26
L’œil affligé de Vent du Nord rivalisait de tristesse avec le regard désespéré de Rieur le Jeune. Mais Ahotep ne pouvait céder à leurs suppliques. Elle leur expliqua que traverser le désert puis la mer était bien trop dangereux et que, de plus, l’âne et le chien avaient des missions précises à remplir. Vent du Nord devait continuer à guider ses congénères spécialisés dans le transport de matériaux destinés à l’armée et Rieur le Jeune à veiller sur Amosé. Comme son père, Rieur l’Ancien, le molosse était devenu un redoutable gardien prêt à se battre jusqu’à la mort pour sauver le roi.
Les deux fidèles serviteurs feignirent d’être apaisés.
— Puissiez-vous me protéger, murmura-t-elle.
Avec le couchant, la chaleur de la journée s’estompait. Le doux vent du nord s’était levé, les rudes travaux des champs s’interrompaient et, partout dans la campagne, se mêlaient des airs de flûte.
Ahotep songea à son mari et à son fils défunts, et elle sut qu’ils partageaient le banquet des dieux.
— Le dîner est prêt, Majesté, annonça Néfertari. Oh, pardonnez-moi ! J’ai interrompu votre méditation.
— L’heure n’est pas aux souvenirs, il y a trop d’avenir à construire.
En contemplant la Grande Épouse royale, Ahotep pensa qu’Amosé, d’ordinaire si prudent, avait eu raison de ne pas hésiter. Gratifiée de tous les dons qui auraient pu la transformer en nantie satisfaite de son sort et ne recherchant que de petits plaisirs, la jeune femme possédait la nature d’une reine : exigeante, lumineuse, plus soucieuse du destin de son pays et de son peuple que du sien propre.
— Si je ne reviens pas, Néfertari, il faudra te battre aux côtés du pharaon. Sans ton rayonnement et sans ta puissance magique, il manquera de l’énergie nécessaire pour vaincre. C’est Isis qui a ressuscité Osiris, c’est la Grande Épouse royale qui insuffle le feu de l’acte juste dans l’âme du roi. Surtout, ne perds pas ton temps à des tâches profanes et ne disperse pas ta parole en banalités.
La fermeté du regard de Néfertari démentait la fragilité de son apparence.
— Je m’y engage, Majesté.
— Maintenant, nous pouvons dîner.
Ahotep se félicitait d’avoir repris le contrôle de la piste des oasis qu’utilisaient naguère les Nubiens et les Hyksos pour se communiquer des messages officiels. Dans le grand Sud, sous contrôle égyptien, le prince de Kerma semblait se contenter de ses richesses et de sa vie fastueuse, loin de la guerre. Mais Ahotep demeurait sceptique et redoutait que son humeur belliqueuse ne se réveillât. En espérant qu’elle se trompait, la reine appréciait la beauté sauvage du désert où l’humain n’était pas le bienvenu.
Les hommes peinaient, mais ils étaient tellement fiers d’avoir été choisis pour accompagner la Reine Liberté que l’effort leur paraissait léger. Seuls les deux Crétois, fermement invités à porter leur charge comme les autres, faisaient grise mine. La qualité des repas et des vins finit par les dérider, et de longues haltes dans les oasis leur rendirent une meilleure humeur. Ils acceptèrent de répondre aux questions de la reine qui les interrogeait sur les conditions de vie en Crète où, d’après eux, régnait un goût prononcé pour les jeux, les fêtes et la mode.
Sans cesse sur le qui-vive, Ahotep ne dormait que d’un œil. Si l’espion avait pu prévenir l’empereur, les Hyksos ne ratisseraient-ils pas un vaste territoire afin d’intercepter la reine ?
Pourtant, aucun incident ne se produisit, et l’expédition parvint jusqu’à la côte méditerranéenne sans croiser une seule patrouille ennemie. Les deux cents derniers kilomètres, il est vrai, s’étaient révélés particulièrement pénibles, et l’on avait fait un large usage des remèdes et des onguents de Féline.
La traversée de la zone marécageuse avait fait regretter aux voyageurs la rudesse du désert. Obligés de marcher dans l’eau croupie, frôlés par des serpents, dévorés par les moustiques, ils étaient persuadés de devoir la vie sauve à la magie protectrice de l’Épouse de Dieu qui, sans jamais se plaindre, partageait leurs épreuves.
