’elle prêta à ce grandiose monument explique peut-être la naissance de la légende.
La beauté de Nitocris fait songer aux titres que portaient les reines de l’Ancien Empire : grande d’amour, au beau visage, ravissante, souveraine de charme, qui satisfait la divinité grâce à sa beauté, à la voix enchanteresse quand elle chante, qui remplit le palais de l’odeur de son parfum, la souveraine de toutes les femmes, la maîtresse des Deux Terres et de la terre jusqu’à ses confins. Il s’agit donc d’une beauté rituelle, d’un charme consubstantiel à la fonction de reine d’Égypte et, a fortiori, à celle de reine Pharaon.
Une autre légende tardive, dont on ne découvre aucune trace dans les documents égyptiens, prétend que Nitocris était l’épouse d’un roi et que son mari avait été assassiné par des traîtres. Cet acte odieux ne leur permit pas de régner ; ils demandèrent à la malheureuse Nitocris de gouverner, de manière que la lignée légitime ne fût pas interrompue. La jeune femme accepta, mais prépara sa vengeance en secret. Elle fit construire une grande salle souterraine et invita les traîtres à y célébrer un banquet pour fêter leur victoire ; pendant qu’ils festoyaient, Nitocris fit ouvrir un conduit dans lequel l’eau s’engouffra. Les traîtres furent noyés, Nitocris se suicida en se précipitant dans une chambre pleine de cendres où elle étouffa. Un dramatique conte oriental, mais sans fondement historique.
La fin de l’Ancien Empire
Le glorieux temps des pyramides se termine par le règne de Nitocris, suivi d’une période confuse sur laquelle nous sommes fort mal renseignés. S’ouvre une crise grave qui, sans remettre en cause l’institution pharaonique, se traduit, semble-t-il, par des perturbations sociales et économiques. Mauvaises crues, modification brutale du climat, invasion de tribus bédouines, affaiblissement du pouvoir central, montée en puissance de chefs de province oubliant l’intérêt général ? De nombreuses explications furent avancées, sans qu’une certitude fût obtenue. On ne connaît même pas la durée exacte de ce que les égyptologues ont nommé « la première période intermédiaire », intermédiaire entre la fin de l’Ancien Empire et le début du Moyen Empire : d’une centaine d’années à cent quatre-vingt-dix ans pendant lesquels l’Égypte est affaiblie.
Le règne de Nitocris fut donc le dernier de l’Ancien Empire, l’âge d’or de l’Égypte ancienne ; pendant cinq siècles, environ, des pharaons bâtisseurs de pyramides construisirent un monde d’une puissance et d’une beauté sans égales. S’il est vrai qu’un peuple heureux n’a pas d’histoire, cette pensée s’applique à merveille à l’Ancien Empire ; rois et reines parlent de leur fonction, de leur rôle de lien entre le divin et l’humain, de la pratique des rituels conçus comme une science de la vie, mais l’on cherche en vain des détails sur leur vie privée ou leur histoire personnelle. Filiations et généalogies sont incertaines.
Les bas-reliefs des tombeaux, cependant, mettent en scène le quotidien et les bonheurs des mois et des jours, en ce temps où l’Histoire avait été ritualisée et conçue comme une fête.
Il serait injuste de rendre Nitocris responsable de la cassure qui se produisit ; en réalité, la VIe dynastie s’est peu à peu affaiblie et, sous le long règne de Pépi II, des évolutions négatives, difficiles à percevoir en raison de la pauvreté de la documentation, ont conduit l’Égypte vers la crise.
Rhodopis et Cendrillon
La belle Nitocris n’avait pas fini de faire parler d’elle, au-delà des faits historiques. Elle fut confondue avec une certaine Rhodopis, « la dame au teint rose[24] » ; mais il y eut plusieurs Rhodopis, qui se mélangèrent quelque peu dans la mémoire des conteurs orientaux. Songeons à la courtisane grecque née à Naukratis, une ville du Delta ; malgré ses mœurs dissolues, les Grecs lui attribuèrent la construction de la pyramide de Mykérinos ! Est-elle identique à la très séduisante Rhodopis dont s’éprit le roi Psammétique, lequel eut une fille nommée Nitocris, qui devint grande prêtresse du dieu Amon, à Thèbes, où elle mena une existence austère ? On le voit, tout se confond et se mélange, mais il semble que les Anciens aient beaucoup admiré la blondeur des cheveux de Nitocris et de Rhodopis.
Nitocris-Rhodopis fut la vedette d’une légende que chacun connaît, au moins sous sa forme de dessin animé ; en voici la version égyptienne. Alors que la jeune femme se baignait dans le Nil, un faucon (l’oiseau d’Horus, protecteur de la royauté) s’empara d’une de ses sandales, vola jusqu’à la ville de Memphis où résidait le pharaon, et laissa tomber cette sandale sur les genoux du monarque. Imaginant le pied délicat et merveilleux que laissaient supposer les dimensions et la facture exquise de l’objet, il fit rechercher sa propriétaire dans tout le pays.
L’entreprise fut couronnée de succès, et les émissaires du roi conduisirent la belle jeune femme à la cour ; il en tomba immédiatement amoureux et l’épousa. À sa mort, le modèle de Cendrillon eut l’insigne privilège d’être inhumé dans une pyramide.
Le fantôme de Nitocris
Ces dernières années, le plateau de Guizeh a beaucoup souffert. La ville moderne et la pollution l’agressent, des constructions aberrantes menacent de défigurer le site, le cadre magique et la sérénité d’antan semblent appartenir au passé.
Pourtant, qui aurait la chance de se promener près de la pyramide de Mykérinos au couchant, un jour paisible, pourrait apercevoir, dans l’or des derniers rayons du soleil, une femme nue, très belle.
C’est Nitocris, ou plus exactement le fantôme de Nitocris, l’âme de la pyramide, chargée de garder le monument. La tradition prétend que, si l’on cède à ses charmes, on devient fou ; mais si l’on connaît son nom, si l’on sait lui parler de l’âge d’or, n’est-on pas simplement envoûté par la femme Pharaon aux cheveux blonds et aux joues roses ?