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Le travail de fourmi commençait à donner d’excellents résultats. Bénéficiant de contacts réguliers avec un émissaire du gouvernement[39], Higgins voyait son grand projet de réorganisation de la police prendre corps. Son action jouissait d’un large écho auprès des forces de l’ordre, les corrompus ne se sentaient plus en sécurité, et quantité d’entre eux abandonnaient leurs pratiques douteuses. Mieux valait rentrer dans le rang avant d’être durement sanctionné. Cette fois, les autorités avaient décidé de traiter le problème Littlewood en profondeur et ne se contenteraient pas d’un coup d’éclat sans lendemain. Ses réseaux se disloquaient un à un, il manquerait bientôt d’informations et serait contraint à l’isolement.
Préférant la persuasion à la rigidité administrative, Higgins passait un temps considérable à convaincre des policiers de tous grades d’épauler son action. Une véritable cohésion était à ce prix.
Belzoni toujours en voyage, Sarah menait une existence tranquille, sacrifiait à quelques mondanités et vendait les derniers objets provenant d’Égypte. Le domestique James Curtain ne se livrait à aucune activité anormale.
La momie demeurait introuvable, mais Higgins n’oubliait ni les trois crimes ni sa liste de suspects. Obligé de retarder certaines initiatives, il n’en restait pas moins déterminé à poursuivre l’enquête jusqu’à son terme. Car Littlewood et la momie étaient liés.
À la réflexion, un personnage méritait davantage d’attention. C’est pourquoi Higgins rencontrait sir John Soane, ravi de lui faire découvrir son musée. Commencée en 1790, sa collection d’antiquités ne cessait de s’accroître, et les trois étages de trois maisons réunies en une seule accueillaient un nombre impressionnant de marbres, d’éléments d’architecture romaine, de bronzes, de monuments funéraires, de moulages, de manuscrits, de gravures et de livres. La visite guidée se termina au Parloir du Moine, une salle étrange ornée de figures grimaçantes de style médiéval. Au centre, une table servant de support à un crâne en bronze.
— Merci de vos précieuses explications, sir John.
— Asseyez-vous, inspecteur.
Les fauteuils rouges semblaient menaçants. L’air hautain, le visage en longueur, le regard difficile à saisir, l’architecte collectionneur paraissait fatigué.
— Il s’agissait d’une perquisition déguisée, n’est-ce pas ?
Le sourire apaisant de Higgins ne satisfit pas Soane.
— Que cherchez-vous, inspecteur ?
— Une momie.
— J’ai horreur de ce genre d’objet !
— Pourtant, l’art funéraire vous intéresse, et vous avez acquis le sarcophage d’albâtre exposé par Belzoni.
— La sculpture ancienne me passionne, pas les dépouilles atroces des vieux Égyptiens.
— Belzoni se plaint d’avoir été floué, sir John.
— J’ai versé la somme convenue au légitime propriétaire du sarcophage. Cet Italien n’était qu’un intermédiaire, et il a récolté de belles sommes en exhibant cette pièce monumentale qui trônera bientôt dans mon musée.
— Belzoni pense être la victime d’une sorte de complot qu’organise une tête pensante, haut placée, capable d’entretenir une campagne de presse et de fermer les portes ouvrant sur la respectabilité et les fonctions officielles.
— Et vous me soupçonnez, moi, John Soane ! La vérité est beaucoup plus simple : cet aventurier souffre de mythomanie et se croit au centre du monde, alors que personne ne s’intéresse à ses médiocres exploits.
— La pyramide de Khéphren, le temple d’Abou Simbel, une immense et superbe tombe de la Vallée des Rois… Ses découvertes ne sont pas méprisables.
— N’ergotons pas, inspecteur ! Le passé de Belzoni ne plaide pas en sa faveur, son livre n’est qu’un mauvais ramassis d’anecdotes. Jamais il ne sera considéré comme un scientifique. En s’installant à Londres, il s’est bercé d’illusions. La dure loi de la réalité s’impose, nul n’y échappe. Que ce colosse reparte à la conquête de ses chimères et oublie ses ambitions déraisonnables ! Personne n’organise de complot contre lui, car Belzoni se déconsidère lui-même. Il n’existe pas d’autre explication, inspecteur. Ne gaspillez pas votre énergie à en rechercher.
Higgins tourna une page de son carnet noir en moleskine.
— Vous rendez-vous parfois à Whitechapel, sir John ?
Le collectionneur le prit de haut.