Puis les Égyptiens découvrirent un univers nouveau : une plage de sable, des vagues, de l’eau salée sans cesse en mouvement. Sur le conseil des Crétois, ils osèrent s’y baigner et la trouvèrent lourde et collante, bien qu’elle offrît un merveilleux bien-être après celle des marais.
Ahotep laissa ses marins se détendre, trop heureuse qu’ils soient tous vivants. N’était-ce pas le signe que sa décision était juste ?
Elle, néanmoins, ne baissait pas la garde.
— Les démons de la mer sont plus redoutables que ceux du désert, rappela la reine lors du repas sous les étoiles. Nous connaissons bien les caprices du Nil, mais ceux de cette immensité risquent de nous surprendre. Néanmoins, nous la franchirons.
Sous l’œil sceptique des deux Crétois, les marins égyptiens assemblèrent un bateau prévu pour de longs voyages. Avec son double mât formé de deux fûts obliques réunis par le sommet, sa cabine au toit horizontal, ses voiles neuves, ses avirons et son solide gouvernail, il avait belle allure.
— Comptez-vous aller en Crète… avec ça ?
— Nos ancêtres l’ont fait, répondit Ahotep.
— Vous ignorez tout des périls qui nous guettent, Majesté ! Avec de bons vents arrière, on ne met pas plus de trois jours pour parcourir la distance qui sépare la Crète de l’Égypte[7] ; il en faut presque le double pour aller de l’Égypte jusqu’à la Crète, et les sautes de vent sont nombreuses et imprévisibles, la houle dangereuse, sans compter les orages ! Bref, il faut que la quille du bateau supporte les pressions latérales des vagues et du vent.
— Elle les supportera.
— En plus, si le temps est mauvais et si les nuages nous cachent les étoiles, nous nous perdrons !
— Pas avec la carte que je possède. Nos ancêtres, qui se sont souvent rendus en Crète, nous ont légué de précieux documents. Vous auriez tort de mépriser leur science. Savez-vous, par exemple, pourquoi il est précisé que la longueur de la douât, le monde intermédiaire entre le ciel et l’océan souterrain, est de 3814 iterou, selon un terme technique d’arpenteur ? Parce qu’il correspond au périmètre de la terre[8]. Même si la mer effraie la plupart des Égyptiens, notre peuple a compté de grands navigateurs et nous savons comment l’apprivoiser.
— Ce n’est pas le cas de cet équipage-là !
— N’a-t-il pas l’occasion d’acquérir l’expérience qui lui manque ?
À voir la manière dont les marins de la reine manœuvraient, les deux Crétois furent un peu rassurés. Mais, habitués aux colères de la Méditerranée, ils redoutaient une panique à bord en cas d’incident. Les vents changèrent à plusieurs reprises et, à l’aube du troisième jour, la mer devint houleuse. Le capitaine trouva la parade en modifiant la voilure et la trajectoire du bateau dont la maniabilité se révélait un atout précieux. Sans jamais perdre son sang-froid, l’équipage s’adaptait d’une manière surprenante.
Et la reine Ahotep ne dialoguait-elle pas chaque nuit avec le dieu Lune pour lui demander une traversée paisible ?
Alors que s’achevait la quatrième journée de navigation, les deux Crétois n’en crurent pas leurs yeux.
— Là-bas, notre île… Notre grande île !
— Rendons hommage à Amon, le maître du vent, et à Hathor, la souveraine des étoiles et de la navigation, exigea Ahotep. Sans leur aide, nous ne serions pas arrivés à bon port.
La reine déposa du pain, du vin et un flacon de parfum sur un petit autel, et tous se recueillirent.
— Bateaux en vue, annonça le capitaine.
Quatre bâtiments progressaient à vive allure vers le voilier égyptien.
— Ils nous prennent pour un ennemi et ils veulent nous éperonner ! cria un Crétois.
De fait, la trajectoire adoptée ne laissait aucun doute sur les intentions des vaisseaux de guerre.
Ahotep donna l’ordre de ramener les voiles et elle apparut à la proue, offrant une cible idéale aux archers de Minos le Grand.