— Pour qui me prenez-vous ? Un homme de mon rang ne fréquente pas ce genre de quartier. Je suis hostile au mélange des populations, inspecteur. Il ne saurait conduire qu’au désordre. Mon rôle consiste à rassembler des œuvres d’art, et Whitechapel ne m’apparaît pas comme un terrain de chasse !
Les diables en bois du Parloir du Moine fixaient Higgins d’un œil mauvais.
— Merci de votre aide, sir John.
— Votre enquête avance-t-elle ?
— À son rythme.
— On n’a pas arrêté beaucoup de criminels à Londres, ces temps-ci.
— Les temps vont changer.
Le ka de la momie restait fixé, son âme-oiseau circulait entre le ciel et la terre, l’énergie des dieux continuait à faire vibrer son cœur, et l’être noble servait toujours de support à Osiris. Le processus de décomposition interrompu, le corps régulièrement purifié, la mort était tenue à distance. Les portes des paradis demeuraient ouvertes, la gueule du néant ne se refermait pas.
Les destructeurs de momies étaient des assassins de la pire espèce. Non seulement ils profanaient des sépultures, mais encore détruisaient-ils des supports de résurrection, fruits d’un long et difficile travail accompli par des ritualistes et des voyants, capables de parcourir les beaux chemins de l’autre monde. Et la momie se présentait comme l’incarnation du grand voyage. Telle une barque, elle franchissait la frontière séparant le périssable de l’immortel.
En disloquant les momies, en les brûlant, en les mangeant, les envahisseurs de l’Égypte et les explorateurs venus de nations soi-disant civilisées prouvaient leur barbarie et la décadence de l’humanité.
Le sauveur prononça les paroles de transformation en lumière et accomplit le rituel de purification. Assisté des quatre fils d’Horus, il maintenait la cohérence des éléments spirituels et matériels composant la momie. À travers sa présence filtrait la lumière de Râ que des yeux de chair ne pouvaient contempler.
Le sauveur alluma deux flambeaux. Il plaça le premier à la tête du corps osirien, le second à ses pieds. Deux longues flammes montèrent vers le plafond de la crypte, se courbèrent et formèrent une voûte protectrice. De redoutables échéances approchant, il fallait redoubler de précautions. Après une sombre période au cours de laquelle le sauveur avait presque perdu espoir, l’horizon s’éclaircissait enfin.
Rétabli dans ses fonctions, l’inspecteur Higgins progressait pas à pas. Sa vigilance et sa persévérance le mèneraient à la vérité, et le sauveur rassemblerait les reliques nécessaires à la survie de la momie.
Littlewood se réveilla en sursaut. Une fois de plus, la momie brisait son sommeil. Hideuse, gigantesque, elle le piétinait ! Sa tête brûlait, ses os craquaient, il hurlait en vain.
Trempé de sueur, il but au goulot une rasade de whisky. Et la pénible réalité de ces derniers mois le rattrapa aussitôt. Echecs et déceptions s’étaient enchaînés. Un à un, ses informateurs infiltrés au sein de la police se désistaient, son dernier réseau avait volé en éclats. Sourd et aveugle, il ignorait à présent les projets des autorités.
Higgins… Ce maudit Higgins était le responsable d’une stratégie souterraine que Littlewood n’avait pas réussi à enrayer ! Trois émeutes, pourtant bien préparées, venaient d’avorter. Les policiers présents ne s’étaient pas retirés, et des renforts arrivés rapidement leur avaient permis de rétablir l’ordre.
Bien protégés, les bâtiments officiels restaient inaccessibles. La veille, deux meneurs avaient été interpellés et arrêtés alors qu’ils tentaient de soulever la foule. Seul Whitechapel demeurait un sanctuaire où n’osaient pas pénétrer les troupes de Higgins.
Dans les comités de quartier, on commençait à perdre espoir et même à critiquer la stratégie de Littlewood, contraint de réaffirmer son autorité et de promettre des actions d’envergure. Cette mauvaise passe devait resserrer les rangs des révolutionnaires dont l’avenir s’annonçait radieux.
Il fallait se rendre à l’évidence : impossible de réaliser le plan initial. En priorité, maintenir la hargne des pauvres à l’égard des riches et continuer à leur faire croire qu’ils prendraient bientôt leur place ; ensuite, se recroqueviller et persuader Higgins qu’il avait gagné.
Le temps s’écoulant, il baisserait la garde.
Imprévisible, touchant un point faible, l’attaque de Littlewood frapperait de stupeur les autorités et la bonne société. Higgins serait accusé de négligence, et la révolution aurait de nouveau le champ libre.